Poésies (Éphraïm Mikhaël)/La Peur du Miracle




LA PEUR DU MIRACLE




I





Avec des gestes las, dans la chambre saccagée, encombrée de malles et de caisses, Pierre Ruimond s’habilla. Les rideaux de la fenêtre écartés, il regarda dehors, tristement, hochant la tête en une rêverie de regret.

Dehors s’étendait une claire avenue paisible dont les marronniers pavoises de grappes frissonnaient au vent de printemps. Du ciel | sien délicat et pâle, tombait une lun heureuse, une lumière légère qui frôlait les hautes maisons, piquées, par places, de vitres d’or. Et une joie de jeunesse vivait dans l’air.

Plus morose alors d’avoir par la fenêtre ouverte respiré le matin, Pierre se hâtait. Puisqu’il fallait partir, mieux valait la fuite rapide sans vaines contemplations. Vivre à Paris en une féconde oisiveté d’artiste, c’était maintenant un rêve impossible. La fortune s’en était allée et Ruimond savait bien qu’il ne pourrait se résoudre à gagner au hasard des besognes ce qui lui était nécessaire. D’ailleurs un ordre du père rappelait Pierre impérieusement. Et cette femme à peine entrevue et déjà aimée invinciblement, il ne la reverrait plus. Elle retournerait au pays des songes, cette blanche et lente Marguerite qui lui était apparue. II n’aurait pas eu le temps de la charmer et de la prendre ; il fallait s’en aller sans lui avoir parlé et la laisser s’effacer, celle qui eût été la bien-aimée, là-bas, au lointain de la vie.

On frappa. Il y eut un bruit de pas et de voix; des hommes en blouse chargèrent sur leurs épaules d^s bagages. Puis Ruimond descendit.

Dans le wagon, inconscient et prostré, il regardait défiler les grands pays vides. Tout le jour, un long cortège de champs passa. Ce furent des plaines d’ocre et d’or, des vallées vertes et rousses, toute une mêlée de fleurs, d’herbes et de ramures. Et Ruimond se calmait peu à peu comme si la paix des campagnes entrait en lui. Sa pensée redevenait plus nette. Comme des voyageurs bavardaient tout près et nommaient fréquemment leurs villes, en une joie de rentrer chez eux, Pierre songea aussi à la maison paternelle. Il tâcha de se la représenter ; car jamais il n’avait vu cette maison où il allait maintenant vivre. Et il s’attrista d’ignorer même la douceur des bons retours par des routes connues, le long des haies anciennes qui semblaient fleuries de souvenirs.

Son père, né d’une race de marchands aventuriers, avait toujours vécu hardiment errant. Veuf maintenant, il s’était fixé là-bas sur la côte biscaienne, parmi des pêcheurs et des caboteurs. Et il vivait assez péniblement en armant pour eux de petites barques. Parfois il était venu à Paris où son fils demeurait depuis plusieurs années. Mais Pierre n’avait jamais entrepris le voyage vers le port espagnol.

Enfin la ville apparut, blanche et rouge, et serrée autour d’un clocher carré. Quelque temps le train côtoya des falaises délicieusement caressées de soir. On arriva. Le père Ruimond attendait à la gare. Grand et robuste, la barbe abondante, il était appuyé contre un pilier, avec un air de le soutenir. Comme pris d’une pitié pour son fils, svelte et firêle, il s’avança, l’aidant à descendre du wagon. Mais il parlait peu. Après le baiser de bienvenue, il entraîna Pierre. Ils partirent le long des rues calmes. Une tristesse très douce s’épandait sur la petite ville. Un lent angélus tombait d’un clocher, lourdement. Le père se taisait maintenant et le silence devenait pénible.

« Pourquoi, demanda Pierre, ma sœur n’est-elle pas venue ?

— Tu vas la voir. »

Le père avait dit cela d’une voix grave, un peu hésitante. Pierre s’inquiéta. Est-ce que Magdeleine était malade ? Est-ce que le père était fâché contre elle.

« Non, non, ce n’est pas cela. Bientôt… tu comprendras. Entre, nous voici chez nous. »

La maison était vaste et vieille. La toiture débordait les murs, largement, et elle était soutenue par de sveltes consoles de bois. De longs rideaux de laine blanche pendaient à Textérieur des fenêtres, le long des grilles. Au-dessus de la porte armée de ferrures, l’enseigne commerciale de Robert Ruimond grinçait à une barre. Et dans l’ombre de l’enseigne un blason sculpté dans la pierre s’écaillait. Toute la maison avait des crevasses pleines d’herbe ; sur les murs, au vantail de la porte, s’étalaient des blessures de balles faites au temps des anciennes guerres.

Pendant le dîner une servante en deuil, le visage enseveli dans une cape profonde, servit silencieusement. Pierre, d’abord volontairement bavard, se sentait gagné peu à peu par la quiétude étrange de cette maison. Dans la haute salle presque vide que les candélabres éclairaient mal, il se sentait devenir timide. Il baissait la voix de plus en plus et regardait autour de lui par intervalles, comme hésitant à parler. Sa sœur, surtout, le glaçait. Il ne l’avait pas vue depuis six ans et il avait encore en sa mémoire une image de petite fille rieuse et bruyante. Maintenant il ne reconnaissait pas cette grande vierge pâle. Il lui semblait que les traits mêmes de Magdeleine s’étaient transformés. Il ne lui avait pas connu ce front bombé qui la faisait ressembler à une sainte de vitrail. Les yeux de la jeune fille, certainement, n’avaient pas autrefois cet éclat étrange. Non, il ne les connaissait pas ainsi, ces yeux clairs, d’une couleur imprévue et changeante, qui brillaient par moments d’une lumière un peu dure. Magdeleine avait en toute sa personne une sorte de charme amer et triste ; et dans ce charme même quelque chose surprenait. Ce n’était pas une grâce frêle d’enfant, une grâce aimante de femme. Son sourire parfois était tel qu’on se sentait immédiatement étranger à elle, très éloigné d’elle. Elle avait une certaine manière de regarder vers les coins d’ombre, qui faisait paraître l’ombre plus mystérieuse.

À la fin du dîner, Magdeleine se leva. Elle tendit le front à son frère, puis, avec une voix devenue plus douce, une voix de sœur caressante que Pierre n’espérait plus, elle lui dit :

« Je sais que cela t’a fait du chagrin de revenir ici…, beaucoup de chagrin. Mais je viendrai à ton secours. Repose-toi. Moi, je m’en vais… où je dois aller. »

Elle sortit très légèrement, et l’on entendit à peine sous ses pas crier les vieux ais de l’escalier. Le père la regardait disparaître. Il secouait la tête douloureusement. Alors Pierre se hasarda de nouveau à l’interroger.

« Où est allée Magdeleine ? Est-ce que… » Des soupçons lui venaient qu’il n’osait même pas énoncer. Mais le père devina.

« Oh ! non, dit-il, non ; seulement… elle est folle. »

Il avait prononcé ces mots avec une sorte de stupeur. Il semblait épouvanté d’entendre ce qu’il disait. Raisonnable et pratique, il avait toujours considéré la folie comme une sorte de déshonneur. Il lui en avait coûté beaucoup d’avouer ce secret à son fils. Et maintenant que c’était dit, il frissonnait encore, et l’on voyait dans ses yeux plus de honte que de chagrin.

« Mais c’est impossible, disait Pierre. Elle a parlé fort sagement. Pas une idée déraisonnable…

— Viens, » dit le père. Il emmena Pierre dans l’escalier.

La porte de la chambre où Magdeleine s’était retirée restait entre-bâillée. Ils entrèrent en silence.

Toute la chambre était ornée comme une église. De longs cierges brûlaient ; des brocatelles, au plafond, simulaient des bannières en ex-voto. Sur une crédence une madone, en robe d’or, triomphait, et des vases élevaient vers elle une blanche offrande de fleurs.

Magdeleine était agenouillée près d’une fenêtre largement ouverte sur la mer. Ses cheveux blonds étaient dénoués, ses bras se tendaient en avant d’un geste souple et doux.

Là-bas, dans le soir clair, la petite rade lointaine apparaissait nettement. L’eau tranquille roulait des traînées de lune ; des barques à l’ancre, les voiles roulées aux grandes antennes, dormaient. Très loin un feu de phare, vert et rouge, tournoyait, surgi d’invisibles falaises, tel qu’un oiseau de lumière errant dans l’horizon.

Magdeleine n’avait pas entendu venir son frère et son père. Penchée en dehors et comme se donnant à la nuit, elle priait à demi-voix. Pierre lui toucha l’épaule. Elle se leva ; très doucement elle repoussa son frère, puis avec une voix mystérieuse et tremblante de joie surnaturelle :

« Laisse-moi, dit-elle, je suis la gardienne de la mer. »

Alors elle s’agenouilla de nouveau près de la fenêtre ouverte, et vers les vagues éclatantes de lune elle éploya sa bénédiction.


II

Tous les jours, dès qu’il était débarrassé de la besogne commerciale imposée par le père, Ruimond s’en allait errer au soleil des rues. C’était le milieu de la journée. La petite ville ancienne, silencieuse et comme lasse, mourait doucement dans la lumière. Les murs, brûlés de soleil, s’effritaient. Des végétations foisonnaient, rousses, blondes et noires. De vieux palais, envahis par des pauvres, défaillaient, blessés de crevasses, insultés de haillons et de linges et de filets séchant aux fenêtres. Les rues désertes apparaissaient démesurément vastes. Elles aboutissaient à des portes monumentales, flanquées de tourelles et gardées par des machicoulis, et il semblait que par ces portes hautaines et surannées quelque merveilleux cortège était parti qui ne reviendrait plus jamais.

Pierre marchait lentement le long des rues. Malgré la brise d’été et le ciel éclatant, et la clarté qui montait de la mer, il se sentait le cœur serré d’angoisse. De partout, des murailles assaillies par les lierres, des portes mutilées, des fenêtres muettes, une mélancolie lui venait qu’il ne comprenait même pas. Car il regardait à peine. La curiosité en lui était abolie. Même il ne conservait pas l’obscure sensation de vivre en terre étrangère. Nul détail exotique ne sollicitait son attention d’artiste. Il marchait sans voir, comme en pays connu, habituellement contemplé depuis toujours. Seulement, comme il savait mal l’espagnol, les hommes, à cause des paroles incomprises et des gestes inexpliqués, lui semblaient plus différents de lui, plus près de l’animalité. Cette conception antique, le barbare, s’éveillait en son esprit. Et il regardait parfois se mouvoir les gens comme des bêtes lointaines.

Dans cette solitude d’âme le souvenir de l’absente bien aimée se faisait plus puissant. Pas une heure ne se passait sans qu’il songe à Marguerite. Il se remémorait d’infimes événements, il respirait en rêve d’imperceptibles parfums évoqués d’elle, il descendait à d’inavouables puérilités de pensée. Il aimait davantage maintenant à cause de l’exil. Sa détresse le faisait plus tendre, et toutes ses idées s’humiliaient devant une douloureuse vision d’amour. Chaque jour ses promenades dans le silence de la ville en agonie aggravaient son mal. Vers le soir il rentrait plus profondément blessé de regret. Pourtant venait une heure plus calme. Dans la maison, par la fenêtre de la salle affluaient de bonnes senteurs marines, une lumière de paix ruisselait du ciel. Pierre s’asseyait avec son père près de la vieille table de chêne. Tous deux buvaient un peu d’âpre vin et causaient de choses très banales. Alors Pierre s’apaisait un peu, et il se laissait doucement guérir par le soir.

Mais Magdeleine entrait. Elle revenait de quelque église. Lentement elle ôtait la cape qui lui voilait les cheveux, selon la mode des vieilles du pays. Elle s’approchait de la fenêtre et, sans rien dire, elle contemplait d’un sévère regard augurai l’horizon et la mer : elle épiait comme pour des présages les oiseaux en fuite dans le soir.

Cependant, quand elle avait longtemps souri à la mer, elle se retournait paisible et simple et elle causait. Mais Pierre, troublé d’un ineffable malaise, lui répondait à peine.

Le vieux Ruimond s’était depuis de longs jours accoutumé à la folie de sa fille ; bien qu’il en souffrît beaucoup, il semblait l’oublier dès que Magdeleine parlait raisonnablement de choses terrestres, et il s’entretenait avec elle sans arrière-pensée des menues affaires domestiques. Mais Pierre de jour en jour s’épouvantait davantage. Cette vierge hiératique jetait sur lui une ombre divine ; il frissonnait parfois devant elle comme si le froid d’un glacial sanauaire l’eût saisi. Depuis son enfance, il avait oublié le surnaturel comme une chose morte, effacée, à jamais abolie. La raison l’avait envahi, impérieuse et têtue ; désormais il ne pouvait plus tourner la tête vers les religions. Certes, tout son cœur d’artiste se soulevait aux plaisanteries des imbéciles athées. Mais il n’avait jamais considéré la divinité que comme une matière d’art et de rêve. Il avait pour les mystiques une estime toui esthétique. Mais il lui répugnait de regarder hors de la vie et, bien qu’il ne méconnût pas l’intellectuelle pauvreté de l’homme, il avait une invincible honeur de l’inexplicable. Il avait tout à fait perdu le sens du divin, il n’était nullement de ceux que « l’infini tourmente ». II aimait mieux ne pas y penser, et il avait dit un jour : « J’ai condamné la fenêtre qui s’ouvrait sur le mystère. » Or, maintenant, quelqu’un, du dehors, rouvrait peu à peu cette fenêtre. Magdeleine toujours présente torturait Pierre de sa rêverie céleste. Elle l’obsédait de pensées sacrées. Et Piene devant Magdeleine souffrait étrangement. Cette jolie religieuse râdant sans cesse autour de iui l’oppressait. Il avait mal à la

Quelquefois il essayait de causer avec Magdeleine, familièrement, comme ii eût fait avec une autre sœur. Mais bien vite une parole était murmurée, un geste surgissait qui le troublait de nouveau……………

Mai-juin 1889