Victor-Havard, éditeurs (p. 286-299).

IX

Le lendemain, un calme s’était fait dans l’appartement. Germaine reposait, étendue, invisible, sur le lit de sa chambre. La religieuse, engourdie par la nuit passée sur un fauteuil, ses prières entremêlées de longs assoupissements, venait d’ouvrir les fenêtres dont les persiennes closes laissaient pénétrer l’air vif, les senteurs des gelées de la nuit.

Malgré tout, tous avaient dormi. Et, midi les réunit, machinalement, à la table du déjeuner. Ils avaient une pudeur de manger, et aussi un dégoût, un malaise d’estomac, une obstruction gardée des émotions excessives de la veille ; pourtant, par contenance, ils se servirent. La place de Germaine était restée vide et leurs yeux s’y portaient malgré leur attention de l’éviter.

Georges, gêné du silence que chacun craignait de rompre, prit un journal qu’il parcourut avec indifférence. Les articles étaient plats, les événements peu intéressants : un remplissage assommant de gens qui se battent les flancs pour trouver des âneries !

Tout à coup, il poussa une exclamation ; ses lèvres se serrèrent, soudain blêmies, tandis que ses yeux se fixaient longtemps sur un point de la feuille. Les deux femmes relevèrent la tête, vaguement émues, faciles à effrayer depuis les secousses de la veille.

Alors, Watrin eut un regard fixe, comme épeuré à Suzanne, et lui tendit le journal silencieusement. Immédiatement elle comprit et ses yeux allèrent aux faits divers. Là, avec un affreux battement de cœur, elle lut, près du long récit d’une bataille de souteneurs — « Hier, un drame émouvant s’est passé dans un petit appartement garni de la rue Duphot prévenus par la concierge éperdue, les agents du poste le plus voisin se sont transportés dans une chambre élégante où, dans le désordre d’une nuit d’amour, sur le lit taché de sang, deux corps gisaient : celui d’une jeune femme d’une admirable beauté et celui d’un jeune homme, presque nus tous les deux les poitrines labourées de balles. Le jeune homme est un peintre très connu et très regretté du monde artistique. On croit la jeune femme étrangère. Ce double suicide est attribué à un amour contrarié. »

À son tour Suzanne passa le journal à Yvonne qui attendait, anxieuse, et reporta les yeux sur Georges. Il lui fit pitié. Une sueur coulait sur ses joues pâles, ses lèvres tremblaient, il semblait vieilli de dix ans.

— Calmez-vous, dit-elle ; après tout, cet article ne révèle rien et passera peut-être inaperçu.

Il secoua la tête, bégayant, tandis que ses mains tremblantes dépliaient avec peine un second journal :

— Du moment qu’un journal en parle, tous le savent, tous le sauront et iront jusqu’au fond, nous sommes perdus !

Cependant, il parcourut inutilement le Temps.

— Vous voyez, il n’y a rien ! dit, avec un soupir de soulagement, Suzanne qui s’était approchée, repassant rapidement les lignes imprimées, penchée sur l’épaule de Watrin.

Mais Yvonne qui fouillait anxieusement l’autre journal, releva la tête, blessée profondément, avec le geste machinal de le cacher.

— C’est dans celui-là ? demanda Georges.

Et saisissant rapidement le papier, il resta frappé.

Au milieu d’une colonne, un en-tête en grosses lettres attirait, retentissant comme un coup de grosse caisse dans le silence — « Scandale dans le monde — Un peintre connu assassinant sa maîtresse — suicide du meurtrier. »

Avec un geste de rage qui déchira en deux le mince papier, Watrin se soulagea brutalement.

— Nom de Dieu !

Yvonne courut à sa sœur, serrant ses mains, tâchant de l’éloigner de ce qu’elle avait lu ; sa fureur toute personnelle de la veille bien disparue, succombant, anéantie sous le poids de leur honte commune devenue publique.

Watrin avait rapproché les morceaux et il s’absorbait. Quand il se releva, il les tendit à Suzanne, accablé, dompté, avec un sourire amer qui frémissait.

— C’est heureux que nous n’ayons pas d’autres journaux ! les prochains étaleront le nom en toutes lettres !

En effet, avec ses informations étonnantes qui sont sa gloire, l’Aube reproduisait fidèlement le drame en entier, mettant seulement, dans une affectation de discrétion, les initiales de Mme Watrin et de Paul Esterat. Même la visite de Suzanne rue Duphot était rapportée, sous la désignation d’une parente très proche. Et tout était transparent ; le nom d’Esterat, dont le détail des œuvres reçues au Salon précédent était indiqué ; celui de Germaine, par les allusions à son mari, l’ingénieur célèbre dont le nom est mêlé avec celui de M. de Lesseps au percement des deux isthmes. M. moins le nom en toutes lettres, c’était complet.

Watrin parcourait la chambre, les mains tordues derrière le dos, martelant le sol de ses pas lourds. Un instant, Suzanne eut peur de ses regards fous, craignant une nouvelle catastrophe. Mais, il l’entraîna dans le salon, avec le besoin de se soulager librement, laissant Yvonne pétrifiée dans la salle à manger, où Baptiste commençait à desservir discrètement, le service si bien réglé dans la maison que les événements, quels qu’ils fussent, ne l’entamaient pas.

Froissant le journal qu’il avait repris pour revoir, peser encore chaque phrase qui le perçait comme d’une lame aiguë, Watrin s’écria avec fureur :

— Voilà ! voilà où elle m’a conduit !… Et quel besoin de femelle malade la poussait au cou de ce cuistre ?… Dites, Suzanne, comprenez-vous cela ?

Il l’avait prise dans une famille honorée et honorable, étant dans la nécessité de s’appuyer sur des amitiés sûres et considérées. Il lui avait fait la vie douce, libre, heureuse ; il lui permettait tout, jamais il n’avait entravé une de ses fantaisies ; du jour où leurs rapports conjugaux avaient paru lui peser, il s’était discrètement retiré ; il approuvait toutes ses relations ; jamais il ne lui avait fait une observation sur leur enfant, qu’en réalité il trouvait absolument délaissé, mal élevé ; aucune discussion, toujours des égards ; et, dans le fond, une véritable tendresse pour elle. Et c’était là sa récompense ! Grâce à elle, son nom accoutumé aux publicités flatteuses, traînerait dans les bas lieux des journaux parmi les faits divers à scandale ; son aventure banale, honteuse, crapuleuse se répandrait partout, lue, commentée, colportée de bouche en bouche ! Le lendemain, à l’enterrement, tous auraient les articles sur les lèvres ; tous les hommes qui l’entoureraient dissimuleraient leurs sourires et leurs curiosités !

— Ah ! nom de Dieu ! nom de Dieu ! c’est à tout foutre là ! répétait-il, affolé.

Dans une rage, il étalait sa jeunesse dure, gênée, nécessiteuse, sans joie, sans plaisir, toute basée sur l’ambition, son vouloir énergique le poussant toujours en avant. Et, toute cette vie de labeur enfin couronnée de succès, il fallait que cette femme la renversât ! Avec elle, tombait son action, son pouvoir, son salon si longtemps rêvé ! Au lieu de l’envie respectueuse qui les environnait, ce serait le ricanement, le chuchotement de l’aventure scandaleuse qui bruirait continuellement sous ses pas.

Tout son égoïsme, sa personnalité apparaissaient dans cette longue plainte sur lui-même, sans qu’un souvenir lui glissât un mot de pitié pour la morte. Pas une minute il ne pouvait oublier le tort qu’elle lui faisait ; pas un de ces reproches ne lui venait, pas un des regrets qui s’imposent souvent aux vivants, comme un rappel de leur conduite passée envers les morts. Il n’avouait pas l’aide intelligente et diligente qu’elle lui avait apportée ; seul, son crime vis-à-vis de lui était lumineux et perceptible.

Suzanne restait muette. Les mots ne lui venaient pas pour défendre sa sœur, quoiqu’elle gardât une grande pitié ; mais, une pitié toute physique de l’acte brutal dont elle avait été victime ; moralement, elle ne trouvait rien qui pût excuser cette pauvre créature, plus coupable même que son mari ne le supposait, puisque la seule vénalité l’avait poussée à cette faute que les survivants expiaient des souffrances aiguës de tout ce qui touche à l’honneur.

Cependant, elle hasarda :

— Nous avons tous quelque chose à nous reprocher… elle était bien abandonnée à elle-même.

— Ne parlez pas de ce que vous ne savez pas, cria rudement Georges. Je ne demandais rien que d’être un mari très bourgeois ; c’est dans mes principes qu’on reste lié avec sa femme, mais elle m’a éloigné, je la gênais, je la fatiguais, elle avait peur d’autres enfants ! Mille singeries devant lesquelles je me suis incliné par esprit de conciliation. Elle avait ses distractions, ses amitiés, ses amours autre part, parbleu et je comprends pourquoi elle m’écartait ainsi !

— Parlez-vous bien sincèrement ? dit Suzanne. À moi, elle s’est plainte de vous avec beaucoup de vérité. Peut-être, au commencement de votre mariage y a-t-il eu malentendu… Vous la trouviez trop absorbante, vous vous êtes éloigné, vous avez séparé votre vie de la sienne, alors qu’elle vous aimait et que cela lui a été une blessure, cruelle.

Georges secoua la tête avec impatience :

— Elle a dû, en effet, vous dire bien des choses contre moi !… mais si elle vous a dit qu’elle m’aimait, elle a menti, car elle n’a jamais eu la moindre affection pour moi ! — Vous dites que j’ai séparé nos vies ? — Pouvais-je continuer l’existence que, par faiblesse, je lui avais laissé prendre la première année de notre mariage ! Était-il convenable qu’elle passât ses jours et ses nuits en habituée dans tous les lieux où les femmes de notre monde jettent à peine un coup d’œil en passant ?… Était-ce une position acceptable pour moi de la conduire, de supporter qu’elle s’affichât ainsi ? On commençait à la connaître dans tous les endroits où les hommes n’accompagnent que leur maîtresse ; dès qu’elle était sous le gaz, en public, elle devenait bruyante, expansive, cherchant à attirer l’attention et attirant, en effet, tous les regards. Bientôt, elle aurait eu un surnom et elle aurait été citée parmi les célébrités du trottoir qu’elle copiait.

Il fallait couper court à tout cela… La venue du baby a été un prétexte… et, de bonne foi, je croyais que ce petit être l’intéresserait, la calmerait, la remettrait dans la voie ordinaire ; — pas du tout ! À peine remise, ç’a été la même fièvre, et comme j’éludais ses désirs : des colères, des reproches, des tracasseries savantes et persévérantes !… Ah ! jusqu’à ce qu’elle ait pris le parti de s’arranger une vie presque aussi folle, mais au moins admise et presque nécessaire dans le monde, je vous assure que nos rapports n’ont rien eu d’agréable !

— Elle était très jeune, peut-être n’avez-vous pas essayé de la corriger avec assez de persévérance, d’indulgence.

Georges haussa les épaules :

— Avais-je le temps de suivre ma femme, de la surveiller et de la dresser comme une bête vicieuse ? — D’ailleurs, cela se répète que les maris refont l’éducation de leurs jeunes femmes. En réalité, le croyez-vous possible ? La prit-on à dix-sept ans, la femme a tout son caractère, ses idées, son tempérament formés, et rien ne l’entame, je vous en réponds ! Elle se marie avec l’idée bien nette de vivre à sa guise, et il n’y a pas de volonté d’homme qui puisse vaincre, soumettre ou persuader le vouloir sournois et persistant de la femme. Que cela soit la dévotion ou la galanterie qui les attire, rien ne peut les arrêter. — Moi, ma faute a été de ne pas deviner que son affolement de plaisir, de mouvement, de mondanité la conduirait fatalement au besoin de monter, d’aiguiser toujours ses plaisirs et ses sensations… Après les coquetteries, l’amant. Cela crevait les yeux ! — Et, je n’y ai pas songé. Je la voyais futile, vaniteuse, creuse, et c’est tout ! — D’ailleurs, quand je l’aurais vu, qu’aurais-je fait ? Notre position exigeait que nous vissions du monde, je ne pouvais pas l’enfermer, j’avais besoin d’elle, sans cela je ne me serais jamais marié, pardieu !… Tuer l’amant, elle en aurait pris un autre — la menacer, elle aurait ri de moi. Avec le divorce, le scandale était le même !

Le front penché, un coude sur une table, il hachait d’un geste rageur les bibelots fragiles à portée de sa main avec un lourd couteau à papier en bronze japonais. Il eut un dernier cri de colère où sa rage, sa déception, la cruelle blessure de son amour-propre éclataient.

— Ces misérables femmes, on est toujours dans leur main !