Poésies (Éphraïm Mikhaël)/Au coin du boulevard




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Au coin du boulevard de Clichy, un marché en plein air. Il fait froid ; pas de beaux fruits éclatants, rien que des choses ternes, grises, vilaines ; des poissons, des herbes tristes. J’aime à traverser cette cohue. Il s’y rencontre d’étranges et sinistres figures. Les femmes qui ven- dent, vieilles, énormes, ventrues, sont plutôt grotesques. Mais il y a de vieux hommes douloureux qui offrent leurs marchandises avec tant de tristesse ; ils sont d’une couleur terreuse et morne ; leurs rides ont l’air de souffrir ; et les yeux sont inquiets, humides, sanglants, comme blessés. Un surtout, petit, maigre, avec une barbe en désordre que comprime un mouchoir rouge soutenant la mâchoire malade. Une humilité mauvaise le courbe. Il doit être méchant ; mais il a l’air tellement épouvanté ! Il offre des salades avec un geste effrayé, tragique ; on dirait qu’il présente vaguement devant lui, pour conjurer de mauvais sorts épars, des gerbes expiatoires.


2 mars 1890.