Victor-Havard, éditeurs (p. 227-261).

VII

À quelques jours de là, le huit février, vers sept heures du matin, Suzanne fut réveillée par la femme de chambre de Germaine qui entrait dans sa chambre. Tout de suite, l’air mystérieux de cette fille l’inquiéta.

— Qu’y a-t-il, Pauline ? demanda-t-elle, anxieuse.

C’était une grande fille mince, très blanche, avec des cheveux bruns et la mise correcte d’une institutrice. Elle hésita un instant, vraiment émue :

— Mon Dieu, madame, il y a quelque chose que je ne sais comment vous dire… et pourtant, c’est à vous que j’aime le mieux m’adresser… Madame est sortie hier soir et elle n’est pas rentrée !

Un tremblement parcourut Suzanne, éperdue.

— Elle n’est pas rentrée ?… Elle n’est pas ici ?

Et, fiévreusement, elle se jeta à s’habiller, avec l’idée de courir tout de suite, elle ne savait où.

— Comment cela se peut-il ? répétait-elle. Mille pensées rapides volaient ; s’entre-croisaient dans son esprit troublé. Elle s’efforçait de se représenter la journée de la veille, qui ne lui apportait aucune explication. Elle était sortie avec Yvonne après le déjeuner et elles n’étaient rentrées que pour le dîner, après des courses et une longue séance chez la couturière ; Germaine était donc restée seule une partie de la journée. Le soir, il est vrai, elle avait remarqué l’air accablé de la jeune femme, sans y attacher d’importance, non plus qu’à sa préoccupation inusitée. Vers onze heures, la jeune femme les avait quittées, elle allait en soirée, seule comme d’habitude. Alors, quoi ? Elle allait donc retrouver un amant, fuir avec lui ?

Et, comme un éclair, l’idée qu’elle était partie avec Robert la traversa ; puis, le souvenir du jeune homme lui revint, finissant tranquillement la soirée avec elle et Yvonne ; elle revoyait son attitude, son calme ; c’était impossible, elle eut honte de ce soupçon involontaire.

— Hier, dans la journée, racontait Pauline, il est venu un jeune homme demander à parler à Mme Watrin. Comme je ne l’avais jamais vu venir ici et que ce n’était pas le jour de Madame, je croyais qu’elle ne le recevrait pas. Pourtant, quand Madame a vu sa carte, elle m’a dit de le faire entrer dans le petit salon. Il est resté longtemps. Je ne sais pas ce qu’ils disaient, mais de la chambre où je travaillais, j’ai entendu comme une discussion. Après, quand Madame est rentrée dans sa chambre, elle était si changée, elle avait l’air si fatiguée que je lui ai demandé si elle était malade. Elle m’a dit non, mais que cela lui avait été pénible de recevoir cet individu. Elle m’a dit aussi que c’était inutile que je parle de cette visite — « d’ailleurs, ce n’est pas un secret, » a-t-elle ajouté. — Le soir, j’ai habillé madame comme pour une soirée ; elle m’a dit qu’elle allait chez Mme Danesse, l’amie intime de Madame qui reçoit, en effet, le jeudi ; puis, elle est partie dans le coupé.

— Mais, le cocher, qu’a-t-il dit ?

— Madame, je ne l’ai vu. Quand il a reconduit Monsieur ou Madame, le soir, il retourne aux Batignolles où sont les écuries ; il ne revient qu’à dix heures pour conduire Monsieur à ses bureaux, à moins qu’il n’ait d’autres ordres.

— Vous n’avez pas prévenu M. Watrin ?

— Non, madame, je n’ai encore rien dit à personne. D’ailleurs, je ne sais pas si Monsieur est chez lui. Cette nuit, en attendant Madame, je me suis endormie, et ce n’est que tout à l’heure, en me réveillant, que j’ai vu qu’elle n’était pas chez elle.

Suzanne se raccrocha à une dernière espérance.

— Elle n’a peut-être pas pu rentrer, avait-elle une clef ?

— Oui, Madame, je suis sûre de la lui avoir donnée. D’ailleurs, Madame aurait sonné.

— Vous dormiez.

— Je ne me suis endormie que passé trois heures et les soirées de Mme Danesse finissent toujours avant cette heure-là. Du reste, j’ai le sommeil léger et le bruit du timbre m’aurait certainement réveillée.

Une sueur froide envahissait Suzanne. C’était un coup de tête, une fuite, un esclandre, une honte publique ! Dans une heure, tout serait révélé ! Déjà, cette femme de chambre devait deviner. Rapidement, elle la questionna :

— Enfin, que croyez-vous ? que pensez-vous qui puisse être arrivé ?

Pauline eut un geste d’ignorance sincère.

— Je ne sais pas, madame !… J’ai pensé tout d’abord que Madame avait été malade et que Mme Danesse l’avait gardée ; mais, on aurait envoyé prévenir. Ensuite, j’ai songé à un accident ; mais le cocher, quelqu’un serait toujours venu… Enfin, je ne peux pas dire, je ne trouve rien ! — Cependant, je ne sais pourquoi l’idée du jeune homme d’hier me revient… Il avait l’air si drôle quand il a parti, comme en colère !… Madame est très bonne, elle s’intéresse à des artistes, et quelquefois, ce sont de bien vilaines gens !

— Vous avez vu son nom ?

— J’ai même sa carte ; car, Madame l’avait laissée dans la poche de son peignoir.

Et, la prenant dans son tablier, elle la tendit à Mme Leydet. C’était une carte bordée de noir, peu élégante, où le nom de Paul Esterat était imprimé.

— Paul Esterat, lut Suzanne à voix basse.

C’était évidemment l’amant dont Germaine lui avait parlé, il y avait quelques jours. Elle l’avait quitté brutalement, il était venu, fou de passion et de colère, la réclamer ; et, elle avait perdu la tête, elle avait dû céder, partir avec lui, peut-être aussi, lasse de la vie qu’elle menait.

Et, un remords venait à Suzanne. Depuis la scène qu’elles avaient eue ensemble, après la première colère tombée, Germaine avait paru triste et absorbée, renonçant à toute avance pour Robert, paraissant le fuir, plutôt. Alors, Suzanne se reprochait la dureté des paroles qu’elle avait dites, oubliant celles de sa sœur, s’accusant d’avoir exaspéré, poussé à bout la jeune femme.

La vue de la femme de chambre qui l’examinait silencieusement, la rappela à la nécessité d’agir, de trouver quelque chose. L’important était de ne pas laisser ébruiter cette disparition, de la cacher jusqu’à la dernière limite.

— Écoutez, Pauline ; vous avez bien fait de ne parler qu’à moi, et je vous demande encore un peu de silence. — Il est inutile d’effrayer toute la maison. — Mme Watrin ne se montre ordinairement qu’à l’heure du déjeuner… d’ici là, nous l’aurons retrouvée et elle nous expliquera elle-même ce qui lui est arrivé ; ce qui vaut mieux que de nous perdre dans des suppositions.

La pensée subite de recourir à Robert lui était venue. Rien à cacher avec celui-là ; mieux qu’elle il connaissait les habitudes de sa sœur, il devinerait sûrement quelque chose de plus qu’elle. D’ailleurs, elle voulait se convaincre qu’il n’était pour rien dans cette fuite.

Rapidement habillée, elle s’échappa de l’appartement, encore silencieux, rencontrant seulement, sous le porche ouvert au souffle glacial du matin, le concierge qui, son balai à la main, s’arrêta surpris, pour la suivre des yeux.

Un quart d’heure après, le fiacre qu’elle avait pris hâtivement la déposait devant l’hôtel du Louvre où Robert logeait. Quand elle se fit annoncer dans sa chambre, il fumait, accoudé à la fenêtre ouverte ; l’air piquant sous le soleil gai semblait bon à ses habitudes campagnardes, prises dès l’enfance.

Il se tourna avec un geste de surprise :

— Comment, c’est vous ! cria-t-il gaiement, jetant sa cigarette pour tendre la main à Suzanne.

Elle balbutia quelques mots inintelligibles, tandis que le garçon refermait la porte ; et, s’asseyant, la respiration coupée, dans l’émotion de ce qu’elle avait à dire, elle lâcha :

— Germaine est partie !

Et, comme il la regardait sans comprendre, elle tira la carte de visite de sa poche et la lui tendit. Elle parla, hachant ses paroles, ses yeux agrandis ne quittant pas le jeune homme, comme cherchant une assistance en lui, dans son désarroi profond.

— Tenez, elle était sa maîtresse… elle est allée le retrouver hier soir… ils sont partis. Elle n’est pas rentrée !… Pauline le sait déjà… toute la maison le saura bientôt… son mari, Yvonne, tout le monde !… Tout à l’heure, ce sera fini, nous serons tous déshonorés !

Robert fixait la carte de deuil, où le nom de Paul Esterat s’étalait, funèbre. Il demanda lentement :

— Comment savez-vous qu’elle était sa maîtresse ? Qui est-ce ?

Alors, Suzanne raconta la scène où, Germaine lui avait cyniquement avoué cette nouvelle liaison, et tout ce qui avait suivi.

Robert eut un éclair de colère dans les yeux ; et, passant promptement son par-dessus, il prit son chapeau.

— Allons rue Duphot !… ils y sont peut-être encore !

Suzanne interrogea, surprise :

— Rue Duphot ?

Robert lui serra la main fortement ; et, à voix basse :

— C’était là que je la rencontrais !… Elle n’a changé que d’amant, soyez-en sûre, cela aurait dérangé ses habitudes !

Ils montèrent dans la voiture qui avait amené Suzanne ; et tandis qu’ils roulaient, durement cahotés sur les pavés de la rue Saint-Honoré, le temps leur parut très long. Silencieusement, ils poursuivaient la même idée obsédante.

— Ils n’y seront plus, dit enfin Suzanne.

Robert eut un geste vague.

— Nous apprendrons peut-être quelque chose.

Et ils ne dirent plus rien jusqu’au numéro 27 de la rue Duphot, où la voiture s’arrêta. C’était, dans une façade grise aux fenêtres serrées, entre deux boutiques aux vitrines sombres, une porte cochère assez basse. Au fond du porche ouvert, on apercevait un groupe de femmes affairées, causant dans la cour sombre et noire comme un puits.

— Madame Duteil ? demanda, hésitant, Robert à la concierge.

Dans cette grosse femme, encore jeune, à la gorge débordante sous le caraco noir, il ne reconnaissait pas la vieille qui anciennement l’accueillait, avec un sourire de connaissance. Et, à ce premier dépaysement, un doute lui venait : peut-être Germaine avait-elle changé de nom, quitté l’appartement ? Malgré lui, il sentait un contentement de ce que la jeune femme n’eût pas profané avec un autre, le lieu où il l’avait tant aimée.

Mais, la concierge avait compris ; et, joignant les mains, ses gros traits prirent une expression de sympathie :

— Mon Dieu, Monsieur… Le corps est déjà enlevé !… Monsieur est un parent ?

Suzanne s’exclama sourdement, s’attachant au bras de Robert.

— Que dit-elle ?

— Vous comprenez, Monsieur, on a transporté M. Esterat chez sa mère… Mais, pour Mme Duteil, la police n’a pas pu établir son identité… je me doute bien que ce n’est pas son vrai nom, à cette pauvre petite chère dame !… mais je ne sais rien !… je l’ai toujours prise pour ce qu’elle se donnait, n’est-ce pas ? Ce n’est pas mon genre d’être curieuse, je l’ai bien dit à la police… Un vrai cœur d’or, pas regardante, et jolie comme les amours ; voilà tout ce que je connais d’elle… Et dire que cette pauvre petite a fini comme cela !

Très pâle, Robert écoutait ; tandis que l’étreinte de Suzanne se resserrait davantage dans une angoisse croissante du malheur qui se dessinait, terrible.

— Vous voyez bien que nous ne savons rien ! cria-t-il avec angoisse. — Qu’est-il arrivé ? Elle est morte ? — Madame est sa sœur, ajouta-t-il en désignant Suzanne.

Un murmure de pitié bruyante courut parmi les femmes qui écoutaient discrètement, à quelques pas en arrière.

— Ah ! mon Dieu ! fit la concierge, et moi qui parle !… Je croyais que vous aviez été prévenus par la police !

— Mais, dites, madame ! supplia Suzanne.

— Mon Dieu, commença la femme en hésitant, je ne voudrais pas vous porter un coup… pourtant, il faut bien vous dire la chose telle que !… Ce matin, à sept heures, comme je balayais la cour, j’ai tout à coup le sursaut d’entendre une pétarade de coups de revolver !… Tout de suite, cela fait une rumeur dans la maison, comme vous pensez !… tout le monde sort des appartements…

Une grande vieille fille maigre et jaune, tortillée dans un vieux châle de laine noire, ne put se tenir de parler.

— Moi, j’étais convaincue qu’il y avait une émeute, qu’on venait égorger les bourgeois ! dans les temps où nous sommes, n’est-ce pas ?…

La concierge jeta un coup d’œil sévère à son interruptrice, reprenant dignement :

— Enfin, chacun fait ses suppositions… Comme tous les étages remuaient à l’excepté du premier sur la cour, je me dis : pour sûr, c’est de là ! — Alors, je ne fais qu’un saut, je sonne, j’appelle… personne ne répond !… Comme j’ai une clef, je me décide à entrer… Ah ! madame, quel spectacle !… Ces dames qui m’accompagnaient peuvent vous dire l’effet que cela leur a fait !

— Ah ! bien sûr, j’en ai le cœur malade ! gémit une femme.

— J’en aurai pour un mois à ne pouvoir regarder mes repas, assura la vieille fille en secouant sa tête maigre.

Une jeune bonne frissonna, toute pâle au souvenir :

— Ça ne se voit pas deux fois dans la vie, mais ça suffit pour s’en souvenir toujours !

— Enfin, conclut la concierge, nous en avions les sangs tournés ! — ils étaient tous les deux couchés… morts tous les deux !… M. Paul tenait encore à la main le revolver… le sang coulait du lit sur le parquet… et dans la chambre, ce n’était qu’une fumée de poudre qui étouffait !

Suzanne s’attendait depuis le matin à une catastrophe. Derrière les atermoiements de la concierge, elle devinait une horrible mort. Et, pourtant, quand le doute ne fut plus possible, ce fut comme un coup qui la frappa, détraquant ses nerfs, la faisant trembler comme une vieille, avec la sensation d’étourdissement d’un heurt violent reçu sur la tête.

Cependant, elle ne s’évanouit pas complètement, elle entendit le cri des voisines empressées, elle eut la perception distincte du bras de Robert qui l’entourait avec une fraternelle sollicitude, elle comprenait la concierge qui la suppliait d’entrer un instant s’asseoir.

— Non, non ! répétait-elle avec entêtement, je vais bien… je n’ai rien !

Pourtant, le tremblement de ses jambes devint si violent qu’elle dût se laisser conduire dans la loge : une petite pièce basse, mal éclairée d’un jour de souffrance. On l’assit dans un fauteuil de tapisserie usée et la femme s’empressa autour d’elle, enchantée de ce surcroît d’événements, débouchant un vieux litre de vinaigre oublié au fond d’un placard crasseux. Dans cette atmosphère lourde de chambre peu aérée et d’une propreté douteuse, des nausées vinrent à Suzanne qui se leva très vite, ressaisissant avec peine ses forces.

— Puisque madame se trouve mieux, insinua la concierge, peut-être voudra-t-elle voir la chambre ?… Il y a justement un agent qui est resté pour écrire l’état des lieux… Alors, monsieur et madame pourraient donner des détails sur la jeune dame.

Robert eut un geste de pitié à la pâleur de Suzanne, murmurant :

— N’allez pas là, chère madame !

— Si, si, il le faut ! répondit-elle à voix basse. Montons, je le veux !

Et elle suivit résolument la concierge qui s’essuyait les yeux en geignant, d’un mouchoir à carreaux très sale.

Quand ils entrèrent dans la première pièce, un petit salon assez élégant, l’agent qui écrivait sur une table se leva poliment.

— Monsieur et madame sont le frère et la sœur de la jeune dame, expliqua la femme.

L’homme toucha son képi.

— Ah ! très bien. Cela va simplifier nos recherches.

Mais, rapidement, Suzanne s’était dirigée vers une porte ouverte à deux battants.

C’était bien là que le drame s’était passé. Sous la clarté crue du jour matinal, le lit s’avançait avec ses oreillers et les draps blafards, en désordre, maculés d’énormes taches de sang. Sur le tapis clair, d’autre sang s’étalait en larges plaques, et encore des gouttes se disséminaient, formant un chemin jusqu’à une table où l’on avait dû étaler les cadavres, dans un dernier espoir de les rappeler à la vie. Un pansement avait été essayé ; des linges tachés et chiffonnés traînaient ; et, d’une bouteille débouchée, une violente odeur phéniquée s’envolait, prenant à la gorge avec un rappel sinistre d’hôpital.

Robert et l’agent s’étaient aussi approchés. L’agent donnait des détails, très calme, avec l’habitude des drames parisiens.

— Elle était couchée sur le côté droit… Il a dû tirer pendant le sommeil de la victime. La première balle a tourné sur les côtes, la seconde a pénétré dans la région du cœur. La mort a dû être instantanée. — Lui, il s’est tiré trois coups, assis au bord du lit. Les deux premiers dans la poitrine, sans résultats sérieux, le troisième dans la gorge… Quand nous sommes arrivés, les corps étaient encore chauds, mais on a inutilement essayé de les secourir… D’abord, nous avons cru à un double suicide par amour, cela se voit, et l’attitude des corps l’indiquait… Puis, des papiers trouvés dans les habits du jeune homme ont démontré que c’était bien un assassinat suivi du suicide du meurtrier ; la jalousie et l’abandon projeté de la femme ont provoqué le crime.

Il tira un mouchoir, se moucha gravement et conclut :

— D’ailleurs, la justice ne peut que constater, le criminel n’existant plus.

Suzanne avait vaguement entendu, elle se rapprocha, questionnant anxieusement :

— Alors, le corps, où est-il ?… à la Morgue ?

Et sa voix s’étrangla dans ce dernier mot odieux.

L’agent s’inclina ; et, comme s’excusant :

— Rien n’avait pu établir son identité, madame.

Alors, toute l’ignominie de cette mort apparut soudain à Suzanne. Jusque-là, elle était restée dans l’abrutissement de ce coup subit, ne pouvant raisonner, se répétant, le sens de ses paroles lui échappant malgré elle, que sa sœur était morte, que c’était fini à jamais, qu’elle l’avait vue la veille pour la dernière fois. Maintenant, mille épouvantes nouvelles surgissaient pour accompagner cette mort terrifiante. Elle se représentait, avec une pitié révoltée, le corps profané de la malheureuse Germaine, ses blessures béantes étudiées par une foule, son sang répandu, sa figure décomposée ; et, dans un retour de tendresse éperdu pour cette victime, elle fermait les yeux sur ses fautes, avec un désespoir immense, une colère qui montait contre le meurtrier, contre le misérable qui avait pu l’assassiner. L’assassiner ! rien que ce mot était horrible et la bouleversait, éveillant une idée et une sensation inconnue en elle. Souvent, ses yeux avaient parcouru des faits divers, avec l’indifférence des choses qui arrivent très loin, dans un monde inconnu, à des êtres vagues. Maintenant, les mots de crime, d’assassinat, de meurtre, prenaient une signification terrible, un retentissement effrayant, éveillant des images atroces dans la stupeur de son malheur.

— Le misérable ! cria-t-elle tout à coup, sortant d’un long silence. — Le misérable !

Et balbutiant, frémissante, dans sa colère, elle ne trouvait pas d’autre mot ; le répétant dix fois sans en avoir conscience.

L’agent eut un geste d’acquiescement.

— La jalousie… commença-t-il.

Mais Suzanne ne l’écoutait pas.

— Il a une mère, n’est-ce pas ? On m’a dit qu’il avait une mère… On l’a transporté chez elle, je crois ?

— Oui, madame. Vingt-trois, rue de Seine, Mme Esterat.

Suzanne appuya sa main sur le bras de Robert dans un geste de prière.

— Écoutez ! je veux la voir ! je veux aller chez elle ! Il faut que je sache tout… Je veux savoir comment il a pu… comment il a osé !… Venez avec moi, n’est-ce pas ?

Robert hésitait — l’agent s’interposa :

— Pardon, fit-il, je ne puis pas vous laisser partir sans que vous fassiez une déclaration, et puis vous avez le corps à réclamer.

— Eh bien, décida Suzanne, Robert, vous resterez ici, j’y vais seule — La réclamation, toutes les démarches, il me semble qu’il faut que ce soit son mari qui les fasse — nous nous retrouverons tout à l’heure boulevard Malesherbes et nous chercherons comment l’avertir, puisqu’il ne peut encore rien savoir.

Et, vivement, sans un regard à cette chambre sinistre qui la torturait, elle courut retrouver la voiture. Quand elle jeta l’adresse au cocher, un vide, un émoi se fit dans son cœur à quelles existences inconnues allait-elle se mêler ? Et, un besoin fébrile la poussait à découvrir encore, à savoir tout ; toujours son esprit essayait de se persuader du drame sans y arriver jamais. Ses lèvres répétaient machinalement :

— Cela n’arrive pas, ces choses-là ! cela n’arrive pas !

Le fiacre roulait ; les objets extérieurs, les rues, les maisons, les passants défilaient, frappant les yeux de Suzanne sans que leur image pénétrât jusqu’à son esprit ; quand la voiture s’arrêta, elle n’avait rien vu ; ses enfants seraient passés près d’elle, elle ne les eût peut-être pas reconnus.

Mme Esterat ? demanda-t-elle à la concierge qui travaillait dans sa loge.

La femme se pencha, la regardant longuement, en ramenant d’un geste frileux sa pèlerine d’astrakan sur sa poitrine.

Mme Esterat ? — au troisième. Mais je ne sais pas si elle vous recevra.

Sans répondre, Suzanne monta l’escalier sombre, très ciré, avec un tapis rouge aux tringles de cuivre luisantes. Une odeur forte régnait, venant du laboratoire d’un pharmacien qui occupait une des boutiques du rez-de-chaussée. Et cette odeur ramenait Suzanne à l’horreur de la chambre de là-bas, avec la bouteille oubliée et les linges sanglants.

Elle sonna plusieurs fois ; et, comme la grosse fille qui vint enfin ouvrir semblait avoir perdu la tête, elle entra carrément, ordonnant péremptoirement :

— Allez dire à Mme Esterat que j’ai absolument besoin de lui parler.

Quand la bonne interdite fut sortie, ayant d’un geste machinal introduit la visiteuse dans le salon ; Suzanne s’assit, sentant enfin dans le silence et l’abandon de la pièce aux persiennes demi-closes, la fatigue énervée qui lui coupait les jambes.

Cette chambre froide et triste parlait d’une existence de vieille femme solitaire. Près de la fenêtre, il y avait un fauteuil usé avec une têtière de guipure, devant une table à ouvrage empire, où des lunettes, un livre et un tricot étaient posés : la place habituelle de la maîtresse du logis.

Au-dessus des quelques meubles de velours rouge, des portraits pendaient : des pastels décolorés ou de mauvaises peintures à l’huile. Seule dans un cadre simple de bois noir une figure de vieille femme se détachait, énergique et vraie sur un fond sombre. En bas, une date récente et la signature de Paul Esterat furent tout à coup une lumière pour Suzanne. Elle se souvenait d’avoir remarqué ce portrait et ce nom au Salon de 188.

Et, peu à peu, dans l’honnêteté triste de cet intérieur, une gêne lui venait d’y faire irruption avec des reproches sanglants, et elle se demandait quelle raison impérieuse l’avait poussée tout à l’heure irrésistiblement à cette démarche.

Enfin, Mme Esterat entra. C’était bien la vieille femme du portrait. Vêtue de noir, elle s’avançait très droite, le regard perdu ; des cheveux blancs donnaient une douceur à ses traits trop accentués ; grande, elle avait encore une souplesse dans la taille. Elle s’arrêta près de Suzanne.

— Que désirez-vous ? demanda-t-elle froidement.

— Je suis la sœur de Germaine, répondit sourdement Suzanne.

La vieille femme eut un éclair de colère dans ses yeux creusés ; et de nouveau, avec une nuance de mépris, elle dit.

— Que désirez-vous ?

Cette froideur hautaine irrita Suzanne, lui rendant son émotion de tout à l’heure.

— Ce que je vous dis n’est-il pas suffisant, madame ? je suis la sœur de celle que votre fils a lâchement assassinée !… Ma sœur a un mari, un enfant… elle a vingt-cinq ans… elle aimait la vie, elle était heureuse et votre fils l’a tuée !… Il a jeté son corps et son nom à la honte, à la dérision publique !… Madame ! on a dit qu’il s’est fait justice !… Ce n’est pas vrai, car il méritait plus qu’une mort rapide et presque sans souffrances !

Mme Esterat examinait Suzanne, qui parlait fiévreusement, dans la douleur excessive de son affection sincèrement retrouvée pour sa sœur morte ; et, sans rien répondre, posant sa main jaunie sur celle de la jeune femme, elle la fit entrer dans une chambre dont elle ouvrit doucement la porte.

Tout de suite, dans la petite pièce très simple, avec des meubles en acajou et des rideaux de Perse claire, Suzanne aperçut un homme couché sur le lit, la tête renversée raide sur l’oreiller : c’était le corps de Paul Esterat. Une crispation de douleur était restée sur sa face exsangue aux traits réguliers et fins ; une cravate de mousseline cachait mal le trou béant et violet de la gorge, les déchirures sanguinolentes des chairs, montant jusqu’au menton.

Mme Esterat s’assit près du lit et attirant une des mains pâles du mort dans les siennes, elle dit d’une voix brisée :

— Voilà mon fils.

Cela fut si simple, et son attitude, ses yeux ternes étaient si déchirants, on sentait si complètement l’écroulement de son être entier, que Suzanne, pénétrée, fit un pas pour se retirer, honteuse de troubler cette immense douleur.

— Restez, madame, dit Mme Esterat. Je veux justifier mon fils que vous accusez sans le connaître, — je sais tout ce qui concerne votre sœur… Dans ces derniers temps, mon fils affolé avait fini par tout me dire, j’ai lu les lettres de passion que mon fils lui a écrites et qu’elle lui a renvoyées, il y a quinze jours en lui signifiant l’abandon qui lui a perdu la tête. S’est-elle souvenue qu’elle avait un mari, un enfant, une famille, quand elle s’est offerte à mon enfant pour son tourment sur la terre et dans le ciel ?… Madame ! je vous répète que je sais tout d’elle, et je vous dis qu’elle était un monstre !… Elle vous a fait souffrir, elle vous fait souffrir encore, mais jamais vos peines n’égaleront celles de mon fils et les miennes.

Mme Esterat posa un baiser sur la main de son fils et, la reposant doucement sur le lit, elle s’approcha de Suzanne, un désespoir dans ses yeux mornes.

— Madame, quand je devins veuve, j’étais enceinte de mon fils ; mon mari me laissait une fortune suffisante pour me consacrer à l’éducation de mon enfant et le bien élever. Il a été le but de toutes mes pensées, de toutes mes actions, de tous mes rêves. J’avais perdu mes parents, je n’avais que lui au monde, il n’avait que moi ! Pendant vingt-cinq ans nous avons été tout l’un pour l’autre, tout ce que j’avais rêvé, il l’avait réalisé ; il était sur le chemin de tous les bonheurs et de toutes les gloires !… Alors, il l’a rencontrée… elle !… qui ne me l’a rendu que comme il est maintenant !

Elle s’arrêta un instant, suffoquée, quoique ses yeux restassent absolument secs, très ardents, puis, avec un effort, elle reprit plus doucement :

— Je ne vous connais pas, madame, mais vous paraissez une honnête et digne femme ; je vous plains du malheur qui vient troubler votre famille ; mais croyez-vous que je puisse mettre en comparaison mon désastre ?… Je n’ai plus rien !… Et voilà des mois, des années,… deux années que le chagrin est entré dans cette maison avec elle !… J’ai eu chaque jour le désespoir de voir mon fils transformé, affolé, perdant sa gaieté, sa santé, son goût du travail, jetant, gaspillant la fortune de son honnête père, sans souci de l’avenir… Il était majeur, il avait la disposition de ce bien, il lui a donné, et, quand il n’a plus eu rien, elle l’a jeté hors de son chemin !… Car, ce n’était même pas lui, sa beauté, son amour qu’elle voulait, la malheureuse !… Malgré tout, il l’aimait… Elle me l’avait perverti à ce point que, sachant ce qu’elle était, il la voulait encore !

Et, s’excitant dans ces souvenirs de cruelles douleurs, elle continua, la voix plus haute :

— Tenez, il y a quelques semaines, je l’ai trouvé là, à cette table, affaissé et sanglotant, lui ! mon digne et fier enfant !… Et, sans force contre son désespoir, il m’a confié ce que je savais en partie : cette liaison qui le tenait par toutes les fibres de son être, son argent dissipé et l’ingratitude de cette femme qui lui signifiait qu’elle ne le reverrait plus, sèchement et brutalement ; le style d’une femme congédiant un serviteur ! — Alors, je l’ai pris dans mes bras, j’ai voulu lui parler raison, j’ai essayé de lui rappeler ma tendresse qui le consolait de tout autrefois. — Il ne m’entendait pas, je ne le reconnaissais plus ! Le malheureux espérait encore ; il ne pouvait croire qu’elle eut la cruauté de l’abandonner ainsi, sans une pitié pour sa folie si complète… Tous les jours, il se rendait à cet appartement maudit, et je voyais son attente vaine au découragement de ses yeux quand il rentrait le soir. J’avais beau lui parler de son travail, de ses œuvres qui le passionnaient autrefois… Il n’aimait plus qu’elle ! elle seule existait ! — Je ne vous parle pas des nuits que j’ai passées à pleurer ; les mères sont faites pour souffrir, et pour l’avoir encore là, je donnerais bien mon reste de vie à n’importe quelles tortures ! Madame, vous ne savez pas ce que c’est que de perdre un enfant ! — Se dire que ces yeux dont on a guetté le premier sourire, cette bouche qui vous a baisée la première, ce corps qu’on a tenu enfant dans ses bras, qui s’est développé peu à peu par vos soins, que tout cet être qui est vous, votre chair, votre amour, tout cela n’est plus rien ! ne sera jamais plus rien ! Il ne sent plus rien, les caresses, les appels de sa mère, il ne peut plus rien entendre !

Elle se tut, ne pouvant plus parler, tremblante, renversant la tête en arrière dans un paroxysme de douleur, comme la bête qui tend le cou au couteau qui va l’égorger.

Puis, trempant ses mains dans un verre d’eau, elle mouilla son front avidement. Enfin, elle reprit :

— Il y a quelques jours, je vis à l’animation de ses regards, à la fièvre de ses gestes que quelque chose se passait… Il finit par m’avouer qu’à force de recherches, il avait découvert son nom et son adresse véritables. Jusque-là, il avait respecté sa défense et jamais il n’avait cherché à la connaître. Mais, à présent, rien ne pouvait lui défendre d’essayer à la revoir, c’était plus fort que lui ; — pourtant, il balança à se présenter chez elle. J’ai essayé de l’en dissuader, car je prévoyais des catastrophes, mais je n’avais plus aucun pouvoir sur lui ! — Hier, enfin, il l’a revue ! hier !

Une nouvelle suffocation la reprit, l’affre des événements si proches l’étreignant.

— Hier, il m’a embrassée… il y avait longtemps que cela ne lui était arrivé… il avait une joie fiévreuse… il l’avait vue… il lui avait parlé, il lui avait persuadé de venir encore… Il espérait la forcer de l’aimer encore. Il tâchait de se persuader qu’il ne l’avait pas seulement effrayée, qu’il l’avait touchée. Peut-être voulait-il aussi m’abuser ! — Enfin, le soir, il est parti, il m’a embrassée encore, et je ne l’ai plus revu vivant !

Sa voix s’éteignit, et, revenant près du lit, elle posa la main de son fils sur son front, s’affolant des visions qui lui revenaient. Pourtant, le contact glacé de la main du cadavre sembla la calmer un peu. Elle prit une lettre sur une table et la tendit à Suzanne. Avec effort, la voix comme brisée, elle dit, faiblement :

— Voici la lettre qu’il me laissait… je ne l’ai lue que tout à l’heure… lisez.

Rendue muette et bouleversée du désespoir de cette mère, Suzanne s’approcha de la fenêtre et lut. L’écriture était difficile, irrégulière, et les larmes coulant de ses yeux la gênaient : — « Ma chère mère, je ne sais pas si tu me reverras. Tu sais la passion qui m’unit à Germaine. C’est faiblesse de ma part, ingratitude envers toi, mais je ne puis réagir. Si je ne puis la décider à être toute à moi dans l’avenir et si je ne puis obtenir des gages certains de cette promesse, je suis décidé à nous tuer ensemble. Si elle ne veut pas être à moi, elle ne sera à personne. Pardonne-moi, ma chère mère, la douleur que je te cause, mais je ne suis pas équilibré pour vivre ; les menus détails de la vie me sont odieux. Un instant, poussé par toi, je m’étais passionné pour des rêves de gloire et de renommée ; maintenant, je les vois creux et sans goût. Je suis écœuré de tout. Il n’y a qu’un grand amour qui puisse me sauver. Si elle y consent, je recommencerai ma vie avec elle. Si elle ne veut pas, tant pis, ou tant mieux, je ne regrette rien de la vie et c’est avec soulagement que j’irai dormir en terre. Adieu, chère mère, toi qui seule, je crois, m’as aimé, je t’embrasse, je t’en supplie, ne vois pas en moi un ingrat, mais un désespéré.

« Paul Esterat. »

— Pauvre enfant ! murmura la mère, la tête penchée, ses larmes coulant abondantes, maintenant. Je voudrais ne pas croire en Dieu et savoir que sa peine est finie, qu’il dort paisible !… Mon Dieu, pardonnez-lui pour tout ce que je souffre !