Poésies (Éphraïm Mikhaël)/Discernement
DISCERNEMENT
Une haute salle, aux poutrelles lourdes. Au fond, une grande baie vitrée. Des vitraux bleus fleuris de givre réjouissent la salle de pâles clartés. À droite, une immense cheminée où flambent des bûches, glorieusement. À gauche, des draperies de velours et d’or où de très anciennes broderies se fanent et s’atténuent. Çà et là, des pupitres en chêne, chargés de livres enluminés. Au milieu de la salle un grand lampadaire d’argent hiératiquement droit.
Salut, Walter ; salut à toi, Ghislain ! C’est vraiment un jour faste ! Tous mes amis à la fois !
Oui, Arminius. Et je gage que la même pensée nous a guidés tous quatre.
Quelle pensée ?
Des pensées mornes, des pensées grises et comme lasses. N’est-ce pas, frères, nous avions besoin d’Arminius à cause de la tristesse éparse dans l’hiver ?
Tu as bien dit, Ernold. Le ciel est si morne, et la plaine, la plaine blanche là-bas est si largement solitaire ! On a peur de je ne sais quoi, et il tombe du ciel en nos cœurs une mystérieuse lâcheté ; nous avions besoin de toi, Arminius, parce que tu es celui qui réconforte.
Mais je n’ai pas de philtres magiques, chers amis, je ne verserai pas en vos verres un breuvage de vigueur qui vous rende les égaux de Sjurd. Vous voyez, la servante apporte simplement un broc de bière et des hanaps bien vulgaires.
Nous ne voulons pas de breuvages magiques. Te voir, t’écouter, maître, cela seul chasse les pensées tristes. Eh ! que parlais-tu de philtres ? N’es-tu pas un enchanteur, puisque auprès de toi nos âmes engourdies se réveillent, frissonnent et rêvent de splendeurs. Ta voix, comme un divin clairon, rappelle nos espérances enfuies, nos enthousiasmes défaillants. Et tous les vers de tes poèmes chantent en nous, la lumière de tes visions ruisselle pour nous sur le chaos ; et parce que tu es là, voyant, il nous semble que nous sortons des ténèbres quand nous sommes près de toi.
Tu parles comme un flatteur, Ernold. Prends garde. Oh ! je sais que tu es sincère. Et je sais que tu es d’essence noble, puisque rien n’a tué en toi la puissance d’admirer, puisque triste tu viens chercher la joie près de celui dont la gloire, hélas ! devrait t’offenser. Mais je vous le dis en toute loyauté, il ne faut pas m’admirer ainsi.
Quoi ! Tout le peuple t’adore comme un dieu, et il comprend à peine les plus grossières de tes œuvres. Et nous tes élus, nous que tu initias aux suprêmes splendeurs de ton art, nous ne t’admirerions pas ?
Oui, le peuple me révère ; on voulut, naguère, me dresser une statue, sur une place.
Et tu as refusé par modestie.
Non, Walter ; j’ai refusé par lâcheté.
Par lâcheté ?
J’aurais eu peur de cette statue. Tu ne comprends pas ? La nuit, quand on a fini sa journée d’homme, quand on n’a plus de besogne terrestre à faire, quand on commence à entendre autour de soi bruire vaguement comme de grandes eaux lointaines l’inconnu, le surnaturel, le divin, passer sur cette place, et voir là figé pour jamais l’être mortel qu’on est ! Ah ! quand même le sculpteur m’aurait grandi à la taille des géants, je n’aurais pu subir sans trembler l’hiératique avertissement d’humilité que m’eût jeté cette statue. J’aurais songé chaque soir, en passant devant le monument : « Tu n’es en somme que cela. » Toute ma faiblesse de créature m’eût été chaque soir reprochée par l’Arminius de pierre. On dit, Walter, que Zoroastre marchant dans les jardins de l’Iran rencontra son propre spectre. Sans doute, en ces temps-là, le Mage était triomphant et sacré au loin pour les peuples. Devant cette vision de lui-même, brusquement apparue dans la claire nuit, le Mage recula d’épouvante…
.............................