Victor-Havard, éditeurs (p. 262-285).

VIII

Quand Suzanne entra dans le salon du boulevard Malesherbes, où Yvonne était seule, celle-ci vint au-devant d’elle vivement, pâle et les traits contractés.

— Tu sais ? interrogea Suzanne anxieuse.

Yvonne baissa la tête, et d’un mouvement instinctif se jeta au cou de sa sœur.

Elles pleurèrent, étroitement unies, une émotion commune battant dans leurs poitrines. Et Suzanne pensa que le lien de la famille n’était pas nul, puisqu’il pouvait autant faire souffrir.

Enfin, elle déposa Yvonne sur un canapé et resta debout, marchant machinalement ; tandis que la jeune fille pressait fortement son mouchoir sur ses yeux et sa bouche.

— Qui t’a parlé ? demanda-t-elle.

Yvonne fit un effort et laissa échapper de ses lèvres tremblantes :

— Robert.

— Robert ? est-il ici ?

— Il est allé rue Taitbout, au bureau de Georges.

— Ah ! c’est vrai, Georges ! murmura Suzanne.

Et, accablée, elle se laissa tomber sur un fauteuil, évitant les yeux de sa sœur pour ne pas augmenter leur émotion, le cœur amolli, se reportant à l’intérieur désolé d’où elle arrivait et se figurant la stupeur du mari à la révélation incroyable que Robert avait dû se charger de lui faire.

Pendant longtemps, elles restèrent immobiles, perdues dans leurs réflexions, n’osant élever leurs voix trop émues, attendant et s’énervant dans l’inaction, torturées de savoir ce qui se passait là-bas, où Georges et Robert étaient allés ; avec, cependant, une lâcheté de nouvelles émotions.

Tout à coup, le timbre de la porte d’entrée retentit. Elles tressaillirent, échangeant un regard d’angoisse. Était-ce déjà Georges ?

Une terreur leur venait de voir la morte entrer avec lui.

Au bout de quelques minutes, Baptiste se faufila gauchement, murmurant avec embarras :

— C’est un domestique de la part de Mme Danesse, qui vient demander un cahier de musique que madame devait donner…

Pauline avait dû parler. La contenance du domestique disait toutes les suppositions, les discussions, les espionnages et les conclusions qui passionnaient l’office.

— Dites qu’on le portera plus tard, balbutia Suzanne, les yeux à terre.

Le domestique referma silencieusement la porte.

— Oh ! mon Dieu ! gémit seulement Yvonne.

Que dire ? Comment avouer, comment apprendre aux domestiques, au monde, ce désastre, cette catastrophe, ce malheur terrifiant et ignominieux ? Ce n’était pas seulement une mort à pleurer, la surprise d’une jeunesse enlevée tout à coup, le désarroi où jette la disparition de la vie qui a côtoyé la vôtre ; c’était une honte bruyante, un déshonneur éclatant qui fondait soudain, frappant la famille en pleine sécurité, et dont il faudrait recevoir tous les coups. Les questions, les curiosités se presseraient ; comment y répondrait-on ? Comment se dérober ? Que faire ? Quels mensonges inutiles accumuler pour sauver un lambeau de l’honneur de cette malheureuse punie si cruellement.

Le temps marchait lentement, pesant et lugubre, dans le silence de l’appartement. Une seule fois, on entendit la voix claire de baby Jean, bientôt étouffée. Et ce rappel du pauvre petit fut un nouveau coup aux deux sœurs, dont les yeux se rencontrèrent, pleins de larmes contenues.

La pendule sonna péniblement midi, le dernier coup vibrant longtemps, avec un résonnement énervant.

— Comme c’est long ! prononça douloureusement Suzanne.

Le silence rompu, ce fut un soulagement pour elles de parler un peu. Elles évitaient le sujet de leurs pensées, s’attardant aux détails.

— C’est vers neuf heures que Robert est arrivé ici, disait Yvonne. Il t’a attendue, puis, comme tu ne revenais pas, il s’est décidé à aller seul trouver Georges. Il n’a probablement pas trouvé de voiture avant la station de la rue de Rome… c’est assez long à pied, il n’a dû rejoindre Georges que vers dix heures et demie.

— Ah ! c’est là-bas ! murmura Suzanne. Il doit y avoir des démarches… je ne sais pas.

Et, toutes deux baissèrent la tête, avec l’horrible pensée de la Morgue, cet endroit hideux qu’elles se figuraient confusément, ne l’ayant jamais aperçu que du dehors, de loin.

Par la porte entre-bâillée discrètement, Pauline demanda :

— Ces dames ne veulent pas déjeuner ?

Suzanne regarda Yvonne :

— Tu ne veux pas essayer ?…

Mais Yvonne refusa vivement. — Non, non ! Alors Mme Leydet secoua la tête avec lassitude :

— Plus tard, Pauline.

Elle savait bien qu’un moment viendrait où la faim, le besoin s’imposerait ; mais, à cette heure, leur existence était arrêtée, ne fonctionnant plus que par la pensée fixe des événements qui se déroulaient, inexorables.

Encore une fois, le timbre retentit, et, au bout de quelques minutes, Pauline parut, très pâle. Elle s’adressa à Suzanne : — Madame, c’est un homme qui vient de la part de Monsieur… Il demande un drap et une couverture… Si Madame veut m’indiquer ce qu’il faut donner ?

— Un drap ? questionna Suzanne surprise.

— Oui, Madame, répondit la femme de chambre, gênée, c’est pour envelopper le corps.

— Bien, bien, dit rapidement Suzanne.

Et, se raidissant contre l’émotion aiguë qui la contractait à ce détail palpable de leur malheur, elle traversa vivement l’antichambre où le commissionnaire attendait, debout, le chapeau à la main, l’air indifférent.

Elle s’arrêta dans l’office.

— C’est là, n’est-ce pas ?

— Oui, madame, dans les placards du fond.

Et Pauline ouvrit les portes des armoires où le linge était empilé en hautes colonnes blanches sur les planches de chêne verni.

Les premiers draps que Suzanne tira étaient garnis d’une haute dentelle très riche, les chiffres brodés s’étalant largement. Elle les rejeta, une honte lui venant de cette élégance promenée et souillée à la Morgue.

— Il n’y en a pas d’autres sans dentelles ? demanda-t-elle.

— Il y a les draps de domestiques — Ah ! par derrière, il y a le linge qui est venu de chez Mme Duterroir.

Pour atteindre la pyramide de draps honnêtes dans leur simplicité, affinés par l’usure, qui portaient encore la marque en coton rouge pâli de leur mère, Suzanne dut déranger des piles de toiles fines aux broderies et aux dentelles compliquées qui s’écrasaient, éparpillant leur luxe malhonnête. Après cela, elle choisit une grande couverture de laine blanche, soyeuse ; et, le paquet enveloppé, l’homme s’éloigna, sifflotant un air gai.

Maintenant, l’attente ne pouvait être bien longue et la souffrance s’accentuait chez les deux sœurs, dont le cœur tressaillait au moindre bruit de la rue.

Enfin, deux coups de timbre pressés retentirent ; et, par la porte ouverte, elles virent Georges et Robert entrer rapidement, précédant des hommes dont les pas lourds se pressaient, penchés sur un paquet volumineux recouvert d’une toile noire déteinte par places.

— Par ici, indiqua Georges d’une voix brève.

Son chapeau sur la tête, la face pâle, sans un regard à ses belles-sœurs qui s’effaçaient, muettes, il dirigea les porteurs dans le fumoir. Il indiqua le divan :

— Posez ici.

Avec un léger effort, les hommes déposèrent le corps ; puis, enlevant la toile noire, ils se retirèrent, leurs pas bruyants retentissant dans la maison élégante aux bruits discrets.

D’un mouvement violent, Georges arracha son chapeau et son pardessus, les jetant sur un meuble à la volée. Puis, s’adressant à Suzanne, avec un regard fixe au paquet informe dans la couverture pliée, il dit seulement :

La voilà !

Sa face blanche semblait de cire dans la barbe rouge sanglante, et comme un tic lui faisait cligner les paupières, très souvent.

Suzanne s’avança, le regard perdu, anéantie, tandis que Robert s’approchait d’Yvonne qui sanglotait, la tête dans ses mains, s’abîmant dans un fauteuil éloigné. Et, il l’entourait de ses bras, lui parlant bas très doucement, dans un besoin, lui aussi, de tendresse, d’expansion, de caresses dans ce malheur qui l’atteignait également.

Watrin reprit fébrilement, essayant un sourire, le regard affolé :

— Hein ! ce que c’est que la vie !… On est là, tranquille, et tout à coup, cela vous écrase !… Ah ! c’est rude !… Et puis, vous savez, il ne faut pas s’attarder à des sensibleries !… Ce qui est fait est fait !… Il s’agit de sauver notre honneur à tous !

Suzanne secoua la tête avec découragement :

— Ce n’est pas possible.

— Il faut que cela soit possible ! cria Georges avec violence. Laissez-moi faire !

À ce moment, la porte du fond s’ouvrit et Pauline annonça :

— Monsieur le docteur Parise !

Georges se tourna, et alla vivement vers l’homme qui entrait, les mains tendues :

— Vous avez reçu ma lettre, docteur ?

Le docteur, un grand homme correct aux favoris blonds mêlés de blanc, avec un faux air de magistrat homme du monde, jeta un coup d’œil inquisiteur sur l’attitude accablée des assistants.

— Oui, je suis venu immédiatement… Vous m’avez dit — cas exceptionnellement grave, justement, je rentrais déjeuner…

Georges se recueillit un instant ; puis, d’une voix qui vibrait, troublante, dans le silence lugubre de la pièce, il dit : « Mon cher Parise, il s’agit de sauver notre honneur, et je crois que je peux compter sur vous — ma femme avait un amant, il l’a assassinée et s’est tué ensuite… Voulez-vous me promettre de jurer à tous ceux qui vous questionneront qu’elle est morte d’un anévrisme ou quelque chose d’approchant ?… Bien entendu, je ne vous demande aucun certificat faux… l’acte de décès est déjà fait légalement… Je suis assuré que la justice se taira ; le médecin, l’ami veut-il en faire autant ? »

Le docteur suivait des yeux Georges tandis qu’il parlait, avec une stupeur croissante. Enfin, avec un élan très sincère, il serra vigoureusement les mains de l’ingénieur et dit avec énergie :

— Comptez sur moi !… Tout ce qu’il me sera possible de faire, je le ferai !

Suzanne s’était approchée, attentive.

— Croyez-vous qu’on puisse espérer cacher quelque chose, et comment ?

— Mon Dieu, madame, fit le médecin, je ne suis pas assez au courant de la situation…

— Certainement, affirma vivement Georges. Les domestiques seuls peuvent se douter, et je m’arrangerai de manière à les faire taire.

— Quand s’est passé cet événement ? demanda le docteur, absorbé.

— Ce matin — elle était sortie hier au soir — la femme de chambre a seule su son absence. Au cas où elle aurait parlé dans la cuisine, j’obtiendrai facilement le silence de tous. Elle doit se marier avec le valet de chambre, leur avenir est dans mes mains… Quant à la cuisinière, j’ai son mari et son fils dans mes bureaux, je tiens donc celle-là aussi. D’ailleurs, les domestiques de Paris savent être discrets quand il y va de leur intérêt.

Parise approuva de la tête, et demanda encore :

— Lui, s’est tué, m’avez-vous dit ? C’est quelqu’un que je connais ?

— Non, répondit Watrin avec effort, c’est un peintre, un individu complètement inconnu.

— Tant mieux ! se hâta de dire le docteur. Vous comprenez bien que ce n’est pas une curiosité déplacée qui me fait vous interroger ainsi ; mais, il faut que je sache, pour vous défendre. — Tant mieux s’il n’est pas de notre entourage, ces deux décès ne seront pas rapprochés ni commentés. — C’est ici qu’a eu lieu l’événement ?

— Non, mais nous sommes rentrés en possession du corps.

— Parfaitement. — Vous me permettrez de l’examiner ?… Voulez-vous me conduire auprès ?

Watrin eut un moment d’embarras :

— Mais… il est ici.

Et, se tournant, il désigna le paquet qui gisait sur le divan ; il y eut un sursaut, on l’oubliait.

Le docteur commença de soulever la couverture ; puis, regardant les femmes :

— Ces dames feraient mieux de se retirer c’est une émotion inutile à leur causer.

Mais Suzanne refusa d’un signe de tête ; tandis qu’Yvonne s’enfonçait davantage dans son fauteuil, ses bras cachant sa figure.

Silencieusement, Robert s’approcha, dans un besoin de voir ; avec une angoisse des blessures, du corps martyrisé de la femme qui avait été sienne, et si passionnément aimée, qu’on allait découvrir. Une même émotion immobilisait Georges, lui faisant oublier une minute les années de froideur et d’égoïsme de sa femme, et l’affront sanglant qu’elle lui infligeait.

Quand, de la couverture et du drap écartés, émergea la tête pâle de Germaine, déjà aperçue dans l’endroit sinistre d’où ils l’avaient rapportée, ils eurent une même plainte étouffée, inconsciente ; une secousse douloureuse à ces traits si connus qui réapparaissaient au milieu d’eux.

Elle n’était presque pas changée, l’air endormie, ses cheveux légers défrisés comme par une nuit de sommeil.

Toujours penché, le docteur demanda :

— Avec une arme à feu ?

— Oui, un revolver, dit le mari, les yeux fixés sur le cadavre.

— Où sont les blessures ?

— À la poitrine, au cœur, je crois.

Alors, le docteur, avec une douceur chaste mit le corps à nu jusqu’à la ceinture. Les blessures étaient peu apparentes, proprement lavées du sang qui avait coulé. C’était plutôt comme deux meurtrissures violettes dans la peau fine. Mais, ce qui changeait bien la jeune femme en morte, c’était la blancheur unie bleue des épaules et des seins raidis, dont les pointes se dressaient, devenues noires.

Plusieurs fois, le docteur palpa le corps, ses mains passant, indifférentes, sur un petit signe placé sous le sein droit, dont la vue amenait un frisson à la peau des deux hommes qui regardaient, muets. Puis, se relevant, il rabattit le drap et s’adressa à Suzanne qui s’appuyait à la cheminée, perdue dans une songerie profonde.

— Le corps de Mme Watrin ne peut rester ainsi, madame, il faut le transporter dans sa chambre et tout disposer comme dans une mort naturelle.

Suzanne s’approcha.

— Bien, bien, balbutia-t-elle, conseillez-nous, monsieur.

— D’abord, mon cher Watrin, assurez-vous du silence de vos domestiques, on n’a que trop tardé, déjà… je me charge du reste.

Puis, s’adressant à Robert.

Monsieur va m’aider à transporter le cadavre de notre malheureuse amie. Madame nous montrera le chemin… Moins nous nous aiderons d’étrangers, mieux cela vaudra.

Et, silencieusement, ils se chargèrent, traversant difficilement les salons encombrés de meubles, le soleil brillant gaiement au travers des draperies compliquées des fenêtres.

La chambre aussi semblait toute joyeuse par cette belle matinée de l’hiver finissant. Tout était resté comme la veille au soir. Le lit ouvert attendait la jeune femme, les hautes dentelles des draps repliées correctement sur le couvre-pied de satin piqué bleu. Sur le guéridon, trois ou quatre biscuits anglais et une tablette de chocolat étaient restés : un petit repas que Germaine aimait beaucoup à faire le soir, blottie dans son lit, les draps remontés pour ne pas laisser couler de miettes à l’intérieur. Des pantoufles gisaient près du lit, et par la porte ouverte sur le minuscule cabinet de toilette, on apercevait la baignoire encore pleine de l’eau refroidie qui attendait depuis la veille.

Dans les morts subites, l’esprit des survivants s’attache et se frappe à ces détails ordinaires de la vie qui subsistent après que l’être qui les animait n’est plus. La mort qui devrait être si familière surprend toujours, et c’est avec un étonnement terrifié que l’on pense que la main qui a placé cet objet quelques heures auparavant, la bouche qui a donné tel ordre encore inexécuté, l’être enfin, à qui l’on parlait tout à l’heure, dont on a encore la vue animée devant soi, la voix vibrant dans l’oreille ; rien n’existe plus. Le corps est là, la vie n’y est plus. Et, c’est encore un déchirement que ces traits familiers, ce corps que l’on peut toucher, et qui ne communiquent plus avec ceux qui les entourent.

Au bout d’un quart d’heure, la chambre avait complètement changé d’aspect. Les persiennes closes ne laissaient plus percer qu’un jour discret, tous les objets de toilette avaient disparu ; les meubles repoussés laissaient un grand espace vide autour du lit sur lequel le cadavre était étendu, des draps le recouvrant qui retombaient jusque sur le tapis. Le docteur avait choisi les plus riches, et les dentelles s’entremêlaient aux fleurs arrachées des jardinières du salon, jetées çà et là.

Enfin, avec un vaporisateur pris sur la toilette et rempli de phénol, le médecin satura l’air de cette senteur qui accompagne les cadavres et la putréfaction des chairs.

— Maintenant, déclara-t-il, il faut envoyer chercher une garde religieuse et M. le curé de Saint-Augustin.

— Bien, monsieur, j’y vais moi-même, répondit Pauline, qui était entrée discrètement depuis quelque temps, aidant en silence.

Suzanne avait eu un geste de répugnance :

— Un prêtre, ici ! murmura-t-elle.

— C’est indispensable, affirma Parise. Et, je vous en prie, laissez-moi seul avec lui, je lui parlerai… Nous sommes de vieilles connaissances et je sais qu’il est l’allié le plus sûr que nous puissions avoir. — Ayez bon courage, chère madame, ajouta-t-il en pressant les mains de Suzanne avec amitié. Il y a cinq ans, j’ai été appelé dans une maison amie, à laquelle j’étais tout dévoué, pour un cas presque identique à celui-ci ; et jamais personne au monde ne s’est douté de la catastrophe qui avait eu lieu, soyez certaine qu’il en sera de même aujourd’hui — Ne pleurez que votre sœur, nous sauverons sa réputation, soyez-en sûre.

Et l’on sentait que son accent était sincère. Son honneur de médecin était engagé à ce que ce désastre, cette honte fussent ensevelis avec la morte. Que de secrets la clientèle mondaine avait fourni et entassé dans son crâne à demi chauve, que ses yeux et sa bouche impénétrables n’avaient jamais laissé deviner. Là encore, il fallait que tout fût assoupi et il s’y adonnerait de toutes ses forces. D’ailleurs la maison lui tenait particulièrement au cœur : une partie de sa fortune était engagée dans les affaires où Watrin trônait en roi ; et, des années de soins, d’intimité médicale auprès de Germaine lui laissaient une émotion attendrie pour cette fin malheureuse qu’il était loin de prévoir, abusé comme tous par la conduite irréprochable de la jeune femme dans le monde.

Quand Suzanne rejoignit Yvonne dans le salon, celle-ci était encore enfoncée dans son fauteuil, immobile, cachant sa figure de ses mains ouvertes.

Maternellement, Mme Leydet se pencha vers elle et la caressa doucement.

— Sois courageuse, dit-elle, pense à nous, pense à ton fiancé, à l’avenir que tu as devant toi !

La jeune fille releva la tête. Ses yeux étaient absolument secs. Sans paraître avoir entendu les paroles de sa sœur, elle l’interrogea, suivant une pensée intérieure :

— Dis-moi, comment Robert savait-il où la trouver ?

À cette question inattendue, Suzanne se troubla. Ardemment, Yvonne la questionna de nouveau :

— Comment connaissait-il l’appartement de la rue Duphot ?

Comme sa sœur se taisait, elle reprit avec désespoir :

— J’ai donc bien deviné, il a été son amant avant et après m’avoir connue ?… Je n’ai été qu’un pis-aller… Qui sait ! peut-être seulement un moyen pour se rapprocher d’elle !… Oh ! tu ne peux nier ! Quand il m’a appris sa mort, à elle, il a laissé échapper des paroles dans son trouble qui m’ont frappée ; et, son attitude devant elle, tout à l’heure, m’a convaincue !

— Je ne nie rien, déclara Suzanne. C’est vrai !… Mais, je m’étonne que, si près de notre malheureuse sœur morte, tu puisses penser à autre chose qu’à elle !

La jeune fille eut un geste violent. — Elle est morte, je n’y puis rien !… je vis, moi, et c’est toute ma vie qui se brise dans ce moment-ci, et par elle ! Tiens ! elle serait bien heureuse, si elle savait combien elle me torture, même morte !… Tu me connais, tu connais Robert, nous nous marierons malgré tout ! Nous attendrons quelques mois par bienséance, pour le monde, mais, quoique je sache la vie qui m’attend, je ne peux pas rompre, c’est plus fort que moi !… je sais qu’il ne m’aime pas, qu’il ne m’aimera jamais, qu’il la regrettera toujours, que toujours cette morte sera entre lui et moi !… mais que deviendrais-je sans lui ? — Pourquoi le médecin l’a-t-il découverte ? Pourquoi n’était-elle pas horrible, défigurée, repoussante !… Mais non, même tuée, elle était encore belle !… Il s’en souviendra toujours ainsi, avec ce faux air de vierge doux et tendre que cette menteuse a su prendre même dans la mort !

— Oh ! mon Dieu ! tais-toi, supplia Suzanne, devenant excessivement pâle, tais-toi, je t’en prie !… Songe à ce que tu dis !… N’as-tu donc pas pitié de cette pauvre créature ? N’as-tu donc plus aucun souvenir de notre jeunesse, de notre mère ? Si elle nous fait du mal, n’a-t-elle pas été cruellement punie !… Laissons au moins en paix son souvenir… Qui peut savoir ce qu’il y avait au fond d’elle, et si nous ne l’avons pas mal jugée !… Oublions, au moins !

Un peu honteuse, et se cachant de nouveau les yeux, Yvonne se tut, tâchant de ramener le calme dans son esprit surexcité. Puis, après un long silence, elle murmura sourdement, avec un geste de fatigue : — Si l’on pouvait mourir… Que d’années douloureuses évitées ainsi !