Poésies (Éphraïm Mikhaël)/Royauté

Œuvres de Éphraïm Mikhaël Voir et modifier les données sur WikidataAlphonse Lemerre Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 136-140).
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ROYAUTÉ


L orsqu’on lui mit en main le glaive et qu’on plaça sur sa tête la couronne aux dix fleurons d’or, lorsque les hérauts vêtus de dalmatiques rouges crièrent au peuple son nom, le Prince s’attrista. Dans l’orgueil de sa royauté nouvelle, il gardait cette pensée que d’innombrables générations de rois avaient bien avant lui reçu la couronne et le glaive. Tout enfant il avait rêvé des joies inconnues, des gloires inviolées, et voici qu’on lui jetait sur les épaules le banal manteau des Souverains.

Il régna sur les peuples. Des armées couvertes de fer gagnèrent pour lui des batailles et il savait que sa mémoire flamboierait dans l’avenir comme une clarté d’incendie. Pourtant il s’affligeait parce que ses pensées ressemblaient aux pensées des hommes et qu’elles venaient seulement se poser en son âme, pareilles aux tourterelles étrangères qui hantent tous les colombiers. Et comme il avait entendu des moines proclamer la vanité des joies, il se prit à songer : « La douleur seule est infinie. J’aurai une douleur plus grande que les douleurs humaines, une douleur que nul n’ait connue. »

Alors il fit sonner par la ville les clairons de ses hommes d’armes, et sur la place publique on dressa un échafaud tendu de velours noir. Quand le peuple fut assemblé, les valets du bourreau couverts de tuniques sanglantes amenèrent sur l’échafaud la petite amie du Roi, son amie la mieux aimée. Elle pleurait et appelait son Seigneur, et elle était si belle en son divin désespoir qu’elle se sentit pendant un instant adorée par des milliers d’hommes. Mais le Roi parut sur la place publique et monta les degrés de l’échafaud en son manteau couleur de ciel où des broderies d’or faisaient resplendir le vol des aigles héraldiques. Implacable et silencieux, il agenouilla sur le velours la chère condamnée et, prenant dans sa main royale la hache des châtiments, il trancha d’un coup la tête bien aimée.

Tous les jours et toutes les nuits, dans l’Oratoire du Palais, le front contre les marches de l’autel, il implorait la Reine des Anges : « Notre-Dame des Affligés, faites que ma douleur soit visible comme est visible en vos images votre cœur percé de sept glaives mystiques. Et ce sera là le signe d’expiation. » Or la Vierge l’entendit.

Il parcourait les contrées de la terre et partout sur son passage les arbres prenaient la couleur des arbres d’automne. D’elles-mêmes les cloches des églises sonnaient le glas, et les murailles des villes se revêtaient de draps mortuaires. Et ce n’était pas là un vain fracas de funérailles ; mais à chaque bruit de cloche, à chaque couleur funèbre, correspondait dans l’âme du Roi une pensée triste. C’était sa douleur qui transparaissait selon son vœu, et, devenue matérielle, emplissait l’univers.

Mais il était fier comme un Dieu de souffrir ce que nul n’avait souffert, et il marchait dans la gloire de son deuil, morne et splendide comme un soleil noir.

Tandis qu’il allait ainsi, faisant partout où il passait la nuit et l’hiver, il arriva dans une grande plaine bordée d’arbres rigides. Là douze vieillards étaient assis en cercle, immobiles sur leurs sièges de pierre et muets comme les statues qui gardent les tombeaux. Le Roi s’avança vers eux et leur cria d’une voix hautaine : « Regardez-moi, vieillards ! afin que vous voyiez avant de mourir Celui qui a connu une douleur nouvelle. »

Mais les vieillards se levèrent tous ensemble en poussant de grands cris et l’un d’eux répondit au Roi : « Homme ! ne te vante pas devant nous de sentir ce que nul n’a senti. Car nous sommes les Mois de l’Année et le Maître nous a établis pour châtier ceux qui ont dédaigné le bonheur des foules. Puisque tu as péché par orgueil, tu ne seras point affranchi de la Vie. Mais, torturé par l’ineffable honte d’ignorer l’inconnu, tu demeureras jusqu’à la fin des âges notre prisonnier, le prisonnier des Mois de l’Année. »

Alors, tandis que dans le ciel lointain retentissaient des buccins d’archanges, le Roi sentit choir sa couronne et sa volonté mourir, et il entra dans le cercle des douze Geôliers éternels.

1886.