Poésies (Éphraïm Mikhaël)/L’Évocateur




L’ÉVOCATEUR



Comme l’armée du conquérant sortait, de la forêt, les archers barbares chevauchant à l’avant-garde crièrent qu’ils voyaient au loin une immense et bizarre ville. Là-bas, dans les brumes rousses de l’Occident, montaient de hautes tours de marbre, et le sang du soir tombait comme en des patènes sacrées sur des terrasses pavées d’or.

Mais, lorsque l’armée se fut approchée, on reconnut que la ville était — depuis des siècles sans doute — silencieuse et déserte. Alors les soldats, abaissant leurs piques, entrèrent paisiblement, et ils marchèrent longtemps près des murailles herbeuses et des portes closes, le long des rues solennelles. À la fin, sur une place, devant un temple colossal, un vieillard s’avança : « Étrangers, dit-il, vous êtes venus dans un lieu austère. Si vous êtes impurs et avides, allez-vous-en vers les fastueuses cités de l’Asie. Vous ne trouverez ici ni des trésors à piller, ni des vierges à violer. Allez-vous-en ; car c’est ici la ville des dieux. Pourtant s’il vous reste encore, ô guerriers des pays heureux, quelque souci du ciel lointain, venez vers les lampes que nul vent terrestre n’éteindra, dans le sanctuaire où, comme un auguste lion captif, la Divinité consent aux regards des hommes. »

Les soldats lassés et surpris murmurèrent. Cependant, à cause des longues marches accomplies, ils se décidèrent à passer la nuit auprès des feux allumés dans la cité surnaturelle. Mais ils ne purent dormir parce que la pensée du dieu prochain les troublait.

C’est pourquoi, peu à peu, le temple s’emplit de foule insolente attendant la vision divine. Et il y avait là des gens de toute sorte : des soldats impérieux, de timides valets d’armée, des scribes ironiques, un sage des bords du Gange, émacié par des jeûnes effroyables, dévêtu par d’éternelles aumônes et que le conquérant traînait à sa suite, par vanité.

Lorsque le jour parut, tous ces hommes sortirent du temple, frissonnant d’avoir médité ; et sur la place ils se questionnèrent entre eux, anxieusement. Les uns avaient vu d’étranges figures grimaçantes et cruelles, mivoilées de brouillards sanglants ; d’autres an- noncèrent des dieux grotesques aux ventres énormes, aux stupides faces joyeuses. Quelques-uns aussi parlèrent d’un dieu souriant qui de sa main désignait le monde et agitait ensuite les bras comme pour s’excuser.

Mais le sage silencieux rentra dans le temple et demanda au vieillard : « Pourquoi donc, ô montreur de dieux, n’as-tu pas donné à tous ces hommes la même vision. J’ai veillé avec eux et, parmi des musiques de paradis, j’ai vu éclore et grandir une ineffable aurore de splendeur et de bonté. Pourquoi donc leur as-tu menti, pourquoi mes frères de l’armée n’ont-ils pas connu le rêve de Dieu ? » — « Étranger, vous avez tous vu le Dieu. Ne sais-tu pas que les deux, songes et menteurs peut-être, ne sont qu’un grand miroir où chacun s’aperçoit lui-même revêtu d’éternité ? Ils se sont vus dans le ciel et ils blasphèment. Entends ce qu’ils disent. »

Alors, par une fenêtre, le sage regarda. Irritée de ces dieux ridicules et ensanglantés, la foule apprêtait des torches pour incendier le temple et se ruait avec des rires et des insultes. Et voici que pour les oreilles du sage les syllabes proférées resplendirent d’un sens inouï et, dans une merveilleuse langue primitive devenue tout à coup intelligible, il entendit les blasphémateurs confesser leurs péchés et leurs crimes et proclamer devant les portes saintes leur propre néant.


1887.