Poésies (Éphraïm Mikhaël)/Texte entier

Poésies (Éphraïm Mikhaël)
Œuvres : PoésiesLemerre (p. T-tdm).


ŒUVRES
DE
Éphraïm Mikhaël
_____


POÉSIE — POÈMES EN PROSE



PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31
M DCCC XC






NOTICE BIOGRAPHIQUE


ET


BIBLIOGRAPHIQUE



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Éphraïm Mikhaël (Georges Éphraïm Michel) est né à Toulouse le 26 juin 1866. Il commença ses études au lycée de Toulouse et les termina à Paris au lycée Condorcet, où il était entré en 1881. Licencié ès-lettres, ancien élève de l’École des Chartes, archiviste-paléographe, il fut attaché à la Bibliothèque Nationale.

Ses premières œuvres parurent dans La Basoche (Bruxelles, 1884-1886), La Pléiade (Paris, 1886), La Jeune France (Paris, 1886-1887). Sous le titre L’Automne, il a réuni les poèmes compris dans la présente édition entre les pièces intitulées L’Automne et Conseil du Soir, inclusivement.

En 1888, il écrivit, en collaboration avec M. Bernard Lazare, une légende dramatique en trois actes, La Fiancée de Corinthe.

Il fit représenter au Théâtre Libre, le 10 décembre 1888, une féerie en un acte, Le Cor fleuri.

En 1889, le jury du concours de poésie institué par L’Écho de Paris lui avait, à l’unanimité, décerné le premier prix pour le poème intitulé Florimond.

En outre, des poésies, des poèmes en prose et des articles de critique ont paru dans diverses revues, et les poèmes en prose La Captive, Le Magasin de Jouets, La Jonque, Royauté, Miracles, L’Évocateur, Le Solitaire, ont été traduits en anglais par M. Stuart Merrill et publiés dans le recueil Pastels in prose.

Enfin Ephraïm Mikhaël laisse un drame lyrique inédit, Briséis, écrit en collaboration avec M. Catulle Mendès.

Il est mort le 5 mai 1890.

Il est mort tôt, trop tôt pour ceux qui l’aimèrent, trop tôt pour l’art ; mais cet être doux et bon, à qui jamais nous ne connûmes d’inimitiés, était de ceux-là, les justes, à qui Dieu veut épargner les douloureuses luttes, les injures et les haines, les mille tourments qui assaillent notre vie. Semblable à ce Solitaire qu’il a si magnifiquement suscité, il a vu, un soir d’été, briller dans les empyrées « la lumière des yeux fraternels. »

Toujours le pressentiment de cette mort prématurée l’avait hanté ; il apparaît sans cesse en ses vers qu’agite une intense et frissonnante mélancolie, et le prophétique cri a jailli un jour de ses lèvres :


Mais je n’endormirai jamais mon âme triste
Dans la sérénité des rêves accomplis.


Et cela fut ainsi. Il est parti ! Il est allé ailleurs achever son rêve, son beau rêve de pur artiste et de divin poète. Lui qui sut les mots « couleur de ciel, d’aurore et de printemps, » et ceux aussi que teintent les crépuscules moroses, qu’assombrissent les funèbres nuits ; lui qui connaissait les rhythmes berceurs et tendres et les rhythmes glorieux et les rhythmes tragiques, il les profère désormais par ces cieux auxquels il croyait, et peut-être le faut-il envier, car il est maintenant initié aux ineffables paroles.

Ce n’est pas à nous, ses amis, qu’il appartient de l’apprécier, de le juger ; nous ne pouvons qu’attester ici notre fraternelle et profonde admiration pour son œuvre.

Nous ne voulons même pas prendre l’inutile soin d’affirmer son absolue originalité. Ceux qui, après nous, répéteront La Dame en deuil, Le Mage, L’Étrangère, tant d’autres merveilleux poèmes, l’affirmeront après nous. Et si, comme nous, ils aiment la poésie, s’ils sont parmi les fervents du verbe, ils sentiront leur âme étreinte de poignante tristesse, en songeant que celui qui évoqua la nocturne dame déprise, l’hiérophante hautain et l’idéale vierge, n’est plus déjà.


POÉSIE






RÊVES ET DÉSIRS





Comme un bruit très lointain des cloches et des vagues
J’entends dans mon Esprit chanter des rhythmes vagues ;
Je rêve des sonnets divinement sculptés
Et des strophes dansant, langoureuses almées,
Un pas lascif, et des vers pleins de voluptés,
Des vers câlins, ayant le son de voix aimées.

J’aime ces sons lointains, ces poèmes rêvés,
Et je voudrais finir ces vers inachevés
Qui fantastiquement passent dans mes pensées,
Et pendant de longs jours j’écoute avidement
Les rhythmes inconnus des strophes commencées
Chanter en moi, comme un bizarre bercement.


Je cherche. Et la Beauté vague, aux formes troublantes
Que je vêts du manteau des rimes rutilantes,
Perd sa divinité subtile entre mes mains :
Mes vers ne valent pas les vers rêvés : l’idée,
Lorsque je l’ai saisie entre mes bras humains,
N’a plus son charme amer de vierge impossédée.


                             ***


Je sens ainsi toujours, idéaux ou charnels,
Vivre au fond de mon cœur les désirs éternels,
Et chacun d’eux, désir d’amant, désir d’artiste,
Pourra s’éteindre ainsi que les soleils pâlis
Mais je n’endormirai jamais mon âme triste
Dans la sérénité des rêves accomplis.

Nul poème achevé, nulle douce amoureuse
Ne remplira jamais de somnolence heureuse
Mon cœur que rien n’apaise et que rien n’assouvit.
Car après tous mes vers et toutes mes étreintes,
Indicible et profond, dans mon Âme survit
Le Regret des Désirs morts et des Soifs éteintes.


Juillet 1884.




DIMANCHES PARISIENS







Sous le ciel gris lavé d’opale
Et qu’un soleil aux rayons lents
Poudre d’or vaporeux et pâle,
Elles vont à pas nonchalants ;

Roses de froid sous les voilettes
Elles passent, laissant dans l’air
Une senteur de violettes
Mourantes, et de blonde chair.



***



Elles ne vont ni vers l’église
Où, sur les mystiques autels,
L’encens qui monte symbolise
L’élan des esprits immortels ;

Ni vers les discrètes alcôves
Où le mousseux déroulement
Des rideaux jusqu’aux tapis fauves
Ruisselle langoureusement.

Sur les promenades banales
Elles vont montrer leurs velours
Et les richesses hivernales
Des manteaux orgueilleux et lourds.

Elles passent, frêles poupées
Aux yeux cruellement sereins,
Adorablement occupées
À bien cambrer leurs souples reins,

À faire entrevoir leur chair d’ambre
Et leurs cheveux d’or blond ou roux,
Et, sur le verglas de Décembre,
Leur robe a de royaux froufrous.


Mais le long dimanche, plus triste
Que les plus monotones nuits,
Dans leurs yeux de froide améthyste
A mis la fièvre des ennuis.


***


Ô Promeneuses des jours blêmes
D’hiver et des dimanches longs,
Nous, les chiffonneurs de poèmes,
Mignonnes, nous vous ressemblons,

Et, sans Amour et sans Prières,
Nous allons montrer, indolents,
Notre manteau de Rimes fières
Qui fait des froufrous insolents.

Mais un Ennui vague ensommeille
Notre marche lente à travers
Une vie égale, et pareille
Aux dimanches gris des hivers.




RÉMINISCENCES ÉPIQUES





Je préfère aux beautés des Artémis divines
Le corps mièvre et danseur des filles de Paris ;
J’aime les yeux rieurs et les voilettes fines,
Les contours estompés par la poudre de riz.

J’aime l’ambre et le musc plus que l’antique myrrhe ;
Pour moi, la nudité des nymphes ne vaut pas
Une robe moulant un beau corps, et j’admire
Les chers souliers nerveux qui font de petits pas.


Et comme les froufrous des vêtements de femmes,
Comme l’odeur des fleurs mortes entre les seins,
J’aime tous les petits frissons des frêles âmes
Et le subtil parfum des poèmes malsains.

Et pourtant dans les jours de tristesse secrète,
Tout plein de vague rêve et de désirs plaintifs,
Je songe aux temps anciens et rudes ; je regrette
Le bonheur animal des géants primitifs.

Je regrette le temps formidable des luttes
Contre les loups nombreux et les vieux sangliers,
Et les combats sans fin livrés autour des huttes,
Et les accouplements au fond des grands halliers.

Je regrette le temps des batailles épiques,
L’âge superbe où l’homme énorme ne songeait
Qu’à rougir dans le sang vermeil de fières piques,
Où nul amour sourd et profond ne le rongeait.

Quand je suis au milieu d’arbres au vaste torse,
Une odeur de géant est dans l’air que je bois,
Et dans ma nostalgie immense de la force,
Je suis humilié de la splendeur des bois,

Ainsi qu’aux temps rieurs des mignonnes marquises,
Plus d’une, s’en allant par les champs en travail,
Rêvait, pour son corps las de voluptés exquises,
L’amour d’un paysan au robuste poitrail.



***


Aussi, bien qu’adorant la grâce maniérée,
Les parfums corrompus, les vers voluptueux,
Je songe à vous, et vous envie, ô fils de Rhée,
Le brutal paradis des taillis monstrueux.




LA CÈNE



V. H.





Or maintenant, au fond du Palais ineffable,
Qui pour tapis a les espaces constellés,
Innombrables, autour de la Divine Table
Les Poètes des temps futurs sont assemblés.

Avant qu’ils n’aillent par le Portique superbe
De l’Avenir se disperser dans l’univers,
Le Maître a convié pour la Cène du Verbe
Ceux qui doivent porter aux nations les Vers.


Le Maître, revêtu d’un manteau d’hyacinthe,
Trône à leur table ; et, pour leur soif et pour leur faim,
Leur donne comme Christ la communion sainte
Sous l’espèce du pain symbolique et du vin :

« Prenez, dit-il, ô mes amis et mes apôtres,
Le pain qui rend fécond et le vin qui rend fier ;
Pour que le Verbe issu de mon âme aille aux vôtres,
Prenez, mes fils, ceci c’est mon sang et ma chair ! »


Mai 1885.


CLAIR DE LUNE MYSTIQUE


Ce soir, au fond d’un ciel uniforme d’automne,
La lune est toute seule ainsi qu’un bâtiment
Perdu sur les déserts marins, et lentement
Vogue dans l’infini de la nuit monotone.

Ce n’est pas la clarté des monotones nuits
Brillantes d’or fluide et de brume opaline ;
Mais le ciel gris est plein de tristesse câline
Ineffablement douce aux cœurs chargés d’ennuis.





Chère, mon âme obscure est comme un ciel mystique,
Un ciel d’automne, où nul astre ne resplendit,
Et ton seul souvenir, ce soir, monte et grandit
En moi, comme une lune immense et fantastique.

Chère, nous n’avons pas été de vrais amants :
C’est par caprice et par ennui que nous nous prîmes,
Et pourtant, j’ai voulu te façonner des rimes,
Bijoux sacrés, ayant d’étranges chatoîments.

C’est qu’au fond de mon cœur mystérieux d’artiste,
Le souvenir de ton amour pâle et banal
Verse comme le ciel en un bois automnal
Un reflet alangui de clair de lune triste.




EFFET DE SOIR





Cette nuit, au-dessus des quais silencieux,
Plane un calme lugubre et glacial d’automne.
Nul vent. Les becs de gaz en file monotone
Luisent au fond de leur halo, comme des yeux.

Et, dans l’air ouaté de brume, nos voix sourdes
Ont le son des échos qui se meurent, tandis
Que nous allons rêveusement, tout engourdis
Dans l’horreur du soir froid plein de tristesses lourdes.


Comme un flux de métal épais, le fleuve noir
Fait sous le ciel sans lune un clapotis de vagues.
Et maintenant, empli de somnolences vagues,
Je sombre dans un grand et morne nonchaloir.

Avec le souvenir des heures paresseuses
Je sens en moi la peur des lendemains pareils,
Et mon âme voudrait boire les longs sommeils
Et l’oubli léthargique en des eaux guérisseuses

Mes yeux vont demi-clos des becs de gaz trembleurs
Au fleuve où leur lueur fantastique s’immerge,
Et je songe en voyant fuir le long de la berge
Tous ces reflets tombés dans l’eau, comme des pleurs,

Que, dans un coin lointain des cieux mélancoliques,
Peut-être quelque Dieu des temps anciens, hanté
Par l’implacable ennui de son Éternité,
Pleure ces larmes d’or dans les eaux métalliques.




AUTOMNE



À Rodolphe Darzens





Le parc bien clos s’emplit de paix et d’ombre lente :
Un vent grave a soufflé sur le naïf orgueil
Du lys et la candeur de la rose insolente ;
Mais les arbres sont beaux comme des rois en deuil.

Encore un soir ! Des voix éparses dans l’automne
Parlent de calme espoir et d’oubli ; l’on dirait
Qu’un verbe de pardon mystérieux résonne
Parmi les rameaux d’or de la riche forêt.


Au dehors, par delà mon vespéral domaine,
La terre a des parfums puissants et ténébreux ;
Dans les vignes, le vent vibrant de joie humaine
Disperse des clameurs de vendangeurs heureux :

C’est l’altière saison des grappes empourprées
Des splendeurs de jeunesse éclatent dans les champs.
Si j’allais me mêler aux foules enivrées
De clairs raisins et si j’allais chanter leurs chants ?

Je suis las à présent de mes rêves stériles
Que j’ai gardés comme un miraculeux trésor.
Je hais comme l’amour mes fiertés puériles
Et la rose de deuil comme la rose d’or.

L’Ennui, rhythme dolent de flûte surannée,
L’Orgueil, vulgaire chœur d’inutiles buccins,
Ne vont-ils pas mourir avec la vieille année
Dans le soir bourdonnant de rires et d’essaims ?

D’invisibles clairons dans l’Occident de cuivre
M’appellent vers la vigne et les impurs vergers ;
Je veux aussi ma part dans le péché de vivre ;
Seigneur, conduisez-moi parmi les étrangers !

Pourtant tu sais, ô cœur épris de blond mystère,
Qu’au pays triomphal des treilles et des vins
Veille le dur regret de la forêt austère :
Tu pleurerais de honte en leurs sentiers divins.


N’écoute pas le cri lointain qui te réclame,
Les conseils exhalés dans la senteur des nuits.
Tu sais que nul baiser libérateur, mon âme,
Ne rompt l’enchantement de tes subtils ennuis.

Laisse les vendangeurs en leurs mauvaises vignes,
Tu ne t’enivres pas des vins de leur pressoir :
Contemple les lueurs candides des grands cygnes
Glissant royalement sur les lacs bleus de soir.

Et dans le jardin pur de floraisons charnelles
Regarde croître l’ombre avec sérénité,
Tandis qu’au ciel, des mains blanches et fraternelles
Font dans le crépuscule un geste de clarté.




TRISTESSE DE SEPTEMBRE



À madame Élisabeth Dayre.





Quand le vent automnal sonne le deuil des chênes,
Je sens en moi, non le regret du clair été,
Mais l’ineffable horreur des floraisons prochaines.

C’est par l’avril futur que je suis attristé ;
Et je plains les forêts puissantes, condamnées
À verdir tous les ans pendant l’éternité.

Car, depuis des milliers innombrables d’années,
Ce sont des blés pareils et de pareilles fleurs,
Invariablement écloses et fanées ;


Ce sont les mêmes vents susurrants ou hurleurs,
La même odeur parmi les herbes reverdies,
Et les mêmes baisers et les mêmes douleurs.

Maintenant les forêts vont s’endormir, raidies
Par les givres, pour leur sommeil de peu d’instants.
Puis, sur l’immensité des plaines engourdies,

Sur la rigidité blanche des grands étangs,
Je verrai reparaître à l’heure convenue ―
Comme un fantôme impitoyable ― le printemps ;

Ô les soleils nouveaux ! la saison inconnue !




L’ÂME MIÈVRE



À Camille Bloch.





Maintenant j’ai revu les moissons oubliées,
Et, dans la paix des soirs pleins de saines senteurs,
Les rudes moissonneurs, près des gerbes liées,
Croisant leurs bras avec des gestes de lutteurs.

Maintenant j’ai revu les forêts et les plaines
Et j’ai marché dans les pâturages herbeux ;
Ma gorge a respiré les puissantes haleines
Qui montent du sol roux blessé par les grands bœufs.


Mais, comme un empereur parmi les foules viles,
Je suis passé dans la campagne, indifférent ;
Car toujours, en mon cœur, l’impur amour des villes
Chantait plus haut que la forêt et le torrent.

Dans les routes des bois et dans les fraîches sentes,
Les augustes frissons des vieux arbres hautains
Ne me faisaient songer qu’à des robes absentes,
Et les ciels me faisaient regretter les satins.

Quand un vent balsamique arrivait des vallées,
J’avais des souvenirs pervers de parfums lourds ;
Et les soleils épars dans les nuits constellées
N’étaient pour moi que des bijoux sur du velours.




PAYSAGE



À madame Robert Caze.





Voici la bonne paix obscure
D’un étrange soir automnal.
Le crépuscule transfigure
Les toits gris et le ciel banal.

Et chaque ligne se découpe
Sur le velours épais des soirs :
Un dôme au loin est une coupe
Qui plonge sur des coussins noirs,


Tandis que splendide et bizarre
Un seul coin étoile des deux
Est un écran de métal rare
Piqué de fleurons précieux ;

Et comme une noble orchidée
Sur un sol pur de viles fleurs
Dans l’esprit lavé de l’idée
S’ouvre un rêve aux calmes couleurs.




L’HEURE GRISE



À Grégoire Le Roy.





Oh ! la tristesse langoureuse
Du ciel vespéral de Paris,
Tendu de pâle satin gris
Ainsi qu’un boudoir d’amoureuse !

De lumineux brouillards flottants
Estompent l’angle des toitures,
Nul pli ne ride les tentures
Que suspend le frileux printemps.


Et là-haut, sous la mousseline
Du crépuscule, transparaît
Un vaporeux soleil, discret
Comme une veilleuse câline.

Sur le grouillement des trottoirs
La nuit, douce et mièvre, se penche,
Comme une lente fille blanche
Caressant des lévriers noirs.

Tandis qu’en moi croissent les ondes
D’une enamourante langueur,
Dans l’ombre calme de mon cœur
Il pleut des souvenirs de blondes.




CRÉPUSCULE PLUVIEUX



À Rodolphe Darzens.





L’ennui descend sur moi comme un brouillard d’automne
Que le soir épaissit de moment en moment,
Un ennui lourd, accru mystérieusement,
Qui m’opprime de nuit épaisse et monotone.

Pourtant nul glorieux amour ne m’a blessé,
Et c’est sans regretter les heures envolées
Que je revois au loin, vagues formes voilées,
Mes souvenirs errants au jardin du passé.


Et pourtant, maintenant, dans l’horreur languissante
D’un soir de pluie et dans la lente obscurité,
Je sens mon cœur que nul amour n’a déserté
Mélancolique ainsi qu’une chambre d’absente.




LUEURS



À Jean Ajalbert.





C’est un soir calme, un soir de fête.
En bas, dans le noir, vers Paris
À peine encore quelque faîte
D’église perce le soir gris.

Puis les ombres amoncelées
Submergent les derniers clochers,
Et je pense aux mers contemplées
Autrefois du haut des rochers.


Les clartés de Paris, tremblantes,
Fourmillent sous le ciel d’hiver,
Falots lointains de barques lentes,
Éparses, la nuit, sur la mer.

Ma pensée, avec les églises,
Meurt dans le soir silencieux ;
Mais des visions indécises
Resplendissent devant mes yeux

Tandis qu’en la brume du songe
Je regarde, au loin, sur les flots
De cet océan de mensonge,
Fuir les immobiles falots.




L’HIÉRODOULE



À Paul Roux.





Dans le triomphe bleu d’un soir oriental
Elle s’accoude avec une lente souplesse
Au rebord lumineux de la terrasse, et laisse
Ses cheveux étaler leur deuil sacerdotal.

La ville sainte aux toits baignés de lueurs blanches
Est pleine de rumeurs d’épouvante, et là-bas,
Dans le Bois pollué par le sang des combats,
Des feux semblent des yeux cruels entre les branches.


Les hommes durs venus de pays innommés
Fouleront ce matin le sol du sanctuaire ;
Près des murs, attendant l’aurore mortuaire,
Veillent, silencieux, des cavaliers armés.

Et vers le ciel pareil aux cuirasses brunies
Que hérissent des clous brillants, leur rude main
Lève de longs buccins d’or qui seront demain
Les annonciateurs sacrés des agonies.

Des femmes, leurs seins nus caressés de clartés,
Dans de grands parcs plantés d’hiératiques chênes
S’attardent à rêver des souillures prochaines
Et s’apprêtent pour les mauvaises voluptés.

Mais, dédaignant le songe humain des vils désastres,
L’hiérodoule au cœur d’éternel diamant
Dans la suprême nuit regarde éperdument
L’hiver du ciel blanchi par le givre des astres.




IMPIÉTÉS





Dans la haute nef qui frissonne toute
Au bruit triomphal de l’hymne chanté,
Un étrange Évêque, au cœur plein de doute,
Officie avec somptuosité.

Il chante ― que Dieu soit ou non, qu’importe ?
Qu’importe le ciel sévère ou clément ? ―
Impassible, il chante, et de sa main forte
Lève l’ostensoir solennellement.


Mais ― tandis qu’au loin sa narine avide
Quête les parfums du saint encensoir ―
Il songe, en son âme infidèle et vide,
Qu’il est beau, tenant ainsi l’ostensoir ;

Que, sur son manteau de pourpre, rutile
Une gloire large et de divers ors,
Comme un soleil que le soir mutile
Luit sur le charnier des nuages morts.

Il songe qu’un peuple obscur le contemple,
Qu’au fond d’un brouillard lourd de senteurs, l’œil
Voit uniquement dans la nuit du temple
L’Évêque splendide en son rouge orgueil.

Et, les yeux emplis d’ivresse extatique,
Le prêtre, usurpant au Christ défié
L’hommage royal du dévot cantique,
Sur l’autel qu’il sert s’est déifié.


***


Chère, je t’ai dit des messes hautaines,
Sans y croire, ainsi qu’un prêtre mauvais,
Pour que le regard des foules lointaines
Me trouvât très beau lorsque je levais


― Évêque vêtu de fières étoffes ―
L’ostensoir des vers aux riches splendeurs,
Et je n’agitais l’encensoir des strophes
Que pour m’enivrer avec ses odeurs.




LA DAME EN DEUIL



À Camille Bloch.





La dame en deuil, parmi les glycines des treilles,
Erre languissamment dans les longues allées
Où des senteurs de fruits et de grappes foulées
Flottent en l’air vibrant d’une rumeur d’abeilles.

Ses mains blondes avec une lente indolence
Saccagent en passant des lys et des verveines,
Et chaque fois qu’au loin sonnent les heures vaines
Ses grands chiens familiers hurlent dans le silence.


Par les grilles, là-bas, à travers les champs calmes
Elle regarde fuir la route grise et plate,
Et voici que paraît en manteau d’écarlate
Un cavalier portant des roses et des palmes.

        « Viens, ô dame en deuil, vers les vallons
        De joie et de paix ; allons ensemble
        Cueillir aux jardins des Avallons
        La fleur en exil qui te ressemble.

        « Viens, à mon baiser qui t’implorait
        Des lèvres de reine étaient amères :
        Pour venir à toi, dans la forêt
        J’ai tué la Guivre et les Chimères.

        « Viens ! Dans des pays blonds de soleil,
        Nous nous aimerons sur l’or des grèves…
        Notre amour sera comme un sommeil
        Où nous deviendrons nos propres rêves. »

Elle, le regard plein de clémences souffrantes,
Tend son bras vers la plaine heureuse et monotone :
« Cavalier, tes chansons d’amour sont enivrantes
Et splendides ainsi que les raisins d’automne.

« Mais ton âme aurait peur dans mon âme nocturne.
Ô cavalier, je ne suis pas celle qu’on aime.
Va-t’en ! je veux rester la veuve taciturne
De mes rêves d’antan que j’ai tués moi-même.


« Ton amour sombrerait en mon cœur vaste et vide,
Vaisseau royal perdu parmi les mers profondes ;
J’ai pris les clairs bonheurs avec ma main avide
Et maintenant je sais la vanité des mondes. »

L’air glorieux frémit d’un rhythme de cantique
Et dans le jardin clos, riche de fleurs hautaines,
C’est un moine souillé de la cendre mystique
Qui parle, l’œil ardent d’espérances certaines :

        « Puisque tu veux fuir le mauvais brait
        Du bonheur charnel et de la vie,
        Que les beaux vergers n’ont pas de fruit
        Pour calmer ta soif inassouvie,

        « Partons ! sous le ciel des durs étés
        Viens t’agenouiller en Galilée.
        Nous engloutirons tes sens domptés
        Dans une prière immaculée.

        « Les hommes impurs sont engourdis
        Dans le long hiver des jours prospères.
        Viens ! nous monterons en paradis
        Par d’âpres sentiers pleins de vipères. »

Regardant en ses mains pâlir des fleurs blessées
Elle répond : « C’est vrai, ces demeures sont viles ;
Je suis si lasse de la chair et des pensées.
Pourtant je n’ose pas m’enfuir aux saintes villes.


« Mon cœur frivole a peur de tes graves paroles
Et j’aurai froid sur la route de délivrance.
Je veux vivre parmi mes mondaines corolles
Et m’endormir ; je suis malade d’espérance.

« Moine, si dans le sable infécond de mon âme
La Rose de miracle allait enfin éclore ?
L’horizon des matins semble rouge de flamme,
Si c’étaient mes péchés qui brûlent dans l’aurore ? »

Et seule encor la dame en deuil attend et songe,
Et les grands chiens, tandis que dans le vent frissonne
La caresse du vieil espoir et du mensonge,
Hurlent tous à la mort quand l’heure lourde sonne.




INFIDÉLITÉS





Tu parlais de choses anciennes,
De riches jardins somnolents
Que de nobles musiciennes
Troublent, le soir, d’échos dolents ;

Et de chapelles où s’attardent
Les princesses en oraison ;
Et de lits féodaux que gardent
Toutes les bêtes du blason.


Hélas ! tes paroles amies
Pour mon cœur avide et lassé
Ont réveillé ces endormies :
Les amoureuses du passé.

Et chacune à présent se lève
Devant moi dans le calme soir,
Émergeant à demi du rêve
Comme un corps blanc d’un fleuve noir.

Oh ! les invincibles rivales
Que vous-mêmes vous appelez ;
par ces visions triomphales
Nos pâles amours sont troublés.

Entre vos seins de sœur clémente
Vous caches vainement mon front :
C’est vers quelque lointaine amante
Que mes désirs cruels iront.

Je sais bien, vos yeux d’améthyste
S’emplissent de reproches doux…
Et je suis mortellement triste
De n’avoir plus d’amour pour vous.




ACTE DE CONTRITION





Vos cheveux me faisaient rêver au blond Septembre,
Vos lèvres évoquaient la splendeur du Printemps,
Et près de vous, ainsi qu’un lointain parfum d’ambre
Je respirais dans l’air des souvenirs flottants.

Vos yeux que j’emplissais de mes propres pensées,
Inconscients et doux, dans le bruissement
Du silence, parlaient des heures dépensées,
Et je me confessais à vous mystiquement.


Je confessais que les Printemps et les Automnes
Passent en vain le seuil sacré des horizons,
Car mon âme est pareille aux déserts monotones
Assoupis dans l’oubli stérile des saisons.

Paris dormait ; avec un grave bruit de cuivre,
Des horloges sonnant les heures à la fois
Proclamaient dans la nuit la vanité de vivre,
Et vos rires semblaient complices de leurs voix.

Ainsi vous terrassiez mon rude orgueil d’artiste,
Et j’ai vu mon néant à la chère clarté
De vos regards ; et j’ai par vous la gloire triste
De la honte pieuse et de l’humilité.




LE TRÉSOR



À Rodolphe Darzens.





Les claires heures des printemps
Sont des gemmes qu’en leurs largesses
Nous jettent des cieux éclatants
Les mains d’invisibles princesses.

Tous ces joyaux spirituels,
Tombés des célestes Golcondes,
Tiennent des bonheurs virtuels
Cachés dans leurs clartés profondes.


Et cependant, c’est vainement
Qu’elles viennent, les gemmes rares,
Livrer leur resplendissement
À nos doigts de mauvais avares.

Car nous entassons, jamais las
De nos espérances subtiles,
Pour un jour qui ne viendra pas
Les belles perles inutiles.

Mon Dieu ! mes mains d’enfouisseur
Ont-elles fait quelque œuvre bonne ?
Écoute ! Un reproche obsesseur
Dans les lents angelus résonne.

Tandis qu’éperdument j’attends
L’éveil d’une impossible aurore,
Le trésor stérile du Temps
S’avilit et se décolore.

Et je vis, n’ayant dans mon cœur
Que des souvenances banales…
Ô perles qu’un mage moqueur
Transforme en feuilles automnales !




CONSEIL DU SOIR



À Pierre Quillard.





Nulle pourpre aujourd’hui dans le gris vespéral ;
Le jour meurt simplement comme une âme lassée,
Et voici que du ciel uniforme et claustral
Une paix de couvent tombe sur ma pensée.

J’accepte le conseil religieux du soir
Qui m’édifie un pacifique monastère,
Et mon rêve, oublieux et calme, ira s’asseoir
Au jardin monacal plein de chaste mystère.


Je quitterai le lourd manteau du vain orgueil :
Trop d’autres ont usé l’or de son insolence.
Et je dépouillerai la vanité du deuil :
Tant d’ennuis ont crié que je veux le silence.

Comme un captif hanté par l’espoir suborneur,
Je ne monterai plus sur la Tour idéale
Épier le galop mensonger du Bonheur
Qui vient dans un brouillard de clarté liliale ;

Mais mon Esprit, absous de ses désirs altiers,
Sera pareil aux doux moines mélancoliques
Errants dans les jardins graves des bons moûtiers
Et vieillissant parmi les roses symboliques.




LA REINE DE SABA





Sur les monts du Seigneur blancs de clartés lustrales,
Loin des palais souillés de trésors et de vins,
Ivre de nuit et de tristesses sidérales
Le Roi songe et s’exile en des déserts divins.

Là-bas, parmi les blés, les palmes et les vignes,
La ville des guerriers dort son sommeil brutal ;
Et des vaisseaux vainqueurs, calmes comme des cygnes,
Font glisser sur les eaux de l’Océan natal
 


Leur carène gardant des princesses captives ;
Dans des plaines de fleurs vaguent de doux bergers
Et, sous le ciel troublé d’étoiles fugitives,
Des amants puérils veillent dans les vergers.

Le Roi, fuyant les beaux jardins des amoureuses
Et les riches pays où triomphe l’été,
Regarde au loin vers des planètes douloureuses
Qui pleurent dans la nuit leurs larmes de clarté.

« Autrefois, autrefois, à genoux dans ces herbes,
Ô mon Dieu ! j’ai levé les yeux vers les cieux froids ;
J’ai commis le péché des prières superbes,
Et depuis lors je suis le Sage entre les rois.

« De funèbres moissons s’entassent dans mes granges
Et j’ai cueilli les fruits amers des bois maudits,
Et j’ai livré bataille aux terribles archanges
Devant la porte d’or des profonds paradis.

« Et maintenant que du pays des aromates
Je l’entends accourir par delà l’horizon,
Celle qui lavera mes célestes stigmates,
J’ai honte du bonheur qui vient sur ma maison.

« La Reine du Midi marche dans la lumière
Et m’apporte la joie en d’impurs talismans ;
Je vais dormir dans la sérénité première
Parmi l’humble troupeau des rois et des amants.


« Frappez cette étrangère, ô mon Dieu ! qu’elle meure
Sans entrer dans la terre auguste des Hébreux ;
Qu’elle ne dise pas au seuil de ma demeure
Les paroles de nuit qui me rendraient heureux. »

Or sous un tiède vent la mer orientale
A roulé dans l’exil les astres submergés ;
Et tandis que l’aurore impérieuse étale
Son orgueil enfantin dans les cieux saccagés,

La Reine vient, portant vers la montagne sainte
Le talisman qui fait fuir le rêve royal,
Et ses hérauts vêtus d’argent et d’hyacinthe
Jettent dans la campagne un appel nuptial.




SIEGFRIED





Clamant victoire en la liesse de l’été,
Le héros puéril, fier de son jeune glaive,
Foule dans les gazons le dragon mort et lève
Vers les arbres amis son bras ensanglanté.

Et voici qu’il comprend le grand appel jeté
Par les oiseaux dans les halliers ivres de sève.
Leur chant rhythme pour lui des paroles de rêve,
Une voix d’avenir surgit dans la clarté.


La mauvaise rumeur des prochaines années
Passe dans les frissons heureux de la forêt,
Dans chaque bruit résonne un bruit de destinées

Et, là-bas, le jardin des baisers apparaît.
Et le héros, vaincu par le futur, se livre
À l’ineffable mal d’être grand et de vivre.


Janvier 1887.




LES VIEILLARDS





Nous sommes les vieillards orgueilleux de survivre...
Dans les bois réveillés par des clameurs de cuivre,
Dans les villes en deuil et les champs ravagés
Des chevaux ont foulé nos reines massacrées ;
Nous avons vu périr sous des mains abhorrées
Les grappes de la vigne et les fruits des vergers.

Nos frères sont tombés en d’immondes vallées,
Dans des pays de nuit nos vierges exilées
Ont versé pour les rois l’hydromel et le vin.
Nous voulons voir encor mentir l’aurore claire
Et le soleil, gorgé de sang crépusculaire,
Comme un lion repu dormir dans le ravin.
 

Nous sommes les aïeux fiers de nos cent années.
Ô temps sacré ! le fouet des dures destinées
Pendant un siècle entier a frappé sur nos reins.
Nous voulons vivre encore, ô montagnes amies,
Et contempler parmi les treilles endormies
L’antique trahison des étés souverains.




LE MAGE



À Bernard Lazare.





C’est fini : tout le jour les chevaux des Barbares
Ont marché dans le sang des Mages massacrés,
Et des clairons vainqueurs insultent de fanfares
Les portiques du temple et les jardins sacrés.

Dans les champs lumineux et parfumés de menthes,
Au fond des bois hantés d’ægipans et de dieux,
Les flèches des castrats ont percé les amantes ;
Les muets ont vaincu les rois mélodieux.


Voici qu’ils sont tombés, les beaux gardiens du Verbe
Qui veillaient le trésor des secrets fabuleux.
On les a prosternés la face contre l’herbe
Pour ravir à leur mort l’amitié des soirs bleus.

Et des mains de bouffons se traînent sur la lyre ;
Les hymnes sont souillés par des voix de valets,
Et tous, chiens offusqués par le nard et la myrrhe,
Hurlent d’horreur devant la splendeur des palais.

Fugitif et donnant à la terre natale
La bénédiction de son sang précieux,
Le survivant de la tribu sacerdotale,
Le dernier des voyants jette un cri vers les cieux.

« Dieu de la nuit, le ciel est plein de mauvais astres
Dont le regard haineux fait mourir les cités.
Voici le jour sanglant des suprêmes désastres,
Et je vous parle seul dans des champs dévastés.

« Cependant, comme au soir des jeunes allégresses,
Je m’enivre en fuyant des parfums vespéraux,
Et le cœur tout meurtri de divines tendresses,
J’ai peur de pardonner, Seigneur ! à mes bourreaux.

« Je suis le prisonnier de la forêt magique ;
J’adore malgré moi les horribles vergers
Dont les rameaux ont bu dans le printemps tragique
Le sang mystérieux des justes égorgés.

 
« Et je souffre d’aimer encor la gloire infâme
De la terre déchue et du ciel avili.
Je pleure de sentir descendre sur mon âme
Comme une brume d’or le pacifique oubli.

« Ô mon Dieu ! sauvez-moi des fleurs crépusculaires
Et laissez-moi m’enfuir des pays bien aimés.
Je veux savoir la joie immense des colères,
La royale rancœur des lions enfermés.

« Comme un chasseur qui vient raviver sous sa lance
L’ancienne cruauté des monstres endormis,
Irritez-moi, troublez ma bonne somnolence,
Que je puisse à la fin haïr mes ennemis.

« Et quand ils sortiront des demeures pillées,
Emplissez-moi le cœur de désirs ténébreux,
Pour que je veuille enfin, de mes mains réveillées,
Faire crouler les rocs des montagnes sur eux. »

Il dit ; et le jour vient, et le honteux cortège
Des étrangers remplit la plaine et le ravin ;
Et le conquérant dort, stupide, sur le siège
Du char royal sali de poussière et de vin.

Mais ces hommes sont beaux sous le soleil qui dore
Les cuirasses de bronze et les riches cimiers
Dans la campagne en fleurs où le vent de l’aurore
Incline devant eux les lys et les palmiers.

 
Alors, respectueux et doux, le dernier Mage,
Contemplant les chevaux cabrés dans la moisson,
Semble un vieux serviteur courbé pour rendre hommage
Au maître vénéré qui rentre en sa maison :

« Salut, voleurs épris de gloires insensées,
Lâchés dans les blés mûrs comme de lourds taureaux !
Gloire à vous, meurtriers des blanches fiancées,
Car le soleil levant vous égale aux héros.

« Vous chevauchez pareils aux dompteurs des Chimères,
Aux blonds libérateurs des princesses en deuil,
Et plus haut que le bruit des peuples éphémères
Vous faites résonner le cri de votre orgueil.

« Et les hommes, au fond de leurs villes lointaines,
Troublés par la rumeur de vos chars merveilleux,
Vous prêteront, muets, des paroles hautaines,
Castrats, vous salueront comme de grands aïeux.

« Allez ! moi seul, j’ai vu vos mauvaises épées ;
Seul je sais le secret de votre cœur banal.
Mais je veux être aussi pour les foules trompées
Complice de l’aurore et du vent matinal.

« Je veux laisser en paix la splendeur des mensonges
Éclore sous les pieds de vos chevaux impurs ;
Car vous êtes élus pour passer dans les songes,
Car le destin vous livre aux aèdes futurs.

 
« Et vaincu je bénis les ennemis immondes,
Puisque aux appels de leurs clairons retentissants
Un éphèbe surgit à l’orient des mondes,
Qui sacrera leur roi par les rhythmes puissants. »

Il parle ainsi, tendant sans haine des mains calmes ;
Et dans les champs, émus d’un frisson de réveil,
Parmi les gerbes d’or et les tranquilles palmes,
Ces brutes, dieux nouveaux, marchent vers le soleil.


Avril 1888.




L’ÉTOILE DU BERGER





Un calme soir caresse au loin les belles plaines ;
L’Étoile du Berger, au fond du ciel d’été,
Comme un signe de gloire et de félicité
Resplendit sur les prés et sur les granges pleines.

Grande et droite sous le fardeau des lourdes gerbes,
Une fille aux pieds nus, d’un pas robuste et lent,
S’avance dans les champs silencieux, foulant
Les ronces et les fleurs sous ses talons superbes.


Ses yeux durs font rêver d’aventures sublimes,
Et ses bras, soulevant le sac plein de blé mûr,
Font le geste d’offrir dans le nocturne azur
À quelque dieu guerrier des dépouilles opimes.

Elle va, roidissant virilement son torse ;
Une odeur de moisson, d’herbes et de forêt
Flotte autour de sa chair farouche, et l’on croirait
Respirer dans le vent le parfum de sa force.


1888




L’ÉTRANGÈRE





En son manteau d’argent tissé par les prêtresses,
La vierge s’en allait vers les jeunes cités,
Et la nuit l’effleurait de mystiques caresses,
Et le vent lui parlait de longues voluptés.

Or, c’était en un siècle où les rois faisaient taire
Les joueurs de syrinx épars dans le printemps ;
Les sages enseignaient aux peuples de la terre
L’horreur des jeunes dieux et des lys éclatants.


Mais tandis que là-bas se levait sur les villes
La mauvaise lueur des temples embrasés,
La vierge allait cherchant, parmi les races viles,
Le fabuleux amant digne de ses baisers.

Elle apparut un soir, blanche et mystérieuse,
Dans le mois où la faux couche les blés épais ;
Et de très loin, vers la foule laborieuse,
Tendit ses douces mains comme des fleurs de paix.

Elle gardait dans ses cheveux et dans ses voiles
Un long parfum de gloire et de divinité,
Et, pour avoir dormi sous de saintes étoiles,
Son corps entier était pénétré de clarté.

Elle vient et déjà de merveilleux murmures
Ont réveillé comme autrefois les bois ombreux :
Appels de chèvrepieds gorgés de grappes mûres,
Près des nymphes riant dans les fleuves heureux.

Des voix ont dit des noms oubliés de guerrières,
D’ineffables syrinx soupirent dans les airs,
Le vent porte des bruits antiques de prières,
Une ombre olympienne emplit les cieux déserts.

Et la vierge, attendant de glorieux éphèbes,
S’offre splendide et nue aux baisers triomphaux.
Alors les chefs et les vieillards gardiens des glèbes
La repoussent avec des bâtons et des faux.


« Va-t’en ! Nous avons peur de tes yeux pleins d’aurore,
Tu nous ramènerais les vieux songes pervers.
Par toi nous rêverions et nous verrions encore
Des ténèbres d’amour obscurcir l’univers. »

Et les femmes quittant les prés et la fontaine,
Laissant les clairs fuseaux et les vases de miel,
Poursuivent en hurlant l’étrangère hautaine
Qui souille le pays d’une senteur de ciel.

Des clameurs de combat sonnent dans les vallées,
Les bois sont secoués de tragiques frissons,
Et, comme aux rouges soirs des anciennes mêlées,
Les filles aux bras forts courent dans les moissons.

Victoire ! Maintenant une prostituée
Qui regarde le ciel avec des yeux méchants
Traîne le corps sacré de la vierge tuée ;
Le sang surnaturel trouble les lys des champs.

La nuit descend ; les cieux fleuris d’étoiles claires
Resplendissent comme un jardin prodigieux.
Les filles au cœur froid ont senti leurs colères
Grandir sous le baiser du soir religieux.

Leur fureur se ravive à l’odeur des fleurs douces,
A la bonne rameur de la plaine et des flots.
Farouches, dénouant leurs chevelures rousses,
Elles poussent du pied l’étrangère aux yeux clos.


Joyeuses d’insulter des neiges lumineuses,
Elles mordent sa gorge avec férocité ;
On voit briller au fond des prunelles haineuses
L’orgueil mystérieux de souiller la beauté.

Et toutes, emplissant de sables et d’ordures
La bouche qui savait les mots mélodieux,
Sur la divine morte avec leurs mains impures
Se vengent de l’amour, des rêves et des dieux.


Août 1888.


PERSONNAGES


ORIANE
DORIETTE
SILVÈRE
OBÉRON


La scène représente une clairière dans la forêt des fées. Parmi des herbes lumineuses et des fleurs coule une fontaine. À droite, des buissons de roses. Oriane est assise près de la fontaine. Elle dévide sur son rouet des fils pareils à des rayons de lune.


ORIANE

Ô fils resplendissants, ô fils couleurs d’étoile,
Serez-vous le manteau d’un prince ou bien le voile

D’une reine ?... Non, non, fils couleur du printemps,
Je veux que vous soyez les clairs rideaux flottants
Éployés sur le lit ardent d’une amoureuse,
Comme un pavillon d’or sur une barque heureuse.
Un silence. Le rouet s’arrête. Oriane laisse tomber son fuseau et rêve.
Oui, moi la calme sœur du lys et du ramier,
J’aime l’amour, et c’est mon plaisir coutumier
D’endormir une vierge en des songes d’épouse.
O songes nuptiaux...
Vivement, se faisant un reproche.
                               Eh bien ! suis-je jalouse ?
Oriane serait jalouse des amants ?
Ah ! folle !... N’ai-je pas dans mes palais dormants
L’orgueil des voluptés ineffablement pures ?
Là-bas, aux buissons bleus je cueille au lieu de mûres
Des saphirs... Et le soir, en tournant mes fuseaux,
J’entends chanter les mandragores. Mes oiseaux
Exhalent dans leur vol un parfum de corolles.
Et je suis une fée, et je sais les paroles
Qui font surgir au ciel des astres inconnus.
Je peux tout !
Tristement.
                           Non ! car mes longs cheveux, mes bras nus,
Ma gorge qui s’émeut sous ma robe étoilée,
Nul ne les voit ! et si, parfois, dans une allée

Un voyageur épris de cieux et de forets
Passe en chantant au loin, vite, je disparais !
Car Obéron, le roi des forêts merveilleuses,
Le veut ainsi ! Je puis dormir sous les yeuses
Du chemin. Le passant ne vient pas, ébloui,
Me réveiller : Je suis invisible pour lui,
Et, toute, je me mêle à la vapeur des sentes,
Aux brumes de la lune, aux clartés frémissantes
Qui meurent sur les champs, les jardins et les bois.
Elle se mire dans la fontaine.
Pour qui donc suis-je belle, hélas !
                                              Mais tu me vois,
Ciel où veillent des yeux ; et toi, forêt vivante,
Tu me vois. Le baiser que mon rêve me vante,
Le baiser ne vaut pas la caresse du soir,
Tout parfumé de fleurs féeriques. Mon pouvoir
Est plus doux que l’amour. Je suis l’heureuse reine
Que jamais nul désir ne troublera.

DORIETTE, entrant brusquement.
                                                 Marraine,
Venge-moi !

ORIANE.
Doriette ! Oh ! quels yeux en courroux !

DORIETTE.
Écoute-moi ! jadis parmi les buissons roux

Tu m’as trouvée ainsi qu’une abeille exilée
Des belles ruches d’or.

ORIANE, riant.
                                    Et je vous ai volée !

DORIETTE.
Tu m’as prise en tes bras, marraine, et j’ai grandi
Dans la forêt que dore un magique midi.

ORIANE.
Oui, mais tu fuis parfois la divine clairière.
Tu t’en vas, déployant, ô ma douce guerrière,
Comme un noble étendard tes cheveux dans le vent,
Et je sais que là-bas tu triomphes souvent
Et qu’en des soirs d’orgueil tu choisis pour escorte
Des rois tristes que tu domptas.

DORIETTE.
                                               Oui, je suis forte !
Mes pieds se sont posés sur les grands boucliers
Comme de blancs oiseaux frêles et familiers
S’abattent sur les toits altiers des citadelles.
Oui, partout, des amants inconnus et fidèles
M’attendent. Eh bien, là, dans le bois, ce matin,
Je ne sais quel chanteur puéril et hautain
M’insulta, comprends-tu, moi la victorieuse !
Mais tu me vengeras.


ORIANE.
                                 Ma belle furieuse,
Conte-moi quelle fut cette insulte !

DORIETTE.
                                              J’errais,
Écoutant vaguement sous les feuillages frais
Les murmures amis d’une source sacrée.
Soudain (certes, j’eus tort I) ma ceinture dorée
Et ma robe, je les jetai dans les buissons,
Et, souriante, avec de farouches frissons,
Je me cachai dans la splendeur de la fontaine.

ORIANE, vivement.
Et l’enfant qui rêvait sur la route lointaine
Accourut, vit briller l’éclair de tes cheveux,
S’enivra de ta chair et, dans ses bras nerveux,
Prit, comme un ægipan vainqueur d’une faunesse,
Ton cher corps éclatant de royale jeunesse ?

DORIETTE, un peu confuse.
Eh ! non, ce ne fût pas cela...

ORIANE.
                                              Tu me parlais
D’une insulte ?

DORIETTE.
T andis, hélas ! que je voilais

Ma face avec mes doigts mal clos, l’enfant sauvage,
Sans se cacher parmi les saules du rivage,
Sans épier la source où je riais, pourtant !
Passa, les yeux au ciel, dédaigneux et chantant.

ORIANE.
Certes, filleule, il t’a gravement offensée.
Il va mourir, c’est dit !

DORIETTE, vivement,
                                     Je n’ai pas la pensée
De le tuer ! Vois-tu, cet enfant étranger,
Je le hais ! Mais on peut haïr sans égorger,
Et je ne rêve pas pour uniques délices
De le voir dévoré des louves et des lices.

ORIANE.
Veux-tu qu’il t’aime ?

DORIETTE.
                                    Non ! Il est trop tard. Vraiment,
Je ne sais que vouloir. Imagine un tourment.
Elle cherche.
L’enchaîner sur le bord effroyable d’un gouffre ?
Non ! Le changer en pierre, en arbre ?... Il faut qu’il souffre.
Et le roc ne sent rien et l’arbre a trop de fleurs.
Cherchons encor !... La terre est pauvre de douleurs.
Tiens ! Que près de la source où je fus offensée
Il

Il soit troublé de quelque étrange fiancée ;
Que j’entende monter aux cieux lointains et sourds
Ses sanglots et les cris de ses vaines amours.

ORIANE.
Par qui le ferons-nous punir ?
Brusquement, à elle-même.
                                            Oh ? quelle idée !
À Doriette.
Le châtiment est sûr, car tu seras aidée
Par quelqu’un de très grand...

DORIETTE.
                                               Ciel ! Ai-je deviné.
C’est toi qui vas...

ORIANE.
                                      Pourquoi ce regard étonné ?
Je t’obéis. Je veux le châtier moi-même.

DORIETTE.
Réfléchis... Tout à l’heure il te criera : « Je t’aime. »
Et penché vers ta lèvre il te dira tout bas
Des mots victorieux... Tu ne faibliras pas ?

ORIANE.
Oriane ne peut s’attendrir.

 
DORIETTE.
                                            Es-tu sûre ?

ORIANE.
Oui, mon cœur souverain ne craint pas la blessure
Des amours vaines...

DORIETTE, résignée.
Soit ! si tu veux, venge-moi !
Oriane s'avance vers les arbres et fait des signes magiques avec son fuseau.

ORIANE.
Obéron, Obéron, je t’appelle, ô mon roi !

Obéron parait.

OBÉRON.
Que veux-tu donc ? Vas-tu me demander encore
Une robe trempée au gouffre de l’aurore ?
Veux-tu boire du clair de lune ? Te faut-il
Quelque voile tissé d’une brume d’avril ?
Faut-il que pour parer ton front et tes oreilles
Je prenne aux nuits d’été des étoiles vermeilles ?

ORIANE.
Non, ni joyaux du ciel, ni robe ! Mon souhait,
C’est de n’être plus seule avec le bois muet.
Roi, je veux qu’un jeune homme à la lèvre attendrie
Voluptueusement ne parle

 et ne sourie.
Déliez ce serment cruel qui me défend
D’apparaître. Je veux que là-bas un enfant
Voie au fond de la nuit éternelle du monde
Ma gorge resplendir comme une clarté blonde :
Je veux livrer au vent terrestre mes cheveux.

OBÉRON.
Vous voulez être femme, Oriane ! Ces vœux
Sont indignes de vous ! Comment ! vous êtes fée,
Vous passez dans le soir, lumineuse et coiffée
De rayons ; vous cueillez toutes les fleurs du ciel,
Vous saccagez, comme un enfuit voleur de miel,
Le nuage rempli de clarté savoureuse !
Et puis, vous voulez être, hélas ! quelque amoureuse,
Quelque fille rôdant le soir furtivement
Dans l’ombre des chemins, au bras de son amant,
Et vous vous éprendrez, ô ma blanche Oriane,
Comme Titania, d’un rustre à tête d’âne !

ORIANE, très grave.
Aucun philtre, ô mon roi ! n’a troublé ma raison.
Moi, déchoir ! Non : Je suis de trop noble maison,
Étant née, un printemps, d’une perle enchantée.
Mais vous ne m’avez pas, sire, assez écoutée,
Car je veux apparaître, un seul jour, un moment,
Pour qu’un enfant plaintif m’appelle éperdument
Et pleure de me voir...
 

Suppliante.
                                         Un seul jour ! Que t’importe ?
Puis il me verra fuir comme une étoile morte
Qui s’engloutit dans la tristesse de la mer.
Et son cœur gardera comme un parfum amer
Le souvenir mortel de ma lèvre illusoire.

OBÉRON.
Va ! mais garde ce cor d’argent pâle et d’ivoire.
Si l’enfant prisonnier de ta jeune splendeur
Troublait ton cœur sacré d’une mauvaise ardeur,
Si ton front rougissait d’une aurore charnelle,
Appelle-moi. Sinon tu seras l’éternelle
Exilée. A jamais, avec des sanglots vains,
Femme tu pleureras loin des palais divins.
Mais quand tu voudras fuir la honte de la terre,
N’importe où tu seras, dans le val solitaire,
Aux champs tumultueux, dans les bois endormis,
Sonne de l’olifant vers les astres amis.
Je viendrai t’emporter comme une belle proie
Vers les pays de rêve et de féerique joie.

Obéron disparaît.

ORIANE.
Doriette, j’ai peur délicieusement.
Femme !... J’ai sous les pieds le grêle froissement
De l’herbe fraîche, moi qui volais dans la nue ;
Maintenant je me sens comme si j’étais nue

Et comme si le vent du soir était plus près
De mon front... O senteur nouvelle des forêts !
Naguère j’aspirais en mes divines courses
Je ne sais quels parfums magiques. L’eau des sources
Se changeait sous ma lèvre en céleste liqueur.
Qu’elle est bonne, l’eau des fontaines !... Tout mon cœur
Frémit quand le vent rude effleure mes épaules !
Oh ! je voudrais courir là-bas, parmi les saules.
Mais il est temps. Tu vois que je te vengerai.
Cherchons cet insolent.

DORIETTE.
                                    Ah ! j’aurais préféré
Moins de zèle !
Oriane fait un geste de surprise.
Ne va pas croire que je l’aime,
Ce rôdeur de forêts, harmonieux et blême !
C’est un rêveur, un fou qui cause avec le vent
Et marche dans les fleurs frémissantes, buvant
Les vaines voluptés de la brise estivale.
Puis tu ne serais pas d’ailleurs une rivale.
Certes, s’il t’effleurait de ses désirs humains,
Si sa lèvre insultait la neige de tes mains,
Tu sonnerais du cor et tu te perdrais toute
Dans les brouillards du ciel natal...

ORIANE, impatientée.
                                                           Eh ! oui, sans doute.

Allons vers cet enfant !

Une flûte chante au loin, puis une voix s’élève.

DORIETTE.
                                          Il est ici. J’entends
Ses chansons.

ORIANE.
                            Oui, là-bas, indécis et flottants,
Des murmures de flûte éveillent les fleurs closes.
Epions-le. Viens nous cacher parmi ces roses.

Oriane entraîné Doriette dans les buissons. Elles se cachent.


SILVÈRE, au loin [1].

Les filles dansent dans les vignes ;
Sur le grand lac sombre et charmant,
Entendez-vous l’adieu des cygnes
Mourant mélodieusement ?

Des chœurs dansants de vendangeuses
S’unissent autour du pressoir ;
Entendez-vous les voix songeuses
Des cygnes mourant dans le soir ?

Il parait à la lisière du bois.

Oui, les cygnes ! les blancs chanteurs ! Je les envie

Et je voudrais mourir comme eux, l’âme ravie,
En chantant noblement sur les fleuves aimés.
Ô musique ! Des bois, des vergers embaumés,
S’échappe une chanson puissante qui m’enivre.
Là-bas, des gens m’ont dit, un jour, qu’on pouvait vivre
Sans écouter le bruit des arbres triomphaux ;
Mais, bien sûr, ils se sont moqués de moi. C’est faux,
Car, moi je le sais bien, il faut, pour que l’on vive,
Mêler sa voix à la rumeur gaie ou plaintive
De la bonne forêt, des brises et des eaux.
Ô mon Dieu ! je voudrais être tous les oiseaux.
Il écoute chanter un rossignol.
Rossignol ! Il s’en va ; les bêtes sont méchantes !
Il se tourne vers les arbres, Ils mains jointes comme pour prier le rossignol.
Je voudrais tant savoir la chanson que tu chantes !
Il est adosse à un arbre, comme en extase. Oriane sort à demi des buissons et fait signe à Doriette de rester cachée.

ORIANE.
Nuit langoureuse ! Odeur lointaine des moissons,
Extase ! Ah ! je suis folle. Il est temps. Punissons
L’insulteur !
Elle va vers Silvère.
                          Tiens ! il dort. Une magicienne
L’aura touché peut-être, ou quelque égyptienne

Épancha sur ses yeux des urnes de sommeil.
Que fait-il là, debout ?
A Silvère.
                                        Mais vous êtes pareil
Aux oiseaux endormis dans les branches ! Sans doute
Vous ne m’entendez pas !

SILVÈRE, sans se retourner.
Je ne dors pas, j’écoute.
Aller-vous-en. Le soir tranquille était si doux.

ORIANE.
Farouche ! Non, je veux m’asseoir auprès de vous,
Tout près, pour vous troubler !

Elle éclate de rire. Silvère se retourne, étonné.

SILVÈRE.
                                                    Mon Dieu, suis-je en délire ?
Quel oiseau merveilleux a chanté ?

ORIANE.
                                                   C’est mon rire !

SILVÈRE.
Oh ! par grâce, riez encore !

ORIANE.
                                                  Vous vouliez

Être tout seul dans l’ombre heureuse des halliers ;
Faites rire les bois. Je pars.

SILVÈRE, suppliant.
Je vous en prie !
Nous veillerons tous deux dans la forêt fleurie,
Reste ! Tu dois savoir des airs mystérieux.
Tout à l’heure j’étais méchant. Comme tes yeux
Sont clairs !
Il cueille une fleur. Oriane s’est assise sur une espèce de
banc couvert de mousse. Elle joue avec le cor qu’elle tient à
la main.
                             Prends cette fleur, c’est une primevère.
Cette autre encor !

ORIANE, prenant les fleurs,
                                  Comment te nommes-tu ?

SILVÈRE.
                                                                               Silvère !

ORIANE.
Eh ! que fais-tu ?

SILVÈRE.
                                     Je chante au milieu des bergers.
Tenez, ces fleurs aussi ! Mettez ces lys légers
là, dans ce cor, ainsi que dans une urne blanche.
Je connais tout le bois. Je sais où la pervenche

Se dérobe et je sais quel arbre va fleurir.
Veux-tu de l’aubépine ? Oh ! je voudrais t’offrir
Tout le printemps ! Pourtant, j’ai peur de vous. Vous êtes
Trop belle !

ORIANE, coquette.
                           Vous trouvez !

SILVÈRE.
                                                            Oui, j’ai vu dans des fêtes
Parmi les rois vêtus d’argent et de satin
Une joyeuse reine au sourire enfantin.
Mais votre main est plus royale que la sienne.

ORIANE.
Vraiment ?

SILVÈRE.
                             Et votre voix, blonde musicienne,
A l’air de commander aux bois obéissants.
Venez plus près, parmi les lys. Oh ! je me sens
Défaillir doucement.
Pendant toute la scène , il n’a cessé de cueillir des fleurs. Il les apportait à Oriane. Oriane qui joue avec le cor y place les fleurs comme dans une urne. Au moment où Silvère l’attire vers lui, elle dépose nonchalamment le cor sur le banc de mousse.
Reste ainsi rapprochée.

Je rêve que la nuit divine s’est penchée
Sur moi comme une belle et pacifique sœur.

DORIETTE, sortant du buisson.
Va-t’en, il t’aime assez.

ORIANE, à Doriette.
                                  Tout à l’heure.
A elle-même.
                                                                    O douceur
Des paroles d’amour !

SILVÈRE.
                                        Vois-tu, dans ton haleine
Je respire les fleurs absentes de la plaine.
Donne ta lèvre !

ORIANE, se défendant mal.
                               Non ! Non !

DORIETTE, sortant du buisson.
                                                          N’est-ce pas encor
Le moment ?

ORIANE, comme en extase.
                          Le moment ?


DORIETTE.
                                                        Allons, vite, le cor !

SILVÈRE.
Ta chevelure blonde illumine et parfume
L’ombre douce et le soir voilé de claire brume.

DORIETTE.
Hâtons-nous !

ORIANE, à Doriette.
                          Un instant ! Aurais-tu peur ?
Elle rit. A elle-même.
                                                                         Je ris.
Mais mon cœur a tremblé comme un oiseau surpris.
SILVÈRE, il se lève, va vers elle et l’enlace.
Je t’aime !

DORIETTE.
                     Sonne donc !

ORIANE.
                                                  Soit ! Ma tâche est finie.
Avec une ironie affectée, elle se dégage.
Bonsoir, enfant ! Oui, j’ai laissé par ironie

Errer ta jeune lèvre en mes cheveux épars,
Et je riais de toi. Mais c’est assez, je pars.

Elle va vers le banc et reprend le cor.

SILVÈRE.
Vous partez ! O mon Dieu, vous me quittez. Je tremble.
Que vous ai-je donc Eût ? Restez ! Mais il me semble,
Puisque vous me fuyez, que la lune d’été
Se retire du ciel et reprend sa clarté ;
Il me semble que les forêts sont désolées,
Que tu vas emporter comme des fleurs volées
Dans ta robe et tes mains tous les astres des cieux.
Oh ! je souffre d’amour !
Il pleure, la tête entre ses mains. Oriane repose le cor sur le banc.

ORIANE, rêvant.
                                        Songe délicieux !
Plane encore sur moi !...

SILVÈRE.
                                            Tu m’as pris mes soirs calmes,
Tu m’as pris les forêts et les jardins de palmes,
Tu m’as pris l’amitié des oiseaux fraternels.
Je ne chanterai plus : des sanglots éternels
Étoufferont en moi mes chansons bien aimées ;
Lorsque je marcherai sous les tristes ramées,

Je ne connaîtrai plus la caresse des bois
Et mon cœur exilé n’entendra plus de voix.
Oriane le regarde, affectant l’ironie.
Oh ! je mourrai de ton regard qui me méprise !

ORIANE.
Eh bien ! non. J’ai menti ! Vous le savez, ô brise,
O sentier lumineux et blond où je passais ;
Et toi, claire fontaine amie, oui, tu le sais,
Toi vers qui je penchais ma gloire aérienne,
Je ne puis plus partir maintenant. Je suis sienne.

SILVÈRE.
Que dit-elle ?

ORIANE.
                                Prends-moi, Silvère. Je consens.

SILVÈRE.
Viens ! je vais t’emporter dans mes bras frémissants
A travers la splendeur de la forêt complice.
Pour que l’hymen de nos deux rêves s’accomplisse
Les astres nuptiaux ferment leurs yeux cléments.
Dans tout le bois pour le triomphe des amants
Un féerique printemps épaissit la feuillée.
Tout se tait. Pas un cri d’oiselle réveillée,

Pas un frisson de vent sur le calme gazon.
Viens ! Je crois voir là-bas le ciel de l’horizon
S’ouvrir pour nous ainsi qu’une porte divine.
Viens ! Nous nous en irons dans la bonne ravine
Et, pendant nos premiers baisers, nous sentirons
Les rosiers indulgents se pencher sur nos fronts.

ORIANE.
Oui, l’ivresse d’aimer trouble mon âme ardente.
Fuyons !

DORIETTE, sortant du buisson.
Mais sonne donc !... Elle fuit... Imprudente !
Tu me venges trop bien, Oriane ! Merci...
Je n’avais pas rêvé de le punir ainsi.
Oriane, Oriane ! Hélas ! dans la broussaille,
Elle regarde dans le buisson.
Elle faiblit ! la feuille autour d’elle tressaille.
Ses cheveux dénoués semblent un ruisseau d’or !
Oh ! je veux la sauver. Je vais prendre le cor
Moi-même !
Elle saisit le cor et le forte à ses livres. Le cor ne rend
aucun son.
                      L’olifant reste muet ! Prodige !
Mais non, ce sont les fleurs !... Allez-vous-en, vous dis-je,
Mauvaises fleurs !
Elle arrache violemment les fleurs.
                                 Enfin !

 Mes appels éclatants
Vont évoquer le roi sauveur.
De nouveau elle porte le cor à ses lèvres. Mais avant de
sonner elle regarde encore le buisson.
                                           Il n’est plus temps !

Oriane et Silvère reparaissent au milieu des arbres.

[À la représentation, après ce vers venait le couplet suivant qui terminait la pièce :]

ORIANE.
Je te préfère au roi des clairières magiques,
Je suis femme et fuyant les rêves nostalgiques,
J’oublierai dans tes bras par les joyeux chemins
L’ombre divine et les silences surhumains.
Lorsque le baiser joint les lèvres attendries,
L’amour terrestre est la plus douce des féeries.




LA BONNE FENÊTRE




Vois-tu ? c’est un pays de songe ;
Le parc est plein de tourterelles,
Un escalier d’or pâle plonge
Parmi les fleurs surnaturelles.

Les éperviers, l’aile charmée,
S’endorment sur les tours fleuries ;
Des paons épars dans la ramée
Éparpillent des pierreries.


Joyeuses, sur les claires ondes
D’un golfe paisible et splendide,
Des galères aux voiles blondes
Appareillent pour l’Atlantide.

Et des lys ravis par les brises
Neigent dans la douce venelle,
Tandis qu’au loin des voix éprises
Proclament la joie éternelle.

Mais toi, ma sœur, blanche et plaintive,
Laissant choir la quenouille lasse,
Telle qu’une reine captive
Tu te penches sur la terrasse.

Et parmi les lourdes bannières
Qui claquent dans le vent sonore,
Tu lèves tes mains prisonnières
Comme pour cueillir de l’aurore.


1889.




L’ANGÉLUS




Dans le noir sillon solitaire
Tout le jour nous avons lutté :
Mais le soir sacre de clarté
La plaine soudain plus austère.

Nous rêvions — nous, gens de la terre !
Vous, récolte, et moi, volupté.
Un brusque angélus a tinté
Qui nous trouble de son mystère.


Comme vous, je joins pour prier
Mes mains de terrestre ouvrier…
Mais peut-être nos cœurs serviles,

Même en ce soir religieux,
Gardent l’amour des glèbes viles
Et la peur de songer aux cieux.




***


Je disais : « Quand viendra la reine que j’attends,
La grande fiancée aux mains victorieuses,
Je trouverai des paroles mystérieuses,
Des mots couleur de ciel, d’aurore et de printemps.

« Et, comme réveillé d’un sommeil de cent ans
Par le baiser de ses lèvres impérieuses,
Pour dire nos amours pâles et merveilleuses
Je chanterai d’antiques hymnes éclatants. »


Et te voici ! Je tiens tes deux mains adorées,
Sans pouvoir proclamer en des chansons sacrées
La gloire de ton corps et de ton cœur charmant.

Mais près de toi, muet de voluptés étranges,
Je garde dans mon cœur silencieusement
Mon amour trop profond pour s’épandre en louanges.


Juin 1889.




FLORIMOND




Les tueurs de dragons et les rois chevaliers
Dont le pennon de pourpre est brodé d’une guivre
Heurtèrent tout le jour avec de lourds béliers
Le rempart de sardoine et la porte de cuivre.

Ils se pressaient devant la magique prison
Où leur frère asservi s’enivre d’amours vaines.
Les chars guerriers lâchés sur le calme gazon
Fauchaient au loin les fleurs de sauge et de verveines.
 


Les durs soldats campés dans les champs saccagés
Meurtrissaient pesamment l’herbe surnaturelle :
Les hérauts effrayaient de leurs cris étrangers
Les fabuleux oiseaux qui gardaient la tourelle.

Et des cavaliers dans l’occident enflammé,
Secouant les crins d’or des casques héroïques,
Semblaient en élevant au ciel leur bras armé
Attiser le soir rouge avec leurs longues piques.

Des troupeaux de lions et des griffons domptés
Leur faisaient une horrible et fastueuse escorte.
Des tigres bondissaient sous leurs fouets enchantés,
Et des lionnes se ruèrent sur la porte.

Maintenant les guerriers anxieux et les rois,
Las d’assaillir en vain des pierres merveilleuses,
Du haut de la colline appellent par trois fois
Le prince prisonnier des fleurs victorieuses.

« Nous sommes, disent-ils, tes frères oubliés,
Ceux que ta voix, pareille au clairon des archanges,
Guidait jadis, par les landes et les halliers,
Vers la moisson guerrière et les rouges vendanges.

« Souvent, quand tu chantais tes puissantes chansons,
Nous vîmes dans le ciel de la nuit froide et noire
Au loin resplendir l’or fabuleux des toisons,
Et nous sentions dans l’air une odeur de victoire.


« C’est toi qui nous menais délivrer des cités ;
Et debout sur ton char constellé d’améthystes,
Tu nous montrais les grands pays épouvantés
Par les sphinx accroupis sur les collines tristes.

« Et pourtant te voici prisonnier ! Et tes mains,
Tes folles mains, laissant tomber l’épée ancienne,
Effeuillent des glaïeuls frêles et des jasmins
Dans les cheveux épars de la magicienne.

« Ô frère, nous venions rompre l’enchantement,
Te sauver des jardins et des honteuses roses,
Mais nous sommes vaincus mystérieusement ;
Toi seul, tu peux ouvrir les belles portes closes.

« Prince, prince captif dans les vergers impurs,
Prince qui dors auprès des fontaines fleuries,
N’entends-tu pas devant tes tours, devant tes murs,
La royale rumeur de nos cavaleries ?

« Souviens-toi des chemins rudes que nous foulions
Joyeusement au bruit des conques éclatantes,
Et de nos camps sacrés veillés par des lions,
Et des sommeils virils sous les loyales tentes.

« Viens ! le vent de la plaine et l’embrun de la mer
Ont de meilleurs parfums que les fleurs des parterres.
Viens ! tu respireras encor le charme amer
Des farouches forêts et des grèves austères.

 
« Évade-toi ! Secoue, en franchissant le seuil,
Tous tes désirs ainsi qu’une infâme poussière,
Et chasse de ton cœur, jadis riche d’orgueil,
L’inavouable amour de la Reine sorcière. »

Ils disent ; dans le soir, de sauvages senteurs
Montent des bois et des campagnes endormies,
Et vers les hauts remparts les rois libérateurs
Tendent leurs étendards et leurs armes amies.

Mais voici que, penché sur les balcons en fleurs,
D’un geste de ses mains indulgentes et lasses,
Le doux captif épris de divines douleurs
Écarte ces guerriers des paisibles terrasses :

« Hommes, pourquoi ce bruit d’armes et de buccins ?
Ma féerique prison est à jamais fermée ;
Je ne veux plus vers les chemins libres et sains
Ouvrir le lourd vantail de la porte charmée.

« Car un sombre bonheur me retient en exil ;
Frères, l’amour surgi dans mon âme dormante,
Ce n’est pas le désir joyeux et puéril
D’ensoleiller mes doigts à des cheveux d’amante.

« Je ne suis point pareil au faune maraudeur
Qui ravit en chantant les dryades frivoles,
Et ce que j’aime, hélas ! ce n’est pas la splendeur
Des bras blancs, ni le rire ardent des lèvres folles.


« Une soif de souffrance et de renoncement
Seule m’a fait chercher la mauvaise amoureuse,
Vers qui mon âme épanche intarissablement
Comme une eau triste sa tendresse douloureuse.

« Autrefois, ô guerriers, une étrange langueur
Me glaçait au soleil des heureuses mêlées ;
Un dégoût surhumain se levait en mon cœur,
Et je pleurais d’ennui dans les villes brûlées.

« Et peut-être au matin des triomphes haineux
Rêvais-je seulement de mort expiatoire ;
J’étais l’aventurier morose et dédaigneux
Qui méprise la guerre à cause de la gloire.

« Voici que j’ai trouvé l’atroce paradis
Où des poisons sacrés corrompent les fontaines,
Et celle qui me garde en ces jardins maudits
Sait bien me déchirer avec ses mains hautaines.

« Elle a pris à mon bras, par un charme blessé,
L’anneau de fer forgé par les nains, et, rieuse,
Elle a jeté dans l’herbe immonde du fossé
L’étendard imprégné de brise glorieuse.

« J’aime mystiquement ses jeunes cruautés,
J’aime ses mains souillant ma pourpre solennelle ;
Agenouillé parmi les lys ensanglantés,
Je sens mon cœur princier s’anéantir en elle.


« Et je connais ma honte immense, et j’y consens.
Vous n’aviez pas besoin d’assaillir les murailles
Et d’éveiller les fleurs par vos appels puissants,
Je me souviens assez des antiques batailles.

« Mais nul renom de roi conquérant et de preux
Ne vaut l’orgueil amer des secrètes tortures !
L’amour seul peut remplir mon grand cœur ténébreux,
Divinement élu pour les douleurs obscures. »

Tel le captif, parmi les roses des balcons,
Parle aux guerriers. L’armée invincible recule.
Les casques d’or cimes d’aigles et de faucons
S’éloignent. Des hérauts, dans le fier crépuscule,

Proclament le départ vers des combats nouveaux,
Et le prince enfermé dans son palais de rêve
Regarde au loin, parmi les furieux chevaux,
S’enfuir le char désert où se rouille son glaive.


Octobre 1889.




L’ÎLE HEUREUSE




Dans le golfe aux jardins ombreux,
Des couples blonds d’amants heureux
Ont fleuri les mâts langoureux
            De ta galère,
Et, caressé du doux été,
Notre beau navire enchanté
Vers les pays de volupté
            Fend l’onde claire !

 
Viens, nous sommes les souverains
Des lumineux déserts marins,
Sur les flots ravis et sereins
            Berçons nos rêves !
Tes pâles mains ont le pouvoir
D’embaumer au loin l’air du soir,
Et dans tes yeux je crois revoir
            Le ciel des grèves !

Mais là-bas, là-bas, au soleil,
Surgit le cher pays vermeil
D’où s’élève un chant de réveil
            Et d’allégresse ;
C’est l’île heureuse aux cieux légers
Où, parmi les lys étrangers,
Je dormirai dans les vergers,
            Sous ta caresse.




À CELLE QUI AIMA LE CLOÎTRE




Tu parlais du jardin où les roses claustrales
Pour les bouquets d’autel fleurissaient doucement,
Des nonnes dans l’enclos lumineux et dormant
Cueillant des fruits au son des cloches vespérales ;

Et moi je te voyais en un calme couvent
T’asseoir, rigide et blanche, aux stalles des chapelles
Et lever vers le ciel tes mains froides et belles
Et fermer ta fenêtre au printemps décevant.


Je te vois puérile et chaste, et je devine
À ton sourire tes extases d’autrefois.
Les cantiques anciens résonnent dans ta voix,
Tu gardes dans tes yeux un peu d’ombre divine.

N’est-ce pas que là-bas, en de mystiques soirs,
Comme moi tu songeas à des choses célestes ?
Pour toujours maintenant, ô sombre sœur, tu restes
Celle qui mit des lys aux arcs des reposoirs.

Et peut-être souvent ta tête appesantie
S’endort sur mon épaule en regrettant le ciel,
Et mes lèvres d’amant n’ont pas assez de miel
Pour vaincre la saveur de la première hostie.

Tous les deux, nous avons trop longtemps contemplé
Les nuages en fuite et les roses du cloître,
Notre puissant amour pourra durer et croître,
Notre cœur restera divinement troublé.

Peut-être expions-nous l’ivresse merveilleuse
D’avoir rêvé jadis à des pays meilleurs ?
Nous sommes les amants tristes parmi les fleurs
Et même le bonheur ne te fait pas joyeuse.


Décembre 1889.




FRAGMENTS ET ÉBAUCHES


DE POÉSIES




PROLOGUE


POUR UNE COMÉDIE ENFANTINE




Dames et seigneurs, je vous mène
De joyeux et naïfs acteurs :
Nous n’avons ni triste Chimène
Ni capitans provocateurs.

Pas même Arlequin ni Cassandre ;
Et la Colombine aux yeux doux,
Malgré sa voix rieuse et tendre,
Est encor trop grave pour nous.


Nous sommes des ducs et des comtes
En noble manteau de velours,
Et des rois comme ceux des contes,
Et des gardes aux sabres lourds.

Mais nous traînons nos broderies
Dans la rosée et les gazons,
Aimant les grands lys des prairies
Plus que les lys de nos blasons.

Parmi les prêles et les berles
Nous courons, princes puérils,
Qui préférons les nids de merles
Aux joyaux d’or et de béryls.

Et malgré perruques Régence,
Bas de soie et gants parfumés,
Las ! nos acteurs ont peu de chance
De vous plaire ; car vous aimez

Plus que nos rois pilleurs de mûres
Les seigneurs qui disaient tout bas
Aux dames, en de lents murmures,
Des mots que nous ne savons pas.

. . . . . . . . . . . . . .


. . . . . . . . . . . . . .


. . . . . . . . . . . . . .


. . . . . . . . . . . . . .


Pourtant il vous faut, nobles dames,
Oubliant les vers triomphants,
Écouter sans rire les drames
De nos comédiens enfants.

Car, malgré vos mélancolies,
Vous écoutez bien quelquefois
Tous ces grands diseurs de folies,
Nos amis les oiseaux des bois.


1885.




LA FORÊT SACRÉE


FÉERIE




LE PRINCE, à la Nymphe.

Vierge, ton nom ?

LA NYMPHE.

Vierge, ton nom ? Je suis la Nymphe des fontaines.
Je ne suis qu’une enfant divine et je frémis
Dans ces bois saccagés par des brises hautaines
Qui blessent sur les lacs mes nénufars amis.
Je ne suis qu’une enfant immortelle et peureuse
Et je me sens captive en mes propres forêts ;

Mon urne de déesse épand l’eau douloureuse,
Mais j’ignore à jamais ses sonores secrets.

LE PRINCE, à un Sylphe.

Toi ?

LE SYLPHE.

Toi ? Les menthes des champs naissent de mon haleine,
Les baisers dispersés dans le vent du printemps
Suscitent les grands lys triomphaux dans la plaine,
Ma pitié met des fleurs sur le deuil des étangs.

LE PRINCE.

Dis-moi, Sylphe, pour quelle ineffable venue
Tu prépares les clairs chemins ? Pourquoi cet or,
Et ces tapis couvrant au loin la terre nue ?
Attends-tu chaque année un dieu qui tarde encor ?

LE SYLPHE.

Je ne sais pas. Je vis. J’empourpre les ramures,
Car c’est la tâche inexpiable que je dois ;
Je ne sais pas pourquoi je fais saigner les mûres
Des branches et s’ouvrir les roses sous mes doigts…

LE PRINCE, à un Gnome.

Toi, Gnome en noir qui ris avec des dents méchantes,
Pourquoi dans ton poing dur cette serpe de fer
Et quelle est la chanson mauvaise que tu chantes ?

 

LE GNOME.

Je ne sais. Ma chanson fait la mort et l’hiver,
Et je ris de songer aux tempêtes prochaines.
Je suis seigneur des gens et seigneur des pays
Et cette serpe abat la royauté des chênes,
Mais je ne suis qu’un pâle esclave et j’obéis.

LES BÊTES MERVEILLEUSES, s’approchent du Prince.

Nous sommes les dragons gardiens de l’or stellaire,
Notre griffe retient les astres dans le soir.
Nous attendons couchés au seuil crépusculaire
Et nous veillons le vaste ciel sans rien savoir.

LE SYLPHE.

Voilà nos vains secrets, ô Prince, qu’on te livre.
Nos vils trésors sont entassés à tes genoux :
Tu vois, nous vivons tous dans la stupeur de vivre
Et nous sentons parfois la honte d’être nous.
...............................................

HÉLÈNE.

Ami, les fleurs de nuit qui veillent les palais
Frissonnent sous un vent de deuil ; respire-les.
N’est-ce pas qu’elles ont, ce soir, un parfum triste ?
Aujourd’hui, quand tes chiens royaux suivaient la piste
Des sangliers parmi la fête des forêts,
Lasse et prise de peur plaintive, je pleurais.
Ton cor de bronze avait de sombres sonneries,

Tu semblais annoncer les neiges aux prairies
Et proclamer, mon doux et funèbre sonneur,
L’automne de l’amour et la mort du bonheur.

LE PRINCE.

Hélène, Hélène, vers les mers orientales,
Vers les jardins aimés et les forêts natales
Nous partirons avec des lilas dans les mains,
Et d’enfantines fleurs le long des clairs chemins
Neigeront sous les doigts épris des fiancées…
Pourtant voici qu’un glas de mauvaises pensées
Retentit longuement dans mon âme, et j’entends
Une voix d’ironie insulter le printemps.
Pardon, pardon, ma blanche et joyeuse princesse,
Car près de toi je songe à l’antique sagesse
Des centaures lointains qui m’aimaient autrefois ;
Je me souviens des soirs fabuleux, dans les bois
Réveillés par les cors d’étranges chasseresses ;
Je songe aux nuits où les grandes enchanteresses
Cueillaient les fleurs de mort éparses sur les monts.
Je le sais bien, je le sais bien, nous nous aimons
Et nous marchons parmi les princes de la terre,
Mais mon désir s’en va toujours vers le mystère
Du pays merveilleux que je n’ai pas foulé,
Et même près de toi je me sens exilé.

HÉLÈNE.

Quand nous rêvions parmi les treilles endormies,
N’aviez-vous pas laissé vos tristesses amies

Comme de vains trésors rouler à mes genoux ?
Avec des mots de paix, avec des gestes doux
N’ai-je pas su chasser votre mauvais génie ?
Vers quel pays nocturne, ô prince d’Ionie,
Fuirez-vous les palais magiques et cléments
Et le rare jardin fleuri de talismans ?

LE PRINCE.

Ô mon Dieu ! je suis las de ma cour de folie !…
Tes chères mains ont fait le signe qui délie ;
Pourquoi suis-je captif des vieux enchantements ?
Je suis ton maître, et vers la gloire des amants
Nous marcherons sacrés de clarté liliale.
C’est pour moi qu’a fleuri la rose nuptiale
De tes lèvres, ô ma princesse, et c’est pour moi
Que mûrissait ta chair royale…
Que mûrissait ta chair royale… Hélas, pourquoi ?
...............................................

LA REINE DES FÉES.|fs=80%}}
C’est moi qui mêle au bruit des lames et des vents
Une longue rumeur de clochers décevants.
Avec des cris, avec des chants, dans les nuits claires,
Des princes d’Orient sur de riches galères
Sont passés insultant la mer de leurs gaîtés.
Et des femmes parmi les candides clartés,
Penchant leurs seins impurs vers les vagues nocturnes,
Raillaient le deuil sacré des lueurs taciturnes.
...............................................


LE PRINCE.

Reine dont les pieds blancs foulent l’orgueil des nues,
Pitié pour eux, pitié pour mes sœurs inconnues,
Pour mes frères suivant humblement leur chemin
Sous ce pâle soleil d’hiver, l’amour humain.

LA REINE DES FÉES.

Eh ! que t’importe, à toi, Seigneur des vastes rêves,
Si là-bas, par delà les vagues et les grèves,
En un soir de baisers tristes, quelques amants
S’éveillent et sont pris de longs frissonnements
En écoutant sonner parmi les mers austères
Le grave appel de mes clochers vers les mystères ?

LE PRINCE.

Ô Reine de la mer, pitié, pitié pour eux !
Ne trouble pas le clair sommeil des amoureux,
La paix des doux, la paix des gloires enfantines,
Et qu’ils ne sonnent pas les mauvaises matines,
Tes durs clochers parlant trop haut des cieux lointains.
Ô pays parfumés de menthes et de thyms,
Ô vergers puérils, langoureuses venelles,
Voici que le regret des vierges éternelles
Va faire mépriser des hommes le printemps.
Ils ne vont plus savoir les rires éclatants
Et les baisers heureux sur les gorges éprises.
Ne livre pas tes cheveux saints aux viles brises...
Les enfants vont mourir du péché de te voir.

Sois bonne, sois clémente, et fais le ciel si noir
Que nous ne puissions plus contempler nos pensées ;
Étends la nuit sur les sagesses insensées,
Et ne fais pas crouler les pierres de nos murs
Par ta terrible voix criant des mots trop purs.
...............................................


1887.



I modifier

 
Pâles et merveilleux dans le parc enchanté
Où neigent sur les fleurs des vols clairs de colombes,
Les deux amants surgis de leurs lointaines tombes
S’enivrent de ciel calme et de sauvage été.

Extasiés de vivre et frissonnant encore
A cause de la nuit qui pesa sur leurs yeux,
Ils s’éveillent en des baisers silencieux
Et croient tous deux frôler de leurs lèvres l’aurore.


Puis, mal désenlacés parmi les lys tremblants,
Ils murmurent ainsi que des mots de prière
Leurs noms puissants : un nom de reine meurtrière,
Un nom de chef crié jadis aux soirs sanglants.

Akhilleus ! Hélène !... Le cortège des cygnes
Les guide vers la mer d’ombre bleue et d’or- brun.
Et le rivage et le vent du large et l’embrun
Ont pour eux des parfums de moissons et de vignes.

De grands aigles charmés leur apportent des cieux
Une offrande de fruits et de branches fleuries ;
Les ruches s’entr’ouvrant comme des nefs meurtries
Leur livrent doucement l’or des miels précieux.

La reine respirant des roses ténébreuses
Sourit parfois au souvenir des vains linceuls.
Et dans leur bon exil, victorieux et seuls,
Ils s’aiment à jamais au bord des mers heureuses.


II modifier

 
Droites sur l’étrier, et nues,
Et brandissant l’arc de bois noir,
Les Amazones sont venues
Sur leurs chevaux couleur de soir.


Un choc d’armures et de lames
Sonne dans le pays dormant ;
Les lourds chevaux d’ombre et de flammes
Mordent les lys farouchement.

Incendiant les routes blanches
Sous leurs sabots miraculeux,
Ils épouvantent dans les branches
Les colombes et les paons bleus.

Des buccins jettent leurs fanfares
Au vent des vergers glorieux,
Et les grandes vierges barbares
Clament un pæan furieux.

Et leurs bouches ensanglantées,
Ouvertes aux chants éclatants,
Semblent les roses irritées
D’un haineux et rouge printemps.

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1888.


 
Les navires épris du large et du soleil
Cinglent là-bas vers les îles surnaturelles ;
Leurs rostres d’or, comme des becs de tourterelles,
Déjà mordent gaîment dans l’horizon vermeil.

Les jeunes passagers en simarres de soie
Faisaient chanter la flûte et les doux violons ;
Des femmes dénouaient vers l’eau leurs cheveux blonds
Pour mirer dans la mer la splendeur de leur joie.


Et leurs chapeaux de fleurs emportés par les vents
S’effeuillèrent parmi l’écume du sillage.
D’autres ont très longtemps vers notre triste plage
Envoyé des baisers railleurs et décevants.

Et des couples d’amants charmés et d’amoureuses
Nous Élisaient en fuyant des signes de la main,
Et des bannières pavoisaient tout le chemin
Jusqu’au port d’où sortaient les galères heureuses.

Mais nous, silencieux dans le jardin dormant,
Loin de la mer, parmi les pâles fleurs blessées,
Nous écoutions chanter nos mauvaises pensées,
Et nous avons pleuré mystérieusement.

Car la grille de fer qui garde nos parterres
Ne tournera jamais sur ses gonds enchantés.
Nous resterons, même en nos soirs de voluptés,
Les paisibles captifs et les doux solitaires.

Le grand air du lointain, l’air imprégné de sel
Jamais, — ô calme sœur ! — n’emplira nos poitrines.
Quand nous voulons crier vers ces fêtes marines,
Une brise divine égare notre appel.

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J’ai vécu dans mon rêve au milieu des guerrières,
Dont les cothurnes d’or foulaient les lys domptés ;
Des cris sacrés sortis des féeriques clairières
Couvraient pour moi la voix des mauvaises cités.

Avec leurs boucliers étoiles d’améthystes,
Avec leurs étendards ardents et parfumés,
J’ai vu les bataillons des amazones tristes
Qui pleuraient de tuer les grands lions charmés.
 

De mes flèches d’argent j’ai combattu la guivre
Pendant tout un long jour de soleil et de sang ;
Mais ivre de légende et dédaigneux de vivre,
Je n’avais pas pleuré sous le baiser puissant.

Voici que vous venez des pays de la vie ;
Les roses du matin saignent dans vos doigts blancs.
C’est l’aurore ! voici que la forêt ravie
Tressaille sous vos pas victorieux et lents.

Vous venez du pays des sœurs et des épouses,
Simple et forte parmi les halliers enchantés ;
Vous chassez le troupeau des princesses jalouses
Et vos yeux ont vaincu les magiques clartés.

Vous avez pris ma main dans l’ombre merveilleuse
Et je vous suis vers la lumière des vivants ;
Car votre jeune chair splendide et glorieuse
A jeté pour toujours son parfum dans les vents.

Vos lourds cheveux couleur de soir et de vendanges
Ont avec leurs parfums humilié les fleurs ;
Vous êtes comme un ciel fleuri d’astres étranges
Dont la bonne clarté caresse nos douleurs.

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C’est un soir de silence et de deuil tendre,
Tous les lys du jardin tremblent un peu ;
Les ormes de l’allée ont l’air d’attendre,
On dirait que les vents pleurent un dieu.

Et les cygnes ont peur sur l’eau.......
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LE ciel, ce soir, est un rideau de fière pourpre
Et d’or féroce et d’orageuses broderies.
Écoute ! au delà des champs on entend sourdre
Je ne sais quel bruit de magiques cavaleries.

Peut-être le rideau solennel et sanglant
Va s’ouvrir, brusquement déchiré de lumière,
Et les chevaux cabrés, les grands chevaux fauves et blancs,
Comme une écume d’or secouant leurs crinières,
Vont peut-être jaillir hors des clartés terribles
Tels que des monstres élancés des eaux marines.


Des conquérants viendront vers le doux pays triste
Où l’air trop calme est alourdi de trop de rêve ;
Ils viendront, brandissant joyeusement les glaives,
Comme des vendangeurs ivres agitent des thyrses.

Ils souffleront dans les clairons triomphants,
Dans les grandes cornes de cuivre et d’ivoire ;
Dans les buccins et les olifants
Ils souffleront éperdument vers les victoires.

Et dans les conques prises aux plages
Ils sonneront l’appel évocateur des îles
Qui parfument les mers de fruits mûrs et d’aromates
Et fleurissent au loin l’eau des golfes tranquilles.

Ils chanteront des chants farouches d’allégresse,
Ils frapperont avec leurs poings lourds
La porte mal close qui garde la tour
Où nous sommes captifs de nos seules paresses.

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Avril 1890.


PROSE




POÈMES EN PROSE



Je ne me rappelle plus à présent ni le temps, ni le lieu, ni si c’était en rêve… Des hommes et des femmes allaient et venaient sur une longue promenade tristes ; j’allais et je venais dans la foule, une foule riche, d’où montaient des parfums de femmes. Et malgré la splendeur douce des fourrures et des velours qui me frôlaient, malgré les rouges sourires des lèvres fraîches, entrevus sous les fines voilettes, un ennui vague me prit de voir ainsi, à ma droite, à ma gauche, défiler lentement les promeneurs monotones.

Or, sur un banc, un homme regardait la foule avec d’étranges yeux, et, comme je m’approchais de lui, je l’entendis sangloter. Alors je lui demandai ce qu’il avait à se plaindre ainsi, et, levant vers moi ses grands yeux enfiévrés, celui qui pleurait me dit : "Je suis triste, voyez-vous, parce que depuis bien des jours je suis enfermé ici dans ce Magasin de jouets. Depuis bien des jours et bien des années, je n’ai vu que des Fantoches et je m’ennuie d’être tout seul vivant. Ils sont en bois, mais si merveilleusement façonnés qu’ils se meuvent et parlent comme moi. Pourtant, je le sais, ils ne peuvent que faire toujours les mêmes mouvements et que dire toujours les mêmes paroles.

« Ces belles Poupées, vêtues de velours et de fourrures et qui laissent traîner dans l’air, derrière elles, une enamourante odeur d’iris, celles-là sont bien mieux articulées encore. Leurs ressorts sont bien plus délicats que les autres, et, quand on sait les faire jouer, on a l’illusion de la Vie. »

Il se tut un moment ; puis, avec la voix grave de ceux qui se souviennent :

"Autrefois, j’en avais pris une, délicieusement frêle, et je la tenais souvent dans mes bras, le soir. Je lui avais tant dit de choses très douces, que j’avais fini par croire qu’elle les comprenait ; et j’avais tant essayé de la réchauffer avec des baisers que je la croyais vivante. Mais j’ai bien vu après qu’elle était aussi, comme les autres, une Poupée pleine de son.

« Longtemps, j’ai espéré que quelque Fantoche ferait un geste nouveau, dirait une parole que les autres n’eussent point dite. Maintenant, je suis fatigué de leur souffler mes rêves. Je m’ennuie et je voudrais bien m’en aller de ce Magasin de jouets où ils m’ont enfermé. Je vous en supplie, si vous le pouvez, emmenez-moi dehors, là où il y a des Êtres vivants… »


1885.


LE SILLAGE





Sur le jaspe du lac, une jonque d’ébène aux voiles noires, qui vogue sans rameurs, ouvre un long sillage de neige. C’est vers l’Occident qu’elle s’en va lentement. — Oh ! si lentement que l’on entend à peine le frisson de ses ailes tristes. Et pourtant, dans la calme langueur du soir, je perçois à présent un son immatériel qui est un cri exhalé par l’Âme de la Jonque.

L’Âme de la Jonque gémit, et dans cet étrange gémissement, mon Esprit reconnaît — ainsi que les sens séparent deux odeurs mêlées — l’ennui et l’épouvante. Car la Jonque depuis des heures est lasse de voir éternellement derrière elle ce sillage de la couleur des linceuls. Elle voudrait s’enfuir de lui, pour aller reposer là-bas près des magiques palais de cuivre rouge que bâtit le soleil couchant; ou bien s’arrêter silencieusement afin que le lac ne soit plus autour d’elle qu’une plaine de marbre vert.

Mais un vent impérieux enfle sans trêve ses voiles, et c’est elle-même qui creuse avec sa lourde carène le sillage qui l’ennuie et l’épouvante.

Alors une voix tellement mystérieuse et tellement intime que je ne sais si elle vient de la Jonque ou de mon âme, murmure dans l’air violet du soir : « Oh ! ne plus voir derrière moi, sur le lac de l’Éternité, l’implacable Sillage du Temps. »


1885.


ROYAUTÉ





Lorsqu’on lui mit en main le glaive et qu’on plaça sur sa tête la couronne aux dix fleurons d’or, lorsque les hérauts vêtus de dalmatiques rouges crièrent au peuple son nom, le Prince s’attrista. Dans l’orgueil de sa royauté nouvelle, il gardait cette pensée que d’innombrables générations de rois avaient bien avant lui reçu la couronne et le glaive. Tout enfant il avait rêvé des joies inconnues, des gloires inviolées, et voici qu’on lui jetait sur les épaules le banal manteau des Souverains.

Il régna sur les peuples. Des armées couvertes de fer gagnèrent pour lui des batailles et il savait que sa mémoire flamboierait dans l’avenir comme une clarté d’incendie. Pourtant il s’affligeait parce que ses pensées ressemblaient aux pensées des hommes et qu’elles venaient seulement se poser en son âme, pareilles aux tourterelles étrangères qui hantent tous les colombiers. Et comme il avait entendu des moines proclamer la vanité des joies, il se prit à songer : « La douleur seule est infinie. J’aurai une douleur plus grande que les douleurs humaines, une douleur que nul n’ait connue. »

Alors il fit sonner par la ville les clairons de ses hommes d’armes, et sur la place publique on dressa un échafaud tendu de velours noir. Quand le peuple fut assemblé, les valets du bourreau couverts de tuniques sanglantes amenèrent sur l’échafaud la petite amie du Roi, son amie la mieux aimée. Elle pleurait et appelait son Seigneur, et elle était si belle en son divin désespoir qu’elle se sentit pendant un instant adorée par des milliers d’hommes. Mais le Roi parut sur la place publique et monta les degrés de l’échafaud en son manteau couleur de ciel où des broderies d’or faisaient resplendir le vol des aigles héraldiques. Implacable et silencieux, il agenouilla sur le velours la chère condamnée et, prenant dans sa main royale la hache des châtiments, il trancha d’un coup la tête bien aimée.

Tous les jours et toutes les nuits, dans l’Oratoire du Palais, le front contre les marches de l’autel, il implorait la Reine des Anges : « Notre-Dame des Affligés, faites que ma douleur soit visible comme est visible en vos images votre cœur percé de sept glaives mystiques. Et ce sera là le signe d’expiation. » Or la Vierge l’entendit.

Il parcourait les contrées de la terre et partout sur son passage les arbres prenaient la couleur des arbres d’automne. D’elles-mêmes les cloches des églises sonnaient le glas, et les murailles des villes se revêtaient de draps mortuaires. Et ce n’était pas là un vain fracas de funérailles ; mais à chaque bruit de cloche, à chaque couleur funèbre, correspondait dans l’âme du Roi une pensée triste. C’était sa douleur qui transparaissait selon son vœu, et, devenue matérielle, emplissait l’univers.

Mais il était fier comme un Dieu de souffrir ce que nul n’avait souffert, et il marchait dans la gloire de son deuil, morne et splendide comme un soleil noir.

Tandis qu’il allait ainsi, faisant partout où il passait la nuit et l’hiver, il arriva dans une grande plaine bordée d’arbres rigides. Là douze vieillards étaient assis en cercle, immobiles sur leurs sièges de pierre et muets comme les statues qui gardent les tombeaux. Le Roi s’avança vers eux et leur cria d’une voix hautaine « Regardez-moi, vieillards ! afin que vous voyiez avant de mourir Celui qui a connu une douleur nouvelle. »

Mais les vieillards se levèrent tous ensemble en poussant de grands cris et l’un d’eux répondit au Roi « Homme ! ne te vante pas devant nous de sentir ce que nul n’a senti. Car nous sommes les Mois de l’Année et le Maître nous a établis pour châtier ceux qui ont dédaigné le bonheur des foules. Puisque tu as péché par orgueil, tu ne seras point affranchi de la Vie. Mais, torturé par l’ineffable honte d’ignorer l’inconnu, tu demeureras jusqu’à la fin des âges notre prisonnier, le prisonnier des Mois de l’Année. »

Alors, tandis que dans le ciel lointain retentissaient des buccins d’archanges, le Roi sentit choir sa couronne et sa volonté mourir, et il entra dans le cercle des douze Geôliers éternels.


1886.




LA CAPTIVE



Je ne sais pour quel superbe et inexpiable péché la froide princesse est captive dans la salle aux murs de cuivre. Immobile et comme enorgueillie par des regards d’invisibles foules, assise sur un trône, entre deux chimères d’or, elle s’est alanguie et sans doute elle contemple dans le miroir des murailles son insolente beauté.

Pourtant, voici qu’elle se lève, et, les yeux ardents encore de rêves que la veille n’a point chassés, elle marche vers les murs métalliques. Dans leur transparence elle voit, comme en un lumineux brouillard d’aurore, venir une forme vague, une forme voluptueuse de femme aux cheveux épars. Tressaillante d’amour surnaturel, murmurant des paroles de bienvenue, elle court en ouvrant les bras vers la royale vision. Mais elle a reconnu sa propre splendeur et ses narines sentent dans la salle l’unique parfum de sa chair. Alors, triste et lasse, dans sa robe de pourpre dégrafée, elle revient s’asseoir et pleurer entre les chimères ironiques : « Moi, dit-elle, encore moi ! » Autour d’elle, la salle élève ses implacables murailles polies : ni fleurs amies, ni armes anciennes; partout réfléchie par les cuivres, la captive seule orne sa prison.

Voilà bien des heures qu’elle s’ennuie et qu’elle souffre, la froide princesse gardée par son image. Maintenant, elle se hait ; maintenant, elle voudrait couvrir de voiles les grands miroirs qui la font sa geôlière éternelle. Cependant une fenêtre est ouverte : si elle pouvait par cette fenêtre voir les vendangeurs errants dans les vignes, ou les moissonneuses plongeant leurs bras dans la toison des blés, ou seulement cela même serait divin les graves bœufs creusant des sillons noirs dans les plaines crépusculaires ! Comme elle se pencherait éperdument à sa fenêtre et comme elle jetterait vers les campagnes en travail de longs et fraternels baisers !

Hélas ! la route qui passe en bas est déserte à jamais elle n’a ni commencement ni fin et les arbres noirs qui la bordent ont un grondement solennel d’eaux qui coulent vers l’Océan. Dans sa douleur, la princesse déchire ses vêtements ses colliers arrachés égrènent leurs gemmes avec un bruit railleur, et, sous les lambeaux de sa pourpre déchirée, elle s’apparaît tout entière dans les miroirs qui exaltent l’inutile gloire de sa riche nubilité.

À la fin, pourtant, la porte va s’ouvrir Si c’était l’heure du pardon ! Si le beau vainqueur vêtu de lumière allait entrer Si quelque voix éprise allait crier « Je viens te délivrer de toi »

Non, c’est une esclave qui offre, en des coupes d’émeraude, des fruits rares et des vins prédeux. Et cette esclave porte aussi des habits de pourpre ; elle laisse aussi ruisseler à terre le lourd trésor de ses cheveux, et, de corps et de visage, elle est — mieux qu’une sœur — pareille à la princesse. D’ailleurs elle est bonne et douce, et parle un rauque langage d’Orient, qui fait ressembler les paroles d’amitié à des râles de colombe.

Mais dans la beauté de l’envoyée la captive ne retrouve que sa beauté, et les paroles consolatrices ne la font songer qu’à sa propre voix. Et c’est pourquoi la princesse douloureuse chasse avec colère la belle esclave aimante, plus cruelle que les miroirs.

1886.




MIRACLES



Cest dans une ville ancienne et riche, au bord d’un Océan céruléen, dans une ville étrange où parmi les obélisques et les pylônes, grouillent et grondent des machines. Du haut d’une longue terrasse de marbre, le poète Azahel contemple dans le port un fourmillement de voiles ambitieuses. Dans le crépuscule heureux, sous le ciel vibrant de vols d’hirondelles, il songe à l’inutilité des heures.

Mais il sait qu’en cette cité où vivent des savants et des sages et des docteurs de la Loi, lui seul a connu l’infirmité de la Raison, et il pense aux hommes qui portent à travers les âges, comme un précieux et pesant reliquaire, le ridicule sens commun, et parce qu’il l’a dédaigné il se glorifie en son cœur.

Or, parmi la foule du port, apparaît un étranger vêtu d’un manteau de laine d’une forme noble et surannée. Ses yeux, pareils à des gemmes antiques, semblent garder des souvenirs de visions primordiales, et sous ses pieds les dalles frémissent respectueusement.

Au moment où le poète Azahel est descendu parmi la foule, l’étranger a levé les bras au ciel et maintenant il s’écrie, avec une voix qui retentit comme les clairons, des temples : a Hommes, je suis un prophète de Dieu. Je suis venu pour vous faire entendre la Parole, et ceux qui voudront me suivre, je les mènerai, en marchant sur les flots de la mer, dans la véritable Terre Promise. » Alors s’éleva dans la foule une rumeur de désappointement. Des jeunes gens, après avoir regardé alternativement le prophète et le ciel où s’épaissit le brouillard vespéral, s’en vont d’un pas négligent. Des savants observent silencieusement, et des marchands, ayant jeté un dernier regard sur leurs bons vaisseaux à l’ancre dans le port pacifique, s’éloignent en haussant les épaules. Pourtant un docteur de la Loi a dit avec un sourire : « Maître, si tu es l’Envoyé de Dieu, montre-nous quelque signe. En vérité, ne pourrais-tu pas, selon le rite des prophètes, guérir les muets et les aveugles ? »

Il y avait sur le port un aveugle et un muet. Le prophète imposa ses mains sur leur front, et l’aveugle ouvrit les yeux, et le muet parla d’un voix claire. Le prophète demanda : «Est-ce un signe suffisant et voulez -vous me suivre ? » Mais la foule demeure immobile, l’aveugle hoche la tête et le muet s’écrie avec sa voix nouvelle : « Je ne te crois pas ! »

C’est pourquoi l’étranger étend sa droite confiante vers l’horizon maintenant plein de nuit et répète les mots sacrés de la Genèse : « Que la lumière soit! » Et voici que dans l’Orient éclate une aurore printanière.

Inquiets, les docteurs de la Loi se rapprochent des savants. Cependant il n’y a pas un homme qui s’avance de la mer.

Alors, avec une tristesse d’ange vaincu. Je grand étranger va s’asseoir rêveusement sur les marches d’un temple ancien, devant les portes qui sont closes depuis des milliers d’années. La foule, peu à peu, se disperse, les savants et les docteurs désertent le port, et comme ils s’en reviennent ils se sentent moins troublés parce que la nuit naturelle est revenue. Seul Azahel est resté près du temple fermé et il contemple l’homme d’au delà. Si c’était vraiment l’Envoyé ? Oh ! le reconnaître, le saluer, le suivre vers la terre d’élection !… Mais l’esprit d ’Azahel s’obscurcit de terrestres idées, et il peut seulement penser que cet homme est très beau à cause de sa haute taille et de ses regards de dieu.

Soudain le vieillard se lève et marche vers le poète : « Azahel, tu as aimé une vierge qui est morte. Je vais te la rendre. » Aussitôt, vêtue d’une robe funéraire, et sortant toute rose de la mort comme des fraîcheurs d’une mer matinale, une jeune femme apparaît. Rieuse et oublieuse des choses divines de la tombe, elle tend ses bras vers l’aimé.

Mais lui s’enfuit avec terreur à travers les rues silencieuses ; parmi les pylônes et les obélisques et les simulacres des dieux oubliés, il s’enfuit offusqué par le miracle comme un oiseau de nuit qu’épouvantent des flambeaux. Et c’est seulement lorsqu’il est revenu sur la paisible terrasse de marbre qu’il ose tourner ses regards vers le port hanté de prodiges.

En ce moment une lumière mystérieuse brille du côté de l’Orient. Sur l’Océan aplani le grand vieillard biblique passe avec tranquillité, et des reflets d’étoiles dans l’eau font à sa route une double bordure de diamants. Maintenant Azahel voudrait se lever et s’en aller aussi sur les vagues miraculeuses. Mais il se sent si lourd de raison qu’il ne peut même pas lever ses mains honteuses vers l’Envoyé qui s’en revient.

1886.




L’ÉVOCATEUR



Comme l’armée du conquérant sortait, de la forêt, les archers barbares chevauchant à l’avant-garde crièrent qu’ils voyaient au loin une immense et bizarre ville. Là-bas, dans les brumes rousses de l’Occident, montaient de hautes tours de marbre, et le sang du soir tombait comme en des patènes sacrées sur des terrasses pavées d’or.

Mais, lorsque l’armée se fut approchée, on reconnut que la ville était — depuis des siècles sans doute — silencieuse et déserte. Alors les soldats, abaissant leurs piques, entrèrent paisiblement, et ils marchèrent longtemps près des murailles herbeuses et des portes closes, le long des rues solennelles. À la fin, sur une place, devant un temple colossal, un vieillard s’avança : « Étrangers, dit-il, vous êtes venus dans un lieu austère. Si vous êtes impurs et avides, allez-vous-en vers les fastueuses cités de l’Asie. Vous ne trouverez ici ni des trésors à piller, ni des vierges à violer. Allez-vous-en ; car c’est ici la ville des dieux. Pourtant s’il vous reste encore, ô guerriers des pays heureux, quelque souci du ciel lointain, venez vers les lampes que nul vent terrestre n’éteindra, dans le sanctuaire où, comme un auguste lion captif, la Divinité consent aux regards des hommes. »

Les soldats lassés et surpris murmurèrent. Cependant, à cause des longues marches accomplies, ils se décidèrent à passer la nuit auprès des feux allumés dans la cité surnaturelle. Mais ils ne purent dormir parce que la pensée du dieu prochain les troublait.

C’est pourquoi, peu à peu, le temple s’emplit de foule insolente attendant la vision divine. Et il y avait là des gens de toute sorte : des soldats impérieux, de timides valets d’armée, des scribes ironiques, un sage des bords du Gange, émacié par des jeûnes effroyables, dévêtu par d’éternelles aumônes et que le conquérant traînait à sa suite, par vanité.

Lorsque le jour parut, tous ces hommes sortirent du temple, frissonnant d’avoir médité ; et sur la place ils se questionnèrent entre eux, anxieusement. Les uns avaient vu d’étranges figures grimaçantes et cruelles, mivoilées de brouillards sanglants ; d’autres an- noncèrent des dieux grotesques aux ventres énormes, aux stupides faces joyeuses. Quelques-uns aussi parlèrent d’un dieu souriant qui de sa main désignait le monde et agitait ensuite les bras comme pour s’excuser.

Mais le sage silencieux rentra dans le temple et demanda au vieillard : « Pourquoi donc, ô montreur de dieux, n’as-tu pas donné à tous ces hommes la même vision. J’ai veillé avec eux et, parmi des musiques de paradis, j’ai vu éclore et grandir une ineffable aurore de splendeur et de bonté. Pourquoi donc leur as-tu menti, pourquoi mes frères de l’armée n’ont-ils pas connu le rêve de Dieu ? » — « Étranger, vous avez tous vu le Dieu. Ne sais-tu pas que les deux, songes et menteurs peut-être, ne sont qu’un grand miroir où chacun s’aperçoit lui-même revêtu d’éternité ? Ils se sont vus dans le ciel et ils blasphèment. Entends ce qu’ils disent. »

Alors, par une fenêtre, le sage regarda. Irritée de ces dieux ridicules et ensanglantés, la foule apprêtait des torches pour incendier le temple et se ruait avec des rires et des insultes. Et voici que pour les oreilles du sage les syllabes proférées resplendirent d’un sens inouï et, dans une merveilleuse langue primitive devenue tout à coup intelligible, il entendit les blasphémateurs confesser leurs péchés et leurs crimes et proclamer devant les portes saintes leur propre néant.


1887.




***





De la plate-forme du tramway, je regarde fuir les arbres noirs. Le ciel est d’un gris profond. On songe qu’il sera toujours ainsi. Les arbres sont raides, grêles, s’épandent en ramures infiniment maigres et tristes. Tout au fond de l’avenue, les deux derniers arbres, les plus lointains que je puisse apercevoir, semblent s’être vaporisés, fondus merveilleusement dans l’air. On dirait des spectres d’arbres, des formes d’arbres faites seulement de brouillard. Ces deux-là s’effacent, se brouillent, se perdent dans la grande grisaille de là-bas. D’autres m’apparaissent ainsi. Et j’ai le rêve — un bref instant — que le ciel engloutit un à un ces arbres fantômes.


2 février 1890.




***





Au coin du boulevard de Clichy, un marché en plein air. Il fait froid ; pas de beaux fruits éclatants, rien que des choses ternes, grises, vilaines ; des poissons, des herbes tristes. J’aime à traverser cette cohue. Il s’y rencontre d’étranges et sinistres figures. Les femmes qui ven- dent, vieilles, énormes, ventrues, sont plutôt grotesques. Mais il y a de vieux hommes douloureux qui offrent leurs marchandises avec tant de tristesse ; ils sont d’une couleur terreuse et morne ; leurs rides ont l’air de souffrir ; et les yeux sont inquiets, humides, sanglants, comme blessés. Un surtout, petit, maigre, avec une barbe en désordre que comprime un mouchoir rouge soutenant la mâchoire malade. Une humilité mauvaise le courbe. Il doit être méchant ; mais il a l’air tellement épouvanté ! Il offre des salades avec un geste effrayé, tragique ; on dirait qu’il présente vaguement devant lui, pour conjurer de mauvais sorts épars, des gerbes expiatoires.


2 mars 1890.




HALYARTÈS




I



Les Mages, cette nuit, s’assemblèrent sur la Montagne-des-Funérailles, près du gouffre sacré où les guerriers, au salut des tympanons et des buccins, jettent les cercueils royaux. La veille, dans la capitale de la Bactriane, une armée en deuil était rentrée, ramenant, sur un char d’ébène éclatant et sinistre, le corps du roi. Les rites funéraires s’accomplissaient ; on avait revêtu le mort d’un linceul filé par les princesses vierges, et le soir, au moment où tombait le soleil vers les lacs où se purifia le premier Mage, les capitaines et les maîtres des cavaleries, étant montés par les sentiers de la Montagne, avaient lancé le cercueil au gouffre, ainsi qu’il est prescrit.

Maintenant dans les bourgs et dans les plaines de grands bûchers lugubres flamboyaient ; des cavaliers vêtus de cilices veillaient sur les chemins ; par intervalles, des hérauts clamaient un signal. Et des clairons, continuellement, appelaient dans les ténèbres, car nul homme, à cause de l’immense deuil, ne devait dormir cette nuit.

Sur la Montagne, les Mages délibéraient. Anxieusement, ils se montraient les uns aux autres parmi les étoiles dont ils savaient les noms une insolite constellation. Une grande rumeur d’affliction s’élevait. Les plus jeunes des Mages, avec des cris d’interrogation et des gestes de prière, se pressaient en tumulte autour de l’initiateur Halyartès d’Ecbatane. Lui, sûr de sa science, et dédaigneux sans doute des choses futures entrevues, souriait pacifiquement à la claire nuit fatidique.

Pourtant il consentit à répondre. Il parla d’une voix grave et comme lointaine :

« Fils, dit-il, les guetteurs qui signalèrent ces menaçantes étoiles en marche eurent tort de gémir : le malheur ne sera pas. »

Alors des cris éclatèrent, plus suppliants. Haletants d’espérance, les Mages se hâtaient vers l’initiateur. Quelques-uns tendaient les mains comme si une salutaire aumône allait leur venir. Ils criaient : « Parle, parle vite ! »

Halyartès dit : « Certes, vous avez bien interprété les signes ; ces étoiles, en effet, signifient qu’un danger peut sortir pour nous de l’enfant que les prêtres investirent ce matin de la pourpre paternelle. Sans aucun doute, s’il grandissait et s’il prospérait, le roi Phërohil en un soir de sa vieillesse anéantirait toute la race des Mages et jetterait aux flammes nos Livres sacrés. Et la terre alors serait ténébreuse parce que nul ne saurait plus voir les lisibles signes tracés par les étoiles, et les voix de la nuit parleraient en vain dans le définitif silence où dormiraient les hommes, sourds désormais. Oui, tout cela s’accomplirait en la vieillesse du roi Phërohil. Mais ne puis-je faire, moi, qu’un mortel meure jeune ? »

Halyartès, en disant ces paroles, se détourna vers les plaines, et il jeta de froids regards cruels du côté des terrasses royales, où, dans une brume lumineuse, de grands lampadaires érigeaient leurs flammes de deuil.

Alors un jeune homme portant la robe de lin blanc qui vêt les récents initiés s*écria, très impatient : « Maître ! Maître ! Mais tu n’as donc pas regardé le ciel ? Vois ! Les étoiles ne proclament-elles pas l’inévitable triomphe de Phërohil ? Tu vois bien qu’il ne peut pas mourir jeune. Si des étrangers venaient l’attaquer, bardés de fer et casqués d’acier, leurs armures tomberaient d’elles-mêmes au seul toucher de sa lance comme de défaillantes robes. Et les boucliers de Sogdiane, faits d’un énorme diamant guerrier, ne seront plus, s’il les heurte de son glaive, que d’inutiles joyaux. Si l’haleine de la peste souffle sur lui, elle passera, suave et saine comme une brise qui emporte un effeuillement de fleurs bienfaisantes. Enfin, tu le sais, cela est écrit dans le ciel occidental du côté de la Chaldée, nul poignard d’assassin ne peut se lever sur Phërohil. N’est-il pas de la race sacrée ? Un occulte pouvoir des dieux ne protège-t-il pas sa famille ? Personne, fût-ce l’un de nous, n’oserait le tuer. Et toi-même, Maître, s’il fallait un meurtre pour sauver l’antique science des Mages, et les Livres, et les choses du ciel, frapperais-tu le roi ? »

Placidement, Halyartès répondit : « Non ! les dieux le défendent. Mais qu’importe ? ajouta-t-il ; puisque la mort de ce roi nous est nécessaire, il mourra. Les batailles lui seront heureuses. Les pestes l’épargneront. Les tigres lécheront ses pieds. Nul meurtrier, pas même moi, ne trouvera pour lui ni poignard, ni philtre. Soit ! Sachez pourtant qu’il sera plein de jeune force quand son heure viendra. Bien avant le temps où il accomplirait les prophéties, vous le verrez, vous, les Mages, délivrés des funestes étoiles, descendre dans l’ombre qui est ici. » Et l’initiateur, d’un ample geste de serment, montra le gouffre où l’on jette les cercueils.


II



Quand la semaine des funérailles fut écoulée, les princes de l’armée et les douze prêtres du grand temple décidèrent que l’enfant royal serait confié à la garde d’Halyartès. Désormais quand il marcha dans les jardins du palais, dans les rues de la ville, pavoisées d’étendards, ou dans les chemins de la campagne, Phërohil eut toujours auprès de lui, mystérieux et grave en sa robe blanche, l’initiateur. En peu de jours Halyartès eut dompté le petit roi farouche, qui le suivit docilement ainsi qu’un lion charmé. À tous moments l’enfant se retournait vers le Mage comme pour attendre de lui la pensée ; il semblait que l’esprit du maître animât seul Phërohil. Jalousement, Halyartès écartait les serviteurs et les enfants des serviteurs; il faisait autour de son disciple une austère et merveilleuse solitude. Seuls toujours ils se promenaient en parlant des sciences célestes parmi les prodiges des jardins ; seuls ils montaient dans la barque dorée que traînaient des cygnes soumis, et ils étaient seuls quand ils allaient errer, par jeu, dans le Verger-des-Trésors, planté jadis par les ancêtres du roi, dans le verger où, sur les ramures d’argent, tremblait depuis des siècles une durable rosée de perles.

Ce que disait le maître en ces promenades, nul ne le savait. Seulement des femmes qui vivaient dans le palais remarquèrent que Phërohil ne riait plus glorieusement comme les autres enfants. Quelquefois, dans la bonne quiétude du soir, Halyartès et Phërohil s’asseyaient sur un perron de marbre. L’heure était douce; les ramiers et les paons cherchaient des grains parmi les gemmes éparpillées ; les gazelles familières qui vaguaient sur l’herbe bleue des pelouses semblaient paître de la clarté.

Alors le Mage lisait des paroles puissantes en un livre qui venait de loin, et l’enfant soupirait, délicieusement triste, et il tendait ses mains vers l’ombre comme s’il caressait le soir.

Des années s’enfuirent. Le jour vint où les fauconniers et les veneurs apportèrent à Phërohil, désormais en âge de chasser, l’arc royal. Très robuste, le jeune roi lança des flèches sûres qui s’enfoncèrent profondément dans des poteaux de cèdre. Pour l’exercer à tuer on lâcha dans l’air des éperviers et des gerfauts. Mais lui, laissant s’éloigner les mauvais oiseaux, jeta son arc silencieusement. Comme les esclaves poursuivaient de flèches les gerfauts envolés, le roi rentra dans le palais, et, ce soir-là, malgré les bouflbns et les mimes, il refusa de sourire. Même, avant que le festin ne s’achevât, Phërohil sortit. Comme s’il ne pouvait plus longtemps garder un secret, il entraîna le Mage, et longtemps on les entendit parler en un murmure de confidence triste. Alors on vit une flamme de joie dans les yeux d’Halyartès, et pendant la nuit les veilleurs gardiens des terrasses aperçurent l’initiateur qui élevait vers le ciel une lampe d’argile, en signe d’action de grâces.

À partir de ce jour, très souvent, aux heures crépusculaires, Halyartès conduisit son disciple dans le Faubourg-des-Mendiants. Là, dans de fétides ruelles, parmi l’ordure des ruisseaux, grouillait un peuple d’infirmes, de mutilés, de lépreux. Une hideuse foule malade entourait Phërohil. Des nains se traînaient à ses genoux ; des enfants sans pieds rampaient devant lui. Les plaies, les ulcères, les pustules s’étalaient avec une espèce d’ironique orgueil ; les muets grognaient mystérieusement ; les aveugles, du fond de leurs grandes ténèbres familières, se lamentaient. Des mains difformes se tendaient ; des doigts velus saisissaient aux franges la robe royale. Dans les maisons entr’ou vertes, sur des lits pollués et sanglants, des accouchées haineuses et furieuses hurlaient comme des bêtes blessées. Des vieillards, trop faibles pour descendre dans la rue, collaient aux fenêtres leurs visages de spectres. Partout de mons- trueux suppliants surgissaient qui semblaient s’être levés du cercueil, et des hommes criaient avec des bouches toutes noires comme s’ils avaient mordu déjà la terre tumulaire.

Le roi passait, disant des paroles de consolation, jetant l’or à poignées. Quelquefois, écœuré, oppressé d’un ineffable malaise, il voulait s’enfuir des horribles rues. Mais le Mage, inflexible, le ramenait, le guidait, le forçait à voir. D’ailleurs les mendiants, maintenant, les suivaient. Il en venait de toutes les villes bactriennes. Car la renommée de Phërohil s’était répandue ; on le proclamait très bon et très miséricordieux, et les poètes chantaient ses louanges au son des harpes hiératiques et des flûtes.

Pourtant le roi s’attristait. Quelquefois, parmi les splendeurs du palais, il avait encore un sourire d’orgueil. Mais Halyartès s’approchait, et tout de suite le roi devenait sombre comme si une ombre divine eût passé sur lui. Les courtisans s’interrogeaient. Quelle peine secrète tourmentait le roi ? On eût dit parfois qu’il avait des remords. Mais quel remords était possible en cette âme merveilleusement pure ? Nul repentir ne pouvait le troubler, ce roi, qui pardonnait aux meurtriers, qui se dévêtait pour les pauvres de sa pourpre sacrée, qui priait les dieux pour ses ennemis. Pourtant tout ce qui donne la joie aux hommes le rendait étrangement pensif, et le jour où des capitaines, parmi les fracas des clairons triomphants, parmi le resplendissement des étendards et des armes fleuries, annoncèrent une victoire, il cacha son front dans ses mains et, devant la foule heureuse, il sanglota.

Pour le distraire de son étrange mal, on lui parla d’une lointaine princesse de l’Inde dont les voyageurs attestaient la surnaturelle beauté. Là-bas, disait-on, vers le pays des cinq fleuves, les peuples nommaient en une longue rumeur d’admiration la reine de Sirinagor. Des conquérants étaient venus, offrant des gemmes et des fleurs inconnues, répandant de rares parfums aux pieds de la reine implorée. Mais elle, hautainement distraite, les frappait tous avec le lotus d’or qui était son sceptre. Il y avait en elle un tel pouvoir d’être aimée que les plus farouches, songeant à l’insulte reçue, souriaient doucement comme à des souvenirs de caresses. Souvent elle sortait à pied, toute seule, dans les rues de sa capitale. Confiante elle traversait les respectueuses foules de mâles frémissants d’inutiles désirs. Les jeunes hommes, avec un voluptueux désespoir, la regardaient passer, si glaciale et si blanche qu’elle semblait gardée par une magique brume polaire. Et le ténébreux parfum qui s’exhalait de sa chair était si puissant que les femmes mêmes n’osaient avoir de haine. Les épouses méprisées à cause d’elle et les mères dont les fils étaient morts de l’aimer, ne faisaient pas même à son passage un geste de malédiction. Muettes, résignées, elles la contemplaient comme des voyageurs admirent en un ciel d’orage la meurtrière splendeur de la foudre.

Sur le conseil d’Halyartès, Phêrohil fit préparer un fastueux cortège et il partit pour Sirinagor. Le cheval du roi était caparaçonné de dentelles ; de jeunes esclaves chantaient et dansaient le long des routes, et des femmes à demi nues, une seule épaule couverte par une peau de panthère, conduisaient avec des thyrses d*or de grands chariots où l’on entassait, en cheminant, des fleurs sauvages.

Phërohil entra dans Sirinagor. Tremblant, torturé par le pressentiment d’un terrible amour, il alla vers le palais. C’était l’heure où la reine devait sortir, et toute une anxieuse foule attendait. Lentement une haute porte noire s’ouvrit et la reine apparut. Du haut des marches de porphyre, elle aperçut Phërohil. Tout de suite elle s’arrêta, tressaillit. Puis doucement, presque craintive, elle descendit les degrés et vint abdiquer aux pieds de Phërohil le redoutable lotus d’or. La foule murmura. Les jeunes hommes avec des cris de haine et de souffrance levaient leurs poings vers Phërohil. Mais parmi le tumulte désespéré de la foule les deux fiancés divinement élus l’un par l’autre s’avançaient, les mains unies, et leurs lèvres, victorieusement, se touchèrent.

Des fêtes commencèrent le lendemain. Malgré les vins précieux jaillissant en fontaines sur les places, s’épandant par les campagnes en dédaigneux ruisseaux; malgré les saphirs et les chrysoprases qu’on fit jeter comme des graines dans les sillons ; malgré les tonnes d’or négligemment éventrées aux carrefours, les jeunes hommes de Sirinagor assistèrent tristement aux noces. Ils aimaient la reine d’un tel amour qu’ils se détournèrent par jalousie des fontaines de vin, et des champs semés de pierreries, et des carrefours encombrés d’or. Moroses, ils s’asseyaient au seuil du palais et ils ne pensaient plus rien, sinon que la reine allait partir.

Quand elle partit, fièrement assise sur son char près du roi qu’elle aimait, le peuple l’accompagna de longs sanglots. Des hommes, stupidement, entouraient de leurs bras l’encolure des chevaux qui traînaient le char et ils mordaient de furieux baisers les crinières blanches. D’autres, saisissant dans le vent le voile nuptial, l’embrassaient en pleurant. Quelques-uns, pour respirer encore les parfums émanés de la reine, assaillaient le char ; ils se penchaient vers la robe embaumée et restaient là, éperdus, défaillants, sans que le fouet des esclaves pût les faire fuir. D’autres, les bras ouverts comme pour une étreinte de possession, se jetaient au-devant du cortège. Les durs timons garnis de clous les frappaient à la poitrine et ils roulaient dans la poussière extasiés et sanglants. Il y en eut aussi qui se couchèrent d’eux-mêmes sur la route et qui, les yeux tournés vers la fugitive, se laissèrent voluptueusement meurtrir et tuer par les lourds chevaux. Mais les mieux épris ne purent se résoudre à perdre la reine. Obstinément ils coururent derrière elle. On leur lança des pierres, on les frappa de bâtons noueux, on lâcha sur eux des lévriers et des molosses ; mais, mordus et ensanglantés, ils suivirent encore.

Phërohil, en sortant du palais, s’en allait superbement, enlaçant d’un bras l’épouse choisie, les yeux noyés d’un surnaturel bonheur. Mais peu à peu, dans la mêlée lamen- table de la foule, il sentit faiblir sa joie. Brusquement pâli sous un fixe regard d’Halyartès, il s’oublia près de la bien-aimée en de mornes rêveries, et son bras s’écarta, comme honteux, des reins de l’épouse. Elle se penchait vers lui, la reine conquise, et, baisant lentement les lèvres de son époux, elle murmurait de salutaires paroles : « Qu’importe, puisque je t’aime ? » Mais le roi semblait captif de quelque noir enchantement. Certes, il avait par mille folies manifesté un immense amour. Mais plus il adorait la reine, plus il s’émerveillait d’elle, et plus il rêvait douloureusement à des choses que nul ne devinait. Les courtisans commençaient à murmurer que des philtres étrangers avaient troublé sa raison. Comme s’il avait voulu fuir d’inévitables spectres, il criait sans cesse, incliné vers les cochers : « Plus vite, plus vite encore ! »

Déjà ils étaient sortis des foules tristes. De ceux qui suivaient avidement la fuite nuptiale presque tous avaient succombé. Les uns après les autres ils étaient tombés au bord des routes, sans mouvement. Les montagnes bactriennes apparaissaient. Bientôt sans doute on entrerait dans la ville par la Porte-des-Fêtes et on ne se souviendrait même plus de l’obsédant cortège. On fermerait violemment les grilles, et les derniers jeunes hommes de Sirinagor périraient dans la campagne, obscurément.

Ce jour-là, le Mage, quittant le char royal, parla longtemps aux éclaireurs de l’avant-garde. Ils écoutaient respectueusement, la droite appuyée au noyau des hastes. Puis, sur un signal du Mage, ils repartirent au galop. Troublés sans doute par les paroles d’Halyartès, les vieux éclaireurs s’égarèrent. Toute la nuit on chemina dans des plaines stériles et grises, et au matin le cortège se présenta devant la ville du côté où croupissait le Faubourg-des-Mendiants. Les suppliants, brusquement, emplirent les chemins. Il y eut hors des portes une hideuse ruée de foule. Criant, implorant, se défiant et s’injuriant, les mendiants s’élancèrent. Ils se pressaient, se bousculaient ; et l’on voyait se lever dans l’air lumineux des poings maigres et des bâtons. Déjà entre ces mutilés et ces mourants une effroyable et grotesque bataille commençait. Mais le roi se dressa, livide, sur le siège du char. « Non, pas par ici ! Pas par ici ! » criait-il.

Le cortège tourna. Par la route extérieure, le long du rempart, on marcha jusqu’à la porte voisine. Et cette porte fut la Porte-des-Morts. Très nombreux, comme après des jours de peste, des chars funéraires stationnaient près de la grille. Des cris de veuves retentissaient ; des enfants orphelins appelaient lamentablement ; des jeunes hommes en deuil sanglotaient des noms d’épouses. De nouveau le roi apparut près des cochers épouvantés. Frissonnant, la voix coupée de râles, il balbutia: « Entrez par une autre porte ! »

Les chevaux durent tourner encore et l’on prit une route pavoisée et fleurie qui conduisait à la Porte-Militaire. De ce côté de la ville triomphait un peuple en liesse. Des fanfares éclataient, on entendait dans le lointain toute la fière rumeur d’une armée heureuse, des hennissements de chevaux, des cliquetis de boucliers joyeusement heurtés comme des coupes en une danse guerrière. Par intervalle les commandements des capitaines se répondaient, monotones et sonores : et très loin, avec un bruit de vagues montantes, roulaient les innombrables machines de guerre sur leurs roues de bronze. Mais cette armée victorieuse ramenait un convoi de prisonniers. Entravés de cordes, l’épaule meurtrie d’un joug de bois, les captifs défilaient péniblement et les cavaliers de l’escorte les aiguillonnaient de leurs piques, les effaraient de leurs chevaux cabrés.

Tout à coup la nouvelle se répandit que le roi arrivait. Ce fut alors une tempête de joie. Le peuple chantait des actions de grâces ; des femmes coupaient des rameaux pour joncher le chemin, tressaient à la hâte des guirlandes. Les mieux parées arrachaient leurs voiles de brocart et les suspendaient aux arbres comme des banderoles de fêtes, et les soldats abaissaient en signe de salutation les piques chargées de têtes coupées.

Brusquement un chef à cheval fut devant le roi, et dans le silence, d’une voix retentissante, il conta l’attaque imprévue des rebelles et leur juste dëroute parmi les bois. Ses paroles excitèrent le peuple. Une immense colère contre les captifs se souleva. Des hommes chantant les louanges de Phërohil, clamant son nom avec amour, bondirent entre les chevaux, saisirent les prisonniers, les lièrent aux portes de la ville. Puis ils jouèrent à les tuer avec des pierres et des flèches. Phërohil accourait, la main levée pacifiquement pour ordonner de faire grâce. Mais il était trop tard. Le dernier des captifs chancelait sous l’injurieuse blessure d’un enfant. Comme la flèche avait été tirée de très près, elle traversait la poitrine de l’étranger, clouait son corps au vantail de la porte. Et l’homme restait là, debout, colossal, effrayant. Ses mains, dans les convulsions dernières, battaient la porte ; il semblait vouloir la clore à jamais, par vengeance ; et comme Phërohil s’avançait, l’homme assassiné se roidit vers lui comme pour le chasser et le maudire.

Alors le roi s’arrêta, dans une lassitude désespérée. Comme s’il n’osait plus entrer maintenant dans cette ville où des douleurs surgissaient au seuil de chaque porte, il s’enfuit follement vers les campagnes. Mais sur les routes, parmi les cailloux et les ronces, râlaient encore des jeunes hommes de Sirinagor. Ces mourants effrayaient le roi comme des fantômes ; il n’osait pas violer les chemins que défendait leur agonie. Il retournait sans cesse sur ses pas, hagard, éperdu, ainsi qu’un cerf traqué par des meutes.

Tout à coup il se jeta dans l’unique route déserte, dans la sombre route qui conduisait à la Montagne-des-Funérailles. Affolés, des courtisans le poursuivaient, l’appelaient, l’imploraient. Il se retourna. Et, pour la première fois proférant des menaces, il cria qu’il ferait mourir quiconque se hasarderait à le suivre.

Un grand tumulte d’épouvante s’était élevé à la fuite du roi. Le peuple, les soldats, les gens du cortège se mêlaient, se confondaient, poussaient des cris de stupeur, des gémissements, jetaient au hasard des questions, des conseils, des ordres. Bruyamment on entourait le char où gisait la reine immobile et froide et comme frappée d’une invisible flèche. Mais lorsque Phërohil fut entré sous les sombres ramures de la mauvaise route, un anxieux silence pesa sur la foule. Les soldats ne bougeaient plus, de peur d’entre-choquer leurs armes sonores, et les cavaliers retenaient leurs chevaux religieusement. Maintenant personne ne voyait plus le roi. Car la route noire faisait des coudes nombreux et se perdait, là-bas, derrière des bois. Mais à l’horizon, dans la pleine lumière, montaient les grands rochers funèbres ; et le Mage regardait de ce côté, sans impatience et sans angoisse, comme attendant un infaillible événement. Tout à coup, sur les âpres bords du gouffre, apparut l’étrange fugitif. Là-haut, dans la solennelle splendeur du crépuscule, Phërohil se dressait en sa robe d’or. Merveilleusement pâle comme un dieu mourant, il gravissait les dernières pentes, et le soleil du soir versait sur sa tiare une lumière rouge telle qu’un flot de sang baptismal. Un instant, sur la pointe extrême des rocs, Phërohil s’arrêta, et il salua du regard les plaines sujettes. Puis il fit un geste triste et doux, le geste d’un exilé qui part en bénissant, et il se précipita dans le gouflfre sacré.


III



Ce soir-là, de nouveau, flamboyèrent dans les plaines et sur les collines les bûchers annonciateurs de mortuaires nouvelles. Les cavaliers en deuil foulèrent de nouveau les routes et les signaux funéraires se répondirent dans la nuit. Mais, hors de l’ombre où murmurait l’affliction des peuples, les Mages délivrés se réjouissaient sur la Montagne. Les jeunes initiés entouraient Halyartès, le pressant de respectueuses questions : — « Quelle puissante parole as-tu prononcée pour troubler ainsi ce roi ?

— « En quel livre divin as-tu cueilli les vénéneuses pensées qui l’empoisonnaient ?

— « On dit que tu sais évoquer les morts ? Quel spectre as-tu appelé pour le guider vers le gouffre ? »

Halyartès sourit : « Enfants, dit-il, je n’ai eu besoin ni d’enchantements ni de spectres. Simplement, avec le naturel pouvoir du maître sur le disciple, j’ai fait de ce roi un monstre que la terre ne pouvait garder. »

Les initiés s’étonnaient. D’un impérieux mouvement de la main Halyartès les força au silence.

« Oui, poursuivit-il, un monstre. Car celui-là est un monstre pour qui l’air vital est mortel. Or, j’ai fait mourir Phërohil de ce qui nous fait vivre. J’étais maître de cette âme. J’ai versé en elle, comme un suc de mauvaise fleur, une épouvantable bonté. Phërohil, par moi, a cessé d’être un homme. Je l’ai fait meilleur qu’un homme, et voilà pourquoi il est mort. Toutes les furieuses passions qui bondissent en nous, et nous mordent, et nous déchirent, je les ai chassées de lui. Aussi son cœur devint-il triste comme une forêt délivrée qui souffrirait à jamais de la mort des fauves. La haine, la rouge soif des massacres, l’envie, l’obscure tentation de torturer et de détruire, tout cela lui fut inconnu. Parce que j’étais toujours présent, lui soufflant continuellement ma volonté, la pâleur des inavouables jalousies, l’ardente rougeur des bestiales colères, n’altérèrent jamais son visage terriblement pur. Il eut cette sublime et dangereuse impuissance, l’impuissance du mal. De sorte qu’un formidable ennui s’installa dans son cœur trop noble. Aucune mauvaise pensée ne le soutint, ne l’enivra. J’avais tué sa vanité, et la pourpre même lui devint inutile puisqu’il ne pouvait plus s’enorgueillir de sa légitime royauté.

« Impitoyablement je l’avais forcé à la pitié. Quand des mendiants l’imploraient, il n’était plus capable de les écarter de son rêve par d’hypocrites consolations. Il ne savait plus, en plaignant les faibles et les estropiés, se réjouir en lui-même de sa jeune vigueur. Mais réellement, profondément, il sentait les maux qu’il contemplait, et ce souverain, grâce au funeste don de la pitié, descendait jusqu’à être régal de ses suppliants. Les innombrables douleurs des pays en guerre le déchiraient ; et quand ses armées entraient en campagne, c’était lui qui souffrait de toutes les dures marches, qui saignait de toutes les blessures, qui agonisait de toutes les agonies. Quand on lui annonçait une victoire, il voyait seulement la mort sanglante des villes assaillies, et il entendait au-dessus des fanfares les hautes malédictions des vierges violées, et tout le deuil des pays conquis entrait en son cœur.

« Le jour où il enleva la reine bien aimée, il devint fou de pitié parce que de douloureux amants moururent de son triomphe. Son amour ne servit qu’à lui faire comprendre le triste amour des autres, et, parce qu’il aimait éperdument, il souffrit éperdument pour ses rivaux. Car il ne pouvait — grâce à mes insidieuses leçons — consentir à la cruauté de vivre ; et sachant que la félicité d’un homme est faite des innombrables malheurs d’hommes lointains, il ne voulait plus se résoudre à être heureux. Tel fut ce roi.

« Hier, le hasard (ou plutôt ma sagace et vigilante volonté) fît apparaître devant lui simultanément toutes les plaies de la terre : Tamour, Tinfirmité, le deuil, la misère, la défaite, l’esclavage, l’inique et déloyal massacre. C’en était trop. Cet enfant, que j’avais savamment accoutumé à se meurtrir aux douleurs des autres, voulut enfin s’affranchir de ce long supplice d’aimer. Vous le voyez, je n’ai pas employé des philtres ni des formules d’enchantement. Il m’a suffi de rendre Phërohil à peine différent de ce que nous sommes. Est-ce que nous n’avons pas, nous aussi, pour toutes les souffrances de la terre une parole de pitié ? Seulement cette parole est vaine et menteuse. Phërohil, lui, sentit vraiment ce que nous exprimons tous devant le malheur. Il fut bon comme vous vous vantez de l’être, mais il fut sincère comme vous croyez l’être. C’est pourquoi volontairement son corps se brisa aux rocs de la montagne. »

Tandis que le Mage parlait, une douce aurore de printemps fleurissait le ciel. En bas, dans les campagnes, une blanche procession s’épandait.

Des jeunes filles portant sur la tête des cruches d’or marchaient entre les haies d’églantines. Des enfants poussaient devant eux, vers le lieu des sacrifices, des béliers aux belles toisons. De grandes femmes blondes tenaient aux plis de leurs robes brodées des grains de blé et des grains d’orge qu’elles jetaient en l’air à chaque pas, de sorte que des oiseaux sauvages les suivaient joyeusement. Les soldats, sans cuirasse et sans armes, balançaient pieusement des palmes et des rameaux de chêne. La voix des prêtres montait, psalmodiant des prières :

« Soleil, père, fécondateur, sauveur, donne-nous un roi qui soit bon comme était Phërohil. »

Le peuple, après chaque verset de la prière, répondait distinctement la maxime sacramentelle :

« Car les méchants sont malheureux ! »

Tous disaient cela d’une voix haute et solennelle, selon les rhythmes liturgiques, et les vieillards inclinaient la tête en signe d’intelligence.


Juillet J889.
LE SOLITAIRE


Anywhere out of the world.


Pour accomplir quelque ordre du roi lointain, des serviteurs en un site de forêts et de rochers exposèrent l’enfant. L’abandonné fut placé sur une pierre parmi des herbes monstrueuses ; des fleurs dures autour de lui ouvraient comme des gueules leurs rouges calices hostiles. Mais cette nuit même commença l’année du jubilé, et les prêtres s’étant réunis dans la forêt aperçurent l’enfant. L’un des hiérophantes, se penchant vers la pierre, prophétisa : « Celui-ci, dit-il, est de race noble. Il sera délivré des approches malfaisantes. » Les prêtres chantèrent les hymnes accoutumées ; puis ils allèrent tous ensemble confier l’enfant à des pâtres du roi. Des sonneurs de conque précédaient le cortège ; ils étaient en deuil et, tournés vers les plaines, ils faisaient retentir des appels tumultueux et désespérés. Mais du fond des halliers les buccinateurs en robe blanche leur répondaient par de riches fanfares et l’on voyait monter dans l’aurore les clairons hautains et droits comme des lys d’or.

Dans le village des bergers l’enfant fut appelé Stellus. Il grandit farouche et dédaigneux. Et pourtant une ténébreuse tendresse était en lui. Il ouvrait ses bras aux enfants, il courait vers les mères et les étreignait filialement. Mais tout à coup il s’arrêtait comme blessé d’un mal inconnu ; il baissait la tête et il s’enfuyait vers les coins d’ombre, vers les larges routes désertes. Les autres enfants lui jetaient des pierres, le battaient avec des branches; les vieillards disaient : « Ils ont raison, tu dois jouer avec tes frères. » Docile, il essayait alors de suivre ceux de son âge quand ils allaient dans les jardins voler des fruits et piller des ruches. Et tout à coup, sans comprendre, dans la claire campagne il avait envie de pleurer et de se cacher. Bien souvent il s’enfuyait hors des routes, des villages, dans la forêt où jadis on l’avait trouvé. Une vaste paix descendait sur lui ; les branches amies le frôlaient de bonnes fraîcheurs, il lui semblait que des mains guérisseuses s’imposaient sur son front. Silencieusement il s’asseyait en un lieu de lumière, au bord d’un lac si profondément imprégné d’antique clarté qu’il semblait garder entre ses rives une eau merveilleuse de cinabre et d’or. Stellus restait là, sans rêve, sans désir, s’enivrant d’écouter le vent. D’abord il n’avait entendu qu’un bruit monotone et confus épandu sur tout le pays. Bientôt il sut distinguer le frisson de chaque bois, de chaque ramure. Puis il discerna des sons inouïs, surnaturels, pareils à des chants de fileuses féeriques, pareils à des soupirs de flûtes célestes. Et cette rumeur du vent avait un miraculeux pouvoir. À mesure qu’il écoutait, Stellus sentait surgir en lui des pensées nouvelles. Il comprenait, il savait, il voyait vivre la forêt ; il voyait l’âme ineffable des arbres, des herbes et des eaux ; et des bruits tombés des étoiles lui apprenaient les choses divines. Pourtant il ne s’étonnait pas. Cette révélation lui semblait seulement un souvenir retrouvé et chaque idée qui entrait en lui était comme une exilée qui revenait. Il écoutait paisiblement et il lui semblait tout simple que ces enseignements lui fussent apportés par le vent comme des fleurs arrachées aux vergers de la nuit.

Mais quand les brises se taisaient enfin, une immense tristesse croissait dans l’âme de l’enfant. Après les paroles révélatrices que le vent lui apportait, il se sentait plus prodigieusement étranger. Un désir impérieux lui venait parfois de répéter aux autres ce qu’il avait appris de la forêt. Mais il devinait qu’il parlerait en vain et il se taisait douloureusement. Lorsqu’il revenait parmi ses compagnons, un étrange malaise l’oppressait. Chaque jour il s’attardait davantage dans la forêt, dans les pacages inexplorés. Tout un été, il vécut parmi les arbres. Il resta là, aimant et sauvage, regrettant ses compagnons et n’osant retourner vers eux. Des brumes souillèrent les crépuscules ; un long tressaillement triste agita les ramées ; les arbres se penchaient en arrière effarés et tremblants et comme cabrés de peur devant l’hiver en marche ; les troupeaux dans l’herbe rase s’amaigrissaient et ils bêlaient lamentablement vers la lune.

Un homme vint du village s’enquérir du pâtre attardé. Stellus lui confia sa douleur ; il le supplia de le laisser dans la forêt. L’homme écouta avec un air de comprendre. « Je vois ce que tu désires, dit-il enfin ; les prêtres ont dit que tu étais de race noble. Cela signifie sans doute que tu n’es pas fait pour être un pâtre. Va-t’en à travers le monde en quête de glorieux hasards. Sois soldat. » Stellus crut en cet homme. « Oui, pensa-t-il, peut-être serais-je bien parmi les soldats. » Étant monté sur une roche, il vit au loin dans la nuit les feux inquiets d’un camp. Il laissa les troupeaux et s’en alla par d’âpres sentiers vers les batailles. Les appels des sentinelles sur les collines guidaient sa marche ; des trompettes sonnaient là-bas, comme pour accueillir celui qui venait.

Son casque cime d’un oiseau de cuivre, sous l’armure hérissée de clous, Stellus combattit avec la hache et le glaive. Il servait un roi conquérant dont l’armée s’avançait triomphalement, odieuse aux nations. Une telle haine grondait derrière ces envahisseurs qu’ils achevaient les blessés pour les soustraire aux tortures expiatoires que l’ennemi leur eût sans doute infligées. Et afin que nul ne fût pris vivant, les soldats dans la bataille se liaient les uns aux autres avec des chaînes. Mais une force mystérieuse poussait Stellus à combattre seul. En vain il voulait se rapprocher de ses frères d’armes ; une invincible puissance l’écartait. Dans les nuits d’alarmes, il galopait seul vers les postes périlleux ; il fut le solitaire porteur de torches qui explorait les bois barbares ; il fut le défenseur unique des arrière-gardes, celui qu’on laissait derrière soi comme une martiale offrande aux dieux guerriers pendant la fuite des rois et des capitaines. Et pourtant comme il aurait voulu se mêler à ses compagnons, boire avec eux dans les coupes volées le vin des pillages, chanter avec eux autour des bivouacs ! Comme il enviait ceux qui, les veilles de massacres, dormaient ensemble sous les toiles claquantes des tentes leur sommeil fraternel ! Mais jamais il n’eut de compagnons. Il songeait aux jours des premières batailles. « Sans doute, étant de race noble, je ne puis me plaire parmi les soudards ; je serais heureux si je marchais avec les chefs. » Il accomplit de tels exploits que les rois le saluèrent leur égal. Il reçut la lance d’or et la bannière et il eut sa place parmi les princes de l’armée. Mais dans l’ardent cortège de jeunes souverains, l’ancienne douleur le surprit encore ; sur les places des capitales conquises qu’on lui donnait en apanage, il se sentait, comme dans le village des pâtres, un passant étranger.

Comme il s’affligeait, un vieux capitaine qui l’admirait lui dit : « Je sais ce que tu désires. Ce qui te manque, Stellus, c’est l’amour. Va-t’en par le monde en quête de quelque blanche princesse. Sois un amant. » Stellus crut ce capitaine. Il mit à l’arçon de sa selle d’amples branches de lilas ; il enroula autour de sa lance des pampres et des feuillages et il partit vers l’amour. De féeriques oiseaux, éblouissant l’air d’ailes éclatantes, volaient au-devant du cavalier ; sur les rivières et les campagnes planaient des parfums nuptiaux.

En un pays de soleil et d’eaux vives, Stellus trouva la blanche princesse. Elle était debout près de la fontaine ; elle puisait de l’eau dans une cruche d’argent ; ses bras souples, ses bras pâles s’appuyaient à la margelle. La jeune fille se prit à rire parce que les féeriques oiseaux brusquement posés devant elle lui firent jaillir au visage, en repliant leurs ailes, de claires gouttelettes. Lorsque Stellus approcha, elle s’enfuit. Elle courait dans la campagne et tout en courant elle riait. Par moments elle s’arrêtait, cueillait en grande hâte des roses rouges et des roses blanches et les jetait vers le cavalier, ironiquement. Sa chevelure fauve s’était dénouée et s’épandait sur ses épaules comme un manteau de chasseresse taillé dans quelque dépouille de jeune lionne. À la fin Stellus l’atteignit, l’enlaça, la ravit sur son cheval. Elle riait toujours. « Lâche les rênes » dit-elle. Doucement, avec des paroles de caresse, elle guidait le destrier dompté. Par une allée sablée de poudres bleues elle conduisit Stellus à son palais, et cette nuit-là les tymbrils et les sistres annoncèrent des noces princières.

Les guirlandes nuptiales ne s’étaient pas fanées encore aux balcons du palais, lorsque Stellus vint s’asseoir en sanglotant dans les jardins. Il levait ses mains dolentes vers le ciel et il murmurait : « Qui donc me viendra en aide ? qui donc me conseillera ? » Alors il vit un grand vieillard sacerdotal qui l’écoutait. « Père, dit Stellus, si tu es le sauveur envoyé vers moi, si tu sais les choses cachées, dis-moi pourquoi je suis à jamais solitaire. Dis-moi pourquoi je n’ai pu jouer enfant avec les enfants, pourquoi je n’ai pu révéler aux jeunes hommes les paroles du vent, ni rire avec les soldats, ni dormir voluptueusement près de mon épouse ? » Et d’une voix surnaturelle, le vieillard répondit : a Stellus, Stellus, puisque les enchantements du baiser ne t’ont pas vaincu, puisque ton cœur incurablement noble ne peut s’enivrer des voluptés banales, je parlerai. Tu souffres, Stellus, parce que tu n’es pas semblable aux autres hommes, parce que tu ne peux connaître ni leurs joies, ni leurs espoirs, parce que tu as en toi des rêves obscurs, des passions innommées que tu ne peux exprimer par des paroles. Mais, il faut que tu le saches maintenant, tous les hommes sont ainsi que toi des monstres solitaires. Tu te souviens, Stellus, quand tu étais un tout petit enfant parmi les bergers, tu ne distinguais pas les boucs des béliers et les brebis des chevreaux. Et quand tu entendais au loin quelque bêlement, tu disais : « Ce sont les bêtes qui gémissent. » Comme le bouc diffère du bélier, un homme diffère d’un homme. Ce qu’ils appellent l’humanité n’est qu’un troupeau désordonné d’êtres inconnus et disparates. Stellus, les yeux clairvoyants des initiés aperçoivent des différences là où les yeux vulgaires virent seulement d’évidentes similitudes. Mais les hommes, ignorant l’horrible, la divine vérité, se croient semblables les uns aux autres. Ils se parlent, les insensés, comme si les paroles pouvaient aller d’une âme à une âme. Ils se regardent entre eux comme s’ils n’étaient pas séparés par d’infranchissables murailles de ténèbres. Toi, Stellus, tu as compris obscurément que tu étais seul de ta race. C’est pour cela, Stellus, que tu as souffert. Tu t’apparais à toi-même différent des hommes et tu ne peux te résigner à ta noblesse. Tu t’enfuyais dans les forêts parce que tes compagnons étaient pour toi des étrangers. Et tu souffrais dans les forêts parce que tu n’avais plus de compagnons. Tu aimais la solitude dans les campagnes parce que tu souffrais d’être seul dans les foules. Et tu n’as pas su chercher la délivrance promise par les prophéties. Oui, les prêtres ont bien dit. Tu es d’une race noble. Mais fou, comme les autres, tu as cherché sur la terre ceux de ta race. Tu les as cherchés parmi les soldats et les rois et tu as cru trouver une égale quand tu n’as rencontré qu’une amante. Je t’ai dévoilé les secrets. Médite afin d’être un jour, selon qu’il a été prédit, délivré des approches malfaisantes, des approches malfaisantes de ceux que tu ne peux plus croire tes frères. »

Hors des jardins, hors du palais où dort l’épouse, Stellus s’éloigne. Il marche dans les plaines pierreuses ; il gravit les pentes arides ; il suit des rivages de fleurs funèbres. Le voici venu enfin dans un pays surplombé d’âpres montagnes aux parois droites et lisses. Les habitants de ce pays où Stellus entre étaient dans l’affliction ; car du haut des montagnes un monstrueux cheval ailé, vomissant des flammes, s’était abattu sur leurs moissons. L’hippogriffe aux sabots de diamant ébranlait de ses ailes retentissantes les murs des antiques maisons. Il fouillait le sol, arrachait les graines semées, foudroyait d’un regard les bœufs pendant le labour ; il ravissait les vierges, les emportait au delà des nuages. Puis on les voyait s’abattre sur la terre, nues et sanglantes, et pareilles à des floraisons rouges et blanches tombées du ciel entr’ouvert. Une grande clameur, à la venue du monstre, avait retenti, impérieuse et haute comme une voix de héraut, et des paroles prophétiques avaient été perçues. L’hippogriffe victorieux dévasterait le pays jusqu’à ce qu’un homme volontairement vînt s’asseoir entre les ailes étincelantes et consentît à s’en aller avec le monstre vers les étoiles.

Stellus arriva chez ces hommes épouvantés. Il vit au loin le monstre, et une espérance se leva dans son cœur. Radieux, il alla trouver les chefs du village et proclama qu’il monterait l’hippogriffe. Les hommes saluèrent Stellus par de longs cris d’admiration; les femmes embrassaient ses genoux et répandaient sur ses pieds des huiles et des baumes. Les sages haranguaient le peuple. « Voyez, disaient-ils, celui qui va se dévouer pour vous. Il est jeune et glorieux, il aurait pu vivre de royales années. Et pourtant il va quitter les douces poussières où nous marchons avec joie ; il va laisser les fanges natales où nous nous plaisons ; il va s’en aller vers des étoiles étrangères, vers ce ciel que les hommes prudents n’aiment pas à regarder. Gloire au héros ! Contemplez celui qui nous aime assez pour fuir la terre, celui qui va se dévouer pour ses semblables. »

Tandis qu’il parlait, Stellus, saisissant à pleins poings la resplendissante crinière, entonnait un chant d’allégresse: « Hippogriffe, hippogriffe libérateur, emporte-moi plus haut que le ciel. Pour obéir au divin vieillard nous irons, ô monstre, par delà les portes de l’horizon. Je chevaucherai au-dessus des villes, au-dessus des campagnes où j’ai souffert. Si nul ne nous attend au-dessus des mondes, errons à jamais dans le désert des constellations. Tu feras jaillir vers la terre à travers la nuit de joyeuses étincelles. Et moi je serai délivré ; je n’aurai plus à subir les hommes, je n’aurai plus à aimer les hommes et je connaîtrai enfin librement parmi les étoiles muettes la volupté d’être né solitaire. Mais si j’ai mérité, ô monstre sauveur, de retrouver ceux qui sont de ma race, emporte-moi vers eux. Cheval ailé, destrier digne d’un cavalier noble, emporte-moi enfin vers qui sont vraiment mes frères. Hippogriffe, hippogriffe libérateur ! comme un roi qui revient de la bataille, je rentrerai des pays de la vie vers ma haute demeure sidérale. »

Stellus caressait de la main l’encolure du cheval ailé. Les voûtes astrales s’ouvraient pacifiquement à leur course ; les brises du ciel murmuraient des paroles de bienvenue; des formes lumineuses et blondes se penchaient sur les nuées et, à travers les brumes d’une étrange aurore, le solitaire vit briller enfin au plus lointain des cieux la lumière si longtemps cherchée, la lumière des yeux fraternels.


Novembre 1889.




ARMENTARIA



VIe SIÈCLE





Ce soir-là l’esprit du Seigneur visita là maison et Armentaria mourut. Elle languissait depuis l’été, mais le mal en ce jour s’accrut si rapidement que la jeune femme n’eut même pas le temps de regagner ses appartements. Elle expira dans l’oratoire pendant qu’elle priait. Une servante qui l’attendait à la porte (car c’était une captive de Thuringe encore païenne) entendit choir le corps sur les dalles. Étant entrée, elle vit Armentaria étendue sur le sol, à la renverse, les bras ouverts. Et par la volonté de Dieu, le léger crucifix de bois sculpté devant qui priait Tagonisante était tombé sur la poitrine de la morte, pieusement.

Il y eut dans la maison un grand tumulte. Des serviteurs, en toute hâte, allèrent chercher Florentius, le jeune époux d’Armentaria. Car il se trouvait absent, étant allé, ce soir, assister un pauvre qui se mourait. Les serviteurs vinrent à la cabane du pauvre et ils dirent : « Maître ! Maître ! voici que ta femme est morte. » Florentius jeta un grand cri et s’enfuit vers sa maison.

Déjà les jeunes filles du voisinage étaient accourues. Elles avaient porté Armentaria sur son lit nuptial. Les unes cherchaient dans les coffres des vêtements blancs pour parer celle qui ne se parerait plus. D’autres redescendaient vers les jardins qui sont en cette saison tristes et défleuris dans le pays de Neustrie. Mais quelques précieuses fleurs y subsistaient, parce que des vierges qui devaient être épousées avant le printemps les gardaient jalousement pour le matin des noces. Et chaque jour elles les visitaient avec amour. Cependant, sans nul regret, toutes les fiancées allèrent cueillir les suprêmes fleurs pour le lit funéraire ; car elles aimaient la jeune femme qui était morte.

Pendant qu’elles honoraient ainsi Armentaria, Florentins survint : « Je vous en supplie, dit-il, allez- vous-en afin que je sois seul avec celle-ci. » Or, Martial, évêque, et Crescentius, diacre, se présentèrent. « Les jeunes filles s’en iront. Mais nous, hommes de Dieu, nous resterons pour te consoler. » Mais Florentius repoussa aussi l’évêque et le diacre.

Lorsque tous furent sortis de la maison, Florentins, s’étant assis près du lit, se prit à pleurer abondamment. Il ne s’emportait pas en une douleur tumultueuse, mais il laissait couler ses larmes, lentes et presque paisibles. Pourtant, dans le silence, sa douleur s’exalta. Et comme si l’épouse l’eût entendu, il lui parlait : « Chère vierge, murmurait-il parmi ses sanglots, chère vierge ! » Et il baisait les mains froides et pures qui reposaient au milieu des fleurs comme des colombes endormies : « Hélas ! hélas! pourquoi jadis m’as-tu privé de toi ? Pourquoi n’as-tu pas été mon épouse ? Tous nous ont crus des amants mortels, heureux dans la volupté. Et nous, nous reposions côte à côte, et jamais nos lèvres ne s’unirent dans le baiser. Quelquefois cependant…, je me souviens…, quelquefois, ta main, n’est-ce pas ? a tremblé dans la mienne. Mais tu purifiais d’un signe de croix la main qui avait tremblé et nous nous endormions côte à côte sous la garde du Seigneur. J’ai souffert, Armentaria, j’ai souffert une longue passion par ta douce volonté, et nul n’a su notre divin secret. Et voici maintenant qu’ils t’enseveliront comme une épouse, toi qu’ils devraient saluer parmi des vierges bienheureuses… »

Lentement, dans la chambre funèbre, Florentius marcha. L’odeur des fleurs était lourde ; les cierges aussi chargeaient l’air de parfums. Florentius ouvrit la fenêtre vers les champs. Alors il songea aux hommes qui étaient là-bas dans les maisons muettes. Peut-être à cette heure même des époux s’étreignaient, des amants dormaient ensemble voluptueusement. Il vit, épars en une brume de songe, des couples heureux, et dans son cœur un mystérieux orgueil fermenta. Seul sans doute entre tous ces hommes il avait pu renoncer aux joies permises. Il se réjouissait, il sentait monter en lui l’ivresse d’être un saint. « Je veux qu’ils sachent, murmurait-il, je veux leur dire notre secret. »

Or, parmi les fleurs défaillantes, la morte se souleva. Sur son visage, tout à l’heure blême, une rougeur s’épandait, car c’était une ineffable pudeur qui l’avait réveillée. « Ne parle pas de cela, suppliait-elle, tendant vers l’époux ses mains surnaturelles. Ne diminue pas notre gloire. Je veux, mon bien-aimé, que tu sois pareil à moi. Ne parle pas de cela. Par ton silence tu mériteras dans le ciel de longs entretiens d’amour. Ne divulgue rien, mon Florentius. La vertu n’est entière que si elle est secrète. Et c’est peu encore d’être secrète, il vaut mieux qu’elle soit niée. Si j’avais voulu être révérée sur la terre comme une vierge, ne pou vais- je pas vivre dans la retraite auprès de Radegonde ? Il y a longtemps, Avitus, évêque de Vienne, voulut m’emmener vers la bonne reine. Sais-tu, mon bien-aimé, pourquoi je n’ai pas consenti ? Il me semblait que ces vierges consacrées publiquement au Seigneur devaient prendre un secret orgueil de leur mérite. Les hommes connaissaient leur vertu et la louaient. Moi, j’aurais eu comme une honte divine d’être chaste aux yeux de tous. Ce qui offensait ma pudeur de vierge, c’est qu’on savait ma virginité. C’est pour cela, Florentius, que j’ai souhaité ces feintes noces. J’ai voulu passer pour une épouse afin d’être vierge mystérieusement. Et maintenant, je t’adjure, mon Florentius, de ne pas révéler à ceux qui viendront notre secret. Pour que nos âmes soient saintes, renonçons à toutes les gloires et surtout à celle d’être sanctifiés sur la terre. Soyons purs dans les ténèbres et allons au ciel silencieusement. »

Florentius ayant longtemps sangloté, penché vers celle qui s’était rendormie, pria le Seigneur. Et la paix revint en son cœur. L’aurore, une douce aurore triste, s’était levée ; le vent du matin éteignait les cierges. L’évêque, le diacre et de pieuses femmes vinrent et ensevelirent Armentaria. Puis Martial, évêque, dit : « Florentius, les serfs de l’église vont enlever le corps d’Armentaria. Mais tu sais, chrétien, que la mort est une brève et vaine séparation. Tu sais que tu re verras ton épouse. Ainsi ne lui adresse pas de longs adieux désespérés. Embrasse-la comme si elle partait pour un court voyage, embrasse-la comme, en la quittant, tu l’embrassais chaque matin. » Docilement, Florentius s’approcha du lit. Il s’inclina devant l’évêque ; tous Tentendirent répondre : « J’embrasserai mon épouse comme je l’embrassais chaque matin. » Et tout frissonnant de son radieux mensonge, il approcha pour la première fois ses lèvres des lèvres qu’il n’avait jamais effleurées.


Février-mars 1890.


FRAGMENTS DE PROSE






L’INSPIRATRICE




I





Lorsque le palais neuf fut bâti, lorsque le dernier peintre et le dernier sculpteur se reposèrent — l’œuvre des statues et des fresques étant accomplie, — le duc Tarquin vint parcourir les hautes galeries, suivi de son habituel cortège. Devant lui, douze hérauts d’armes boiteux s’essoufflaient à sonner dans des conques discordantes ; derrière lui, se pressaient en un tumulte puéril les soixante pages de la cour, des nains velus qui portaient au poing des gerfauts mutilés et des colombes difformes. Et le peuple, lâché ce jour-là dans le palais, fourmillait au loin.

Sur une muraille les peintres avaient représenté des singes ivres qui festoyaient parmi des vignes saccagées; sur une autre, en des fresques monstrueuses, foisonnaient des hydres et des crapauds, et des reptiles sans no.m. Partout, sur les bas-reliefs et sur les plinthes et sur les tympans des grandes portes, c’étaient des orgies d’avortons et d’infirmes, des accouplements de bossus, des danses hideuses de femmes enceintes. Et rien en tout cela n’avait l’horreur tragique d’un enfer en folie ; tout était d’une laideur médiocre, d’une froide et grise obscénité.

Le duc Tarquin contempla longuement, et le cortège derrière lui répétait des louanges. Un long murmure d’assentiment traînait parmi la foule dans les galeries, les salles et les escaliers. De temps à autre, le duc s’arrêtait devant quelque œuvre, et, ravi en extase, il demandait le nom de l’artiste. Alors les hérauts appelaient à voix haute l’élu; et le grand argentier, puisant en des corbeilles pleines, lui donnait abondamment des perles rares et des gemmes. Les conques sonnaient, plus discordantes, et une grande joie, à travers la foule, éclatait.

Mais tout à coup, parvenu dans une salle reculée, une salle basse qui servirait sans doute d’office ou de cellier, le duc Tarquin poussa un grand cri d’indignation. Impudemment un sculpteur avait orné cette salle d’une insolite statue : c’était une belle vierge demi-nue, frissonnant d’ineffable espoir et jetant des fleurs merveilleuses vers les chemins où sans doute surgirait l’amant. Une main puissante avait animé le marbre ; on croyait respirer dans l’air le parfum des cheveux épars sur les froides épaules blanches, et la vierge resplendissait, victorieusement vivante.

Le duc Tarquin, bien qu’il fût d’humeur débonnaire (il avait gracié le matin des incendiaires et des parricides), ne put contenir sa colère. Certainement la statue était coupable de lèse-majesté, et celui qui avait oublié ainsi le respect dû à la grande laideur sacrée méritait un châtiment sévère. Vite on chercha l’insolent artiste ; il fut amené, poings liés, devant le duc Tarquin, et tout de suite il fut jugé devant le peuple. Les nains velus qui portaient au poing de monstrueux oiseaux firent office de magistrats ; le peuple devait ratifier la sentence.

L’interrogatoire fut bref. L’accusé — qui était un beau jeune homme à la barbe légère — dit aux nains et à la foule : « Je me nomme Clélio et je suis né très loin d’ici, en un pays lumineux et triste, dans une ville en ruine près d’un clair océan. J’ai passé ma vie à rêver et à créer. Et si Dieu le permet je sculpterai toujours de belles vierges heureuses et jamais des singes ni des pourceaux. » Ces paroles entendues, une clameur s’éleva de la foule. Qélio fut condamné. Sur-le-champ la statue fut brisée à coups de hache et l’artiste fut expulsé du palais par les valets du chenil.

Mais Clélio ne souffrit pas de l’insulte, et si des fouets le cinglèrent, il ne le sut pas. Car ce jour-là il avait reçu le message longtemps souhaité, le message de la lointaine bien-aimée qu’il osait à peine nommer au silence. Ce soir Marcia l’attendrait dans le Jardin du Fleuve, parmi les arbres d’Asie et les fleurs étrangères. Oubliant le hideux palais et les juges et la statue détruite, Clélio errait anxieux et ravi dans le Jardin caressé de lune. Enfin sur les gazons bleus, près de l’eau d’ombre et d’argent, Marcia parut. À partir de cette nuit, ils se revirent toutes les nuits dans le Jardin du Fleuve. Et dans les solitudes envahies d’herbes violentes, ils s’aimèrent d’un sauvage amour.

II

Marcia était veuve. Son vieux mari était mort dans l’année nuptiale et elle vivait loin du monde dans l’antique palais, solitaire désormais, où l’on avait célébré naguère les fêtes du mariage. De silencieux serviteurs l’entouraient ; des chevaux noirs paissaient en liberté dans les cours herbeuses de sa maison ; des oiseaux rares chantaient dans ses volières, et la grande salle du palais, la salle où l’on n’entrait plus depuis la mort du maître, était pavée de porphyre et d’or. Selon la coutume des patriciens du pays, Marcia daignait s’enrichir encore. Et des flottes faisaient pour elle de lucratifs commerces dans les mers orientales. Tout ce luxe triste d’une seigneuriale maison en deuil, elle le contait à Clélio tandis qu’ils erraient le soir dans le Jardin du Fleuve. Mais parce qu’elle était d’une race très ancienne, enviée dans tout le duché, elle ne pouvait permettre à son amant de venir au palais. Bientôt pourtant, très aimante, elle ne put plus se satisfaire des courtes veillées du Jardin. Elle voulut venir chez Clélio. Elle passa des journées dans l’atelier aux murailles froides parmi les statues ébauchées. Alors Clélio, malgré l’adorable présence, se laissa ravir à ses rêves d’art. [2]. . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


1888.




LA PEUR DU MIRACLE




I





Avec des gestes las, dans la chambre saccagée, encombrée de malles et de caisses, Pierre Ruimond s’habilla. Les rideaux de la fenêtre écartés, il regarda dehors, tristement, hochant la tête en une rêverie de regret.

Dehors s’étendait une claire avenue paisible dont les marronniers pavoises de grappes frissonnaient au vent de printemps. Du ciel | sien délicat et pâle, tombait une lun heureuse, une lumière légère qui frôlait les hautes maisons, piquées, par places, de vitres d’or. Et une joie de jeunesse vivait dans l’air.

Plus morose alors d’avoir par la fenêtre ouverte respiré le matin, Pierre se hâtait. Puisqu’il fallait partir, mieux valait la fuite rapide sans vaines contemplations. Vivre à Paris en une féconde oisiveté d’artiste, c’était maintenant un rêve impossible. La fortune s’en était allée et Ruimond savait bien qu’il ne pourrait se résoudre à gagner au hasard des besognes ce qui lui était nécessaire. D’ailleurs un ordre du père rappelait Pierre impérieusement. Et cette femme à peine entrevue et déjà aimée invinciblement, il ne la reverrait plus. Elle retournerait au pays des songes, cette blanche et lente Marguerite qui lui était apparue. II n’aurait pas eu le temps de la charmer et de la prendre ; il fallait s’en aller sans lui avoir parlé et la laisser s’effacer, celle qui eût été la bien-aimée, là-bas, au lointain de la vie.

On frappa. Il y eut un bruit de pas et de voix; des hommes en blouse chargèrent sur leurs épaules d^s bagages. Puis Ruimond descendit.

Dans le wagon, inconscient et prostré, il regardait défiler les grands pays vides. Tout le jour, un long cortège de champs passa. Ce furent des plaines d’ocre et d’or, des vallées vertes et rousses, toute une mêlée de fleurs, d’herbes et de ramures. Et Ruimond se calmait peu à peu comme si la paix des campagnes entrait en lui. Sa pensée redevenait plus nette. Comme des voyageurs bavardaient tout près et nommaient fréquemment leurs villes, en une joie de rentrer chez eux, Pierre songea aussi à la maison paternelle. Il tâcha de se la représenter ; car jamais il n’avait vu cette maison où il allait maintenant vivre. Et il s’attrista d’ignorer même la douceur des bons retours par des routes connues, le long des haies anciennes qui semblaient fleuries de souvenirs.

Son père, né d’une race de marchands aventuriers, avait toujours vécu hardiment errant. Veuf maintenant, il s’était fixé là-bas sur la côte biscaienne, parmi des pêcheurs et des caboteurs. Et il vivait assez péniblement en armant pour eux de petites barques. Parfois il était venu à Paris où son fils demeurait depuis plusieurs années. Mais Pierre n’avait jamais entrepris le voyage vers le port espagnol.

Enfin la ville apparut, blanche et rouge, et serrée autour d’un clocher carré. Quelque temps le train côtoya des falaises délicieusement caressées de soir. On arriva. Le père Ruimond attendait à la gare. Grand et robuste, la barbe abondante, il était appuyé contre un pilier, avec un air de le soutenir. Comme pris d’une pitié pour son fils, svelte et firêle, il s’avança, l’aidant à descendre du wagon. Mais il parlait peu. Après le baiser de bienvenue, il entraîna Pierre. Ils partirent le long des rues calmes. Une tristesse très douce s’épandait sur la petite ville. Un lent angélus tombait d’un clocher, lourdement. Le père se taisait maintenant et le silence devenait pénible.

« Pourquoi, demanda Pierre, ma sœur n’est-elle pas venue ?

— Tu vas la voir. »

Le père avait dit cela d’une voix grave, un peu hésitante. Pierre s’inquiéta. Est-ce que Magdeleine était malade ? Est-ce que le père était fâché contre elle.

« Non, non, ce n’est pas cela. Bientôt… tu comprendras. Entre, nous voici chez nous. »

La maison était vaste et vieille. La toiture débordait les murs, largement, et elle était soutenue par de sveltes consoles de bois. De longs rideaux de laine blanche pendaient à Textérieur des fenêtres, le long des grilles. Au-dessus de la porte armée de ferrures, l’enseigne commerciale de Robert Ruimond grinçait à une barre. Et dans l’ombre de l’enseigne un blason sculpté dans la pierre s’écaillait. Toute la maison avait des crevasses pleines d’herbe ; sur les murs, au vantail de la porte, s’étalaient des blessures de balles faites au temps des anciennes guerres.

Pendant le dîner une servante en deuil, le visage enseveli dans une cape profonde, servit silencieusement. Pierre, d’abord volontairement bavard, se sentait gagné peu à peu par la quiétude étrange de cette maison. Dans la haute salle presque vide que les candélabres éclairaient mal, il se sentait devenir timide. Il baissait la voix de plus en plus et regardait autour de lui par intervalles, comme hésitant à parler. Sa sœur, surtout, le glaçait. Il ne l’avait pas vue depuis six ans et il avait encore en sa mémoire une image de petite fille rieuse et bruyante. Maintenant il ne reconnaissait pas cette grande vierge pâle. Il lui semblait que les traits mêmes de Magdeleine s’étaient transformés. Il ne lui avait pas connu ce front bombé qui la faisait ressembler à une sainte de vitrail. Les yeux de la jeune fille, certainement, n’avaient pas autrefois cet éclat étrange. Non, il ne les connaissait pas ainsi, ces yeux clairs, d’une couleur imprévue et changeante, qui brillaient par moments d’une lumière un peu dure. Magdeleine avait en toute sa personne une sorte de charme amer et triste ; et dans ce charme même quelque chose surprenait. Ce n’était pas une grâce frêle d’enfant, une grâce aimante de femme. Son sourire parfois était tel qu’on se sentait immédiatement étranger à elle, très éloigné d’elle. Elle avait une certaine manière de regarder vers les coins d’ombre, qui faisait paraître l’ombre plus mystérieuse.

À la fin du dîner, Magdeleine se leva. Elle tendit le front à son frère, puis, avec une voix devenue plus douce, une voix de sœur caressante que Pierre n’espérait plus, elle lui dit :

« Je sais que cela t’a fait du chagrin de revenir ici…, beaucoup de chagrin. Mais je viendrai à ton secours. Repose-toi. Moi, je m’en vais… où je dois aller. »

Elle sortit très légèrement, et l’on entendit à peine sous ses pas crier les vieux ais de l’escalier. Le père la regardait disparaître. Il secouait la tête douloureusement. Alors Pierre se hasarda de nouveau à l’interroger.

« Où est allée Magdeleine ? Est-ce que… » Des soupçons lui venaient qu’il n’osait même pas énoncer. Mais le père devina.

« Oh ! non, dit-il, non ; seulement… elle est folle. »

Il avait prononcé ces mots avec une sorte de stupeur. Il semblait épouvanté d’entendre ce qu’il disait. Raisonnable et pratique, il avait toujours considéré la folie comme une sorte de déshonneur. Il lui en avait coûté beaucoup d’avouer ce secret à son fils. Et maintenant que c’était dit, il frissonnait encore, et l’on voyait dans ses yeux plus de honte que de chagrin.

« Mais c’est impossible, disait Pierre. Elle a parlé fort sagement. Pas une idée déraisonnable…

— Viens, » dit le père. Il emmena Pierre dans l’escalier.

La porte de la chambre où Magdeleine s’était retirée restait entre-bâillée. Ils entrèrent en silence.

Toute la chambre était ornée comme une église. De longs cierges brûlaient ; des brocatelles, au plafond, simulaient des bannières en ex-voto. Sur une crédence une madone, en robe d’or, triomphait, et des vases élevaient vers elle une blanche offrande de fleurs.

Magdeleine était agenouillée près d’une fenêtre largement ouverte sur la mer. Ses cheveux blonds étaient dénoués, ses bras se tendaient en avant d’un geste souple et doux.

Là-bas, dans le soir clair, la petite rade lointaine apparaissait nettement. L’eau tranquille roulait des traînées de lune ; des barques à l’ancre, les voiles roulées aux grandes antennes, dormaient. Très loin un feu de phare, vert et rouge, tournoyait, surgi d’invisibles falaises, tel qu’un oiseau de lumière errant dans l’horizon.

Magdeleine n’avait pas entendu venir son frère et son père. Penchée en dehors et comme se donnant à la nuit, elle priait à demi-voix. Pierre lui toucha l’épaule. Elle se leva ; très doucement elle repoussa son frère, puis avec une voix mystérieuse et tremblante de joie surnaturelle :

« Laisse-moi, dit-elle, je suis la gardienne de la mer. »

Alors elle s’agenouilla de nouveau près de la fenêtre ouverte, et vers les vagues éclatantes de lune elle éploya sa bénédiction.


II

Tous les jours, dès qu’il était débarrassé de la besogne commerciale imposée par le père, Ruimond s’en allait errer au soleil des rues. C’était le milieu de la journée. La petite ville ancienne, silencieuse et comme lasse, mourait doucement dans la lumière. Les murs, brûlés de soleil, s’effritaient. Des végétations foisonnaient, rousses, blondes et noires. De vieux palais, envahis par des pauvres, défaillaient, blessés de crevasses, insultés de haillons et de linges et de filets séchant aux fenêtres. Les rues désertes apparaissaient démesurément vastes. Elles aboutissaient à des portes monumentales, flanquées de tourelles et gardées par des machicoulis, et il semblait que par ces portes hautaines et surannées quelque merveilleux cortège était parti qui ne reviendrait plus jamais.

Pierre marchait lentement le long des rues. Malgré la brise d’été et le ciel éclatant, et la clarté qui montait de la mer, il se sentait le cœur serré d’angoisse. De partout, des murailles assaillies par les lierres, des portes mutilées, des fenêtres muettes, une mélancolie lui venait qu’il ne comprenait même pas. Car il regardait à peine. La curiosité en lui était abolie. Même il ne conservait pas l’obscure sensation de vivre en terre étrangère. Nul détail exotique ne sollicitait son attention d’artiste. Il marchait sans voir, comme en pays connu, habituellement contemplé depuis toujours. Seulement, comme il savait mal l’espagnol, les hommes, à cause des paroles incomprises et des gestes inexpliqués, lui semblaient plus différents de lui, plus près de l’animalité. Cette conception antique, le barbare, s’éveillait en son esprit. Et il regardait parfois se mouvoir les gens comme des bêtes lointaines.

Dans cette solitude d’âme le souvenir de l’absente bien aimée se faisait plus puissant. Pas une heure ne se passait sans qu’il songe à Marguerite. Il se remémorait d’infimes événements, il respirait en rêve d’imperceptibles parfums évoqués d’elle, il descendait à d’inavouables puérilités de pensée. Il aimait davantage maintenant à cause de l’exil. Sa détresse le faisait plus tendre, et toutes ses idées s’humiliaient devant une douloureuse vision d’amour. Chaque jour ses promenades dans le silence de la ville en agonie aggravaient son mal. Vers le soir il rentrait plus profondément blessé de regret. Pourtant venait une heure plus calme. Dans la maison, par la fenêtre de la salle affluaient de bonnes senteurs marines, une lumière de paix ruisselait du ciel. Pierre s’asseyait avec son père près de la vieille table de chêne. Tous deux buvaient un peu d’âpre vin et causaient de choses très banales. Alors Pierre s’apaisait un peu, et il se laissait doucement guérir par le soir.

Mais Magdeleine entrait. Elle revenait de quelque église. Lentement elle ôtait la cape qui lui voilait les cheveux, selon la mode des vieilles du pays. Elle s’approchait de la fenêtre et, sans rien dire, elle contemplait d’un sévère regard augurai l’horizon et la mer : elle épiait comme pour des présages les oiseaux en fuite dans le soir.

Cependant, quand elle avait longtemps souri à la mer, elle se retournait paisible et simple et elle causait. Mais Pierre, troublé d’un ineffable malaise, lui répondait à peine.

Le vieux Ruimond s’était depuis de longs jours accoutumé à la folie de sa fille ; bien qu’il en souffrît beaucoup, il semblait l’oublier dès que Magdeleine parlait raisonnablement de choses terrestres, et il s’entretenait avec elle sans arrière-pensée des menues affaires domestiques. Mais Pierre de jour en jour s’épouvantait davantage. Cette vierge hiératique jetait sur lui une ombre divine ; il frissonnait parfois devant elle comme si le froid d’un glacial sanauaire l’eût saisi. Depuis son enfance, il avait oublié le surnaturel comme une chose morte, effacée, à jamais abolie. La raison l’avait envahi, impérieuse et têtue ; désormais il ne pouvait plus tourner la tête vers les religions. Certes, tout son cœur d’artiste se soulevait aux plaisanteries des imbéciles athées. Mais il n’avait jamais considéré la divinité que comme une matière d’art et de rêve. Il avait pour les mystiques une estime toui esthétique. Mais il lui répugnait de regarder hors de la vie et, bien qu’il ne méconnût pas l’intellectuelle pauvreté de l’homme, il avait une invincible honeur de l’inexplicable. Il avait tout à fait perdu le sens du divin, il n’était nullement de ceux que « l’infini tourmente ». II aimait mieux ne pas y penser, et il avait dit un jour : « J’ai condamné la fenêtre qui s’ouvrait sur le mystère. » Or, maintenant, quelqu’un, du dehors, rouvrait peu à peu cette fenêtre. Magdeleine toujours présente torturait Pierre de sa rêverie céleste. Elle l’obsédait de pensées sacrées. Et Piene devant Magdeleine souffrait étrangement. Cette jolie religieuse râdant sans cesse autour de iui l’oppressait. Il avait mal à la

Quelquefois il essayait de causer avec Magdeleine, familièrement, comme ii eût fait avec une autre sœur. Mais bien vite une parole était murmurée, un geste surgissait qui le troublait de nouveau……………

Mai-juin 1889




L’IMPOSTEUR





Un peu avant le jour, les douze rabbins s’assemblèrent dans une salle secrète. Le front couvert d’un voile sacré, ils se tournèrent vers l’Orient dans l’attente de la lumière. Puis des hérauts ayant soufflé dans les trompettes torses qui sont faites avec des cornes de béliers, le grand prêtre Hazanias entra parmi les porteurs d’encensoirs et de flambeaux. Debout au milieu de la salle, il lut les paroles écrites sur un rouleau de parchemin, et tous écoutèrent, anxieusement.

C’était une prophétie que le grand prêtre lui-même avait recueillie autrefois quand il suivait sur les routes syriennes le dernier des Voyants, celui qui fut nourri par des colombes et qu’un cheval noir ravit vers l’Idumée. Au son des harpes et des flûtes, l’Inspiré avait chanté : « Dans la dixième année de l’exil, le troisième jour du mois d’Éloul, quand les aloès éclos sur les parvis éclateront en fleurs merveilleuses, le voyageur descendra des collines, des collines ensanglantées de roses, des collines purifiées de lys.

« Le vengeur entrera dans les villes au bruit des buccins d’or proclamant l’heure des justes massacres, au bruit des flûtes d’ébène soupirant l’heure de l’éternelle paix.

« Le vengeur surgira dans une grande ville blanche près d’un lac paisible et fleuri.

« Et vous le trouverez penché sur la margelle de la fontaine, parmi les oiseaux étrangers. »

Les rabbins méditèrent, la face cachée sous les voiles. À la fin, un d’eux fit signe qu’il voulait parler. Celui-là était rabbi léhouda, fils d’Éléazar.

« La dixième année est révolue, dit-il, depuis que nous avons fui Hiérouschalaïm, chassés comme des bêtes sous les hautes lances des cavaliers, et voici la troisième aurore d’Éloul. Nous vivons ici dans une grande ville blanche près d’un lac paisible et fleuri. Qu’il soit donc loué, le Fort, le Bouclier d’Israël ! Car c’est ici, car c’est aujourd’hui que le sauveur viendra, et c’est nous qui annoncerons aux tribus dispersées l’heure de Dieu. C’est pourquoi il faut que le plus illustre d’entre nous, que le vénérable Hazanias s’en aille vers les fontaines et vers les puits, et il nous ramènera l’attendu, l’envoyé de l’Éternel. »

Tous dirent : « Qu’il soit ainsi ! » Et parmi les jardins frissonnants d’aurore, Hazanias marcha vers la ville.

Les rues étaient désertes. Elles s’étalaient dans le matin, lumineuses et larges. Des reflets d’or coulaient dans les ruisseaux, des reflets d’or pavoisaient les marbres des murailles, et des clartés roses jonchaient comme une neige heureuse les toits et les terrasses. Le grand prêtre s’avançait par la ville. Lui qui depuis le jour de l’exil s’était enfermé dans les sanctuaires aux portes closes, il respirait le vent du matin comme un parfum retrouvé, et ses yeux accoutumés à l’ombre sacrée s’émerveillaient du jeune soleil. Il lui semblait qu’une joie extraordinaire était répandue dans l’air ; les arbres des allées tendaient leurs rameaux dans les brumes bleues comme pour saluer une mystérieuse venue. Et des cris d’oiseaux en voyage éclataient, stridents et clairs comme des rires de fête. Sur une place solitaire un chariot plein de fleurs était renversé. Des marchands sans doute l’avaient abandonné là, à cause de l’essieu brisé, et il demeurait penché, entr’ouvert, comme une riche galère échouée ; des roses, des hyacinthes, des amarantes et des jasmins s’étaient épandus. Tout un flamboiement de fleurs triomphait sur la place. Hazanias pensa que c’était là un signe de Dieu. Certainement une volonté surnaturelle avait arrêté le chariot éblouissant de pampres embaumés, et toutes ces fleurs apparaissaient maintenant comme jetées en offrande vers celui qui allait venir. Peu à peu la ville commençait à vivre, et des clairons matinaux chantèrent au delà des remparts dans le camp de l’Impérator. Très clairement alors, le grand prêtre remarqua que les appels des clairons étaient saccadés et tremblants comme si les sonneurs, pris d’une merveilleuse angoisse, frissonnaient d’éveiller le camp. Les auxiliaires barbares en sentinelle au seuil des portes s’appuyaient sur leurs grandes liastes avec des gestes de voyageurs las : et quand Hazanias passait prés d’eux, il les voyait épier le chemin comme pour une fuite.

Enfin le grand prêtre arriva sur une place ombreuse où une fontaine laissait pendre, vers un bassin plein de sagittaires, de blanches et lentes franges d’eau. À ce moment quelqu’un parut du côté de l’Orient, et s’approcha de la fontaine et se pencha vers l’eau fleurie. C’était un jeune homme vêtu de lin blanc ; ses cheveux étaient longs et sa barbe divisée en deux pointes avait la couleur des vignes mûres. Il était grand et robuste, et sa main brune qu’il appuyait maintenant aux vasques de pierre semblait garder des souvenirs d’épée. Soudain deux oiseaux du désert surgirent dansie ciel, et lentement, ployant leursailessonores, ils s’abattirent sur la fonuine aux deux côtés de l’étranger. Hazanias accourut, le cœur troublé de joie sacrée; il tremblait, il n’osait plus parler, il balbutiait, mêlant des mots de bénédiction aux versets de la prophétie ; il s’agenouillait [—?] le jeune homme et baisait sa robe de [—?] sement : « Salut, disait-il, maître d’Israël, gloire à toi qui viens délivrer et pu fier ! » Le jeune homme regarda longtemps Hazaaias avec curiosité. Puis, dédaigneusement, il lui tendit une pièce de monnaie « C’est une aumône que tu veux, dit-il ; tiet Il était inutile de se prosterner. Lève-toi

Hazanias ne bougea pas. Les yeux noy d’extase, les bras étendus dans une attitude prière, ii répondit il l’étranger : « Je bénis Seigneur a cause de tes dures paroles, à eau de tes mains levées sur moi. Il fallait sa douie cette épreuve pour que je fusse digne i le conduire vers ceux qui t’attendent, »


FIN D’AMITIÉ





Dans la boutique triste, devant un bureau étroit, poussiéreux, maculé d’encre, l’unique employé de la maison Le Gâvre et Solane vérifie les comptes. La boutique est presque vide ; de vastes placards peints en brun rouge cachent les marchandises. Çà et là seulement, sur les comptoirs, quelques candélabres d’église érigent leurs branches fleuries de roides lys dorés; dans un coin, un pare-étincelle éploie, comme une queue de paon fabuleux, son éventail de métal ajouré. Et selon le rhythme des voitures qui passent au loin, dans Paris, les cuivres celés dans les armoires frissonnent et vibrent, et des pendeloques de cristal s’entrechoquent quelque part mystérieusement.

Mais l’employé n’écoute ni le bourdonnement des cuivres captifs, ni le heurt aigrement sonore des cristaux. En vérité, il a bien d’autres soucis. C’est aujourd’hui jour de paie et jour d’échéance. Anxieusement l’employé relit des mémoires ; il fouille dans la caisse ; il suppute péniblement des sommes. Avec les pièces d’or il construit au fond du tiroir de grêles colonnettes. Il fait crier sous ses doigts scrupuleux le papier neuf des billets de banque ; et les billets qui sont jaunis, usés, criblés, pareils à de très vieilles étoffes, il les prend avec des précautions infinies. Pour cette fois encore la maison fera honneur à ses affaires ; mais ce qui restera ce soir après l’échéance, ah ! vraiment, ce ne sera pas lourd. Il songe cela, le bon employé, et il sourit vaguement d’un doux sourire affligé. Cependant l’inexplicable absence des patrons un pareil jour devient inquiétante. Ce matin ils sont partis à sept heures, après le courrier ; il est midi, et ni M. Le Gâvre, qui est si actif, ni M. Solane, qui redoute toujours des malheurs inattendus, ne sont venus voir ce qui se passait au bureau. L’employé commence à craindre. Il quitte son fauteuil, il s’approche des vitrines et jette vers la place des regards suppliants comme pour évoquer ses patrons. Enfin les voici. Ils viennent en gesticulant, avec un air extraordinairement joyeux; ils ont ouvert la porte ; ils entrent. Solane, sans parler, sans rien regarder, ivre de pensées heureuses, va s’asseoir dans l’arrière-boutique. Et comme l’employé offre des livres, des comptes à examiner, veut narrer une vente qu’il a faite, Le Gâvre l’arrête tout de suite : « C’est bien, c’est bien, vous avez eu raison. » Pourtant Le Gâvre s’est décidé à voir quelques papiers ; les mains ouvertes et tendues comme des mains qui tâtent dans l’ombre, il s’approche d’un bureau où des dossiers sont épars. Il en prend un, semble le feuilleter. Puis des papiers multicolores l’attirent. Ce sont des feuilles d’impositions, avis, sommations, commandement. Il les soulève vers lui et leur rit naïvement comme s’ils contenaient d’heureuses nouvelles. Un brouillard de joie lui cache les dioses. Il va trouver Solane dans l’aniére-boutique, et longuement, tels que des gens qui ont vu poindre d’inespérées lumières de salut ils se serrent les mains. Solane frissonne un peu ; une obscure peur d’avoir rêvé le trouble il voudrait parler, parler très haut pour se prouver la réalité de son bonheur. Mais il ne trouve rien à dire.

Le Gâvre pourtant s’apaise ; il appelle l’employé, et quand il voit l’homme devant lui attentif, respectueux, il hésite, intimidé de joie Un grand héritage inattendu lui est arrivé. Un oncle qui le haïssait et que d’ailleurs on croyait ruiné lui lègue une vraie fortune. Plus d’échéances désormais, plus d’affaires, plus de tourments. Solane et lui vont se retirer à la campagne ; la maison sera vendue, et ils la vendront tout de suite à n’importe quel prix ils voudraient déjà être là-bas, dans le calme pays où l’oncle est mort. Peu à peu Le Gâvre s’enflamme, parle passionnément avec une triomphale volubilité. Il dit ses lassitudes, ses impérieux rêves de repos. Il lui semble maintenant que cet héritage, jugé tout à l’heure miraculeux, lui était dû, lui était garanti depuis l’aurore des temps par une loi divine.

Cependant l’homme de la banque est survenu, a présenté les billets, reçu l’argent. Il s’en va, là-bas, sur la place. Le Gâvre et Solane, debout près de la vitre, le regardent s’effacer dans le clair lointain ; ils ont un soupir d’opprimés qu’on délivre et il leur semble que cet homme emporte avec lui dans les rues qu’ils ne fouleront plus, dans la ville de peine qu’ils vont fuir, toutes leurs anciennes angoisses.

II

Élevés tous deux au même collège. Le Gâvre et Solane furent en leur âge d’étudiants de légendaires amis. Ils eurent même appartement, même bourse. Le Gâvre, très rapidement, se dégoûta du droit. D’ailleurs trop pauvre, il n’aurait pu vivre du métier d’avocat. Il connut des gens de bourse, fit des affaires. Il fut le spéculateur famélique, craintif, qu’on méprise et qu’on dupe. Pourtant, ingénieux et tenace, il gagna quelque argent et il sut ne point le risquer. Il s’empressa de fuie les hasardeux compagnons de ses spéculations. Il avait hâte de se réfugier en un métier plus sur ; et par hasard il put acheter une boutique et commencer le commerce des bronzes d’église qui éait alors fort lucratif. Pendant ce temps, Solane, étudiant en médecine, ne prenait nul goût à son métier. Dès les premiers cours de pathologie il fut troublé de peurs impérieuses qu’il n’osait avouer. Il croyait découvrir en lui toutes les maladies signalées par le professeur. Il regardait avec terreur ses livres de médecine, et le soir, surtout si Le Gâvre n’était pas rentré, il n’osait les ouvrir. Il s’intéressait aux affaires tentées par Le Gâvre, il lui demandait mille détails, par amitié d’abord, et puis pour distraire son esprit torturé par les terribles livres. La nuit, s’il ne dormait pas, il faisait effort pour penser seulement aux intérêts de son ami. Il se contraignait à redoubler de sollicitude pour fuir ses propres craintes. D’abord il avait trouvé ses terreurs ridicules, il avait essayé de se guérir par mille raisonnements. Surtout il avait caché à tous cette folie. Quand il rencontrait au café quelques intimes de ses amis, il affectait de plaisanter sur leur métier commun et il en pîirlait avec une désinvolture affectée, il faisait de l’esprit à l’occasion d’une maladie de cœur ou s’égayait aux dépens de la pneumonie. Mais, rentré chez lui, il se sentait oppressé, croyait sentir d’insolites malaises. À la fin, il n’y tint plus. Il avoua tout à son ami et, quittant l’école de médecine, il ne s’occupa plus désormais que de chimie. Cette étude le rasséréna. Il oublia les maladies, rêva des découvertes. C’était le moment où Le Gâvre ouvrait son magasin de bronzes. Solane s’occupa de dorures, de galvanoplastie, inventa des procédés. Alors il entra définitivement dans la maison et l’enseigne proclama l’union des deux amis. Et tous deux, sans repos, sans distraction, ils avaient travaillé, ils avaient vieilli en la sombre vie des petits commerçants, toujours inquiets, toujours haletants, toujours hantés de créanciers. Leur amitié, en ces perpétuelles angoisses, s’accroissait. Le soir, lorsque les volets étaient clos, dans la boutique vaguement éclairée, ils veillaient ensemble une heure ou deux. Ils ne parlaient que de leur négoce ; ils remuaient seulement des chiffres et des dates ; mais ils avaient l’un pour l’autre de longs regards affectueux. Ils avaient une manière presque tendre de dire : « Mon vieux. »[3]

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1889.




LE TENTATEUR SILENCIEUX





Le couvent de Saint-Valentinien se dresse parmi des ronces et des herbes dures sur une haute colline triste. Ce couvent fut jadis une forteresse. Des ruines de mâchicoulis hérissent encore par intervalles le mur extérieur. Aux quatre coins du bâtiment de lourdes tours à éperons épient la campagne. Les gargouilles, qui déversent maintenant les pacifiques pluies, ont la fauve couleur des pierres brûlées, car elles vomirent autrefois vers les plaines du soufre et du plomb fondu. Çà et là, sur les toitures, d’énormes crucifix barbares étendent leurs bras, dominant les tours et les créneaux, et pareils à des machines de guerre qui protègent la maison.

La route qui passe au pied de la colline est toujours déserte. Le pays, au loin, est âpre. Les forêts voisines font sous le vent un bruit monotone et continu qui semble le bruit du temps.

Les moines noirs (les paysans les appellent ainsi) vivent sous une règle sévère. Ils se lèvent trois fois avant l’aurore pour des prières. Le jour, ils bêchent un enclos de mauvaise terre, labourent des champs rocailleux et froids, s’attelant eux-mêmes à la charrue. Pendant le repos, qu’ils prennent debout, les reins ceints d’une corde comme des voyageurs, le prieur lit à haute voix les Fastes de l’Ordre, afin d’exhorter les frères à l’imitation des vertus traditionnelles. Seulement, aucun nom d’homme (la règle le veut ainsi) n’est inscrit dans ces Fastes. Les actions pieuses, les bienfaits, les miracles même y sont attribués toujours « à un certain religieux de l’Ordre. » Car c’est une vanité pour celui qui fut un saint de perpétuer son nom dans des annales. Et d’ailleurs qu’importe cette terrestre survie à qui mérita l’éternité ? C’est pourquoi les frères, en entrant au couvent, renoncent à cette inutile gloire. Ces âmes, oublieuses peut-être elles-mêmes de leurs noms mortels, passent lointaines et voilées ; et les saints du cloître, ayant vécu hors du temps et de rhistoire, consentent seulement à léguer d’anonymes exemples.

Mais ce que la règle impose avant toute chose, c’est un perpétuel silence. Même aux heures de repos, soit qu’ils marchent côte à côte dans quelque glacial corridor, soit qu’ils se répandent parmi les fleurs sauvages du jardin, les frères ne se parlent jamais. Quel- quefois ils s’assoient ensemble sur le rempart. Alors ils croisent leurs mains sur leur poitrine, car nul ne doit faire un geste vers ses frères; et ils demeurent là, méditant ou écoutant le bruit des bois. Leurs yeux ont désappris les regards qui interrogent et qui répondent, et chacun, dans cette assemblée muette, semble à jamais solitaire, perdu dans des déserts de reve[4]

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LES AMANTS IMPORTUNS





La petite ville de Ruvigny se i sur une colline, dominant ui fond pays de valltes boisées prairies. Les murailles qui ( daient la ville au temps des guerres fé< sont restées debout, et de grandes port pierre grise, des portes hautaines et surar gardent encore les routes qui descenden la plaine. Çà et là, dans les rues, parn blancheurs des maisons récentes, somme de sombres et seigneuriales maisons. De jardins presque abandonnés, des jardins aux herbes puissantes et violentes, triomphent autour de ces hôtels. Et pour les habitants qui ne possèdent pas de jardins, la ville a une promenade charmante et sauvage, une fière avenue de hêtres et d’ormes qui longe les remparts du côté de l’occident.

Cependant les habitants de Ruvigny, lorsqu’ils se promènent, le soir, sous ces arbres plantés par des ancêtres oubliés, ont, comme d’autres citoyens, des conversations sérieuses et modernes. Si dans le ciel merveilleux et changeant meurent des lumières heureuses, si les ramures sont empourprées mystérieusement de sang crépusculaire, les promeneurs ne s’attardent guère à contempler ces futiles spectacles. Ils s’entretiennent activement des affaires locales et des événements politiques. Ils pérorent, argumentent, discutent, se racontent volontiers les uns aux autres des anecdotes scandaleuses. Quelquefois, les scandales étant rares, on a dû y suppléer par la calomnie. Mais ce moyen, toujours un peu pénible pour les honnêtes gens, n’a jamais été employé que dans les cas d’urgence. D’ailleurs les habitants de Ruvigny ne sont pas de ces provinciaux ignares qui bornent le monde à l’enceinte de leur ville. Beaucoup d’entre eux installés à Paris et, par un singulier hasard, plusieurs Parisiens ayant des parents à Ruvigny, viennent tous les ans y passer quelques semaines. Et Parisiens ne sont pas de pauvres sires. Il y a parmi eux un clubman connu et un journaliste célèbre. Autrefois les habitants de la petite ville se méfiaient de ces intrus. Mais ils se sont aperçus que ces étrangers ne différaient pas sensiblement des indigènes. Après de longues conversations, il fut avéré que ces gens venus de Paris n’avaient vraiment pas une idée de plus que les sédentaires provinciaux. C’est pourquoi les étrangers furent désormais fraternellement accueillis.

Chaque année, au mois d’avril, « au terre... du renouveau, » comme disaient certains poètes locaux, une singulière petite fête était célébrée par les habitants des environs. Il y avait dans une clairière un petit monument en ruine que l’on appelait le Tombeau des Amants. Une légende survivait qui contait l’aventure de ces amants ensevelis dans la pacifique for En des temps de chevalerie, une noble jeune fille éprise d’un artisan s’était enfuie de s château avec celui qu’elle aimait. Pour faire bénir son mariage, elle s’en alla trouver l’évêque. Mais celui-ci, durement, la chassa de l’Église et livra le manant à la justice. Le jour même où l’on dressa la potence, la jeune fille mourut. Et le lendemain on trouva les corps des deux amants miraculeux transportés dans la forêt où souvent ils avaient erré. Ils reposaient côte à côte parmi les fleurs. L’évêque, attendri, revêtit ses habits sacerdotaux et, dans la forêt, il bénit le mariage de ces deux morts. Une messe commémorative avait été fondée. On ne la célèbre plus. Mais une fête que patronne la municipalité a remplacé fort décemment la cérémonie religieuse. Les habitants de Ruvigny tiennent beaucoup à ce souvenir, et de tous temps cette fête fut splendide. Seulement, autrefois le maire disait dans son discours : « Souvenez-vous toujours, messieurs, de cette gracieuse légende. Ce n’est pas seulement une poétique aventure, c’est une édifiante histoire qui nous montre la miséricorde infinie de l’Église. » Ces paroles étant quelque peu démodées, le maire dit aujourd’hui : « Souvenez-vous, citoyens, de cette gracieuse légende. Et n’oubliez pas qu’elle contient un enseignement. Nous ne croyons guère aujourd’hui à ces miraculeuses aventures. Mais pour être apocryphe, citoyens, cette histoire n’en montre pas moins la morgue de la noblesse et la férocité des prêtres. »

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HÉRITAGE



Quand les pères ont mangé des raisins verts les dents des fils sont agacées.





Lorsque sa mère mourut, le vicomte Hélyas de Martory n’était qu’un tout petit enfant. Il se souvient mal de ce mauvais soir et à peine retrouve-t-il, comme dans une brume, l’image de la comtesse ; dorant peut-être ses souvenirs d’un peu de songe, il revoit seulement une blonde dame silencieuse, assise, des heures, parmi les roses en fleurs des terrasses, et brodant d’alérions et de chimères d’étranges étoffes surannées. De son père, Hélyas garde une moins précise vision. Le comte Gérard était mort quelque part au loin, il y avait bien longtemps.

Toute l’année de deuil, l’orphelin fut laissé en liberté dans le château. C’était en un pays de prairies profondes et molles au pied des Pyrénées. Hélyas connut les plaines, les jardins et les bois ; il aima les fleurs sauvages, le ciel et l’eau. Puis, brusquement, les oncles qui surveillaient l’enfant s’assemblèrent un soir, délibérèrent, décidèrent que le comte Hélyas serait mis en un lointain collège de prêtres. Dès lors, Hélyas fut abandonné à ses maîtres ; ses oncles vinrent le voir rarement, et même au temps des vacances il ne quitta pas le collège. Pourtant il ne s’ennuya pas ; il aima ces jours d’oisiveté dans le collège désert. En de lumineuses heures d’été la banale maison d’étude se transformait pour lui en quelque vague palais au bois dormant. Hélyas se promenait dans les couloirs vides, et dans les salles et dans les préaux ; et le souvenir des cris et des tumultes de naguère faisait là le silence presque surnaturel. Vers le soir, on appelait l’enfant au réfectoire. Il était servi par une espèce de frère lai, homme de prière et de songe, qui ne parlait jamais. Hélyas s’asseyait à l’immense table dans la salle, lentement envahie d’ombre. Il se sentait à la fois gêné et heureux d’être seul ainsi dans ce crépuscule et dans cette paix, et il frissonnait un peu d’une peur infiniment douce. Mais ce qu’il aimait surtout, c’était la chapelle. Là, il s’amusait à regarder sur le pavé comme une ardente neige multicolore les reflets moelleux des vitraux. Et ce n’était pas les ferveurs mystiques qui le poussaient vers le sanctuaire ; ce qui l’attirait, c’étaient les écharpes de l’autel, les bannières d’orfroi qui tremblaient aux clefs de voûte, les oriflammes éployées et tout le luxe presque guerrier des églises riches. Au retable de l’autel, un artiste ancien d’un génie violent et barbare avait sculpté un Saint Georges. Hélyas se prit d’une amitié pour ce Saint Georges. Il l’associait à des souvenirs de lectures ; car un hasard avait révélé à l’enfant quelques poèmes chevaleresques. Dès lors le Saint Georges de l’autel était devenu la visible incarnation des preux, des héros casqués d’or en marche vers les saintes aventures. Chaque jour, Hélyas venait vers l’autel comme pour prier. Mais son esprit s’en allait vers les héros des vieux poèmes ; il demandait à Saint Georges des souvenirs d’épopée ; et la lance du cavalier semblait indiquer à l’enfant un Orient de Croisade, un Orient de splendeur et de sang vers lequel il fallait partir.

Quelquefois Hélyas avait parlé à ses camarades ou à ses maîtres de ce radieux et fabuleux passé. Mais nul, pas même un d’entre ceux-là qui portaient d’antiques noms chevaleresques, ne le comprit. Car il avait vraiment une mystérieuse façon d’aimer les âges abolis ; il ne les revoyait pas au loin comme des gloires étrangères ; sans cesse, il s’apercevait lui-même mêlé aux foules héroiques ; il revivait les siècles légendaires comme on revit des années d’enfance presque oubliées, et quand il lisait une chanson de geste il croyait obscurément se remémorer des choses intimes et personnelles. Parfois aussi parmi les conèges en armes il faisait surgir l’image de sa nière. Avait-elle réellement cette langueur de reine captiveï Semblait-elle vraiment, aux heures de l’habituel travail, avec les soies et les fils d’or préparer l’éiendard de quelque croisade ? Hélyas n’aurait su le dire. Mais toujours il s’était ainsi représenté sa mère, et en pensant à elle il se sentait plus proche de tous ses frères épars dans l’épopée.

Cependant Hélyas entra en adolescence et la crise de la chair vint changer ses rêves. Ses camarades du même âge que lui souffraient aussi de jeunes désirs ; le soir, sous les ormes des cours, ils se révélaient les uns aux autres les terribles divinités inconnues, les femmes. Quelques-uns qui avaient été au bal gardaient en leurs yeux l’éblouissement des splendeurs entrevues. Ils disaient les blancheurs mûres des épaules, l’or brutal des cheveux de blondes, la gloire violente des bouches. Mais tous à la découverte de la femme sentaient s’éveiller en eux une férocité. Furieux d’être trop jeunes, d’être captifs, d’être exilés des femmes, ils se vengeaient par des insultes. Avec une sorte de mystérieuse colère, ils prononçaient des paroles ignobles; excités par la honte de se sentir vierges, ils étalaient des mépris, des brutalités ; ils ne parlaient des femmes qu’avec une grossièreté voulue, continuelle, inexorable, et ils affectaient en leur dépit un fanatisme d’obscénité. Mais Hélyas souhaitait l’amour très chastement, selon des souvenirs de légendes. Il vivait dans une angoisse heureuse, attendant chaque soir quelque aurore d’aventure. Cependant il se lassa de cette monotone attente ; les jours l’irritèrent, il détesta les soirs qui tombaient banalement sur l’immuable ville ; et sa chair pendant ce temps, fortifiée et assainie, réclamait l’œuvre du mâle. Les grossières conversations de ses camarades ne l’indignaient plus, il subissait lentement le médiocre désir des joies sensuelles

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JOËL





Dordinaire, le long des froides allées défleuries, dans le morne parc rongé de rouilles automnales, Mme  de Hennemer se promenait silencieusement. Son enfant qui marchait à côté d’elle se taisait aussi ; il étendait autour de lui ses petites mains pâles, et, nerveusement, saccageait des ramilles. Il regardait sa mère parfois et vaguement il la sentait lointaine, perdue en des solitudes de rêves tristes. Il n’essayait plus de la forcer à des jeux; il se résignait avec des douceurs de malade. De temps en temps la mère caressait d’un geste son fils, tournait vers lui des yeux troublés de te dresse ; et d’une voix infiniment douce et d lente elle murmurait le nom de l’enfant : « Joël ! Joël!» Mais elle ne lui parlait guère. Elle allait, paresseuse, comme lasse d’être, et souvent elle frissonnait un peu ; on eût dit qu’une incurable peur était en elle. Elle avait une étrange façon craintive de regarder les gens. Quand elle rencontrait à l’improviste, en ses vespérales promenades, quelqu’un de ses serviteurs, garde-chasse ou jardinier, elle se rejetait brusquement vers les taillis pour le laisser passer, et, tandis qu’elle répondait aux obséquieux saluts du passant, ses yeux, mystérieusement, s’effaraient.

Ce soir-là, dans le blême crépuscule, des cloches au loin avaient sangloté. Elles sonnaient, douloureuses et brutales, et elles semblaient secouer sur le pays des souvenirs noirs. Alors, comme si les glas évoquaient plus cruellement en son âme le regret de ses morts, la veuve attira vers elle son fils et narra les sanglantes annales de leur maison. Joël jusque’à ce jour n’avait rien su, on le jugeait tn petit ; maintenant il était temps de l’instruire. Oppressée de souvenirs, Mme  de Hennemer s’arrêta, fit asseoir son fils près d’elle sur une pierre ; et là, dans la paix crépusculaire, dans le calme seigneurial du parc, elle se mit à parler de guerres, de fuites, de massacres. Elle conta les angoisses de l’affreuse année, les solennels départs de ceux qu’elle aimait ; elle dit à l’enfant la mort monstrueuse du père, du grand-père, de l’oncle. Le comte de Hennemer, aux premiers jours de l’invasion, avait rejoint le régiment où servaient ses amis. Sans gloire, pendant un combat nocturne, il avait été blessé et il était mort, après une longue agonie solitaire, dans l’horreur des plaines hivernales.

L’oncle, son frère à elle, un sauvage gentilhomme qui passait sa vie à rôder dans les bois et dans les landes, à guetter les loups dans les halliers et les halbrans dans les brumes des murs, n’avait pas voulu s’humilier aux disciplines des armées régulières. Il était parti armé de son fusil de chasse, et il s’était mêlé à des francs-tireurs. Les Allemands l’avaient pendu à un chêne dans la forêt. Et pendant que ces massacres en des lieux ignorés d’elle s’accomplissaient, Mme  de Hennemer s’était enfuie, avec le grand-pére et le petit Joël, dans une ville, où, par hasard, quelques jours la Commune triompha. Des hommes ivres arrêtèrent le grand-père. D’une fenêtre, elle le vit marcher, frappé à coups de crosse ; il était parmi d’autres qu’on bousculait. Puis elle entendit un horrible bruit de fusillade ; vit au !oin, sur la foule, de la fumée.

L’enfant écoula toutes ces choses comme il eût écouté des contes. Certes, les mots de guerre, d’émeute et de massacre ne lui étaient pas nouveaux. Il les rencontrait fréquemment dans ses livres d’histoire. Mais il considérait simplement l’histoire comme un singulier récit qu’il fallait connaître : cela ne correspondait pour lui à rien de réel. En ces livres, il s’agissait de Grecs, de Romains, de Mèdes, de Perses, de Francs et de Burgondes ; plus tard on lui avait parlé de chevaliers, de manants, de rois, de seigneurs. Tous ces Êtres, en son imagination, allaient, venaient, heurtaient des armes éclatantes, soufflaient dans des clairons d’or, se ruaient en des villes incendiées. Mais il avait toujours la sensation d’assister à de fictifs spectacles ; ces guerriers, ces princesses, ces rois, il n’avait jamais songé qu’ils fussent semblables aux hommes et aux femmes qu’il voyait dans la vie. C’étaient des créatures spéciales à l’histoire : il séparait complètement l’histoire et la vie. Pour la première fois il venait d’apprendre que des massacres pouvaient avoir lieu, que des hommes véritablement tuaient des hommes, brûlaient des maisons. Il frissonnait, cependant il ne saisissait pas bien encore. Les Allemands avaient tué son père. Cela, il le comprenait, l’idée de guerre extérieure, infiniment confuse, était déjà en lui ; puis son père, lui avait-on dit, était officier : la vision de l’uniforme, l’image d’une bataille entre des soldats, lui étaient familières. La mort de son oncle le surprit un peu, mais ne fit pas surgir d’indignation. Évidemment la spéciale ignominie de cette mort ne le frappait pas ; puisque son oncle était prisonnier, il n’était pas étonnant que les Allemands l’eussent pendu. Mais ce qui le troubla profondément, ce fut la mort du grand-père. Des hommes l’avaient fusillé. Quels hommes ? Des Allemands, il savait bien ce que c’était, il se les représentait vêtus de bleu et coiffés de casques pointus. Mais les meurtriers de son grand- père, qui étaient-ils, que voulaient-ils ? C’étaient des ouvriers, disait Mme  de Hennemer. Des ouvriers ? Comme Pierre le menuisier, comme Langeois le tapissier, comme le forgeron Louviac, chez qui Joël allait s’amuser quelquefois. Oui, des ouvriers pareils à ceux-là, et, de plus, pauvres, haillonneux, pareils à ceux que Joël accueillait à la grille du château. À chaque réponse, l’enfant s’étonnait douloureusement. Mais toutes ces choses lui semblaient encore lointaines, vagues, irrémissiblement abolies. « N’est-ce pas, mère, que cela n’arrivera plus jamais, plus jamais ? » Et il faisait un geste de la rnain comme pour repousser tous ces fantômes ; et tendant vers l’ombre ses mains puériles, il semblait, en une incantation, écarter à jamais les guerres. Mme  de Hennemer hésitait à répondre ; elle voulait rassurer l’enfant, mais la conscience de la fatalité la faisait muette. Toujours inquiète, toujours épouvantée, elle ne croyait pas, elle, que ce fût fini. Elle percevait, au loin, dans l’avenir, comme de l’autre côté d’un mur, un grand bruit d’armes et de chevaux. Elle ne se décidait pas à rassurer Joël, et comme il répétait son anxieuse demande, elle pleura.

Définitivement alors Joël perçut la réalité des périls. Tout son pauvre corps nerveux, à cette révélation, tressaillit. Une fièvre le prit. Il tira la robe de sa mère, qui maintenant était retombée en de silencieuses rêveries. « Rentrons, supplia-t-il ; j’ai froid, j’ai peur, rentrons ! » Toute la nuit, dans son grand lit à colonnes, il trembla. Sa mère le veillait, l’interrogeait, épiait son effroi. Mais il ne voulut pas dire à quoi il pensait ainsi fiévreusement, il nia que les récits de sa mère fiissent la cause de son mal ; il soutint qu’il s’était glacé en une trop longue promenade dans le parc ; il affecta d’avoir plus froid pour qu’on n’attribuât pas son tressaillement à la peur. Et quand il s’endormit, vers l’aurore, sa mère n’accusait plus que les glaciales bises du soir.

Des jours passèrent. Mme  de Hennemer oublia cette mauvaise vesprée ; l’enfant ne reparla plus des morts. Seulement, quand il allait dans la campagne, il considérait longuement les paysans épars dans les labours et les moissons. Dans la forge de Louviac, il examinait les ouvriers, cherchant à surprendre sur leur bouche ou dans leurs yeux l’expression de férocités soudaines. Quelquefois, lorsqu’un des ouvriers, haletant et acharné, lançait plus impérieusement son marteau sur l’enclume, Joël reculait. Il lui semblait que ce bras, dur et noir, lèverait ainsi de lourds merlins sur des têtes humaines, et l’enfant n’osait plus rien dire à l’ouvrier forgeron, dans l’atelier où s’accomplissait la quotidienne besogne. Il rêvait de crânes ouverts et laissant fluer des cervelles.

Quand il fut plus grand, il voulut lire l’histoire, la véritable histoire de la guerre. Il se procura toutes sortes de livres, il lut surtout avec avidité les récits de médecins et d’ambulanciers. Il songeait beaucoup à la guerre. Maintenant, presque adolescent, il lisait des journaux ; il savait les préparatifs, les armements ; il voyait que tout le monde acceptait, comme un article de foi, la nécessité des luttes futures. Mais il ne s’ouvrit nullement aux idées de revanche. Lorsqu’il songeait à cela, il ne voyait pas les armées parées de pompe et de splendeur. Même les ardentes musiques de cuivre et les glorieuses fanfares, parfois entendues sur les routes lointaines, ne purent l’émouvoir joyeusement. Il voyait en ses rêves des soldats boueux et sanglants, des cuirassiers écrasés sous leurs chevaux, des plaines mornes où s’étalaient des charognes dans le croupissement des eaux vertes; il allait en rêve parmi l’ordure des ambulances, respirait l’odeur des fièvres et des pus, s’attardait à contempler l’horreur des chirurgies

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LES FLEURS VÉNÉNEUSES





Les fleurs vénéneuses, dans la forêt, surgissent de toutes les branches. Elles sont farouches et tumultueuses ; elles ressemblent à des bêtes, elles ressemblent à des mains qui sont mortes, et aussi à de vieilles plaies et à des bouches infâmes. Elles allongent leurs tiges comme des cous de hideux oiseaux ; elles se penchent affreusement l’une vers l’autre, au-dessus des sentes étroites, et elles font gicler de leurs calices des pluies haineuses de venin.

Mais le cavalier, ayant clos selon les préceptes les grilles d’or de son casque, chevaucha paisiblement sous les ramures de poison.

Vers le soir, des molosses sortirent des halliers. Ils bondissaient, écumaient, hurlaient ; et quelques-uns déjà, la gueule sanglante, sautaient au poitrail nu du destrier. Le cavalier prit un fouet, un fouet d’ivoire aux cordes de lin. Il frappa les molosses brusquement apaisés. À travers les brumes crépusculaires, tous les chiens s’enfuirent silencieusement.

Des fossés larges comme des fleuves coupaient la route. Le cheval les franchit d’un saut paisible, et parce qu’il avait une émeraude sertie au centre du chanfrein, il évita aussi les pièges de fer cachés sous les feuilles mortes et les ramilles


DISCERNEMENT




Une haute salle, aux poutrelles lourdes. Au fond, une grande baie vitrée. Des vitraux bleus fleuris de givre réjouissent la salle de pâles clartés. À droite, une immense cheminée où flambent des bûches, glorieusement. À gauche, des draperies de velours et d’or où de très anciennes broderies se fanent et s’atténuent. Çà et là, des pupitres en chêne, chargés de livres enluminés. Au milieu de la salle un grand lampadaire d’argent hiératiquement droit.

ARMINIUS est debout comme pour accueillir. Deux jeunes gens suspendent leurs manteaux à des patères. Pendant qu’ils se dévêtent, deux autres jeunes gens entrent en soulevant la lourde portière.

ARMINIUS

Salut, Walter ; salut à toi, Ghislain ! C’est vraiment un jour faste ! Tous mes amis à la fois !

ERNOLD

Oui, Arminius. Et je gage que la même pensée nous a guidés tous quatre.

ARMINIUS

Quelle pensée ?

ERNOLD

Des pensées mornes, des pensées grises et comme lasses. N’est-ce pas, frères, nous avions besoin d’Arminius à cause de la tristesse éparse dans l’hiver ?

WALTER

Tu as bien dit, Ernold. Le ciel est si morne, et la plaine, la plaine blanche là-bas est si largement solitaire ! On a peur de je ne sais quoi, et il tombe du ciel en nos cœurs une mystérieuse lâcheté ; nous avions besoin de toi, Arminius, parce que tu es celui qui réconforte.

ARMINIUS

Mais je n’ai pas de philtres magiques, chers amis, je ne verserai pas en vos verres un breuvage de vigueur qui vous rende les égaux de Sjurd. Vous voyez, la servante apporte simplement un broc de bière et des hanaps bien vulgaires.

ERNOLD

Nous ne voulons pas de breuvages magiques, Te voir, t’écouter, maître, cela seul chasse les pensées tristes. Eh! que parlais-tu de philtres ? N’es-tu pas un enchanteur, puisque auprès de toi nos âmes engourdies se réveillent, frissonnent et rêvent de splendeurs. Ta voix, comme un divin clairon, rappelle nos espérances enfuies, nos enthousiasmes défaillants. Et tous les vers de tes poèmes chantent en nous, la lumière de tes visions ruisselle pour nous sur le chaos ; et parce que tu es là, voyant, il nous semble que nous sortons des ténèbres quand nous sommes près de toi.

ARMINIUS

Tu parles comme un flatteur, Ernold. Prends garde. Oh ! je sais que tu es sincère. Et je sais que tu es d’essence noble, puisque rien n’a tué en toi la puissance d’admirer, puisque triste tu viens chercher la joie près de celui dont la gloire, hélas ! devrait t’offenser. Mais je vous le dis en toute loyauté, il ne faut pas m’admirer ainsi.

GHISLAIN

Quoi ! Tout le peuple t’adore comme un dieu, et il comprend à peine les plus grossières de tes œuvres. Et nous tes élus, nous que tu initias aux suprêmes splendeurs de ton art, nous ne t’admirerions pas ?

ARMINIUS

Oui, le peuple me révère ; on voulut, naguère, me dresser une statue, sur une place.

WALTER

Et tu as refusé par modestie.

ARMINIUS

Non, Walter ; j’ai refusé par lâcheté.

WALTER

Par lâcheté ?

ARMINIUS

J’aurais eu peur de cette statue. Tu ne comprends pas ? La nuit, quand on a fini sa journée d’homme, quand on n’a plus de besogne terrestre à faire, quand on commence à entendre autour de soi bruire vaguement comme de grandes eaux lointaines l’inconnu, le surnaturel, le divin, passer sur cette place, et voir là figé pour jamais l’être mortel qu’on est ! Ah ! quand même le sculpteur m’aurait grandi à la taille des géants, je n’aurais pu subir sans trembler l’hiératique avertissement d’humilité que m’eût jeté cette statue. J’aurais songé chaque soir, en passant devant le monument : « Tu n’es en somme que cela. » Toute ma faiblesse de créature m’eût été chaque soir reprochée par l’Arminius de pierre. On dit, Walter, que Zoroastre marchant dans les jardins de l’Iran rencontra son propre spectre. Sans doute, en ces temps-là, le Mage était triomphant et sacré au loin pour les peuples. Devant cette vision de lui-même, brusquement apparue dans la claire nuit, le Mage recula d’épouvante

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PROSE



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  1. La musique des deux strophes chantées a été écrite par M. A. Gedalge.
  2. Sous l’inspiration de la femme, Clélio, devenu insensiblement semblable aux autres artistes, se met à sculpter, lui aussi, des singes et des pourceaux. (Note de l’Éditeur.)
  3. Fin d’amitié (les deux vieillards qui se haïssent à force de se voir vieillir). — Plan trouvé dans les notes de l’auteur.
  4. Le muet tentateur (suggestion de mauvaises pensées dans un cloître de moines silencieux). — Plan trouvé dans les notes de l’auteur.