Poésies (Éphraïm Mikhaël)/Halyartès

Œuvres : PoésiesLemerre (p. 158-183).




HALYARTÈS




I



Les Mages, cette nuit, s’assemblèrent sur la Montagne-des-Funérailles, près du gouffre sacré où les guerriers, au salut des tympanons et des buccins, jettent les cercueils royaux. La veille, dans la capitale de la Bactriane, une armée en deuil était rentrée, ramenant, sur un char d’ébène éclatant et sinistre, le corps du roi. Les rites funéraires s’accomplissaient ; on avait revêtu le mort d’un linceul filé par les princesses vierges, et le soir, au moment où tombait le soleil vers les lacs où se purifia le premier Mage, les capitaines et les maîtres des cavaleries, étant montés par les sentiers de la Montagne, avaient lancé le cercueil au gouffre, ainsi qu’il est prescrit.

Maintenant dans les bourgs et dans les plaines de grands bûchers lugubres flamboyaient ; des cavaliers vêtus de cilices veillaient sur les chemins ; par intervalles, des hérauts clamaient un signal. Et des clairons, continuellement, appelaient dans les ténèbres, car nul homme, à cause de l’immense deuil, ne devait dormir cette nuit.

Sur la Montagne, les Mages délibéraient. Anxieusement, ils se montraient les uns aux autres parmi les étoiles dont ils savaient les noms une insolite constellation. Une grande rumeur d’affliction s’élevait. Les plus jeunes des Mages, avec des cris d’interrogation et des gestes de prière, se pressaient en tumulte autour de l’initiateur Halyartès d’Ecbatane. Lui, sûr de sa science, et dédaigneux sans doute des choses futures entrevues, souriait pacifiquement à la claire nuit fatidique.

Pourtant il consentit à répondre. Il parla d’une voix grave et comme lointaine :

« Fils, dit-il, les guetteurs qui signalèrent ces menaçantes étoiles en marche eurent tort de gémir : le malheur ne sera pas. »

Alors des cris éclatèrent, plus suppliants. Haletants d’espérance, les Mages se hâtaient vers l’initiateur. Quelques-uns tendaient les mains comme si une salutaire aumône allait leur venir. Ils criaient : « Parle, parle vite ! »

Halyartès dit : « Certes, vous avez bien interprété les signes ; ces étoiles, en effet, signifient qu’un danger peut sortir pour nous de l’enfant que les prêtres investirent ce matin de la pourpre paternelle. Sans aucun doute, s’il grandissait et s’il prospérait, le roi Phërohil en un soir de sa vieillesse anéantirait toute la race des Mages et jetterait aux flammes nos Livres sacrés. Et la terre alors serait ténébreuse parce que nul ne saurait plus voir les lisibles signes tracés par les étoiles, et les voix de la nuit parleraient en vain dans le définitif silence où dormiraient les hommes, sourds désormais. Oui, tout cela s’accomplirait en la vieillesse du roi Phërohil. Mais ne puis-je faire, moi, qu’un mortel meure jeune ? »

Halyartès, en disant ces paroles, se détourna vers les plaines, et il jeta de froids regards cruels du côté des terrasses royales, où, dans une brume lumineuse, de grands lampadaires érigeaient leurs flammes de deuil.

Alors un jeune homme portant la robe de lin blanc qui vêt les récents initiés s*écria, très impatient : « Maître ! Maître ! Mais tu n’as donc pas regardé le ciel ? Vois ! Les étoiles ne proclament-elles pas l’inévitable triomphe de Phërohil ? Tu vois bien qu’il ne peut pas mourir jeune. Si des étrangers venaient l’attaquer, bardés de fer et casqués d’acier, leurs armures tomberaient d’elles-mêmes au seul toucher de sa lance comme de défaillantes robes. Et les boucliers de Sogdiane, faits d’un énorme diamant guerrier, ne seront plus, s’il les heurte de son glaive, que d’inutiles joyaux. Si l’haleine de la peste souffle sur lui, elle passera, suave et saine comme une brise qui emporte un effeuillement de fleurs bienfaisantes. Enfin, tu le sais, cela est écrit dans le ciel occidental du côté de la Chaldée, nul poignard d’assassin ne peut se lever sur Phërohil. N’est-il pas de la race sacrée ? Un occulte pouvoir des dieux ne protège-t-il pas sa famille ? Personne, fût-ce l’un de nous, n’oserait le tuer. Et toi-même, Maître, s’il fallait un meurtre pour sauver l’antique science des Mages, et les Livres, et les choses du ciel, frapperais-tu le roi ? »

Placidement, Halyartès répondit : « Non ! les dieux le défendent. Mais qu’importe ? ajouta-t-il ; puisque la mort de ce roi nous est nécessaire, il mourra. Les batailles lui seront heureuses. Les pestes l’épargneront. Les tigres lécheront ses pieds. Nul meurtrier, pas même moi, ne trouvera pour lui ni poignard, ni philtre. Soit ! Sachez pourtant qu’il sera plein de jeune force quand son heure viendra. Bien avant le temps où il accomplirait les prophéties, vous le verrez, vous, les Mages, délivrés des funestes étoiles, descendre dans l’ombre qui est ici. » Et l’initiateur, d’un ample geste de serment, montra le gouffre où l’on jette les cercueils.


II



Quand la semaine des funérailles fut écoulée, les princes de l’armée et les douze prêtres du grand temple décidèrent que l’enfant royal serait confié à la garde d’Halyartès. Désormais quand il marcha dans les jardins du palais, dans les rues de la ville, pavoisées d’étendards, ou dans les chemins de la campagne, Phërohil eut toujours auprès de lui, mystérieux et grave en sa robe blanche, l’initiateur. En peu de jours Halyartès eut dompté le petit roi farouche, qui le suivit docilement ainsi qu’un lion charmé. À tous moments l’enfant se retournait vers le Mage comme pour attendre de lui la pensée ; il semblait que l’esprit du maître animât seul Phërohil. Jalousement, Halyartès écartait les serviteurs et les enfants des serviteurs; il faisait autour de son disciple une austère et merveilleuse solitude. Seuls toujours ils se promenaient en parlant des sciences célestes parmi les prodiges des jardins ; seuls ils montaient dans la barque dorée que traînaient des cygnes soumis, et ils étaient seuls quand ils allaient errer, par jeu, dans le Verger-des-Trésors, planté jadis par les ancêtres du roi, dans le verger où, sur les ramures d’argent, tremblait depuis des siècles une durable rosée de perles.

Ce que disait le maître en ces promenades, nul ne le savait. Seulement des femmes qui vivaient dans le palais remarquèrent que Phërohil ne riait plus glorieusement comme les autres enfants. Quelquefois, dans la bonne quiétude du soir, Halyartès et Phërohil s’asseyaient sur un perron de marbre. L’heure était douce; les ramiers et les paons cherchaient des grains parmi les gemmes éparpillées ; les gazelles familières qui vaguaient sur l’herbe bleue des pelouses semblaient paître de la clarté.

Alors le Mage lisait des paroles puissantes en un livre qui venait de loin, et l’enfant soupirait, délicieusement triste, et il tendait ses mains vers l’ombre comme s’il caressait le soir.

Des années s’enfuirent. Le jour vint où les fauconniers et les veneurs apportèrent à Phërohil, désormais en âge de chasser, l’arc royal. Très robuste, le jeune roi lança des flèches sûres qui s’enfoncèrent profondément dans des poteaux de cèdre. Pour l’exercer à tuer on lâcha dans l’air des éperviers et des gerfauts. Mais lui, laissant s’éloigner les mauvais oiseaux, jeta son arc silencieusement. Comme les esclaves poursuivaient de flèches les gerfauts envolés, le roi rentra dans le palais, et, ce soir-là, malgré les bouflbns et les mimes, il refusa de sourire. Même, avant que le festin ne s’achevât, Phërohil sortit. Comme s’il ne pouvait plus longtemps garder un secret, il entraîna le Mage, et longtemps on les entendit parler en un murmure de confidence triste. Alors on vit une flamme de joie dans les yeux d’Halyartès, et pendant la nuit les veilleurs gardiens des terrasses aperçurent l’initiateur qui élevait vers le ciel une lampe d’argile, en signe d’action de grâces.

À partir de ce jour, très souvent, aux heures crépusculaires, Halyartès conduisit son disciple dans le Faubourg-des-Mendiants. Là, dans de fétides ruelles, parmi l’ordure des ruisseaux, grouillait un peuple d’infirmes, de mutilés, de lépreux. Une hideuse foule malade entourait Phërohil. Des nains se traînaient à ses genoux ; des enfants sans pieds rampaient devant lui. Les plaies, les ulcères, les pustules s’étalaient avec une espèce d’ironique orgueil ; les muets grognaient mystérieusement ; les aveugles, du fond de leurs grandes ténèbres familières, se lamentaient. Des mains difformes se tendaient ; des doigts velus saisissaient aux franges la robe royale. Dans les maisons entr’ou vertes, sur des lits pollués et sanglants, des accouchées haineuses et furieuses hurlaient comme des bêtes blessées. Des vieillards, trop faibles pour descendre dans la rue, collaient aux fenêtres leurs visages de spectres. Partout de mons- trueux suppliants surgissaient qui semblaient s’être levés du cercueil, et des hommes criaient avec des bouches toutes noires comme s’ils avaient mordu déjà la terre tumulaire.

Le roi passait, disant des paroles de consolation, jetant l’or à poignées. Quelquefois, écœuré, oppressé d’un ineffable malaise, il voulait s’enfuir des horribles rues. Mais le Mage, inflexible, le ramenait, le guidait, le forçait à voir. D’ailleurs les mendiants, maintenant, les suivaient. Il en venait de toutes les villes bactriennes. Car la renommée de Phërohil s’était répandue ; on le proclamait très bon et très miséricordieux, et les poètes chantaient ses louanges au son des harpes hiératiques et des flûtes.

Pourtant le roi s’attristait. Quelquefois, parmi les splendeurs du palais, il avait encore un sourire d’orgueil. Mais Halyartès s’approchait, et tout de suite le roi devenait sombre comme si une ombre divine eût passé sur lui. Les courtisans s’interrogeaient. Quelle peine secrète tourmentait le roi ? On eût dit parfois qu’il avait des remords. Mais quel remords était possible en cette âme merveilleusement pure ? Nul repentir ne pouvait le troubler, ce roi, qui pardonnait aux meurtriers, qui se dévêtait pour les pauvres de sa pourpre sacrée, qui priait les dieux pour ses ennemis. Pourtant tout ce qui donne la joie aux hommes le rendait étrangement pensif, et le jour où des capitaines, parmi les fracas des clairons triomphants, parmi le resplendissement des étendards et des armes fleuries, annoncèrent une victoire, il cacha son front dans ses mains et, devant la foule heureuse, il sanglota.

Pour le distraire de son étrange mal, on lui parla d’une lointaine princesse de l’Inde dont les voyageurs attestaient la surnaturelle beauté. Là-bas, disait-on, vers le pays des cinq fleuves, les peuples nommaient en une longue rumeur d’admiration la reine de Sirinagor. Des conquérants étaient venus, offrant des gemmes et des fleurs inconnues, répandant de rares parfums aux pieds de la reine implorée. Mais elle, hautainement distraite, les frappait tous avec le lotus d’or qui était son sceptre. Il y avait en elle un tel pouvoir d’être aimée que les plus farouches, songeant à l’insulte reçue, souriaient doucement comme à des souvenirs de caresses. Souvent elle sortait à pied, toute seule, dans les rues de sa capitale. Confiante elle traversait les respectueuses foules de mâles frémissants d’inutiles désirs. Les jeunes hommes, avec un voluptueux désespoir, la regardaient passer, si glaciale et si blanche qu’elle semblait gardée par une magique brume polaire. Et le ténébreux parfum qui s’exhalait de sa chair était si puissant que les femmes mêmes n’osaient avoir de haine. Les épouses méprisées à cause d’elle et les mères dont les fils étaient morts de l’aimer, ne faisaient pas même à son passage un geste de malédiction. Muettes, résignées, elles la contemplaient comme des voyageurs admirent en un ciel d’orage la meurtrière splendeur de la foudre.

Sur le conseil d’Halyartès, Phêrohil fit préparer un fastueux cortège et il partit pour Sirinagor. Le cheval du roi était caparaçonné de dentelles ; de jeunes esclaves chantaient et dansaient le long des routes, et des femmes à demi nues, une seule épaule couverte par une peau de panthère, conduisaient avec des thyrses d*or de grands chariots où l’on entassait, en cheminant, des fleurs sauvages.

Phërohil entra dans Sirinagor. Tremblant, torturé par le pressentiment d’un terrible amour, il alla vers le palais. C’était l’heure où la reine devait sortir, et toute une anxieuse foule attendait. Lentement une haute porte noire s’ouvrit et la reine apparut. Du haut des marches de porphyre, elle aperçut Phërohil. Tout de suite elle s’arrêta, tressaillit. Puis doucement, presque craintive, elle descendit les degrés et vint abdiquer aux pieds de Phërohil le redoutable lotus d’or. La foule murmura. Les jeunes hommes avec des cris de haine et de souffrance levaient leurs poings vers Phërohil. Mais parmi le tumulte désespéré de la foule les deux fiancés divinement élus l’un par l’autre s’avançaient, les mains unies, et leurs lèvres, victorieusement, se touchèrent.

Des fêtes commencèrent le lendemain. Malgré les vins précieux jaillissant en fontaines sur les places, s’épandant par les campagnes en dédaigneux ruisseaux; malgré les saphirs et les chrysoprases qu’on fit jeter comme des graines dans les sillons ; malgré les tonnes d’or négligemment éventrées aux carrefours, les jeunes hommes de Sirinagor assistèrent tristement aux noces. Ils aimaient la reine d’un tel amour qu’ils se détournèrent par jalousie des fontaines de vin, et des champs semés de pierreries, et des carrefours encombrés d’or. Moroses, ils s’asseyaient au seuil du palais et ils ne pensaient plus rien, sinon que la reine allait partir.

Quand elle partit, fièrement assise sur son char près du roi qu’elle aimait, le peuple l’accompagna de longs sanglots. Des hommes, stupidement, entouraient de leurs bras l’encolure des chevaux qui traînaient le char et ils mordaient de furieux baisers les crinières blanches. D’autres, saisissant dans le vent le voile nuptial, l’embrassaient en pleurant. Quelques-uns, pour respirer encore les parfums émanés de la reine, assaillaient le char ; ils se penchaient vers la robe embaumée et restaient là, éperdus, défaillants, sans que le fouet des esclaves pût les faire fuir. D’autres, les bras ouverts comme pour une étreinte de possession, se jetaient au-devant du cortège. Les durs timons garnis de clous les frappaient à la poitrine et ils roulaient dans la poussière extasiés et sanglants. Il y en eut aussi qui se couchèrent d’eux-mêmes sur la route et qui, les yeux tournés vers la fugitive, se laissèrent voluptueusement meurtrir et tuer par les lourds chevaux. Mais les mieux épris ne purent se résoudre à perdre la reine. Obstinément ils coururent derrière elle. On leur lança des pierres, on les frappa de bâtons noueux, on lâcha sur eux des lévriers et des molosses ; mais, mordus et ensanglantés, ils suivirent encore.

Phërohil, en sortant du palais, s’en allait superbement, enlaçant d’un bras l’épouse choisie, les yeux noyés d’un surnaturel bonheur. Mais peu à peu, dans la mêlée lamen- table de la foule, il sentit faiblir sa joie. Brusquement pâli sous un fixe regard d’Halyartès, il s’oublia près de la bien-aimée en de mornes rêveries, et son bras s’écarta, comme honteux, des reins de l’épouse. Elle se penchait vers lui, la reine conquise, et, baisant lentement les lèvres de son époux, elle murmurait de salutaires paroles : « Qu’importe, puisque je t’aime ? » Mais le roi semblait captif de quelque noir enchantement. Certes, il avait par mille folies manifesté un immense amour. Mais plus il adorait la reine, plus il s’émerveillait d’elle, et plus il rêvait douloureusement à des choses que nul ne devinait. Les courtisans commençaient à murmurer que des philtres étrangers avaient troublé sa raison. Comme s’il avait voulu fuir d’inévitables spectres, il criait sans cesse, incliné vers les cochers : « Plus vite, plus vite encore ! »

Déjà ils étaient sortis des foules tristes. De ceux qui suivaient avidement la fuite nuptiale presque tous avaient succombé. Les uns après les autres ils étaient tombés au bord des routes, sans mouvement. Les montagnes bactriennes apparaissaient. Bientôt sans doute on entrerait dans la ville par la Porte-des-Fêtes et on ne se souviendrait même plus de l’obsédant cortège. On fermerait violemment les grilles, et les derniers jeunes hommes de Sirinagor périraient dans la campagne, obscurément.

Ce jour-là, le Mage, quittant le char royal, parla longtemps aux éclaireurs de l’avant-garde. Ils écoutaient respectueusement, la droite appuyée au noyau des hastes. Puis, sur un signal du Mage, ils repartirent au galop. Troublés sans doute par les paroles d’Halyartès, les vieux éclaireurs s’égarèrent. Toute la nuit on chemina dans des plaines stériles et grises, et au matin le cortège se présenta devant la ville du côté où croupissait le Faubourg-des-Mendiants. Les suppliants, brusquement, emplirent les chemins. Il y eut hors des portes une hideuse ruée de foule. Criant, implorant, se défiant et s’injuriant, les mendiants s’élancèrent. Ils se pressaient, se bousculaient ; et l’on voyait se lever dans l’air lumineux des poings maigres et des bâtons. Déjà entre ces mutilés et ces mourants une effroyable et grotesque bataille commençait. Mais le roi se dressa, livide, sur le siège du char. « Non, pas par ici ! Pas par ici ! » criait-il.

Le cortège tourna. Par la route extérieure, le long du rempart, on marcha jusqu’à la porte voisine. Et cette porte fut la Porte-des-Morts. Très nombreux, comme après des jours de peste, des chars funéraires stationnaient près de la grille. Des cris de veuves retentissaient ; des enfants orphelins appelaient lamentablement ; des jeunes hommes en deuil sanglotaient des noms d’épouses. De nouveau le roi apparut près des cochers épouvantés. Frissonnant, la voix coupée de râles, il balbutia: « Entrez par une autre porte ! »

Les chevaux durent tourner encore et l’on prit une route pavoisée et fleurie qui conduisait à la Porte-Militaire. De ce côté de la ville triomphait un peuple en liesse. Des fanfares éclataient, on entendait dans le lointain toute la fière rumeur d’une armée heureuse, des hennissements de chevaux, des cliquetis de boucliers joyeusement heurtés comme des coupes en une danse guerrière. Par intervalle les commandements des capitaines se répondaient, monotones et sonores : et très loin, avec un bruit de vagues montantes, roulaient les innombrables machines de guerre sur leurs roues de bronze. Mais cette armée victorieuse ramenait un convoi de prisonniers. Entravés de cordes, l’épaule meurtrie d’un joug de bois, les captifs défilaient péniblement et les cavaliers de l’escorte les aiguillonnaient de leurs piques, les effaraient de leurs chevaux cabrés.

Tout à coup la nouvelle se répandit que le roi arrivait. Ce fut alors une tempête de joie. Le peuple chantait des actions de grâces ; des femmes coupaient des rameaux pour joncher le chemin, tressaient à la hâte des guirlandes. Les mieux parées arrachaient leurs voiles de brocart et les suspendaient aux arbres comme des banderoles de fêtes, et les soldats abaissaient en signe de salutation les piques chargées de têtes coupées.

Brusquement un chef à cheval fut devant le roi, et dans le silence, d’une voix retentissante, il conta l’attaque imprévue des rebelles et leur juste dëroute parmi les bois. Ses paroles excitèrent le peuple. Une immense colère contre les captifs se souleva. Des hommes chantant les louanges de Phërohil, clamant son nom avec amour, bondirent entre les chevaux, saisirent les prisonniers, les lièrent aux portes de la ville. Puis ils jouèrent à les tuer avec des pierres et des flèches. Phërohil accourait, la main levée pacifiquement pour ordonner de faire grâce. Mais il était trop tard. Le dernier des captifs chancelait sous l’injurieuse blessure d’un enfant. Comme la flèche avait été tirée de très près, elle traversait la poitrine de l’étranger, clouait son corps au vantail de la porte. Et l’homme restait là, debout, colossal, effrayant. Ses mains, dans les convulsions dernières, battaient la porte ; il semblait vouloir la clore à jamais, par vengeance ; et comme Phërohil s’avançait, l’homme assassiné se roidit vers lui comme pour le chasser et le maudire.

Alors le roi s’arrêta, dans une lassitude désespérée. Comme s’il n’osait plus entrer maintenant dans cette ville où des douleurs surgissaient au seuil de chaque porte, il s’enfuit follement vers les campagnes. Mais sur les routes, parmi les cailloux et les ronces, râlaient encore des jeunes hommes de Sirinagor. Ces mourants effrayaient le roi comme des fantômes ; il n’osait pas violer les chemins que défendait leur agonie. Il retournait sans cesse sur ses pas, hagard, éperdu, ainsi qu’un cerf traqué par des meutes.

Tout à coup il se jeta dans l’unique route déserte, dans la sombre route qui conduisait à la Montagne-des-Funérailles. Affolés, des courtisans le poursuivaient, l’appelaient, l’imploraient. Il se retourna. Et, pour la première fois proférant des menaces, il cria qu’il ferait mourir quiconque se hasarderait à le suivre.

Un grand tumulte d’épouvante s’était élevé à la fuite du roi. Le peuple, les soldats, les gens du cortège se mêlaient, se confondaient, poussaient des cris de stupeur, des gémissements, jetaient au hasard des questions, des conseils, des ordres. Bruyamment on entourait le char où gisait la reine immobile et froide et comme frappée d’une invisible flèche. Mais lorsque Phërohil fut entré sous les sombres ramures de la mauvaise route, un anxieux silence pesa sur la foule. Les soldats ne bougeaient plus, de peur d’entre-choquer leurs armes sonores, et les cavaliers retenaient leurs chevaux religieusement. Maintenant personne ne voyait plus le roi. Car la route noire faisait des coudes nombreux et se perdait, là-bas, derrière des bois. Mais à l’horizon, dans la pleine lumière, montaient les grands rochers funèbres ; et le Mage regardait de ce côté, sans impatience et sans angoisse, comme attendant un infaillible événement. Tout à coup, sur les âpres bords du gouffre, apparut l’étrange fugitif. Là-haut, dans la solennelle splendeur du crépuscule, Phërohil se dressait en sa robe d’or. Merveilleusement pâle comme un dieu mourant, il gravissait les dernières pentes, et le soleil du soir versait sur sa tiare une lumière rouge telle qu’un flot de sang baptismal. Un instant, sur la pointe extrême des rocs, Phërohil s’arrêta, et il salua du regard les plaines sujettes. Puis il fit un geste triste et doux, le geste d’un exilé qui part en bénissant, et il se précipita dans le gouflfre sacré.


III



Ce soir-là, de nouveau, flamboyèrent dans les plaines et sur les collines les bûchers annonciateurs de mortuaires nouvelles. Les cavaliers en deuil foulèrent de nouveau les routes et les signaux funéraires se répondirent dans la nuit. Mais, hors de l’ombre où murmurait l’affliction des peuples, les Mages délivrés se réjouissaient sur la Montagne. Les jeunes initiés entouraient Halyartès, le pressant de respectueuses questions : — « Quelle puissante parole as-tu prononcée pour troubler ainsi ce roi ?

— « En quel livre divin as-tu cueilli les vénéneuses pensées qui l’empoisonnaient ?

— « On dit que tu sais évoquer les morts ? Quel spectre as-tu appelé pour le guider vers le gouffre ? »

Halyartès sourit : « Enfants, dit-il, je n’ai eu besoin ni d’enchantements ni de spectres. Simplement, avec le naturel pouvoir du maître sur le disciple, j’ai fait de ce roi un monstre que la terre ne pouvait garder. »

Les initiés s’étonnaient. D’un impérieux mouvement de la main Halyartès les força au silence.

« Oui, poursuivit-il, un monstre. Car celui-là est un monstre pour qui l’air vital est mortel. Or, j’ai fait mourir Phërohil de ce qui nous fait vivre. J’étais maître de cette âme. J’ai versé en elle, comme un suc de mauvaise fleur, une épouvantable bonté. Phërohil, par moi, a cessé d’être un homme. Je l’ai fait meilleur qu’un homme, et voilà pourquoi il est mort. Toutes les furieuses passions qui bondissent en nous, et nous mordent, et nous déchirent, je les ai chassées de lui. Aussi son cœur devint-il triste comme une forêt délivrée qui souffrirait à jamais de la mort des fauves. La haine, la rouge soif des massacres, l’envie, l’obscure tentation de torturer et de détruire, tout cela lui fut inconnu. Parce que j’étais toujours présent, lui soufflant continuellement ma volonté, la pâleur des inavouables jalousies, l’ardente rougeur des bestiales colères, n’altérèrent jamais son visage terriblement pur. Il eut cette sublime et dangereuse impuissance, l’impuissance du mal. De sorte qu’un formidable ennui s’installa dans son cœur trop noble. Aucune mauvaise pensée ne le soutint, ne l’enivra. J’avais tué sa vanité, et la pourpre même lui devint inutile puisqu’il ne pouvait plus s’enorgueillir de sa légitime royauté.

« Impitoyablement je l’avais forcé à la pitié. Quand des mendiants l’imploraient, il n’était plus capable de les écarter de son rêve par d’hypocrites consolations. Il ne savait plus, en plaignant les faibles et les estropiés, se réjouir en lui-même de sa jeune vigueur. Mais réellement, profondément, il sentait les maux qu’il contemplait, et ce souverain, grâce au funeste don de la pitié, descendait jusqu’à être régal de ses suppliants. Les innombrables douleurs des pays en guerre le déchiraient ; et quand ses armées entraient en campagne, c’était lui qui souffrait de toutes les dures marches, qui saignait de toutes les blessures, qui agonisait de toutes les agonies. Quand on lui annonçait une victoire, il voyait seulement la mort sanglante des villes assaillies, et il entendait au-dessus des fanfares les hautes malédictions des vierges violées, et tout le deuil des pays conquis entrait en son cœur.

« Le jour où il enleva la reine bien aimée, il devint fou de pitié parce que de douloureux amants moururent de son triomphe. Son amour ne servit qu’à lui faire comprendre le triste amour des autres, et, parce qu’il aimait éperdument, il souffrit éperdument pour ses rivaux. Car il ne pouvait — grâce à mes insidieuses leçons — consentir à la cruauté de vivre ; et sachant que la félicité d’un homme est faite des innombrables malheurs d’hommes lointains, il ne voulait plus se résoudre à être heureux. Tel fut ce roi.

« Hier, le hasard (ou plutôt ma sagace et vigilante volonté) fît apparaître devant lui simultanément toutes les plaies de la terre : Tamour, Tinfirmité, le deuil, la misère, la défaite, l’esclavage, l’inique et déloyal massacre. C’en était trop. Cet enfant, que j’avais savamment accoutumé à se meurtrir aux douleurs des autres, voulut enfin s’affranchir de ce long supplice d’aimer. Vous le voyez, je n’ai pas employé des philtres ni des formules d’enchantement. Il m’a suffi de rendre Phërohil à peine différent de ce que nous sommes. Est-ce que nous n’avons pas, nous aussi, pour toutes les souffrances de la terre une parole de pitié ? Seulement cette parole est vaine et menteuse. Phërohil, lui, sentit vraiment ce que nous exprimons tous devant le malheur. Il fut bon comme vous vous vantez de l’être, mais il fut sincère comme vous croyez l’être. C’est pourquoi volontairement son corps se brisa aux rocs de la montagne. »

Tandis que le Mage parlait, une douce aurore de printemps fleurissait le ciel. En bas, dans les campagnes, une blanche procession s’épandait.

Des jeunes filles portant sur la tête des cruches d’or marchaient entre les haies d’églantines. Des enfants poussaient devant eux, vers le lieu des sacrifices, des béliers aux belles toisons. De grandes femmes blondes tenaient aux plis de leurs robes brodées des grains de blé et des grains d’orge qu’elles jetaient en l’air à chaque pas, de sorte que des oiseaux sauvages les suivaient joyeusement. Les soldats, sans cuirasse et sans armes, balançaient pieusement des palmes et des rameaux de chêne. La voix des prêtres montait, psalmodiant des prières :

« Soleil, père, fécondateur, sauveur, donne-nous un roi qui soit bon comme était Phërohil. »

Le peuple, après chaque verset de la prière, répondait distinctement la maxime sacramentelle :

« Car les méchants sont malheureux ! »

Tous disaient cela d’une voix haute et solennelle, selon les rhythmes liturgiques, et les vieillards inclinaient la tête en signe d’intelligence.


Juillet J889.