Victor-Havard, éditeurs (p. 300-315).

X

Les cloches sonnaient sous la pluie battante. L’église Saint-Augustin était tendue de draperies noires aux franges d’argent où l’eau mettait de longues bandes brillantes, les plis retombant, lourds d’humidité. Des files compactes de voitures tournaient lentement sur la place ; partout, des parapluies s’arrondissaient trempés et luisants. La foule entrait vivement sous les péristyles déjà souillés de boue par la multitude des pas qui s’y étaient pressés. L’eau qui tombait du ciel faisait rage le long des flancs de pierre de l’édifice, rejaillissait sur l’asphalte où elle formait des flaques continuellement troublées de la chute des gouttes rapides.

Vers onze heures et demie, quand la famille et le corps entrèrent dans la crypte où le service avait lieu, la vaste salle basse aux tentures noires semées d’argent était complètement remplie d’une foule attentive et chuchotante.

Devant l’autel, le catafalque se dressait, énorme. Des feuillages l’entouraient, au milieu desquels, de hautes torchères, des feux verts s’échappaient doucement en longues traînées troubles, jetant une clarté pâle sur les assistants et le sol du chœur jonché de fleurs. D’autres fleurs en couronnes, en bouquets, en guirlandes, s’entassaient, leurs odeurs fortes se mélangeant à celle de l’encens répandu à flots, tandis que les voix monotones des chantres montaient, soutenues de l’orgue lugubre. Au premier rang, Georges Watrin se tenait debout, ferme et pâle, semblant braver le public de son regard fixe et de sa tête droite qu’il raidissait. À sa droite se tenait Philippe Leydet appelé en toute hâte : un grand homme aux épaules rondes, des yeux myopes, le front carré et la bouche énergique d’un chercheur. Robert s’était placé de l’autre côté, tenant à se mettre au même rang de beau-frère, maintenant carrément sa qualité de fiancé officiel d’Yvonne, ce dont Georges l’avait remercié d’un serrement de main silencieux. D’ailleurs, toute la famille s’était très bien montrée, couvrant et niant par sa présence et son attitude recueillie les bruits qui couraient, raides, dans l’assistance.

Pendant toute la longue cérémonie où les voix des meilleurs chanteurs de l’Opéra se succédèrent, Georges scruta les physionomies qui l’entouraient. Elles étaient impénétrables, toutes à la douleur due à leur jeune parente, les crêpes et les ajustements de deuil ostensiblement arborés. Aucun n’avait manqué à l’appel et à cette démonstration favorable, il se reprenait à espérer que le scandale ne serait pas aussi grand qu’il l’avait craint. Dans la sacristie, quand le supplice des serrements de main et des condoléances commença, ce fut aussi un grand soulagement pour Suzanne de voir se ranger autour, d’elle des oncles, des tantes, des cousins presque perdus de vue, qui, par esprit de corps et devoir de famille, accouraient protester contre les accusations par leurs personnalités respectables.

En somme, tout se passa mieux, beaucoup mieux que les acteurs — les victimes plutôt — de cette cérémonie ne l’espéraient.

L’assistance se montra discrète, arrêtée, maintenue par le resserrement formidable de la grande famille autour de la jeune morte défendue énergiquement.

Et, cependant, des mots à double entente circulaient ; des raideurs, des allusions couraient. Une curiosité intense couvait le mari et les sœurs qui restaient droits, s’immobilisant sous la malveillance dissimulée et l’analyse cruelle devinée de la honte et de la souffrance qui les rongeaient.

Le docteur Parise se multipliait, donnant un mot à chacun, un détail navré des derniers instants de la malheureuse jeune femme, auxquels il certifiait d’avoir assisté — ami désolé et médecin désespéré. — Et, par bienséance, on le questionnait ; c’était comme une réclame pour son talent et sa discrétion professionnelle que ce mensonge habilement débité, auquel personne ne croyait et que chacun semblait accepter avec de douces paroles de commisération.

Mme Danesse, une grande blonde, mince, toute en deuil, qui pleurait beaucoup, répétait avec douleur :

— Jusqu’à minuit, elle a été chez moi, jeudi. Nous avons causé ensemble, je ne devais la revoir que le jour du mariage d’Yvonne, et, à sept heures, dit-on, elle n’existait plus !… Je ne sais pas comment on résiste à des coups pareils !

Et, dans la poche intérieure de son manteau, il y avait une pile de journaux entassés, achetés fiévreusement avant d’entrer à l’église, pour avoir de nouveaux détails.

Peu à peu, le mot courait parmi les plus intimes de se réunir chez elle après la cérémonie pour se plonger dans cette lecture et la commenter à l’aise, tandis que les dernières pelletées de terre tomberaient sur le cercueil de leur amie.

Quand les voitures de deuil ramenèrent le mari et les sœurs à la maison mortuaire, la cérémonie enfin terminée, Suzanne s’échappa, marchant au hasard dans les rues, avec le besoin d’être seule, de penser à l’aise après cette contrainte poignante de tout le jour. Dans le fond, préoccupée, mordue d’un désir qu’elle ne voulait pas s’avouer.

La pluie avait cessé ; le temps était gris, sale, chargé d’humidité ; la boue noire incessamment remuée souillait jusqu’aux trottoirs, remontant en éclaboussures grasses le long des devantures des magasins. Pourtant, la foule s’agitait sans cesse, avec un grouillement plus serré autour des stations des omnibus, toujours combles. Les voitures crottées couraient. La multitude était plus pressée, plus vivante, par ce temps hargneux et triste que par les belles après-midi de soleil où la paresse attarde chacun.

Sur le quai, le long de la Seine, il fallut bien que Suzanne laissât s’affirmer dans son esprit le but qui l’attirait. C’était la Morgue qu’elle voulait voir. Elle ne voulait que passer auprès de cette sombre maison de la mort cruelle et honteuse. Elle avait besoin de voir les murs où sa sœur avait été portée. Elle ne s’expliquait pas cette curiosité, c’était une obsession. Elle se reprochait maintenant sa course affolée chez Mme Esterat. Qu’avait-elle besoin de plonger dans cette autre douleur qui jamais ne se mêlerait plus à la sienne ? Elle n’aurait pas dû quitter Robert ; c’était elle qui devait chercher sa sœur, elle n’aurait pas eu cette incertitude cruelle, cette ignorance de ce qu’on avait fait, de ce qui s’était passé pendant ces heures cruelles.

À mesure qu’elle approchait, un désir plus vif lui venait d’aller jusqu’au bout, d’entrer, de voir, de se figurer exactement le passage de sa sœur dans cet endroit hideux. Une émotion pénible l’envahissait, et pourtant elle voulait la creuser, l’épuiser entièrement afin de pouvoir oublier.

Elle était arrivée au parvis Notre-Dame, puis, longeant l’église, elle déboucha très vite sur le quai, au bout de l’île ; le bâtiment de la Morgue était là, visible derrière le jardin trempé aux arbres dépouillés. Elle ne le reconnut pas tout d’abord. Il avait dû être réparé, blanchi, il n’avait plus l’air sinistre qu’elle se rappelait quand, se rendant en voiture à la gare d’Orléans, elle l’avait remarqué, en passant.

Des hommes et des femmes entraient et sortaient librement des deux larges baies à droite et à gauche. Elle s’imaginait qu’il fallait des cartes, une permission quelconque pour entrer : jamais elle n’aurait eu le courage de demander. Elle était tout près, elle dépassa l’édifice, avec un coup d’œil en passant. Deux agents de police appuyés au mur, à l’entrée, causaient paisiblement. Elle aperçut vaguement des glaces au fond du bâtiment sombre, sous un second portique. Ce devait être là que les morts étaient exposés. Cela la soulagea qu’ils fussent au moins protégés des regards de la foule par une vitre.

Alors, résolument, elle revint sur ses pas ; et, les jambes cassées par l’émotion, elle monta les marches du péristyle.

Sous la première arcade, des hommes stationnaient, examinant des photographies placées sous un grand cadre de verre. Des femmes en bonnet, un panier au bras entraient, jetaient un coup d’œil, et passaient, très tranquilles, sans un mot. Quelques dames et des messieurs, des provinciaux, entraient avec des rires gênés qui s’efforçaient.

Dans la pénombre, derrière la grande glace de la vitrine, une figure d’homme la terrifia, tout à coup. On ne distinguait pas le corps dissimulé sous une blouse bleue, d’autres guenilles entortillaient les jambes qui ensanglantaient les chiffons. Seule, la tête apparaissait. Une de ces têtes de bandit comme on en voit dans les rêves, ignoble, avec des cheveux touffus, hérissés, une bouche tirée dans un cri d’angoisse et des yeux ouverts, fixes, épouvantés.

Cependant, Suzanne resta, examinant longuement. Et, après la première stupeur, cette vision ne l’effraya plus, ne lui paraissant plus naturelle, lui rappelant les figures du musée Grévin. Ce n’était pas un homme, c’était un épouvantail.

Elle avança plus loin. Une dizaine de personnes se serraient, des ouvriers muets et immobiles devant la seconde vitre. Quelqu’un s’éloigna et elle put s’approcher. Là, sur un brancard plus élevé, sous une lumière blanche d’apothéose venue d’on ne sait où, une tête de femme se soulevait, pâle, avec des ombres bistres très douces, ressortant sur les noirceurs du fond. Comme l’homme, ses vêtements noirs jetés sur elle dissimulaient absolument son corps. Elle devait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans, peut-être moins. Ses cheveux noirs bien lissés découvraient un front blanc, très jeune. Le nez était commun, l’ovale de la figure épais ; mais des longues paupières baissées sans effort, et de la bouche simplement close, montaient une résignation, une douceur, une désolation poignante. Aucune trace de mort violente. Une expression décente, charmante et chastement désespérée. Évidemment plus belle dans la mort qu’elle ne l’avait jamais été vivante.

Et, le respect de cette morte gagnait les assistants qui se taisaient, remués, attendris, et n’osant exprimer leur émotion.

Très longtemps, Suzanne resta là, abîmée. Une sorte de bonheur ému la remplissait. Dans sa pensée, cette morte se confondait avec sa sœur, et elle reconnaissait avec soulagement que la honte n’était pas ce qu’elle avait imaginé. Elle voyait que personne n’avait insulté, même en pensée, sa sœur, pendant le court espace de temps où elle avait été exposée là, à cette même place. Comme cette femme inconnue, elle avait paru illuminée de sa jeunesse et de sa beauté, les hommes les plus grossiers s’étaient pressés devant elle en silence et respectueux.

Alors, un peu remise, elle aperçut des détails, le grand thermomètre qui pend au milieu ; les larges tuyaux d’air froid, blancs dans l’ombre, qui servent à conserver la température au-dessous de zéro autour des morts.

En partant, elle passa indifférente devant le troisième corps, le numéro 376, presque invisible dans l’ombre, ignoble comme l’autre homme et semblant à moitié décomposé ; noir, avec seulement un œil blanc, retourné. Elle passa auprès des agents qui causaient toujours, sans oser leur demander des détails sur la femme étendue là. Une suicidée, évidemment, quoiqu’on ne put deviner comment elle se fût tuée. Noyée probablement, et retirée immédiatement avant que les traits fussent déformés. Mais quelle force d’âme elle avait eu pour garder dans l’effroi des derniers moments cette douceur, cette simplicité d’expression. Une ouvrière certainement. Sans pain probablement, elle avait lutté jusqu’au jour où la force lui avait manqué. Et, maintenant, elle reposait paisible et calme. Telle était aussi l’expression des traits de Germaine. Tuée au milieu du sommeil, elle avait passé d’un anéantissement à un autre. Qui ne voudrait mourir ainsi ? Les douleurs, les souffrances, les meurtrissures sont pour ceux qui restent.

Quand elle rentra, lasse de sa course et pourtant apaisée, elle entrevit la silhouette enlacée de Robert et d’Yvonne dans la pénombre du salon sans lumière. À voix basse ils parlaient d’avenir, le passé de la veille et du jour même évidemment bien loin.

Dans le fumoir, Georges et Philippe se penchaient sur des cartes, très occupés. Watrin s’était décidé à partir pour la Perse, monter cette affaire de chemins de fer qui le tentait depuis quelque temps. Quelques mois passés éteindraient le scandale. Robert l’accompagnerait, tandis que Yvonne irait chez les Leydet, à Issoudun, le mariage se ferait au retour.

— Et Jean ? demanda Suzanne.

Watrin parut embarrassé. C’était là, en effet, la difficulté. Il était trop jeune et surtout trop délicat pour le mettre au collège. Ah ! s’il avait eu deux ans de plus !

— Donnez-le-moi, dit simplement Suzanne.

La figure de Georges s’éclaira :

— Je n’osais vous le demander ! s’écria-t-il très reconnaissant.

Ce problème résolu, tout s’aplanissait et il retrouvait une ardeur pour de nouveaux projets ; des affaires colossales qui devaient le couvrir d’un monceau d’or tel que les malveillances seraient forcées de s’incliner.

Au dîner, tous avaient repris un grand calme, une paix soulagée d’en avoir fini des corvées de la journée ; le corps chassé de la maison laissant respirer un peu, sans que le souvenir de cette mort glacée, là auprès, vint les oppresser.

Les hommes causaient, très distraits déjà. On avait faim après cette longue journée de fatigue, passée debout, attendant à la suite du corps dans la maison, dans l’église, dans le cimetière, partout, sous la pluie glaciale et l’air pénétrant.

Suzanne songeait au voyage et à l’installation matérielle de son petit neveu chez elle, très absorbée.

Seule, Yvonne restait triste, perdue dans une songerie, ses yeux se fixant longtemps sur Robert avec une indécision. L’image de Germaine lui était toujours présente, non comme une sœur regrettée et plainte malgré ses fautes ; mais comme une rivale qui, même en mourant lui laissait une cuisante blessure, un empoisonnement lent de son amour.

FIN

ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY