Pérégrinations d’une paria/Texte entier

Arthus Bertrand (Tome 1p. -400).









PÉRÉGRINATIONS

D’UNE

PARIA

(1833 – 1834)





















Imprimerie de madame HUZARD (née Vallat la Chapelle),
rue de l’Éperon, 7.



PÉRÉGRINATIONS

D’UNE

PARIA

(1833 – 1834);


PAR Mme FLORA TRISTAN.


DIEU, FRANCHISE, LIBERTÉ!


TOME PREMIER.



Paris,
ARTHUS BERTRAND, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
RUE HAUTEFEUILLE No 23.
-
1838.


Aux Péruviens.


Péruviens,

J’ai cru qu’il pourrait résulter quelque bien pour vous de ma relation ; c’est pourquoi je vous en fais hommage. Vous serez surpris, sans doute, qu’une personne qui fait si rarement usage d’épithètes laudatives en parlant de vous ait songé à vous dédier son ouvrage. Il en est des peuples comme des individus ; moins ils sont avancés et plus susceptibles est leur amour-propre. Ceux d’entre vous qui liront ma relation en prendront d’abord de l’animosité contre moi, et ce ne sera que par un effort de philosophie que quelques uns me rendront justice. Le blâme qui porte à faux est chose vaine ; fondé, il irrite ; et, conséquemment, est une des plus grandes preuves de l’amitié. J’ai reçu parmi vous un accueil tellement bienveillant, qu’il faudrait que je fusse un monstre d’ingratitude pour nourrir contre le Pérou des sentiments hostiles. Il n’est personne qui désire plus sincèrement que je le fais votre prospérité actuelle, vos progrès à venir. Ce vœu de mon cœur domine ma pensée, et, voyant que vous faisiez fausse route, que vous ne songiez pas, avant tout, à harmoniser vos mœurs avec l’organisation politique que vous avez adoptée, j’ai eu le courage de le dire, au risque de froisser votre orgueil national.

J’ai dit, après l’avoir reconnu, qu’au Pérou, la haute classe est profondément corrompue, que son égoïsme la porte, pour satisfaire sa cupidité, son amour du pouvoir et ses autres passions, aux tentatives les plus anti-sociales ; j’ai dit aussi que l’abrutissement du peuple est extrême dans toutes les races dont il se compose. Ces deux situations ont toujours, chez toutes les nations, réagi l’une sur l’autre. L’abrutissement du peuple fait naître l’immoralité dans les hautes classes, et cette immoralité se propage et arrive, avec toute la puissance acquise dans sa course, aux derniers échelons de la hiérarchie sociale. Lorsque l’universalité des individus saura lire et écrire, lorsque les feuilles publiques pénétreront jusque dans la hutte de l’Indien, alors rencontrant dans le peuple des juges dont vous redouterez la censure, dont vous rechercherez les suffrages, vous acquerrez les vertus qui vous manquent. Alors le clergé, pour conserver son influence sur ce peuple, reconnaîtra que les moyens dont il use actuellement ne lui peuvent plus servir : les processions burlesques et tous les oripeaux du paganisme seront remplacés par d’instructives prédications ; car, après que la presse aura éveillé la raison des masses, ce sera à cette nouvelle faculté qu’il faudra s’adresser, si l’on veut être écouté. Instruisez donc le peuple, c’est par là que vous devez commencer pour entrer dans la voie de la prospérité ; établissez des écoles jusque dans le plus humble des villages, c’est actuellement la chose urgente ; employez-y toutes vous ressources ; consacrez-y les biens des couvents, vous ne sauriez leur donner une plus religieuse destination. Prenez des mesures pour faciliter les apprentissages ; l’homme qui a un métier n’est plus un prolétaire : à moins que des calamités publiques ne le frappent, il n’a jamais besoin d’avoir recours à la charité de ses concitoyens ; il conserve ainsi cette indépendance de caractère si nécessaire à développer chez un peuple libre. L’avenir est pour l’Amérique ; les préjugés ne sauraient y avoir la même adhérence que dans notre vieille Europe : les populations ne sont pas assez homogènes pour que cet obstacle retarde le progrès. Dès que le travail cessera d’être considéré comme le partage de l’esclave et des classes infimes de la population, tous s’en feront un jour un mérite, et l’oisiveté, loin d’être un titre à la considération, ne sera plus envisagée que comme le délit du rebut de la société.

Le Pérou était, de toute l’Amérique, le pays le plus avancé en civilisation, lors de sa découverte par les Espagnols ; cette circonstance doit faire présumer favorablement des dispositions natives de ses habitants et des ressources qu’il offre. Puisse un gouvernement progressif, appelant à son aide les arts de l’Asie et de l’Europe, faire reprendre aux Péruviens ce rang parmi les nations du Nouveau-Monde ! C’est le souhait bien sincère que je forme.



Votre compatriote et amie,
Flora Tristan.



Paris, Août 1836.


Préface


Car, je vous le dis en vérité, si vous aviez de la foi gros comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d’ici là, et elle s’y transporterait, et rien ne vous serait impossible.
Le Christ.
Saint Matthieu, xii, 17.

Dieu n’a rien fait en vain ; les méchants mêmes entrent dans l’ordre de sa providence : tout est coordonné et tout progresse vers un but. Les hommes sont nécessaires à la terre qu’ils habitent, vivent de sa vie, et, comme faisant partie de cette agrégation, chacun d’eux a une mission à laquelle la Providence l’a appelé. Nous éprouvons d’inutiles regrets, nous sommes assiégés par d’impuissants désirs, pour avoir méconnu cette mission, et notre vie est tourmentée jusqu’à ce qu’enfin nous y soyons ramenés. De même, dans l’ordre physique, les maladies proviennent de la fausse appréciation des besoins de l’organisme dans la satisfaction de ses exigences. Nous découvrirons donc les règles à suivre pour arriver dans ce monde à la plus grande somme de bonheur par l’étude de notre être moral et physique, de notre ame et de l’organisation du corps auquel elle a été appelée à commander. Les enseignements ne nous manquent pas pour l’une et l’autre étude : la douleur, cette rude maîtresse d’école, nous les prodigue sans cesse ; mais il n’a été donné à l’homme de progresser qu’avec lenteur. Cependant, si nous comparions les maux auxquels les peuplades sauvages sont en proie à ceux qui existent encore chez les peuples les plus avancés en civilisation, les jouissances des premières à celles des seconds, nous serions étonnés de l’immense distance qui sépare ces deux phases extrêmes d’agrégations humaines. Mais il n’est pas nécessaire, pour constater le progrès, de comparer entre eux deux états de sociabilité aussi éloignés l’un de l’autre. Le progrès graduel de siècle en siècle est facile à vérifier par les documents historiques qui nous représentent l’état social des peuples dans les temps antérieurs. Pour le nier, il faut ne pas vouloir voir, et l’athée, afin d’être conséquent avec lui-même, est seul intéressé à le faire.

Nous concourons tous, même à notre insu, au développement progressif de notre espèce : mais, dans chaque siècle, dans chaque phase de sociabilité, nous voyons des hommes qui se détachent de la foule, et marchent en éclaireurs en avant de leurs contemporains ; agents spéciaux de la Providence, ils tracent la voie dans laquelle, après eux, l’humanité s’engage. Ces hommes sont plus ou moins nombreux, exercent sur leurs contemporains une influence plus ou moins grande, en raison du degré de civilisation auquel la société est parvenue. Le plus haut point de civilisation sera celui où chacun aura conscience de ses facultés intellectuelles, et les développera sciemment dans l’intérêt de ses semblables, qu’il ne verra pas différent du sien.

Si l’appréciation de nous-mêmes est le préalable nécessaire au développement de nos facultés intellectuelles ; si le progrès individuel est proportionné au développement et à l’application que reçoivent ces mêmes facultés, il est incontestable que les ouvrages les plus utiles aux hommes sont ceux qui les aident dans l’étude d’eux-mêmes, en leur faisant voir l’individu dans les diverses positions de l’existence sociale. Les faits seuls ne sont pas suffisants pour faire connaître l’homme. Si le degré de son avancement intellectuel ne nous est représenté ; si les passions qui ont été ses mobiles ne nous sont montrées, les faits ne nous arrivent alors que comme autant d’énigmes dont la philosophie essaie avec plus ou moins de bonheur de donner le mot.

La plupart des auteurs de mémoires contenant des révélations n’ont voulu qu’ils parussent que lorsque la tombe les aurait mis à couvert de la responsabilité de leurs actes et paroles, soit qu’ils fussent retenus par susceptibilité d’amour-propre en parlant d’eux-mêmes, ou par la crainte de se faire des ennemis en parlant d’autrui ; soit qu’ils redoutassent les récriminations ou les démentis. En agissant ainsi, ils ont infirmé leur témoignage, auquel foi n’est ajoutée que lorsque les auteurs de l’époque le confirment. On ne peut guère supposer non plus que le perfectionnement ait été l’objet dominant de leurs pensées. On voit qu’ils ont voulu faire parler d’eux, en fournissant pâture à la curiosité, apparaître aux yeux de la postérité autres qu’ils n’étaient à ceux de leurs contemporains, et qu’ils ont écrit dans un but personnel. Des dépositions reçues par une génération qui n’y est plus intéressée peuvent bien lui offrir la peinture des mœurs de ses ancêtres, mais ne sauraient avoir qu’une faible influence sur les siennes. En effet, c’est en général l’opinion de nos contemporains qui nous sert de frein, et non celle que pourra concevoir de nous la postérité ; les âmes d’élite seules ambitionnent ses suffrages ; les masses y sont indifférentes.

De nos jours, les coryphées font en sorte que leurs révélations testamentaires soient publiées immédiatement après leur mort. C’est alors qu’ils veulent que leur ombre arrache bravement le masque à ceux qui les ont précédés dans la tombe et à quelques uns de leurs survivants que la vieillesse a mis hors de scène. Ainsi ont fait les Rousseau, les Fouché, les Grégoire, les Lafayette, etc… ; ainsi feront les Talleyrand, les Chateaubriand, les Béranger, etc… La publication de mémoires, faite en même temps que la notice nécrologique ou l’oraison funèbre, offre sans doute plus d’intérêt que si, comme ceux du duc de Saint-Simon, ils ne paraissaient qu’un siècle après la mort des auteurs ; mais leur action répressive est presque nulle : ce sont des rameaux d’un arbre abattu, les fruits ne succèdent pas au parfum de leurs fleurs, le sol ne les fera plus reverdir.

L’intérêt qui s’attache aux grands évènements porte généralement les écrivains à représenter les hommes au milieu de ces grands évènements, et leur fait négliger de nous les montrer dans leur intérieur. Les auteurs de mémoires ne sont pas même toujours exempts de ce défaut, quoique, bien mieux que les historiens proprement dits, ils nous fassent connaître les personnes dont ils parlent et les mœurs de leur temps : mais la plupart de ces écrivains ont pris les grands de l’ordre social pour texte de leurs écrits, et nous ont rarement dépeint les hommes des diverses professions dont les sociétés humaines se composent. Le duc de Saint-Simon nous fait bien voir les courtisans et leurs intrigues ; mais les mœurs du bourgeois de Paris ou de quelque autre partie de la France, il n’y songe même pas. Le caractère moral d’un homme du peuple ne présentait aux yeux d’un grand seigneur d’alors aucun intérêt. Cependant la valeur d’un individu n’est pas dans l’importance des fonctions dont il est pourvu, le rang qu’il occupe, les richesses qu’il possède. Sa valeur, aux yeux de Dieu, est proportionnée à son degré d’utilité dans ses rapports avec l’espèce entière, et c’est à cette échelle que désormais la morale devra mesurer l’éloge ou le blâme. Du temps du duc de Saint-Simon, on était encore bien loin de connaître cette mesure des actions humaines. C’est l’homme qui a lutté contre l’adversité, qui, dans l’infortune, s’est trouvé aux prises avec la puissance de rang ou de richesse, dont les mémoires, si une croyance religieuse le mettait au dessus de toute crainte, feraient connaître les hommes tels qu’ils sont, et les apprécieraient d’après leur valeur réelle. Celui qui voit dans tout être humain son semblable, qui souffre de ses peines et jouit de ses joies, celui-là doit écrire des mémoires, lorsqu’il s’est trouvé en situation de recueillir des observations, et ces mémoires feront connaître les hommes sans acception de rangs, tels que l’époque et le pays les présentent.

S’il ne s’agissait que de rapporter des faits, les yeux suffiraient pour les voir ; mais, pour apprécier l’intelligence et les passions de l’homme, l’instruction n’est pas seule nécessaire, il faut encore avoir souffert et beaucoup souffert ; car il n’y a que l’infortune qui puisse nous apprendre à connaître au juste ce que nous valons et ce que valent les autres. Il faut, de plus, avoir beaucoup vu, afin que, dépouillés de tout préjugé, nous considérions l’humanité d’un autre point de vue que de notre clocher : il faut enfin avoir dans le cœur la foi du martyr. Si l’expression de la pensée est arrêtée par égard pour l’opinion d’autrui ; si la voix de la conscience est étouffée par la crainte de se faire des ennemis ou par d’autres considérations individuelles, on manque à sa mission, on renie Dieu.

On demandera peut-être si les actions des hommes, au moment où elles viennent d’être commises, sont toujours utiles à publier. Oui, répondrai-je, toutes celles qui nuisent, toutes celles provenant d’un abus d’une supériorité quelconque soit de force ou d’autorité, soit d’intelligence ou de position, qui blesse autrui dans l’indépendance que Dieu a départie sans distinction à toutes les créatures, fortes ou faibles. Mais si l’esclavage existe dans la société, s’il se trouve des ilotes dans son sein, si les lois ne sont pas égales pour tous, si des préjugés religieux ou autres reconnaissent une classe de PARIAS, oh ! alors, le même dévouement qui nous porte à signaler l’oppresseur au mépris doit nous faire jeter un voile sur la conduite de l’opprimé qui cherche à échapper au joug. Existe-t-il une action plus odieuse que celle de ces hommes qui, dans les forêts de l’Amérique, vont à la chasse des nègres fugitifs pour les ramener sous le fouet du maître ! La servitude est abolie, dira-t-on, dans l’Europe civilisée. On n’y tient plus, il est vrai, marché d’esclaves en place publique ; mais dans les pays les plus avancés, il n’en est pas un où des classes nombreuses d’individus n’aient à souffrir d’une oppression légale. Les paysans en Russie, les juifs à Rome, les matelots en Angleterre, les femmes partout ; oui, partout où la cessation du consentement mutuel, nécessaire à la formation du mariage, n’est pas suffisante pour le rompre, la femme est en servitude. Le divorce obtenu sur la volonté exprimée d’une des parties peut seul complètement l’affranchir, la mettre de niveau avec l’homme, au moins pour les droits civils. Ainsi donc, tant que le sexe faible, assujetti au plus fort, se trouvera contraint, dans les affections les moins contraignables de notre nature, tant qu’il n’y aura pas de réciprocité entre les deux sexes ; publier les amours des femmes, c’est les exposer à l’oppression. De la part d’un homme, c’est l’action d’un lâche, puisque, à cet égard, il jouit de toute son indépendance.

On a observé que le degré de civilisation auquel les diverses sociétés humaines sont parvenues a toujours été proportionné au degré d’indépendance dont y ont joui les femmes. Des écrivains, dans la voie du progrès, convaincus de l’influence civilisatrice de la femme, et la voyant partout régie par des codes exceptionnels, ont voulu révéler au monde les effets de cet état de choses : dans ce but, ils ont, depuis près de dix ans, fait divers appels aux femmes pour les engager à publier leurs douleurs et leurs besoins, les maux résultants de leur sujétion, et ce qu’on devrait espérer de l’égalité entre les deux sexes. Pas une encore, que je sache, n’a répondu à ces appels. Les préjugés qui règnent au milieu de la société semblent avoir glacé leur courage ; et tandis que les tribunaux retentissent des demandes adressées par des femmes, afin d’obtenir soit des pensions alimentaires de leurs maris, soit leur séparation, pas une n’ose élever la voix contre un ordre social qui, les laissant sans profession, les tient dans la dépendance, en même temps qu’il rive leurs fers par l’indissolubilité du mariage. Je me trompe : un écrivain qui s’est illustré, dès son début, par l’élévation de la pensée, la dignité et la pureté du style, en prenant la forme du roman pour faire ressortir le malheur de la position que nos lois ont faite à la femme, a mis tant de vérité dans sa peinture, que ses propres infortunes en ont été pressenties par le lecteur. Mais cet écrivain, qui est une femme, non contente du voile dont elle s’était cachée dans ses écrits, les a signés d’un nom d’homme. Quels retentissements peuvent avoir des plaintes que des fictions enveloppent ? Quelle influence pourraient-elles exercer lorsque les faits qui les motivent se dépouillent de leur réalité ? Les fictions plaisent, occupent un instant la pensée, mais ne sont jamais les mobiles des actions des hommes. L’imagination est blasée, les déceptions l’ont rendue défiante d’elle-même, et ce n’est plus qu’avec de palpables vérités, d’irrécusables faits, qu’on peut espérer d’agir sur l’opinion. Que les femmes dont la vie a été tourmentée par de grandes infortunes fassent parler leurs douleurs ; qu’elles exposent les malheurs qu’elles ont éprouvés par suite de la position que les lois leur ont faite et des préjugés dont elles sont enchaînées ; mais surtout qu’elles nomment… Qui, mieux qu’elles, serait à portée de dévoiler des iniquités qui se dérobent dans l’ombre au mépris public ?… Que tout individu enfin, qui a vu et souffert, qui a eu à lutter avec les personnes et les choses, se fasse un devoir de raconter dans toute leur vérité les évènements dans lesquels il a été acteur ou témoin, et nomme ceux dont il a à se plaindre ou à faire l’éloge ; car, je le répète, la réforme ne peut s’opérer, et il n’y aura de probité et de franchise dans les relations sociales que par l’effet de semblables révélations.

Dans le cours de ma narration, je parle souvent de moi. Je me peins dans mes souffrances, mes pensées, mes affections : toutes résultent de l’organisation que Dieu m’a donnée, de l’éducation que j’ai reçue et de la position que les lois et les préjugés m’ont faite. Rien ne se ressemble complètement, et il y a sans doute des différences entre toutes les créatures d’une même espèce, d’un même sexe ; mais il y a aussi des ressemblances physiques et morales sur lesquelles les usages et les lois agissent de même et produisent des effets analogues. Beaucoup de femmes vivent séparées de fait d’avec leurs maris, dans les pays où le catholicisme de Rome a fait repousser le divorce[1]. Ce n’est donc pas sur moi personnellement que j’ai voulu attirer l’attention, mais bien sur toutes les femmes qui se trouvent dans la même position, et dont le nombre augmente journellement. Elles éprouvent des tribulations, des souffrances de même nature que les miennes, sont préoccupées du même ordre d’idées et ressentent les mêmes affections.

Les besoins de la vie occupent également l’un et l’autre sexe ; mais tous les deux ne sont pas affectés au même degré par l’amour. Dans l’enfance des sociétés, le soin de sa défense absorbe l’attention de l’homme ; à une époque plus avancée de civilisation, celui de faire sa fortune : dans toutes les phases sociales, l’amour est, pour la femme, la passion pivotale de toutes ses pensées, et le mobile de tous ses actes. Qu’on ne s’étonne donc point de la place que je lui donne dans ce livre. J’en parle d’après mes propres impressions et ce que j’en ai observé. Dans un autre ouvrage, entrant plus avant dans la question, je présenterai le tableau des maux qui résultent de son esclavage et de l’influence qu’il acquerrait par son affranchissement.

Tout écrivain doit être vrai : s’il ne se sent pas le courage de l’être, il doit renoncer au sacerdoce qu’il assume d’instruire ses semblables. L’utilité de ses écrits résultera des vérités qu’ils contiendront, et, laissant aux méditations de la philosophie la découverte des vérités générales, je n’entends parler ici que du vrai dans le récit des actions humaines. Cette vérité-là est à la portée de tous, et si la connaissance des actions des hommes de divers degrés d’avancement intellectuel, et dans les innombrables circonstances de l’existence qui les appellent à agir, est indispensable à la connaissance du cœur humain et à l’étude de soi-même, la publicité donnée aux actions des hommes vivants est le meilleur frein qu’on puisse imposer à la perversité, et la plus belle récompense à offrir à la vertu. Ce serait étrangement méconnaître la grande utilité morale de la publicité que de vouloir la restreindre aux actes des fonctionnaires de l’État. Les mœurs exerçant une influence constante sur l’organisation sociale, il est évident que le but de la publicité serait manqué, si les actions privées en étaient affranchies. Il n’en est aucune qu’il peut être utile d’y soustraire ; pas une n’est indifférente ; toutes accélèrent ou retardent le mouvement progressif de la société. Si l’on réfléchit au grand nombre d’iniquités qui se commettent chaque jour, et que les lois ne sauraient atteindre, on se convaincra de l’immense amélioration dans les mœurs qui résulterait de la publicité donnée aux actions privées. Il n’y aurait plus alors d’hypocrisie possible, et la déloyauté, la perfidie, la trahison n’usurperaient pas sans cesse, par des dehors trompeurs, la récompense de la vertu : il y aurait de la vérité dans les mœurs, et la franchise deviendrait de l’habileté.

Mais où se rencontrera-t-il ? sera-t-on porté à se demander des êtres de foi et d’intelligence dont le dévouement intrépide consente à braver les récriminations, les haines et les vengeances, à exposer au grand jour et les iniquités cachées et les noms de leurs auteurs ? Pour publier des actions dans lesquelles on ne serait pas individuellement intéressé et commises par des personnes vivantes, habitant le même pays, la même ville, se trouvera-t-il des gens qui, renonçant à tout intérêt mondain, embrassent la vie du martyr ? Il s’en trouvera tous les jours davantage, répondrai-je avec la foi que j’ai dans le cœur. La religion du progrès aura ses martyrs, comme toutes les autres ont eu les leurs, et les hommes ne manqueront pas à l’œuvre de Dieu. Oui, je le répète, j’ai conscience qu’il se trouvera des êtres assez religieux pour comprendre la pensée qui me guide, et j’ai conscience aussi que mon exemple aura des imitateurs. Le règne de Dieu arrive : nous entrons dans une ère de vérité ; rien de ce qui entrave le progrès ne saurait subsister ; et les mœurs et la morale publique s’y approprieront. L’opinion, cette reine du monde, a produit d’immenses améliorations : avec les moyens de s’éclairer qui augmentent tous les jours, elle en produira de bien plus grands encore : après avoir renouvelé l’organisation sociale, elle renouvellera l’état moral des peuples.

En entrant dans la route nouvelle que je viens de tracer, je remplis la mission qui m’a été donnée, j’obéis à ma conscience. Des haines pourront se soulever contre moi ; mais, être de foi avant tout, aucune considération ne pourra m’empêcher de dire la vérité sur les personnes et les choses. Je vais raconter deux années de ma vie : j’aurai le courage de dire tout ce que j’ai souffert. Je nommerai les individus appartenant à diverses classes de la société, avec lesquels les circonstances m’ont mise en rapport : tous existent encore ; je les ferai connaître par leurs actions et leurs paroles.


AVANT-PROPOS.


Avant de commencer la narration de mon voyage, je dois faire connaître au lecteur la position dans laquelle je me trouvais lorsque je l’entrepris et les motifs qui me déterminèrent, le placer à mon point de vue, afin de l’associer à mes pensées et à mes impressions.

Ma mère est Française : pendant l’émigration elle épousa en Espagne un Péruvien ; des obstacles s’opposant à leur union, ils se marièrent clandestinement, et ce fut un prètre français émigré qui fit la cérémonie du mariage dans la maison qu’occupait ma mère. J’avais quatre ans lorsque je perdis mon père à Paris. Il mourut subitement, sans avoir fait régulariser son mariage, et sans avoir songé à y suppléer par des dispositions testamentaires. Ma mère n’avait que peu de ressources pour vivre et nous élever, mon jeune frère et moi ; elle se retira à la campagne, où je vécus jusqu’à l’âge de quinze ans. Mon frère étant mort, nous revînmes à Paris, où ma mère m’obligea d’épouser un homme[2] que je ne pouvais ni aimer ni estimer. À cette union je dois tous mes maux ; mais, comme depuis ma mère n’a cessé de m’en montrer le plus vif chagrin, je lui ai pardonné, et, dans le cours de cette narration, je m’abstiendrai de parler d’elle. J’avais vingt ans lorsque je me séparai de cet homme : il y en avait six, en 1833, que durait cette séparation, et quatre seulement que j’étais entrée en correspondance avec ma famille du Pérou.

J’appris, pendant ces six années d’isolement, tout ce qu’est condamnée à souffrir la femme séparée de son mari au milieu d’une société qui, par la plus absurde des contradictions, a conservé de vieux préjugés contre les femmes placées dans cette position, après avoir aboli le divorce et rendu presque impossible la séparation de corps. L’incompatibilité et mille autres motifs graves que la loi n’admet pas rendent nécessaire la séparation des époux ; mais la perversité, ne supposant pas à la femme des motifs qu’elle puisse avouer, la poursuit de ses infames calomnies. Excepté un petit nombre d’amis, personne ne l’en croit sur son dire, et, mise en dehors de tout par la malveillance, elle n’est plus, dans cette société qui se vante de sa civilisation, qu’une malheureuse Paria, à laquelle on croit faire grâce lorsqu’on ne lui fait pas d’injure.

En me séparant de mon mari, j’avais abandonné son nom et repris celui de mon père. Bien accueillie partout, comme veuve ou comme demoiselle, j’étais toujours repoussée lorsque la vérité venait à se découvrir. Jeune, jolie et paraissant jouir d’une ombre d’indépendance, c’étaient des causes suffisantes pour envenimer les propos et me faire exclure d’une société qui gémit sous le poids des fers qu’elle s’est forgés, et ne pardonne à aucun de ses membres de chercher à s’en affranchir.

La présence de mes enfants m’empêchait de me faire passer pour demoiselle, et presque toujours je me suis présentée comme veuve ; mais, demeurant dans la même ville que mon mari et mes anciennes connaissances, il m’était bien difficile de soutenir un rôle dont une foule de circonstances pouvaient me faire sortir. Ce rôle me mettait fréquemment dans de fausses positions, jetait sur ma personne un voile d’ambiguïté et m’attirait sans cesse les plus graves désagréments. Ma vie était un supplice de tous les instants. Sensible et fière à l’excès, j’étais continuellement froissée dans mes sentiments, blessée et irritée dans la dignité de mon être. Si ce n’eût été l’amour que je portais à mes enfants, à ma fille surtout, dont le sort à venir, comme femme, excitait trop vivement ma sollicitude pour ne pas rester auprès d’elle, afin de la protéger et la secourir ; sans ce devoir sacré dont mon cœur était profondément pénétré, que Dieu me le pardonne ! et que ceux qui régissent notre pays frémissent ! je me serais tuée….. Je vois, à cet aveu, le sourire d’indifférence de l’égoïsme qui ne sent pas, dans son ineptie, la corrélation existante entre tous les individus d’une même agrégation ; comme si la santé du corps social, dont plusieurs membres sont portés au suicide par le désespoir, n’offrait aucun sujet d’appréhension. J’avais écrit, en 1829, à ma famille du Pérou, dans le dessein à demi formé d’aller me réfugier auprès d’elle, et la réponse que j’en reçus m’aurait engagée à réaliser immédiatement ce projet, si je n’en avais été empêchée par la réflexion désespérante qu’eux aussi allaient repousser une esclave fugitive, parce que, quelque méprisable que fût l’être dont elle portait le joug, son devoir était de mourir à la peine, plutôt que de briser des fers rivés par la loi.

Les persécutions de M. Chazal m’avaient, à plusieurs reprises, contrainte de fuir de Paris : lorsque mon fils eut atteint sa huitième année, il insista pour l’avoir, et m’offrit le repos à cette condition. Lasse d’une lutte aussi prolongée et n’y pouvant plus tenir, je consentis à lui remettre mon fils en versant des larmes sur l’avenir de cet enfant ; mais quelques mois s’étaient à peine écoulés depuis cet arrangement, que cet homme recommença à me tourmenter, et voulut aussi m’enlever ma fille, parce qu’il s’était aperçu que j’étais heureuse de l’avoir auprès de moi. Dans cette circonstance, je fus encore obligée de m’éloigner de Paris : ce fut pour la sixième fois que, pour me soustraire à des poursuites incessantes, je quittai la seule ville au monde qui m’ait jamais plu. Pendant plus de six mois, cachée sous un nom supposé, je fus errante avec ma pauvre petite fille. À cette époque, la duchesse de Berri parcourait la Vendée : trois fois on m’arrêta ; mes yeux et mes longs cheveux noirs, qui ne pouvaient être dans le signalement de la duchesse, me servirent de passeport et me sauvèrent de toute méprise. La douleur, jointe aux fatigues, épuisa mes forces ; arrivée à Angoulême, je tombai dangereusement malade.

Dieu me fit rencontrer dans cette ville un ange de vertu qui me donna la possibilité d’exécuter le projet que, depuis deux ans, je méditais, et que m’empêchait de réaliser mon affection pour ma fille. On m’avait indiqué la pension de mademoiselle de Bourzac comme la meilleure pour y placer mon enfant. Au premier abord, cette excellente personne lut dans la tristesse de mes regards l’intensité de mes douleurs. Elle prit ma fille sans me faire une question et me dit : — Vous pouvez partir sans nulle inquiétude : pendant votre absence je lui servirai de mère, et si le malheur voulait qu’elle ne vous revît jamais, elle resterait avec nous. Lorsque j’eus acquis la certitude d’être remplacée auprès de ma fille, je résolus d’aller au Pérou prendre refuge au sein de ma famille paternelle, dans l’espoir de trouver là une position qui me fît rentrer dans la société.

Vers la fin de janvier 1833, je me rendis à Bordeaux et me présentai chez M. de Goyenèche, avec lequel j’étais en correspondance. M. de Goyenèche (Mariano) est cousin de mon père ; nés tous deux à Aréquipa, une amitié d’enfance les avait liés d’une manière intime. À ma vue, M. de Goyenèche fut frappé de l’extrême ressemblance de mes traits avec ceux de mon père ; ils lui rappelaient son ancien ami, et à ce souvenir se rattachaient pour lui ceux de sa jeunesse, de sa famille, enfin de son pays, qu’il regrette sans cesse. Il reporta aussitôt sur moi une partie de l’affection qu’il avait eue pour son cousin, et ce vieillard, dont les manières sont nobles, me reçut avec des égards qui montraient combien il me distinguait ; il me présenta à toute sa société comme sa nièce, et me combla de témoignages de bienveillance. Je reçus de même un très bon accueil de M. Bertera (Philippe), jeune Espagnol qui vit chez M. de Goyenèche et fait les affaires de mon oncle Pio de Tristan. J’annonçai à ces messieurs la détermination que j’avais prise de partir pour le Pérou. Je restai deux mois et demi à Bordeaux, prenant mes repas chez mon parent, et logeant à côté chez une dame qui me louait un appartement garni. J’éprouvai des lenteurs avant de pouvoir partir, et un concours de circonstances fortuites vint encore compliquer ma position. En 1829 j’avais rencontré à Paris, dans un hôtel garni où j’étais descendue en arrivant de voyage, un capitaine de navire qui venait de Lima. Surpris de la similitude de mon nom avec celui de la famille Tristan, qu’il avait connue au Pérou, ce capitaine me demanda si j’en étais parente : je répondis que non, comme j’avais l’habitude de le faire. J’avais depuis dix ans renié cette famille par des causes que, plus tard, je ferai connaître, et ce fut au hasard de cette rencontre que je dus d’entrer en correspondance avec mes parents du Pérou, de faire mon voyage et tout ce qui s’ensuivit. Après une longue conversation avec M. Chabrié (c’était le nom de ce capitaine), j’écrivis à mon oncle Pio une lettre qui est là pour attester de la noblesse de mes sentiments et de la loyauté de mon caractère, mais qui me perdit en lui révélant l’irrégularité du mariage de mon père. Je passais pour veuve dans l’hôtel et j’avais ma fille avec moi ; ce fut dans cette position que le capitaine Chabrié m’avait connue ; il partit ; moi-même je quittai cette maison peu après l’y avoir rencontré, et, depuis lors, je n’en avais plus entendu parler.

Il n’y avait à Bordeaux, en février 1833, que trois navires en partance pour Valparaiso : le Charles-Adolphe, dont la chambre ne me convenait pas, le Flétès, auquel je dus renoncer, parce que le capitaine ne voulut pas prendre en paiement de mon passage une traite sur mon oncle, et le Mexicain, joli brick neuf que tout le monde me vantait. Je m’étais présentée comme demoiselle à M. de Goyenèche et à toute sa société ; on peut donc imaginer l’effet étourdissant que produisit sur moi le nom du capitaine du Mexicain, lorsque mon parent me dit qu’il se nommait Chabrié ; c’était le même capitaine qu’en 1829 j’avais rencontré à Paris dans l’hôtel garni.

Je fis tout ce que je pus afin d’éviter de partir sur le Mexicain ; mais craignant que ma conduite ne fût trouvée extraordinaire dans la maison de mon parent, où M. Chabrié était fortement recommandé par le capitaine Roux, depuis longtemps en relation d’affaires avec ma famille, je n’osai me refuser à aller visiter le navire.

Je passai deux jours et deux nuits dans une perplexité dont je ne savais comment sortir. Je n’avais vu M. Chabrié que deux ou trois fois, en dînant avec lui à la table d’hôte ; il ne m’avait parlé que du Pérou, et, en l’écoutant, je ne songeais qu’à une famille dont l’abandon m’avait causé de si cuisants chagrins, sans m’occuper le moins du monde de l’homme qui, à son insu, me parlait de mes intérêts les plus chers. Je l’avais entièrement oublié, et je faisais maintenant de pénibles efforts pour me rappeler à quel homme j’allais avoir affaire. J’étais tourmentée par les plus vives inquiétudes : je craignais de manquer mon voyage en le différant, et ce que je ne cessais d’entendre sur le compte des capitaines de navire n’était guère de nature à me rassurer sur le degré de confiance que je devais accorder au capitaine du Mexicain. Je ne pouvais résister davantage aux instances de mon parent, que pressait M. Chabrié pour connaître ma détermination, afin de pouvoir disposer, si je ne partais pas sur son navire, de la cabane qu’il m’y destinait. Quand je me suis trouvée dans des positions embarrassantes, je n’ai jamais pris conseil que de mon cœur. J’envoyai chercher M. Chabrié qui, aussitôt qu’il entra, me reconnut et fut surpris. J’étais émue : dès que nous fûmes seuls, je lui tendis la main : — Monsieur, lui dis-je, je ne vous connais pas, cependant je vais vous confier un secret très important pour moi, et vous demander un éminent service. — Quelle que soit la nature de ce secret, me répondit-il, je vous donne ma parole, mademoiselle, que votre confiance ne sera pas mal placée ; quant au service que vous attendez de moi, je vous promets de vous le rendre, à moins que la chose ne soit tout à fait impossible. — Oh ! merci, merci, lui dis-je, en lui serrant la main fortement, Dieu vous récompensera du bien que vous me faites. L’expression et l’accent de vérité de M. Chabrié m’avaient de suite convaincue que je pouvais m’en reposer sur lui. Ce que je vous demande, continuai-je, c’est tout simplement d’oublier que vous m’avez connue à Paris sous le nom de dame et avec ma fille ; je vous en expliquerai la raison à bord. Dans deux heures je vais aller visiter votre navire ; je choisirai ma cabane, M. Bertera en réglera le prix avec vous, et, jusqu’au départ, ne parlez de moi que comme si vous m’aviez vue aujourd’hui pour la première fois … M. Chabrié me comprit et me serra la main avec cordialité : nous étions déjà amis. — Du courage ! me dit-il, je vais presser notre départ. Je conçois, dans votre position, tout ce que vous devez souffrir…

Je peux le dire, cette première visite de M. Chabrié est un des plus heureux souvenirs qui me soient restés dans le cœur.

Pendant les deux mois et demi que je séjournai à Bordeaux, je fus péniblement affectée par les plus inquiétantes appréhensions. J’avais habité cette ville à deux reprises différentes avec ma fille, avant que je n’eusse pensé à ma famille du Pérou ; et j’y avais connu beaucoup de monde, en sorte que, chaque fois que je sortais, je me sentais exposée à rencontrer une de ces anciennes connaissances venant me demander des nouvelles de ma fille, à moi demoiselle Flora Tristan. J’étais dans une anxiété continuelle ; aussi avec quelle impatience attendais-je le jour où nous devions mettre à la voile.

Il me tardait de sortir de la maison de M. de Goyenèche ; cependant on m’y traitait avec la plus grande distinction, et surtout avec des marques d’affection qui m’eussent rendue bien heureuse si j’avais été dans une position vraie ; mais j’avais trop de fierté pour me complaire dans des égards prodigués à un titre qui n’était pas le mien, et mon cœur, abreuvé de longues souffrances, ne pouvait être accessible aux prestiges du monde et de son luxe. Cette société, organisée pour la douleur, où l’amour est un instrument de torture, n’avait pour moi aucun attrait ; ses plaisirs ne me faisaient aucune illusion, j’en voyais le vide et la réalité du bonheur qu’on leur avait sacrifié ; mon existence avait été brisée, et je n’aspirais plus qu’à une vie tranquille. Le repos était le rêve constant de mon imagination, l’objet de tous mes désirs. Je ne me résolvais qu’à regret à mon voyage au Pérou : je sentais, comme par instinct, qu’il allait attirer de nouveaux malheurs sur ma tête. Quitter mon pays que j’aimais de prédilection ; quitter ma fille qui n’avait que moi pour appui ; exposer ma vie, ma vie qui m’était à charge, parce que je souffrais, parce que je n’en pouvais jouir que furtivement, mais qui m’eût apparu belle et radieuse si j’avais été libre ; enfin, faire tous ces sacrifices, affronter tous ces dangers, parce que j’étais liée à un être vil qui me réclamait comme son esclave ! Oh ! ces réflexions faisaient bondir mon cœur d’indignation ; je maudissais cette organisation sociale qui, en opposition avec la Providence, substitue la chaîne du forçat au lien d’amour et divise la société en serves et en maîtres. À ces mouvements de désespoir, succédait le sentiment de ma faiblesse ; des larmes ruisselaient de mes yeux : je tombais à genoux, et j’implorais Dieu avec ferveur pour qu’il m’aidât à supporter l’oppression. C’était pendant le silence de la nuit qu’assiégée par ces réflexions, l’irritant tableau de mes malheurs passés se déroulait dans ma pensée : le sommeil me fuyait, ou, durant de courts instants seulement, il adoucissait mes peines. Je m’épuisais en vains projets ; je cherchais à pénétrer le caractère de mon parent, M. de Goyenèche : il est religieux, me disais-je, à ne pas manquer un seul jour d’aller à la messe ; ponctuel dans l’accomplissement de tous les devoirs que la religion impose ; Dieu, qu’il fait constamment intervenir dans ses propos, doit être dans ses pensées ; il est riche, et mon parent d’aussi près pourrait-il se refuser à nous prendre moi et ma fille sous sa protection ? Oh non, pensais-je, il ne saurait me repousser ; il est sans enfants ; je suis celle que Dieu lui envoie. Aujourd’hui, ce matin même, je lui confierai tous mes chagrins, lui raconterai le martyre de ma vie et le supplierai de nous garder chez lui, ma pauvre petite fille et moi : serait-ce, hélas ! une charge que nous lui imposerions à lui, vieux garçon, sans famille, regorgeant de tout, habitant seul une immense maison (l’hôtel Schicler) où son ombre se perd et où nos voix amies feraient sans cesse retentir des accents de reconnaissance ?… Mais, le matin, lorsque j’arrivais chez le vieillard, le cœur palpitant d’émotion, dès les premiers mots qu’il m’adressait, j’étais frappée de l’expression sèche et égoïste du vieux garçon, de l’homme riche et avare qui ne pense qu’à lui, se fait le centre de toutes choses, amassant toujours pour un avenir qu’il n’atteindra pas : cette expression de sécheresse me glaçait. Je restais muette, recommandais ma fille à Dieu et désirais ardemment être loin en mer. Je ne fis donc jamais cette tentative, et il est certain, malgré la dévotion de mon parent, qu’elle eût été sans succès : j’en ai eu la preuve depuis mon retour. Le catholicisme de Rome nous laisse avec tous nos penchants, et donne à celui de l’égoïsme la plus grande intensité : il nous détache du monde, mais c’est afin de concentrer toutes nos affections sur l’Église : on y fait profession d’aimer Dieu, et c’est par l’observation des pratiques religieuses, imposées par l’Église, qu’on croit lui prouver son amour ; loin de se croire obligé à secourir ses parents, ses alliés, ses amis, le prochain enfin, on trouve presque toujours des motifs religieux, pris dans la conduite de celui qui réclame des secours, pour les lui refuser ; c’est par des largesses à l’Église, c’est en lui confiant quelques aumônes, qu’on s’imagine assez généralement satisfaire à la charité prêchée par Jésus-Christ.

M. Bertera, bien qu’Espagnol et bon catholique, était venu trop jeune en France, où il avait été élevé pour être imbu des mêmes préjugés religieux que M. de Goyenèche. Cependant je ne le mis pas dans ma confidence, je lui portais une amitié désintéressée, et ne voulus pas le commettre dans le mensonge que je faisais à ma famille. Ce jeune homme, depuis que je le connaissais, n’avait cessé de me prodiguer des témoignages d’affection. Je croyais à la sincérité de l’attachement qu’il me manifestait, et je me plaisais à lui montrer ma reconnaissance. Le plaisir que je ressentais à le faire fut un adoucissement aux nombreuses tribulations qui m’assaillirent pendant mon séjour à Bordeaux. Jusqu’alors la plupart des personnes avec lesquelles les circonstances m’avaient mise en rapport ne m’avaient fait que du mal, tandis que M. Bertera éprouvait de la satisfaction à m’être utile : il me confia ses douloureux regrets et ses ennuis. Il avait vu mourir de la même maladie toute sa famille à laquelle il était tendrement attaché : resté seul, il vivait dans l’isolement, au milieu du monde et de son froid égoïsme. La douleur compatit à la douleur, quelque diverses qu’en soient les causes. Dès la première conversation, il s’établit entre nos âmes une intimité mélancolique qui, pieuse dans ses aspirations, ne touchait à la terre par aucun point. J’aimais ce jeune homme de cette sympathie tendre et affectueuse que, dans le malheur, les êtres sensibles ressentent les uns pour les autres. Sa société était à mon ame un doux parfum : auprès de lui, je respirais plus librement, et l’affreux cauchemar qui continuellement m’oppressait pesait moins lourdement sur ma poitrine. J’aimais à sortir avec lui, et, presque tous les soirs, nous allions faire de longues promenades pendant que mon vieux parent faisait la sieste. De son côté, M. Bertera recherchait avec empressement toutes les occasions de m’être agréable ; son affection pour moi se montrait dans les plus petites choses.

Je n’ai de ma vie balancé un instant à sacrifier une jouissance personnelle au plaisir plus vif pour moi de contribuer à rendre heureux ou à garantir de peine ceux que j’aimais réellement. La sincérité de l’affection que me portait M. Bertera me donnait la conviction qu’il aurait ressenti ma douleur si je lui avais confié le secret de ma cruelle position, et l’impossibilité de la changer eût encore augmenté sa peine. Ensuite la fausse position dans laquelle me mettait le mensonge que m’imposaient les préjugés de la société m’était trop pénible pour consentir à faire supporter à un homme que j’aimais et auquel j’avais tant d’obligations une portion quelconque des conséquences que pouvait avoir ce mensonge. Je retins mon secret ; j’eus le courage de me taire quand j’étais sûre de rencontrer dans le cœur de ce jeune homme une vive sympathie pour mes malheurs. Je fis ce sacrifice à l’amitié que je lui avais jurée, et de Dieu seul j’en attends la récompense.

Je partis, recommandant ma fille à mademoiselle de Bourzac et au seul ami que j’eusse ; tous deux me promirent de l’aimer comme leur enfant, et j’emportai la douce et pure satisfaction de ne laisser aucun pénible souvenir après moi.


I.

LE MEXICAIN.


Le 7 avril 1833, jour anniversaire de ma naissance, fut celui de notre départ. J’éprouvais une telle agitation à l’approche de ce moment, que, depuis trois nuits, je ne pouvais goûter une heure de sommeil. J’avais le corps brisé : je me levai toutefois avec le jour, afin d’avoir le temps de terminer tous mes préparatifs. Cette occupation calma l’émotion fébrile que me causait ma pensée. À sept heures, M. Bertera vint me chercher en fiacre ; nous nous rendîmes, avec le reste de mes effets, au bateau à vapeur. De quelle foule de réflexions ne fus-je pas agitée pendant le court trajet de chez moi au port ? Le bruit croissant des rues annonçait le retour à la vie active ; je tenais la tête hors de la portière, avide de voir encore cette belle ville où, dans d’autres temps, j’avais passé des jours si calmes. Le souffle tiède de la brise arrivait sur mon visage ; je sentais une surabondance de vie, tandis que la douleur, le désespoir étaient dans mon ame : je ressemblais au patient qu’on mène à la mort ; j’enviais le sort de ces femmes qui venaient de la campagne vendre en ville leur lait, de ces ouvriers qui se rendaient au travail : témoin moi-même de mon convoi funèbre, je voyais peut-être pour la dernière fois cette population laborieuse. Nous passâmes devant le jardin public ; je dis adieu à ses beaux arbres. Avec quel sentiment de regret ne me rappelais-je pas mes promenades sous leur ombrage. Je n’osais regarder M. Bertera, tant je craignais qu’il ne lût dans mes yeux l’atroce douleur à laquelle j’étais en proie. Parvenue au bateau à vapeur, la vue de toutes ces personnes rassemblées, venues pour dire adieu à leurs amis, ou qui se rendaient gaîment dans les campagnes environnantes, augmenta mon émotion. Le moment fatal était arrivé : mon cœur battait si fort, que je doutai un instant de pouvoir me soutenir. Dieu seul peut apprécier la force qu’il me fallut appeler à mon aide, afin de résister à l’impétueux désir qui me poussait à dire à M. Bertera : « Au nom du ciel, sauvez-moi ! Oh ! par pitié, emmenez-moi d’ici ! » Dix fois, pendant ce moment d’attente, je fis un mouvement pour prendre M. Bertera par la main, en lui adressant cette prière ; mais la présence de tout ce monde me rappelait comme un spectre horrible la société qui m’avait rejetée de son sein. À ce souvenir, ma langue resta glacée, une sueur froide me couvrit le corps, et usant du peu de forces qui me restaient, je demandai à Dieu, avec ferveur, la mort, la mort, comme le seul remède à mes maux.

Le signal du départ fut donné : les personnes qui étaient venues accompagner leurs amis se retirèrent. Le bateau fit un mouvement et s’éloigna : je restai seule dans la chambre où j’étais descendue ; tous les passagers se tenaient sur le pont, faisant à leurs connaissances les derniers signes d’adieu. Tout à coup l’indignation me rendit mes forces, et, m’élançant à une des fenêtres, je m’écriai d’une voix étouffée :

Insensés ! je vous plains et ne vous hais pas ; vos dédains me font mal, mais ne troublent pas ma conscience. Les mêmes lois et les mêmes préjugés dont je suis victime remplissent également votre vie d’amertume ; n’ayant pas le courage de vous soustraire à leur joug, vous vous en rendez les serviles instruments. Ah ! si vous traitez de la sorte ceux que l’élévation de leur ame, la générosité de leur cœur porteraient à se dévouer à votre cause, je vous le prédis, vous resterez encore longtemps dans votre phase de malheur.

Cet élan me rendit tout mon courage, je me sentis plus calme ; Dieu, à mon insu, était venu habiter en moi. Ces messieurs du Mexicain rentrèrent dans la chambre ; M. Chabrié seul paraissait ému ; de grosses larmes tombaient de ses yeux. Je l’attirai vers moi d’un regard sympathique, il me dit : Il faut du courage pour s’éloigner de son pays et quitter ses amis ; mais j’espère, mademoiselle, que nous les reverrons… »

Arrivée à Pouillac, j’avais l’apparence de la résignation. Je passai la nuit à écrire mes dernières lettres, et, le lendemain, vers onze heures, je montai à bord du Mexicain.

Le Mexicain était un brick neuf d’environ 200 tonneaux ; on espérait, d’après sa construction, qu’il serait fin voilier. Ses emménagements étaient assez commodes, mais très exigus. La chambre pouvait avoir de seize à dix-sept pieds de long sur douze pieds de large : elle contenait cinq cabanes, dont quatre très petites, et une cinquième, plus grande, destinée au capitaine, se trouvait à l’extrémité. La cabane du second était en dehors de la chambre, à l’entrée. La dunette, encombrée par des cages à poules, des paniers et des provisions de toute espèce, n’offrait qu’un très petit espace où l’on pût se tenir. Ce bâtiment appartenait en participation à M. Chabrié, qui le commandait, au second, M. Briet, et à M. David. Le chargement, presqu’en entier, était également la propriété de ces trois messieurs. L’équipage se composait de quinze hommes : huit matelots, un charpentier, un cuisinier, un mousse, un contre-maître, le lieutenant, le second et le capitaine. Tous ces hommes étaient jeunes, vigoureux et parfaitement à leur affaire : j’en excepte le mousse, dont la paresse et la malpropreté causèrent à bord une constante irritation. Le bâtiment était largement approvisionné, et notre cuisinier excellent.

Nous n’étions que cinq passagers : un vieil Espagnol, ancien militaire, qui avait fait la guerre de 1808, et depuis dix ans s’était établi à Lima. Ce brave homme avait voulu revoir sa patrie avant de mourir, et retournait au Pérou. Il emmenait avec lui son neveu, jeune garçon de quinze ans, remarquable par son intelligence. L’oncle se nommait don José, et le neveu Cesario. Le troisième passager, Péruvien, né dans la ville du Soleil (le Cuzco) avait été envoyé à Paris, à l’âge de seize ans, pour y faire son éducation ; il avait alors vingt-quatre ans. Son cousin, jeune Biscayen de dix-sept ans, l’accompagnait. Le Péruvien se nommait Firmin Miota, et son cousin tout simplement don Fernando, n’étant pas, plus que les deux premiers passagers, désigné par un nom patronimique. Il n’y avait, de ces quatre étrangers, que M. Miota qui parlât français. J’étais la cinquième personne passagère à bord du Mexicain.

Le capitaine, M. Chabrié (Zacharie), était un homme de trente-six ans, né à Lorient. Son père, officier de la marine royale, lui fit suivre la même carrière et y appropria son éducation. Après les évènements de 1815, M. Chabrié abandonna la marine de l’État, pour courir les chances hasardeuses de la marine commerciale. J’ignore les motifs qui le déterminèrent dans cette circonstance.

M. Chabrié est entièrement en dehors de la ligne des capitaines de la marine marchande, braves marins qui, d’ordinaire, ont commencé par être simples matelots, puis se sont avancés par leur intelligence et leur bonne conduite. M. Chabrié a beaucoup d’esprit naturel, la repartie toujours prête, des saillies étonnantes de naïveté et d’originalité : sa brusquerie ressort autant de sa franchise que des habitudes de son état ; mais ce qu’il y a de plus remarquable en lui, c’est l’extrême bonté de son cœur et l’exaltation de son imagination. Quant à son caractère, c’est bien le plus affreux caractère que j’aie jamais rencontré : sa susceptibilité, qu’irritent les plus petites choses, est intolérable ; bourru et colère, ce serait en vain que, dans ses accès de mauvaise humeur, on rechercherait en lui des traces de la bonté de son cœur. Il ne ménage rien, blesse ses amis de l’ironie la plus amère, se plaît à les torturer sans la moindre pitié, et paraît éprouver de la joie du mal qu’il leur cause, tout cela avec une constance dont plus d’une fois les périodes m’ont paru bien longues.

À la première vue, M. Chabrié paraît très commun ; mais cause-t-on quelques instants avec lui, on reconnaît bien vite l’homme dont l’éducation a été soignée. Il est d’une taille moyenne et a dû être bien fait avant d’avoir pris de l’embonpoint. Sa tête, presque entièrement dégarnie de cheveux, présente, sur le sommet, une surface dont la blancheur contraste d’une manière assez bizarre avec le rouge foncé qui colore toute sa figure. Ses petits yeux bleus, abîmés par la mer, ont une expression indéfinissable de malice, d’effronterie et de tendresse. Son nez est un peu de travers, et ses grosses lèvres, si affreuses quand il est en colère, si gracieuses quand il rit de ce rire naïf qu’ont les enfants, donnent à cet ensemble une expression tout à la fois de franchise, de bonté et d’audace. Ce qu’il a d’admirable, ce sont ses dents ; elles forment, selon sa propre expression, une mâchoire-modèle. Comme tout, dans cet homme, contraste de la façon la plus étrange, sa voix affecte l’ouïe de deux manières bien opposées : quand il parle, je ne crois pas qu’il soit possible d’entendre un son de voix plus enroué, plus rauque, plus discordant ; mais que cette même voix chante un passage de Rossini, un des morceaux de Nourrit, une tyrolienne ou une jolie romance sentimentale, oh ! alors, on se sent enlevé jusqu’aux cieux. Sa voix, pure et fraîche, son accent d’ame et d’harmonie retentit au fond de votre cœur : vous ressentez des frémissements et éprouvez une suave émotion. Le capitaine Chabrié a manqué sa vocation, comme tant d’autres, dans notre société à rebours, il était fait pour chanter à l’Opéra ; son admirable voix de ténor aurait ravi trois mille spectateurs, et, durant six heures de suite, les eût tenus dans un état de douce béatitude, ainsi que le fait notre célèbre Nourrit. Pour compléter le portrait, j’ajouterai que le capitaine Chabrié est très recherché dans sa mise, il en est même coquet. Extrêmement frileux depuis qu’il a senti les premières atteintes d’une douleur rhumatismale à la jambe, il prend de sa santé les soins les plus minutieux, se couvrant, pour se garantir du froid ou de l’humidité, de toutes sortes de vêtements qu’il entasse les uns sur les autres de la manière la plus grotesque.

Le second, M. Briet (Louis), né aussi à Lorient, du même âge que M. Chabrié, faisait, en 1815, partie des gardes de l’empereur : la chute de l’aigle lui ayant enlevé son beau cheval et son brillant uniforme, le futur maréchal de France en fut inconsolable : déçu dans ses espérances de gloire, il alla tenter la fortune dans les colonies espagnoles. M. Briet avait pris l’état de marin, s’était fait recevoir capitaine, et naviguait pour son compte ou celui d’un patron. Son caractère tenait plus du militaire que du marine ; il avait de l’ordre en toutes choses, ce que les marins n’ont pas ; il était très propre et très entendu dans tout ce qu’il faisait, et joignait à ces qualités une très grande sobriété. Il parlait peu, travaillait beaucoup, et commandait toujours avec ce ton froid et sec de l’officier qui s’adresse à des bataillons ou à des escadrons, sans paraître éprouver jamais cette anxiété du marin pour la prompte exécution des manœuvres qu’il ordonne. Son éducation avait été négligée, mais son bon sens naturel y suppléait si bien, qu’il eût été difficile de s’en apercevoir avant de l’avoir étudié.

M. Briet est un très bel homme, grand, bien fait, ayant de beaux traits et une physionomie distinguée. Il n’entrait point dans son caractère d’être prévenant, pas plus que galant envers les dames ; mais, à bord, il avait pour tout le monde des attentions toujours très polies et parfaitement convenables.

M. David (Alfred), né à Paris, avait trente-quatre ans. Il offrait le type du Parisien qui a couru le monde. Sorti, à l’âge de quatorze ans, du collége Bonaparte, ses parents le firent embarquer à bord d’un bâtiment allant dans l’Inde, pour lui faire manger un peu de vache enragée. Arrivé à Calcutta, le capitaine le laissa à terre, ayant assez de l’incorrigible. L’effronté gamin, dont la tête était mauvaise, mais le cœur plein de courage, prit la ferme résolution de gagner sa vie, et la gagna. Il fut tour à tour matelot, maître de langue, commis-marchand, etc., etc., resta ainsi cinq ans dans l’Inde ; revenu en France, il chercha à s’y caser ; mais, après avoir été ballotté par de ces belles promesses dont on ne manque jamais à Paris, il se décida à essayer de nouveau de son bonheur dans la carrière industrielle, et se rendit au Pérou. À Lima, il fit la connaissance de M. Chabrié, se lia avec lui, et tous les deux revinrent ensemble en France en 1832 ; M. David en était absent depuis huit ans.

M. David a fait lui-même son éducation, et, sans avoir rien approfondi, il a acquis une grande variété de connaissances. Actif, entreprenant, infatigable, il est avide de plaisirs, inaccessible au chagrin, insensible à la douleur, et possède au plus haut degré cet esprit de dénigrement que l’auteur de Candide mit en vogue sur la fin du dernier siècle. Il voit toujours l’espèce humaine sous le mauvais côté ; entêté dans son opinion, il n’est jamais de celle des autres, critique tout, ergote sur tout ; sophiste par caractère, il se lance audacieusement dans une discussion qu’il est hors d’état de poursuivre, tant son esprit léger répugne aux pensées profondes, tant il est incapable d’une attention soutenue, et lorsqu’il est empêtré au milieu de ses raisonnements, il fait intervenir une plaisanterie bouffonne qui, excitant le rire de son auditoire, fait perdre de vue l’objet principal de la discussion. Quelque superficiellement qu’il connaisse la chose sur laquelle s’établit la conversation, M. David en parle avec un aplomb à déconcerter l’inventeur même de cette chose. Dans un âge très tendre, laissé sans secours aux prises avec la misère, c’est à la bonne école qu’il a connu le cœur humain ; accueilli par de précoces déceptions, la vie avait été pour lui sans illusions. M. David hait l’espèce humaine et considère les hommes comme des bêtes féroces, toujours prêtes à s’entr’égorger : plus d’une fois, ayant ressenti leurs atteintes, il est sans cesse occupé à se mettre en garde contre leurs attaques. Le malheureux n’a jamais aimé personne, pas même une femme. Nul être n’a jamais compati à ses peines, et son cœur s’est endurci. La seule jouissance qu’il conçoive est de s’abandonner à tous ses penchants. Les douces émotions de l’ame ont été étouffées en lui avant même qu’elles ne se fussent développées ; les sensations corporelles dominent, et l’ame est comme anéantie. Il aime avec passion la bonne chère, trouve des délices à fumer un cigare, et réjouissait sa pensée en songeant aux jolies filles de n’importe quelle couleur qu’il allait rencontrer dans le premier port où le hasard nous ferait mouiller. Ce sont les seules amours qu’il comprenait.

M. David est un fort joli homme, d’une taille élancée, d’une santé robuste, quoique maigre. La régularité et la finesse de ses traits, la pâleur de son teint, ses favoris noirs et sa chevelure brillante comme du jais, le feu de ses yeux et le sourire toujours errant sur ses lèvres forment un ensemble agréable de contrastes et d’harmonies qui lui donne une expression de gaîté et de bonheur qu’il est bien loin de ressentir. M. David est ce que le monde appelle un homme aimable, parlant beaucoup, mais avec grace et gaîté, et ayant dans la conversation le genre d’amabilité que les dames accueillent. De plus, c’est un dandy qui passe le cap Horn en bas de soie, fait sa barbe tous les jours, parfume ses cheveux, récite des vers, parle anglais, italien et espagnol, et ne se laisse jamais tomber, même dans les plus forts roulis. Tels étaient les personnages qui se trouvaient réunis sur le Mexicain.

Dès notre arrivée à bord, chacun de nous s’occupa de se caser dans son petit trou le mieux qu’il put. M. David m’aida à faire tous mes arrangements, en m’indiquant, avec l’expérience qu’il avait des voyages sur mer, ce que j’avais à faire pour m’éviter le plus de désagréments possibles.

Je me sentis prise par le mal de mer une heure après être entrée dans cette maison flottante. Ce mal a été décrit tant de fois par les nombreuses victimes qui en ont été torturées, que j’éviterai de fatiguer mon lecteur d’une description nouvelle. Je dirai seulement que le mal de mer est une souffrance qui ne ressemble en rien à nos maladies habituelles : c’est une agonie permanente, une suspension de vie ; il a l’affreux pouvoir d’ôter, aux malheureux qui y sont en proie, l’usage de leurs facultés intellectuelles, et aussi l’usage de leurs sens. Les personnes d’une organisation nerveuse éprouvent les cruels effets de ce mal avec plus d’intensité que les autres. Quant à moi, je le ressentis avec une telle constance, qu’il ne se passa pas un seul jour, durant les cent trente-trois du voyage, sans que je n’eusse des vomissements.

Notre bâtiment était mouillé au bas de la rivière : le temps ne semblait pas devoir favoriser notre sortie du périlleux golfe de Gascogne ; néanmoins le capitaine, vers trois heures, fit lever l’ancre. La pesante machine, légère comme une plume au milieu des flots, se mit en marche à travers l’immensité qu’embrasse le ciel, et docile au génie de l’homme, allait dans la direction qu’il lui donnait.

À peine étions-nous dans le golfe, que le sifflement aigu des vents, le tumulte des vagues nous annoncèrent la tempête. Elle se déclara bientôt après dans toute sa violence par d’effrayants rugissements. Ce spectacle, auquel j’assistais sans le voir, m’était nouveau ; j’aurais trouvé du charme à le contempler s’il m’était resté vestige de force ; le mal de mer absorbait alors toutes mes facultés : je n’avais le sentiment de mon existence que par les frissons dont mon corps était parcouru et que je croyais les avant-coureurs de ma mort. Nous eûmes une nuit horrible. Le capitaine fut assez heureux pour pouvoir rentrer en rivière. Une vague nous avait emporté nos moutons, une autre nos paniers de légumes, et notre pauvre petit navire, la veille si coquet, si bien rangé, était déjà tout mutilé. Le capitaine, quoique écrasé de fatigue, descendit à terre, afin d’acheter d’autres moutons, et remplacer les légumes que la mer nous avait enlevés. Pendant son absence, le charpentier répara les dégâts causés par la tempête, et les matelots rétablirent l’ordre, si nécessaire à bord des bâtiments.

Cette première tentative ne nous rendit pas plus sages, et nous nous exposâmes derechef à des périls certains, et dont nous faillîmes être les victimes, par un faux point d’honneur qui porte trop souvent les marins à braver d’inutiles dangers, et leur fait compromettre l’existence des hommes et la sûreté des navires commis à leurs soins. Le lendemain, 10 avril, la mer continuant à être aussi mauvaise, ces messieurs, qui étaient très prudents, jugèrent avec raison devoir garder le pilote, jusqu’à ce que le temps fût assez sûr pour qu’on pût le renvoyer sans danger ; mais près de nous étaient mouillés deux autres bâtiments partis de Bordeaux le même jour pour la même destination, le Charles-Adolphe et le Flétès. Ce dernier, par bravade sans doute, renvoya son pilote et prit le large ; l’autre ne voulut pas rester en arrière, et en fit autant. Ces messieurs du Mexicain commencèrent par blâmer l’imprudence des deux autres navires ; mais, bien qu’ils fussent peu susceptibles de se laisser influencer par l’exemple d’autrui, la crainte de passer pour peureux leur fit abandonner leur première détermination. Vers quatre heures de l’après-midi, ils renvoyèrent le pilote, et nous nous trouvâmes au milieu des vagues courroucées ; comme de hautes montagnes, elles s’élevaient autour de notre navire ; nous n’étions qu’un point sur l’abîme, et la réunion de deux vagues nous y eût ensevelis.

Nous fûmes trois jours avant de pouvoir sortir du golfe, continuellement battus par la tempête, et dans la position la plus critique. Tous nos hommes, malades ou rendus de fatigue, étaient hors d’état de faire leur service. Pendant ces trois longs jours d’agonie, notre brave capitaine ne quitta pas le pont de son navire : il m’a dit depuis que, plusieurs fois, il avait vu notre frêle brick sur le point de se briser contre les roches, ou d’être englouti par les vagues. Grâce à Dieu, nous nous en tirâmes heureusement ; mais de pareils dangers ne devraient-ils pas faire réfléchir les marins qui, tous les jours, commettent de semblables imprudences ?

Le 13, entre deux et trois heures de l’après-midi, notre capitaine, harassé de fatigue et mouillé comme s’il fût tombé à la mer, descendit dans la chambre, où il n’était entré depuis trois jours. Voyant toutes les cabanes fermées, n’entendant pas le moindre souffle humain, il cria de sa grosse voix enrouée :

— Holà ! hé ! passagers ! tout le monde est-il mort ici ?

Personne ne répondit à sa bienveillante question. Alors M. Chabrié entr’ouvrit la porte de ma cabane, et me dit avec un accent de sollicitude que je n’oublierai jamais :

— Mademoiselle Flora, vous avez été bien malade, m’a dit David : pauvre demoiselle ! je vous plains bien ; car, moi aussi, autrefois j’ai beaucoup souffert du mal de mer ; mais, tranquillisez-vous, nous voilà enfin sortis de la gueule du gouffre, nous venons d’entrer en pleine mer ; ne le sentez-vous pas aux doux balancements qui succèdent aux horribles convulsions que nous éprouvions tout à l’heure ? Le temps est magnifique ; si vous aviez la force de vous lever et de monter sur le pont, cela vous ranimerait ; il règne là haut un petit air pur et frais qui fait plaisir.

Je le remerciai du regard, étant trop affaiblie pour pouvoir seulement essayer de parler.

— Pauvre demoiselle ! reprit-il avec l’expression d’une bonté compatissante, ce temps va vous permettre de dormir. Et moi aussi, je vais dormir, j’en ai bien besoin.

En effet, nous dormîmes tous vingt-quatre heures de suite. Je fus réveillée par M. David, qui ouvrait toutes les cabanes avec grand bruit, parce qu’il voulait savoir, disait-il, si tous les passagers étaient décidément morts. Nous n’étions pas morts ; mais, grand Dieu ! en quel état étions-nous ! M. Chabrié, trop supérieur, comme homme, pour chercher à se faire un titre du commandement du navire confié à ses soins, parlait à tout son équipage et à ses passagers plutôt comme ami que comme maître après Dieu. Dans la tempête, c’était le premier matelot du navire, et habituellement un homme dont la bonté s’intéressait au bien-être de toutes les personnes de son bord : il nous invita amicalement à nous lever, afin de changer de linge ; de monter prendre l’air, et surtout de manger un peu de soupe chaude. Quant à moi, j’y consentis, à la condition qu’on me dispenserait de rien manger. Ces messieurs eurent la complaisance de m’arranger un lit sur la dunette. Il me fallut tout mon courage pour pouvoir me lever et m’habiller, et, sans l’aide de ces messieurs, il m’eût été impossible de monter sur le pont.

Les quinze premiers jours de mon séjour à bord furent pour moi un long engourdissement, durant lequel je n’eus, que par de très courts intervalles, la conscience de mon être. Depuis le lever du soleil jusqu’à six heures du soir, j’étais si souffrante, qu’il m’était impossible de rassembler deux idées. J’étais indifférente à tout ; je souhaitais seulement qu’une prompte mort vînt mettre un terme à mes maux ; mais une voix intérieure me disait que je ne mourrais pas.

Vers la hauteur des Canaries, ces messieurs s’aperçurent que le navire faisait eau, et ils se décidèrent à relâcher au premier port, afin de le faire calfater.

Il n’y avait que vingt-cinq jours que nous étions en mer ; ce temps m’avait paru si long, la vie de bord m’était tellement à charge que, lorsqu’on m’annonça la vue prochaine de la terre, la joie, le contentement que j’en ressentis firent de suite évanouir mon mal : je revins à la santé. Il faut avoir été à la mer pour connaître la puissance d’émotion renfermée dans ce mot : terre ! terre ! Non, l’Arabe dans le désert n’éprouve pas une joie plus vive à la vue de la source où il doit assouvir sa soif ardente ; le prisonnier qui, après une longue détention, recouvre sa liberté ressent moins d’allégresse. Terre ! terre ! Ce mot, après de longs mois passés entre le ciel et l’abîme, renferme tout pour le navigateur : c’est la vie entière dans ses jouissances, c’est la patrie ; car alors les préjugés nationaux se taisent, et il ne sent que le lien qui l’unit à l’humanité ; ce sont les joies sociales, les doux ombrages et les prés émaillés, l’amour et la liberté ; enfin ce mot terre fait renaître en lui le sentiment de la sécurité qui, après de grands dangers, donne un charme magique à l’existence. À toutes ces joies se joint, pour plusieurs, l’impression du plaisir qu’ils vont éprouver à revoir leurs amis ou à se réunir à leur famille, à embrasser mère, femme et enfants. Ô terre ! souvent maudite par ceux qui te foulent, tu leur paraîtrais un Éden s’ils avaient habité pendant quelques mois le sein des mers, où l’on ne voit ni ombrages frais, ni prés émaillés ; où l’on ne rencontre ni parents, ni amis sur sa route.

Nous étions tous sur le pont, avides de découvrir cette terre qu’en cet instant chacun de nous embellissait des rêves de son imagination : le cœur nous battait tandis que nous doublions le cap terminant la langue de terre qui forme la baie de la Praya. Qu’allions-nous voir ? C’était à ce mouillage que m’attendait la première déception de mon voyage. Je n’étais pas très forte en géographie, et, n’ayant jamais lu la description de la Praya, j’en improvisai une dans ma tête. Je pensais qu’une île nommée Cap-Vert devait nécessairement offrir à la vue des navigateurs un paysage verdoyant ; car, à quelle cause, s’il n’en était ainsi, faudrait-il attribuer l’origine de son nom ? Je ne songeais pas alors que les noms prennent souvent leur origine dans des circonstances bizarres qui n’ont pas, la plupart du temps, le plus léger rapport avec les choses que ces noms désignent. Ce qu’on nomme, au cap Horn, la Terre de feu ressemble à la Terre de glace ; mais celui qui la découvrit crut la voir en feu par je ne sais trop quelle illusion d’optique, et il la nomma telle qu’elle se présentait à sa vue. Ainsi Valparaiso (vallée du Paradis) reçut ce nom divin des premiers marins espagnols qui abordèrent dans sa baie ; ils eussent, après une traversée aussi longue et aussi pénible, nommé également paradis la côte la plus aride, le pays le plus affreux, dès lors qu’il répondait au mot terre. Oh ! la terre est, en effet, le paradis de l’homme ; mais à lui d’y planter la vigne et l’olivier, et d’en arracher les épines et les ronces.

L’aspect de cette terre toute noire, entièrement aride, a quelque chose de si monotone, qu’on se sent péniblement attristé. Toute la baie est entourée de rochers plus ou moins élevés, contre lesquels les flots vont se briser en mugissant. Au milieu de la baie s’avance, assez majestueusement, une haute masse de rochers arrondie en fer à cheval ; c’est sur la plate-forme qui la couronne qu’est bâtie la ville de la Praya.

De loin, cette ville a beaucoup d’apparence. Sur la partie ronde du fer à cheval, est établie une batterie garnie de vingt-deux pièces de canon de gros calibre ; des militaires passablement bien équipés y montent la garde. À gauche, est une jolie église, bâtie nouvellement ; à droite, la maison du consul américain, surmontée d’un petit belvédère qui sert d’observatoire pour découvrir les vaisseaux à la mer. Çà et là on aperçoit quelques touffes de bananiers, des groupes de sycomores et d’autres arbres à larges feuilles.


II.

LA PRAYA.


Aussitôt que nous eûmes jeté l’ancre, nous vîmes qu’il se faisait beaucoup de mouvement dans la batterie. Peu d’instants après, un petit canot se dirigea vers nous ; il avait quatre rameurs nègres presque entièrement nus. Sur l’arrière du canot, tenant la barre, était fièrement assis un petit homme aux énormes favoris, dont la peau cuivrée, les cheveux crépus nous indiquaient assez qu’il n’appartenait pas à la race caucasienne. La mise de ce personnage était des plus grotesques. Son pantalon de nankin datait de 1800, et devait avoir eu successivement des fortunes bien diverses avant d’arriver jusqu’à lui. Il avait un gilet de piqué blanc, une redingote de bouracan vert-pomme ; un immense foulard rouge à pois noirs lui servait de cravate, et les bouts en flottaient gracieusement au gré des vents ; pour compléter dignement sa toilette, il portait un grand chapeau de paille, des gants qui jadis avaient été blancs, et tenait à la main un beau foulard jaune qui lui servait d’éventail ; il s’ombrageait, contre l’ardeur du soleil, avec un grand parapluie à raies bleu de ciel et rose, tel qu’on les faisait il y a trente ans. Arrivé auprès de notre bâtiment, ce personnage nous déclina, avec des gestes non moins ridicules que sa mise, ses titres : c’était tout à la fois le capitaine du port de la Praya et le secrétaire du gouverneur ; de plus, il était négociant en gros et en détail, etc. On voit que la loi contre le cumul n’a point pénétré jusqu’à la côte d’Afrique. Ce capitaine de port était Portugais ; il nous dit que l’île appartenait à don Miguel, son illustre maître ; et, en prononçant ce nom, le burlesque individu ôtait son chapeau. Il parla beaucoup de politique, essayant de nous faire causer sur ce sujet. Il accepta notre eau de vie et nos biscuits, me fit de pompeux compliments en portugais, et, après être resté très longtemps à notre bord à faire plutôt le métier d’espion qu’à remplir les devoirs de sa charge, il se remit dans son canot, où il prit l’attitude altière d’un capitan-pacha sortant d’Alexandrie avec toute sa flotte.

Pendant que ce petit Portugais nous parlait des hauts-faits de son illustre maître, vinrent à notre bord deux autres personnages non moins remarquables soit par leur toilette ou leurs manières. L’un était capitaine d’un brick américain ; l’autre commandait une petite goêlette de Sierra-Leone. Ce dernier était Italien ; et en montant à bord, il nous dit qu’il était marié à une Parisienne de la rue Saint-Denis. Le brave capitaine Brandisco (c’était son nom) citait le nom de cette rue avec autant d’emphase que, du temps de César, en eût mis un patricien en disant qu’il demeurait sur la place du Capitole.

Notre capitaine, le second, et M. David jugèrent convenable de descendre à terre en même temps que le capitaine de port, afin d’aller chez le gouverneur faire mettre en règle les papiers de bord et de se procurer au plus tôt des ouvriers capables d’aider notre charpentier dans les réparations à faire au navire.

Puisque je me suis promis de dire toute la vérité, j’avouerai le mouvement d’orgueil que je ressentis en comparant notre canot et les hommes qui le montaient aux trois autres misérables petits canots montés par des nègres ou de pauvres matelots américains ! Quelle immense différence ! Comme il était joli et coquet, notre canot ! comme ils avaient bonne mine nos marins ! M. Briet tenait la barre : la noblesse de son maintien représentait dignement la marine française, et notre capitaine, avec ses bottes bien cirées, son pantalon de coutil blanc, son habit bleu foncé, sa cravate de pou-de-soie noir, son beau chapeau en paille orné d’un velours noir passé dans une petite boucle, représentait aussi fidèlement le marin commerçant. Quant à l’aimable M. David, c’était le fashionable dans toute sa pureté. Il avait des bottes en daim gris, un pantalon en coutil gris formant la guêtre, une petite veste en drap vert russe avec beaucoup de brandebourgs ; il était sans gilet et avait un madras à petits carreaux, noué négligemment autour du cou ; sur la tête, une petite toque en velours violet ne lui couvrait que l’oreille gauche. Il se tenait debout au milieu du canot, me saluant du geste et riant aux éclats, probablement de la tournure grotesque des personnages du port de la Praya. En 1833, j’étais encore bien loin d’avoir les idées qui, depuis, se sont développées dans mon esprit. À cette époque, j’étais très exclusive : mon pays occupait plus de place dans ma pensée que tout le reste du monde ; c’était avec les opinions et les usages de ma patrie que je jugeais des opinions et des usages des autres contrées. Le nom de la France et tout ce qui s’y rattachait produisaient sur moi des effets presque magiques. Alors je considérais un Anglais, un Allemand, un Italien comme autant d’étrangers : je ne voyais pas que tous les hommes sont frères et que le monde est leur commune patrie. J’étais donc bien loin encore de reconnaître la solidarité des nations entre elles, d’où résulte que le corps humanitaire en entier ressent le bien et le mal de chacune d’elles. Mais je retrace mes impressions telles que je les ai éprouvées à la vue de notre supériorité sur les individus des autres nations qui se trouvaient à la Praya.

Ces messieurs restèrent longtemps à terre ; ils ne revinrent qu’au moment du dîner, vers cinq heures. Pendant leur absence, nous nous perdions en conjectures sur les agréments que pourrait offrir la ville de la Praya. M. Miota voulait aller prendre gîte dans un hôtel, afin de se soustraire, pendant la relâche, à la vie de bord. Cesario et Fernando projetaient, pour chaque jour, de partir avec le lieutenant et notre cuisinier, qui devaient aller tous les matins à la ville faire la provision. Ces deux jeunes Espagnols se faisaient une grande fête d’aller chasser, courir dans la plaine, manger des fruits, monter à cheval, prendre enfin l’exercice si nécessaire à leur âge, et dont leurs membres engourdis sentaient le besoin. Moi aussi je me dessinais un plan de vie pour le temps de notre séjour ; je voulais aller demeurer dans une maison portugaise, afin d’être bien à même d’étudier les mœurs ainsi que les usages du pays, de tout voir et de prendre des notes exactes sur les choses qui me paraîtraient en valoir la peine. Tous ces beaux projets se faisaient sur le pont, tandis que le vieux don José, qui enfin pouvait se promener à son aise, maintenant que la maison flottante était en repos, jouissait, avec un air de délices, du bonheur inexprimable de pouvoir faire douze pas de suite sans risque de tomber. Le vieillard ne s’arrêtait que pour faire ses petits cigaritos en papier : de temps en temps il souriait en nous écoutant. Je m’aperçus de son sourire ; et, désirant connaître le fond de sa pensée, je lui demandai ce qu’il comptait faire à la ville.

— Mademoiselle, me répondit-il avec ce calme espagnol qu’il avait au plus haut degré, je me garderai bien d’y aller.

— Quelle indifférence ! don José ; vous êtes donc bien satisfait d’être à bord de ce navire où l’on n’a qu’un si petit espace pour se promener ?

— Non, mademoiselle ; je ne suis pas plus indifférent que vous à la vue de la terre ; mais seulement j’ai sur vous l’avantage de ma longue expérience, et je sais à quoi m’en tenir sur les agréments que présentent ces côtes et beaucoup d’autres où nous pourrons aborder avant d’arriver à Lima : je pense que ce n’est pas la peine de quitter le bord afin d’être beaucoup plus mal à terre : c’est ce qui va vous arriver ; mais les enfants ont besoin de voir par leurs yeux. Eh bien ! voyez, et après vous me direz si j’avais raison.

Nous nous récriâmes tous contre la froideur de don José : son espiègle neveu entreprit de lui monter la tête pour la Praya ; mais le vieil Espagnol, qui était en tout homme de sa nation, fut inébranlable. Il se contentait de nous répéter : — Allez, allez ; puis, quand vous reviendrez, vous me direz si j’avais raison.

Mais la jeunesse, impatiente d’obstacles, n’a guère foi qu’en ses désirs, n’est convaincue que par sa propre expérience : nous montrions du dédain pour celle de don José.

Quand nous vîmes revenir le canot, notre curiosité se ranima ; à peine ces messieurs furent-ils à bord, que nous nous mîmes à les assaillir de questions ; mais le moment n’était pas bien choisi pour qu’ils pussent satisfaire à nos demandes. M. Chabrié était occupé avec M. Briet à expliquer, aux ouvriers qu’ils avaient amenés, l’ouvrage à faire, et M. David, anglomane par excellence, s’appliquait tout entier à parler la belle langue de lord Byron, avec le jeune et très élégant consul américain, dont il venait de faire la connaissance et qu’il amenait dîner à notre bord.

Le lendemain, après déjeûner, les trois jeunes Espagnols, M. David, le capitaine et moi, allâmes à terre.

Il n’y a pas, à la Praya, de mole qui puisse faciliter le débarquement : les abords sont hérissés de roches plus ou moins grosses, contre lesquelles la mer vient se briser avec une violence qui mettrait en pièces les plus fortes embarcations, si l’on ne prenait les plus grandes précautions pour s’en garer. Il faut qu’un matelot hale le canot en sautant de roche en roche, jusqu’à ce qu’il trouve une ouverture convenable à le faire entrer, et, pendant cette manœuvre, les matelots restés dans le canot sont occupés, avec leurs avirons, à empêcher que la vague ne le brise contre les roches. Il est très difficile de débarquer sans se mouiller, le matin surtout, où la mer est toujours plus agitée. Cependant, grâce aux précautions que prirent ces messieurs, je ne fus pas mouillée ; un matelot m’enleva dans ses bras vigoureux et me déposa à terre, en lieu sec. Un petit sentier, tracé sur les rochers qui bordent la mer, conduit à la Praya : cette route n’est pas sans péril ; le sable noir qui recouvre le rocher s’éboule sous les pieds, et, au moindre faux-pas, on court le risque de rouler, de rocher en rocher, jusqu’à la mer. En quittant le sentier, on arrive au sable uni et doux de la plage, sur laquelle les vagues viennent courir en festons argentés. On se sent délassé à marcher sur ce sable ferme, que la mer rafraîchit continuellement ; mais à peine y a-t-on fait deux ou trois cents pas, qu’il faut l’abandonner et suivre un chemin rocailleux des plus pénibles : ce chemin, qui est en forme d’échelle, a été pratiqué dans la masse de rochers sur laquelle est située la ville. Il faut au moins un quart d’heure pour le gravir. J’étais si faible, que je fus obligée de me reposer à trois fois différentes. Je pouvais à peine marcher ; le bon M. Chabrié me portait presque ; M. Miota m’ombrageait avec un parapluie, car mon ombrelle ne m’eût que faiblement garantie, tandis que, leste comme un daim, M. David allait devant en éclaireur, afin de nous indiquer les passages les moins mauvais. Le soleil des tropiques dardait, verticalement sur nous, ses rayons brûlants ; pas le plus léger souffle de zéphyr ne venait sécher nos fronts baignés de sueur : une soif ardente nous desséchait le gosier. Enfin nous arrivâmes sur la plate-forme. M. David prit les devants et alla prévenir le consul de notre venue, afin de nous faire disposer des rafraîchissements. Nous traversâmes la ville, que nous trouvâmes presque entièrement déserte : il était midi ; c’est le moment du jour, jusqu’à trois heures, où la chaleur est la plus forte ; les habitants ne s’y exposent pas : enfermés chez eux, ils passent leur temps à dormir. La réverbération des rayons du soleil était si ardente, qu’elle nous aveuglait. M. Chabrié se désespérait de m’avoir amenée dans cette fournaise, cela le rendait d’une humeur détestable. Les trois jeunes gens commençaient déjà à regretter leurs petites cabanes, et moi, j’étais horriblement contrariée de me sentir si mal à mon aise, craignant que cela ne m’empéchât de visiter ce qu’il pouvait y avoir de curieux dans la ville. Ce fut dans ces dispositions que nous arrivâmes à la maison du consul, que nous trouvâmes avec M. David, assis auprès d’une petite table, buvant du grog et fumant d’excellents cigares de la Havane. Le consul américain avait transporté, dans ce triste lieu, tout le confortable auquel sa nation attache tant de prix. Cet homme, d’une trentaine d’années, habitait depuis quatre ans cette résidence. Sa maison était vaste, bien distribuée et tenue avec l’ordre le plus minutieux. Il nous fit servir une très jolie collation, composée de jambon, de beurre, de fromage, de gâteaux et de beaucoup d’autres choses, le tout venant de New-York. Il y avait aussi du poisson frais, et une grande abondance de fruits de toute espèce provenant du pays.

Le salon dans lequel on nous servit ce repas était entièrement meublé à l’anglaise ; un joli tapis en couvrait le plancher ; les croisées étaient garnies de stores représentant des vues de divers ports ; de belles gravures ornaient les murs ; dans les unes on voyait des chasses, des départs de diligence, des enfants jouant avec des chiens ; dans d’autres, on admirait ces vaporeuses têtes de femmes qui ont si fort illustré le burin anglais.

Notre table était servie aussi selon les usages de l’Angleterre et de l’Amérique du nord. Nous mangions dans de grandes assiettes à dessins bleus, nous buvions l’ale dans de grands verres à patte et le porto dans de plus petits. Nos grands couteaux et nos grandes fourchettes en acier étaient polis comme s’ils eussent été neufs ; enfin nous n’avions pas de serviette, et chacun la remplaçait avec le pan de la nappe qui était devant lui. Le consul paraissait au comble de la joie d’avoir rencontré, dans M. David, un anglomane qui parlât si bien la langue de sa chère patrie ; aussi ne cessait-il de causer avec lui. Il parlait également anglais aux deux nègres qui nous servaient, en sorte que moi, silencieuse observatrice, je me figurais, par moments, tant l’influence des objets qui frappent nos sens a de puissance sur notre imagination, que j’étais dans une maison de campagne des environs de New-York.

Après le repas, le capitaine Brandisco vint nous prendre pour nous mener chez une dame qui se disait quasi-Française, parce qu’elle avait été mariée avec un Français, M. Watrin, de Bordeaux.

M. David resta à parler anglais et à boire du thé, pendant que nous allâmes visiter madame Watrin.

Cette dame est la plus riche de toutes celles de la ville. C’est une femme de cinquante à cinquante-quatre ans ; grande, très grasse, ayant la peau couleur d’un café au lait foncé, des cheveux légèrement crépus et des traits assez réguliers. L’expression de sa physionomie est douce, ses manières sont celles d’une personne bien élevée ; elle parle un peu de français, le lit et l’écrit assez passablement ; son mari lui a appris ce qu’elle en sait. Elle regrettait beaucoup ce cher mari, mort depuis quatre ans.

Elle nous reçut dans une grande pièce sombre, mal carrelée et d’un aspect triste ; c’est ce qu’elle nomme son salon. L’ameublement avait quelque chose de bizarre ; aussitôt que nous entrâmes, il attira notre attention. Il était facile de reconnaître que cette pièce avait été habitée par un Français : les murs étaient tapissés de mauvaises gravures représentant Bonaparte dans quatre ou cinq situations différentes ; tous les généraux de l’empire et les principales batailles y étaient symétriquement placés. Au fond de ce salon était une bibliothèque grillée, au-dessus le buste de l’empereur, couvert d’un voile noir. Cette bibliothèque renfermait quelques ouvrages de Voltaire et de Rousseau, les contes de La Fontaine, Télémaque, Robinson Crusoé : tous ces livres étaient pêle-mêle sur les rayons. Il y avait, sur un meuble, deux sphères et un bocal contenant deux fœtus dans de l’esprit de vin. On voyait çà et là des objets venus de France ; une petite table à ouvrage en acajou, une lampe, deux fauteuils en crin noir, des cages où étaient des oiseaux ; le beau tapis qui recouvrait la grande table placée au milieu du salon, et une foule d’autres petites choses. Quand nous entrâmes, madame Watrin vint au devant de moi, me prit par la main et me fit asseoir sur un des deux fauteuils. Cette dame avait fait, pour me recevoir, une grande toilette et réuni chez elle plusieurs de ses amies très curieuses de voir une jeune étrangère. Nos Parisiennes ne seront peut-être pas fâchées de connaître le costume de grande tenue des dames de la Praya. La toilette de madame Watrin contrastait d’une manière choquante avec l’ensemble de toute sa personne. Elle avait une robe en Florence, de couleur cerise : cette robe était courte, étroite, très décolletée et à manches courtes ; une énorme écharpe de crêpe de Chine, bleu de ciel, sur laquelle ressortaient de belles roses blanches en broderie, lui servait, tout à la fois, de châle et de coiffure, car elle se drapait grotesquement dans cet ample mantelet, s’en couvrant tout le derrière de la tête. Ses gros bras étaient garnis de bracelets de toutes les couleurs ; des bagues de toute espèce surchargeaient ses doigts, de grandes boucles pendaient à ses oreilles, et un collier en corail à sept ou huit rangs entourait son cou ; elle avait des bas de soie blanche et des souliers de satin bleu. Les autres dames n’approchaient pas du luxe de madame Watrin : leurs vêtements étaient simplement en toile de coton, bleue, rouge ou blanche, mais les formes de leurs robes et de leurs écharpes étaient en tout semblables.

Madame Watrin me fit beaucoup de questions sur Bordeaux, dont son mari lui avait parlé tant de fois, et ensuite se prêta, avec une affabilité bien rare chez les gens de ce pays, à satisfaire ma curiosité sur tout ce que je désirais savoir.

Elle me fit visiter sa maison, qui consiste en trois pièces au rez-de-chaussée et deux mansardes. Cette maison se trouve située sur le bord de la plate-forme opposée à la mer ; la vue en est magnifique. Au bas de la plate-forme, se trouvent cinq ou six beaux jardins très bien cultivés. Le plus vaste appartient à madame Watrin ; on y descend de sa maison par un escalier pratiqué dans le roc. Après ces jardins vient une étendue de sable entièrement déserte : au delà, on découvre des arbres formant des bosquets de verdure.

Madame Watrin m’invita à demeurer chez elle pendant le temps que notre bâtiment resterait mouillé dans le port. Je fus sensible à cette politesse, mais j’avoue que je ne fus pas tentée d’accepter. La terre, dont la vue fait battre le cœur d’allégresse lorsqu’on la découvre en mer, a bientôt perdu tout son charme quand on se trouve sans ami au milieu d’un peuple encore très éloigné de la civilisation à laquelle on est habitué. À l’offre que me fit madame Watrin, M. Chabrié devint rouge ; ses yeux se fixèrent sur moi avec une expression de douloureuse anxiété. Je refusai, et nous prîmes congé de cette aimable femme en lui promettant de revenir le surlendemain.

Nous fîmes le tour de la ville : il était alors six heures du soir. Le soleil baissait et une légère brise aidait à supporter le déclin de la chaleur du jour.

Toute la population était dans les rues, respirant le frais devant les portes des maisons ; nous fûmes alors assaillis par l’odeur de nègre, on ne saurait la comparer à rien, elle soulève le cœur, elle vous poursuit partout. Entre-t-on dans une maison, on est à l’instant saisi par cette émanation fétide. Si l’on s’approche de quelques enfants pour voir leurs jeux, vite on s’éloigne, tant l’odeur qui s’en exhale est repoussante. Moi, dont les sens sont très susceptibles, à qui la moindre senteur porte à la tête ou à l’estomac, j’éprouvais un malaise tellement insupportable, que nous fûmes forcés de précipiter notre marche afin de nous trouver hors d’atteinte de ces exhalaisons africaines.

Descendus au bas du rocher, je m’assis pour me reposer. M. Chabrié se plaça à mon côté, tandis que les trois jeunes gens erraient sur la plage en cherchant des coquilles. M. Chabrié me prit la main, la pressa affectueusement contre sa poitrine et me dit avec un accent que je ne lui connaissais pas encore :

– Oh ! mademoiselle Flora, que je vous remercie de n’avoir pas accepté l’offre de cette dame ! quelle douleur cela m’eût fait ! Me séparer de vous qui m’êtes confiée, lorsque vous êtes si souffrante ; vous laisser seule sur ce rocher infect, entourée de ces horreurs de nègres que vous voyez avec tant de répugnance ! Oh ! je n’y aurais pas consenti, et puis, qui vous soignerait si je n’étais plus là ?

L’expression passionnée avec laquelle M. Chabrié prononça ces paroles produisit sur moi un effet difficile à décrire. Je me sentis pénétrée pour lui d’un sentiment tout à la fois de reconnaissance, d’attachement et de terreur.

Depuis mon départ de Bordeaux, j’avais entièrement perdu de vue ce que ma position pouvait avoir d’extraordinaire aux yeux de M. Chabrié. Mon état de souffrance m’avait empêchée d’y penser ; j’attribuais à la bonté naturelle de notre capitaine les complaisances qu’il avait pour moi, les attentions dont il m’environnait ; je n’avais jamais songé qu’il pût éprouver un autre sentiment que celui de l’affection compatissante, que ma position inspirait généralement.

Aux êtres doués d’une ame aimante, dont l’organisation est à la fois délicate et magnétique, il suffit d’un seul regard pour leur faire pénétrer le secret de l’individu auquel ils parlent. Le regard de M. Chabrié me laissa lire clairement sa pensée ; il lut aussi la mienne. Je lui serrai la main ; il me dit alors avec un accent de profonde tristesse :

– Mademoiselle Flora, je n’espère pas me faire aimer de vous. Je demande seulement à vous aider à supporter vos chagrins. Je le remerciai par un sourire, et lui montrant la mer : Mon cœur, lui dis-je, ressemble à cet Océan ; le malheur y a creusé de profonds abîmes ; il n’est pas de pouvoir humain qui puisse les combler.

– Accordez-vous donc plus de puissance au malheur qu’à l’amour ?…

Cette réponse me fit tressaillir ; c’est qu’alors je ne pouvais entendre prononcer le mot amour sans que les larmes me vinssent aux yeux. M. Chabrié cacha sa tête dans ses mains. Pour la première fois, je le regardai ; je ne connaissais pas encore ses traits : il pleurait ; je l’examinais attentivement et me laissais aller avec délices aux pensées les plus mélancoliques.

On nous appela : le canot nous attendait ; nous nous y rendîmes lentement. Je m’appuyais sur le bras de M. Chabrié ; nous étions absorbés dans nos pensées, et ni l’un ni l’autre ne songeaient à rompre le silence. Nous trouvâmes à bord M. David avec son consul et deux musiciens qu’il avait amenés pour me faire connaître la musique du pays. Nous nous rassemblâmes tous sur le pont : je m’étendis sur un double tapis ; ces messieurs prirent place autour de moi, et chacun, selon l’ordre d’idées qu’il avait dans la tête, prêta plus ou moins d’attention à la monotone musique des deux Africains.

Le concert se serait prolongé fort avant dans la nuit, si l’un des musiciens n’eût été pris du mal de mer, quoique le bâtiment ne fit aucun mouvement. Cette circonstance obligea le consul de retourner à la ville ; je fus ainsi délivrée de l’ennui, que son parler anglais et ses musiciens me donnaient. Nous restâmes très tard à causer sur le pont : les nuits des tropiques sont si belles !

Le lendemain matin M. David et M. Miota quittèrent le bord avec le projet de faire une petite incursion dans l’intérieur de l’île. Ils allaient chez un Français qui cultivait un champ à dix-huit lieues de la ville, autant dans le dessein de lui acheter des provisions que pour voir le pays.

Deux jours se passèrent pendant lesquels il me parut que M. Chabrié éprouvait de l’embarras avec moi : son air contraint, qui n’était pas dans ses habitudes, me gênait ; il augmentait encore les inquiétudes et la tristesse des pensées que la conversation du rocher avait fait naître en moi.

À cette époque, j’étais encore sous l’influence de toutes les illusions d’une jeune fille qui a peu connu le monde, quoique j’eusse déjà éprouvé les plus cruelles peines ; mais, élevée au milieu des champs, dans le plus complet isolement de la société, ayant vécu depuis dans la retraite, j’avais traversé dix ans de malheurs et de déceptions sans devenir plus clairvoyante. Je croyais toujours à la bienveillance, à la bonne foi ; je supposais que la méchanceté et la perfidie ne se montraient que par exception. La profonde solitude dans laquelle je m’étais retirée m’avait laissé ignorer le monde et tout ce qui s’y passait. Je m’étais repliée sur moi-même et ne pouvais soupçonner dans autrui l’existence de vices dont je ne découvrais en moi aucune trace, ou qui soulevaient d’indignation la générosité de mon cœur.

O précieuse ignorance qui fait croire à la bonne foi et à la bienveillance ! pourquoi t’ai-je perdue ? ou pourquoi la société est-elle si peu avancée encore, qu’il faille remplacer la franchise par la défiance, l’abandon par la retenue ? Oh ! que le cœur est blessé par ce cruel désenchantement ! Sous l’empire de la violence, les âmes aimantes se retiraient dans la Thébaïde : c’est encore au désert qu’elles devront habiter tant que la ruse et le mensonge gouverneront la société ; c’est dans la solitude que les ames pénétrées de l’esprit de Dieu reçoivent ces inspirations qui préparent le monde au règne de la vérité.

En 1833, l’amour était pour moi une religion ; depuis l’âge de quatorze ans, mon âme ardente l’avait déifié. Je considérais l’amour comme le souffle de Dieu, sa pensée vivifiante, celle qui produit le grand et le beau. Lui seul avait ma foi, je n’aurais guère mis au-dessus des autres animaux de la création la créature humaine qui aurait pu vivre sans un de ces grands amours purs, dévoués, éternels. J’aimais mon pays, je désirais pouvoir faire du bien à mes semblables, j’admirais les merveilles de la nature, mais rien de tout cela ne remplissait mon âme. La seule affection qui aurait pu alors me rendre heureuse eût été un amour passionné et exclusif pour un de ces hommes auxquels de grands dévouements attirent de grandes infortunes, qui souffrent d’un de ces malheurs qui grandissent et ennoblissent la victime qu’ils frappent.

J’avais aimé deux fois : la première, j’étais encore enfant. Le jeune homme pour qui j’éprouvais ce sentiment le méritait sous tous les rapports ; mais, privé de l’énergie de l’âme, il mourut plutôt que de désobéir à son père qui, dans la cruauté de son orgueil, m’avait repoussée. La seconde fois, le jeune homme qui avait été l’objet de mon entière affection, bien qu’irréprochable dans tout ce qui a trait à la délicatesse et à l’honneur de ses procédés avec moi, était un de ces êtres froids, calculateurs, aux yeux desquels une grande passion a l’apparence de la folie : il eut peur de mon amour, il craignit que je ne l’aimasse trop. Cette seconde déception m’avait déchiré le cœur, j’en avais horriblement souffert mais, loin de se laisser abattre, mon ame, s’agrandissant par la douleur, n’en était devenue que plus aimante et plus ferme dans sa foi. À toute ame ardente, il faut un Dieu qu’elle puisse encenser, un temple où elle puisse verser de douces larmes et pressentir, dans le recueillement, l’avenir que sa foi lui promet.

Mes souffrances m’avaient révélé toute la puissance d’aimer dont Dieu m’a douée ; et, après ces deux déceptions, il n’entrait pas dans ma pensée que la grandeur de mon amour pût être comprise par un homme qui n’eût pas été lui-même susceptible de ces actes de dévouement que la race moutonnière traite de folies parce qu’elle n’y voit aucun intérêt personnel, mais que transmet aux races futures le souvenir des hommes de cœur, comme les plus honorables titres de l’humanité et comme ceux qui constatent le plus beau de ses progrès.

Dans tous les temps, dans tous les pays, il s’est constamment rencontré des hommes qui se sont imposé les plus pénibles travaux à qui rien n’a coûté, qui n’ont reculé devant aucun sacrifice, aucun dévouement, afin d’atteindre le but qu’ils se proposaient. Ces êtres sont tellement au-dessus du commun des hommes, que toujours ils en ont été méconnus et souvent la grandeur de leurs actes n’a été appréciée que plusieurs siècles après eux. L’antiquité n’en offre pas un plus grand nombre d’exemples que n’en présente l’histoire moderne dans l’établissement des religions et dans les révolutions politiques des peuples. Aux yeux du sceptique et de l’égoïste, les dévouements de Jeanne d’Arc, de Charlotte Corday, des martyrs de toutes les révolutions, de toutes les sectes religieuses paraissent des actes de démence ; mais ces âmes héroïques suivaient l’impulsion qu’elles avaient reçue de Dieu et, quoiqu’elles désirassent le succès de leurs actes, ce n’était pas des hommes qu’elles en attendaient la récompense.

Je savais par expérience tout ce qu’il y a d’affreux à aimer un être qui ne peut nous comprendre, dont l’amour ne s’harmonise pas avec la grandeur du sentiment qu’on ressent pour lui. Aussi je m’étais bien promis de mettre tous mes soins à n’être jamais la cause d’une pareille douleur, et d’éviter, autant que cela dépendrait de moi, d’inspirer un sentiment que je n’eusse pu partager. Je n’ai jamais compris le bonheur qu’on trouve à faire naître un amour auquel soi-même on ne peut répondre. C’est une jouissance d’amour-propre à laquelle les êtres qui ne vivent que par le cœur sont insensibles.

Je n’étais pas sûre que M. Chabrié m’aimât ; mais, dans la crainte que cela n’arrivât, je crus qu’il allait de ma délicatesse de prévenir la naissance d’un amour que je ne pouvais ressentir.

L’absence de messieurs David et Miota me donnait un peu plus de liberté : les trois autres passagers ne comprenaient pas un mot de français, je pouvais m’entretenir avec M. Chabrié sans courir le risque d’être entendue.

Le soir, je montai sur le pont ; et, après m’être arrangé un divan sur une des cages à poules, je me mis à causer avec M. Chabrié.

– Cette nuit est bien belle, lui dis-je ; admirez la magnificence de la voûte étincelante qui couvre nos têtes. Aidez-moi donc à classer toutes ces brillantes étoiles que je vois pour la première fois.

– Mes connaissances en astronomie ne sont pas assez étendues pour que je puisse vous faire l’énumération des milliers d’étoiles qui scintillent dans ce beau ciel. J’aime de prédilection cette croix du sud, formée par ces quatre étoiles, dont une est plus petite.

— Et les deux que je vois, à côté, brillant d’un si vif éclat ?

— Ce sont les jumeaux.

— En effet, elles se ressemblent ; et ces innombrables petites étoiles formant comme un nuage resplendissant de lumière, comment les nommez-vous ?

— Que vous êtes heureuse, mademoiselle Flora, d’attacher de l’intérêt à tout ! J’admire en vous cette curiosité d’enfant ! Quel bonheur d’avoir des illusions ! La vie est bien terne quand on n’en a plus.

— Mais j’espère, monsieur Chabrié, que vous n’en êtes pas là ; avec une belle âme comme la vôtre, on est jeune longtemps.

— Mademoiselle, on est jeune tant qu’on aime d’amour un être dont on est aimé mais l’homme de vingt ans qui a le cœur vide est vieux.

— Vous croyez donc qu’on ne peut vivre sans cette condition d’aimer ?

— J’en suis convaincu, à moins qu’on appelle vivre boire, manger et dormir comme font les animaux. Mais je présume mademoiselle, que vous comprenez trop bien l’amour pour donner le nom de vie à une pareille existence. Cependant c’est ainsi que vivent la plupart des hommes. En songeant à cela, n’éprouvez-vous pas comme moi un sentiment de honte d’appartenir à la race humaine ?

— Non. La race humaine souffre et n’est pas méprisable ; je la plains du malheur qu’elle s’est fait, et je l’aime parce qu’elle est malheureuse.

— Et vous ne ressentez jamais le besoin de vous en venger ?

— Jamais.

— Mais peut-être aussi n’avez-vous jamais eu à vous plaindre de personne : vous n’avez rencontré, il est probable, que des gens qui vous aimaient ; et vous ignorez l’affreux, le poignant d’une lâche perfidie.

— Cela est vrai ; mais je connais quelque chose de plus affreux que la perfidie, c’est l’insensibilité. Oui, l’être froid inaccessible à l’enthousiasme, qui répond avec sa raison aux sentiments du cœur, et prétend mesurer les élans de l’âme, oui, cet automate que le souffle de Dieu n’a pas animé, qui, incapable de ressentir la beauté sublime du dévouement, dédaigne l’amour qu’il a inspiré, est pire que le perfide. Oui, l’être qui craignant d’être trop aimé, voit souffrir avec la plus sèche indifférence celle qui l’aime est pire que le perfide. Ce dernier, monsieur Chabrié, a toujours l’amour pour mobile ; l’autre, mu par le dégoûtant égoïsme, réfléchit toutes ses affections sur lui-même.

En prononçant ces mots, échappés presqu’à mon insu, j’avais oublié la réserve que, jusqu’alors, j’avais scrupuleusement observée ; tous mes traits, l’accent de ma voix devaient exprimer une douleur surhumaine ; celle dont le souvenir animait mes paroles avait été, comme l’amour qui l’avait causée, un sentiment inconnu sur la terre. M. Chabrié fut frappé de mon expression et me dit, en me regardant avec anxiété :

— Grand Dieu ! auriez-vous aimé un homme d’une nature aussi atroce ? Ah ! dites, dites-moi si une semblable douleur pèserait sur vous ?

Je ne pouvais parler : je lui fis un signe de tête qui disait oui. Je regardai le ciel comme pour implorer son secours ; puis, tendant la main à M. Chabrié, je ne pus qu’articuler ces mots :

— Que je souffre ! oh ! mon Dieu ! que je souffre !

Après ce cri d’une douleur que tous mes efforts n’avaient encore pu vaincre, je laissai retomber ma tête sur mon oreiller. Les objets extérieurs me fatiguaient, mes yeux se fermèrent ; et, plongée dans une confusion de souvenirs, je goûtai un charme indéfinissable de l’excès même de ma douleur. Je fus plusieurs heures dans la même attitude, pendant lesquelles l’agitation convulsive de mon cerveau surmontait la puissance de mon âme.

M. Chabrié était allé chercher mon manteau, m’en avait couverte, et avait garanti ma tête de l’humidité de la nuit avec un foulard. Je le sentais assis à mes côtés ; de temps en temps, il soupirait comme un homme oppressé par le spasme. Parfois il se levait, faisait quelques tours de promenade et revenait s’asseoir.

Quand je sortis de cette espèce de songe, la lune éclairait la baie de la Praya. La lueur pâle et blafarde de ses rayons donnait l’apparence d’une morne tristesse à tous les objets qui nous environnaient : pas le plus léger bruit n’arrivait de la ville ; les hautes masses de rochers qui se trouvaient dans l’ombre rappelaient les descriptions que le paganisme nous a laissées de son enfer. La mer était calme ; les trois navires mouillés dans la rade n’éprouvaient aucune oscillation perceptible ; tandis que M. Chabrié, assis au bout de la cage sur laquelle j’étais étendue, la tête appuyée sur une de ses mains, dans une attitude mélancolique qui s’harmonisait avec tout cet ensemble, regardait le ciel avec une expression de douleur.

Je restai longtemps en muette contemplation de cette scène. Dans ces belles nuits, les êtres de la création, privés du mouvement, semblent exprimer un bonheur sans mélange : l’accent de la douleur ne se fait pas entendre, et ce silence est, pour le cœur torturé, la plus persuasive des consolations. Peu à peu je sentis la douce influence qu’exerce la lune sur toute la nature ; le calme rentra dans mon âme, et je retrouvai mes sens pour admirer la beauté majestueuse du ciel.

Je n’osais parler à M. Chabrié par crainte de troubler sa rêverie. Je fis un léger mouvement ; il se retourna aussitôt, et, me voyant les yeux ouverts, se leva précipitamment ; puis, s’approchant tout auprès de moi, il s’informa si je voulais quelque chose. — Je désire savoir, lui dis-je, l’heure qu’il est.

— Minuit passé.

— Si tard ! Pourquoi donc ne vous êtes-vous pas couché ? vous qui projetiez de passer de bonnes nuits à dormir, quand vous n’auriez plus de quart à faire.

— Comme vous, mademoiselle Flora, je me plais à contempler les belles nuits des tropiques ; et puis maintenant je suis votre ami, votre vieil ami, qui vous aime trop pour vous laisser dormir sur une cage à poules, sans veiller auprès de vous.

Je pris une de ses mains, que je pressai fortement entre les miennes. — Merci, lui dis-je, oh ! merci ! Que je vous suis reconnaissante de votre bonne amitié ! qu’elle me fait de bien ! et comme j’en ai besoin ! Vous aussi, vous avez eu des chagrins, je vous aiderai à vous consoler de la perfidie dont vous avez été victime, et vos douleurs vous paraîtront légères en les comparant aux miennes.

— Vous m’acceptez donc pour ami ?…

— Oh ! si je vous accepte !…

Et je baisai son front avec un mouvement de reconnaissance qui fit couler mes larmes.

Il était près de deux heures du matin quand je descendis me coucher. Je dormis jusqu’à dix heures de la matinée. Je fus réveillée par la voix harmonieuse de M. Chabrié, qui chantait une vieille romance sur l’amitié. Je me levai : tout le monde avait déjeuné ; le mousse me servit. M. Chabrié vint me tenir compagnie, pela mes oranges et mes bananes, en causant avec un abandon et une franchise qui, à chaque instant, me faisaient l’aimer davantage.

Vers trois heures, M. David et M. Miota reparurent, amenant avec eux le Français de chez lequel ils venaient. M. Miota, excédé de fatigue, se coucha : quant à M. David, il ne se plaignait pas de la lassitude ; mais il était très en colère, parce qu’il n’avait pas fait sa barbe depuis trois jours, et que sa toilette était un peu en désordre.

Il fallut lui céder la chambre tout entière, afin qu’il pût y refaire sa toilette en grand ; ce qui ne fut, au surplus, une privation pour aucun de nous, parce que le pont était devenu un salon fort agréable, au moyen de la tente qui nous abritait du soleil.

Le peu de mots que M. David m’avait dits sur le compte du Français, propriétaire dans cette île du Cap-Vert, me donnait envie de causer avec lui. C’était un petit homme aux membres trapus, aux traits anguleux, au teint basané, aux cheveux noirs, épais et tombant lisses sur les tempes. Sa mise ressemblait à celle d’un de nos paysans endimanchés. Je l’abordai avec des paroles affables, comme on est porté d’en adresser à un compatriote que l’on rencontre loin de son pays.

M. Tappe (c’était son nom) se montra sensible à ces marques d’intérêt, et, quoiqu’il ne fût pas d’un naturel très causeur, je vis qu’il se laisserait aller volontiers à me raconter son histoire.

Il y avait quatorze ans que M. Tappe était établi aux îles du Cap-Vert.

Je lui demandai comment il avait choisi une terre aussi aride.

— Mademoiselle, me répondit-il, ce n’est pas moi qui l’ai choisie ; mais Dieu, dans ses incompréhensibles décrets, a voulu que je demeurasse sur cette terre de misère et d’aridité. Dès mon enfance, mes parents me destinèrent au saint ministère des autels ; je fus élevé au séminaire de la Passe, auprès de Bayonne ; le zèle religieux dont mon âme était embrasée me fit distinguer de mes chefs. Par la chute de l’usurpateur et le rétablissement de la royauté, notre sainte religion avait repris sa toute-puissance, et en 1819, il fut décidé qu’on choisirait, dans tous les séminaires de France, les sujets qui montreraient le plus de dévouement pour la propagation de la foi, afin de les envoyer en mission sur différents points du globe y convertir les peuplades sauvages vouées à l’idolâtrie. Je fus un de ceux désignés, et nous partîmes pour nous rendre où notre apostolat nous appelait. Notre bâtiment ayant eu, ainsi que le vôtre, besoin de réparations, nous relâchâmes dans le port de la Praya.

Pendant que nous étions mouillés en rade, j’allai à terre, où je me liai avec un vieux Portugais ; celui-ci me mit au courant de toutes les ressources que pouvait offrir le pays. Je vis qu’avec très peu d’argent il était possible d’y faire une fortune rapide. Je pris, d’après cela, le parti de changer ma destination, et me décidai à rester sur cette côte. Mais, hélas ! Dieu, dont je respecte les décrets, n’a pas permis que mes espérances se réalisassent, et depuis quatorze ans je végète de la manière la plus pénible.

M. Tappe, en achevant son histoire, se croisa les mains sur sa poitrine, leva ses petits yeux gris vers le ciel, et récita à mi-voix deux ou trois phrases latines que je ne rapporte point, parce que je ne comprends pas le latin.

J’étais curieuse de savoir quel genre d’affaires avait déterminé M. Tappe à abandonner l’apostolat pour les chances de la fortune : je lui demandai quel pouvait donc être le moyen de fortune rapide qui l’avait séduit.

— Mon Dieu, mademoiselle, il n’y a sur cette côte qu’un seul genre de commerce, c’est la traite des nègres. Quand je vins m’établir dans cette île, ho ! alors, c’était le bon temps ! il y avait de l’argent à gagner, et sans se donner beaucoup de peine. Pendant deux ans, ce fut un beau commerce ; la prohibition même de la traite faisait qu’on vendait les nègres tout ce que l’on voulait ; mais, depuis lors, ces maudits Anglais ont tant insisté pour l’exécution rigoureuse des traités, que les dangers et les dépenses qu’occasionne le transport des nègres ont ruiné entièrement le plus avantageux commerce qu’il y eût ; ensuite cette industrie est maintenant exploitée par tout le monde, et on n’y gagne pas plus qu’à vendre des ballots de laine ou de coton.

M. Tappe me parlait de tout ce que je viens succinctement de raconter avec une simplicité, une bonhomie qui me laissaient tout ébahie. Je regardais cet homme, cherchant à deviner dans ses traits quelle pouvait être sa pensée ; mais, pendant tout le temps qu’il causa avec moi, sa figure n’exprima aucune émotion : il resta calme et impassible.

Je ne trouvai pas un mot à répondre à M. Tappe ; j’éprouvais, à sa vue, une de ces répugnances instinctives, et, ne pouvant m’en débarrasser autrement, je descendis dans la chambre : j’y trouvai M. David en grande tenue de négligé, à table avec son consul qui, décidément, ne pouvait plus le quitter. Quand j’entrai, il jeta son cigare et me dit :

— Eh bien ! mademoiselle, que dites-vous de l’aimable compatriote que je vous ai amené ? J’espère, et vous en conviendrez, qu’il se trouve aux îles du Cap-Vert des Français un peu soignés. Voilà un homme qui parle latin mieux que Cicéron. Ce gaillard vous cite Horace, Juvénal ou Virgile à propos de citrons verts ou de choux mal venus, sans compter les passages des Saintes Écritures ; il connaît aussi l’hébreu. Je suis sûr, mademoiselle, que vous êtes flattée de voir, à la côte d’Afrique, notre belle France aussi bien représentée.

— Monsieur David, je trouve qu’en ce moment vos plaisanteries sont très mal placées. Vous devriez voir, à l’expression de ma figure, que cet homme m’inspire le plus profond dégoût.

— Comment ! mademoiselle, vous si grande admiratrice des Français, vous éprouvez du dégoût pour un apôtre français, un saint ministre des autels ?

— Brisons sur ce chapitre, monsieur ; cet homme-là n’est pas un Français ; c’est un anthropophage sous la forme d’un mouton.

— Oh ! que c’est bien ! Ah ! mademoiselle, voilà qui est charmant de vérité ! Il faut que je traduise cela au consul.

Et, de ce moment, M. Tappe fut surnommé le mouton anthropophage.

— En vérité, repris-je, je ne puis deviner, monsieur David, dans quel but vous avez amené cet homme à bord ? Quant à moi, je donnerais beaucoup pour ne l’avoir pas vu.

— Regardez, mademoiselle, comme vous êtes ingrate envers les amis sincères qui vous veulent du bien ! c’est cependant pour vous, pour vous seule que j’ai amené M. Tappe ici.

— Eh pourquoi, je vous prie, monsieur ? Quel droit vous arrogez-vous d’exposer à mes yeux des créatures immondes.

— Afin, mademoiselle, que vous acquériez vous-même la preuve que, parmi les hommes, il y a des créatures immondes.

— Et, en supposant que cela fût vrai, pourriez-vous me dire ce que je gagnerais à le savoir ?

— Ce que vous gagneriez, mademoiselle ! mais ce que l’on gagne à connaître ses ennemis, vous apprendriez à vous en défier.

— Oh ! cette science coûte trop cher ! le peu que je viens d’en voir a glacé tout mon sang d’horreur. Serait-il donc vrai qu’il se trouve dans le monde beaucoup d’hommes de l’espèce de celui avec lequel je viens de causer !

— Malheureusement oui, mademoiselle. Et puisque nous sommes dans un moment de franchise, j’oserai même vous affirmer que la majorité de la race humaine est, en tout point, semblable à l’honorable M. Tappe.

— Si cela était vrai, monsieur, j’irais de suite me jeter à la mer ; mais heureusement je lis dans les yeux de M. Chabrié un démenti formel à ce que votre misanthropie vous fait avancer plus que légèrement.

— Que vous conte encore ce David, mademoiselle Flora : dit M. Chabrié en entrant : que les hommes sont méchants, je parie ? c’est son refrain continuel, il n’en sort pas.

— Cette fois, je fais plus que le dire, je le prouve et c’est pour convaincre notre aimable passagère que je vous ai amené de Saint-Martin le très saint et très vertueux M. Tappe, qui dînera avec nous, si vous voulez bien le permettre.

— En cela encore, David, vous avez fait une bêtise, comme d’ordinaire vous ne laissez jamais échapper l’occasion d’en faire. Votre M. Tappe me fait l’effet d’un gros crapaud dont le venin jaillit sur ceux qui l’approchent : qu’aviez-vous donc besoin de m’amener un jésuite de cette trempe, quand vous savez que c’est l’engeance que j’ai surtout en horreur et méprise le plus ?

— Eh ! mon cher, je ne l’ai pas amené pour vous ; j’ai voulu le faire voir à mademoiselle. Il m’a paru une pièce assez curieuse pour mériter d’être couchée tout au long sur le calepin d’une voyageuse observatrice.

La conversation commençait à prendre un ton d’aigreur ; elle aurait fini comme de coutume, entre M. David et son ami par quelques vives boutades, si nous n’en avions été distraits ; le mousse venant annoncer le dîner.

M. David s’approcha alors de moi et me dit : — Maintenant, mademoiselle, je ne plaisante plus ; je vous engage à étudier cet homme. Je vais le placer à côté de vous : surmontez un peu vos répugnances. Je crois que pour un voyageur cette rencontre est une bonne fortune.

Pendant le premier service, l’ancien séminariste mangea et but ; son avidité était telle qu’elle ne lui laissa pas le temps de prononcer une parole : toutes les facultés de son être étaient absorbées par son assiette et son verre. Je ne mangeais jamais du premier service, j’avais ainsi tout loisir pour examiner cet homme remarquable, dans son genre, comme le disait M. David. Je pus saisir à l’expression de ses traits la passion dominante chez lui ; c’était la gourmandise. Comme ses petits yeux brillaient à la vue de l’énorme gigot et des autres pièces de viande qu’on nous servit ! Ses narines s’ouvraient ; il passait sa langue sur ses lèvres minces et pâles ; la sueur courait sur son front ; il paraissait être dans un de ces moments où la jouissance, que nous ne pouvons contenir, sort par tous nos pores. Cet homme me représentait une bête fauve. Quand il se fut bien gorgé, ses traits reprirent peu à peu leur expression ordinaire, qui était de n’en avoir aucune, et il recommença à me parler sur le même ton qu’avant le dîner.

— Votre capitaine, mademoiselle, vient de nous donner un bien bon dîner. Manger, voilà la vie : et moi, dans cette île de misère, je suis privé de cette vie-là.

— Vous n’avez donc rien à manger dans cette île ?

— Nous n’avons que du mouton, de la volaille, des légumes, du poisson frais et des fruits.

— Mais il me semble qu’avec toutes ces choses ; on doit avoir un ordinaire très convenable.

— Oui, si l’on avait un cuisinier et tout ce qu’il faut pour préparer les mets ; mais on n’a rien de tout cela.

— Pourquoi ne dressez-vous pas une de vos négresses à faire la cuisine.

— Ah ! mademoiselle, on voit bien que vous ne connaissez pas la race noire. Ces misérables créatures sont si méchantes, qu’il m’est impossible de confier à aucune d’elles ce soin sans courir le risque d’être empoisonné.

— Vous les traitez donc bien durement pour qu’elles ressentent autant de haine et nourrissent une pareille animosité contre leur maître.

— Je les traite comme il faut traiter les nègres, si l’on veut s’en faire obéir, à coups de fouet. Je vous assure, mademoiselle, que ces coquins-là vous donnent plus de peine à mener que des animaux.

— Combien en avez-vous actuellement ?

— J’ai dix-huit nègres, vingt-huit négresses et trente-sept négrillons. Depuis deux ans, les négrillons se vendent très bien, mais on a beaucoup de peine à se défaire des nègres.

— À quoi occupez-vous, tout ce monde ?

— À cultiver ma ferme, à soigner ma maison ; tout est très bien tenu, demandez à ces messieurs.

M. David m’a dit que vous étiez marié : êtes-vous heureux en ménage ?

— J’ai été obligé de me marier avec une de ces négresses, afin d’assurer ma vie : j’avais déjà été empoisonné trois fois, je craignais d’y passer, et j’ai pensé qu’en me mariant avec une de ces femmes, elle prendrait intérêt à moi, surtout en lui faisant croire que tout ce qui était à moi lui appartenait aussi. Ensuite je lui fais faire la cuisine et l’oblige à goûter, devant moi, ce qu’elle me sert avant d’en manger. Je trouve dans cette précaution une très grande sécurité. J’ai trois enfants de cette fille elle les aime beaucoup.

— Alors, vous ne pouvez plus songer à retourner en France, car vous voilà attaché dans ce pays.

— Pourquoi donc ? serait-ce à cause de cette femme ? Oh ! cela ne m’inquiète pas. Dès que j’aurai réalisé ma petite fortune, j’amènerai cette négresse ici un jour que la mer sera très agitée je lui dirai : Je retourne dans mon pays ; veux-tu me suivre ?… Comme toutes ces femmes ont grand’peur de la mer, je suis sûr qu’elle me refusera ; alors je lui dirai : Ma chère amie, tu vois que je fais mon devoir ; je te propose de t’emmener : tu refuses d’obéir à ton mari, je suis trop bon pour t’y contraindre par la force, je te souhaite toutes sortes de bonheurs, et je m’en vais.

— Et que deviendra cette pauvre femme ?…

— Oh ! ne craignez rien ; elle ne sera pas à plaindre : elle vendra ses enfants dont elle aura un bon prix ; et puis elle pourra trouver un autre mari qu’elle servira pour la nourriture ; c’est une superbe fille qui n’a que vingt-six ans.

— Mais, monsieur Tappe, cette fille est votre femme devant Dieu : elle est mère de vos enfants et vous laisserez tous ces êtres à la merci de qui voudra les acheter sur la place publique ?… c’est une action atroce !!!…

— Mademoiselle, c’est une action comme il s’en commet de semblables chaque jour dans notre société.

J’étais devenue pourpre, tant l’indignation me suffoquait. M. Tappe s’en aperçut ; il me regarda avec étonnement, marmota encore quelques phrases latines, et me dit, avec un sourire méchant :

— Mademoiselle, vous êtes encore bien jeune ; je crois m’apercevoir que vous avez peu vu le monde, je vous engage à le voir davantage, car il est bon de savoir avec quels gens on vit, autrement on est la dupe de tous.

Après le dîner, M. Tappe retourna à la ville : quand je me retrouvai seule avec M. David, il me dit : — Hé bien ! que pensez-vous de l’élève de ces messieurs, du célèbre séminaire de la Passe ?

M. David, je vous le répète, j’aurais préféré ne pas avoir vu cet homme.

— Mademoiselle, je vous prie de m’excuser si, en voulant vous servir, je vous ai occasionné quelques moments désagréables ; vous êtes cependant trop raisonnable pour ne pas sentir que, tôt ou tard, il faudra pourtant bien vous résoudre à connaître le monde au milieu duquel vous êtes destinée à vivre. La société, j’en conviens, n’est pas belle à voir de près, mais il est important de la connaître telle qu’elle est.

Il s’était écoulé une semaine sans que je fusse retournée à la ville, mon aversion pour l’odeur des nègres m’en avait empêchée : la politesse néanmoins me fit surmonter ma répugnance, et je me résolus à aller faire des visites d’adieux à madame Watrin et au consul.

Chez le consul m’attendait le spectacle d’une de ces scènes repoussantes d’atrocité, et si fréquentes dans les pays où subsiste encore ce monstrueux outrage à l’humanité, l’esclavage.

Ce jeune consul, représentant d’une république, cet élégant Américain, si gracieux avec moi, si aimable avec M. David, ne paraissait plus qu’un maître barbare. Nous le trouvâmes dans la salle basse, frappant de coups de bâton un grand nègre étendu à ses pieds, et dont le visage était tout en sang. Je fis un mouvement pour aller défendre, contre son oppresseur, ce nègre dont l’esclavage paralysait les forces.

Le consul chargea M. David de nous expliquer pourquoi il battait son esclave : le nègre était voleur, menteur, etc., etc. ; comme si le plus énorme des vols n’est pas celui dont l’esclave est victime ! comme s’il pouvait exister une vertu pour qui ne peut avoir une volonté ! comme si l’esclave devait rien à son maître et n’était pas, au contraire, en droit de tout entreprendre contre lui !

Non, je ne saurais dépeindre quelle douloureuse impression cette vue hideuse produisit sur moi. Je m’imaginais voir ce misérable Tappe au milieu de ses nègres. Mon Dieu ! pensai-je, M. David aurait-il raison ! les hommes seraient-ils tous méchants ? Ces réflexions bouleversaient mes idées morales, et me plongeaient dans une noire mélancolie. La défiance, cette réaction des maux que nous avons soufferts ou dont nous avons été témoins, ce fruit âcre de la vie, naissait en moi, et je commençais à craindre que la bonté ne fût pas aussi générale que je l’avais pensé jusqu’alors. En allant chez madame Watrin, j’examinai avec beaucoup d’attention toutes les figures noires et basanées qui se présentaient à moi ; tous ces êtres, à peine vêtus, offraient un aspect repoussant : les hommes avaient une expression de dureté, souvent même de férocité, et les femmes d’effronterie et de bêtise. Quant aux enfants, ils étaient horribles de laideur, entièrement nus, maigres, chétifs ; on les eût pris pour des petits singes. En passant devant la maison de ville, nous vîmes des soldats occupés à battre des nègres par ordre des maîtres auxquels ceux-ci appartenaient. Cette cruauté, dans les usages habituels de cette population, redoubla l’humeur sombre que la scène du consulat m’avait donnée. Arrivée chez madame Watrin, je me plaignis à cette dame, qui paraissait si bonne, de tous les actes de barbarie que j’avais vu commettre dans la ville. Elle se mit à sourire, et me répondit avec sa douce voix :

— Je conçois que pour vous, nourrie dans d’autres mœurs, ces coutumes paraissent étranges ; mais vous ne seriez pas ici huit jours, que vous n’y songeriez plus.

Cette sécheresse, cette dureté me révoltaient. Il me tardait d’être loin de tout ce monde.

La veille de notre départ, cédant aux importunités du capitaine Brandisco, j’allai lui faire une visite à bord de sa goélette. J’étais accompagnée par MM. David et Briet, car M. Chabrié ne se sentait aucune sympathie pour le pauvre capitaine vénitien.

Ce Brandisco était encore un original dans son genre : il posait pour moi, et je ne crus pas devoir en dédaigner l’esquisse. C’était un homme de cinquante ans, maigre et chétif, né à Venise. Depuis l’âge de six ans, il parcourait toutes les mers : il avait été mousse, matelot, capitaine et propriétaire de navire. Longtemps serviteur de l’épouse du doge, il s’était lancé ensuite dans le grand Océan, et avait éprouvé des fortunes diverses. Il parlait toutes les langues, mais toutes si mal, qu’à peine s’il pouvait se faire comprendre dans aucune, et néanmoins c’était un bavard intarissable. Il nous avait pris en grande amitié, moi surtout, parce que, disait-il, j’étais la compatriote de sa petite femme, c’est ainsi qu’il la nommait. Ce capitaine Brandisco nous avait raconté son histoire : de simple gondolier, il était parvenu à acquérir de la fortune ; devenu riche, il avait voulu l’être plus encore, et avait été ruiné.

— Oui ! nous dit-il un jour, j’ai eu à moi un beau trois-mâts de huit cents tonneaux ; tellement chargé, que les chaînes de haubans entraient dans l’eau : mais j’ai été volé par ces chiens d’Anglais. Ces pirates m’ont dévalisé.

— Dans quels parages ? demanda M. Ghabrié ; et de quoi donc étiez-vous chargé ?

— J’avais toute ma fortune à bord, reprit-il, évitant de répondre à la question ; c’était mon dernier voyage. Ah ! les chenapans d’Anglais ! je les vois encore avec leurs habits rouges. Ces faquins-là sont bien les plus impudents coquins que Satan ait mis au monde : non contents de me voler, les scélérats m’ont garrotté et emmené en Angleterre.

— Diable m’emporte si je vous comprends, avec votre parler barroque, reprit M. Chabrié. Ce que je crois deviner, capitaine Brandisco, c’est que votre beau trois-mâts était tout bonnement un négrier, et le pirate qui vous a volé, une frégate anglaise qui vous aura pincé, n’est-ce pas cela ?

— Comme vous le dites, capitaine. Cet infernal gouvernement anglais m’a tenu pendant deux ans en prison. Ils m’ont relâché enfin, mais ces voleurs m’ont gardé mon trois-mâts et tous mes nègres ; c’est une infamie !

Et Brandisco se mit à pleurer.

— Après être sorti des prisons d’Angleterre, j’ai fait un petit héritage ; je suis allé à Paris, où j’ai rencontré ma jolie petite femme de la rue Saint-Denis. Je me suis marié, et mon épouse m’a conseillé de venir faire le commerce à Sierra-Leone. Depuis que je suis dans ce pays, j’ai éprouvé encore beaucoup de malheurs, aussi j’ai presque entièrement abandonné la traite ; le bon Dieu ne veut pas que je réussisse à vendre ces chiens de noirs. Maintenant je fais mon petit commerce, un peu de contrebande ; ma petite femme a une jolie boutique, beaucoup d’ordre, et je pourrai peut-être, dans quatre ou cinq ans, retourner à ma belle Venise.

La goélette de Brandisco était du port de trente à quarante tonneaux ; j’eus beaucoup de peine à y monter : le grand nègre qui me reçut était effrayant par les proportions herculéennes jointes à un air de férocité. J’éprouvai aussi des difficultés à descendre dans la chambre : à l’entrée, qui était un trou carré, s’appliquait une petite échelle placée perpendiculairement. M. Briet descendit le premier, et facilita mon introduction dans cette cage : elle ne pouvait contenir que trois personnes, et M. Briet n’y pouvait rester debout.

Le capitaine Brandisco était au comble de la joie : il nous reçut de son mieux, nous offrit du très bon rhum, de l’excellent café, des biscuits ; il avait de tout en abondance. Il voulait absolument que j’acceptasse des petits colliers en verroteries, que les négriers ont toujours en quantité à leur bord ; car des ornements de cette valeur sont aussi reçus par l’Afrique en échange de ses enfants. Je me contentai de lui prendre un verre de Bohême, afin de ne pas le désobliger. Après nous avoir parlé de sa petite femme, de son ancienne richesse, il en vint à faire l’article.

— Tenez, nous dit-il, j’ai là deux jolis petits nègres qui feraient bien votre affaire : ils sont bons, honnêtes, bien dressés, forts et sains. Cok ! cria-t-il : aussitôt un jeune nègre de quinze à seize ans sauta dans la chambre et resta devant nous immobile. Le misérable Brandisco se mit à vanter sa marchandise, retournant de tout côté cet être humain, comme un maquignon eût pu faire d’un jeune poulain. Cet acte de barbarie rendit présents à mon esprit tous les maux de l’esclavage dont la Praya m’avait offert l’odieux tableau. Je priai M. David de me ramener.

Avant de quitter son bord, M. Briet pria le capitaine Brandisco de faire venir tout son monde sur le pont, afin que je visse de quels hommes se composait son équipage. Il avait huit nègres, tous grands, forts, et qui, d’un seul coup de poing, auraient assommé leur maitre. En nous éloignant de cette chétive barque, je dis à M. David

— Ce que je ne peux m’expliquer dans cet homme, c’est ce mélange de hardiesse et de bassesse. Savez-vous qu’il lui faut du courage pour vivre à bord avec huit nègres qu’il maltraite et qui pourraient bien, si la vengeance les y portait, lui tordre le cou et le jeter à la mer.

— Oui, sans doute, il lui faut un certain courage : je conviens qu’à sa place je ne dormirais pas tranquille ; mais la cupidité est un moteur si puissant, que les hommes exposent, journellement, leur vie dans l’espoir d’acquérir de l’or.

La Praya contient environ quatre mille habitants dans la saison des pluies ; pendant juin, juillet et août, cette population diminue, à cause de l’insalubrité du climat.

Le seul commerce qu’on y fasse est la traite ; il n’y existe aucun produit pour l’exportation. Les habitants de la Praya échangent des nègres contre de la farine, du vin, de l’huile, du riz, du sucre et autres denrées, ainsi qu’objets manufacturés dont ils ont besoin. Cette population est pauvre, se nourrit très mal, et la mortalité y est très considérable, par les nombreuses maladies auxquelles les habitants sont exposés.

Enfin, après être restés dix jours à la Praya, pour réparer notre navire, nous reprîmes la mer.


III.

LA VIE DE BORD.


Pendant les huit premiers jours, je fus aussi malade que je l’avais été en sortant de la rivière de Bordeaux. Ma maladie prit ensuite un cours régulier : je vomissais tous les matins ; je me trouvais mieux vers midi ; de deux à quatre heures, j’éprouvais un fort malaise, et de quatre heures du soir au lendemain matin, j’étais tout à fait bien. Cet état journalier continua jusqu’à notre arrivée à Valparaiso. Mais, lorsque la mer devenait mauvaise, j’étais malade jour et nuit sans interruption.

Quatorze jours après notre sortie de la Praya, nous étions sous la ligne, et là commencèrent nos grandes misères.

Notre navire, ayant été réparé avec soin, ne faisait plus eau du tout ; mais il en résulta un grave inconvénient : il nous vint de la cale une forte odeur occasionnée, pensâmes-nous, par la putréfaction de l’eau qui y était restée, et que la mer ne renouvelait plus. Cette odeur était tellement corrosive, que l’argenterie en devenait noire. Le bâtiment en était infecté : il nous fallut déserter nos cabanes, car on ne pouvait rester dans la chambre sans courir le risque d’être asphyxié.

Nous éprouvâmes pendant douze jours les souffrances les plus pénibles. Ne pouvant descendre dans la chambre, il fallut se résoudre à rester jour et nuit sur le pont. Nous avions continuellement, par quarts d’heure d’intervalle, de l’orage et de la pluie ; ensuite le soleil de l’équateur dardait verticalement ses rayons sur nos têtes. La chaleur était intolérable, et nous ne pouvions mettre la tente pour nous en garantir, à cause de la fréquence des changements de vents. Chacun de nous, sur le pont, cherchait à se blottir dans un coin le mieux qu’il pouvait, afin d’avoir un peu d’ombre mais tous nos efforts étaient vains, et nous ne pouvions pas plus réussir à nous mettre à l’abri du soleil que de la pluie. C’était pitié de nous voir aussi mouillés que si la mer nous eût couverts de ses ondes, abattus par la chaleur, la fatigue et le sommeil. Nous éprouvions une soif dévorante, nous n’avions aucun fruit frais dont nous pussions nous rafraîchir. L’eau de rapprovisionment était renfermée dans des tonnes qui, toutes sur le pont, s’échauffaient par l’ardeur du soleil à un tel point que l’eau était plus que tiède. Nous avions la bouche sèche, brûlante : nous ressentions comme une espèce de rage.

Malgré les soins et les complaisances que ces messieurs du Mexicain eurent pour moi dans cette occasion comme pendant tout le voyage, je crus que je succomberais à la fatigue dont je fus accablée au passage de la ligne. M. Chabrié m’avait fait défoncer un tonneau vide, qui me servait d’abri : au moyen de cette maison roulante, j’étais, par exception aux autres personnes du bord, garantie à la fois du soleil et de la pluie.

M. David m’avait prêté des bottes : M. Briet s’était privé de sa grande capote en peau de poisson pour me la prêter. Cette capote, faite en Chine, du plus beau travail, était imperméable et excessivement légère. M. Chabrié m’avait donné un grand chapeau ciré également imperméable. Ainsi affublée, j’étais, nouveau Diogène, logée dans mon tonneau, faisant de tristes réflexions sur la condition humaine. M. David, qui a un secret à lui pour supporter le chaud et le froid avec la même sérénité, était toujours leste, gai et bien mis. Tous ces messieurs n’avaient que leur chemise et leur pantalon. M. David seul avait une cravate, des bas et une veste en toile blanche ; lui et notre cuisinier[3] étaient, chacun dans sa sphère, l’ame du navire. Rien ne pouvait les abattre. M. David avait mille prévenances pour nous : il nous faisait rafraîchir de l’eau dans des bouteilles qu’il tenait dans la mer, il nous préparait de la limonade avec les citrons aigres que le pieux Tappe nous avait vendus pour de bons citrons ; il faisait donner à l’un de la soupe, à l’autre des bananes, à celui-ci du thé, à celui-là du punch ; enfin il était le garde-malade de tous.

Nous restâmes environ dix-sept jours dans les parages de la ligne. Peu à peu l’infection disparut. On nettoya parfaitement la chambre ; on brûla du vétiver, de la vanille ; chacun donnant tout ce qu’il avait d’odeurs, afin de parfumer cette chambre, qui était la capitale de notre empire.

Comme l’équipage du Mexicain se composait d’hommes de progrès, il n’y eut pas de baptême sous la ligne. Le navire, qui était à son premier voyage, avait été lancé du chantier sans être baptisé, et conséquemment n’avait eu ni parrain ni marraine. On était sorti de la rivière un vendredi, et le capitaine ne voulait pas qu’on fît de baptême, trois événements importants qui faisaient dire à Leborgne, le vrai matelot, que ses sœurs pourraient bien voir fleurir les cerisiers deux saisons de suite avant que nous revissions la terre. On n’osa pas aller contre l’ordre du capitaine ; mais il se trama une conspiration sur le gaillard d’avant, à la tête de laquelle était le cuisinier. Celui-ci, au nom de Neptune, dont il s’intitulait le secrétaire, écrivit une lettre au capitaine. Leborgne se chargea de la remettre ; revêtu d’une toile à voiles imbibée d’eau de mer, il avait assez l’apparence du messager du dieu des ondes.

Je suis fâchée de ne plus avoir cette lettre : le style, l’orthographe et la pensée étaient caractéristiques.

Le malin cuisinier exprimait le courroux que le dieu ressentait à voir son empire traversé par des capitaines philosophes. Il menaçait de les engloutir, à moins qu’ils ne voulussent bien se prêter de bonne grâce à payer le tribut qu’ils lui devaient. Notre capitaine comprit très bien l’ingénieux apologue, et afin d’apaiser le courroux de Neptune, il envoya à ses dignes représentants du vin, de l’eau de vie, du pain blanc, un jambon et une bourse dans laquelle chacun de ceux qui passaient la ligne pour la première fois avait mis une pièce de monnaie. Il nous parut que le dieu fut très sensible à tous ces dons, car nous entendîmes, au milieu des chants de ses serviteurs, les voix glapissantes du cuisinier et de Leborgne percer de la manière la plus discordante.

Entre la ligne et le cap Horn nous eûmes d’assez beaux jours. Ce fut alors que j’admirai avec ravissement le lever du soleil dans toute sa magnificence. Quel spectacle imposant sous cette zone ! Toutefois le coucher du soleil me paraissait plus beau encore. Non, l’œil humain ne peut voir rien de plus sublime, d’un grandiose plus divin, d’une plus éblouissante beauté que le coucher du soleil entre les tropiques ! Je n’essaierai pas de décrire les effets magiques de lumière que produisent ses derniers rayons sur les nuages et sur les flots. La parole est sans couleur pour les peindre, le pinceau sans vie pour en animer la peinture ; ces spectacles ravissent, élèvent l’ame vers le créateur ; mais il n’est pas donné à l’homme de reproduire les émotions qu’ils excitent.

Après un beau coucher du soleil, j’aimais à rester une partie de la nuit sur le pont. Je m’asseyais au bout du navire, et là, tout en causant avec M. Chabrié, je regardais avec un vif plaisir les dessins de lumière phosphorique qui jaillissent du mouvement des vagues. Quelle brillante comète notre navire traînait après lui ! Quelle richesse de diamants ces folles vagues soulevaient dans leurs jeux. J’aimais aussi avoir des bandes de gros marsouins venir le long du navire, laissant après eux les traces de leur course en longues fusées de lumière phosphorique qui éclairaient de vastes espaces de la mer : puis arrivait l’heure du lever de la lune ; sa clarté envahissait peu à peu l’empire de la nuit ; les brillants diamants rentraient dans le fond de l’abîme, et, pénétrés des rayons de l’astre, les flots, éblouissants de reflets, scintillaient comme les étoiles au firmament.

Combien de délicieuses soirées n’ai-je pas ainsi passées, plongée dans la plus douce rêverie ! M. Chabrié me parlait des peines dont sa vie avait été traversée, mais surtout de la dernière déception qui lui avait si cruellement brisé le cœur. Il souffrait, et la similitude de souffrance établissait, même à notre insu, un rapport sympathique des plus intimes. Chaque jour M. Chabrié m’aimait davantage, et chaque jour aussi j’éprouvais un bien-être indicible à me sentir aimée de lui.

Vint le cap Horn, avec toutes ses horreurs. Il a été l’objet de trop de descriptions pour que je ne me croie dispensée d’en parler longuement à mes lecteurs. Qu’il leur suffise d’apprendre que la température varie de 7 à 20° de froid, selon la saison et la latitude par laquelle on double le cap. Nous le passâmes par les 58°, et dans les mois de juillet et août, ce qui nous donna de 8 à 12° de froid. Nous eûmes passablement de neige, de grêle et de glace.

Ce fut là que nous éprouvâmes une seconde série de misères. La mer, dans les parages du cap Horn, est constamment épouvantable. Nous y rencontrâmes presque toujours des vents contraires ; le froid paralysait les forces de notre équipage, même de nos hommes les plus forts. Nos matelots étaient tous jeunes et vigoureux ; cependant plusieurs eurent des clous, d’autres se firent beaucoup de mal en tombant sur le pont. Il y en eut un qui se laissa tomber du mât de hune sur le cabestan et se démit l’épaule. Ceux dont la santé résistait étaient écrasés de fatigue, par la nécessité de faire la tâche de ceux qui se trouvaient hors de service. Pour comble de maux, ces malheureux matelots n’avaient pas le quart des vêtements qui leur eussent été nécessaires. L’insouciance que donne aux matelots leur vie aventureuse fait que, lorsqu’ils partent pour un long voyage, ils ne pensent guère à se munir des vêtements indispensables pour se garantir du chaud et du froid ; il arrive quelquefois qu’à la ligne ils manquent de vêtements légers, et qu’au cap Horn ils n’ont souvent que leurs deux chemises de laine pour tout rechange, et le surplus de leurs hardes à l’avenant. Ah ! c’est là que j’ai vu, dans ce qu’ils ont de plus horrible, les maux qui peuvent tomber sur l’homme. J’ai vu des matelots dont la chemise de laine et le pantalon étaient gelés sur eux, ne pouvant faire aucun mouvement sans que leur chair ne fût meurtrie par le frottement de la glace sur leurs membres engourdis par le froid. Les cabanes où ces malheureux avaient leurs lits étaient remplies d’eau (comme d’ordinaire cela arrive dans les gros temps au gaillard d’avant des petits navires), et ils n’avaient pas d’autre lieu pour se reposer. Oh ! quel douloureux spectacle que de voir des hommes réduits à un tel état de souffrance !

Le ministre de la marine pourrait prévenir les malheurs qui résultent du dénuement du matelot, en obligeant les commissaires de marine dans les ports à passer, conjointement avec les capitaines, la revue des hardes avant l’embarquement. Les règlements seront toujours impuissants tant qu’on ne pourvoira pas aux moyens d’en assurer la rigoureuse exécution. À bord des bâtiments de l’État, les hardes du matelot sont l’objet de fréquentes revues : on lui fournit les vêtements que le règlement l’oblige à avoir, et qu’il ne peut représenter, puis on en retient le prix sur sa solde. Pourquoi la même surveillance ne serait-elle pas exercée à bord des navires de la marine marchande ?

L’imprévoyance du matelot, ou son insouciance, même pour les maux contre lesquels il aura à lutter, l’assimile à l’enfance ; il faut prévoir pour lui, notre intérêt, autant que l’humanité, nous y oblige. La souffrance physique, portée à l’extrême, démoralise l’homme à un tel point qu’on ne peut en obtenir aucun service. Ces messieurs m’en ont raconté divers exemples. Il est arrivé, au cap Horn, à plusieurs capitaines, d’être forcés, afin de se faire obéir, de commander avec un pistolet chargé à chaque main, les matelots se refusant à monter dans les hunes. Le froid excessif fait tomber le matelot dans une démoralisation qui le rend absolument inerte ; il résiste à la prière, il supporte les coups sans que rien puisse le faire mouvoir. Quelquefois ces malheureux sont pris par l’onglée ; et, s’ils se trouvent alors dans les hunes, ils se laissent choir au risque de se tuer, tant leurs mains sont douloureuses ou engourdies. Si ces hommes étaient bien couverts, s’ils avaient une capote imperméable qui garantît leurs vêtements de laine de toute humidité, ils pourraient, avec une nourriture convenable, supporter tel degré de froid que ce fût. Ce qui se passa à bord de notre bâtiment me fournit la preuve de ce que j’avance. Cinq de nos hommes étaient bien nippés et quatre dans le plus grand dénuement. Les cinq hommes qui avaient suffisamment de vêtements supportèrent le froid sans en être malades, tandis que les quatre autres furent mis hors de service par les maux dont ils furent atteints. Ils avaient une fièvre continuelle, leurs corps étaient couverts d’abcès ; ils ne pouvaient plus manger et se trouvaient réduits à un tel état de faiblesse, que nous craignions pour leur vie.

Ce fut encore pendant cette terrible crise de douleur et de fatigue que se montra, dans toute son étendue, l’indomptable courage de notre brave capitaine. Toujours sur le pont, il encourageait ses hommes par son exemple et ses douces exhortations. Il donnait une de ses capotes et des gants à l’homme qui était à la barre ; un chapeau à celui-ci, un pantalon à celui-là ; des bottes, des bas, des chemises, enfin tout ce qu’il pouvait donner. Ensuite il allait visiter les malades sur le gaillard d’avant, les pansait, les consolait, les ranimait. – Eh bien ! garçons, leur disait-il en entrant, comment allons-nous aujourd’hui ? ces coquins d’abcès s’en vont-ils ?… Toi, Leborgne, on dit que tu bois la mer et les poissons : tu es peut-être échauffé, mon garçon ?

– Échauffé, capitaine ! oh ben oui ! c’est tout le contraire : je grelotte.

– Mais, bêta, tu grelottes parce que tu as la fièvre.

– Oh ! oui ! et d’une belle force ! Mais capitaine, j’avais toujours entendu dire que l’on avait chaud avec la fièvre, et moi je suis gelé.

– Comment ne serais-tu pas gelé avec ta chemise rose, imbécille ? Mais tu étais donc fou quand tu t’es embarqué pour passer le cap Horn avec cette seule chemise de toile et un mauvais pantalon ?

– Que voulez-vous, capitaine ? je déteste les bagages : je trouve que cela embarrasse à bord ; et puis, le vrai matelot, doit être comme le limaçon qui porte tout sur lui.

– Malheureux ! c’est avec de semblables idées que tu es arrivé à trente-huit ans, n’ayant pour tout bien qu’une chemise rose et un pantalon de toile.

– Eh ! capitaine, cela suffit au vrai matelot, qui fait son état par goût, qui ne vit que pour voir du pays ; et j’en ai vu du pays !

– Et cela t’a rendu bien plus riche.

– Capitaine, est-ce que le vrai matelot pense à devenir riche ?

– Allons, garçons, maintenant que vous voilà pansés et un peu appropriés, je vais vous envoyer de la soupe et un plat de la table : tenez voilà du chocolat et du tabac à chiquer, que mademoiselle Flora m’a donnés pour vous ; elle vous recommande de prendre votre mal en patience, et de lui faire demander ce qu’elle pourrait vous envoyer pour vous faire plaisir.

– Merci ! capitaine, merci ! Dites à cette bonne demoiselle que nous lui sommes bien reconnaissants pour son tabac : le tabac c’est l’ame du matelot. Capitaine, soyez tranquille, avant huit jours nous serons sur le pont.

Chaque fois que M. Chabrié revenait de voir ses malades, il me racontait les conversations qu’il avait eues avec ces hommes d’une nature à part. Il faut avoir vécu parmi les matelots, s’être donné la peine de les étudier pour pouvoir imaginer l’ordre bizarre d’idées qu’il y a dans ces têtes.

Le vrai matelot, comme disait Leborgne, n’a ni patrie ni famille. Son langage n’appartient, en propre, à aucune nation. C’est un amalgame de mots pris à toutes les langues, à celles des nègres et sauvages de l’Amérique comme à celles de Cervantes et de Shakspeare. N’ayant d’autres vêtements que ceux dont il est couvert, il vit au hasard, sans s’inquiéter de l’avenir ; parcourt la vaste étendue des mers ; erre au sein des forêts avec les peuplades sauvages, ou dépense en peu de jours, dans quelque port, avec des filles publiques, l’argent qu’il a rudement gagné pendant une longue traversée. Le vrai matelot déserte, toutes les fois qu’il le peut, et passe successivement à bord des navires de toutes les nations, visite tous les pays, satisfait de voir, sans chercher à rien comprendre de tout ce qu’il voit. C’est un oiseau voyageur qui se repose quelques instants sur les arbres qu’il rencontre sur sa route, mais qui ne se fixe dans aucun bocage. Le vrai matelot ne s’attache à rien, n’a aucune affection, n’aime personne, pas même lui. C’est un être passif, servant à la navigation, mais aussi indifférent que l’ancre quant à la plage où le bâtiment mouillera. Arrivé dans un port, il abandonne son navire et le salaire qui lui est dû, va à terre, y vend jusqu’à sa pipe, pour aller dîner avec une fille, et, le lendemain, s’engage de nouveau à bord du premier bâtiment anglais, suédois ou américain qui a besoin de ses services. Si dans sa périlleuse carrière la mer l’épargne ; si sa santé résiste à tous les excès, à toutes les fatigues ; s’il survit à tous les maux dont il est assailli, parvenu à cet état de vieillesse qui ne lui laisse plus la force de larguer une écoute, il se résigne à rester à terre ; il mendie son pain, dans le port où son dernier voyage l’a laissé, va manger ce pain sur la plage, au soleil, regarde la mer avec amour ; c’est la compagne de sa jeunesse ; elle lui rappelle de nombreux souvenirs ; il gémit de son impuissance, puis va mourir à l’hôpital.

Voilà la vie du vrai matelot. Leborgne m’a servi de modèle ; mais, comme tout dégénère dans notre société, ce type se perd chaque jour. Maintenant les matelots se marient, portent avec eux une malle bien garnie, désertent moins, parce qu’ils ne veulent pas perdre leurs effets et l’argent qui leur est dû, mettent de l’amour-propre à entendre leur profession, ont l’ambition de parvenir ; et, lorsque leurs efforts pour atteindre ce but ont été sans succès, terminent leur vie laborieuse dans les embarcations ou allèges des ports de mer.

Le froid du cap Horn, outre ses funestes effets sur la santé du matelot exerce une fâcheuse influence sur le moral de ceux même qui prennent le plus de précautions pour se préserver de ses atteintes. Les officiers, ayant des cabanes bien sèches, étant pourvus de tout ce que l’industrie humaine a pu inventer pour se garantir du froid et de l’humidité, n’en souffrent pas comme le matelot au point d’en être malades, mais l’âpreté de la température les rend moroses. L’extrême difficulté qu’ils éprouvent à faire exécuter le commandement, la vue des souffrances de leurs hommes, l’énergie qu’exige l’accomplissement de leurs devoirs, les fatigues extrêmes qui en résultent, toutes ces causes réunies les irritent ; leur humeur en devient acariâtre, et les caractères les plus doux au bout d’un mois de séjour dans ces parages, sont insupportables. M. Briet, qui, depuis dix ans, n’avait pas quitté les côtes du Pérou et de la Californie, où le ciel est toujours pur, où la température est tiède ne pouvait se faire aux neiges et aux glaces du cap. M. Miota, très frileux, habitué à toutes les douceurs de la vie de Paris et dont la santé était faible, souffrait horriblement. Cesario et Fernando pleuraient leur beau ciel d’Andalousie. Don José seul supportait le froid sans mot dire. Quant à M. David il se faisait un point d’honneur d’y paraître insensible, mais l’insociabilité de son humeur ne prouvait que trop qu’il en souffrait autant que nous. M. Chabrié était plus brusque et plus bourru que jamais, et moi j’étais devenue si capricieuse, si irritable, que la moindre contrariété excitait mes larmes ou ma colère. Le seul individu qui se montra toujours le même fut le cuisinier : il ne se démentit pas un seul jour, et fut admirable de gaîté et de courage. Il trouvait moyen de faire la cuisine, malgré le temps épouvantable qui renversait ses fourneaux ; soignait les matelots ; aidait notre mousse dans le service de la chambre ; prêtait encore la main à la manœuvre quand il le fallait, et souvent même faisait le quart de nuit. Pendant toute la traversée, il n’eut pas une minute de malaise, quoiqu’à le voir petit, maigre et pâle, on l’eût pris pour un homme très faible. Il était de Bordeaux ; mais ayant fait à Paris son apprentissage de cuisinier, il y avait pris toutes les manières du Parisien. C’était un beau parleur, un grand liseur de romans. Il avait servi comme cuisinier à bord d’une frégate de l’État, et passé le cap de Bonne-Espérance.

Naviguant en juillet et août à l’extrémité méridionale de l’Amérique, nous n’avions que quatre heures de jour, et, lorsque la lune n’éclairait pas, nous étions pendant vingt heures dans une obscurité profonde. Ces longues nuits, augmentant les difficultés et les dangers de la navigation, sont cause de nombreuses avaries ; les mouvements violents du navire, le sifflement affreux des vagues ôtent toute faculté pour s’occuper à chose quelconque. On ne pouvait ni lire, ni se promener, ni même dormir. Que serais-je devenue pendant les six semaines de cruelles souffrances que nous eûmes à endurer dans ces parages, si, abandonnée à mes propres forces, mon âme n’eût été réchauffée par la suave et pure affection de M. Chabrié ?

Avant de monter sur le pont pour y faire son quart, M. Chabrié venait auprès de mon lit et me demandait avec sa voix qu’il faisait douce : — Mademoiselle Flora, je vous en supplie, dites-moi quelques paroles de votre bonne amitié, que je puisse supporter quatre heures de froid, de neige, de glace.

— Serais-je donc assez heureuse, pauvre ami, pour que mon amitié pût alléger vos maux ? Ah ! elle vous est bien acquise mais savez-vous que c’est me faire Dieu de me dire que je puis diminuer vos souffrances ?

— Eh bien ! mademoiselle Flora, vous êtes Dieu, du moins pour moi. Telle est la puissance que vous exercez sur tout mon être, qu’il suffit d’un mot de vous, d’un de vos regards, d’un de vos sourires pour augmenter ma force et soutenir mon courage. Je monte là haut, et pendant quatre heures je pense à vous et ne sens pas le froid.

— Que de femmes à ma place seraient flattées d’entendre de telles paroles ! elles remplissent mon cœur de joie : je vous en remercie, Chabrié, j’en garderai le souvenir toute ma vie. Montez, cher ami, et puisque songer à moi peut vous rendre heureux, persuadez-vous bien que l’amitié que je ressens pour vous dépasse de beaucoup, quoique différant de nature, l’amour dont d’autres femmes vous ont aimé.

En disant ces mots, je lui serrais la main en lui mettant ses gants ; souvent même, en lui arrangeant ses doubles cravates, afin de le garantir du froid, je l’embrassais sur le front. Je me plaisais à l’entourer de ces soins et de ces caresses comme s’il eût été mon frère ou mon fils.

Je sens ici toute la difficulté de la tâche que je me suis imposée, non que rien de ce que j’ai à dire soit pour moi une cause de repentir ; mais je crains que la peinture d’un amour vrai, d’un côté, et d’une amitié pure, de l’autre, ne soit, dans ce siècle matériel, accusée d’invraisemblance ; je crains de ne rencontrer que peu de personnes dont l’ame, en harmonie avec la mienne, croie à mes paroles. Au surplus, avant de commencer ce livre, j’ai examiné attentivement toutes les conséquences possibles de ma narration, et, quelque pénibles que fussent les devoirs que ma conscience m’imposait, ma foi d’apôtre n’a pas chancelé ; je n’ai pas reculé devant leur accomplissement.

M. Chabrié, d’une nature sensible, ne put voir mes douleurs sans en être profondément ému : de l’amitié il passa à l’amour, comme cela serait arrivé à presque tous les hommes de son âge qui auraient eu à vivre avec une jeune femme dans l’intimité de la vie de bord, et cela pendant cinq mois.

Je crois qu’en mer le cœur de l’homme est plus aimant : perdu au milieu de l’Océan, séparé de la mort par une faible planche, il réfléchit sur l’instabilité des choses humaines ; sa vie passée se déroule devant lui, et, parmi les sentiments qui l’ont agité, il n’en voit qu’un seul dont il lui reste quelque chose, qui ait encore pour lui des souvenirs de bonheur : c’est l’amour. L’homme, prêt à quitter la vie, reconnaît tout le vide de l’ambition, toute la stérilité de la gloire ; il sent l’ennui naître des grandeurs et la satiété des richesses. Mais l’impression des amours de sa jeunesse répand des charmes jusque sur les derniers instants de son existence. Il croit instinctivement qu’il retrouvera dans un meilleur monde les êtres qui ont eu ses affections. À bord, les êtres tendres et religieux ont le cœur plus aimant, la foi plus vive : isolé de toutes les sociétés de la terre, en présence de l’éternité, on sent le besoin d’aimer et de croire, et ces deux sentiments s’épurent de tout mondain alliage.

M. Chabrié était un de ces êtres ; il avait pris la résolution de ne m’aimer que d’amitié mais l’amour entra dans son cœur malgré sa volonté. Je dois dire que la bizarrerie de nos positions respectives, le mystère dont j’étais enveloppée à ses yeux et la vive amitié que je lui témoignais concoururent à faire naître en lui un sentiment auquel il n’aurait peut-être pas été accessible dans une autre circonstance.

D’après le plan que je m’étais tracé, j’avais été obligée de mentir à M. Chabrié, et, en lui racontant très succinctement les événements de ma vie, je lui avais caché mon mariage. Cependant il avait fallu lui expliquer la naissance de ma fille. Oh ! que celui qui, pour sortir d’embarras, recourt à un premier mensonge, connaît mal la route sans issue dans laquelle il s’engage ! Il faut qu’il continue à mentir, et il ne peut sortir des inextricables sinuosités du ténébreux labyrinthe qu’en revenant, en définitive, à la vérité. Je m’étais vue forcée de dire à M. Chabrié que j’avais eu un enfant, quoique demoiselle : je lui dis que c’était là le secret motif auquel il fallait attribuer la répugnance que j’affichais pour le mariage.

Cette confidence eut pour résultat de me faire aimer encore davantage par M. Chabrié. Son ame était trop grande et trop délicate pour ne pas comprendre avec une exquise sensibilité tout ce qu’il y a de malheur dans la position d’une jeune fille trompée et abandonnée lâchement par celui qui l’a séduite. Il commença par me plaindre et éprouva pour moi ce respect que commande une douleur vraie et sans remède. Mais, après m’avoir plainte, la passion qu’il ressentit lui fit naître la sublime pensée de faire un de ces actes de dévouement qui ne sont guère compris de nos jours et que même notre stupide société tourne en dérision parce qu’elle n’a de sens que pour ses intérêts matériels, et qu’il est plus facile à son égoïsme de ridiculiser l’abnégation que de l’imiter.

M. Chabrié conçut le projet de me rendre à la société dont il me voyait bannie en m’offrant la protection de son nom. À cette proposition faite avec une générosité au-dessus de tout éloge, je me sentis pénétrée pour lui de la reconnaissance la plus profonde, et en même temps je reculai d’épouvante à l’idée des conséquences que pouvait avoir le mensonge que j’avais été contrainte de faire.

Aussi, lorsque M. Chabrié m’offrit de m’épouser, je cachai ma tête dans mes mains, n’osant lui répondre et craignant de lui laisser lire sur mes traits ce qui se passait au fond de mon ame. Je restai longtemps sans pouvoir trouver une parole. Je me prosternais en pensée devant un tel amour, et puis, songeant que je ne pourrais jamais partager cet amour céleste, j’en versais des larmes de désespoir.

M. Chabrié souffrait de mon silence ; il le rompit et me dit — Mademoiselle Flora, s’il vous est impossible de me répondre un oui ou un non, regardez-moi, vos yeux sont tellement expressifs, que j’y devinerai facilement votre pensée.

— Ah ! pauvre ami, c’est justement afin de vous éviter cette nouvelle peine que je n’ose vous regarder.

— Vous refusez donc l’amour de votre vieil ami ? ah ! il vous aime pourtant bien !

— Chabrié ! lui dis-je, en jetant ma tête sur sa poitrine, votre amour me paraît trop grand, trop généreux. Je crains qu’il ne soit qu’un moment de folie.

— Flora ! en ce moment vous ne pensez pas ce que vous dites ; votre réponse est celle du monde, car c’est ainsi qu’on me jugera dans cette société qui se vante de sa civilisation. Mais, mon enfant, je n’ai pas achevé ma proposition : je ne vous offre pas d’aller vivre à Bordeaux, à Lorient, ou même à Paris. Dans ces villes, si vaines de leurs perfectionnements, on nous montrerait au doigt, vous, parce que vous avez eu le malheur d’être trompée par un homme assez lâche pour vous abandonner, et moi, parce que je me serais mis au-dessus de misérables préjugés, que vous aimant d’un amour vrai, plus puissant que la vaine opinion du monde, je me serais marié avec vous, comme si la première obligation d’un homme d’honneur n’était pas d’épouser la femme qu’il aime, afin d’acquérir le droit de la protéger et de la défendre, ce qu’il ne peut faire à l’égard de sa maîtresse. Chère Flora, nous resterons en Amérique, à Valparaiso, si la ville vous plaît ; à Lima, si vous le préférez ; sur les côtes de la Californie qui sont si belles, aux États-Unis, aux Indes, en Chine, où vous voudrez enfin. J’aime bien la France, plus encore mon vieux père ; mais avec vous, Flora, je ne crains d’éprouver aucun vide. Ah ! mon amie, je vous aime tant que le lieu le plus aride, si vous le choisissiez, me paraîtrait un paradis.

L’amour vrai a langage, son de voix, regard, expression, tout à lui que nul autre ne pourrait imiter. Je regardai M. Chabrié, et je vis que j’étais réellement aimée. Cette découverte produisit sur moi un élan de ravissement, car l’amour comme je le comprends c’est l’esprit de Dieu à nous mortels, attachés à la terre, d’adorer la divine apparition. Mais à cet élan de gratitude succéda l’horrible désespoir qui naissait de ma position. Moi m’unir à un être dont je me sentais aimée, impossible ! Une voix infernale me répétait avec un ricanement affreux « Tu es mariée ! C’est à un être méprisable, il est vrai ; mais enchaînée à lui pour le reste de tes jours, tu ne peux te soustraire à son joug. Pèse la chaîne qui te fait son esclave et vois si plus qu’à Paris, tu peux la rompre ! » Je crus que mon front allait éclater. J’étais assise sur mon lit, M. Chabrié appuyé auprès de moi ; j’attirai sa tête sur mes genoux dans l’intention de lui parler. J’allais lui révéler toute la vérité, mais mes larmes me suffoquèrent ; elles tombèrent en abondance et inondèrent son visage. M. Chabrié ne pouvait me comprendre : il voyait en moi une douleur qui me débordait et sentait en même temps que je l’aimais avec la plus sincère affection. Je le priai de me laisser : j’étais incapable de contenir mes sanglots et craignais d’être entendue par mes voisins. Je le suppliai de m’aimer toujours, tout en le priant de me donner deux jours pour me remettre de l’agitation produite par cette conversation.

D’après l’offre que M. Chabrié venait de me faire, je ne pouvais plus douter qu’il ne m’aimât avec sincérité et véhémence, comme toute ma vie j’avais souhaité de l’être ; mais, hélas ! cet amour si pur, si dévoué, où j’aurais pu encore espérer trouver le bonheur, remplissait mon cœur d’amertume et de désespoir, en me faisant sentir, dans toute son horreur, l’indigne mariage qu’on m’avait forcée de contracter.

Je restai, pendant deux jours, dans une incertitude des plus pénibles. Parfois, j’étais presque décidée à céder à mon penchant, en disant à M. Chabrié toute la vérité sur ma position ; mais la réflexion venait bientôt réprimer ce laisser-aller de ma franchise ; toutes les conséquences possibles s’en présentaient à mon esprit. J’imaginais M. Chabrié me repoussant, comme tous les autres l’avaient fait ; je me voyais seule, délaissée, en proie à mon désespoir. Je reculais, je l’avoue, devant cet accroissement de douleur que je craignais ne pouvoir supporter, et qui eût pu résulter d’une révélation indiscrète. Dans mon inquiétante perplexité, il me vint en pensée de faire causer M. David sur M. Chabrié, afin d’en connaître plus particulièrement le caractère, et aussi pour apprendre de M. David, qui connaissait si bien le monde, beaucoup de choses que j’ignorais, et dont je sentais le besoin d’être informée.

M. David était toujours fort aimable quand je voulais m’entretenir avec lui, quoiqu’il se tînt constamment sur un ton de réserve et de cérémonie qu’il conserva jusqu’aux derniers instants du voyage.

Un soir, M. David étant venu causer avec moi dans ma cabane pendant que M. Chabrié était de quart, j’engageai la conversation sur l’amour, l’amitié, pour, de là, arriver à son ami M. Chabrié. — Vous croyez donc, monsieur David, qu’il n’est pas dans la nature des hommes d’éprouver un amour pur, dégagé entièrement de tout intérêt personnel, et tout à fait d’abnégation ?

— Mademoiselle, j’en suis convaincu. Femmes et hommes, nous recherchons la beauté, la richesse, le talent pour les jouissances que nous en espérons et nous n’aimons qu’en proportion de celles que nous donne l’objet aimé.

— Mon Dieu ! comme vous avez toujours des réponses arides et désolantes !

— Aimeriez-vous mieux que je vous trompasse ?… je vous suis trop sincèrement attaché pour y consentir jamais. Vous êtes la seule femme pour laquelle mon estime a augmenté à mesure que je l’ai connue davantage. Avant de vous avoir rencontrée, je ne me figurais pas qu’il pût exister une personne aussi réellement bonne : vous me réconciliez avec l’espèce humaine, et je conçois qu’on vous aime sans espoir de retour ; mais, chère demoiselle, vous faites exception, et l’exception confirme la règle.

— Eh bien ! j’admets que vous ayez raison, que l’amour soit effectivement un sentiment égoïste, et je crois avec vous qu’il l’est en général ; mais en est-il de même de l’amitié ? cette affection n’existe-t-elle pas indépendamment de tout intérêt ?

— En vérité, je vous admire ! à vingt-six ans, croire encore avec cette candeur d’enfant qu’il existe de l’amitié parmi les hommes !

— Eh quoi ! monsieur, le nieriez-vous ?

— Chère demoiselle, ne rougissez pas ainsi en me regardant avec vos grands yeux pleins de courroux et de dédain. Je vous le répète, je vous aime comme si vous étiez ma sœur, et, dussé-je vous faire de la peine, j’aurai le courage de vous éclairer. Sachez donc, enfant que vous êtes encore, que le mot amitié, qui se rencontre dans tous les livres, dans toutes les bouches, désigne un sentiment idéal qui n’a jamais existé parmi les hommes. Pas un d’eux n’y croit, parce qu’aucun d’eux ne l’a ressenti, et que nul n’en a reconnu l’existence dans autrui. Les femmes ont, entre elles, trop de motifs de rivalité pour pouvoir s’aimer d’une manière désintéressée ; leurs rapports avec l’autre sexe, lorsqu’ils n’ont pas l’amour pour base, sont fondés sur l’intérêt et, au total, leurs affections sont transitoires comme les causes qui les ont fait naître. Quant aux hommes, ils n’ont jamais d’amitié pour les femmes, et ne les aiment que par amour, s’ils ne s’attachent à elles par intérêt ; entre eux, ils se recherchent ou se quittent selon que l’intérêt du moment les détermine, et l’amitié, telle que les poètes et les philosophes nous la désignent est un piège tendu à la crédulité ; c’est un mot dont la société se charge de nous faire connaître le vide.

— Ah ! monsieur ! votre misanthropie vous rend injuste et vous fait calomnier l’espèce humaine : je vous affirme que je crois à l’existence de l’amitié.

— Mademoiselle, l’expression de vos traits, l’accent de votre voix me prouvent qu’elle existe dans votre cœur ; mais, je vous le répète, vous êtes une exception et il me semble que nous parlons de la race humaine.

— Alors, monsieur, cette grande amitié que vous professez pour M. Chabrié n’est donc qu’une vaine illusion ?

— Cette question, mademoiselle, est très délicate. À vous seule j’y répondrai, voulant vous donner, par là, une preuve irrécusable de mon attachement. Chabrié est la personne que j’aime le plus au monde ; cependant le principe de cette amitié repose entièrement sur l’avantage que je trouve dans l’association que j’ai formée avec lui : il en est de même de son côté à mon égard.

Je regardai M. David avec une émotion qui lui fit connaître combien je souffrais ; il me prit la main et me dit avec affection : — Que voulez-vous, chère demoiselle ? il faut prendre le monde comme il est ; mais je désirerais, ainsi que je vous le disais à la Praya, vous voir connaître ce monde au milieu duquel vous êtes destinée à vivre, afin d’éviter d’y être dupe, méconnue, ridiculisée même, et, en définitive malheureuse. Votre candeur sera prise pour de l’hypocrisie, on se servira de vous comme d’un instrument, et vous serez délaissée lorsque vous ne pourrez plus être utile. La douleur entrera alors dans votre cœur bon et sensible, vous vous y laisserez aller avec toute la violence de votre imagination ; le désespoir même s’emparera de vous, et vous userez dans la lutte, et par de continuelles déceptions, cette richesse d’organisation dont la nature vous a douée.

— Je vous remercie, mon cher monsieur, de vos avertissements et de vos conseils. Je crois avec vous que c’est un grand tort de ne pas connaître le monde, et, quelque pénible que me soit cette étude, je vous promets d’y apporter désormais une attention suivie ; c’est une nécessité à laquelle il faut se résoudre ; les raisons que vous venez de me donner, afin de m’y déterminer, me font pressentir combien cette connaissance à acquérir est douloureuse pour le cœur. Mon Dieu ! que la vie doit paraître sèche et insipide aux êtres qui sont arrivés au point de considérer toutes les affections de l’ame comme autant d’illusions !

— Elle le serait en effet, si notre globe n’avait que des hommes pour habitants ; mais il est aussi peuplé d’animaux de toute espèce, couvert d’une immense variété de plantes, et recèle de brillants métaux dans ses entrailles, tandis que les mers dont la terre est entourée, le ciel nuageux ou scintillant d’étoiles offrent encore à notre admiration de plus imposants spectacles. Avec une intelligence comme celle que vous possédez, quel besoin avez-vous de l’affection des hommes pour occuper votre pensée ? Vous aimez à dessiner le paysage ; eh bien ! vous trouverez, dans la satisfaction de ce goût, une source inépuisable de jouissances. Vous animerez vos tableaux en y mettant des animaux que vous choisirez parmi ceux dont vous aurez observé les instincts, et vous aurez ainsi l’occasion de représenter des qualités que vous chercheriez en vain chez les hommes, mais dont les animaux vous offriront des modèles. Vous pourrez encore étudier l’immense règne végétal ; et dans l’organisation des plantes, dans leurs mœurs, leur utilité, vous ferez tous les jours des découvertes nouvelles. Ah ! croyez-le, mademoiselle, la nature renferme assez de trésors pour occuper toutes les facultés de l’être intelligent, pour que son ame en soit ravie sans qu’il éprouve le plus léger besoin de s’intéresser aux misérables petits drames des hommes !

Cette dernière réponse de M. David montrait qu’il y avait eu primitivement, dans le cœur de cet enfant de Dieu du beau et du bon ; mais la méchanceté des hommes avait étouffé en lui les germes des vertus. Tout acte de dévouement lui paraissait une absurdité, et, au lieu d’être utile à ses frères en les aimant, il ne vivait que pour admirer les merveilles de la nature.

Cette conversation nous ayant entraînés plus loin que je ne l’avais pensé, minuit sonna avant que je n’eusse pu en venir à parler de M. Chabrié. Celui-ci descendit de son quart, et, trouvant M. David dans ma cabane, il en montra de l’humeur et lui dit des choses dures. Ce n’est pas que M. Chabrié fût jaloux de M. David, mais il craignait que son ami ne m’eût entretenue d’une certaine madame Aimée, ce que M. David avait déjà fait plusieurs fois. M. Chabrié refusa de venir causer avec moi ; il répondit avec brusquerie et colère à l’invitation toute gracieuse que je lui en fis. Tel est son mauvais caractère que, dans sa colère, il brusque ses meilleurs amis, les fait souffrir et souffre lui-même pendant des jours entiers.

La nuit, je ne pus trouver un instant de sommeil. Je repassais de mémoire la longue conversation que je venais d’avoir avec M. David ; les arguments qu’il m’avait donnés pour prouver que l’amitié n’existe point me glaçaient le cœur. À peine fermais-je les yeux, qu’un hideux spectre, l’impitoyable égoïsme, se présentait devant moi, faisant sa proie de tout ce qu’il pouvait atteindre. L’horrible vision me terrifiait, et, m’éveillant en sursaut, je répétais les paroles de M. David : « L’amitié n’existe point ; les hommes n’aiment les femmes que par amour. » Cette pensée me désespérait, sentant qu’il n’était plus en moi d’éprouver jamais d’amour pour personne. Dans l’exaltation fébrile qui faisait battre mes artères avec violence, je me disais : Si M. David dit vrai, Chabrié ne m’aimera jamais d’amitié ; et si je lui révèle mon mariage, il ne m’aimera plus d’amour. Il veut faire de moi sa femme, non sa maîtresse ; dès le moment où il devra renoncer à l’espoir de m’épouser, je connais sa délicatesse, il me fuira. À cette pensée, je frissonnai d’effroi. Seule au milieu de l’Océan, je n’avais rien à craindre avec son amour. La noblesse de ses sentiments me défendait contre lui-même, et son intrépidité contre toute autre attaque. Notre navire se fût-il brisé contre les rochers du cap, j’étais sûre que Chabrié m’aurait sauvée, protégée, et que son courage m’eût fait respecter. Notre navire eût-il sombré en pleine mer, j’étais assurée encore que Chabrié m’aurait portée dans la chaloupe, m’aurait donné son dernier morceau de biscuit, sa dernière goutte d’eau, m’eût nourrie de sa chair pour conserver mes jours. Enfin, notre navire eût-il pris feu sans que nous eussions eu le temps de nous sauver, Chabrié, tout entier à son amour, m’aurait pris dans ses bras ; et, comme il me l’a dit cent fois avec une expression d’âme, pour me sauver de l’horrible agonie des personnes qui se noient, il m’eût enfoncé son poignard dans le cœur. J’avouerai que je reculais épouvantée devant la crainte, qu’en disant à M. Chabrié toute la vérité je ne perdisse, avec son amour, la puissante protection qu’il m’offrait. L’instinct de leur propre conservation a été donné par Dieu à toutes ses créatures, et quand la vie est en péril, il est permis, je crois, d’user pour la défendre des moyens que la Providence laisse à notre portée. J’eus peur de l’abandon ; de la protection d’autrui pouvait dépendre mes jours, et je me cramponnais à l’amour de M. Chabrié comme le naufragé à la planche qui surnage.

D’ailleurs j’espérais pouvoir faire comprendre à M. Chabrié que mon amitié lui serait aussi douce que l’amour des autres femmes. Ce n’était pas orgueil de ma part ; j’étais de bonne foi mais je me trompais entièrement. Quand je me retrouvai seule avec M. Chabrié, il me demanda ce que j’avais décidé sur son sort.

— J’ai décidé, lui dis-je, que vous serez toute ma vie mon ami, mon bien bon ami, que j’aimerai tendrement. — Et rien de plus !… me demanda-t-il d’une voix émue. Ah ! que je suis malheureux ! continua-t-il en laissant tomber sa tête dans ses mains.

Je restai longtemps à le considérer : les veines de son front se gonflaient ; il tressaillait comme quelqu’un qui a des mouvements convulsifs ; tout en lui annonçait une douleur profonde.

En le voyant ainsi en proie au chagrin, je pensais à ce que m’avait dit la veille M. David : Les hommes n’aiment les femmes que d’amour. C’est ainsi que sont les hommes, me dis-je en soupirant : ils dédaignent l’amitié des femmes, n’en veulent que de l’amour et les accusent de duplicité lorsqu’eux-mêmes les convient à les tromper. Les femmes n’exerçant aucun des emplois de la société, n’ayant même pour elles qu’un très petit nombre de professions, ont, plus que les hommes besoin de rapports d’amitié. Mais qu’une femme aimante soit dans la nécessité d’implorer du dévouement, l’homme auquel elle s’adresse en exige de l’amour, et sans s’inquiéter si elle peut ou veut lui en donner, il met à ce prix les services de son amitié.

Après être resté longtemps absorbé dans ses pensées, M. Chabrié en sortit tout à coup par un mouvement brusque ; son expression était hautaine, son sourire sardonique, sa voix aigre.

— Ainsi, mademoiselle me dit-il, vous ne m’aimez pas ?… En effet, je conçois que l’amour d’un vieux loup de mer comme moi doit vous paraître bien ridicule à vous habituée aux élégantes manières des beaux jeunes gens de Paris, qui savent dire de jolies phrases, mais qui ne sentent rien, ou plutôt, je me trompe, ils sentent la peur, car ne m’avez-vous pas dit un soir, lorsque nous étions en rade de la Praya, qu’un d’eux avait eu peur de votre amour ?

— Chabrié, vous me rappelez des souvenirs qui me déchirent le cœur.

— Pardon, mademoiselle ! je croyais, dans ma bonhomie, que lorsqu’une personne reste insensible à la vue des atroces douleurs qu’elle cause, elle doit être peu touchée d’un souvenir !

— Chabrié, vous me faites du chagrin ; vous êtes injuste envers moi, et vous ne m’aimez pas autant que vous le dites.

— Je ne vous aime pas autant que je le dis !… Mais savez-vous bien, Flora, que je vous aime plus que moi-même je ne le voudrais ?

— Si cela est, donnez-m’en une preuve !

— Laquelle ? demandez ! je suis prêt à vous les donner toutes.

— En bien, aimez-moi d’amitié.

— Il est inutile de me le demander : vous savez bien que je suis votre ami, celui de votre fille, jusqu’à mon dernier souffle de vie.

— Et cette affection n’a donc pas le pouvoir de vous rendre heureux comme je désire si ardemment que vous le soyez ?

— Non.

— Ah ! Chabrié, quelle différence entre nous deux ! Je suis heureuse de l’amitié que je ressens pour vous : mon bonheur serait complet si un sentiment de même nature remplissait également votre cœur ; mais je vois, avec une vive peine, que jamais vous n’en éprouverez aucune joie.

— Écoutez, Flora ! Si je vous aimais moins, je pourrais peut-être chercher à vous tromper comme, malgré ma franchise, cela m’est arrivé plus d’une fois avec d’autres. Dites-moi, croyez-vous qu’un homme de mon âge puisse rester des heures entières assis près de vous, comme cela m’arrive chaque jour depuis trois mois, sans devenir amoureux ? Vous devez sentir que cela est impossible. Vous voyez de ces choses racontées dans les livres, mais ils mentent ; et vous, chère amie, vous avez encore assez de simplicité pour croire aux livres.

— Pourquoi n’y croirais-je pas, puisque je me sens capable d’agir aussi bien qu’on le raconte dans ces livres ?

— Vous, peut-être, ma chérie, parce que vous êtes restée un être d’exception. Vous avez vécu depuis votre enfance dans les larmes, dans les chagrins ; le malheur est un creuset où les âmes nobles s’épurent, tandis que moi j’ai vécu au milieu de la tourbe du monde, moins que David sans doute ; aussi j’ai conservé encore une ame pour aimer, et comment voudriez-vous, chère amie, que je ne fusse pas sensible à tout ce que votre personne a de charmes ? Toute ma vie, j’ai désiré jouir d’un amour que j’appellerai complet, celui d’une belle ame unie à une agréable enveloppe. J’ai aimé des femmes plus belles que vous mais privées de cœur, ces belles statues devenaient bientôt des êtres abjects à mes yeux. Quant à la dernière qui a eu mes affections, elle n’était pas belle, j’avais été fasciné par l’apparence des qualités que je lui supposais. Elle m’a trompé : son ingratitude m’a fait bien mal ; maintenant, grâce à vous, ma bonne Flora, je n’y songe plus.

— Mon ami, cette femme vous a trompé parce qu’elle ne voulait peut-être que votre amitié, et que vous aurez exigé d’elle son amour.

— Chère Flora, vous êtes, en toute circonstance, d’une naïveté qui m’étonne. Sachez donc, mon enfant, qu’il n’y a pas d’amitié dans le monde ; il n’y a que de l’intérêt chez les méchants, et de l’amour chez les bons ; or, vous savez que c’est dans cette dernière classe qu’il faut ranger votre vieil ami Chabrié.

Mon cœur se serra, et je répétai tout bas : M. David, vous avez raison.

Le lendemain et les jours suivants, M. Chabrié revint dans ma cabane où la conversation continua sur le même ton. Il me montra toujours un amour aussi pur que vrai ; mais je vis que je devais renoncer à l’espérance de ne lui inspirer que de l’amitié.

Je ne sais si nos compagnons de voyage s’aperçurent des attentions et des soins affectueux que M. Chabrié avait pour moi ; sa conduite était si digne que, malgré ses longues et fréquentes stations dans ma cabane, ces messieurs me témoignaient tous les jours plus d’amitié, de déférence, tant un amour pur est chose respectable et exerce de l’influence sur ceux qui en sont témoins.

Pendant les rudes journées du cap, j’avais souvent à remplir l’office de conciliatrice entre mes compagnons de voyage, ces huit hommes dont l’âpreté et la rudesse envenimaient les moindres paroles.

M. David avait la grossière et burlesque habitude d’entasser toujours quatre ou cinq jurements ou épithètes lorsqu’il s’exprimait sur les choses, ou qu’il adressait la parole aux gens qui faisaient le service. Il ne parlait non plus des Péruviens qu’avec des kyrielles de termes injurieux. M. Miota, qui s’en irritait, ne trouvait d’autre moyen de s’en venger que d’exciter à son tour la mauvaise humeur des trois Espagnols en leur traduisant les locutions de M. David que, probablement, il amplifiait encore.

La vie de bord est antipathique à notre nature : au tourment perpétuel des secousses plus ou moins violentes du roulis, à la privation d’exercice, de vivres frais, à la continuité de ces souffrances qui aigrissent les humeurs et rendent irascibles les caractères les plus doux, il faut joindre le cruel supplice de vivre dans une petite chambre de dix à douze pieds, en vis-à-vis avec sept ou huit personnes, qu’on voit le soir, le matin, la nuit, à tout instant. C’est une torture qu’il faut avoir éprouvée pour la bien comprendre.

M. David se levait de très grand matin, afin d’avoir à lui toute la table pour faire sa barbe, se peigner, s’habiller. Sa toilette ne se passait pas sans bruit ; il jurait, à faire trembler un athée, contre le pauvre mousse, qui était, à la vérité, aussi sale que paresseux ; mais il n’avait que seize ans et presque toujours malade, son état réclamait un peu d’indulgence. Je l’avais pris sous ma protection immédiate ; M. David n’osait plus le battre depuis un certain jour où ayant manqué l’assommer, j’étais intervenue et avais obtenu de M. Chabrié qu’il défendît expressément qu’on touchât à cet enfant. Sa toilette terminée, M. David allait dans la cambuse vociférer en continuité de colère ses jurements contre le lieutenant Emmanuel, dont la négligence laissait tout en désordre. La chienne Gora devenait ensuite l’objet de ses jurements ; puis, arrivant aux causes générales, M. David donnait carrière à son irritation, en jurant contre la mer et les vents, le commerce et les hommes. Il déblatérait surtout, avec l’accompagnement obligé d’injures, contre le Pérou et ses habitants. La voix de M. David, les pleurnichements du mousse, les réponses d’Emmanuel, les cris de la chienne, tout cela faisait un tel vacarme, que ceux qui sentaient le besoin de sommeil ne pouvaient dormir. Les officiers qui avaient été de quart la nuit se plaignaient amèrement. M. Briet disait qu’à bord d’un navire il n’avait jamais entendu autant de bruit. M. Chabrié apostrophait alors M. David en termes peu mesurés : celui-ci répondait sur le même ton ; la dispute s’engageait et augmentait encore le vacarme qui l’avait fait naître. Neuf heures arrivaient ; on servait le déjeuner ; accusés et plaignants s’y trouvant réunis, la dispute se prolongeait.

Dès le commencement du voyage, je m’étais abstenue de paraître à ce repas, et depuis je m’en fis une règle. Mangeant très peu, étant presque toujours malade le matin, je préférais ne me lever que lorsque le déjeuner était fini et tout le monde sur le pont. Je me trouvais alors plus libre pour ma toilette et mes petits arrangements. Ma cabane n’étant fermée que par des persiennes, j’entendais tout ce qui se disait et voyais tout ce qui se passait dans la chambre sans qu’on pût me voir.

Ces huit hommes en présence à déjeuner, les récriminations se renouvelaient avec plus de force et d’âcreté que jamais. M. Briet se plaignait sur un ton dur sec, et ses plaintes provoquaient la colère de M. Chabrié contre M. David qui tenait tête à tous avec un aplomb imperturbable.

— Il faut convenir, M. David, disait M. Briet, que vous eussiez été un excellent réveille-matin. Vraiment, j’admire, moi vieux marin, avec quelle facilité vous jurez contre la tempête ; cependant je ne pense pas qu’elle vous mouille les cheveux, car si cela était, ils ne seraient pas aussi bien bouclés. Je m’étonne que vos jurements ne corrigent pas l’aimable chienne de Chabrié de faire ses ordures sur le pont, ce qui ne laisse pas que de rendre le service tout à fait attrayant : qu’ils ne rendent pas notre mousse plus soigneux, quoiqu’il passe toute la matinée à vous faire chauffer de l’eau douce pour savonner vos mains blanches ; j’ai été surpris aussi qu’ils n’aient pas plus de puissance sur ce bon Emmanuel. Il paraît, d’après ce que j’ai entendu ce matin, qu’il ne fait pas plus de cas de vos recommandations que des miennes. C’est à merveille, M. David ; certes, vous pouvez vous attribuer une large part des tribulations qu’il nous faut subir à bord de ce cher Mexicain.

— Briet, disait M. Chabrié, je suis fâché que ma chienne te déplaise ou t’incommode. J’ai donné l’ordre à Lebarre de l’amarrer dans son tonneau : pourquoi ne m’a-t-il pas obéi ?

— Mon cher ami, ta chienne ne me déplaît aucunement ; mais je dis qu’à bord d’un petit bâtiment où l’on ne peut faire quatre pas, il n’est pas agréable, pendant la manœuvre de nuit, d’avoir un grand diable de chien comme ta Cora dans les jambes : un de ces jours, elle nous fera casser le cou.

— Mais avant de partir je t’ai demandé si tu la voulais, et tu y as consenti.

— Mon cher ami, tu dois sentir que si chacun de nous avait à bord un animal de son choix, singe, écureuil, perroquet ou autre, tous ces jolis animaux feraient de ton navire un enfer insupportable. Mais c’est fini, n’en parlons plus.

— Je suis content de ce que dit Briet. Vous voyez Chabrié, que je ne suis pas le seul à me plaindre de votre chienne.

— David, vous êtes un imbécile et un égoïste ! Ma chienne peut incommoder Briet, mais vous qui ne venez sur le pont que pour y fumer votre cigare, vous qui êtes mollement et chaudement couché à huit heures, quand vous n’avez pas à causer avec mademoiselle Flora, de quelle incommodité peut vous être Cora ?… Je vois, mon cher David, le fond de votre pensée : vous voulez, au moyen de ma chienne, nous détourner de la conversation qu’avait commencée Briet. Eh bien ! je vous y ramène, et j’interpelle tous ces messieurs de dire si vos perpétuels jurements et votre tapage de tous les matins ne les incommodent pas plus que ne peut le faire Cora ?

— Ho ! quant à cela, répondait M. Briet, Chabrié a raison. Je suis sûr que M. Miota et don José sont du même avis.

— J’avoue, disait M. Miota, qu’il n’est pas fort agréable d’être réveillé dès six heures du matin par le vacarme de M. David, et d’entendre traiter les Péruviens de voleurs, de coquins, de scélérats, de bandits.

— Ah ! ah ! ricanait M. David, voilà M. Miota avec ses susceptibilités péruviennes ! Mais, cher monsieur, vous sentez bien que, lorsque je parle ainsi des Péruviens, j’en excepte d’abord vous, votre famille et toutes les familles honorables ; je parle des Péruviens voleurs, coquins, bandits ; j’espère que vous ne nierez pas qu’il n’y en ait dans votre pays comme il y en a en France, en Angleterre, partout enfin ; car, là où il y a deux hommes, l’un cherche à duper l’autre.

— Monsieur, comme c’est en termes généraux que vous parlez des Péruviens, vous attaquez tous mes compatriotes.

— Mais, mon cher monsieur Miota, vous ne les connaissez pas vos bons compatriotes ; vous avez quitté votre pays à l’âge de seize ans. Je ne nie pas qu’il y ait là, comme ailleurs, des familles très respectables, telles que la vôtre, celle de mademoiselle Tristan et plusieurs autres ; mais, je vous le répète, la plupart des habitants sont des voleurs.

— Savez-vous bien, monsieur David, que, si nous devions vous en croire, nous nous considérerions ici comme autant de voleurs, de gueux, de scélérats, et que ce ne serait pas très rassurant pour l’association que nous avons formée ensemble ?

— Pour Dieu, Briet, ne fais donc pas attention à ce que dit David ; ne vois-tu pas que son plaisir, après s’être bichonné et avoir fumé des masses de cigares, son plus grand plaisir est de crier contre les hommes ? et comme l’ami David, avec tout son esprit, est à mon sens fort bête, il est constamment en contradiction avec son principe… Eh ! mon cher, quand on déteste les hommes, on vit dans les bois avec les animaux et non comme vous, qui ne pouvez rester un instant sans société.

C’était sur ce ton que presque toutes les conversations du déjeuner avaient lieu. À peine étais-je levée que M. Miota venait me faire ses plaintes : il tâchait de me faire partager son indignation en me montrant que M. David m’insultait dans la nation péruvienne. Je le calmais de mon mieux et lui faisais promettre qu’il ne répondrait pas un mot à M. David. Cesario, d’un caractère orgueilleux, violent, était furieux ; il montait la tête de son oncle, ainsi que celle de Fernando, formait des projets de vengeance contre M. David, et il fallait toute mon influence sur lui pour empêcher cet enfant de faire des scènes.

Je causais moins souvent avec M. Briet ; cependant, quand cela arrivait, il se laissait aller à me dire que jamais plus il ne ferait d’association, et que de sa vie il ne mettrait les pieds à bord d’un navire dont le capitaine oublierait, en ne se faisant pas respecter, le premier devoir de son commandement.

Quand arrivaient trois heures, M. David revenait dans ma cabane me demander quels étaient les deux plats de conserve que je choisissais pour dîner. Pendant tout le cours du voyage, il n’a pas manqué un jour à cette déférence, mais le malin avait un tel savoir-faire qu’il me faisait toujours choisir les plats qui lui convenaient, sans s’inquiéter s’ils convenaient aux autres. Je profitais de cette visite pour le gronder sur sa conduite du matin.

— Chère demoiselle, pardonnez-le-moi aujourd’hui. Je vous promets que désormais je jurerai beaucoup moins. Sur ma parole, je croyais que vous dormiez : vous savez que je ne jure jamais devant vous.

— Mais, mon cher David, pourquoi accumulez-vous tant de jurements ? un seul vaut autant mille. Et que signifie cette longue kyrielle d’épithètes que vous débitez ? Si le mousse les méritait toutes, savez-vous que ce serait un être extraordinaire ? Au nom du ciel !! par considération pour nous, contentez-vous d’un seul jurement et d’une seule épithète. Ne criez pas pendant une heure, car tout ce que vous lui dites ne le rend pas plus propre, et cela nous réveille, nous fait mal.

— Mademoiselle, je me permettrai de vous dire que c’est vous, qui perdez ce mousse. Ce maraud se sent soutenu par vous et par Chabrié, qui fait tout ce que vous voulez ; aussi vous voyez comme tout va ici.

— Je trouve, monsieur, que tout ici va aussi bien qu’il est possible à bord d’un petit bâtiment incommode comme est le nôtre. Vous êtes dur envers un enfant toujours malade, d’une constitution faible et qui cependant sert neuf personnes, avec peu d’intelligence, il est vrai, mais avec une grande somme de bonne volonté.

— Avec votre système d’indulgence, on trouve tout bien ; pourtant j’avoue que je ne l’adopte pas ; sans la crainte, on ne peut se faire obéir, et ce polisson de mousse…

— Et vos épithètes contre les Péruviens ! croyez-vous que M. Miota et moi devons être bien satisfaits d’entendre traiter ainsi notre nation ?

— Mais, mademoiselle, vous êtes Française.

— Je suis née en France, mais je suis du pays de mon père. C’est le hasard qui fait que nous naissions dans un lieu plutôt que dans un autre. Regardez mes traits et dites-moi à quelle nation j’appartiens.

— Ah ! coquette ! vous me faites cette question pour que je vous fasse un compliment sur vos beaux yeux et vos beaux cheveux andalous.

— Monsieur David, vous devez savoir actuellement, mieux que personne, que je suis peu sensible aux complimens ; vous cherchez à échapper à mes justes remontrances. Je vous le répète pour la vingtième fois, M. Miota est vivement blessé de la manière dont vous parlez des Péruviens devant lui.

— Vous ne pouvez croire, mademoiselle, que mon intention ait jamais été d’insulter M. Miota, et vous bien moins encore. Quand vous et lui connaîtrez les Péruviens, vous direz : David avait raison… Chère demoiselle, vous savez combien je vous honore ; j’ai entendu beaucoup d’éloges sur votre famille ; votre oncle Pio est un homme très respectable, dit-on, mais je vous assure qu’en masse les Péruviens sont les plus vils coquins qu’on puisse imaginer.

— S’il en est ainsi monsieur, comment êtes-vous resté dix ans dans ce pays, et pourquoi y retournez-vous ?

— Parce qu’il y a de l’argent à gagner.

— Mais il y a de l’ingratitude à parler mal de gens qui vous ont fait faire votre fortune.

— Eh ! le beau mérite qu’ils ont eu ! Je leur ai vendu mes marchandises au prix du cours : s’ils les ont achetées, c’est qu’ils en avaient besoin. Je ne vois pas du tout pour quelle raison je devrais leur avoir de la reconnaissance.

M. David, ne voyant que l’intérêt pour mobile des hommes, ne pouvait guère être accessible à la reconnaissance. Il me semble cependant que nous devons conserver de la bienveillance pour le pays où nous avons rencontré protection pour notre personne, nos biens et notre travail. Si M. David avait été conséquent avec ses principes, il n’aurait pas accusé la probité des Péruviens, et s’il avait eu de la philanthropie, il aurait déploré leur ignorance.

Venait le dîner : chacun avait fait un bout de toilette, et la conversation, pendant ce repas, prenait un tout autre caractère que celle du déjeuner. Gais ou tristes selon le vent, quand nous étions en bonne route, et le roulis pas trop fort, la conversation devenait amusante et pleine de traits.

M. Chabrié sortait de sa chambre en se frottant les mains : — Allons ! allons ! mes amis, patience, notre temps de misère touche à sa fin. Mademoiselle Flora, nous sommes en bonne route, et nous filons huit nœuds ; vous pouvez venir vous mettre à table, sans crainte que votre soupe se renverse sur vous : la mer est douce comme une jeune fille aux yeux bleus. Allons, M. Miota, un peu de courage ! dans huit jours nous serons à Valparaiso ; oh ! quel bonheur ! Messieurs, faisons donc quelques projets de gourmandise, afin que cela nous aide à avaler ce bœuf salé, et les haricots que maître David nous fait mettre chaque jour sur la table… Mademoiselle Flora, que mangerez-vous le premier jour de notre arrivée à Valparaiso ?

— Du café à la crème, des oranges et des glaces.

— Peste, vous allez joliment vous rengraisser avec cette nourriture-là !… Et vous, M. Miota.

— Moi, des artichauts à la poivrade, de la salade et des œufs à la neige.

— Bravo ! Je vous prédis qu’avec ce régime, M. Miota, vous conserverez longtemps votre figure de Christ. Quel singulier goût vous avez, vous autres Péruviens ! Et toi, Briet ?

— Moi, je me régalerai de bon beurre frais et d’un pot de bonne bière.

— Ce Briet a beau aller en Californie, il reste toujours Bas-Breton. Et vous, David ?

— Moi, je me ferai servir un bon gigot, une belle dinde, des rognons au vin de Champagne, une fricassée de poulet aux oignons, puis quelques plats de légumes frais, et des crèmes, des fruits…

— En vérité, David, on croirait qu’on vous a fait jeûner ici pendant trois mois, à la manière dont vous projetez de vous empiffrer… Pour moi je me contenterai d’une tête de veau, d’une bonne perdrix aux choux et de quelques petites pommes d’api.

Au dessert, la conversation s’engageait soit sur la politique, les voyages ou les localités qui étaient l’objet des affections spéciales de ces messieurs.

M. Chabrié était républicain, M. David carliste et M. Briet bonapartiste.

M. David, avec son ton pédant et tranchant, mettait M. Chabrié en fureur en ridiculisant son parti : il adressait à M. Briet les propos les plus bouffons sur son empereur mort.

— Eh bien oui, M. David, disait M. Briet, je maintiens que l’empereur est plus vivant que votre vieux robin des bois. L’esprit de Napoléon vit parmi les Français ; tandis que vos trois rois jésuites, père, fils et petit-fils, qui chassent en Allemagne, sont coulés et enfoncés pour toujours.

— Briet, tu te trompes, reprenait M. Chabrié ; depuis 1816 que tu manques de France, tu ignores les changements qui se sont opérés dans les esprits. La jeunesse, maintenant, n’accepterait plus un empereur, ni rien qui lui ressemblât. Elle ne considère Napoléon, malgré toute sa gloire, que comme un tyran qui opprima la république telle que l’avait établie la constitution de l’an III. Le peuple de 1830 veut la liberté…

— Ah ! est-il étonnant, ce Chabrié avec sa liberté, disait M. David ; il en a plein la bouche quand il prononce le mot chéri liberté. Chabrié, voulez-vous votre bonnet phrygien ? il ferait un bien joli effet par-dessus votre calotte de soie noire et avec votre grosse veste de tricot.

Chabrié. — Monsieur David, ce ne sont pas les plates plaisanteries que répètent depuis quarante ans les vieilles douairières du faubourg Saint-Germain, qui empêcheront la nation de marcher. Lorsque l’opinion se formait dans les salons de Versailles, je conçois l’importance que devaient avoir alors les quolibets qu’adoptaient les grands seigneurs et les prostituées de la cour. Mais ce bon temps est passé. Les fils des anciens courtisans rient entre eux des bons mots de leurs pères, sans que personne autre y fasse attention.

David. — Je conçois qu’en effet les raisonnements des banquiers et des épiciers sur la politique sont beaucoup plus amusants… Les phrases de vos journalistes, de vos orateurs de tribune sont d’un niais à faire pouffer de rire. Paul-Louis Courier avait raison : c’est véritablement un gouvernement récréatif.

Briet. — Ah ! du temps de l’empereur, tous ces bavards n’existaient pas.

Chabrié. — Je ne suis pas plus que vous partisan du gouvernement qui nous régit. Il n’y aura de bonheur pour nous que lorsque nous serons en république.

Briet. — Nous ne serons heureux que lorsque nous aurons pour maître un empereur qui sache se faire obéir comme le grand Napoléon.

David. — Briet, si vous parliez toujours aussi juste, je serais plus souvent de votre avis.

Chabrié. — Mais quel est donc votre système de gouvernement ?

M. David, qui aime assez à voir venir son antagoniste, répondait par la même question :

— Quel est le vôtre, Chabrié ?

M. Chabrié entrait alors dans un grand détail sur l’organisation de sa république ; mais, comme je ne suis pas publiciste, j’avoue que je prêtais peu d’attention à cette partie de sa conversation. Son système consistait, autant que je pus le saisir, à faire nommer à tous les emplois par le peuple, et à rendre tous les individus habiles à les remplir. Il terminait en disant : — Je m’attends, monsieur David, que vous allez dire que mon organisation républicaine est calquée sur celle des États-Unis ; mais les résultats qu’elle a eus dans ce pays ne devraient-ils pas nous engager à l’adopter pour notre patrie ?

David. — Comment est-il possible, mon cher Chabrié, que vous donniez dans ces rêveries ? Ne voyez-vous pas que les dix millions de population des États-Unis occupent un espace de terrain plus étendu que les trente millions de la population française ; que, conséquemment, en France, la propriété a plus d’importance et l’individu moins. Ensuite, le beau pays à habiter, ma foi, que vos États-Unis ! L’ouvrier y est d’une insolence révoltante ; on ne peut, en quelque sorte, s’y faire servir ; la volonté d’une populace sans frein fait loi, à tel point que l’individu qui lui déplaît n’est pas en sûreté. Là on voit incendier les églises catholiques en vertu de la liberté des cultes, assommer les gens de couleur au nom de l’égalité devant la loi, et tenir trois millions de nègres dans l’esclavage par respect pour la liberté individuelle. En vérité, mon cher Chabrié, vous devriez mieux choisir vos modèles. J’habiterais la Turquie plutôt que vos pays de liberté.

Chabrié. — Oh ! Je vois que vous préférez les pays où le peuple est souple, où l’homme qui possède est tout et le prolétaire rien, parce que vous appartenez à la première de ces deux classes et que vous aimez qu’on vous fasse des courbettes ; mais la question est de savoir si le plus grand nombre s’en trouve mieux. Quant à moi, je ne comprendrai jamais qu’il y ait justice à sacrifier le bien-être de vingt-huit millions de prolétaires pour le plus grand bonheur de trois à quatre millions de propriétaires.

David. — Qu’entendez-vous par justice ?

Chabrié. — Je suis étonné de votre question. La justice, telle que je l’entends, est cette règle que Dieu a mise dans nos âmes, et que le sauvage, pas plus que l’homme civilisé, ne peut méconnaître.

David. — Mon ami, on entend partout, par juste ou injuste, ce qui est conforme ou contraire à la loi du pays ou à la volonté de celui qui fait la loi. Le meilleur gouvernement est, pour moi, celui qui m’offre le plus d’avantages.

Chabrié. – C’est la réponse d’un athée et d’un égoïste.

David. – C’est aussi parce que nous sommes, en France plus égoïstes que dans tout autre pays, et que, ne croyant pas aux dogmes religieux, la religion n’est pour nous d’aucun frein, que vos plans de gouvernement, rêvés par d’autres avant vous, n’ont pu et ne pourront jamais réussir.

Briet. – Le meilleur gouvernement est celui qu’avait organisé l’empereur. La France peut être heureuse après les humiliations qu’elle a subies et avec les limites qu’on lui a faites. La gloire est nécessaire à son bonheur.

Chabrié. – Ne vois-tu pas, Briet, que, sous le gouvernement d’un seul, le despotisme s’accroît avec l’étendue du territoire ? Puisque tu as habité la Chine, tu dois avoir vu l’exemple de ce que j’avance.

Briet. – Mais la Chine n’est pas mal gouvernée : les mandarins y sont obéis comme les commandants à bord de nos vaisseaux de guerre. Le pays est bien cultivé ; il y a des canaux dans toutes les directions, et les Chinois font, en industrie, des choses que nous aurions bien de la peine à imiter.

Chabrié. – Briet, nous ne sommes pas Chinois, et nous ne supporterions pas d’être gouvernés comme eux… Il paraît, David, que vous ne croyez pas aux progrès ; mais, en définitive, quel gouvernement désireriez-vous pour la France ?

David. — Je ne crois pas en effet aux progrès dans le sens que vous l’entendez, mais bien à celui des vices de notre nature. Il en est des nations comme des hommes ; en vieillissant, les préceptes de morale ont moins d’influence sur elles ; et voilà pourquoi les peuples sont amenés, à mesure qu’ils vieillissent, à renforcer l’autorité. Le gouvernement qui conviendrait à la France est celui que le temps y avait fondé, et qui n’a point croulé parce que ses institutions étaient vermoulues (comme les gens de votre opinion le répètent sans cesse), mais qui a été démoli, parce que ceux qui obtenaient le plus d’avantages de ce gouvernement ont eu l’inconcevable égarement d’en abandonner la garde et de favoriser les démolisseurs.

Chabrié. – Si vous n’étiez athée, David, vous verriez le doigt de Dieu dans ce grand évènement.

David. — Dieu est pour les gros bataillons. Dieu abandonne les faibles et les imbéciles.

Chabrié. — Vous croyez donc que toutes nos anciennes institutions étaient bonnes, quoiqu’elles soient tombées ; mais, actuellement, que voudriez-vous mettre en place de ce qui existe ?

David. — Si Napoléon eût été légitime, il eût résolu le problème.

Chabrié. — Vous voudriez donc du gouvernement impérial ?

David. — Je veux dire que si Napoléon n’avait pas été lié par ses antécédents, si, pour maitriser les révolutionnaires, il n’avait été forcé de donner carrière à son ambition en faisant des guerres perpétuelles, que si, enfin, il eût été donné à un usurpateur de le faire, il eût rétabli en entier les anciennes institutions dont les siennes, sous des noms différents, se rapprochaient, pour le fond, tous les jours davantage. Il n’eût pas eu l’insigne folie de Louis XVIII qui, trouvant que la pièce finissait trop tôt, a voulu la recommencer, et, sans être instruit par le sort de son malheureux frère, a exhumé la souveraineté du peuple pour la mettre en présence de celle qu’il venait de recouvrer.

Chabrié. — Mais, au fait, quel gouvernement voudriez-vous actuellement ?

David. — Je viens de vous le dire : je désirerais qu’on revînt, avec les améliorations éprouvées par l’expérience, à l’ancienne forme de gouvernement. Je désirerais que des intendants administrassent les provinces, sous le contrôle des assemblées provinciales, qui seraient nommées par les grands propriétaires et les corporations ; que le gouvernement fût décentralisé, et que chaque province restât maîtresse, par l’organe de son assemblée, de régler ses propres affaires. Je voudrais que toutes les places dans l’armée et dans l’administration fussent accordées à la propriété. Je voudrais enfin qu’on en finit avec le gouvernement bavard, et qu’on renvoyât chez eux nos très chers députés, ainsi que cette arlequinade de Chambre des pairs.

Chabrié. — Vous ne voudriez pas de la liberté de la presse ?

David. — Si, mais pour les cartes de visite seulement.

Chabrié. — Et qui voudriez-vous pour roi ? le duc de Bordeaux ou Louis-Philippe ?

David. — Je crois que le principe de la légitimité, consacré dans la personne de Henri V, serait une garantie de tranquillité présente et future.

Briet. — Oui, une garantie de tranquillité comme le fut Louis XVIII, s’enfuyant à Gand à l’approche du grand Napoléon, qui, avec huit cents hommes seulement, avait entrepris de l’expulser ! une garantie de tranquillité comme l’a été Charles X, que cinquante mille hommes n’ont pu maintenir sur le trône en présence du peuple insurgé, et qui, maintenant, chasse dans les forêts d’Allemagne avec le héros du Trocadero et le Henri V de M. David.

David. — Habitarunt dii quoque sylvas.

Chabrié. — La caque sent toujours le hareng ; ce diable de David est toujours pédagogue ; il ne peut oublier qu’il a été maître de langues, et ne saurait perdre l’habitude de cracher du latin à tout propos.

Briet. — Si c’est quelque chose de bon, vous devriez le traduire pour nous autres, pauvres hères, qui n’avons pas eu les moyens d’aller au collège Bonaparte. N’est-ce pas à ce collège que vous avez appris votre brin de latin ?

Chabrié. — Et gratis, encore ! Pourquoi donc, David, votre père ne s’est-il pas fait donner un titre de baron sous l’usurpateur ?

David. — Parce qu’il n’en avait pas besoin.

Chabrié. — Cependant il avait bien besoin, pour rouler carrosse, de la place que l’empereur lui donna. Je suis étonné qu’il n’ait pas profité de l’occasion pour faire ajouter quelque chose à son nom, afin qu’au moins, à la poste, on pût le distinguer de perruquier du coin.

Briet. — Mais M. David ne s’appelait-il pas M. de la Cabusière, et ses frères, de Thiais ?

Chabrié. — Mon Dieu ! oui, Briet ; et si l’innocente fantaisie t’en prend, il ne t’en coûtera pas cher pour la satisfaire : tu n’auras qu’à employer le même procédé. Tu achèteras, en Bretagne, seulement un demi-arpent de bois : tu le baptiseras d’un nom sonore et tu l’uniras, par la noble particule de, au nom honorable que ton père t’a laissé.

Briet. — Que gagnerai-je à cela ?

Chabrié. — Ce que tu gagneras ! Mais est-il simple ce Briet ! Tu gagneras ce qu’y gagne David ; tu seras un imbécile de plus dont nous nous moquerons.

David. — Chabrié, si j’ai tort de parler latin à ceux qui parlent tout au plus français, je doute que vous agissiez plus sagement en répondant à mes raisons par de grosses sottises.

Chabrié. — Et quel est le saint qui aurait la patience de répondre autrement à la vanité et à l’absurdité que vous nous étalez ? Il faut être bête comme un roi légitime détrôné pour venir nous vanter le vieux cafard et la mère dévergondée de votre Henri V. Il faut être extravagant pour venir signer, du ridicule nom de la Cabusière, une lettre dans laquelle il n’est question que de gros de Naples, de stoffs ou de blondes. Ils doivent bien rire, vos marchands, quand ils reçoivent de pareilles épîtres ! Maintenant que notre société a reçu un caractère public, je vous déclare, David, que je ne veux pas que vous signiez nos lettres de commerce de votre grand diable de nom féodal. Je ne veux pas que le ridicule en retombe sur moi.

David. — Chabrié, vous êtes tellement brutal, qu’on ne peut parler de rien avec vous.

Chabrié. — J’ai le courage d’être franc avec mes amis, parce que je voudrais les voir se corriger de leurs défauts ; mais vous avez trop d’amour-propre pour convenir des vôtres, et vous appelez la franchise de la brutalité. Ensuite, si je vous les signale, vos absurdes défauts, c’est que d’autres peuvent s’en apercevoir également, et que je ne veux pas être ridiculisé dans la personne de mon associé. Il est encore temps de vous en défaire ; ils n’ont pas pris racine en vous, car, au fond, vous êtes moins sot que vos grandes et puissantes cousines du faubourg Saint-Germain auraient voulu vous voir.

La moitié du monde rit de l’autre moitié : cet adage est vrai ; mais, comme chacun de nous a ses travers, personne ne peut avoir le droit de s’offenser de ceux d’autrui, et la franchise, pour produire de bons effets, ne doit avoir ni aigreur, ni violence. M. David devait nécessairement se sentir blessé d’une franchise qui s’exprimait avec cette virulence. M. Chabrié avait plus l’air de vouloir le braver que de chercher à le corriger de sa vanité en lui en montrant le ridicule.

Quant au résultat des discussions, le pauvre David, malgré son imperturbable aplomb, ayant à lutter contre ces deux marins, était toujours battu. Chabrié, par ses fougueuses sorties, Briet, par l’âcre vérité de ses observations, terrassaient M. de la Cabusière, et triomphaient de ses mots à effet, de son latin et de tout l’appareil de ses phrases pédantes ou sophistiques. Quand il se voyait dans une position désespérée, il changeait, avec une admirable dextérité, le cours des idées de ses deux interlocuteurs. Il amenait Briet sur ses voyages et Chabrié sur Lorient. Briet était le seul qui pût parler de la Chine ; il avait séjourné quelque temps dans cet immense empire et comme personne autre à bord n’y était allé, il n’avait pas de contradicteurs ; on l’écoutait, et l’irritation se calmait. La conversation sur Lorient était plus orageuse. M. Chabrié avait le défaut d’être un homme de localité. Sa vie de voyages n’avait en rien diminué son amour exclusif pour sa ville natale ; à ses yeux, rien n’était bon et bien qu’à Lorient : il citait son Lorient à tout propos.

— Vous allez nous prouver, disait M. David, que Lorient vaut mieux que Paris, n’est-ce pas ?

— Oui, je vous le prouverai ! D’abord on y mange mieux, ensuite les femmes y sont plus jolies ; elles dansent avec plus de grâce ; enfin ce n’est qu’à Lorient que je chante réellement bien, parce que là, seulement, on sait m’accompagner avec méthode.

— Pauvre bonhomme, êtes-vous farce avec votre Lorient !

— Et votre Paris ! il est propre ! un coquin de pays où l’on ne met pas de sel dans le pain, ni d’épices dans les sauces ; où tous les hommes se traitent d’amis à la première visite, et où les femmes ne connaissent d’autre amour que celui des modes et des spectacles !

— Pour cela, je vous l’accorde ; mais, à part le sel et les épices dont votre cuisine de Lorient est empoisonnée, quelles sont donc les grandes différences dans les mœurs ? Je ne pense pas qu’on y trouve plus de femmes aimantes et d’amis sincères qu’à Paris !

— David, si vous connaissiez la société de Lorient, vous ne parleriez pas ainsi.

— Eh, mon ami, j’y suis resté vingt jours, et ce temps m’a suffi pour connaître la manière d’être de votre ville. Vos femmes m’ont paru moins légères que les Parisiennes ; en revanche, elles sont froides, égoïstes, maniérées à l’excès et sans grâce, quoique vous vouliez en voir dans leur danse. Quant aux hommes, ils m’ont paru très brusques, ce qu’on appelle mauvais coucheurs, et pas plus francs que les Parisiens.

Ces discussions sur Lorient et Paris étaient interminables entre M. Chabrié et son ami. M. Briet y restait indifférent ; il n’aimait pas le séjour des petites villes et son projet était de se retirer à la campagne. Quant à moi, je me mêlais rarement aux conversations générales : ma position m’obligeait à une réserve de tous les instants et je ne me doutais guère, en partant, de la tâche pénible que je m’imposais en prenant le titre de demoiselle. En effet, il me fallait oublier tout mon passé, mes huit ans de mariage, l’existence de mes enfants, enfin le rôle de dame qui est tout à fait différent de celui de demoiselle. Ayant une extrême franchise, beaucoup de naïveté, souvent entraînée, par la chaleur de l’imagination, dans une conversation animée ; parlant alors avec une telle vitesse que je laisse échapper ma pensée à mesure qu’elle naît et n’en vois le sens complet qu’après l’avoir exprimée, je redoutais cette vivacité de mon organisation et n’osais parler. Je craignais qu’oubliant ma position je ne parlasse, par mégarde, de ma fille ; qu’amenée par les écarts imprévus de conversations dans lesquelles tous les sujets étaient agités, je vinsse à ne plus contenir mon indignation contre les lois qui, en France, régissent le mariage. J’appréhendais enfin de me trahir ; cette crainte me mettait dans des transes perpétuelles, me faisait comprimer l’élan de ma pensée, me tenait silencieuse, et je ne répondais que brièvement aux interpellations.

Mon tempérament sanguin augmentait l’embarras de ma situation, et j’ai souvent regretté que notre volonté ne pût s’exercer sur l’ouïe comme sur la voix. À la moindre parole, à l’inflexion qui lui était donnée, à un regard même, je rougissais à un tel point, que j’attirais l’attention de tous ces messieurs. J’étais au supplice, je craignais que ma pensée intime ne se fût dévoilée ou ne fût mal interprétée. M. Chabrié, seul, comprenait parfois ces rougeurs subites : il faisait tout ce qu’il pouvait pour me les éviter ; mais la malice et les taquineries de M. David, la franchise sans frein de M. Briet, les questions un peu indiscrètes de M. Miota, tout cela me torturait de la manière la plus pénible.

Je viens d’exposer la vie que nous passions sur le Mexicain ; cette vie de bord, ordinairement d’une si fatigante monotonie, était variée par la diversité de nos caractères, de nos positions sociales, et par nos efforts pour en supporter l’ennui. Nous célébrions le dimanche en mangeant, à dîner, de la pâtisserie, des conserves de fruits ; en buvant du Champagne ou du Bordeaux. À l’issue de ce dîner, M. Chabrié chantait soit des morceaux d’opéra ou des romances. Ces messieurs étaient remplis d’attention, et me faisaient de fréquentes lectures. Quand M. Miota se portait bien, il venait lire dans ma cabane les auteurs de l’école à laquelle il appartenait, Voltaire, Byron. M. David me lisait le Voyage du Jeune Anacharsis, Chateaubriand ou les fables de La Fontaine : M. Chabrié et moi nous lisions Lamartine, Victor Hugo, Walter Scott et surtout Bernardin de Saint-Pierre.

En partant de Bordeaux on avait dit : dans quatre-vingts ou quatre-vingt-dix jours nous serons à Valparaiso, et cependant M. Briet écrivait sur le journal du bord : « Le cent vingtième jour, en mauvaise route ; » alors le découragement commença à se mettre parmi nous ; on craignit de manquer d’eau ; tout le monde fut mis à la ration : un petit cadenas ferma le tonneau en consommation, afin qu’on ne pût y puiser qu’en présence de l’officier de quart. Cela fit naître de continuelles disputes : les matelots volaient de l’eau quand ils le pouvaient ; le cuisinier buvait celle qu’on lui donnait pour la cuisine, et nous servait la soupe tellement épaisse, qu’on ne pouvait la manger. Don José perdait sa philosophie à mesure que les petits cigaritos diminuaient. M. Miota n’avait plus rien à lire : son impatience et son ennui étaient au comble. Chacun, en un mot, souffrait de la douleur qui lui était la plus sensible. Le vrai matelot, Leborgne, ne cessait de répéter que, tant qu’il resterait un cochon à bord, on aurait des vents contraires.

MM. Chabrié et Briet étaient, comme marins, horriblement fatigués de la longueur du voyage ; mais la peine morale qu’ils en éprouvaient surpassait de beaucoup toute fatigue. Les trois associés ne pouvaient raisonnablement espérer que les deux navires destinés pour le même port, en compagnie desquels nous avions quitté la rivière de Bordeaux, eussent été contrariés dans leur voyage, comme nous l’avions été. Ils concevaient les plus vives inquiétudes pour la vente de leurs marchandises, par la certitude de n’arriver à Valparaiso qu’après que les deux concurrents auraient gorgé les magasins du pays de marchandises semblables à celles dont le Mexicain était chargé. Hommes d’honneur et prévoyant le mauvais succès de leur voyage, la crainte de ne pouvoir remplir les engagements qu’ils avaient contractés les torturait. Leur anxiété dura jusqu’à notre arrivée : des négociants peuvent seuls se faire une juste idée du tourment qu’ils éprouvèrent. M. David jurait contre le vent et se désespérait : M. Briet me disait avec tristesse : « Je ne conçois pas comment j’ai pu m’exposer encore aux chances hasardeuses de la mer, moi qui ai si peu d’ambition ; mais, de retour en France, je ne retrouvai plus un seul ami, je n’avais auprès de moi personne qui me fit cette question : « Pourquoi repartez-vous ? » et par défaut de plan arrêté, par désœuvrement, par habitude, comme cela arrive aux marins, je m’embarquai. » M. Chabrié, seul des trois associés, supportait avec courage le malheur dont il était menacé. Il mettait les choses au pis, payait les fabricants avec tout ce qu’il possédait, et, s’il n’avait pas assez, comptait, pour achever de se libérer, sur son activité, qui était infatigable, sur sa profession de marin et sa connaissance des affaires commerciales.

Je me désespérais à la pensée que mon ami, si malheureux jusqu’alors dans ses entreprises et ses affections, pouvait encore être ruiné par les résultats de ce voyage. À chaque moment je demandais de quel côté soufflait le vent, et la réponse du matelot, l’expression de M. Briet ou celle de M. David me pénétraient de la plus vive douleur.

Je pus me convaincre, dans cette circonstance, jusqu’à quel degré M. Chabrié portait la délicatesse de ses sentiments. J’ai dit comment j’avais accepté son amour, autant pour ne pas le désespérer que pour m’assurer sa puissante protection. Depuis ce moment il faisait sans cesse des projets brillants d’espérance, persuadé qu’il était de trouver le bonheur dans notre union. J’écoutais d’abord ces plans de félicité sans songer à entrer dans leur réalisation ; puis, graduellement, son amour me pénétra d’une telle admiration, que je me fis à l’idée de l’épouser, en restant avec lui en Californie. J’entends des gens confortablement établis dans leur ménage, où ils vivent heureux et honorés, se récrier sur les conséquences de la bigamie, et appeler le mépris et la honte sur l’individu qui s’en rend coupable. Mais qui fait le crime, si ce n’est l’absurde loi qui établit l’indissolubilité du mariage ? Sommes-nous donc tous semblables dans nos affections, nos penchants, lorsque nos personnes sont si diverses, pour que les promesses du cœur, volontaires ou forcées, soient assimilées aux contrats qui ont la propriété pour objet ? Dieu, qui a mis dans le sein de ses créatures des sympathies et des antipathies, en a-t-il condamné aucune à l’esclavage ou à la stérilité ? L’esclave fugitif est-il criminel à ses yeux ? le devient-il lorsqu’il suit les impressions de son cœur, la loi de la création ?…

L’affection que je ressentais pour M. Chabrié n’était pas de l’amour passionné comme j’en avais éprouvé avant de le connaître ; mais c’était un sentiment d’admiration et de reconnaissance. Une fois sa femme, je l’aurais aimé davantage, et je sentais que si, avec lui, je ne rencontrais pas ce suprême bonheur dont, plus jeune, j’avais rêvé la chimère, je trouverais au moins ce repos, ce calme auxquels j’aspirais, cette affection vraie et sûre qu’on apprécie si haut après les déchirantes déceptions d’une vie orageuse. Nous mettions M. David dans nos projets : il aimait M. Chabrié, et celui-ci s’était tellement habitué au caractère original et amusant de son ami, qu’il lui était devenu nécessaire.

M. David m’aimait beaucoup, et, soit qu’il se doutât des intentions secrètes de M. Chabrié, soit qu’il cherchât à les pressentir, il lui répétait souvent : — C’est une bien bonne personne que mademoiselle Flora ! si nous pouvions la décider à résider au centre Amérique, nous serions bien heureux. Je ne sais d’où lui viennent ses préventions contre le mariage, mais elle vous aime beaucoup, et je pense qu’à la fin elle se décidera peut-être à vous épouser. Quant à moi, qui ai juré haine au mariage, je resterais avec vous et vous aiderais à bercer les marmots, que j’aime à la folie jusqu’à l’âge de sept ou huit ans.

De mon côté, je m’habituais aussi à M. David : il était complaisant pour moi, avait de l’instruction, et sa société, dans mon intérieur, ne m’aurait pas déplu. Il ne tenait pas du tout à revenir en Europe, il aimait, au contraire, de préférence le climat de l’Amérique, et s’il avait pu y vivre avec des personnes de son goût, il s’y serait fixé avec joie. Telles étaient les dispositions dans lesquelles je me trouvais à la fin du voyage.

Un soir, je crois que c’était le cent vingt-huitième jour, M. Chabrié me dit : — Ma chère Flora, consolez-moi, car je souffre beaucoup de voir David se désespérer comme il le fait ; Briet est malade, et je me reproche de l’avoir engagé dans cette spéculation.

— Que faire, mon pauvre ami ? il n’est pas en notre pouvoir de changer le vent. Le Charles-Adolphe et le Flétès sont probablement arrivés depuis longtemps à Valparaiso. C’est un voyage perdu ; mais, mon ami, je vous reste.

— Oh ! excellente amie, je ne déplore ce voyage que pour David et Briet ! Il est dans ma vie l’ère de félicité ; c’est dans ce voyage que le bonheur a commencé à poindre pour moi.

— Cher ami, jusqu’ici, dans nos projets d’union ni l’un ni l’autre n’avons songé aux avantages de fortune que nous y pourrions trouver. Permettez-moi, pour la première fois, de vous en dire deux mots. Vous savez que je me rends dans ma famille, avec l’espoir de recueillir, sinon en totalité, du moins en partie, l’héritage de mon père. Si j’obtenais le tout, j’aurais un million ; mais comme mon titre d’enfant légitime pourra m’être contesté, je ne compte pas sur le million ; espérons seulement que, comme enfant naturel, je recevrai le cinquième de cette somme, et, de plus, le présent que pourra me faire ma grand’mère ; eh bien ! mon cher ami, tout ce que je possède est à vous. Avec cette somme, vous pourrez payer vos factures et fournir encore à David les moyens de recommencer sur nouveaux frais.

— Je vous reconnais bien à cette générosité ; mais, chère Flora, je vais vous faire connaître le fond de mon cœur : cette fortune que vous espérez, dont vous êtes si digne de jouir, moi je la redoute ; je frémis à l’idée qu’elle peut vous échoir.

— Eh pourquoi donc ? bon ami !

— Chérie ! je vous le répète, vous ne connaissez pas la turpitude des hommes, leur noire méchanceté et les absurdes préjugés qui gouvernent le monde.

— Mais, Chabrié, je ne comprends pas…

— Écoutez Flora, vous êtes maintenant sans fortune ; si je vous épouse, on dira bien dans le monde que j’ai fait une sottise, un coup de tête ; mais ceux dont l’âme est noble et généreuse, m’approuvant, diront : il a bien fait d’épouser la femme qu’il aime ; si, au contraire, je me marie avec vous lorsque vous serez devenue riche, oh ! alors tous répandront à l’envie que l’intérêt seul m’a guidé, que je n’ai pas balancé à passer par-dessus l’honneur ; car, sous ce mot honneur, le monde comprend aussi les absurdes préjugés dont il est imbu. Flora, cette pensée me fait mal ; plus nous approchons de Valparaiso, plus je sens qu’elle brûle mon cerveau.

— Ah ! Chabrié, cela est horrible ! comme vous, je recule épouvantée devant les suites que pourrait avoir notre union ; dans mon ignorance je n’y avais pas songé.

Je cachai ma tête dans mes mains effrayée des conséquences de mon mensonge !…

— Mon amie, reprit M. Chabrié, ne vous laissez pas aller ainsi au chagrin. Sans doute notre position est fâcheuse car, avec mon caractère, je sens qu’une fois votre mari, le premier faquin (et il n’en manque pas en Amérique) qui se permettrait sur vous un mot ou un sourire équivoque aurait ma vie ou moi la sienne. Mais, chère amie, ne pensons point à des malheurs de ce genre avant qu’ils ne nous frappent. D’ailleurs, peut-être n’aurez-vous pas une piastre de toute cette grande fortune. Mon Dieu, je le souhaite de tout mon cœur !

J’étais restée anéantie. Paria dans mon pays, j’avais cru qu’en mettant entre la France et moi l’immensité des mers je pourrais recouvrer une ombre de liberté. Impossible ! dans le Nouveau-Monde j’étais encore Paria comme dans l’autre. Dès ce moment je renonçai au projet de tranquillité et de douces joies que l’amour de M. Chabrié m’avait fait concevoir. Si l’effroi que mon isolement me causait, si le besoin de protection m’avaient fait accepter cet amour, je ne pouvais plus, arrivée à terre, compromettre la fortune, le bonheur, et même la vie de l’homme d’honneur auquel je devais la plus sincère reconnaissance pour les cinq mois de dévouement qu’il m’avait témoigné.

Enfin le cent trente-troisième jour de notre navigation, nous découvrîmes la Pierre-Blanche, et, six heures après, nous jetâmes l’ancre dans la rade de Valparaiso.


IV.

VALPARAISO.


Le nombre considérable de bâtiments mouillés dans la baie de Valparaiso présente immédiatement l’idée de la grande importance du commerce de ce port. Le jour de notre arrivée, il y entra douze navires étrangers ; cette circonstance n’était pas de nature à ranimer les espérances commerciales de ces messieurs. Comme ils sont très connus dans ces parages, à peine eûmes-nous jeté l’ancre, qu’ils furent salués par beaucoup de monde.

Aussitôt qu’on sut l’entrée en rade du Mexicain, les Français se portèrent sur le quai pour y attendre notre débarquement. Les deux navires partis en même temps que nous de Bordeaux, arrivés à Valparaiso depuis plus d’un mois, avaient repris la mer pour faire leur tournée sur la côte. Les deux capitaines, dans leur bavardage en ville, avaient cru devoir annoncer ma prochaine arrivée, et ne voulant pas dire les véritables raisons qui s’étaient opposées à ce que je partisse avec eux, ils avancèrent impudemment que j’avais donné la préférence à M. Chabrié, à cause des jolis garçons qui se trouvaient à son bord, et que l’attrait de cette aimable société m’avait fait passer par-dessus les inconvénients d’un petit navire tel que le Mexicain. Les aimables Français de Valparaiso s’attendaient donc à voir débarquer une très jolie demoiselle, car les deux méchants capitaines, pour compléter leur vengeance, m’avaient dépeinte avec de malveillantes insinuations. Ils s’attendaient aussi que les beaux jeunes gens du Mexicain se battraient en duel dès le lendemain, ce qui les aurait beaucoup amusés.

Ils étaient tous réunis sur le mole quand nous mîmes pied à terre. Je fus surprise de l’aspect du quai. Je me crus dans une ville française : tous les hommes que je rencontrais parlaient français ; ils étaient mis à la dernière mode. Je remarquai que j’étais le point de mire de tout ce monde, sans qu’alors je pusse comprendre pourquoi. M. David me conduisit chez madame Aubrit, Française tenant une maison garnie à Valparaiso. Il ne jugea pas convenable d’y laisser M. Miota, et le mena dans un autre hôtel tenu également par une Française. La maison de madame Aubrit est sur le bord de la mer ; ma croisée donnait sur la plage, la chambre était très bien meublée, mi-partie à la française et à l’anglaise.

Descendant à terre après cent trente-trois jours de navigation, je ne savais plus marcher : j’allais dandinant au roulis ; tout tournait autour de moi, et mes pieds étaient si sensibles, que je sentais à la plante d’assez vives douleurs lorsque j’étais debout.

Le soir, M. Miota vint me voir : je le priai de chercher à apprendre par la ville des nouvelles d’Aréquipa, de mon oncle Pio, et surtout de savoir si ma grand’mère vivait toujours.

La nuit, je ne pus dormir. Un pressentiment confus, une voix mystérieuse me disait qu’un nouveau malheur allait peser sur ma tête. À toutes les grandes crises de ma vie j’ai eu de semblables pressentiments. Je crois que, lorsque nous sommes réservés à de grandes peines, la Providence nous y prépare par de secrets avertissements auxquels nous serions plus attentifs si nous n’étions constamment séduits par notre vaine raison, qui nous trompe sans cesse et nous entraîne toujours. Après avoir fait mille suppositions, je mis tout au pis ; je me représentai ma bonne-maman morte, mon oncle me repoussant, et moi, seule, à quatre mille lieues de mon pays, sans appui, sans fortune, sans nulle espérance. Cette situation avait quelque chose de tellement effroyable, que son horreur même releva mon courage, me donna la conscience de moi-même, et j’attendis l’événement avec résignation.

Le lendemain, M. Miota revint me voir vers midi. Aussitôt qu’il parut, je lus sur ses traits qu’il avait une sinistre nouvelle à me donner. Ma grand’mère est morte !… lui dis-je. Il voulut prendre des ménagements pour me l’annoncer ; mais le coup était porté : elle était morte le jour même de mon départ de Bordeaux. Oh ! j’avoue qu’un moment je sentis mes forces chanceler. Cette mort m’enlevait mon seul refuge, ma seule protection, ma dernière espérance. M. Miota se retira, sentant bien que, dans de pareils moments, on a besoin de solitude ; cependant il me dit en me quittant : — Je vais aller dire à M. Chabrié qu’il vienne vous trouver. — Ce bon jeune homme ne savait pas que, pour moi, Chabrié aussi était mort !

Il existe des douleurs tellement au-dessus de celles auxquelles on est communément exposé, dont les rudes étreintes sont si brûlantes, pénètrent si profondément, qu’aucune langue n’a de mots pour les peindre. De cette nature furent celles que je ressentis à la nouvelle de cette mort qui anéantissait toutes mes espérances. Je ne versai pas une seule larme. Les yeux secs, brûlants, enfoncés dans leurs orbites, les veines du cou et du front tendues, les mains froides et crispées, je restai plus de deux heures dans la même attitude, regardant la mer, qui me paraissait un horrible tableau sur lequel mon histoire était retracée en caractères de feu. On vint me servir à dîner, et je mangeai !… tant, dans cette crise d’une douleur inextinguible, mon ame s’était entièrement séparée de mon corps. Deux êtres habitaient en moi, un pour la vie physique, répondant aux questions qu’on lui adressait, voyant les objets qui l’entouraient ; et l’autre entièrement spirituel, vivant de sa vie de visions, de souvenirs, de pressentiments. Le soir, M. Chabrié entra dans ma chambre, vint s’asseoir auprès de moi, me prit la main, qu’il serra affectueusement dans la sienne, et pleura. Il était de ces heureuses natures, dont la douleur s’écoule avec les larmes.

— Mon Dieu, me dit-il après un long silence, chère amie ! que pourrais-je vous dire pour vous consoler ? Je suis atterré ! Depuis ce matin, je n’ai pu réunir deux idées. Je n’ai pas osé venir, ma pauvre Flora : votre douleur est là, sur mon vieux cœur, comme une ancre qui s’enfonce dans la vase par son propre poids. Que devenir !… Au nom de mon amour, dites-moi ce que je peux faire.

Je regardai la mer avec un mouvement d’égarement ; j’aurais voulu que Chabrié m’y précipitât.

— Voulez-vous que je vous ramène ?…

— Me ramener !… Et dans quel pays ?….

— Chère Flora, qu’avez-vous ? Mon Dieu, comme vos mains sont froides, que votre front est brûlant ! Chère amie, calmez-vous ; votre souffrance me tue.

Lui aussi regarda la mer, et de grosses larmes tombèrent de ses yeux.

Tout à coup rompant le silence qui régnait entre nous, il me dit :

Eh bien ! Flora, plus j’y pense et plus je persiste à croire que cet évènement est heureux pour nous deux. Si vous aviez trouvé votre bonne-maman à Aréquipa, toutes vos affaires se seraient arrangées comme vous le souhaitiez : vous eussiez été riche. Oh ! ma chère amie ! cette pensée ne vous fait-elle pas frémir ?… Vous riche, et moi pauvre ! Vous le sentez, Flora, dans ce cas il me fallait renoncer à vous ! Flora, ce serait ma mort……, au lieu que, par cet évènement, vous êtes à moi. Comprenez-vous, ma chérie, à moi !… Oh ! je ne puis croire à tant de félicité, car toute ma vie j’ai été si malheureux ! touchant toujours le bonheur avec la main, et, au moment de le saisir, le voyant s’évanouir. Ma bonne Flora, ayez pitié de ma joie, de ma douleur, des cruelles inquiétudes qui m’assaillent… Il s’est passé tant de choses en moi depuis que j’ai appris cette mort, qu’en vérité je ne sais plus où retrouver ma raison.

Chabrié était dans une agitation comme jamais je ne l’avais vu : il marchait à grands pas dans la chambre, s’arrêtait à la fenêtre, revenait auprès de moi, me couvrait avec mon châle, réchauffait mes mains glacées, me parlait de notre mariage, de sa joie, des arrangements qu’il allait prendre pour presser notre union, me consultait sur ses affaires, me priait de décider moi-même ce que je voudrais. Chabrié était heureux, et, à l’image de son bonheur, je sentais mille serpents me percer le cœur.

Il se retira. Je me jetai sur mon lit ; mon corps était brisé par la fatigue ; mon corps dormit et mon âme continua à rester éveillée. Les personnes qui ont eu de pareilles nuits peuvent dire avoir vécu des siècles dans des mondes différents. L’ame, se dégageant de son enveloppe s’élance, avide de connaître dans l’immensité de la pensée, court, vole, comme la comète, traverse des milliers de sphères, et, ainsi que cet astre lumineux, absorbe des flots de clartés qu’elle réfléchit dans sa course sur les êtres qui lui sont chers. Affranchie du corps et de ses exigences, l’ame suit, sans que rien ne l’arrête, les impulsions de Dieu, principe d’amour dont elle émane, et, dans sa liberté, a la conscience d’elle-même et le pressentiment de sa destinée.

Deux jours après notre arrivée à Valparaiso le beau trois-mâts l’Élisabeth mit à la voile pour France. En voyant les apprêts de son départ, j’eus un vif désir de repartir sur ce navire, tant j’étais pénétrée de l’accueil que mon oncle me ferait. La crainte d’affliger Chabrié m’empêcha de céder à ce désir. Cette démarche m’eût fait passer pour folle aux yeux du monde, mais ce n’est pas cette considération qui m’arrêta. Déjà, à cette époque, j’avais coutume de suivre la voix de ma conscience : les affections de mon cœur pouvaient m’en détourner et non les raisonnements du monde.

M. David vint me voir : il me parut réellement peiné du malheur qui m’était arrivé ; il me parla d’abord avec bonté, mit ensuite en usage sa philosophie ; puis, changeant le cours de la conversation, il me dit :

— Savez-vous, chère demoiselle, qu’ici on parle beaucoup de vous depuis votre arrivée ?

— Et à quel propos ?

— Ah ! parce que vous êtes la nièce de don Pio de Tristan, très connu à Valparaiso par le long séjour qu’il y a fait lors de son exil, parce que vous êtes Française et que ces deux capitaines ont dit que vous étiez une beauté, une divinité, et enfin parce qu’on est surpris qu’étant restés huit à vivre cinq mois avec vous, nous ne nous soyons pas tous les huit battus en arrivant, comme cela a lieu fréquemment quand il y a une femme à bord : aussi sommes-nous assaillis de questions sur votre compte, et tous brûlent du désir de vous voir.

— Ah ! monsieur, je commence à sentir la vérité de vos opinions : les hommes sont bien méchants.

— Chère demoiselle, vous n’avez encore rien vu, et si vous vous laissez aller à votre sensibilité, vous aurez beaucoup à souffrir dans ce pays. Il faut cuirasser votre cœur, comme nos anciens chevaliers cuirassaient leur poitrine. Surtout cachez vos impressions ; qu’ils ne s’aperçoivent pas du mal qu’ils vous feront ; car, s’ils s’en apercevaient, tout serait perdu. Ils sont si lâches que, dès qu’ils voient tomber un homme, ils se jettent sur lui pour l’accabler.

— Avez-vous entendu parler de mon oncle ?

— Je ne vous répéterai pas tout ce qu’on dit de lui ; cela vous ferait de la peine, et inutilement. Attendez, pour en juger, de le connaître par vous-même. Ici ce qu’il y a de curieux à observer, c’est la population française ; figurez-vous qu’il y a à Valparaiso près de deux cents Français.

— Ce chiffre est énorme. Que font-ils donc pour vivre ?

— Ils font le commerce avec le Pérou et le centre Amérique,

— Quel genre d’amusements rencontrent-ils dans ce pays ?

— Les riches entretiennent des femmes, jouent gros jeu et montent à cheval ; ceux qui ne le sont pas fument le cigare, font les yeux doux aux jeunes filles qui passent sur les quais, et ont la ressource des cancans.

— Comment ! au Chili aussi on fait des cancans ! et sur quoi ?…

— Sur toutes choses, partout où il y a deux français, les sujets ne sauraient manquer. Chaque navire qui arrive leur fournit un thème nouveau. Dans ce moment, le Mexicain, et vous particulièrement, captivez toute leur attention.

En effet, notre séjour à Valparaiso occupait beaucoup tous ces Français qui, réellement, sont les êtres les plus bavards et les plus cancaniers qu’il soit possible d’imaginer ; ils se déchirent entre eux sans aucune espèce de ménagement, et se font détester des habitants par les plaisanteries qu’ils ne cessent de leur adresser. C’est ainsi qu’en pays étrangers se montrent généralement nos chers compatriotes.

Madame Aubrit avait une table d’hôte où se réunissaient quarante ou cinquante d’entre eux. Quand ils virent que je ne voulais pas y paraître, ils me firent demander la permission de me rendre visite. J’eus peut-être tort de me refuser à satisfaire leur innocente curiosité ; mais j’avoue que je ne me sentais aucune disposition à parler de lieux communs avec ces messieurs. Mon refus les piqua, et, dès ce moment, ils me firent toutes les petites méchancetés qu’ils purent.

Mon hôtesse, madame Aubrit, qui m’a paru mériter de figurer ici, présente, à Valparaiso, le type de la grisette de Paris ; elle a été modiste et avait, alors, une trentaine d’années ; son physique est agréable, son caractère gai, sans souci ; elle a surtout un cœur excellent ; elle est grande dans ses manières, bonne avec tout le monde. On est, chez elle, mieux qu’on ne pourrait l’être chez soi. Le prix est de 10 francs par jour pour le logement et deux repas ; mais on peut demander tout ce que l’on veut, madame Aubrit est toujours disposée à le fournir sans exiger de prix additionnel.

Madame Aubrit avait été la passagère de M. Chabrié ; elle lui devait tout ; c’était à l’aide de ses moyens, de son appui, de ses recommandations qu’elle avait pu former son établissement à Valparaiso. Elle avait prospéré, et cette excellente femme ressentait pour M. Chabrié la plus vive reconnaissance. Ce fut peut-être la cause à laquelle je dus d’être aussi bien dans sa maison, M. Chabrié m’ayant recommandée à elle d’une manière toute spéciale.

Madame Aubrit est aussi une des victimes du mariage. Mariée, à seize ans, avec un vieux militaire dont le caractère et les mœurs lui étaient antipathiques, l’infortunée jeune femme eut beaucoup à souffrir. À la fin, ne pouvant plus endurer cet enfer, elle y échappa par la fuite. Alors, d’autres maux tombèrent sur sa tête. Madame Aubrit, en quittant son mari, resta sans moyens d’existence. Elle voulut gagner sa vie, mais que faire ? Pour les femmes, toutes les portes ne sont-elles pas fermées ? Quand on a eu un chez soi, c’est difficilement qu’on se décide à aller vivre, dans la dépendance, chez les autres ; cependant madame Aubrit eût de suite recommencé à être demoiselle de magasin, si elle n’eût espéré mieux. Elle avait une très jolie voix ; on lui conseilla de débuter sur un théâtre, et elle débuta, en effet, aux Variétés. Mais une jolie voix ne suffit pas pour réussir sur la scène ; il faut, de plus, chanter avec méthode ; et, quoique assez jeune pour apprendre la musique elle ne pouvait, sans pain, se livrer à cette étude, ayant à travailler chaque jour pour subvenir à ses besoins. Elle traîna ainsi deux ans sa pénible existence soit comme dame de compagnie, demoiselle de comptoir, ou travaillant dans sa chambre, chagrine, découragée, malade et sans personne qui versât dans son cœur quelques paroles de consolation. Dans l’hôtel garni où elle demeurait, elle fit connaissance d’un jeune homme, auquel elle confia sa triste position : celui-ci, n’étant guère plus heureux qu’elle, lui proposa de partir avec lui pour l’Amérique du sud. La malheureuse, qui se sentait à bout, ne pouvant plus lutter contre la misère et la solitude, y consentit. Ce jeune homme était une connaissance de Chabrié ; il avait perdu sa fortune ; et, avec les débris qu’il avait sauvés, il se rendait en Amérique. Six mois après leur arrivée à Valparaiso, le jeune homme mourut : sa longue maladie avait épuisé leurs dernières ressources. La pauvre madame Aubrit resta enceinte et sans nul moyen d’existence. Ce fut dans cette cruelle position que M. Chabrié la retrouva lorsqu’il revint de sa tournée de la côte ; il lui proposa de la ramener elle et son enfant ; mais, sentant qu’en France elle n’était qu’une misérable Paria, elle préféra rester. Alors le bon Chabrié, avec sa générosité habituelle, entreprit de la faire sortir de la malheureuse situation dans laquelle elle était. Il la recommanda à ses consignataires, répondit pour elle de 1,000 piastres ; indépendamment de cette garantie, il lui prêta de l’argent ; au moyen de ces ressources, elle prit sa maison garnie, qui prospéra immédiatement au-delà même de ses espérances.

L’histoire de madame Aubrit est celle de milliers de femmes comme elle, en dehors de la société, et qui ont, de même, toutes les horreurs de la misère et de l’abandon à souffrir. Notre société reste insensible à la vue de ces misères et de la perversité qu’elles font naître. Dans son stupide égoïsme, elle ne voit pas que le mal attaque l’organisation sociale à sa base, et les relevés statistiques lui en révèlent les progrès sans qu’elle songe à y porter remède.

Quand madame Aubrit eut fini de me raconter ses peines, elle me parla de M. Chabrié, loua sa générosité, sa délicatesse, et ajouta : — Ah ! mademoiselle, il est bien malheureux qu’une aussi belle ame soit tombée dans d’aussi méchantes mains !

— De qui donc voulez-vous parler ?…

— De cette femme qui l’a fait rester, à Lima, pendant trois ans, à y perdre son temps ; de cette madame Aimée, dont peut-être M. David vous aura parlé, car il ne l’aimait guère. On a bien raison, mademoiselle, de dire qu’un bon os n’est jamais pour un bon chien. Je crois, sans me flatter, valoir un peu mieux que cette madame Aimée ; et, si je n’ai jamais rencontré d’hommes qui m’aient fait du mal, je n’en ai pas trouvé dont l’amour correspondit au mien, tandis qu’elle fait aller ce pauvre Chabrié de la façon la plus indigne, et cependant il en est fou.

Tout ce que madame Aubrit me raconta au sujet de cette madame Aimée, et du tort qu’elle avait fait à M. Chabrié me fit prendre la résolution d’être son bon ange, de m’efforcer de réparer, par la puissance de mon affection, le mal que cette femme lui avait fait ; et, afin d’atteindre ce but, d’arracher de son cœur l’amour qu’il avait pour moi. Ceci était le point principal pour réussir, et en même temps le plus difficile de la tâche que je m’imposais. Si je n’ai jamais reculé devant une entreprise, quelque pénible qu’elle fût, quand l’espoir de faire le bien en a été le mobile, je dois avouer, toutefois, que j’eus, pendant trois jours, une lutte pénible à soutenir. La voix de ma conscience me disait : Quitte Chabrié ; fais en sorte qu’il ne t’aime plus, ton amour lui causerait de cuisantes douleurs, tandis que la voix du moi, de l’intérêt personnel, me répétait sans cesse : Si tu quittes Chabrié, si tu perds son amour, tu resteras seule ; seule, sans affection, sans amitié, la vie sera pour toi un désert. Quand cette voix insidieuse sifflait ces paroles à mon oreille, je sentais une sueur froide sur tout mon corps ; il me semblait que j’avais peur.

L’amitié de Chabrié m’était devenue plus nécessaire, et le dévouement de son affection prenait sur moi, à chaque instant un nouvel empire. David aussi me plaisait davantage et la vue de madame Aubrit, en rendant présente à ma pensée l’histoire de ses souffrances, dont elle me contait sans cesse de nouveaux détails, ranimait en moi l’effroi que me causait la perspective de l’isolement. D’ailleurs, j’avais la santé affaiblie par de longues souffrances, le moral abattu par la dernière perte que je venais de faire, par suite de laquelle je m’attendais à de nouveaux malheurs dans ma famille. La réunion de toutes ces circonstances, trop forte pour moi, me faisait sentir un besoin impérieux d’affection et de repos. Par moments, j’étais prête à me jeter au cou de Chabrié, à lui avouer tout ce que je souffrais, à lui demander aide et protection, me sentant incapable de résister plus longtemps. Mais la crainte de lui causer du chagrin venait m’arrêter ; sa conduite envers moi pendant tout le voyage, ses cinq mois d’amour et de complaisance m’inspiraient tant de reconnaissance, que je n’avais pas le courage de lui faire de la peine. Je ne sais ce qui serait arrivé et si j’aurais eu la force d’obéir à mon devoir, sans l’occurrence providentielle qui me fit prendre une détermination.

M. David venait tous les soirs chez moi : ma chambre était le point de réunion de ces messieurs. Leurs affaires n’offraient pas une brillante perspective ; ils avaient trouvé la place encombrée ; ils ne faisaient pas de rentrées, et l’échéance de leurs factures les inquiétait horriblement. M. David entra, un soir, avec un air tout satisfait. — Chère demoiselle, me dit-il, j’ai une bonne nouvelle à vous apprendre : nous voilà sans inquiétude pour nos époques de paiement ; nous venons de recevoir des lettres de M. Roux, de Bordeaux, par lesquelles il nous annonce qu’il se porte caution pour nous, et se charge de payer toutes nos obligations à mesure qu’elles viendront à échoir. Il dit qu’il regarde Chabrié comme membre de sa famille, comme étant déjà son fils… Vous savez, ajouta M. David, qu’avant notre départ de Bordeaux, il avait été question de marier Chabrié avec mademoiselle Roux : le mariage ne plut pas à notre ami, parce qu’il trouvait cette demoiselle beaucoup trop jeune ; quoi qu’il en arrive, cette circonstance est bien heureuse pour nous : notre opération est bonne ; mais les rentrées, plus tardives que nous ne le pensions, l’eussent rendue mauvaise, sans l’obligeance de M. Roux, qui va nous faciliter les moyens d’attendre.

Ce que me dit M. David me fit apercevoir, pour Chabrié, un avenir que jusqu’alors, je n’avais pas vu. Ce mariage avec mademoiselle Roux lui convenait parfaitement ; il aimait la famille de M. Roux autant que la sienne ; la plus grande intimité régnait entre eux ; tous deux, nés dans la même ville, élevés ensemble, avaient navigué longtemps à bord du même bâtiment. Chabrié avait dix-huit ans de plus que mademoiselle Roux ; si la jeune fille l’aimait, qu’importait cette différence d’âge ? Je ne sais si ma seconde vue me servit dans cette occasion ; mais je vis nettement que Chabrié pourrait trouver, dans cette union avec la fille de son ami, le bonheur et le repos dont il avait tant besoin ; aussi, dès cet instant, je résolus d’employer tous mes efforts à l’y décider. Je me réjouis, avec M. David, de la généreuse confiance de M. Roux qui les tirait d’embarras, et quand Chabrié vint, nous en causâmes longuement.

Le lendemain, j’annonçai à M. Chabrié que, voyant mes intérêts compromis par les délais, je ne pouvais attendre plus longtemps son départ, et m’étais déterminée à partir seule en droite ligne pour Aréquipa.

Chabrié fut tellement surpris de cette détermination subite, qu’il ne put en croire mes paroles : il me les fit répéter plusieurs fois. Je calmai son chagrin en lui montrant que nos intérêts communs l’exigeaient. Il me supplia d’attendre au moins deux jours, afin d’avoir le temps de la réflexion. Je persuadai à M. David qu’il était urgent que je partisse sur-le-champ pour Aréquipa, et il m’aida à réconcilier Chabrié avec cette prochaine séparation. Dès le moment où ma résolution fut prise, je me sentis forte, dégagée de toute inquiétude, et j’éprouvai cette satisfaction intérieure qui fait tant de bien lorsqu’on a conscience d’une bonne action. Je me trouvais calme ; je venais de triompher du moi : la bonne voix avait prévalu.

Affranchie entièrement de toute préoccupation intérieure, je pus me livrer à mon rôle d’observatrice : ce fut alors que je parcourus la ville dans tous les sens ; pour dépeindre une ville, pour peu qu’elle soit importante, il faut y faire un séjour prolongé, converser avec toutes les classes de ses habitants ; voir les campagnes qui l’alimentent ; ce n’est pas en y passant seulement qu’on peut en apprécier les mœurs et usages, en connaître la vie intime. Je ne suis restée que quatorze jours à Valparaiso, un temps aussi court ne me permet guère que de tracer l’esquisse de son apparence extérieure.

M. Chabrié me dit avoir vu Valparaiso en 1825. À cette époque, la ville se composait d’environ trente à quarante cabanes en bois. Maintenant toutes les hauteurs qui bordent la mer sont couvertes de maisons. La population s’élève à trente mille âmes. La ville présente trois parties bien distinctes : le quartier du port ou de la Douane formée par une seule vue, qui se prolonge sur le bord de mer, l’espace d’une lieue : elle n’est pas encore pavée, et, dans les temps de pluie, c’est un cloaque. La Douane est située en face du mole : c’est un vaste bâtiment commode pour sa destination, mais sans aucune décoration architecturale. Dans ce quartier, sont les grandes maisons de commerce, des différentes nations, les entrepôts, les magasins, les belles boutiques d’objets de luxe ; là est la vie active, le mouvement continuel. En s’éloignant de ce centre, on arrive au quartier de l’Almendral, qui est la seule promenade des habitants. C’est dans cette partie de la ville que sont situés les retiros, les maisons de plaisance avec de beaux jardins. Enfin, la troisième partie se nomme Quebradas (gorges des montagnes qui ceignent la ville) ; elle est habitée par les Indiens.

Le caractère des Chiliens m’a paru froid, leurs manières dures et hautaines ; les femmes ont de la raideur, parlent peu, affichent un grand luxe de toilette, mais leur mise est sans goût. Dans le peu que j’ai causé avec elles, je n’ai pas été émerveillée de leur amabilité, et, sous ce rapport, elles me semblent inférieures aux Péruviennes. On les dit d’excellentes femmes de ménage, laborieuses et sédentaires ; ce qui semblerait le prouver, c’est que tous les Européens qui arrivent au Chili s’y marient, ce qu’ils font moins au Pérou.


V.

LE LÉONIDAS.


J’avais arrêté mon passage à bord du trois-mâts américain, le Léonidas. Le capitaine m’envoya prévenir que le départ était fixé au dimanche 1er septembre 1833, à midi.

Je me levai, ce jour-là, de très grand matin, n’ayant pas de domestique pour m’aider à faire mes malles et autres préparatifs de voyage. J’eus plusieurs lettres à écrire : toutes ces occupations firent, pour quelques instants, trêve aux chagrins dont mon ame était oppressée. Au milieu de tous mes apprêts de départ j’eus beaucoup de visites : je dus aux embarras du moment l’apparence calme avec laquelle je les reçus. Ces personnes venaient me faire leurs adieux, les unes par affection, le plus grand nombre par curiosité. Le pauvre Chabrié ne pouvait rester en place ; il allait et venait alternativement de la chambre au balcon, craignant que ces visiteurs importuns ne s’aperçussent de son émotion ; de grosses larmes roulaient dans ses yeux ; sa voix était altérée ; il n’osait dire une parole ; sa douleur m’accablait.

Nous étant aperçus que le Léonidas s’apprêtait à lever l’ancre, je congédiai toutes mes visites. Je ne connaissais ces gens-là que depuis peu de temps ; mais nous étions en pays étranger, les uns étaient venus de France avec moi, les autres étaient mes compatriotes, parlaient ma langue et mon cœur se serrait à les voir s’éloigner.

Je restai quelques instants seule avec Chabrié. — Oh ! dit-il, Flora, jurez-moi que vous m’aimez, que vous serez à moi, que je vous reverrai bientôt ; car, si vous ne le faites, je n’aurai pas la force de vous voir partir.

— Cher ami, ai-je besoin de vous jurer que je vous aime ? ma conduite ne vous le prouve-t-elle pas ? Quant à l’union que nous projetons Dieu seul sait l’avenir qui nous est réservé !

— Mais votre volonté, Flora ! répétez-moi que, dès ce moment, je peux vous regarder comme ma femme. Oh ! répétez-le.

J’aurais bien voulu éviter de lui renouveler une promesse que je savais bien ne pouvoir tenir ; mais sa douleur m’effraya. Je craignis qu’il ne pût la maîtriser, et, pressée par son expression déchirante, par la crainte que David ou toute autre personne entrant ne le trouvât tout en pleurs, je promis que je serais sa femme et que je resterais en Amérique à partager sa bonne ou sa mauvaise fortune. Le malheureux, ivre de joie, était trop vivement ému pour s’apercevoir de la profonde douleur qui m’accablait. Il ne sentit pas dans ses étreintes qu’il ne pressait qu’un cadavre incapable de lui rendre la moindre caresse. Il me quitta, ne se sentant pas la force de m’accompagner, et je partis avec M. David pour me rendre à bord. Je fis mes adieux à madame Aubrit et saluai la foule de Français que je rencontrai sur mon chemin avec un sang-froid qui m’étonnait moi-même, et qui provenait de l’état d’étourdissement dans lequel je me trouvais.

Nous étions dans le canot : je gardais le silence et n’étais attentive qu’à maintenir au dedans de moi la douleur qui me dévorait, quand M. David me dit : — Mademoiselle Flora nous allons passer devant le Mexicain. Ne voulez-vous pas dire adieu à ce pauvre Mexicain que vous ne reverrez peut-être plus ? — Ces paroles firent sur moi un effet inconcevable. Il me prit un tremblement subit auquel je fus incapable de résister ; mes dents claquaient. M. David s’en apercevant, je lui dis que j’avais froid ; je craignis un instant de ne pouvoir plus soutenir ma tête.

M. Briet, Fernando, Cesario, tous étaient sur le pont pour me saluer et me dire adieu : je ne pouvais prononcer une parole : — Pourquoi donc nous quittez-vous mademoiselle Flora ? me cria M. Briet. Pauvre demoiselle ! disaient les autres, quel courage il faut qu’elle ait ! Tous répétaient le mot adieu ! il retentissait dans mon cœur déchiré. Je le leur rendis en agitant mon mouchoir. Je baissais la tête, me cachais dans mon voile et en murmurant adieu ! adieu ! j’invoquais la mort.

Nous montâmes à bord du Léonidas, où nous trouvâmes une foule immense d’Anglais et d’Américains qui venaient accompagner leurs amis. M. David, après m’avoir fortement recommandée au capitaine, me conduisit à ma cabane avec le stuard[4] qu’il engagea à me servir avec zèle ; tous deux se mirent à m’aider à ranger mes effets et à disposer ma cabane. Ensuite M. David me prenant à part, me dépeignit la manière d’être des étrangers avec qui j’allais vivre, afin que je me tinsse en garde contre des hommes envers lesquels une femme doit être plus que réservée si elle veut être respectée. Il y avait dans la chambre plusieurs Anglais ou Américains assis autour d’une table et buvant du grog. Je devins le point de mire de tous ces étrangers : ils causaient en anglais et je voyais qu’ils me prenaient pour sujet de conversation. Leurs ricanements, leurs regards effrontés me faisaient soulever le cœur. Je sentis combien j’étais seule au milieu de ces hommes, aux vices immondes, qui méconnaissaient les égards dus à une femme et à la première des lois sociales, la décence. Ce spectacle, qui donnait tant de vérité aux conseils de M. David, m’attristait profondément. J’éprouvais déjà toutes les horreurs de l’isolement. M. David, s’en aperçut, il s’efforça de raffermir mon courage, de ranimer ma confiance en moi-même, et l’ancre étant levée, il me dit adieu. Je l’accompagnai sur le pont, et, après l’avoir vu s’embarquer dans son canot, je m’assis sur l’arrière du bâtiment, où je restai jusqu’à ce qu’on vînt m’en arracher.

Ce qui se passait en moi me serait difficile à décrire. Mon cœur était si gonflé par le chagrin, mes membres si fatigués, tout était tellement confus dans ma pauvre tête affaiblie, et moi si débile, que les bruits divers, les objets disparates dont j’étais environnée me donnaient le plus étrange cauchemar, réalisaient pour moi le plus bizarre chaos. Il y avait, ce jour-là, une grande fête en ville à l’occasion d’une revue de la garde nationale du Chili ; j’en entendais les fanfares, je voyais tout le monde bien paré, j’y assistais, donnant le bras à Chabrié ; mais peu à peu je vis Valparaiso s’éloigner ; les vaisseaux de la rade ne paraissaient plus que des jouets d’enfants, tant ils étaient devenus petits. Le bruit du port, les aboiements des chiens, le chant du coq, rien n’arrivait plus à mon oreille. Oh ! mon Dieu ! encore une fois je perdais terre : alors une douleur violente s’empara de mon cœur ; je repris mes sens, mais ce fut pour maudire ma destinée. Ce que j’avais souffert depuis mon enfance, ma position actuelle, tout s’offrit simultanément à mes yeux. Ces souvenirs étaient si pleins de vie, que je ressentais ensemble les peines passées et les chagrins présents. Mon désespoir me faisait concevoir les plus funestes pensées. J’étais penchée sur la rampe du navire ; depuis quelques instants, je regardais fixement la maison du consul anglais qui est située au sommet de la plus haute montagne de Valparaiso et qui par degrés se perdait à l’horizon. Mes yeux, fatigués, retombèrent sur l’eau ; j’éprouvais un désir étrange, une vive jouissance même à l’idée de m’y plonger et d’engloutir avec moi, dans l’immensité de la mer, les chagrins que je traînais à ma suite. Je ne sais ce qui serait arrivé de ce désir qui, à chaque moment, prenait plus de force, si le capitaine et un docteur, auxquels je n’avais pas encore parlé, n’étaient venus m’obliger à quitter ma place pour me conduire en bas, dans la chambre. Je voulus résister ; mais le mal de mer, qui s’était emparé de toutes mes forces, paralysa ma volonté. On me mena dans ma cabane je m’y couchai et, par bonheur, le mal de mer fut si fort, que bientôt il ne me resta plus une seule idée.

Je passai une nuit affreuse. À l’approche du matin, mes souffrances se calmèrent un peu : je m’endormis, et ne me réveillai que vers deux heures de l’après-midi. Le capitaine et le docteur m’importunèrent alors de leurs pressantes sollicitations pour m’engager à prendre quelque chose. À la fin, impatientée, je consentis, pour me débarrasser de leurs prières réitérées, à manger un peu de soupe, j’y ajoutai une tasse de café à l’eau ; je me trouvai effectivement mieux après ce léger repas. Je me levai et montai sur le pont. Mon premier mouvement fut de tourner les yeux dans la direction de Valparaiso. Mais, hélas ! il n’y avait plus rien…, rien que le ciel et l’eau. Je me sentis oppressée, et un soupir s’échappa de ma poitrine. Je m’assis sur le banc destiné aux passagers ; mon état de faiblesse me dispensait de parler et, n’y étant nullement disposée, je me mis à observer attentivement mes nouveaux compagnons de voyage.

Le capitaine était un de ces Américains du nord, dont l’esprit est circonscrit dans la profession qu’ils ont embrassée. Lourd, matériel, la bonté résultait, chez lui, du tempérament plutôt que de l’éducation. Je lui avais été particulièrement recommandée, à Valparaiso, par les consignataires de M. Chabrié : il avait pour moi le plus grand respect et toutes les complaisances et attentions que son imagination pouvait lui suggérer. Nous devînmes de suite bons amis, autant que nous pouvions le devenir en parlant des langues différentes, lui, l’anglais seulement, et moi, le français et l’espagnol, qu’il ne comprenait.

Il y avait trois passagers américains, outre le docteur. Un d’eux était un homme assez commun, et ne parlait ni le français ni l’espagnol : puis un jeune homme de dix-neuf ans, d’un très joli physique, d’une humeur sombre et mélancolique, il était atteint du spleen : on lui faisait faire un voyage aussi long uniquement dans l’espoir de le guérir ; mais c’est en vain qu’il avait passé sous toutes les latitudes du globe ; il languissait toujours, nulle amélioration ne se manifestait dans son état : il semblait aspirer à une autre vie et n’être venu dans ce monde que pour mieux apprécier celui auquel il était destiné. Il me fut impossible de parler beaucoup avec lui ; il ne comprenait que quelques mots d’espagnol et nullement le français.

Le troisième Américain mérite une mention spéciale : âgé de vingt-quatre à vingt-six ans d’une petite taille, bien fait, gracieux dans tous ses mouvements, extrêmement blond, la peau tachetée de rousseurs, les traits fins et réguliers, mais manquant de cette expression mâle qu’on aime à voir dans un homme, il parlait assez passablement l’espagnol et entendait un peu le français, quoiqu’il ne le parlât pas, et avait, chose rare parmi les Américains, un excellent ton et tout l’extérieur d’un homme habitué à la bonne société. C’était un fashionable de bon goût, qui, même à bord, changeait tous les jours de toilette, et sa mise présentait toujours un ensemble de formes et de couleurs admirable d’harmonie. Il était recherché en tout, avait beaucoup d’ordre, sans que, cependant, on aperçût de l’affectation en rien. Toutefois, sa manière d’être semblait provenir de règles apprises et en être l’expression exacte. Il employait la matinée à ses écritures commerciales ; après le dîner, il lisait, jouait de la flûte ou du flageolet, puis chantait. C’était le beau idéal, le parfait modèle du transatlantique gentleman ; mais on sentait en lui l’absence de ce laisser-aller qui donne tant de charme aux relations intimes. La règle dominait l’homme dans tous les détails de la vie. Doué de tact et de discernement, il était trop en garde de lui-même pour dévier jamais d’un plan de conduite dans lequel tout paraissait avoir été prévu. En un mot, l’inspiration ou la spontanéité ne se manifestaient dans rien de ce qu’il faisait. Comme nous apprécions nos talents en proportion de la peine que nous avons eue à les acquérir, je serais assez disposée à croire que ce fashionable américain avait une haute idée de lui-même. Né à New-York, il se nommait Pierre Vanderwoort. Par tous les avantages extérieurs qu’il s’était donnés, il devait avoir obtenu des succès de salon ; mais quelle distance immense il y a entre l’homme que l’art social a ainsi modelé et celui que la Providence a destiné à primer dans une partie quelconque ; à être éminent comme artiste, comme savant ou comme écrivain ; enfin à marcher en avant de ses semblables ? celui-là domine la règle en tout et ne la subit en rien.

Dès le premier moment que j’examinai M. Vanderwoort, je vis que j’étais en même temps l’objet de son observation ; mais je ne pouvais deviner quel effet je produisais sur lui : sa physionomie peu expressive ne laissait pas trahir sa pensée.

J’arrive au docteur, M. Victor de Castellac. Pour la première fois de ma vie, peut-être, je rencontrais en lui un homme que je ne pouvais réussir à classer. Ce docteur me dit avoir trente-trois ans : je lui en aurais donné vingt aussi bien que quarante. Il était Français ; et, s’il ne me l’eût dit, je n’aurais pu distinguer à quelle nation il appartenait. Parlant français sans aucun accent de localité, on ne pouvait discerner dans quelle province de France il était né, et son ton, ses manières, ses habitudes, son costume, sa conversation n’indiquaient pas plus un pays qu’un autre, ne trahissaient aucune profession. Je m’aperçus que le docteur m’examinait aussi avec une curiosité mêlée de surprise. Je ne savais, dans le moment, à quoi l’attribuer ; plus tard, je vis que l’attention du public de Valparaiso dont, à mon insu, j’avais été l’objet, avait fait naître au docteur l’envie de me connaître.

Je fus malade les deux premiers jours ; mais ensuite je me trouvai mieux : mes forces physiques revinrent, et, avec elles, mes forces morales. J’approuvais ma conduite ; je me sentais le courage d’y persister et de lutter contre les obstacles auxquels je m’attendais. Le contentement de moi-même me rendit toute ma gaîté.

Nous nous liâmes d’entretien, le docteur et moi : je me mis à parler de Paris, d’Alger, de mille choses avec un entraînement dont moi-même j’étais étonnée. Nous causions sur tous les sujets, mais particulièrement sur Paris, auquel il me ramenait toujours, parce qu’il ne connaissait presque pas cette ville, ayant passé toute sa vie, depuis sa sortie du collège, dans les colonies espagnoles. Le fashionable américain s’efforçait de comprendre ce que nous disions ; il saisissait le sens de quelques phrases, et devinait souvent le surplus. Il me laissa enfin pénétrer l’opinion qu’il s’était formée de moi et de M. de Castellac ; j’en eus plus de liberté pour m’égayer avec lui aux dépens de ce pauvre docteur, qui prêtait un peu à rire, dans une foule d’occasions.

M. de Castellac, après être resté six ans au Mexique, où il avait amassé une très jolie fortune, vint à Paris en 1829. Il confia tout son argent à MM. Vassal et Cie, pensant que la maison de banque de ces messieurs était une de celles qui lui offraient le plus de garanties. La révolution de 1830 arriva ; ces messieurs firent faillite et le docteur perdit en un seul jour le fruit de six années de travail. Il fut d’abord inconsolable, resta un an à Paris, y mangea ses dernières ressources en cherchant à s’y tirer d’affaire et à recueillir quelques débris de sa fortune perdue ; puis enfin, prenant son parti, il se résigna à retourner en Amérique pour tenter d’y gagner de nouvelles richesses. Cette fois il avait donné la préférence au Pérou et se dirigeait sur la ville de Cuzco.

Le docteur était très bavard et surtout très curieux : au fond, excellent homme, quoique égoïste et méfiant, parce qu’il connaissait le monde, et, comme M. David, en avait été victime.

Nous eûmes une traversée très heureuse : le huitième jour, à neuf heures du soir, nous jetâmes l’ancre dans la baie d’Islay (côte du Pérou).


VI.

ISLAY.


Le jour de notre arrivée, je ne pus guère voir la côte du Pérou. Au moment où nous en approchâmes, il tombait une petite pluie comme un brouillard ; elle nous dérobait la vue du rivage. La mer était calme ; et, sans un bâtiment anglais qui envoya sa chaloupe pour nous remorquer, je ne sais comment nous serions entrés. Nous fûmes bien contrariés de ne pouvoir juger de l’aspect de la contrée. Le docteur et moi éprouvions une vive impatience de la voir : agités par cette curiosité, nous veillâmes fort avant dans la nuit : nous faisions des conjectures sur la nature d’un pays que nous étions dans l’anxiété de connaître, tout en causant de nos projets respectifs. Le docteur se leva avant le jour, tant le désir de voir le tourmentait. Il revint dans la chambre ; je ne dormais pas et le voyais à travers mes persiennes ; le pauvre homme me parut entièrement démoralisé : il pleurait ; cela m’en disait assez sur le pays. Peu de moments après, le docteur, n’y tenant plus, s’approcha de ma porte et me dit — Ma payse, dormez-vous ?

— Non, lui dis-je.

— Ah ! si vous saviez, mademoiselle, dans quel horrible désert nous sommes ! c’est affreux ! Pas un arbre, pas de verdure, rien que du sable noir et aride et quelques cabanes en bambou. Mon Dieu ! mon Dieu ! que vais-je devenir ?…

— Docteur, il faut en prendre son parti : le vin est tiré il faut le boire. Vos pleurs, vos regrets, vos malédictions ne sauraient y faire pousser des arbres et de la verdure. D’ailleurs, vous venez ici pour chercher de l’or et non des lieux champêtres, je pense.

Je me levai et, pendant que je m’habillais, mon imagination m’exagéra tellement l’horreur du pays, que, lorsque je montai sur le pont, je fus moins affectée à cette vue d’aridité et de misère. Toute la côte du Pérou est extrêmement aride : Islay et ses environs ne présentent qu’une perspective de désolation. Néanmoins le port prospère d’une manière surprenante. Lorsqu’on l’établit dans ce lieu, il ne s’y trouvait, m’a assuré don Justo, le directeur de la poste, que trois huttes et un grand hangar où l’on mit la douane ; après six années d’existence, Islay renfermait, alors, au moins 1,000 à 1,200 habitants.. La plupart des maisons, construites en bambou, ne sont pas carrelées ; mais il y en a aussi de très jolies bâties en bois, ayant d’élégantes croisées et dont le sol est planchéié. La maison du consul anglais, qu’on finissait lorsque je retournai à Islay, est charmante. La douane est une très grande construction en bois ; l’église est assez bien et ses proportions sont en rapport avec l’importance de la localité. Le port d’Islay, mieux situé que celui d’Arica, en a absorbé toutes les affaires. S’il continue à prospérer comme il l’a fait depuis six ans, il pourra, dans dix années de plus, avoir quatre à cinq mille habitants ; mais la stérilité du territoire sera longtemps un obstacle à un plus grand accroissement ; entièrement privé d’eau, il est sans arbre ni végétation d’aucune espèce. L’époque des puits artésiens n’est point encore venue pour ce pays ; il est trop arriéré pour qu’on y songe. Islay n’a, pour s’abreuver, qu’une petite source ; elle tarit souvent en été ; alors les habitants sont contraints d’abandonner leurs demeures. Le sol est formé d’un sable noir et pierreux, qui serait indubitablement très fertile si l’on pouvait faire usage des irrigations.

Vers les six heures du matin, le capitaine de port vint à bord faire l’inspection, comme cela se pratique partout à l’arrivée des bâtiments. Les passeports furent demandés ; et, lorsqu’on lut le mien, il s’éleva, parmi les deux ou trois hommes de la douane, un cri d’étonnement. Ces hommes me demandèrent si j’étais parente de don Pio de Tristan, et ma réponse affirmative fit naître entre eux une longue conversation à voix basse ; ils paraissaient délibérer s’ils devaient m’offrir leurs services ou attendre les ordres de leurs chefs. Le résultat de cette délibération fut qu’on me traiterait avec toutes les marques de déférence et de distinction affectées aux personnages éminents de la république. Le capitaine de port vint respectueusement me dire qu’il était ancien serviteur de mon oncle, à la générosité duquel il devait sa place, don Pio la lui ayant donnée pendant sa préfecture d’Aréquipa. Il se mit entièrement à ma disposition ; il m’apprit que mon oncle ne se trouvait pas à Aréquipa ; que, depuis un mois, il était avec toute sa famille, à Camana, dans une grande sucrerie, située sur le bord de la mer, à quarante lieues d’Islay, et autant d’Aréquipa. Je profitai des offres du capitaine de port pour le prier de me précéder à Islay, en y portant les lettres de recommandation que j’avais pour l’administrateur de la douane, don Justo de Médina, directeur de la poste, et l’homme d’affaires de mon oncle. À onze heures, après avoir déjeuné et nous être habillés, nous quittâmes le Léonidas avec tous nos bagages.

Islay n’a pas encore de mole, et, pour aborder, cela est au moins aussi difficile qu’à la Praya. Je fus reçue, à mon entrée dans cette première bourgade du Pérou, avec tous les honneurs dus aux titres et emplois de mon oncle Pio. L’administrateur de la douane, don Basilio de la Fuente, m’offrit sa maison ; don Justo de Medina, directeur de la poste, me pressa de même d’accepter la sienne ; je donnai la préférence à ce dernier, me sentant plus de sympathie pour lui.

Nous traversâmes tout le village ; il consiste en une grande rue non alignée, où les roches de la mer et toutes les inégalités du terrain subsistent encore, et où l’on enfonce dans le sable jusqu’à mi-jambes. Je fus, là, bien plus encore qu’à Valparaiso, le point de mire de tous ; j’y étais un événement. Don Justo m’installa dans la plus belle pièce de sa maison : sa femme et sa fille s’empressèrent de m’offrir tout ce qu’elles jugèrent devoir m’être agréable. Le pauvre docteur Castellac se cramponnait à ma suite ; et, pour le récompenser de tous les soins qu’il m’avait donnés pendant le voyage, j’en fis réellement mon docteur, afin de l’admettre, à ce titre, à jouir des avantages de la généreuse hospitalité avec laquelle la nièce de don Pio de Tristan était accueillie. Le docteur eut aussi une chambre dans la maison de don Justo, et, dès lors, il ne me quitta plus.

Il est nécessaire, pour l’intelligence du lecteur, que je le mette au courant des relations qui existaient entre mon oncle et moi, et que je l’instruise également de la position de mon oncle relativement aux habitants du pays.

On a vu, dans mon avant-propos, que le mariage de ma mère n’avait pas été régularisé en France, et que, par suite de ce défaut de forme, j’étais considérée comme enfant naturel. Jusqu’à l’âge de quinze ans, j’avais ignoré cette absurde distinction sociale et ses monstrueuses conséquences, j’adorais la mémoire de mon père, j’espérais toujours dans la protection de mon oncle Pio, dont ma mère, en me le faisant aimer, m’entretenait continuellement quoiqu’elle ne le connût que par sa correspondance avec mon père. J’avais lu et relu cette correspondance, monument extraordinaire où l’amour fraternel se reproduit sous toutes les formes. J’avais quinze ans, lorsqu’à l’occasion d’un mariage que je désirais contracter, ma mère me révéla la position dans laquelle me plaçait ma naissance. Ma fierté en fut tellement blessée que, dans le premier moment d’indignation, je reniais mon oncle Pio et toute ma famille. En 1829, après une longue conversation sur le Pérou avec M. Chabrié, j’écrivis à mon oncle la lettre suivante où moi-même, comme me l’a dit le président de la cour d’Aréquipa et pour me servir de son expression, je me coupai la tête en quatre.


À Monsieur Pio de Tristan.


« Monsieur,

« C’est la fille de votre frère, de ce Mariano chéri de vous, qui prend la liberté de vous écrire ; Je me plais à croire que vous ignorez mon existence et que de plus de vingt lettres que ma mère vous a écrites, pendant dix ans, aucune ne vous est parvenue. Sans un dernier malheur qui m’a réduite au comble de l’infortune, jamais je ne me serais adressée à vous. J’ai trouvé une occasion sûre pour vous faire parvenir cette lettre et j’ai l’espoir que vous n’y serez pas insensible. J’y joins mon extrait de baptême ; s’il vous restait quelques doutes, le célèbre Bolivar, l’ami intime des auteurs de mes jours, pourra les éclaircir ; il m’a vu élever par mon père, dont il fréquentait habituellement la maison. Vous pourriez voir aussi son ami, connu par nous sous le nom de Robinson, ainsi que M. Bompland, que vous avez dû connaître avant qu’il ne fût prisonnier au Paraguay. Je pourrais vous citer d’autres personnes ; mais celles-ci suffisent. Je vais, avec laconisme, vous exposer les faits.

« Pour se dérober aux horreurs de la révolution, ma mère passa en Espagne avec une dame de ses parentes.

Ces dames allèrent s’établir à Bilbao ; mon père se lia avec elles, et de cette liaison naquit bientôt entre lui et ma mère un amour irrésistible qui les rendit nécessaires l’un à l’autre. Ces dames rentrèrent en France en 1802 ; mon père ne tarda pas à les y suivre. Comme militaire, votre frère avait besoin de la permission du roi pour se marier : ne voulant pas la demander (je respecte trop la mémoire de mon père pour chercher à deviner quels purent être ses motifs), il proposa à ma mère de s’unir à elle seulement par un mariage religieux (mariage qui n’a aucune valeur en France). Ma mère, qui sentait que désormais elle ne pourrait vivre sans lui, consentit à cette proposition. La bénédiction nuptiale leur fut donnée par un respectable ecclésiastique M. Roncelin, qui connaissait ma mère depuis son enfance. Les époux vinrent vivre à Paris.

« À la mort de mon père, M. Adam, de Bilbao, depuis député aux Cortès, et qui avait connu ma mère soit en Espagne ou en France, comme l’épouse légitime de don Mariano de Tristan, lui envoya un acte notarié et signé de plus de dix personnes qui, toutes, attestaient l’avoir connue sous le même titre.

« Vous savez qu’alors mon père n’avait pour toute fortune que la rente de 6,000 francs, que son oncle, l’archevêque de Grenade, lui avait laissée à titre d’aîné de la famille des Tristan. Il reçut aussi quelques sommes que vous lui envoyâtes ; mais les plus considérables ont été perdues : 20,000 francs furent pris par les Anglais, et 10,000 sautèrent avec le vaisseau la Minerve. Néanmoins, grâce à l’économie de ma mère, mon père menait une vie fort honorable. Treize mois avant sa mort, il acheta une maison à Vaugirard, près Paris. Lorsqu’il mourut, l’ambassadeur, M. le prince de Masserano, s’empara de tous ses papiers. Vous avez dû les recevoir par l’intermédiaire de l’ambassadeur d’Espagne et avec eux le contrat d’acquisition de ladite maison.

« Mon père avait payé en partie cette propriété ; si on l’avait laissée à ma mère, cela l’aurait aidée à nous élever, mon frère et moi ; mais, dix mois après la mort de mon père, le domaine s’en empara comme bien appartenant à un Espagnol, à cause de la guerre qui existait alors entre les deux pays. Depuis, elle a été vendue et le domaine a entre les mains l’excédant des 10,000 francs qui restait dû sur le prix d’acquisition : toutefois ma mère paya 554 francs de droit de mutation au nom des héritiers, dont elle n’a jamais été remboursée.

« Vous devez sentir, Monsieur, combien ma pauvre mère a eu à souffrir, restant sans fortune et chargée de deux enfants : mon frère a vécu dix années. Eh bien ! malgré l’état de détresse où elle se trouvait, elle n’a pas voulu que la mémoire de celui qui avait été l’objet de ses plus tendres affections restât entachée. À cause de la guerre, mon père ne recevait rien depuis vingt mois et, par conséquent, était très gêné ; à la sollicitation de ma mère, ma grand’mère prêta à mon père 2,800 francs, sans lui demander de reconnaissance de cette somme, ce qui fit qu’à sa mort elle se trouva sans titre. Ma mère en a payé exactement les intérêts à ma grand’mère, qui en avait besoin pour vivre ; à la mort de celle-ci, elle remboursa le tiers de la somme à sa sœur et l’autre tiers à son frère.

« Je ne désire pas, monsieur, que l’aperçu des malheurs dont je vous ai bien faiblement esquissé les traits vous en fasse découvrir les détails !… Votre âme sensible au souvenir d’un frère qui vous aimait comme son fils, souffrirait trop en mesurant la distance qui existe entre mon sort et celui qu’aurait dû avoir la fille de Mariano…, de ce frère qui, frappé comme d’un coup de foudre par une mort subite et prématurée (une apoplexie foudroyante), n’a pu dire que ces mots « Ma fille…, Pio vous reste… » Malheureuse enfant !…

« Cependant ne croyez pas Monsieur, que, quel que soit le résultat de ma lettre auprès de vous, les manes de mon père puissent s’offenser de mes murmures, sa mémoire me sera toujours chère et sacrée.

« J’attends de vous justice et bonté. Je me confie à vous dans l’espoir d’un meilleur avenir. Je vous demande votre protection et vous prie de m’aimer comme la fille de votre frère Mariano a quelque droit de le réclamer.


« Je suis votre très humble
et très obéissante servante,


« FLORA DE TRISTAN. »


Après la lecture de cette lettre, on peut juger de ma sincérité, lorsque j’ai dépeint mon ignorance entière du monde, ma croyance à la probité, cette crédule confiance de la bonne foi, qui suppose les autres bons et justes comme on l’est soi-même ; crédule confiance dont mon oncle, celui qui avait fait profession de tant d’amour pour mon père, devait m’apprendre à connaître l’abus. Voici la réponse qu’il m’adressa :


Traduit de l’espagnol[5].


Mademoiselle Flora de Tristan.


Arequipa, le 6 octobre 1830.


« Mademoiselle et mon estimable nièce,

« J’ai reçu, avec autant de surprise que de plaisir, votre chère lettre du 2 juin dernier. Je savais, depuis que le général Bolivar a été ici en 1823, que mon frère bien-aimé, Mariano de Tristan, au moment de sa mort avait une fille ; auparavant M. Simon Rodriguez, par vous connu sous le nom de Robinson, m’en avait dit autant ; mais, comme ni l’un ni l’autre ne m’ont donné aucune nouvelle ultérieure de vous ni du lieu où vous demeuriez, je n’ai pas pu vous entretenir de quelques affaires qui nous intéressaient, vous et moi. La mort de votre père m’a été annoncée officiellement par le gouvernement espagnol, sur la nouvelle que lui en avait donnée le prince de Masserano. J’ai envoyé, en conséquence, mes pleins-pouvoirs au général de Goyenèche, aujourd’hui comte de Guaqui, à l’effet de suivre les affaires de la succession de mon frère ; mais il n’a pu rien faire, par suite de l’invasion de l’Espagne par les Français, qui l’obligea de se rendre sur le continent américain pour des affaires d’une très grande importance. C’est également par suite de cette même invasion que nous sommes restés pendant de longues années sans communications, et ensuite la guerre de l’Amérique nous a tellement occupés que nous ne pouvions songer à d’autres choses, dont la distance qui nous sépare rendait la conclusion difficile. Cependant, le 9 avril 1824, j’ai envoyé à M. Changeur, négociant à Bordeaux, des pouvoirs spéciaux pour parvenir à découvrir votre séjour, par l’intermédiaire de ses agents à Paris, et les biens que le défunt avait laissés. Je lui ai donné l’adresse de la maison qu’il habitait lors de sa mort. Avant et après l’envoi de ma procuration, je lui avais très particulièrement recommandé à plusieurs reprises de ne pas épargner la moindre démarche pour savoir si vous existiez, vous et madame votre mère. Je n’ai obtenu autre chose que de me faire porter en compte les frais inutiles des recherches faites à votre sujet, recherches dont les preuves se trouvent en mon pouvoir. Comment, après vingt ans à partir de la mort de Tristan mon frère, sans avoir de vos nouvelles ainsi que de votre mère, pouvais-je me figurer que vous existassiez encore ? Oui, ma chère nièce, c’est une fatalité qu’aucune des lettres nombreuses qui m’ont été écrites par madame votre mère ne me soit parvenue, lorsque la première que vous m’avez adressée m’est parvenue sans retard. Je suis très connu dans ce pays-ci, et les rapports entre ses côtes et les vôtres sont assez fréquents depuis huit ans pour qu’au moins une de ses lettres fût arrivée. Ceci prouve d’une manière evidente que vous avez agi avec une sorte de négligence à cet égard.

« J’ai vu l’extrait baptistaire que vous m’avez envoyé et j’y ajoute une foi pleine et entière, quant à votre qualité de fille reconnue de mon frère, quoique cette pièce ne se trouve pas légalisée et signée par trois notaires qui certifient véritable la signature du curé qui l’a délivrée, comme elle devrait l’être. Quant à votre mère et à sa qualité d’épouse légitime de feu mon frère, vous avouez vous-même et vous le confessez que la manière dont la bénédiction nuptiale lui a été donnée est nulle et de nulle valeur aussi bien dans ce pays-là que dans toute la chrétienté. En effet il est extraordinaire qu’un ecclésiastique qui se dit respectable, comme M. Roncelin, se soit permis de procéder à un semblable acte sans les attributions convenables à l’égard des contractants. Il est aussi tout à fait insignifiant qu’au moment de votre baptême il eût été déclaré que vous étiez fille légitime, comme est également insignifiant le document que vous me dites avoir été envoyé de Bilbao par l’intermédiaire de M. Adam, et par lequel dix personnes de ladite ville déposent avoir regardé et connu votre mère comme épouse légitime de Mariano : cette pièce prouve uniquement que c’est par pure et simple bienséance qu’on lui donnait cette qualité, ce titre. J’ai au reste dans la propre correspondance de mon frère, jusqu’à peu de temps avant sa mort, quelque chose qui peut me servir de preuve assez forte, quoique négative, de ce que j’avance ; c’est que mon frère ne m’a jamais parlé de cette union, chose extraordinaire lorsque nous n’avions rien de caché l’un pour l’autre. Ajoutez à cela que, s’il y eût eu une légitime union entre mon frère et madame votre mère, ni le prince Masserano ni aucune autre autorité n’auraient pu mettre les scellés sur les biens d’une personne décédée qui laissait une descendance légitime connue et née dans le pays. Convenons donc que vous n’êtes que la fille naturelle de mon frère, ce qui n’est pas une raison pour que vous soyez moins digne de ma considération et de ma tendre affection. Je vous donne très volontiers le titre de ma nièce chérie et j’y ajouterai même celui de ma fille ; car rien de ce qui était l’objet de l’amour de mon frère ne peut qu’être pour moi extrêmement intéressant ; ni le temps ni sa mort ne sauraient effacer en moi le tendre attachement que je lui portais et que je conserverai pour lui toute ma vie.

« Notre respectable mère existe encore et compte déjà quatre-vingt-neuf ans. Elle conserve toute sa raison et toutes ses facultés physiques et morales et fait le délice de toute sa famille parmi laquelle elle a eu la bonté de partager actuellement ses biens pour avoir le plaisir de l’en voir jouir avant sa mort. Nous nous trouvions sérieusement occupés de ce partage, lorsque votre lettre m’est parvenue. Je la lui ai lue ; et instruite de votre existence et de votre sort, à la prière de la famille elle vous fait et laisse un legs important de 3,000 piastres fortes en argent comptant, que je vous prie de regarder comme une preuve de mon intérêt particulier pour vous, de l’inépuisable amour de notre mère envers son fils Mariano et du souvenir ineffaçable de tous les membres de la famille.

« En attendant, comme vous avez un droit équivoque aux biens de feu mon frère, que j’ai gérés en vertu des pleins-pouvoirs qu’il me donna le 20 novembre 1801, par-devant le notaire royal de Notre-Dame de Begoña dans la Biscaye, M. J. Antonio Oleaga, je vous envoie une copie du compte courant qui a existé entre nous deux. Il vous convaincra de ce qu’il n’existe aucun fonds appartenant à feu mon frère, attendu que l’affaire d’Ibanez a absorbé tout ce qui restait de lui lors de sa mort. Cette affaire aurait été terminée de suite si j’en avais eu connaissance, ou si les créanciers n’avaient été assez négligents pour laisser écouler onze années avant d’avoir fait aucune démarche pour être payés après la mort de mon frère, qu’ils ont dû avoir apprise ; de cette manière, les intérêts de la dette quoique seulement de 4 %, ont doublé le capital à payer. Tout a été fatalité dans cette mort ; la manière dont elle a eu lieu et l’époque ont fait votre malheur et m’ont occasionné à moi une infinité de peines. Oublions tout cela et tâchons d’y porter remède autant que possible.

« Mon fondé de pouvoirs et agent à Bordeaux est M. Bertera, sur lequel je vous envoie une traite ou mandat de 2,500 francs. Il sera nécessaire, pour en recevoir le montant, de lui envoyer votre certificat de vie fait devant un notaire. Tâchez de vous suffire avec cette somme en attendant que je me procure les moyens de vous faire arriver les 3,000 piastres, montant du legs à vous fait, pour votre compte et à vos risques, mais pour la sûreté duquel legs je prendrai les mesures convenables. Vous ferez bien de placer ces 3,000 piastres fortes sur les fonds publics ou sur d’autres fonds, dans le cas où les événements politiques les rendent peu sûrs, afin de vous procurer par ce moyen un revenu assuré, qu’on vous paiera tous les six mois. Vous trouverez dans ma conduite une preuve non équivoque, quoique de peu de valeur, de mon attachement pour vous, et le temps, si je vis et que nous nous réunissions, vous prouvera combien j’aime la fille de mon frère Mariano.

« Écrivez-moi toutes les fois que vous le pourrez, en adressant vos lettres à M. Bertera de Bordeaux, par le canal duquel je vous écrirai également moi-même. Dites-moi quel est le lieu de votre résidence, parlez-moi de votre état, des projets que vous formez, des besoins que vous pouvez avoir, avec toute la confiance que doit vous inspirer ma sincérité. Je vous écris en espagnol parce que j’ai tout à fait oublié le français.

« Je suis marié à une de mes nièces nommée Joaquina Florez et nous avons un enfant appelé Florentino et trois filles de huit, cinq et trois ans. Plaise à Dieu qu’ils puissent vous embrasser un jour, et que vous soyez à même de leur prodiguer vos caresses dans ce pays-là.

« En attendant ce plaisir, recevez l’assurance de toute mon affection.


« Signé PIO DE TRISTAN. »


Quand je reçus cette réponse, malgré la bonne opinion que j’avais des hommes, je compris, que je ne devais rien espérer de mon oncle ; mais il me restait encore ma bonne maman et tout mon espoir se tourna vers elle. Il paraît que mon oncle m’avait trompée en m’écrivant avoir lu ma lettre à ma bonne maman et à toute la famille ; car presque aucun des membres ne connaissait mon existence avant que je ne parusse, et j’ai acquis la conviction que ma bonne maman l’a ignorée aussi[6]. Je n’avais pas informé mon oncle de mon départ pour le Pérou ; et, n’ayant pas eu le temps de l’en prévenir, il ignorait encore que je fusse arrivée. Telle était ma position envers lui ; maintenant, je vais dire en peu de mots celle qu’il occupait dans le pays.

Don Pio de Tristan était revenu d’Europe en 1803, avec le grade de colonel. Il fit cette terrible guerre de l’indépendance dans laquelle les Péruviens mirent tant d’acharnement à conquérir leur liberté. Mon oncle est un des plus habiles militaires que l’Espagne ait jamais envoyés dans ces contrées. Quand les troupes du roi Ferdinand furent obligées d’évacuer Buenos-Ayres et le territoire de la république Argentine, c’est lui qui les commandait en second, sous les ordres de notre cousin, M. Emmanuel de Goyenèche, frère de M. Mariano de Goyenèche, dont j’ai déjà parlé. Mon oncle était alors maréchal de camp. Ils effectuèrent leur retraite en se dirigeant sur le Haut-Pérou, traversèrent l’immense distance qui sépare Buenos-Ayres de Lima, ayant fréquemment des combats à soutenir, des fleuves à passer, et parcoururent des pays sur lesquels aucune route n’est tracée. Ces magnifiques soldats du roi, ces guerriers couverts d’or, habitués à la vie molle des villes de l’Amérique espagnole, eurent beaucoup à souffrir dans ces contrées sauvages. Ils vécurent, durant ce prodigieux trajet, des vivres qu’ils obtenaient à la pointe de leurs baïonnettes, des animaux sauvages qu’ils tuaient dans leurs chasses, et, enfin, des subsistances qu’ils trouvaient à acheter. Mon oncle m’a souvent raconté que, dans ces occasions, n’ayant plus d’argent dans la caisse de l’armée, il faisait tirer au sort les cavaliers, qui, tous, avaient des éperons en or massif, afin de déterminer lesquels d’entre eux donneraient un de leurs éperons pour payer les vivres. Un seul de ces soldats avait plus d’or qu’il n’en faudrait actuellement pour en équiper deux cents de la république. Ce luxe superbe des troupes espagnoles de l’Amérique leur donnait une haute idée d’elles-mêmes et de leur supériorité sur les peuples dont elles assuraient la soumission ; mais c’est un des ressorts qui s’usent le plus vite. Avec ce que coûtait, dans les colonies, un militaire espagnol, le roi aurait pu y maintenir vingt soldats allemands. Les populations indigènes ne brillent pas par leurs vertus martiales ; et, disséminées sur de vastes territoires, elles eussent été facilement soumises et contenues, si l’on y eût entretenu des troupes plus nombreuses, ce que l’Espagne pouvait faire sans augmenter ses dépenses. Aux yeux des personnes qui connaissaient l’Amérique du sud, le moment de son indépendance était encore très reculé, et l’Espagne plus que suffisamment forte pour réprimer les révoltes qu’avait favorisées l’invasion de la Péninsule par Bonaparte. Mais les événements démentent continuellement les prévisions humaines. L’insurrection de Riego vint paralyser les efforts de la monarchie espagnole en tournant, contre le monarque, les forces destinées à soumettre les colonies, et l’indépendance de l’Amérique s’effectua. M. de Goyenèche et mon oncle avaient cinq mille hommes sous leur commandement lorsqu’ils quittèrent les rives de la Plata ; et quand, après deux ans de marches, de fatigues et de combats, ils parvinrent au Pérou, le tiers à peu près de ce nombre répondit à l’appel. La guerre dura quinze ans, au Pérou, entre les troupes du roi et les républicains ; mon oncle s’est trouvé à toutes les batailles que se livrèrent les deux partis, et, enfin, combattit à la dernière, à celle qui assura le triomphe de la cause républicaine, à la fameuse bataille d’Ayacucho, que gagnèrent les patriotes péruviens. Mon oncle nommé vice-roi par intérim, avait eu le courage d’accepter ces hautes fonctions, dans un moment où il y avait plus de périls que d’avantages à les remplir. Après la perte de la bataille, le parti royaliste se trouvant entièrement anéanti, force fut au vice-roi et à tous les officiers d’abandonner la partie. Mon oncle annonça alors qu’il allait retourner en Espagne avec sa famille et sa fortune. Mais les chefs de la république appréciant sa bravoure et ses talents militaires, sentant aussi combien leur nouveau gouvernement avait besoin de s’attacher de pareils hommes, lui offrirent de rester chargé du commandement des troupes, en changeant seulement son titre de brigadier du roi contre celui de général de la république. Il n’accepta pas le commandement des troupes, préféra se faire nommer gouverneur de Cuzco et se rendit dans cette province qu’il administra pendant six ans. Par cette conduite prudente, entièrement dans ses intérêts personnels, il espérait n’irriter aucun parti. Les choses se passèrent autrement : dans les temps de révolution, ce n’est que par des actes de dévouement qu’on obtient la confiance ; l’habileté de l’administrateur ne saurait alors couvrir le défaut de conscience politique et la tiédeur d’opinion. Mon oncle s’aliéna à jamais les royalistes, qui le considérèrent comme un traître, et inspira la méfiance la plus soupçonneuse aux républicains. En vain employa-t-il toutes les ressources de son esprit à se rallier ces deux partis, aimant l’ancien par goût, et servant le nouveau par intérêt, il ne put y réussir. Les royalistes le craignaient, parce qu’il avait le pouvoir en main, mais le reniaient comme un parjure, tandis que les républicains contrôlaient tous ses actes au point de lui rendre ses fonctions tout à fait pénibles. Mon oncle lutta longtemps contre les vexations qu’il éprouvait, de toutes parts, avec une opiniâtreté que je serais presque tentée de dire admirable. À la fin, les haines devinrent tellement violentes qu’il crut prudent de quitter un pays où sa vie n’était plus en sûreté. Il donna sa démission et revint à Aréquipa, où il aurait pu vivre aussi bien et avec autant de luxe qu’un homme qui a deux cent mille livres de rente le peut faire, en tout lieu de la terre ; mais il avait été habitué au commandement, et, seules, les jouissances de la fortune n’avaient plus de charme pour lui. Il fallait qu’il fût entouré d’un brillant état-major ou d’une foule nombreuse d’employés ; qu’enfin l’activité de son esprit fût engagée par de grands intérêts pour qu’il se sentît vivre. Voulant tromper ce besoin, il se mit à voyager dans toutes ses sucreries et fit bâtir une magnifique maison de campagne : cependant aucun de ces soins ne put le distraire de son ambition. Il intrigua dans l’ombre, et ses manœuvres souterraines obtinrent tant de succès, qu’il ne s’en fallut que de cinq voix qu’il fût porté à la présidence du Pérou. Ses partisans, pour le dédommager de ce désappointement, le nommèrent préfet d’Aréquipa. Mon oncle administra les nouveaux intérêts qui lui étaient confiés avec autant d’intelligence que de zèle, fit beaucoup d’embellissements à la ville et porta sa sollicitude sur tout ce qui pouvait contribuer à développer la prospérité publique. Néanmoins, loin de se calmer, les haines se ranimèrent à mesure qu’il acquérait de nouveaux titres à l’estime de ses concitoyens. Les royalistes répétèrent leurs récriminations contre lui, les républicains reprirent aussi leurs méfiances. Les journaux qui, au Pérou, sont plus virulents que partout ailleurs, attaquèrent mon oncle avec tant d’acharnement, qu’au bout de deux ans il se vit encore forcé de donner sa démission ; et, cette fois aussi, sa vie fut menacée. Un de nos cousins, militaire d’une violence extrême, indigné des attaques et des outrages qui sans cesse paraissaient contre don Pio de Tristan dans le journal la République, alla trouver le rédacteur en chef, se prit de paroles avec lui, et mit fin à la dispute en lui donnant un soufflet si violent, qu’il faillit lui crever un œil. Le journaliste, furieux, jura qu’il s’en vengerait sur mon oncle ; celui-ci, connaissant l’exaspération des partis politiques contre lui, ne jugea pas prudent d’attendre que le journaliste, rétabli, fût excité à réaliser sa menace et se retira au Chili.

Pour qu’on ait une idée de la virulence des attaques dont mon oncle était l’objet, je citerai ici un passage d’une feuille qui courut à Aréquipa et dans tout le Pérou : je la traduis textuellement :


« Électeurs et Aréquipéniens

« Si vous voulez un président qui entende l’art de la guerre et qui avec sa profonde intelligence se laisse vaincre par une armée forte seulement du tiers de la sienne, comme cela lui arriva à Salta, élisez le señor Tristan. Si vous voulez un homme d’honneur, mais qui manque continuellement à ses serments, soit comme magistrat, soit comme particulier, et dont la mauvaise foi est connue de toutes les nations européennes, comme on peut le voir dans l’Atlas historique écrit à Paris par le comte de Las Cases, élisez le señor Tristan. Si vous voulez un homme d’esprit et de rare talent, pour tromper tout le monde, comme il le fit à son collègue Belgrano, envers lequel il faussa toutes conventions, et le laissa ensuite compromis avec le gouvernement, nommez le señor Tristan. Si vous voulez un homme qui possède un flair tout particulier pour découvrir les vrais patriotes et les persécuter jusqu’au tombeau, prenez le señor Tristan. Si vous voulez un homme qui aspire à la présidence de la république, à cause des grands services qu’il a rendus à son maître le roi, élisez le señor Tristan. Si vous voulez un citoyen aimable, poli et charitable mais hypocrite par nature, prenez le señor Tristan. Si vous voulez un homme fidèle et conséquent avec le roi, nommez le senor Tristan. Enfin si vous voulez un homme dont les mains sont souillées du sang des victimes sacrifiées devant l’autel de nos anciens oppresseurs, oh ! alors, prenez le señor don Pio de Tristan !!! S’il y a un homme pour qui les manes de Lavin et Villonga demandent une juste punition, c’est le señor don Pio de Tristan ! Si vous voulez être régis par l’ennemi le plus acharné du peuple et qui, avec sa tactique dorée, n’a jamais travaillé que contre les intérêts de sa patrie, nommez le célèbre don Pio ! Si vous voulez un président qui surpasse en mérite tous les autres, mais qui recevra à bras ouverts les navires de guerre que l’Espagne enverra pour vous exterminer, oh ! alors, nommez don Pio de Tristan. Électeurs ! si les Péruviens ont versé leur sang pour être gouvernés par des godos (carlistes enragés) et des lâches qui n’ont su que capituler, par des monstres qui, tant de fois, ont renié la nature et l’humanité, et dont l’entêtement renie la lumière et la raison, élisez don Pio, vous ferez plaisir à l’Espagne, à laquelle, aujourd’hui même, il fait valoir ses services, et vous détruirez à jamais le repos et le bonheur des Péruviens.

« Nous vous engageons à voter des remerciements au Globe de Lima, dont chaque jour les colonnes sont remplies des éloges pompeux du très célèbre et très honorable, señor don Pio de Tristan !… »


Quand j’arrivai au Pérou, il était de retour depuis dix mois seulement, et songeait alors à se faire nommer président. Ses projets d’ambition avaient contribué à lui faire hâter son retour, pour le moins, autant que le désir de revoir sa famille.

Mon oncle, par ses intrigues, pouvait bien réussir à se concilier des intérêts de coteries politiques ; mais, d’après l’exposé qui précède, il est facile de juger qu’il n’avait dû conquérir l’affection d’aucune classe de citoyens. Tous le craignaient, particulièrement les employés du gouvernement, parce qu’il était presque toujours au pouvoir, et tous au fond le détestaient.

Les Péruviens sont politiques en toute circonstance, flatteurs, bas, vindicatifs et poltrons. D’après ce caractère des gens du pays et la haute influence gouvernementale de mon oncle, on s’expliquera facilement leurs façons d’agir à mon égard.

Revenons maintenant à la poste d’Islay, dans la maison de don Justo de Medina.

De ma chambre, je voyais toutes les personnes qui entraient chez don Justo ou visitaient les dames dans une pièce joignant le bureau. J’étais surprise de voir la quantité de monde allant et venant dans cette maison : je remarquai aussi que tout ce monde avait un air inquiet et affairé. Je parlais peu l’espagnol mais le comprenais très bien, et quelques phrases saisies au passage m’apprirent que j’étais l’objet de toutes ces visites. Le docteur, qui était allé à la douane pour nos malles, rentra et vint à moi avec un air de mystère et de joie dont je ne pouvais deviner la cause : — Ah ! mademoiselle, me dit-il à voix basse, si vous saviez dans quel scélérat de pays nous sommes ? ces gens du Pérou sont aussi flatteurs et aussi vils que les Mexicains. Oh ! chère France, pourquoi faut-il qu’un petit médecin ne puisse faire une petite fortune à Paris ?

— Quoi, déjà, docteur, en malédictions contre le pays ! Quel mal ces gens-là vous ont-ils donc fait ?

— Aucun encore ; mais jugez, par l’échantillon que je vais vous donner, de ce qu’on peut attendre d’eux. J’ai l’air de ne pas comprendre l’espagnol, afin qu’ils ne se déguisent pas devant moi ; eh bien ! apprenez que ces coquins ont mis en délibération s’ils devaient vous faire bon accueil, ou s’il ne serait pas plus prudent de vous faire froide mine par la crainte qu’ils ont de déplaire à don Pio de Tristan ? Heureusement, pour vous, il se trouve ici un ennemi juré de votre oncle, lequel est prêtre et député. On le considère comme le chef du parti républicain : il se rend à Lima, et se nomme Francisco Luna Pizarro. Il loge chez le directeur de la douane, don Basilio, qui, ne sachant comment en agir à votre égard, l’a consulté. Le prêtre a répondu immédiatement qu’il fallait vous recevoir avec beaucoup de distinction et lui-même a voulu venir vous rendre visite. Vous allez le voir paraître.

Effectivement, peu d’instants après, le fameux prêtre Luna Pizarro, petit La Mennais péruvien, vint me rendre visite avec don Basilio de la Fuente et les notables du lieu. Après cette visite officielle, vinrent successivement les dames d’Aréquipa qui se trouvaient à Islay pour prendre des bains de mer ; ensuite se présentèrent des personnes de classes moins élevées. Don Justo nous donna un bon dîner, et, pour me fêter dignement, il réunit chez lui les musiciens et les danseurs de l’endroit, afin de me régaler d’un bal à la mode du pays. Les danses se prolongèrent jusqu’après minuit.

J’attendais avec impatience que tous les convives se fussent retirés, car je tombais de fatigue. Enfin, je pus me coucher : mais, hélas ! à peine dans mon lit, je me sentis comme dans une fourmilière de puces. Depuis mon arrivée, j’en avais été très incommodée mais pas à ce point. Je ne pus dormir de la nuit, et les piqûres de ces insectes enflammèrent mon sang à un tel degré, que j’en eus la fièvre. Je me levai aussitôt que le jour parut et sortis dans la cour pour prendre l’air. J’y trouvai le docteur qui se lavait la figure, le cou et les bras en pestant contre les puces ; pour toute réponse je lui montrai mes mains qui étaient toutes couvertes d’ampoules. Le bon Justo fut désolé que les puces nous eussent empêchés de dormir. Madame Justo me dit avec embarras : — Mademoiselle, je n’ai pas osé vous parler de ce qu’il fallait faire pour qu’elles vous incommodassent moins ; ce soir, je vous l’enseignerai.

Le matin, l’homme d’affaires de mon oncle vint me dire qu’il avait fait partir un courrier pour Camana, afin de prévenir ma famille de mon arrivée. Il ne doutait pas que mon oncle ne m’envoyât chercher aussitôt qu’il saurait que j’étais à Islay. Je réfléchis quelques instants, et, d’après tout ce que je savais de mon oncle, je ne pensai pas qu’il fût prudent d’aller immédiatement chez lui à la campagne me mettre en quelque sorte à sa discrétion. Je crus qu’il valait beaucoup mieux me rendre directement à Aréquipa, afin d’y prendre des informations, d’y tâter le terrain et d’attendre là que mon oncle abordât le premier la question d’intérêts. Je répondis à cet homme d’affaires que je partirais le lendemain pour Aréquipa, me sentant trop fatiguée pour aller à Camana. Je chargeai le docteur de nos apprêts de voyage, afin que nous pussions nous mettre en route le lendemain au point du jour.

Le reste de la journée se passa à recevoir des visites d’adieu, à parcourir le pays ; puis, le soir, je fus chez l’administrateur de la douane, qui m’avait invitée à un thé. Pour que l’hospitalité fût plus splendide, il avait, ainsi que don Justo, réuni les musiciens et les danseurs de la bourgade, et le bal se prolongea jusqu’à une heure du matin. Afin de ne pas m’endormir, j’avais eu recours au café dont je pris plusieurs tasses ; il était très bon, mais j’en fus fort agitée. Rentrée dans ma chambre, madame Justo vint me montrer comment il fallait se garantir des puces. Elle plaça quatre ou cinq chaises à la suite les unes des autres, de telle sorte que la dernière aboutissait au lit ; elle me fit déshabiller sur la première chaise ; je passai sur la seconde n’ayant plus que ma chemise, madame Justo emporta tous mes vêtements hors de la chambre, en me recommandant de m’essuyer avec une serviette, afin de faire tomber les puces adhérentes au corps ; ensuite j’allai de chaise en chaise jusqu’au lit où je pris une chemise blanche sur laquelle on avait jeté beaucoup d’eau de Cologne. Ce procédé me procura deux heures de tranquillité mais, après, je me sentis assaillie par des milliers de puces qui arrivaient à mon lit. Il faut avoir vécu dans les pays où ces insectes abondent, pour pouvoir se figurer le supplice de leurs morsures. Les douleurs qu’on en éprouve agacent les nerfs, enflamment le sang et donnent la fièvre. Le Pérou est infesté de ces insectes. Dans les rues d’Islay, on les voit sauter sur le sable. Il est impossible de s’en garantir totalement ; mais, avec plus de propreté dans les usages du pays, on en serait beaucoup moins incommodé.


IX.

LE DÉSERT.


À quatre heures du matin, le muletier vint prendre les bagages. Pendant qu’il les chargeait, je me levais, j’étais rompue, harassée de fatigue, et, selon mon usage, je me ranimai en prenant force café.

Quand je vins à vouloir monter sur ma mule, je la trouvai très mauvaise, et surtout très mal harnachée pour un si long voyage. J’en fis faire l’observation au docteur, qui s’était chargé du soin de me la procurer, en le félicitant d’avoir été plus heureux dans le choix de sa mule, celle qu’il montait étant aussi bonne que convenablement harnachée. Je regardais M. de Castellac, et pensais à M. David. Ah ! qu’il a bien raison, me disais-je à moi-même, voilà comme sont les hommes ; tout pour eux ! le moi, rien que le moi. Si, alors, j’avais été initiée plus avant dans la connaissance du monde, j’aurais dit à ce bon docteur qui prenait tant d’intérêt à moi : Docteur, je ne partirai pas que vous ne m’ayez trouvé une bonne mule et une selle commode. Il se fût procuré l’une et l’autre, car il pensait que je pourrais lui être utile. Mais il m’assura qu’ayant cherché par tout le pays, il n’avait pu découvrir rien de mieux. Je le crus : je n’aurais jamais pu imaginer alors qu’un homme auquel on vient de rendre quelques services pût si tôt en perdre le souvenir, ou les considérât du même œil dont l’industriel qui exploite la foule envisage les objets dont il s’est emparé. Don Justo me prêta un tapis dont on couvrit le coussin rembourré en paille mis en guise de selle sur le dos de l’animal ; cette selle économique dans le pays se nomme torche. Je m’arrangeai de mon mieux. Toutes les personnes, autour de nous, me disaient que je faisais une imprudence de partir aussi mal montée ; que, le voyage étant long et pénible, il valait mieux le retarder que le faire avec cette monture. Mais la jeunesse est confiante en elle-même, et ses désirs accueillent rarement les délais. Je me reposais sur ma force morale, sur cette volonté qui ne m’a jamais trahie ; je ne tins aucun compte des prières du bon Justo ni de celles de sa femme et de sa fille, qui me répétaient qu’elles avaient failli succomber à la fatigue dans leur dernier voyage à Aréquipa. Je partis : c’était le 11 septembre 1833, à cinq heures du matin.

Au commencement du voyage, je me trouvais passablement sur ma mule. Le café que j’avais bu me donnant une force factice, je me sentais infatigable et très satisfaite du parti que j’avais pris. À peine eûmes-nous quitté la hauteur d’Islay pour nous enfoncer dans les montagnes, que nous fûmes rejoints par deux cavaliers. Ils étaient cousins de l’administrateur de la douane d’Islay : l’un se nommait don Balthazar de la Fuente, et l’autre don José de la Fuente. Ces messieurs m’abordèrent en me demandant si je voulais les accepter pour compagnons de route ? Je les remerciai de leur galanterie, et fus charmée de l’heureuse rencontre, car le courage de M. de Castellac ne me laissait pas sans quelques inquiétudes. Le docteur, habitué à voyager dans le Mexique, où les routes sont infestées de brigands, craignit qu’il n’en fût de même dans le Pérou. Il s’était armé de pied en cape[sic], quoique la bravoure ne fût pas son fort ; mais c’était pour effrayer les brigands, et non dans l’intention de se servir de ses armes : il espérait leur être un épouvantail, et ne ressemblait pas mal, dans son accoutrement, à don Quichotte, sans prétendre le moins du monde à l’héroïque valeur de ce noble chevalier. Il portait à sa ceinture une paire de pistolets ; par dessus, un ceinturon auquel pendait un grand sabre de lancier, de plus un baudrier auquel était attaché un couteau de chasse, enfin deux gros pistolets à l’arçon de sa selle. Ces apparences militaires contrastaient de la manière la plus burlesque avec sa chétive personne et sa toilette plus que mesquine. Le docteur avait une culotte de peau dont il s’était servi pour son voyage du Mexique, des bottes à revers avec de longs éperons venant aussi du Mexique, une petite veste de chasse en drap vert, si juste, si râpée, qu’on craignait de la voir éclater sur lui. Sa tête était couverte d’une calotte de soie noire, et, par-dessus d’un énorme chapeau de paille. À tout cela, il faut ajouter l’accompagnement des paniers, des bouteilles sur le devant de sa mule, et, sur la croupe, des couvertures, des tapis, des foulards, des manteaux, en un mot, de tout le bataclan d’un homme qui, habitué à voyager dans le désert, craint de manquer de tout. Quant à moi, j’ignorais ce que sont de tels voyages, et j’étais partie comme je le ferais de Paris pour aller à Orléans. J’avais des brodequins en coutil gris, un peignoir en toile brune, un tablier de soie, dans la poche duquel étaient mon couteau et mon mouchoir ; sur ma tête un petit chapeau en gros des Indes bleu ; j’avais pris cependant mon manteau et deux foulards.

Nous descendîmes la montagne, dont le périlleux chemin nous mena à Guerrera, à une lieue d’Islay. Là nous vîmes des sources d’eau vive, des arbres et quelque peu de végétation. Il y avait cinq ou six cabanes habitées par des muletiers. Ces messieurs de la Fuente lièrent conversation avec moi, et me parlèrent de l’étonnement qu’avait produit mon arrivée, à laquelle on ne pouvait s’attendre, mon oncle n’ayant jamais fait mention de moi ; ils vinrent ensuite à causer de ma bonne maman, et, ne pouvant se douter du mal qu’ils me faisaient, ils déploraient la perte que j’avais faite dans cette respectable femme, aussi généreuse que juste. Je ne parlais jamais de ce cruel événement depuis que j’en avais été informée à Valparaiso, ces messieurs évitaient avec soin tout ce qui aurait pu y reporter ma pensée : le docteur avait la même attention ; à Islay personne ne m’en avait dit un mot. Mais il y a par tout pays beaucoup de gens auxquels le désir de causer fait oublier les convenances. Ce que don Balthazar et son cousin me dirent sur ma grand’mère réveilla toutes mes douleurs, et m’attendrit à un tel point que je ne pus pas retenir mes larmes. Quand ces messieurs virent l’effet de leurs paroles, ils tâchèrent de me calmer en changeant le cours de la conversation ; mais ils avaient excité ma sensibilité, et je ressentais un besoin impérieux de pleurer. Je les laissais cheminer devant avec le docteur, et, marchant à l’écart, je donnais un libre cours à mes larmes.

L’état dans lequel je me trouvais tient à mon organisation nerveuse. Après de grandes fatigues, j’ai toujours ressenti les mêmes effets. Les deux jours que je venais de passer à Islay m’avaient excessivement fatiguée : l’émotion de me voir sur ce sol après tant de peines pour l’atteindre, la difficulté de m’exprimer dans une langue que je connaissais mais que je n’étais pas dans l’habitude de parler, la multitude de visites qu’il m’avait fallu recevoir, les nuits fiévreuses causées par les maudites puces, la quantité de café que j’avais prise, tout cela avait surexcité en moi le système nerveux de la manière la plus violente.

Je crus d’abord que les pleurs que je versais me soulageraient ; mais, bientôt après, j’éprouvais un mal de tête excessif. La chaleur commençait à devenir extrême ; la poussière blanche et épaisse soulevée par les pieds de nos bêtes venait encore accroître ma souffrance. Il me fallait tous les efforts de mon courage pour me soutenir sur ma mule. Don Balthazar maintenait ma force morale en m’assurant qu’une fois hors des gorges des montagnes, nous entrerions en rase campagne où nous trouverions un air pur et frais. J’avais une soif dévorante ; je buvais à chaque instant de l’eau avec du vin du pays ; ce mélange, si salutaire ordinairement, redoubla mon mal de tête, tant ce vin est fort et capiteux. Enfin nous sortîmes de ces gorges étouffantes dans lesquelles je n’ai jamais senti le plus léger souffle du zéphyr, et où un soleil ardent échauffe le sable comme dans une fournaise. Nous gravîmes la dernière montagne : arrivés à son sommet, l’immensité du désert, la chaîne des Cordillières et les trois gigantesques volcans d’Aréquipa se découvrirent à nos regards. À la vue de ce magnifique spectacle, je perdis le sentiment de mes souffrances ; je ne vivais que pour admirer, ou plutôt ma vie ne suffisait pas à mon admiration. Était-ce le céleste parvis qu’un pouvoir inconnu me faisait contempler, et le divin séjour était-il au-delà de cette digue de hautes montagnes qui unissent le ciel à la terre, au-delà de cet océan de sable ondoyant dont elles arrêtent le progrès ? Mes yeux erraient sur ces flots argentés, les suivaient jusqu’à ce qu’ils les eussent vus se confondre avec la voûte azurée, et se reportaient ensuite sur ces marchepieds des cieux, sur ces hautes montagnes dont la chaîne est sans terme, dont les milliers de cimes couvertes de neige étincellent en reflets du soleil, et tracent sur le ciel la limite occidentale du désert avec toutes les couleurs du prisme. L’infini frappait tous mes sens de stupeur : mon ame en était pénétrée, et, comme à ce pasteur du mont Oreb, Dieu se manifestait à moi dans toute sa puissance, dans toute sa splendeur. Puis mes regards se dirigeaient sur ces trois volcans d’Aréquipa unis à leur base, y présentant le chaos dans toute sa confusion, et portant aux nues leurs trois sommets couverts de neiges qui réfléchissent les rayons du soleil, et, parfois, les flammes de la terre, immense flambeau à trois branches qui s’allume pour de mystérieuses solennités, symbole d’une trinité qui passe notre intelligence. J’étais en extase et ne cherchais point à deviner les mystères de la création : mon ame s’unissait à Dieu dans ses élans d’amour. Jamais aucun spectacle ne m’avait autant émue ; ni les ondes du vaste Océan dans leur épouvantable courroux, ou lorsqu’elles s’agitent étincelantes de clartés dans les nuits des tropiques, ni le brillant coucher du soleil sous la ligne équinoxiale, ni la majesté d’un ciel resplendissant d’innombrables étoiles, n’avaient produit sur moi un aussi puissant étonnement que cette sublime manifestation de Dieu.

Ces messieurs ne nous avaient pas prévenus ; ils avaient voulu jouir de l’effet que produirait sur moi la vue de ces grandes œuvres de la création. Don Balthazar jouissait de mon ravissement, et me dit, avec un vif sentiment d’orgueil national : — Eh bien ! mademoiselle, que pensez-vous de cette vue ? Avez-vous rien de semblable dans votre belle Europe ?

— Don Balthazar, la création révèle en tous lieux la haute et toute-puissante intelligence de son auteur ; mais il se manifeste ici dans toute sa gloire, et ce spectacle solennel vaut la peine qu’on vienne des extrémités de la terre pour le contempler.

Pendant que j’admirais toutes ces merveilles, le docteur et don José, au lieu de passer leur temps à s’extasier dans la contemplation de ces éternelles glaces et de ces sables brûlants, m’avaient fait préparer un lit sur des tapis, et dressé une petite tente pour me garantir du soleil. Je m’étendis sur ce lit, et nous nous mîmes à faire un repas où tout était en abondance. La bonne madame Justo avait remis au docteur un panier bien garni de viandes rôties, de légumes, de gâteaux et de fruits. Les deux Espagnols s’étaient aussi très bien munis : ils apportaient des saucissons, du fromage, du chocolat, du sucre et des fruits ; en liquides, du lait, du vin et du rhum. Notre repas fut long ; je ne me lassais pas d’admirer. Après le dîner, ce fut le tour du docteur. Enfin il fallut repartir : nous avions trente-quatre lieues à parcourir sans rencontrer vestige d’eau ; nous n’en avions fait que six, et il était dix heures.

Don José me donna sa jument, parce qu’elle allait mieux que ma mule et nous nous remîmes en route. Le magnifique panorama dont j’avais l’ame remplie me tint quelque temps comme fascinée sous la puissance de son charme ; mes sens étaient captifs et il y avait près d’une demi-heure que nous cheminions péniblement sans que l’affreux désert dans lequel nous étions engagés eût encore produit sur moi aucune impression. La souffrance physique vint me ravir à mon extase intellectuelle ; tout à coup mes yeux s’ouvrirent, je me crus au milieu d’une mer limpide et bleue comme le ciel qu’elle réfléchissait ; j’en voyais les vagues onduler mollement ; mais, à l’ardeur de fournaise qui s’en élevait, à l’atmosphère étouffante dont j’étais environnée, à cette poussière fine, imperceptible et cuisante comme le duvet de l’ortie qui se collait à ma figure, je pensais que, déçue par une illusion, je voyais, sous l’aspect de l’eau, un feu liquide ; et, portant mes regards vers les Cordillières, j’éprouvais le tourment de l’ange déchu, banni du ciel.

— Don Balthazar, lui demandai-je avec effroi, est-ce du métal fondu dans lequel nous sommes et avons-nous longtemps à marcher dans cette mer de feu ?

— Vous avez raison, mademoiselle ; le sable est tellement brûlant, qu’on peut bien le prendre pour du verre en fusion.

— Mais, señor, le sable est liquide ?

— Mademoiselle, c’est l’effet du mirage qui vous le fait paraître ainsi ; regardez, nos mules de charges s’y enfoncent actuellement jusqu’aux genoux : elles sont haletantes, le sable brûle leurs pieds ; et, néanmoins, comme vous, elles croient voir dans l’éloignement une nappe d’eau. Voyez-les redoubler d’efforts pour atteindre cette onde fugitive, leur soif ardente s’en irrite ; les pauvres bêtes ne pourraient résister longtemps au supplice de cette déception.

— Avons-nous de l’eau pour les désaltérer.

— On ne leur en donne jamais en route ; le propriétaire du tambo en fait provision pour les voyageurs qu’il sait devoir lui arriver.

— Don Balthazar, malgré l’explication que vous venez de me donner, je crois toujours voir distinctement des vagues.

— Cette pampa est couverte de petits monticules de sables que le vent amoncelle, pareils à ceux-ci ; vous voyez qu’effectivement ils ont la forme des vagues de la mer, et le mirage, dans l’éloignement, leur en prête l’agitation ; du reste, ils ne sont guère plus stables que les vagues de l’Océan ; les vents les bouleversent sans cesse.

— Alors il doit y avoir beaucoup de dangers à se trouver dans la pampa quand le vent souffle avec violence ?

— Oh ! oui ; il y a quelques années que des muletiers, se rendant d’Islay à Arequipa, furent ensevelis avec leurs mules par une trombe ; mais ces événements sont très rares.

Nous cessâmes de causer. Je songeais à la faiblesse de l’homme en présence des dangers auxquels il est exposé dans ces vastes solitudes, et une sombre terreur s’empara de moi ; la tempête du désert, me disais-je, est plus redoutable que celle de l’Océan. La soif, la faim menacent continuellement l’homme au milieu de ces sables sans limites ; s’il s’égare, ou s’arrête, il périt. Vainement s’agite-t-il, regarde-t-il dans toutes les directions, pas le moindre brin d’herbe ne s’offre à sa vue. L’espérance ne peut naître en lui, partout entouré d’une nature morte ; une immensité, que ses efforts ne peuvent franchir, le sépare de ses semblables, et cet être, si orgueilleux, reconnaît, dans les angoisses, qu’il ne peut rien où Dieu n’a pas pourvu pour lui. J’invoquais donc Dieu avec ferveur pour qu’il me vînt en aide, et m’abandonnai à sa providence.

Je portais les yeux sur mes compagnons de voyage : le docteur était morne, silencieux ; don José, par les paroles qu’il lui adressait, manifestait l’inquiétude que lui causait la lenteur de notre course ; don Balthazar, se confiant dans sa force, et habitué à voyager dans le désert, paraissait seul n’en être pas affecté.

Vers midi, la chaleur devint si forte que mon mal de tête redoubla au point que je ne pouvais plus me tenir à cheval. Le soleil et la réverbération du sable me brûlaient la figure, une soif ardente desséchait mon gosier ; enfin, une lassitude générale, que ma volonté ne pouvait plus vaincre, faisait que je tombais comme morte. Deux fois, je me trouvai mal à perdre connaissance. Mes trois compagnons de voyage, étaient au désespoir ; le docteur voulait me saigner ; heureusement que don Balthazar s’y opposa ; car, sans nul doute, je serais morte s’il avait laissé faire ce nouveau Sangrado. On me coucha sur mon cheval, et je serais tentée de croire qu’une main invisible me soutenait : marchant ainsi à la grâce de Dieu, je ne tombai pas une seule fois. Enfin, le soleil disparut derrière les hauts volcans, et peu à peu la fraîcheur du soir me ranima. Don Balthazar, pour exciter mon courage, employa un moyen fort usité en pareille circonstance, lequel consiste à tromper le voyageur sur la distance qui le sépare du tambo[7]. Il me disait que nous n’en étions qu’à trois lieues. — Consolez-vous, chère demoiselle, bientôt vous allez voir luire la lumière du phare suspendu à la porte de cette belle auberge. Le rusé Balthazar savait bien que nous en étions encore à plus de six lieues ; il comptait sur la première étoile qui paraîtrait au-dessus des Cordillières pour donner de la vraisemblance à sa supercherie ; mais la nuit devint tout à fait sombre, et notre inquiétude fut alors bien grande. Il n’y a pas de chemin tracé à travers le désert, et n’ayant pas, dans l’obscurité, les étoiles pour nous guider, nous courions le risque de nous égarer, de mourir de faim et de soif au milieu de ces vastes solitudes. Le docteur se répandait en lamentations pitoyables, et don Balthazar, d’un caractère très gai, le plaisantait de la manière la plus bouffonne. Nous nous en remîmes à l’instinct de nos bêtes : les muletiers, dans pareilles circonstances, n’ont pas d’autre boussole et c’est la plus sûre.

Autant, dans cette pampa, les journées sont brûlantes par l’ardeur du soleil et la réverbération du sable, autant les nuits y sont froides par l’influence de la brise qui a traversé les neiges des montagnes. Le froid me fit beaucoup de bien ; je me sentis plus forte ; la douleur de tête diminua, et je pressai mon cheval avec une vigueur qui étonna ces messieurs ; deux heures auparavant, j’étais à la mort, et, maintenant, je me sentais de la force. Je n’avais pas été dupe de la déception que don Balthazar cherchait à exercer sur moi, en m’indiquant une étoile comme étant la lanterne du tambo, et ce fut moi qui vis avant tous la véritable lanterne. Ah ! quelle sensation ineffable de joie cette vue me fit éprouver ! Ce fut celle du malheureux naufragé qui, prêt à succomber, aperçoit un navire venant à son secours. Je poussai un cri et fis partir mon cheval au grand galop. La distance était encore bien longue ; mais la vue de cette petite lanterne soutint mon courage. Nous arrivâmes au tambo à minuit. Don Balthazar était allé en avant avec son domestique pour me faire préparer un lit et un bouillon. En arrivant, je me couchai, pris mon bouillon et ne pus dormir ; trois choses m’en empêchèrent : les puces que je trouvai là en bien plus grande abondance qu’à Islay, le bruit continuel qui se faisait dans cette auberge, enfin l’inquiétude que les forces ne vinssent à me faillir et que je ne pusse achever la route.

Cette auberge n’existait que depuis un an. Auparavant, il fallait se résigner à coucher sur la terre au milieu du désert. Cette maison consiste en trois pièces séparées entre elles par des cloisons faites en bambou : la première de ces pièces est affectée aux muletiers et à leurs bêtes, la suivante aux voyageurs, et la dernière, habitée par les maîtres de l’établissement, sert en même temps de cuisine et de magasin. Les voyageurs des deux sexes couchent ordinairement dans la pièce du milieu ; mais ces messieurs de la Fuente, qui eurent pour moi, depuis l’instant de notre rencontre jusqu’à la fin du voyage, les attentions les plus délicates, les soins les plus affectueux, ne voulurent pas, malgré mes instances, rester dans cette chambre et me la laissèrent en entier. Ils se retirèrent avec le docteur dans la cuisine, où ils furent très mal sous tous les rapports et ne dormirent pas plus que moi, Quoique leur conversation fût à voix basse, j’en entendais assez pour être effrayée de ma situation. Don Balthazar disait au docteur : — Je ne crois pas prudent, je vous l’avoue, d’emmener ce matin avec nous cette pauvre demoiselle : elle est dans un tel état de faiblesse que je crains qu’elle ne meure en route, d’autant plus que le chemin qui nous reste à faire est beaucoup plus pénible que celui que nous avons déjà fait. Je suis d’avis que nous la laissions ici, et, demain nous enverrions la prendre avec une litière. À ce propos, le maitre de l’auberge intervenait en faisant observer qu’il n’était pas sûr d’avoir de l’eau, que son approvisionnement était épuisé, et que, s’il ne lui en arrivait pas, je pourrais périr de soif.

Ces paroles me firent frémir d’horreur : l’idée qu’on songeait à m’abandonner dans ce désert, que les gens grossiers auxquels je serais confiée, rendus cruels par la soif, me laisseraient périr peut-être faute d’un verre d’eau ; cette idée ranima mes forces, et quoi qu’il dût en arriver, je préférai mourir de fatigue que de soif. J’éprouvai encore, dans cette circonstance, combien l’instinct vital est puissant sur nous. La crainte d’une mort aussi affreuse m’excita à un tel point, qu’à trois heures du matin j’étais prête. J’avais arrangé mes cheveux, fendu mes brodequins sur le dessus, afin que mes pieds gonflés fussent plus à l’aise ; j’étais habillée convenablement, j’avais mis toutes mes affaires en ordre, et j’appelai le docteur en le priant de me faire faire une tasse de chocolat. Ces messieurs furent surpris de me voir aussi bien : je leur dis que j’avais dormi et que je me sentais tout à fait remise. Je pressai les apprêts du départ, et nous quittâmes le tambo à quatre heures du matin.

Il faisait très froid : don Balthazar me prêta un grand poncho[8] bien doublé en flanelle ; on m’entortilla chaque main d’un foulard ; et, grâce à toutes ces précautions, je cheminai sans trop souffrir de la température.

En sortant du tambo, le paysage change entièrement d’aspect : là finit la pampa ; on entre dans un pays montagneux, qui ne présente non plus aucun vestige de végétation ; c’est la nature morte dans tout ce qu’elle a de plus triste. Pas un oiseau qui vole dans l’air ; pas le moindre petit animal qui coure sur la terre ; rien qu’un sable noir et pierreux. L’homme dans son passage a encore augmenté l’horreur de ces lieux. Cette terre de désolation est jonchée des squelettes d’animaux morts de faim et de soif dans cet affreux désert : ce sont des mulets, des chevaux, des ânes ou des bœufs. Quant aux llamas, on ne les expose pas dans ces traversées, qui sont beaucoup trop pénibles pour leur organisation ; ils ont besoin de beaucoup d’eau et d’une température froide. La vue de ces squelettes m’attristait profondément. Les animaux attachés à la même planète, au même sol que nous, ne sont-ils pas nos compagnons ? ne sont-ils pas aussi les créatures de Dieu ? Ce n’est pas par un retour sur moi-même que je souffre de la peine de mes semblables ; la douleur excite ma compassion, quel que soit l’être qui l’endure, et je crois que c’est un devoir religieux d’en garantir les animaux qui sont sous notre domination. Aucun des ossements de ces diverses victimes de la cupidité humaine ne s’offrait à mes regards sans que mon imagination ne se représentât la cruelle agonie de l’être qui avait animé ce squelette. Je voyais ces pauvres animaux, épuisés de fatigue, haletants de soif, mourir dans un état de rage. À cette peinture effroyable, la conversation de la nuit me revenait à l’esprit ; et, alors, sentant avec terreur combien j’étais faible pour soutenir encore la fatigue d’une aussi rude journée, je frémissais à l’idée que peut-être, moi aussi, j’allais être abandonnée dans ce désert…

Le soleil s’était levé, et la chaleur devenait de plus en plus ardente. Le sable sur lequel nous marchions s’échauffait, et des nuages d’une poussière fine comme de la cendre venaient brûler nos visages et dessécher nos palais. Vers huit heures, nous entrâmes dans les Quebradas, montagnes renommées dans le pays par les difficultés qu’elles présentent aux voyageurs. En montant les pics sur lesquels passe la route, je me couchais sur ma mule, et j’allais à la merci de la Providence ; en descendant, je ne pouvais faire de même ; et, quoique ma mule eût le pied très sûr, les dangers que continuellement présentait la route me forçaient à avoir la plus grande attention. Nous avions à faire franchir à nos mules des crevasses qui coupaient le chemin, à leur faire gravir d’énormes rochers, et parfois à leur faire suivre d’étroits sentiers, où il arrivait que le sable s’éboulait sous leurs pieds, ce qui nous mettait alors dans le plus grand péril, courant le risque de tomber dans le précipice horrible qui borde la montagne. Don Balthazar allait toujours en avant, afin de nous indiquer le chemin. Son cousin, qui était bien l’homme le plus attentif et le plus doux que j’aie jamais rencontré, marchait, le plus possible, près de moi afin de pouvoir, au besoin, me prêter assistance. Le docteur, homme à précautions par excellence, marchait toujours en arrière, redoutant le risque, si l’un de nous tombait, d’être entraîné dans la chute. Je l’entendais crier à chaque faux pas que faisait sa mule, se recommander à Dieu, jurer contre le chemin, le soleil, la poussière, et déplorer son affreuse destinée.

Je descendis assez bien la première et la seconde montagne ; arrivée au sommet de la troisième, je me sentis si faible, si mal, les mouvements violents de la mule m’avaient donné une telle douleur de côté, qu’il me devint impossible de tenir la bride. Nous fîmes une halte sur le sommet de cette troisième montagne, où règne un air pur et frais. Le voyageur haletant de fatigue et baigné de sueur se sent ranimé. Quant à moi, j’éprouvais les mêmes souffrances que j’avais ressenties la veille : une oppression spasmodique me serrait la poitrine et me faisait gonfler toutes les veines du cou et du front : mes larmes coulaient sans que je pusse les arrêter, ma tête ne pouvait plus se soutenir, et tous mes membres étaient anéantis. La soif, une soif dévorante était le seul besoin que je sentisse. Don José, d’une complexion délicate et sensible à l’excès, fut tellement affecté de l’état où je me trouvais, que tout à coup sa figure prit une pâleur de mort, et il s’évanouit entièrement. Le docteur était aux abois, il se désespérait, pleurait et ne remédiait à rien. Don Balthazar seul ne perdit pas un instant son sang-froid, ni même sa gaîté ; il soignait tout le monde et veillait à tout avec ordre et intelligence. Il fit revenir son cousin, lui arrangea un lit sur des tapis ; puis, après que nous fûmes restés environ une demi-heure sur le haut de cette montagne, il donna le signal du départ. Nous lui obéîmes sans réplique, sentant, comme par instinct, qu’il lui avait été départi la force, et que c’était à lui de nous guider. Don Balthazar, jugeant que, dans la position où j’étais, je ne pouvais monter sur ma mule sans m’exposer au risque d’aller rouler dans le précipice, me proposa de faire la descente à pied ; lui et son cousin me prirent sous les bras, me portant presque, et nous descendîmes ainsi, tandis que M. de Castellac menait les bêtes en laisse. Ce moyen nous ayant réussi, nous l’employâmes pour tous les autres pics que nous eûmes successivement à passer, et il s’en présenta encore sept ou huit.

Si, la veille, la vue des cadavres des animaux morts dans ces arides solitudes avait fait sur moi une profonde impression, on peut juger combien, le jour suivant, ma sensibilité, accrue par l’irritabilité du système nerveux, dut être affectée par le spectacle de victimes aux prises avec la mort du désert. Nous rencontrâmes deux malheureux animaux, un mulet et un ânon qui, succombant sous la faim et la soif, se débattaient dans l’agonie d’une mort affreuse. Non, je ne saurais dire l’effet que cette scène produisit sur moi ! La vue de ces deux êtres expirant dans des angoisses aussi horribles ; leurs sourds et faibles gémissements m’arrachèrent des sanglots comme si j’eusse assisté à la mort de deux de mes semblables. Le docteur lui-même, malgré son froid égoïsme, était ému : c’est que, dans ces épouvantables lieux, les mêmes dangers menacent toutes les créatures. Je ne pouvais quitter la place, tant mes émotions me tenaient enchaînée à ce spectacle déchirant. Don Balthazar m’entraîna en me faisant des raisonnements philosophiques sur la mort. Il faut avoir vu celle du désert pour connaître la plus affreuse de toutes. Ha ! quelles pénibles sensations ignorent ceux qui n’en ont jamais été témoins !

En montant le dernier pic, j’eus encore à soutenir une autre épreuve que la mort, cette divinité du désert, m’avait réservée. Une tombe, placée sur le bord du chemin de manière à ce qu’on ne puisse l’éviter, s’offrit à ma vue. Don Balthazar voulait me faire passer vite ; cependant une curiosité que je ne pus maîtriser me porta à lire l’inscription : c’est un jeune homme de vingt-huit ans, mort à cette place en allant à Aréquipa. Parti malade d’Islay, où il était allé prendre les bains de mer, le malheureux ne put supporter les fatigues de la route : il mourut, et la plus grande des douleurs, celle d’une mère qui pleure son fils, s’est éternisée dans ce désert pour que rien ne manquât à son horreur. La tombe a été élevée à l’endroit même où le jeune homme est mort ; on lit sur la pierre tumulaire sa déplorable fin. Je me représentais si vivement les souffrances que ce malheureux avait dû éprouver à se sentir expirer en ce lieu, loin des siens ! mon imagination m’en grossissait tellement les douleurs ; j’en étais si profondément affectée, que j’appréhendai un instant de mourir, moi aussi, à cette même place. Ce moment fut horrible ! Je me rappelais ma pauvre fille et la suppliais de me pardonner la mort que j’étais venue chercher à quatre mille lieues de mon pays. Je priais Dieu qu’il la prît sous sa protection : je pardonnais à tous ceux qui m’avaient fait du mal, et je me résignais à quitter cette vie. J’étais anéantie, fixée à la tombe, je ne pouvais plus bouger. Don Balthazar fut encore mon sauveur : il me porta sur ma mule, m’y attacha avec son poncho, m’y soutint de son bras vigoureux ; et, pressant le pas des bêtes, il me fit arriver, comme par un tour de force, au sommet du dernier pic. On me coucha à terre ; mes trois compagnons me parlaient à la fois avec un accent de bonheur : — Chère demoiselle, ouvrez les yeux ; voilà la verte campagne ! Regardez Aréquipa, comme il est beau !…

— Voyez, disaient MM. de la Fuente, la rivière de Congata : voyez ces grands arbres et dites-nous si en France vous avez de plus délicieuses campagnes ?

Hélas ! je faisais d’inutiles efforts pour ouvrir les yeux ; j’étais entièrement épuisée ; je ne sentais pas l’air frais qui courait sur mon front, je n’entendais plus que très imparfaitement la voix de mes compagnons ; mes idées m’échappaient, et je ne tenais plus à la terre que par un fil qu’un rien pouvait briser. Il nous restait encore de l’eau, on m’en lava le visage ; mes mains et mes tempes furent frottées avec du rhum ; on me fit sucer des oranges, et, plus que tout cela, le vent frais me rappela à la vie. Peu à peu, mes forces revinrent ; je pus ouvrir les yeux ; je regardai alors le riant vallon et j’en ressentis une émotion si douce, que je pleurai ; mais c’étaient des larmes de joie. Je me reposai là longtemps : cette vue fit renaître l’espérance dans mon cœur ; mon énergie reparut ; cependant mon épuisement physique resta le même. Je voulus me lever pour essayer de descendre cette dernière montagne, mais il me fut impossible de me soutenir. Don Balthazar, cette fois, se décida à me prendre en croupe ; le chemin était meilleur, et nous n’avions qu’une demi-heure de route pour nous rendre à Congata. Enfin, nous y arrivâmes à deux heures de l’après-midi.

Congata n’est pas un village, car il ne se compose que de trois ou quatre maisons et d’une belle ferme qui sert à la fois de poste d’auberge et de lieu de rendez-vous aux voyageurs qui traversent le désert. Le propriétaire de cette maison est aussi le maître de l’établissement et se nomme don Juan Najarra. Don Balthazar, en entrant dans la cour, lui annonça qui j’étais, et l’urgence des secours que mon état réclamait. Le nom de mon oncle fut une puissante recommandation ; le señor Najarra, sa femme et leurs nombreux serviteurs s’empressèrent autour de moi avec une telle vivacité, qu’en moins de dix minutes on me servit un très bon bouillon. J’eus les pieds déchaussés, lavés avec de l’eau tiède et du lait, ainsi que la figure et les bras, puis je fus portée dans la petite chapelle de la ferme, où l’on avait placé, pour moi, un lit à terre. Madame Najarra, aidée d’une négresse, me déshabilla, me mit une chemise de batiste fraîche et blanche, me porta sur le lit, m’y arrangea avec le plus grand soin, posa près du lit une tasse de lait, ensuite se retira en fermant la porte de la chapelle.

D’après les renseignements qui me furent donnés à Islay, je jugeai que mon oncle ne reviendrait pas à Aréquipa avant deux mois, et me trouvant dans la nécessité de demander l’hospitalité à d’autres parents, la veille de mon départ j’avais écrit à l’évêque et à son frère, M. de Goyenèche, qui étaient nos cousins. Le docteur, qui connaissait cette circonstance, en instruisit don Balthazar, afin qu’à son arrivée à Arêquipa il allât prévenir la famille Goyenèche de mon arrivée à Congata, et de l’état alarmant dans lequel je me trouvais.

Aussitôt que don Balthazar eut été informé de tout ce qu’il lui était nécessaire de savoir, il piqua des deux, et se dédommagea, par une course rapide, de l’ennui que la lenteur du voyage lui avait donné. Ces messieurs de la Fuente m’avaient fait le plus grand sacrifice que des Péruviens puissent faire, en se résignant à marcher avec cette lenteur. S’ils avaient été seuls, ils auraient fait cette traversée en seize ou dix-huit heures, tandis que nous en avions employé quarante.

M. de Castellac, quoiqu’en apparence fort délicat de complexion, avait très bien soutenu la fatigue, et, pendant que je reposais, au lieu de chercher à en faire autant de son côté, il préféra causer, avec le señor Najarra, lui raconta tout ce qu’il savait sur moi, ajoutant de son invention, de manière à me faire valoir, afin qu’il en rejaillît quelque chose sur lui. C’était, au fond, un excellent homme ; mais il avait tellement peur de manquer, qu’il s’accrochait à toutes les branches.

Dieu eut pitié de moi : aussitôt que je fus couchée, je m’endormis profondément. Quand je m’éveillai, il était près de cinq heures du soir ; je considérai, avec étonnement, les objets qui m’environnaient, et crus d’abord que c’était la suite d’un songe, ne pouvant guère croire à la réalité de tout ce que je voyais. La petite chapelle dans laquelle je me trouvais était aussi burlesquement décorée que le sont toutes celles du Pérou. L’autel était surchargé de figures en plâtre, d’une vierge habillée bizarrement, d’un grand Christ couvert de gouttes de sang, de chandeliers en argent, de vases de fleurs tant artificielles que naturelles, et d’une foule d’autres objets. Un assez beau tapis couvrait le plancher, une seule petite croisée éclairait ce saint lieu et n’y laissait pénétrer qu’un demi-jour qui donnait à tout cet ensemble une teinte pâle et mélancolique.

Mon lit avait été placé dans un coin près de l’autel : en face se trouvait la porte d’entrée. Lorsque j’ouvris les yeux, cette porte était entr’ouverte, et mon attention fut attirée par un animal qui passait sa tête et cherchait à entrer dans la chapelle. Cet animal était un énorme chat noir angora, dont les yeux, couleur de feu, avaient une expression extraordinaire. C’était, dans son espèce, la plus belle bête que j’eusse jamais vue. Je refermai les yeux à moitié pour ne pas l’effrayer, et désirant savoir ce qu’il allait faire : il entra, marchant à pas sourds, avec un air de mystère et de précaution, il roulait ses gros yeux flamboyants, et agitait sa longue queue ondoyante comme le serpent qui s’ébat au soleil le long d’une haie. Soit que mon cerveau fût encore agité par la fièvre ou affaibli par les deux jours de souffrances inconcevables que je venais d’éprouver, soit que je fusse dans une de ces étranges dispositions d’esprit dans lesquelles se trouvent parfois les êtres enclins au somnambulisme, le fait est que la vue de ce superbe chat m’inspira un mouvement de terreur que je ne pus m’expliquer. Je voulus cependant maîtriser cette frayeur panique, dont s’indignait mon caractère hardi et brave jusqu’à la témérité, je sortis mon bras du lit, pris la tasse de lait qui était à côté de moi, et la tendis à l’animal en l’appelant d’une voix douce, afin de ne pas l’effrayer. À ce mouvement, cette bête hérissa son poil, fit un bond de côté, puis, d’un autre bond, sauta sur l’autel, comme si elle eût voulu s’élancer sur moi. J’allais appeler à mon secours quand parut à la porte un petit être qui me fit l’effet d’un ange ! — Ne craignez rien, me dit-il, voyant mon effroi : ce chat n’est pas méchant, mais il est très sauvage, et, quand il a peur, il est comme un fou. En disant ces mots, la jolie petite créature s’approcha de l’autel, parla au chat, qui se laissa caresser, et, comme il était trop lourd pour qu’elle pût le porter, elle l’entraîna vers la porte qu’elle referma entièrement après l’avoir poussé dehors. Pour le coup, je ne savais plus que penser de cette apparition ! Si l’énorme chat, avec ses jeux rouges m’avait semblé la transformation de Lucifer, la charmante petite figure qui était là devant moi, dans une attitude angélique de curiosité et de naïveté, me paraissait un ange descendu des cieux. Viens donc auprès de moi, lui dis-je. Qui es-tu ? comment te nommes-tu ?

La petite créature accourut, s’agenouilla au bord de mon lit, me présenta sa petite bouche à baiser, et roula sa gracieuse tête de séraphin sur mon bras afin que je la caressasse. — On m’appelle Mariano. Je suis le fils du señor Najarra. Il y a longtemps que j’écoutais à la porte pour savoir quand vous seriez réveillée ! Je me suis détourné un instant, et le gros chat noir s’est introduit. De crainte qu’il n’allât boire votre lait, je suis entré. Vous n’êtes pas fâchée, n’est-ce pas ?

Ce petit Mariano étajt un amour d’enfant. Âgé de cinq ans, il avait un genre de beauté qu’il est rare de rencontrer dans un enfant aussi jeune, la beauté d’expression. On lisait dans ses grands yeux noirs que Dieu l’avait doté d’une ame aussi sensible qu’intelligente : son front décelait le génie ; sa chevelure, d’un beau noir luisant, épaisse et bouclée, était admirable. Il avait le corps tout fluet, les membres très minces, de jolies petites mains, et les pieds si petits, qu’on avait peine à le voir marcher. Le son de sa voix remuait l’ame, et son parler, encore enfantin, donnait une grâce toute particulière à ce qu’il disait.

Cet admirable enfant me regardait avec un air de tendresse et de sollicitude. Je lui en demandai la raison.

— Je voudrais savoir, me dit-il, si vous souffrez encore beaucoup ?

Et il me dit qu’à mon arrivée, m’ayant vue les yeux fermés et mourante, il en eut tant de peine qu’il avait pleuré, beaucoup pleuré. Ensuite il me raconta tout ce qui s’était passé depuis que je dormais, et cela avec une intelligence extraordinaire pour un enfant de cet âge. Je le priai d’aller chercher sa mère. Elle vint avec le docteur, qui était rayonnant.

— Ah ! mademoiselle, me dit celui-ci, que de choses heureuses à vous apprendre ! L’évêque d’Aréquipa vient d’envoyer un de ses gens vous porter cette lettre. Lisez-la, que nous sachions vite de quoi il s’agit. Il paraît que toute la ville est en émoi à votre sujet. Chère demoiselle, tout va bien maintenant. J’espère que vous devez être contente.

La bonne dame Najarra s’occupa de ma santé, à laquelle le docteur ne songeait nullement ; elle me conseilla de rester couchée et me dit qu’elle allait m’envoyer à dîner.

La lettre de mon illustre parent était très satisfaisante. Il me mandait que son frère irait lui-même, à l’issue du dîner, s’entendre avec moi afin de me rendre tous les services qui me seraient nécessaires.

Madame Najarra me donna un repas des plus recherchés : elle y étala un luxe et une propreté que j’étais surprise de trouver en pareil lieu : belle porcelaine, cristaux taillés, linge damassé, argenterie façonnée, ce qui est rare dans le pays, coutellerie anglaise ; enfin le service fut aussi soigné qu’il eût pu l’être dans un hôtel d’une des grandes villes de l’Europe. Mon cher petit Mariano dîna avec moi. Il était assis sur mon lit, et pendant tout le temps du repas, nous causâmes d’une foule de choses. Je fus alors à même de juger de l’immense étendue de son intelligence.

Je me levai vers six heures ; j’avais le corps meurtri et les pieds enflés. Cependant je voulus faire un tour de promenade dans le petit bois du señor Najarra. J’y allai avec lui et le petit ange, qui ne me quittait plus. Après deux jours passés dans le désert, quel plaisir j’éprouvais de me retrouver dans un champ cultivé, d’entendre le murmure du large ruisseau qui coule le long du chemin que nous suivions, de voir de grands et beaux arbres ! L’aspect de ce charmant vallon me mettait dans le ravissement. J’étais à parler d’agriculture avec le señor Najarra, lorsqu’un nègre vint nous annoncer la visite du señor don Juan de Goyenèche. Ce fut le premier parent duquel je serrai la main. Il me plut assez : son ton était d’une politesse et d’une douceur extrêmes. Il m’invita, au nom de son frère, de sa sœur et de lui-même, à regarder leur maison comme la mienne, en ajoutant cependant que ma cousine, nièce de mon oncle Pio, lui avait dit qu’elle ne souffrirait pas que j’habitasse une autre maison que celle de mon oncle, et qu’elle devait elle-même le lendemain m’envoyer inviter à en venir prendre possession. M de Goyenèche était accompagné d’un Français, M. Durand, venu sous prétexte de servir d’interprète, mais au fond, pour faire l’officieux et par curiosité. Après leur départ, je me retirai dans ma chapelle, et me couchai avec une jouissance indicible.

Le lendemain, quand je m’éveillai, je me sentis tout à fait remise. La bonne dame Najarra eut l’obligeance de me faire apporter un bain préparé par ses ordres. J’y restai une demi-heure, me recouchai ensuite dans mes beaux draps de fine batiste garnie, et l’on me servit un excellent déjeuner. Mon petit Mariano me tint encore compagnie et m’amusa beaucoup par tous ses raisonnements aussi originaux qu’extraordinaires. Je me levai et fis une toilette assez soignée car je savais que j’allais recevoir de nombreuses visites. Vers midi, M. de Castellac vint me dire de me dépêcher, que quatre cavaliers, venus d’Aréquipa, demandaient à m’être présentés. En sortant de la chapelle, située au bout de la galerie qui entoure la maison, je vis venir au devant de moi un jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, qui me ressemblait tellement qu’on l’aurait pris pour mon frère ; c’était mon cousin Emmanuel de Rivero ; il parle le français comme s’il était né sur le sol de la France. On l’y avait envoyé à l’âge de sept ans, il en était de retour depuis une année seulement. Nous fûmes tout de suite en étroite sympathie. Voici les premières paroles qu’il m’adressa : — Ha ! ma cousine ! comment se fait-il que, jusqu’à présent, j’aie ignoré votre existence ? Je suis resté quatre ans à Paris, seul, sans y avoir une personne amie ; vous habitiez cette ville et Dieu n’a pas permis que je vous rencontrasse. Quelle cruelle pensée ! non, jamais je ne pourrai m’en consoler… J’aimai ce jeune homme dès le premier instant que je le vis. Il est Français de caractère ; il est affable, bon ; et lui aussi a souffert.

Emmanuel me remit une lettre de ma cousine dona Carmen Pierola de Florez, qui représentait mon oncle Pio, et m’invitait, en son nom, à venir descendre chez lui, sa maison étant la seule qu’il me convînt d’habiter. Toute la lettre était sur ce ton ; je vis par son style que j’avais à faire à une femme d’esprit, mais prudente et très politique. Ma cousine m’envoyait, pour m’amener à Aréquipa ; un très beau cheval sur lequel on avait mis une superbe selle anglaise. Elle me faisait remettre, en outre, deux habits d’amazone, des souliers, des gants et quantité d’autres objets dans le cas où, n’ayant pas mes malles avec moi, je pourrais avoir besoin de vêtements. Les trois cavaliers qui accompagnaient mon cousin étaient le señor Arisendi, le señor Rendon et M. Durand, grands amis de ma cousine, Je causai quelque temps avec ces messieurs, puis les laissai en compagnie du docteur, pour aller faire un tour de promenade avec mon cousin. J’appris par lui que mon arrivée occupait toute la ville, chacun pensant bien que je venais réclamer la succession de mon père. Ce jeune homme me mit au courant du caractère et de la position de mon oncle dont il avait eu, lui aussi, fort à se plaindre, mon oncle ayant refusé, avec une extrême dureté, de payer, pendant trois ans seulement, une pension qui le mît à même d’achever ses études en France. Le père d’Emmanuel avait dissipé une grande fortune et réduit sa famille à la misère. Ma grand’mère était venue au secours des enfants ; elle leur avait laissé une rente viagère qui leur donnait juste de quoi vivre. Mon cousin, avec un affectueux abandon, me conta tous ses chagrins de famille, comme si nous nous fussions connus depuis dix ans. Moi aussi, je sentais que je l’aimais comme s’il eût été mon frère.

Nous voulions partir, parce que ma cousine nous avait fait prévenir qu’elle nous attendait à dîner ; mais nos excellents hôtes me pressèrent avec tant d’instance de faire ce dernier repas avec eux, que j’acceptai avec satisfaction, touchée des marques de cordial intérêt qu’ils me donnaient.

Le dîner terminé, revêtue d’un joli costume d’amazone en drap gros vert, un chapeau d’homme avec un voile noir sur la tête, et montée sur un beau cheval vif et fringant, je quittai, vers six heures du soir, la ferme de Congata, marchant en tête de la petite troupe, et l’inséparable docteur, fermant la marche.

Le chemin de Congata à Aréquipa est bon, comparé aux autres chemins du pays ; cependant il ne laisse pas que de présenter des obstacles aux voyageurs. Il faut passer la rivière de Congata à gué, ce qui est dangereux à certaines époques. Il y avait peu d’eau lorsque nous la traversâmes, mais les pierres, qui se trouvaient au fond exposent les pieds des chevaux à glisser, et une chute dans cette rivière pourrait avoir des suites funestes. Mon cheval était tellement fougueux, que j’eus beaucoup de peine à le contenir. Le cher Emmanuel était mon écuyer, et, grâce à ses soins, je sortis saine et sèche.

En nous éloignant de la rivière, je vis des champs bien cultivés et des hameaux qui me parurent pauvres et peu habités. Mon compatriote, M. Durand, se tenait auprès de moi ; et, soit dans l’intention de me flatter ou plutôt de faire parler mes regrets en les excitant, il ne cessait de me répéter, tout le long de la route, comme l’intendant du marquis de Carabas : — cette ferme est à votre oncle le señor don Pio de Tristan ; celle-ci à vos illustres cousins MM.de Goyenèche ; cette terre appartient encore à votre oncle ; cette autre aussi et toujours de même jusqu’à Aréquipa, sans que l’officieux M. Durand se lassât de me désigner les nombreuses propriétés de ma famille. Quand le bon Emmanuel s’approchait de moi, il me disait avec tristesse : — Chère cousine, nos parents sont les rois du pays ; aucune famille en France, pas même celle des Rohan et des Montmorency, n’a, par son nom ou sa fortune, autant d’influence, et pourtant nous sommes en république ! Ah ! leurs titres et leurs immenses richesses peuvent bien leur faire acquérir le pouvoir, mais non l’affection. Durs et petits comme des banquiers, ils sont incapables de faire une action qui réponde au nom qu’ils portent.

— Pauvre enfant ! Quels sentiments généreux ! À la noblesse de son ame mon cœur avouait bien celui-là pour mon parent.

Lorsque nous parvînmes sur les hauteurs de Tiavalla, nous nous y arrêtâmes afin de jouir de la perspective enchanteresse que présentent la vallée et la ville d’Aréquipa ; l’effet en est magique ; je croyais voir réalisée une de ces créations fantastiques des conteurs arabes. Ces beaux lieux méritent une description toute particulière ; j’en parlerai ailleurs.

Nous trouvâmes à Tiavalla une grande cavalcade qui venait au devant de nous, conduite par mon sauveur don Balthazar et son cousin. Les autres personnes étaient des amis de ma cousine et sept ou huit Français résidant à Aréquipa.

Enfin, nous arrivâmes : cinq lieues séparent Congata d’Aréquipa, et il faisait nuit lorsque nous entrâmes dans la ville. J’étais enchantée de cette circonstance qui me dérobait aux regards ; toutefois, le bruit que faisait cette nombreuse cavalcade, en passant dans les rues, attirait les curieux sur leurs portes ; mais l’obscurité était trop grande pour qu’on pût distinguer personne. Quand nous fûmes dans la rue de Santo-Domingo, je vis une maison dont la façade était éclairée. Emmanuel me dit : — Voilà la maison de votre oncle !

Une foule d’esclaves étaient sur la porte : à notre approche, ils refluèrent dans l’intérieur, empressés de nous annoncer. Mon entrée fut une de ces scènes d’apparat, telles qu’on en voit au théâtre. Toute la cour était éclairée par des torches de résine fixées aux murs. Le grand salon de réception tient tout le fond de cette cour ; il a, dans le milieu, une grande porte d’entrée, précédée d’un porche qui forme le vestibule auquel on arrive par un perron de quatre ou cinq marches. Le vestibule était éclairé par des lampes et le salon tout resplendissant de lumière par un beau lustre et une multitude de candélabres dans lesquels brûlaient des bougies de diverses couleurs. Ma cousine, qui avait fait une grande toilette en mon honneur, s’avança jusqu’au perron, et me reçut avec tout le cérémonial que prescrivaient l’étiquette et les convenances. Je mis pied à terre et fus droit à elle. J’étais émue : je lui pris la main et la remerciai, avec effusion de cœur, de tout ce qu’elle avait déjà fait pour moi. Elle me conduisit à un grand sopha et s’assit à mon côté. À peine fus-je placée, qu’une députation de cinq ou six moines, de l’ordre de Santo-Domingo, s’avança vers moi ; le grand-prieur de l’ordre me fit un long discours dans lequel il me parla des vertus de ma grand’mère et des magnifiques dons qu’elle avait faits au couvent. Pendant qu’il me débitait sa harangue, j’eus le temps d’examiner tous les personnages qui remplissaient le salon : c’était une foule assez mélangée. Toutefois, dans l’ensemble, les hommes, plus que les femmes, me parurent appartenir aux premières classes de la société, Chacun me fit son compliment en termes pompeux, accompagné d’offres de services tellement exagérées, qu’aucune d’elles ne pouvait être l’expression d’un sentiment vrai. Il en résultait qu’au besoin, je ne devais pas compter sur eux pour la plus légère assistance, et que leur langage était tout simplement un hommage servile adressé à don Pio de Tristan, dans la personne de sa nièce. Ma cousine me dit qu’elle m’avait fait préparer un souper, et qu’on se mettrait à table lorsque j’en voudrais donner le signal. Je me sentais fatiguée, et, d’ailleurs, je ne me souciais pas d’être plus longtemps le point de mire de tous ces curieux ; je priai donc ma cousine de me dispenser d’assister au souper et lui demandai la permission de me retirer dans l’appartement qu’elle me destinait. Je vis que ma demande, à laquelle, ma cousine ne pouvait que se rendre, contrariait fort l’honorable société. On me conduisit dans une partie de la maison, composée de deux grandes pièces plus que mesquinement meublées ; quantité de personnes ainsi que les moines m’accompagnèrent jusque dans ma chambre à coucher ; ceux-ci m’offrirent même, en riant, de m’aider à me déshabiller. Je chargeai Emmanuel de dire à ma cousine que je désirais qu’on me laissât. Tout le monde se retira, et enfin, vers minuit, je parvins à être seule chez moi avec une petite négresse qu’on me donna pour me servir.


VIII.

ARÉQUIPA.


Je me trouvais donc dans la maison où était né mon père ! maison dans laquelle mes rêves d’enfance m’avaient si souvent transportée, que le pressentiment que je la verrais un jour s’était implanté dans mon âme, et ne l’avait jamais abandonnée. Ce pressentiment tenait à l’amour d’idolâtrie avec lequel j’avais aimé mon père, amour qui conserve son image vivante dans ma pensée.

Quand la petite négresse fut endormie, je cédai à l’impulsion qui me portait à examiner les deux salles voûtées où l’on m’avait logée. Peut-être mon père a demeuré ici, me disais-je ? et cette idée prêtait tout le charme du toit paternel à des lieux dont l’aspect, sombre et froid dès l’entrée, glaçait le cœur. L’ameublement de la première pièce se composait d’une grande commode en bois de chêne, qui devait avoir suivi de près au Pérou l’expédition de Pizarro, et datait, par sa forme, du règne de Ferdinand et Isabelle ; d’une table et de chaises plus modernes, dans le goût que le duc d’Anjou, Philippe IV, introduisit en Espagne ; enfin d’un grand tapis anglais qui couvrait presque toute la pièce. Les murs étaient blanchis à la chaux et tapissés de cartes géographiques. Cette salle, d’au moins vingt-cinq pieds de long sur vingt de large, n’était éclairée que par une petite croisée de quatre carreaux percée tout en haut. La seconde pièce prenait jour sur la première, dont elle était séparée par une cloison qui ne montait pas jusqu’à la voûte ; beaucoup plus petite que l’autre, son ameublement consistait dans un petit lit en fer garni de rideaux en mousseline blanche, une table en chêne, quatre vieilles chaises, et, sur le plancher, un vieux tapis des Gobelins. Le soleil ne pénètre jamais dans cette immense pièce, qui ne ressemble pas mal, par sa forme, son atmosphère et son obscurité, à un caveau souterrain. L’examen des lieux que, dans ma famille, on me donnait pour appartement fit passer dans mon âme une profonde impression de tristesse. L’avarice de mon oncle, tout ce que j’en avais redouté s’offrit à ma pensée. Il est facile de juger du maître de la maison par la façon d’agir de ceux qui le représentent. Si dòna Carmen m’avait donné un tel gîte en l’absence de mon oncle, c’est qu’elle était bien sûre que lui-même ne m’en eût pas assigné d’autre. Afin de ne me laisser aucun doute à cet égard, elle m’avait dit, en m’y conduisant, que ce logement, bien que peu convenable, était cependant le seul disponible dans la maison pour recevoir les parents et les amis. Ce trait peint mon oncle. Chef d’une très nombreuse famille, en rapport, par ses hautes fonctions, son mérite personnel, avec tout ce que le pays renfermé de plus distingué, don Pio, qui jouit d’une fortune colossale, ne peut offrir pour logement à ses parents et à ses amis qu’une froide cave, ou il faut, pour lire, de la lumière en plein midi ! Cette idée me faisait rougir de honte. Eh quoi ! m’écriais-je involontairement, est-il donc dans ma destinée d’être alliée à des personnes dont l’âme dure est inaccessible aux sentiments élevés ? Puis après je songeais à ma grand-mère, si noble en tout, si charitable ! à mon pauvre père, qui avait tant de générosité ! au bon Emmanuel, à son excellente mère, et j’éprouvais une douce consolation à voir, dans cette famille, quelques individus que je pouvais avouer pour mes parents. Mes réflexions m’agitèrent tellement, qu’il était presque jour quand je m’endormis.

Le lendemain, ma cousine me dit que les principales personnes de la ville viendraient me rendre visite, comme c’est l’usage, et qu’il serait convenable que je fusse de bonne heure dans le salon. Souffrante et attristée, je n’étais guère disposée à recevoir tout ce monde, et, pour dire la vérité tout entière, une raison de coquetterie fut le motif déterminant de mon refus. Pendant la traversée du désert, l’ardeur du soleil, la poussière et l’âcreté du vent qui souffle de la mer m’avaient brûlé la figure et les mains. La pommade que je tenais de la bonté de madame Najarra commençait à diminuer la rougeur, à me faire revenir la peau dans son état naturel et je désirais attendre quatre ou cinq jours encore avant de me présenter. Les deux premiers jours, on accepta l’excuse d’indisposition mais, le troisième, cela fit rumeur dans la ville et M. Durand, qui connaissait très bien l’esprit des Aréquipéniens, me conseilla de paraître si je ne voulais risquer de m’aliéner la bienveillance que les habitants montraient pour moi. C’est ainsi que sont les peuples dans l’enfance ; leur hospitalité a quelque chose de tyrannique. À Islay, il m’avait fallu, excédée de fatigue, rester au bal jusqu’à minuit. À Aréquipa, malgré mes souffrances de voyage et la douleur que je ressentais de la mort de ma grand-mère, il me fallait recevoir toute la ville le troisième jour après mon arrivée. On me fit à la hâte une robe noire. Je parus dans le vaste salon de mon oncle, couverte d’habits de deuil comme toute ma famille, et la tristesse de mon âme surpassait celle de mes vêtements.

Il est d’usage au Pérou, parmi les femmes de la haute classe, lorsqu’elles arrivent dans une ville où elles sont étrangères, de rester chez elles sans sortir pendant tout le premier mois, afin d’y attendre les visites. Ce temps écoulé, elles sortent pour rendre à leur tour les visites qu’elles ont reçues. Ma cousine Carmen, qui est stricte pour les régies de l’étiquette, m’en instruisit avec exactitude, croyant que j’y attachais la même importance, et que, sans rien omettre, j’allais m’y conformer ; mais, dans cette circonstance, le joug de la coutume me parut trop lourd ; je pris sur moi de m’en affranchir. Ma cousine, qui n’aimait pas plus que moi à recevoir des visites, applaudit à la façon leste dont je m’en dispensais, quoiqu’elle n’eût pas été capable d’une semblable hardiesse. Avant de poursuivre mon récit, il est nécessaire que je fasse connaître au lecteur ma cousine dona Carmen.

C’est à regret que je me vois forcée, pour être fidèle à la vérité, de dire que ma pauvre cousine Carmen Pierola de Florez est d’une laideur qui va jusqu’à la difformité. Victime de la petite-vérole, cette affreuse maladie a exercé sur elle ses plus cruels ravages. Elle pouvait avoir alors de trente-huit à quarante ans.

Mais Dieu n’a pas voulu que ses créatures les plus mal partagées fussent entièrement privées de charme. Ma cousine Carmen a le plus joli pied, non seulement d’Aréquipa, mais peut-être de tout le Pérou. Son pied est une miniature, un amour de pied, l’idéal qu’on rêve et que je me plais encore à contempler. Qu’on imagine un pied long de six pouces seulement, étroit en proportion, d’une forme parfaite, le cou-de-pied bombé, la jambe fine, déliée dans le bas, et, ce qui est extraordinaire, vu l’extrême maigreur de dona Carmen, son pied et sa jambe sont gras et potelés. Ce joli petit pied, plein de grâce et de physionomie, est toujours chaussé d’un beau bas de soie rosé gris ou blanc avec un élégant soulier en satin de toutes couleurs. Dona Carmen porte ses robes très courtes ; elle a raison, son pied est trop admirable pour qu’elle cache ce petit chef-d’œuvre de la nature. Elle est très coquette, et se met avec goût ; sa mise cependant est plus jeune que son âge ne le comporte.

Ma cousine est d’un caractère très remarquable ; elle n’a point reçu d’éducation, mais s’en est donné elle-même et comprend tout avec une admirable intelligence. La pauvre femme perdit sa mère dans son enfance, et, dès lors, le malheur commença pour elle. Élevée par une tante dure et altière, sa vie devint si misérable, que, voulant se soustraire au joug, et n’ayant d’autre alternative que le mariage ou le cloître, pour lequel elle ne se sentait aucune vocation, elle se décida à épouser le fils d’une sœur de mon père ; celui-ci avait demandé sa main, attiré par l’appât d’une riche dot. Mon cousin était un superbe homme, très aimable ; mais joueur et libertin, il gaspilla sa fortune et celle de sa femme en débauches de toute espèce. Dona Carmen, orgueilleuse et fière, eut à souffrir toutes les tortures imaginables, pendant dix ans que dura cette union. Elle aimait son mari ; et cet homme, qui ne vivait que par les sens, repoussait son amour avec brutalité, l’humiliait par sa conduite et l’outrageait par les motifs qu’il lui en donnait. À plusieurs reprises, il la quitta pour vivre publiquement avec des maîtresses : ces femmes venaient passer sous les fenêtres de dona Carmen, la regardaient avec effronterie en lui ricanant l’insulte. Lorsque, dans les premiers temps de son mariage, la jeune femme essaya de faire entendre quelques plaintes, soit à la famille de son mari ou à des amis communs, on lui répondit qu’elle devait s’estimer heureuse d’avoir un bel homme pour mari, et qu’elle devait souffrir sa conduite sans se plaindre, ces personnes trouvant, dans la laideur de la femme et la beauté du mari, des raisons suffisantes pour justifier la spoliation de fortune et les continuels outrages dont la malheureuse était victime. Telle est la morale qui résulte de l’indissolubilité du mariage. Ensuite je ne sais par quelle horrible disposition d’esprit il est des hommes qui, plus cruels que la nature, se croient tout permis envers la difformité et lui prodiguent les sarcasmes et l’insulte. Leur conduite est aussi impie qu’elle est méchante et insensée. Les défauts dont la correction est en notre pouvoir doivent seuls être l’objet du ridicule. Il n’y a pas de monstres aux yeux de Dieu : l’arbre droit comme l’arbre tortu ont leur raison d’être. Ésope, aussi bien qu’Alcibiade, fut doté, par la Providence, des formes les plus convenables à la destinée qui lui était réservée. Blâmer l’œuvre du Créateur, c’est mettre notre intelligence au-dessus de la sienne. L’homme en démence, qui, à l’aspect de la société, pousse un rire convulsif, est moins insensé que l’individu qui voit, dans la configuration d’une plante, d’un homme, d’un être quelconque, sortis de la main de Dieu, un sujet de moqueries et d’outrages. Après cette tentative infructueuse, dona Carmen ne proféra plus une plainte, ne fit jamais entendre un murmure, et, s’exagérant la perversité humaine, elle bannit dès lors toute affection de son cœur pour n’y laisser place qu’à des sentiments de mépris ou de haine. Ma cousine, afin de s’étourdir, se répandit dans le monde ; et, quoique privée de fortune et de beauté, son esprit fixait toujours autour d’elle un cercle d’adorateurs. Dona Carmen avait trop de discernement pour ne pas pénétrer la cause des flatteries qui lui étaient adressées, et apprenait ainsi dans le cours de ses coquetteries, à connaître le cœur humain ; plus elle avançait dans cette connaissance, plus augmentait son mépris pour la race humaine. Si ma cousine avait eu le moindre sentiment religieux, au lieu d’épier les vices des hommes dans le but d’en alimenter sa haine, elle aurait cherché à découvrir leurs penchants au bien, et se fût efforcée à les rendre meilleurs ; mais Dieu n’entrait pas dans ses pensées, elle avait besoin de la société de ces mêmes hommes qu’elle méprisait, et leur prodiguait des flatteries pour en être flattée à son tour.

Au bout de dix ans de mariage, son mari, qui en avait trente alors revint chez elle. Il avait dissipé toute la fortune qu’ils possédaient à eux deux, était endetté partout et en proie à une maladie horrible qu’aucun médecin ne put connaître. Tant qu’il avait eu de l’or, les courtisanes, et même les belles dames, s’étaient disputé ce joli garçon ; mais, quand il ne lui resta plus une piastre, ces femmes éhontées le repoussèrent du pied avec mépris, lui adressant des rires moqueurs et blâmant tout haut sa conduite. L’infortuné put apprendre alors à apprécier les êtres immondes auxquels il avait prodigué ses richesses. Sans ressource, abandonné de tous, il revint, par instinct, auprès de sa femme, qu’il avait humiliée et délaissée, lui demander un asile. Elle le reçut, non avec affection, ce sentiment ne pouvait renaître dans son cœur, mais avec ce secret plaisir qu’éprouvent les personnes de son caractère à exercer une vengeance noble, qui exalte leur supériorité. Le malheureux paya cher les désordres de sa vie : il fut seize mois au lit, souffrant les plus cruelles tortures. Pendant ces seize mois sa femme ne le quitta pas un instant : elle fut tout à la fois sa garde-malade, son médecin, son prêtre. Elle avait fait placer un sopha près du lit de douleur, et, la nuit comme le jour, elle était là, prête à l’assister en tout. Quel spectacle pour elle ! Comme elle en nourrissait son aversion et son mépris pour l’espèce humaine ! Ce jeune homme, qu’elle avait aimé, elle le voyait mourir à la fleur de l’âge, dans un état de décrépitude, tant il était vieilli par suite de la débauche, et le voyait mourir avec lâcheté. Dans cette circonstance, dona Carmen, montrant une force de caractère qui ne se démentit pas une seule fois, souffrit, avec une patience admirable, les caprices, les rebuffades et les accès de désespoir du moribond. Cette longue maladie épuisa les dernières ressources de ma malheureuse cousine. Après la mort de son mari elle fut réduite à aller vivre de nouveau chez sa tante avec sa fille, le seul enfant qu’elle eût.

Depuis lors, sa vie n’avait plus été qu’un supplice de tous les moments. Sans fortune, voulant toujours paraître dans le monde, tenir un rang, obligée sans cesse d’avoir recours à une tante dure et avare, la pauvre Carmen avait à peine de quoi suffire à ses besoins, quoiqu’elle affectât des apparences de luxe. Quand j’arrivai à Aréquipa, il y avait douze ans qu’elle était veuve et douze ans qu’elle végétait, cachant sa misère réelle sous les dehors de l’opulence. Chaque année elle allait passer six mois chez sa tante, dans une sucrerie située à Camana, prés de celle de mon oncle Pio. Elle n’aimait point le séjour de la campagne, auquel la nécessité la contraignait d’aller ; et, à l’époque de mon arrivée, une cause inattendue l’avait, pour la première fois, fait rester à la ville. Nous vîmes, elle et moi, dans cette circonstance, le doigté de la Providence ; car, si par une occurrence fortuite, ma cousine n’était demeurée à Aréquipa, je ne trouvais personne pour me recevoir dans la maison de mon oncle.

Si d’abord la sécheresse et la laideur de ma pauvre parente produisirent sur moi un effet désagréable, bientôt je découvris au fond de cette ame un genre de noblesse et de supériorité pour lequel j’eus de la sympathie. Dés mon arrivée, ma cousine me témoigna beaucoup d’affection, eut pour moi toutes les complaisances imaginables et s’offrit d’être ma maîtresse de langue. C’est à elle que je dus d’apprendre l’espagnol en peu de temps. Elle avait, pour m’enseigner et me reprendre lorsque je me trompais, une patience admirable. Sa maison était située vis à vis de celle de mon oncle, de manière que nous étions toujours l’une chez l’autre. Le matin elle m’envoyait à déjeuner, et, vers trois heures, j’allais dîner chez elle. Toujours dona Carmen avait l’attention d’inviter quelques amis, afin que j’eusse de la compagnie pour me distraire ; mais je préférais rester seule avec elle, trouvant sans cesse, dans sa conversation, à m’instruire sur les personnes et sur les choses du pays.

Dès le lendemain de mon arrivée à Aréquipa, j’avais écrit à mon oncle que j’étais chez lui, que ma santé ne me permettait pas de l’aller trouver à Camana et que j’attendais son retour avec la plus vive impatience.

Quinze jours se passèrent sans réponse de don Pio. J’étais inquiète, et ma cousine au moins autant. Elle craignait mon oncle et appréhendait que son silence n’indiquât sa désapprobation de la conduite qu’elle avait tenue envers moi. La manière d’agir de mon oncle à mon égard renouvelait l’agitation que mon arrivée avait produite parmi ses ennemis et ses amis : les uns disaient qu’il avait peur de moi ; les autres pensaient qu’il machinait quelque tour de sa façon, quelque piège pour me prendre ; les alarmistes allaient même jusqu’à dire qu’il pourrait bien me faire arrêter. Ma chambre ne désemplissait pas du matin au soir, de ces officieux amis, qui venaient me communiquer leurs craintes, leurs conseils, leurs extravagants projets. J’écrivais lettre sur lettre ; ma cousine, M. de Goyenèche et d’autres personnes écrivaient aussi. Don Pio ne faisait aucune réponse. Il était, dans ce moment, totalement en discrédit : cette circonstance, heureuse pour moi, me donnait tout le monde. Enfin, le vingt et unième jour après mon arrivée, chacun de nous eut une réponse ; et toutes ces missives étaient écrites avec tant d’art, que l’illustre Talleyrand aurait pu revendiquer le mérite d’avoir conçu ces petits chefs-d’œuvre de diplomatie. Mon oncle était fait pour devenir le premier ministre d’une monarchie absolue. Dans les temps difficiles, il eût laissé loin derrière lui, par la supériorité de son savoir-faire, les hommes d’État les plus renommés : les Nesselrode et les Metternich eussent pâli à côté de lui. Aussi se plaignait-il souvent du destin qui le réduisait à intriguer sourdement, afin d’arriver à la direction des affaires d’une misérable petite république, lorsqu’il se sentait les talents nécessaires pour diriger celles d’une grande monarchie. Il me disait quelquefois « Si je n’avais que quarante ou cinquante ans, je partirais sur-le-champ pour Madrid, je ne demanderais que deux mois pour détrôner les grands faiseurs de Saint-Ildefonse, de telle sorte que je tiendrais tous les ressorts du gouvernement dans mes mains. »

Cette première lettre de mon oncle eut le résultat que probablement il en attendait. Il m’y témoignait tant de bienveillance, rappelait les services que mon père lui avait rendus avec tant de reconnaissance, que je crus son cœur ouvert à toute mon affection, et pouvoir compter sur sa justice. Il fallait être aussi ignorante du monde que je l’étais pour me laisser prendre aux belles paroles de don Pio. Hélas ! j’avais besoin d’affection, je croyais à la probité, à la reconnaissance ; et si, par instants, il me venait des idées de défiance contre mon oncle, je les repoussais de toutes mes forces, m’obstinant à nier le mal qu’en m’en disait. Toute sa correspondance, pendant les trois mois que je restai à l’attendre, fut sur le même ton affectueux, bon et loyal. À la fin, je compris que j’étais sa dupe ; ses actions n’avaient aucun rapport avec ses lettres, et cette contradiction me fit découvrir ce qu’il se donnait tant de peine à me cacher. La correspondance des autres membres de ma famille était très amicale, et, je crois, un peu plus franche.

Pendant que je restai seule dans la maison de mon oncle, je n’eus guère le temps de m’ennuyer : j’étais tellement occupée à recevoir ou à faire des visites, à écrire ou à voir tout ce qu’il y avait de curieux dans le pays que mon temps s’écoulait très rapidement.

J’étais arrivée à Aréquipa le 13 septembre ; le 18 du même mois, je ressentis, pour la première fois de ma vie, un tremblement de terre. Ce fut celui si fameux par ses désastres, qui renversa Tacna et Arica de fond en comble. La première secousse eut lieu vers six heures du matin : elle dura deux minutes. Je fus réveillée en sursaut et presque jetée hors de mon lit. Je croyais être encore à bord, balancée par les vagues, et n’eus point peur ; mais aussitôt ma négresse se leva en criant : « Senora ! temblor ! temblor ! » Elle ouvrit la porte et sortit dans la cour où je m’élançai après elle, tout en jetant mon peignoir sur mes épaules. Les mouvements étaient si violents, que nous étions obligées de nous jeter à terre pour ne pas tomber. Le plus brave eût été saisi d’effroi à sentir le sol s’agiter ainsi, à voir les oscillations des maisons. Tous les esclaves étaient dans la cour, à genoux, en prières, pétrifiés et comme résignés à mourir.

Je rentrai me coucher ; ma cousine vint aussitôt. La terreur avait bouleversé ses traits. — Ah ! Florita ! me dit-elle, quel horrible terremato ! Je suis sûre qu’une partie de la ville est renversée. Il m’arrivera un jour de rester ensevelie sous les ruines de ma vieille masure. Vous, ma chère amie, qui n’êtes pas habituée à de pareilles convulsions, quel effet en avez-vous éprouvé ?

— Cousine, j’ai cru être encore sur un navire : c’est ainsi qu’on ressent le mouvement des vagues, et je n’ai eu peur que lorsque, me trouvant dans la cour, j’ai vu les maisons se pencher vers moi, les pavés remuer, le ciel vaciller comme quand on est en mer. Alors j’ai compris toute l’épouvanté dont le cœur de l’homme est saisi en présence d’un fléau qui lui fait si profondément sentir son impuissance. Ces tremblements de terre sont-ils fréquents dans ce pays ?

— Il y en a parfois trois ou quatre dans la même journée, et il est rare qu’il se passe une semaine sans que nous en éprouvions un plus ou moins fort. Nous devons cela au voisinage du volcan.

Dona Carmen resta à parler avec moi : assise sur mon lit, fumant ses cigaritos, elle me racontait les malheurs sans nombre qu’à diverses fois les tremblements de terre avaient causés au pays.

Vers sept heures, un bruit sourd, qui paraissait venir des entrailles de la terre, se fit entendre : c’était sa voix ! Ma cousine poussa un cri d’effroi et se précipita hors de la pièce. J’avais les yeux fixés, en ce moment, sur une crevasse assez légère qui existait dans le milieu de la voûte ; je vis cette crevasse s’entr’ouvrir tout à coup, les énormes pierres de la voûte se déboîter. Je crus que toute cette masse allait s’écrouler sur ma tête, et m’enfuis épouvantée. Cette secousse fut moins forte que la première ; nous rentrâmes, et je me remis, toute transie, dans mon lit. J’avoue que j’étais bouleversée. Ma cousine se rassit prés de moi ; l’expression de sa figure me fit peur. – Exécrable pays ! s’écria-t-elle avec un accent de fureur concentrée ; et dire que je suis condamnée à y demeurer !

— Ma cousine, s’il vous est aussi exécrable, pourquoi y restez-vous ?

— Pourquoi Florita ! par l’ordre de la plus dure des lois, celle de la nécessité. Tout être privé de fortune dépend d’autrui, est esclave, et doit vivre où son maître l’attache.

Et ma cousine grinça des dents avec un mouvement de révolte qui me prouva qu’elle n’était pas organisée pour l’esclavage.

Je la regardai et lui dis, avec un sentiment de supériorité dont je ne pus comprimer l’expression : — Cousine, j’ai moins de fortune que vous : j’ai voulu venir à Aréquipa, et m’y voici !

— Et qu’en concluez-vous ? me demanda-t-elle avec un mouvement de jalousie.

– Que la liberté n’existe réellement que dans la volonté. Ceux qui ont reçu de Dieu cette volonté forte qui fait surmonter tout obstacle sont libres ; tandis que ceux dont le faible vouloir se lasse ou cède devant les contrariétés sont esclaves, et le seraient lors même que la bizarre fortune les placerait sur le trône.

Ma cousine ne sut que répondre : elle sentait instinctivement que j’avais raison. Cependant elle ne pouvait s’expliquer ce qui me donnait la force de tenir un pareil langage. Elle me regarda longtemps en silence, soufflant la fumée de son cigare en festons et dessins fantastiques, que je suivais machinalement de l’œil. Tout à coup, se levant brusquement, elle dit avec humeur : – Dieu me pardonne, Florita, vous aussi vous me faites peur. Où donc irai-je me réfugier ? Je n’ose rentrer chez moi, de crainte que ma maison ne me tombe sur la tête ; et, par la sainte Vierge, je n’ose rester assise auprès de vous à vous entendre prononcer, d’un air calme, des paroles dont frémirait un moine, et qui vous feraient prendre pour folle…

– Vraiment chère cousine ? Ah ! n’ayez point peur : venez vous asseoir là, tout auprès de moi, que je puisse me cacher sous votre mantille, et puis dites-moi donc pourquoi vous me prenez pour une folle ?

– Mais, chère Florita, vous prétendez qu’il suffit d’avoir une ferme volonté pour être libre ; et c’est vous, chétive femme, esclave des lois, des préjugés, sujette à mille infirmités, d’une faiblesse physique qui vous rend incapable de lutter contre le moindre obstacle, c’est vous qui osez avancer un semblable paradoxe ! Ah ! Fiorita ! on voit bien que vous n’avez pas été soumise au joug humiliant d’un mari dur, tyrannique, obligée de fléchir devant ses capricieuses volontés, de supporter ses injustices, ses dédains, ses outrages ; que vous n’avez pas non plus été dominée par une famille hautaine, puissante, ni exposée à la noire méchanceté des hommes. Demoiselle, sans famille, vous avez été libre dans toutes vos actions, maîtresse absolue de vous-même, n’étant tenue à aucun devoir, vous étiez sans obligation envers le monde, et sa calomnie ne pouvait vous atteindre. Florita, il y a bien peu de femmes dans votre heureuse position : presque toutes, mariées très jeunes, ony eu leurs facultés flétries, altérées par l’oppression plus ou moins forte que leurs maîtres ont fait peser sur elles. Vous ne savez pas combien ces longues souffrances qu’on est obligé de cacher aux yeux du monde, de dissimuler même jusque dans son intérieur, affaiblissent et paralysent le moral de l’être le plus heureusement doué ; du moins, tels sont les effets que ces souffrances produisent sur nous, femmes peu avancées en civilisation. En serait-il autrement chez vos femmes d’Europe ?

— Cousine, il y a souffrance partout où il y a oppression, et oppression partout où le pouvoir de l’exercer existe. En Europe, comme ici, les femmes sont asservies aux hommes et ont encore plus à souffrir de leur tyrannie. Mais en Europe il se rencontre plus qu’ici des femmes auxquelles Dieu a départi assez de forces morales pour se soustraire au joug.

En disant ces mots, emportée par le sentiment dont j’étais inspirée, l’éclat que prit ma voix, l’expression de mon regard excitèrent la surprise de ma cousine.

– Pour le coup, Florita, je vous admire, vous êtes superbe ainsi ! De ma vie je n’ai vu une créature qui exprimât ses sentiments avec autant de chaleur. Vous êtes bien bonne de prendre feu pour le sort des femmes ; elles sont en effet bien malheureuses, et cependant, chère amie, vous n’en pouvez encore juger qu’imparfaitement. Pour avoir une juste idée de l’abîme de douleur dans lequel la femme est condamnée à vivre, il faut être ou avoir été mariée. Oh ! Florita ! le mariage est le seul enfer que je reconnaisse.

Me sentant devenir pourpre par l’indignation que cette conversation réveillait dans mon ame, je m’étais caché la figure avec l’un des bouts de la mantille de dona Carmen ; et, tandis qu’elle continuait, je n’étais attentive qu’à me calmer.

Cette première conversation me suffit pour deviner tout ce que cette femme avait eu à souffrir pendant la vie de mon cousin. Les femmes, ici, pensai-je, sont donc, par le mariage, aussi malheureuses qu’en France ; elles rencontrent également l’oppression dans ce lien, et l’intelligence dont Dieu les a douées reste inerte et stérile.

Le lendemain du tremblement de terre, je reçus une foule de visites : tous ces bons Aréquipéniens étaient très curieux de connaître l’impression qu’il avait produite sur moi : beaucoup d’entre eux semblaient me dire par leur air : Vous n’avez pas de ces jolies choses en France.

Ce tremblement de terre détruisit entièrement la ville de Tacna, située sur la côte ; toutes les maisons en furent renversées ; l’église, qu’on venait de terminer et d’ouvrir au public depuis quinze jours, s’écroula ; dix-huit personnes y périrent, vingt-cinq y furent grièvement blessées. La ville d’Arica souffrit presque autant. La contrée de Sama, les départements de Moquegua et de Torata furent bouleversés. À Locumba, la terre s’entr’ouvrit et engloutit des maisons tout entières. Dans tous ces lieux, beaucoup de personnes périrent ou furent plus ou moins blessées. Aréquipa eut peu à souffrir ; les maisons de cette ville sont si solidement bâties, que, pour les renverser, il faudrait un tremblement qui labourât tout le Pérou. Cette secousse se fit également sentir à Lima et à Valparaiso ; mais, très amortie, elle n’y causa aucun désastre. Il faut avoir habité les pays où ces tremblements sont fréquents, pour se faire une juste idée de la terreur qu’ils inspirent, des malheurs qui en résultent, lorsque ces affreuses convulsions remuent la terre en tous sens, la font onduler comme les vagues, ou l’entr’ouvrent en abîmes.

Le 24 septembre, pour fêter la Notre-Dame, la ville fut parcourue par une grande procession, une de celles dans lesquelles le clergé du pays déploie le plus d’ostentation. Ces processions sont les seuls amusements du peuple. Les fêtes de l’église péruvienne donnent une idée de ce que devaient être les Bacchanales et les Saturnales du paganisme. La religion catholique, dans les temps de la plus profonde ignorance, n’a jamais exposé au grand jour d’aussi indécentes bouffonneries, des parades plus scandaleusement impies. En tête de la procession marchaient des bandes de musiciens et de danseurs, tous déguisés. Des nègres et des sambos[9] se louent un réal pour jouer leur rôle dans cette farce religieuse. L’église les affuble des vêtements les plus burlesques ; elle les habille en pierrots, en arlequins, en benêts ou en d’autres caractères du même genre, et leur donne, pour se couvrir la figure, de mauvais masques de toutes couleurs. Les quarante ou cinquante danseurs faisaient des gestes et des contorsions d’une cynique impudence, agaçaient les négresses et les filles de couleur qui formaient la haie, leur adressaient toutes sortes de propos obscènes. Celles-ci, se mêlant de la partie, cherchaient, de leur côté, à reconnaître les masques. C’était un pêle-mêle grotesque d’où l’on entendait partir des cris, des rires convulsifs, et duquel je détournais la vue avec dégoût. Après les danseurs paraissait la Vierge vêtue avec magnificence ; sa robe en velours était garnie de perles ; elle avait des diamants sur la tête, au cou et aux mains. Vingt ou trente nègres portaient cette Vierge, derrière laquelle marchait l’évêque suivi de tout le clergé. Ensuite venaient les moines de tous les couvents, qui se rassemblent ce jour-là pour marcher ensemble dans la sainte promenade. Les autorités terminaient la file officielle que suivait sans ordre la masse du peuple riant, criant et n’étant rien moins qu’en prières.

Ces fêtes et la magnificence qui les distingue font le bonheur des habitants du Pérou. Je doute qu’il soit de longtemps possible de spiritualiser leur culte.

Le soir, on représenta un Mystère, sur la place de la Mercede, en plein air. Je regrette bien de n’avoir pu me procurer le manuscrit de ce drame religieux : si j’en puis juger par le peu que j’en ai vu et entendu raconter, ce doit être un modèle du genre. Dona Carmen est folle de tout spectacle ; je me laissai entraîner par elle à la représentation ; mais il nous fut impossible d’approcher de la scène ; les premières places étaient prises par des femmes du peuple, qui attendaient là depuis le matin. On se battait pour avoir un petit coin d’où l’on pût voir. Jamais je n’avais été témoin de tant d’enthousiasme. Avec l’aide des messieurs qui nous accompagnaient, je parvins à monter sur une borne, et, de mon piédestal, je vis tout à mon aise le magnifique tableau qu’offrait la place. On avait élevé, sous le porche de l’église, une espèce de théâtre au moyen de planches posées sur des tonneaux ; quelques décorations empruntées au théâtre de la ville formaient la scène, que quatre ou cinq quinquets étaient censés éclairer ; mais les rayons argentés de la lune suppléaient à l’économie des entrepreneurs, et, sous le beau ciel d’Aréquipa la lune répand de brillantes clartés. C’était chose neuve pour moi, enfant du XIXe siècle, arrivant de Paris, que la représentation d’un mystère joué sous le porche d’une église, en présence d’une foule immense de peuple ; mais le spectacle, plein d’enseignements, était la brutalité, les vêtements grossiers, les haillons de ce même peuple, dont l’extrême ignorance, la stupide superstition reportaient mon imagination au moyen-âge. Toutes ces figures blanches, noires ou cuivrées, exprimaient une férocité sauvage, un fanatisme exalté. Le Mystère ressemblait assez, par le fond (je ne dirai rien des beautés du dialogue, les paroles n’étant qu’imparfaitement parvenues à mon oreille), à ceux qu’au xve siècle on représentait, avec une grande pompe, à la salle du Palais de Justice, pour l’édification du bon peuple de Paris, représentation à laquelle Victor Hugo nous fait assister dans sa Notre-Dame. À l’aide de quelques mots saisis au vol, de quelques explications qui me furent données par les initiés des coulisses, et, enfin, par la pantomime des acteurs, je réussis à comprendre l’ensemble.

Les Chrétiens vont, sur la terre de l’islamisme, combattre les Turcs et les Sarrasins, pour les ramener à la vraie foi. Les Musulmans se défendent avec opiniâtreté : ils ont, pour eux, l’avantage du nombre ; les Chrétiens font le signe de la croix, et n’en vont pas moins succomber, quand madame la Vierge, donnant le bras à saint Joseph, et accompagnée d’une longue suite de jeunes filles des cieux, arrive dans l’armée chrétienne. Cette céleste apparition ranime l’enthousiasme des Chrétiens : aussitôt ils se ruent sur les Musulmans en criant : Miracle ! miracle ! L’occasion est belle ; car ceux-ci, pétrifiés, semblent avoir oublié l’usage de leurs armes, et leur étonnement est assez motivé par la vue de cette foule de jolies filles, de toutes les nuances de couleurs, la tête ceinte d’une auréole de papier jaune, se mêlant parmi les soldats. Les Musulmans craignent de blesser ces houris du paradis, et il y a, ce me semble, déloyauté de la part des Chrétiens à profiter de cette circonstance pour leur tomber dessus. Bref, le sultan et l’empereur des Sarrasins sont battus et dépouillés, avec outrage, des insignes de leur pouvoir. Dans cet état de dénuement, ils préfèrent être rois chrétiens que monarques détrônés, implorent la miséricorde de madame la Vierge, et se font baptiser ainsi que tous leurs soldats. Je crus m’apercevoir que la gloire de cette grande conversion appartenait beaucoup plus aux compagnes de la sainte Vierge qu’aux soldats de son fils. Quoiqu’il en soit, la Vierge paraît enchantée de cette conversion en masse ; elle fait beaucoup de politesses au sultan et à l’empereur ; nomme le premier patriarche de Constantinople et le second archiprêtre de Mauritanie, en leur conservant leur pouvoir temporel. L’un et l’autre jurent, sur le crucifix, qu’on apporte dans un plat d’argent, de faire payer annuellement la dîme au clergé catholique dans leurs vastes États, et le denier de saint Pierre au pape de Rome. Sur le signal donné par la sainte Vierge, le chœur des jeunes filles chante des hymnes, des cantiques auxquels répondent, de leurs grosses voix et à tue-tête, les soldats turcs, chrétiens et sarrasins. Ensuite on se met à houspiller les Juifs, qui se trouvent en grand nombre dans l’armée musulmane, où ils sont accourus de toutes parts pour acheter les dépouilles des Chrétiens : comme ils ne veulent pas se convertir, les Chrétiens et les nouveaux convertis les battent, prennent leur argent, s’emparent de leurs vêtements en leur donnant des haillons en échange. Ces scènes burlesques furent couvertes d’applaudissements. Puis, après, recommencent les cantiques, pendant qu’on ôte à l’empereur et au sultan leurs costumés impies, et que la Vierge les revêt, en grande cérémonie, des habillements sacerdotaux de leurs nouvelles dignités. Alors Jésus-Christ arrive, venant au devant de sa mère, et accompagné de saint Mathieu ; il donne sa bénédiction aux deux armées confondues. On dresse une table autour de laquelle viennent s’asseoir, hiérarchiquement, Jésus-Christ, la sainte Vierge, saint Joseph, saint Mathieu, les généraux chrétiens, l’empereur des Sarrasins et le sultan. Il y a treize couverts, et un Juif, pour profiter du dîner, se glisse furtivement à la treizième place, restée inoccupée. Jésus a rompu le pain et fait passer sa coupe aux convives, quand on s’aperçoit de la fraude. Aussitôt le Juif est arraché de sa place et pendu (du moins son effigie) par les soldats. Cependant le dîner continue, et l’attention est captivée par l’action de Jésus-Christ, qui renouvelant le miracle des noces de Cana, change l’eau en vin des Canaries : à la vérité, un négrillon, caché sous la table, substitue assez adroitement au vase d’eau un autre rempli de vin. Pendant le repas, le chœur des vierges chante seul des hymnes. C’est ainsi que se termina la farce dont je viens, imparfaitement sans doute, de crayonner l’esquisse.

Le peuple était dans l’ivresse ; il battait des mains, sautait de joie, et criait de toute sa force : Vive Jésus-Christ ! vive la sainte Vierge ! vive notre seigneur don José ! vive notre seigneurissime le pape ! Viva ! viva ! viva !

C’est par de pareils moyens que les peuples de l’Amérique du sud sont entretenus dans leurs préjugés. Le clergé a aidé à la révolution, mais il n’a pas entendu perdre pouvoir, et il le conservera longtemps encore.

Dona Carmen, dont la passion pour les spectacles de toute nature est telle, qu’elle serait de force à aller, dans la même soirée, voir crucifier Jésus-Christ, représentation qu’on donne dans les églises d’Amérique pendant la semaine sainte, ensuite au théâtre admirer les danseurs de corde, puis aux combats de coqs ; ma chère cousine, tout en regardant dédaigneusement la populace qui se trouvait réunie sur la place de la Mercede, n’en avait pas moins pris sa bonne part du plaisir qu’éprouvait la multitude à voir manœuvrer la Vierge et ses soldats, mais elle se garda bien de nous l’avouer. Elle critiqua hautement cette bêtise, et fut, au fond, très contrariée que j’en eusse été témoin.

Les Français qui étaient avec nous à la représentation du Mystère se contentèrent de s’en moquer, d’en rire et n’en furent autrement affectés. Autant que je pus le voir, je fus la seule qui revins tout attristée de ce spectacle. Je me suis toujours vivement intéressée au bien-être des sociétés au milieu desquelles le destin m’a transportée, et je ressentais un vrai chagrin de l’abrutissement de ce peuple. Son bonheur, me disais-je, n’est jamais entré pour rien dans les combinaisons des gouvernants. S’ils avaient voulu réellement organiser une république, ils auraient cherché à faire éclore, par l’instruction, les vertus civiques jusque dans les dernières classes de la société ; mais comme le pouvoir, et non la liberté est le but de cette foule d’intrigants qui se succèdent à la direction des affaires, ils continuent l’œuvre du despotisme, et, pour s’assurer de l’obéissance du peuple qu’ils exploitent, ils s’associent aux prêtres pour le maintenir dans tous les préjugés de la superstition. Ce pays, déchiré par vingt ans de guerres civiles, est dans un état déplorable, et l’on cherche vainement, dans la classe qui, par sa fortune, occupe le premier rang, l’espoir d’un meilleur avenir : on n’y rencontre que la plus orgueilleuse présomption, jointe à la plus profonde ignorance, et un langage de forfanterie dont sourit de pitié le dernier matelot européen. Il y a, sans doute, parmi les Péruviens, des exceptions à faire, mais ces personnes gémissent sur la situation de leur pays, et, dès qu’elles peuvent le quitter, s’empressent de le faire. Le vrai patriotisme, le dévouement n’existent nulle part ; ce ne sera que par de plus grandes calamités que se fera l’éducation politique et morale de ce peuple. Peut-être la misère, qui s’accroît tous les jours, fera-t-elle naître l’amour du travail et les vertus sociales qui en découlent ; peut-être encore la Providence suscitera-t-elle à ce peuple un homme au bras de fer qui le mènera à la liberté comme Bolivar avait commencé à le faire.

Chaque dimanche, il fallait que, dès les dix heures du matin, je fusse en grande toilette dans le salon pour recevoir des visites jusqu’à trois heures, moment où l’on se mettait à table pour dîner, et, ensuite, depuis cinq heures jusqu’à onze heures du soir. Jamais je n’ai eu de corvée plus fatigante. Les dames y venaient montrer leur parure, les hommes par désœuvrement, et tous portaient, sur leur physionomie, l’expression d’un ennui permanent. Comme le pays n’offre aucune ressource pour alimenter les causeries, il en résulte que la conversation est toujours froide, guindée, monotone. On en est réduit à médire de l’un et de l’autre, à parler de sa santé ou de la température. L’ennui rend curieux ; il me fut facile de voir que tous mes visiteurs auraient bien voulu connaître quel pouvait être le but de mon voyage ; mais leur caractère politique et réservé fit que je m’observais, à mon tour, avec plus de soin que je ne m’en croyais capable : nul ne sut un mot de mes affaires, pas même ma cousine, la personne avec laquelle j’avais le plus d’abandon.

Le 28 octobre, M. Viollier, Français employé dans la maison de M. Le Bris, vint m’annoncer l’arrivée du Mexicain à Islay, m’informant qu’il s’y rendait sur-le-champ, et serait de retour le lendemain ou le jour suivant avec M. Chabrié, qui voulait venir à Aréquipa. Depuis mon départ de Valparaiso, j’avais à peine hasardé d’arrêter ma pensée sur M. Chabrié. Son amour, auquel je ne pouvais répondre, la promesse qu’il m’avait arrachée et que je savais ne pouvoir tenir, pesaient sur mon cœur. Je craignais d’en envisager les suites : j’en ressentais une douleur si profonde, que, n’osant m’avouer que Chabrié existait encore, j’aurais presque désiré qu’une mort funeste me permît de verser sur lui de douces larmes. Combien de fois la nuit, lorsque le sommeil fuyait mes paupières, avais-je fait de vains efforts pour assoupir ma mémoire ! malgré moi mes souvenirs me reportaient sur le Mexicain ; je voyais Chabrié appuyé sur le bord de mon lit, me parlant de ses espérances de bonheur, me peignant la félicité dont nous jouirions dans cette belle Californie. Ces tableaux ravissants d’amour et de repos m’apparaissaient dans tout leur charme ; un pouvoir invisible semblait en réaliser la peinture pour exciter mes regrets, alors se renouvelaient en moi les combats que j’avais éprouvés à Valparaiso. L’intérêt personnel luttait avec opiniâtreté contre les inspirations généreuses ; un esprit de ténèbres et un ange agitaient mon ame ; mais la puissance céleste l’emportait toujours.

Quand M. Viollier m’annonça cette nouvelle, je devins rouge et tremblante, puis après tellement pâle, qu’il ne put s’empêcher de me demander si j’en étais contrariée. — Non du tout, lui dis-je ; j’aime beaucoup ce brave capitaine. Il est un peu brusque ; mais il m’a témoigné tant d’intérêt pendant mes cinq mois de souffrances, que je lui suis sincèrement attachée. Malgré l’émotion que je ne pouvais cacher, M. Viollier n’eut aucun soupçon : personne, en effet, n’aurait pu croire que je songeasse à M. Chabrié, et que je consentisse à passer par dessus les énormes défauts de son caractère, en faveur des qualités de son cœur.

La nuit et le jour suivants, mon agitation fut extrême. J’invoquais Dieu, car je sentais faiblir mon courage. M. Chabrié ne vint pas le lendemain, j’eus donc une nuit et un jour de plus pour raffermir ma résolution et me préparer à le recevoir. Le samedi, vers huit heures du soir, comme j’étais à me promener dans le salon de ma cousine, tout en causant philosophie avec elle, selon notre habitude, je vis entrer Chabrié !… Il vint à moi, me prit les mains, qu’il serra et baisa avec tendresse, tandis que de grosses larmes tombaient dessus à gouttes précipitées. Heureusement qu’il faisait nuit : ma cousine, placée à l’extrémité du salon, pouvait voir ses gestes, mais non ses pleurs. Je l’emmenai à mon appartement : là il fut incapable de contenir sa joie, et, chez lui, la joie, comme la douleur, se manifestait par des larmes. Il était assis près de moi, me serrait les mains, jetait sa tête sur mes genoux, touchait mes cheveux et répétait avec un accent d’amour qui faisait vibrer jusqu’à ma dernière fibre :

— Oh ! ma Flora ! ma chère Flora ! je vous revois donc enfin ! Mon Dieu, que j’avais soif de vous voir ! Ma chérie, parlez-moi, je veux entendre votre voix. Dites-moi que vous m’aimez, que je ne suis pas la dupe d’un songe. Oh ! dites-le-moi, laissez-moi l’entendre ! Ah ! j’étouffe !…

Et moi je ne pouvais respirer. Une chaîne de fer me serrait la poitrine. Je pressais sa tête contre moi, mais ne pouvais trouver une parole à lui dire.

Nous restâmes longtemps ainsi fascinés l’un par l’autre, en muette contemplation, Chabrié, le premier, rompit le silence, ce fut pour me dire : — Et vous, Flora, vous ne pleurez pas !…

Cette question me fit sentir que Chabrié ne pourrait jamais comprendre l’étendue de mes sentiments. Mon silence, mon expression prouvaient mon amour bien plus éloquemment que mes larmes… Son ame m’aimait autant qu’elle pouvait m’aimer ; mais, hélas ! elle était loin de la mienne. Je soupirai douloureusement et pensai avec amertume qu’il ne m’avait pas été réservé de rencontrer sur la terre une affection en sympathie avec celle que je sentais pouvoir donner en échange.

Nous ne restâmes pas longtemps à causer : M. Viollier vint chercher Chabrié, qui habita chez M. Le Bris pendant les six jours qu’il fut à Aréquipa. Tous les deux se retirèrent ; ils étaient excédés de fatigue ; ayant fait le voyage à toute bride. M. Miota et Fernando, qui n’avaient pu les suivre, étaient restés à Congata.

Le lendemain dimanche, je ne pus dire un mot à M. Chabrié ; je fus continuellement entourée de monde jusqu’à minuit. Le lundi, il vint me voir ; je le laissai m’exposer ses projets : c’étaient les mêmes qu’à Valparaiso. Il désirait le plus que je l’épousasse de suite, afin qu’on fût bien convaincu qu’il se mariait avec moi par amour, puisqu’il le faisait avant que je n’eusse aucun espoir du côté de mon oncle. Je n’avais pas prévu cette nouvelle exigence, elle augmentait l’embarras de ma position : je ne savais que lui dire, et j’étais tourmentée à perdre la tête.

Le soir, voulant éviter de me trouver seule avec lui, je le conduisis dans une maison où l’on faisait de la musique : il chanta, par complaisance pour moi ; mais sa mauvaise humeur fut telle, que tout le monde s’en aperçut. Le mardi, il vint m’accabler de reproches de lui avoir ainsi fait perdre une soirée, lorsque nous avions à peine assez de temps pour nous occuper de nos affaires. Les frais du Mexicain s’élevaient chaque jour à 110 ou 120 francs, dont Chabrié supportait le tiers. M. David m’écrivait lettre sur lettre, en me priant de renvoyer Chabrié tout de suite, et ce dernier me déclarait formellement qu’il ne partirait point que notre mariage ne fût fait.

De ma vie je ne m’étais trouvée dans une position aussi cruelle que celle où me mettait l’obstination de Chabrié. Je lui dis tout ce que je pus imaginer pour lui faire entendre raison ; il répondait à tout ce perpétuel refrain : — Si vous m’aimez, donnez-m’en la preuve ; si vous êtes heureuse de l’union que je vous propose, pourquoi la retarder ? Je vais être encore forcé de vous quitter ; mon état m’expose à périr à chaque instant, peut-être ne vous reverrai-je jamais ; pourquoi donc ne pas profiter de la vie pendant que nous en jouissons encore ?…

On peut bien croire qu’en cette circonstance j’usai de toute mon influence sur Chabrié, afin de lui faire sentir qu’il y allait de notre intérêt, de notre bonheur, d’attendre avant de conclure ce mariage, qu’il eût terminé ses affaires et moi les miennes. Mais je ne sais quel démon s’était emparé de son esprit ; mes paroles, mes prières, mes plus vives instances restèrent sans succès. Chabrié avait été cruellement trompé à plusieurs reprises, il en était devenu défiant ; de plus, la jalousie le privait de la faculté de raisonner.

Je passai la nuit du mercredi au jeudi dans une perplexité des plus pénibles, non que j’hésitasse à sacrifier au bonheur de Chabrié l’affection qu’il m’inspirait ; mais j’étais embarrassée et inquiète de savoir quelle raison je lui donnerais pour motiver mon refus de l’épouser. J’avais la ferme conviction qu’en lui disant la vérité il s’en saisirait avec empressement et y verrait un motif de plus pour hâter notre union, afin de pouvoir me protéger et m’assurer un repos dont j’avais tant besoin. À bord j’avais pensé autrement ; j’avais cru que, si je lui apprenais que j’étais mariée, je l’éloignerais de moi, et peut-être qu’alors cette révélation eût produit cet effet ; depuis, son amour avait pris sur lui un empire qui dominait tout son être. Chabrié respectait les préjugés, puisque, pour les braver, il me proposait de vivre hors de France ; religieux observateur des lois dans tout ce qui regarde la propriété, il croyait bien qu’il leur appartenait de régler la possession des choses, mais ne leur accordait pas le pouvoir d’asservir les inclinations du cœur ; et, loin de son pays, il aurait également, j’en suis convaincue, secoué le joug de cette tyrannie. Si je me trompais dans cette supposition, si mon mariage eût été un obstacle qu’il n’eût pas osé franchir, je ne pouvais, dans ce cas, le lui confier sans compromettre un secret qu’il m’importait de ne pas divulguer ; car son indignation contre moin pour lui avoir fait accroire que j’étais demoiselle, n’aurait pas connu de bornes, comme plus tard j’en ai eu la preuve.

L’idée qu’en acceptant l’amour de Chabrié j’allais le réduire à la misère et aux regrets éternels d’avoir quitté son pays, sa famille, pour se reléguer avec moi sur les côtes de la Californie, cette idée me rendit tout mon courage et me fit chercher dans ma tête un moyen de le détacher de moi à jamais. Je le connaissais intègre et d’une rigoureuse probité, je conçus la pensée de l’attaquer sur ce point. Ah ! il me fallut l’aide de Dieu dans la poursuite d’un projet dont l’exécution dépassait toute force humaine ; en entreprenant de faire renoncer Chabrié à son amour, je courais le risque de perdre aussi son estime, son estime et son amour qui, depuis huit mois, avaient été les seules et douces consolations de mon ame. Eh bien ! j’eus ce courage ! !! Dieu seul a compris l’étendue de mon sacrifice.

Le jeudi soir, Chabrié arriva chez moi avec empressement. Je lui avais promis la veille que, le lendemain, je lui donnerais une réponse définitive.

— Quelle est donc votre détermination ? m’a dit-il, en entrant, avec l’expressive émotion d’un homme impatient de connaître son sort.

— Ma détermination, monsieur Chabrié, la voici si vous m’aimez autant que vous me l’assurez, donnez-moi la preuve en me servant comme je vais vous l’indiquer :

Vous savez que mon acte de baptême ne suffit pas pour me faire reconnaître comme enfant légitime ; il me faut un autre acte qui constate le mariage de ma mère avec mon père ; si je ne puis le produire, je ne dois pas compter sur une piastre, mon oncle ne me donnera rien. Eh bien ! vous pouvez me donner un million. Chargez-vous de me faire faire cet acte de mariage par quelque vieux missionnaire de la Californie : on l’antidatera, et pour cent piastres nous aurons un million. Telle est, Chabrié, la condition dont je fais dépendre mon amour et ma main.

— Le malheureux resta anéanti, le coude appuyé sur la table, il me regardait sans parler et, comme un homme innocent qu’un funeste arrêt serait venu frapper d’une condamnation à mort. Je me promenais de long en large dans la chambre, évitant de rencontrer ses regards, souffrant mille morts de la douleur atroce que je causais à un homme que j’aimais de la plus tendre affection. Enfin il me dit avec l’accent d’une profonde indignation :

— Ainsi, lorsque je veux vous épouser sans fortune, dans la position où vous êtes, avec un enfant ; lorsque je suis prêt à vous sacrifier tout, tout…, vous mettez des conditions à votre amour. Et quelles conditions !…

— Monsieur Chabrié, est-ce que vous hésiteriez ?

— Hésiter, mademoiselle ; oh ! non ; tant que ce vieux cœur battra dans ma poitrine, je n’hésiterai jamais entre l’honneur et l’infamie.

— Où donc est l’infamie de ma proposition, lorsque je vous demande, monsieur, de m’aider à me faire rendre ce qui m’appartient en toute équité ?

— Je ne suis pas juge de vos droits. Vous voulez faire de moi un instrument, me faire servir à vos projets d’ambition ; c’est ainsi que vous répondez à mon amour…

— Si vous m’aimiez, monsieur Chabrié, vous ne balanceriez pas un instant à me rendre le service que je vous demande, et vous me le refusez.

– Mais, Flora, ma chère Flora, êtes-vous bien éveillée ? La fièvre ne brûle-elle pas votre cerveau ? L’ambition vous fait-elle tout oublier ? Eh quoi ! vous exigez que je me déshonore ! Ah ! Flora, je vous aime assez pour vous sacrifier ma vie : avec vous, je supporterais la misère, je la souffrirais sans me plaindre ; mais ne me demandez point de m’avilir, car, par l’amour que j’ai pour vous je n’y consentirai jamais.

Cette réponse de Chabrié était telle que je l’attendais ! Avec un pareil homme, j’aurais pu vivre dans le fond d’un désert et y jouir de moments délectables. Que de délicatesse ! que d’amour ! Je sentis encore mes forces chanceler ; je fis un dernier effort, et, prenant un ton ironique et âpre, je continuai la conversation de manière à torturer un amour-propre que ma proposition avait déjà blessé si vivement. L’exaspération de Chabrié devint telle, qu’il m’accabla des reproches les plus amers, des malédictions les plus affreuses, et se laissa aller, avec un tel emportement, à la violence de la douleur que lui causait cette dernière déception, que je crus un moment qu’il allait se porter à quelque voie de fait contre moi.

Enfin il se retira, et moi je tombai épuisée ; ce fut la dernière fois que je le vis. Voici les derniers mots qu’il m’adressa : — « Je vous hais autant que je vous ai aimée ! ».

Il était devenu tellement urgent de faire cesser les poursuites de Chabrié, de mettre un terme à son amour, qu’à défaut de tout autre, je lui fis mon étrange proposition sans trop envisager ce qu’elle avait d’invraisemblable pour pouvoir espérer que Chabrié la prît au sérieux. Comment put-il me croire, ai-je pensé depuis, dépourvue de sens au point de songer tout de bon à faire régulariser le mariage de ma mère, au moyen d’un acte fabriqué en Californie. Si j’avais été capable d’avoir recours au faux, n’était-ce pas en Europe et non à Aréquipa que j’en aurais accueilli l’idée ? L’exécution n’en était-elle pas de toute impossibilité ? Où trouver, sur la côte de Californie, un prêtre qui eût été attaché, en cette qualité, à une église des villes de la frontière espagnole, qu’avait habitées ma mère avant son mariage ? Comment remplacer les formalités de législation, de timbre, etc., etc. ? En Espagne seulement, eût pu se rencontrer quelque chance de réussir dans un pareil dessein. Si Chabrié avait eu assez de sang-froid pour y réfléchir seulement dix minutes, il se serait aisément convaincu que ce n’était de ma part qu’un subterfuge, un prétexte pour rompre ; mais il était si violemment agité, que la raison n’eut aucun accès chez lui. Ma proposition blessait profondément son amour-propre, aussi allait-il me répétant : – « Vous me mettez des conditions ! à moi, Chabrié ! qui n’en ai jamais subi de personne ; vous voulez faire de moi un instrument au service de votre ambition ! Lorsque je veux vous épouser sans rien ; après tant de preuves de mon entier dévouement, vous ne m’aimez que par intérêt !… » La pensée d’avoir été ma dupe, comme cela lui était arrivé de plusieurs autres femmes, le rendit fou ; la jalousie, l’orgueil le dominèrent, et la violence de sa douleur l’emporta ; c’est ainsi que, lorsque nous agissons sous l’influence d’une passion quelconque, nous sommes exposés à devenir dupes, non seulement des autres, mais encore de nous-mêmes.

Il partit le lendemain pour Islay. Avant de quitter Aréquipa, il m’envoya la lettre suivante :


« A mademoiselle Flora de Tristan, à Aréquipa.


« Mademoiselle,

« Au moment de vous quitter, probablement pour toujours, je viens vous dire adieu… Je sens combien vous allez rester seule et malheureuse après l’amour vrai et dévoué que vous venez de perdre… Je n’ai pas besoin de vous dire tout ce que votre étonnante conduite… a de poignant, d’affreux pour moi. Je vous quitte pour toujours… Ah ! Flora, je ne souhaite pas que vous compreniez ce qu’il y a de douleur dans ce mot toujours !

Comme les faibles services que je pourrais vous rendre n’auront lieu que dans le cas où il vous arriverait un événement funeste, je ne vous les offre pas pour vous ; mais je vous le répète, que votre dernière heure soit douce, votre fille trouvera en moi un ami qui lui fera aimer la mémoire de sa mère.

Adieu !… adieu pour toujours !

« Z. Ch. »
Ce 29 octobre 1833.


Cette lettre dont la lecture me fit éprouver une vive peine, me prouvait que j’avais complètement atteint mon but. Chabrié avait arraché de son cœur l’amour que je lui inspirais ; dès lors, il pourrait faire un mariage de convenance, être heureux peut-être, car, avec la bonté de son cœur, un intérieur de famille et des enfants pouvaient suffire à son bonheur. J’éprouvai un grand soulagement à mes maux lorsque je fus assurée que l’avenir d’un homme que j’aimais réellement n’était plus enchaîné à ma cruelle destinée. Je lui avais recommandé ma fille ; j’étais persuadée qu’il veillerait sur elle si je venais à mourir, et cette assurance me donnait une grande sécurité. Oh ! qu’on ne s’étonne pas de ne rencontrer qu’un si petit nombre de gens vertueux ; je sentis encore, dans cette circonstance, que pour être vertueux, il faut une force plus que surhumaine !

Les lettres que j’écrivis à Chabrié après notre rupture le maintinrent dans les mêmes dispositions. Six semaines après son départ d’Aréquipa, il quitta Lima pour aller en Californie, et je n’eus plus de ses nouvelles que lors de son retour en France, ou je l’avais précédé de trois mois.

Je vais placer, sous les yeux du lecteur, un petit nombre de passages des lettres de M. David et de quelques unes des personnes dont j’ai parlé dans le cours de ma narration : ces extraits de correspondance serviront de complément à la peinture que j’en ai faite.


« A mademoiselle Flora de Tristan, à Aréquipa.


Islay, 24 octobre 1833.

« Je ne saurais vous dire, mademoiselle, combien votre lettre m’a fait de peine. J’avais, d’après des rapports infidèles, cru que votre réception avait été plus favorable, que votre position, votre avenir étaient plus riants ; j’avais même été assez loin, en idée, pour anticiper déjà votre retour en Europe, lorsque le courrier est arrivé et a dissipé une des dernières illusions que je m’étais faites ; car, vous ne l’ignorez pas, mademoiselle, ce n’est pas impunément que l’on a partagé avec vous les beaux jours des tropiques et les sombres nuits du cap Horn, ce voyage, tout triste, tout ennuyeux qu’il a été, a encore vu sous plus d’un aspect, son beau côté, et, pour moi, les moments de bonne humeur que je vous ai surpris, ainsi que vos aimables conversations, lorsque les nausées du mal de mer étaient passées, m’ont laissé aussi un grand vide ; et rarement je vais dans votre chambre, que j’occupe maintenant, sans évoquer l’ombre de celle qui l’a habitée. Me rappelant de vous, je ne puis séparer du souvenir la crainte du présent, et alors je suis fâché, très fâché de vous avoir connue, puisque mes souhaits sont stériles, et que, tout en désirant votre bonheur, je ne puis même l’entrevoir. J’étais léger, disiez-vous, lorsque je jugeais qu’il n’y avait pas de vertu sur cette terre inhospitalière ; cependant le jugement que je portais était fondé.   .   .   .   .   .   .

« Vous aviez pensé sagement qu’on pourrait chercher à savoir quelques circonstances de votre existence, de vos relations et de vos projets. Des questions en apparence dictées par l’intérêt qu’offre une jeune dame voyageuse m’ont été adressées. Dire que j’ai répondu à votre avantage, c’est dire que j’ai simplement lu quelques pages de votre histoire. Comme je ne fais pas l’honneur aux habitants de les abhorrer, mais seulement de les mépriser, je n’ai pas cru devoir répondre à des demandes dont le sens n’était que trop clair. On a vu qu’on ne gagnait rien, dès lors votre éloge a couru de bouche en bouche. Ceci est encore une leçon, car à quoi ressemble un éloge, lorsqu’il n’est précédé d’aucune action connue qui puisse lui donner naissance ? Ces courtes conversations, ces phrases détournées doivent plus que jamais vous fortifier dans la résolution que vous avez prise de marcher avec prudence. Il n’y a peut-être pas de pays au monde où elle soit plus nécessaire, et où il faille conserver un visage plus égal. Là, peut-être, manquerez-vous de talent ; car, si je me le rappelle bien, le joli front et les beaux yeux qui exprimaient ce que le cœur sentait pourront difficilement se faire à une dissimulation qui leur est étrangère et qui est cependant si utile.

« Le jugement des hommes est tout en votre faveur ; mais les femmes, tout en jurant par le grand Dieu que vous êtes charmante, pincent leurs lèvres ; c’est un commencement de civilisation…

« Il m’est bien pénible de terminer aussi vite un entretien que j’aime ; mais la douane, les manifestes et les visites féminines qui pleuvent à bord du Mexicain privé de son cuisinier[10] m’arrachent au peu de loisir que je me promettais. Je termine en vous assurant de remplir le plus tôt et le mieux possible vos intentions, non comme pour une bonne et charmante sœur, ce qui me serait difficile, n’ayant jamais eu le bonheur d’en avoir une, mais comme pour une personne que j’aime autant que je respecte et dont l’amitié me rend orgueilleux.

« Don Justo est une pauvre bête : je ne suis pas étonné que votre voyage ait été si sottement conduit. J’ose croire que, si nous eussions été ici, vous eussiez eu moins d’inconvénients à passer.

« M. Briet a reçu votre lettre, en a été touché, et vous répondra par le courrier. Vous rappelez-vous, mademoiselle, que vous me disiez : Tant de mauvaise humeur que vous soyez, je vous ferais revenir sur-le-champ si je voulais m’en donner la peine. » Eh bien ! oui, et moi, et bien d’autres…

Du droit qu’un esprit vaste et ferme en ses desseins
A sur l’esprit grossier des vulgaires humains.

« Telle est la distance que je me plais à reconnaître.

« Agréez, mademoiselle, etc.


« A. David. »


Deuxième lettre.


Islay, 4 novembre.


« Mademoiselle,

« Toute pénible que soit l’idée de juger en mal, il le faut souvent ; et, malgré une très grande propension au contraire, j’ai fini par être assuré que c’était la base la plus sûre, et que sur celle-là seulement il fallait s’appuyer. J’ai reconnu avec épouvante, dans le temps où je pensais à une fin sérieuse, que, de tous les points du globe, aucun n’était si dépourvu des éléments qui constituent le bonheur intérieur que celui-ci, et quoiqu’il m’en ait coûté bien des peines et des pertes, je bénis le jour où j’ai été tout à fait désabusé. Mes conversations et mes conséquences générales avaient, comme vous vous en êtes convaincue, des antécédents : elles ne se présentent aujourd’hui qu’avec plus de force, depuis que je sais que vous êtes à même d’éprouver, sous des formes différentes, des désagréments et des souffrances semblables aux miens. Je regrette bien vivement et du plus profond du cœur, que ma carrière aventureuse m’éloigne de vous, mademoiselle, et, des lieux où j’eusse pu, peut-être, vous être utile à quelque chose. Votre dernière lettre m’a fait connaître ce que je n’avais pas éprouvé depuis bien du temps, et j’ai senti que tout sentiment vif n’était pas éteint en moi, puisque peine d’autrui m’était si amère. Je dois vous remercier de la nouvelle opinion que je vous ai, en quelque sorte soustraite. Quelquefois je puis être meilleur que mes paroles ; mais en général, ma conduite est à l’unisson. Trop d’années passées dans l’absence de tous les liens aimables m’ont rendu bien froid, bien égoïste, et peut-être que le malheur seul a des droits à ma sympathie.

Je ne vous l’ai pas caché, mademoiselle, reçue à bras ouverts, réintégrée dans vos droits paternels, l’aimable et bonne passagère du Mexicain n’eût été pour moi qu’une passagère : triste, abandonnée, elle est devenue une véritable sœur, une tendre amie à laquelle je trouve une douceur bien grande de pouvoir confier aussi des chagrins et les craintes de l’avenir. Pour un homme, il existe des consolations dans des occupations fortes et variées ; pour la pauvre femme, les pleurs et les regrets ! Le partage est si triste, que je m’estimerais bien heureux de pouvoir, comme véritable ami, prendre la partie la plus pesante des chagrins qui vous accablent ; mais ma position s’y refuse, et, tout en vous plaignant, tout en vous admirant, je n’ai, comme autrefois, que des conseils à vous donner.

« Toujours même langage ici touchant l’étrangère, sa fortune promise et sa résidence présumée. C’est vous dire, trop bonne et trop crédule Flora, de ne pas vous confier à votre ombre, et d’user plus que jamais de précaution. Je ne me fais pas plus d’illusion maintenant qu’avant votre arrivée. Je crains pour vous des difficultés, de la mauvaise foi et peut-être spoliation presque entière de votre héritage paternel. Ce sont les véritables maux que vous avez à combattre, dont peut-être beaucoup de persévérance et de la fermeté vous feront triompher ; mais, auparavant, que de chagrins, que de souffrances, que de larmes !… Je vous plains, et vous plains d’autant plus que je ne puis vous être d’aucun secours : mille lieues vont nous séparer, et, plus que la distance, la nécessité…. »


Troisième lettre.


Lima, 1er décembre 1833.


.   .   .   .   .   .   . Lima, à dater de ce voyage, a perdu tous ses charmes pour moi. Le voyage d’Europe a ranimé le goût éteint que j’avais pour le beau, le bon, et dorénavant cette ville ne peut m’offrir d’autre intérêt que celui des affaires qui m’y retiennent. Tout ici a changé de couleur et de figure : je crois rêver quand je revois mes anciens camarades et mes passagères connaissances du pays. Il est probable que je passerai encore deux ou trois ans au Pérou, ou, pour mieux dire en Amérique, et je vous assure que je ne puis penser à ce sacrifice, qui n’en était pas un en sortant de France, sans trembler. Peut-être que les mœurs patriarcales de la Californie me réconcilieront avec l’exil et la solitude.

« Notre avenir n’est point à nous, comme on l’a dit ; il dépend de tout et quelquefois de rien. Le vôtre mademoiselle, n’est guère plus riant que le mien : même peine demande même remède ; remettons à l’appliquer au retour en France, et là, si vous l’exigez encore, je dirai adieu, mot affreux lorsqu’on aime bien, délicieux lorsqu’on quitte des importuns, des ennuyeux, des Péruviens enfin… »


Quatrième lettre.


Guayemas, 2 décembre 1834.


« .  .  .  .  .  .  .  . Je n’avais nul besoin d’un témoignage de plus pour conserver mes premières et constantes impressions sur le Pérou et l’Amérique en général. Chacun, dans ce monde, a la prétention de se croire meilleur que son voisin : moi, sans fatuité et sans orgueil aucun, je crois que je puis pousser cette prétention aussi loin que qui que ce soit jamais venu à Lima. J’assurerais à mon grand regret, que jamais avant, les idées de fausseté et de duplicité n’étaient entrées dans ma tête, et que sûrement mes pertes continuelles en commerce en étaient la suite. Depuis que, dans la bienheureuse Lima, j’ai été chaque jour en butte à tout ce que la bassesse, le mensonge et la lâcheté ont de plus hideux, mes idées ont changé, et dès ce temps je ne puis plus dater de véritables beaux jours, parce que j’ai perdu de ce qui les fait, ces beaux jours, une opinion favorable de nos semblables. Quand vous m’avez entendu fronder en Aristarque nos républicains, nos commerçants (classe dont je fais, hélas ! partie) et tant d’autres, je ne le faisais qu’à contre-cœur ; car enfin, en perdant l’idée du bien, on est toujours dans le vague, on craint de s’arrêter, de parler, d’épancher son cœur ; on croit toujours rencontrer un faux ami, un marchand fripon, un militaire lâche, enfin toujours le contraire du bien. Cette connaissance est triste : quand on la possède, on n’a plus d’illusions, et, sans illusions, la vie n’a plus de soleil. Eh bien ! tout ce savoir si nécessaire pour bien gouverner sa barque dans ce monde, c’est à Lima que je l’ai acquis ; aussi, en récompense, ai-je su apprécier ses habitants, et ai-je pu vous mettre en garde contre leurs attaques en grand.

« Tout en poursuivant la carrière du commerce, je l’abhorre, et suis si malheureux à Guayemas, loin de tout ce qui peut me plaire, que, sans la force de l’engagement qui me lie à Chabrié et sans la crainte de perdre en un mois le fruit de plusieurs années de travaux, j’aurais déjà abandonné une terre bien plus inhospitalière encore que l’aride Pérou. J’ai aujourd’hui atteint le comble de vœux en fait de fortune. Je supplie mon ami de ne pas entreprendre d’opération en grand qui pourrait entraîner notre ruine, et de se contenter de venir me retrouver, simple capitaine, et laissant le titre solennel, trop chèrement acheté, d’armateur. C’est le commencement, la fin et toujours le but de toutes mes longues lettres. S’il ne dépendait que de moi, je voudrais dès aujourd’hui, dire adieu à tout genre de trafic, non pas dans des principes d’aristocratie, mais seulement d’honnêteté ; car, sans parler des mensonges à la journée, on est obligé de voir et de faire en commerce des choses licites suivant la loi, mais bien repoussées par un cœur droit. Voilà le point où j’en suis ma bonne sœur, satisfait comme toujours avec rien sous le rapport de la fortune, et misérable au-delà de l’imagination, par suite de mon séjour indéfini au plus indigne lieu d’exil.


« A. David. »


Lettre de M. Briet.


Islay, 25 octobre 1833.


« Mademoiselle Flora Tristan,

« J’ai reçu votre aimable avec infiniment de plaisir, et m’empresse de vous en témoigner ma reconnaissance, en vous assurant que mes intentions n’ont jamais eu pour objet d’en vouloir à une aussi aimable personne que vous.

« Quant à la petite moue en question, avec franchise je vous dirai que, si je n’ai continué à votre égard les attentions que l’on doit à une passagère aussi accomplie que respectable, c’est que j’ai aussi cru qu’elles vous étaient aussi inutiles qu’à charge, et comme mon caractère est de ne gêner personne, j’ai pris le parti du silence convenable, je crois, à la circonstance.

« Je vous suis reconnaissant de l’intérêt que vous prenez à nos affaires, et vous prie de croire que j’apprendrai toujours avec infiniment de plaisir de vos nouvelles ainsi que votre heureux retour en France, faisant les vœux les plus sincères pour la réussite de vos projets dans ce pays.

« Agréez mes salutations respectueuses


« L. Briet. »

« Don José me charge de le rappeler à votre souvenir, en vous désirant bonheur et fortune. »


Lettre de M. de Castellac.


Cuzco 6 décembre 1833.


« Mademoiselle Flora de Tristan y Moscosô.


« Ma chère et bonne compatriote,

« M. Miota m’a remis votre aimable lettre un peu tard ; car j’avais été à Brumbanha voir un malade. Vous me marquez que votre santé s’est rétablie, et que vous commencez à vous habituer dans ce nouveau pays. Je suis vraiment charmé que vous preniez une bonne dose de philosophie pour calmer cette effervescence européenne ; mais je crois que le volcan d’Aréquipa viendra tôt ou tard réchauffer votre imagination vagabonde, et que vous finirez par prendre ce pays en horreur. Il faut, charmante et aimable Flora, oublier, si vous voulez être heureuse, les illusions et les plaisirs de notre belle France. C’est fort difficile, il est vrai ; mais enfin, ne serait-ce que pour quelques années. Vous me marquez que vos affaires restent dans le statu quo : je désire que M. votre oncle vous apprécie et vous traite comme vous le méritez.

« Je suis ici très bien : mes affaires vont de l’avant, Dieu veuille que cela continue. J’ai été nommé chirurgien d’un régiment sans aucune obligation ; c’est à dire que, s’il venait à partir d’ici, je ne suis aucunement forcé de le suivre. J’aurai l’hôpital dans quelques jours. Communiquez-moi vos projets, ce que vous comptez faire. Vous savez et vous devez croire que personne ne prend plus d’intérêt à vous que moi. Je désire vous voir heureuse et contente. Vous savez combien je vous aime, et tout ce qui vous touche de près m’intéresse peut-être plus que vous. Tâchez d’être aimable et prévenante envers votre oncle ; cela vous sera très facile, vous l’êtes naturellement. Les environs de Cuzco sont charmants : vous ne pouvez vous faire une idée de la richesse et du tempérament de ces pays. Nous avons les fruits d’Europe et d’Amérique. Chaque pays a un climat différent. Cette capitale est triste et sale ; mais il n’y pleut pas tant comme on dit ! nous avons de très beaux jours. J’ai été très bien reçu. On a pour moi les plus grandes attentions. Des chevaux et les bons repas ne manquent pas. Trois ou quatre bonnes cures m’ont mis en réputation.

« J’espère que, dans votre première lettre, comme vous me marquez, vous me mettrez au courant de vos affaires Je désire de tout mon cœur que ce griffonnage vous trouve en bonne santé. Écrivez-moi souvent ; j’aurai toujours un nouveau plaisir à recevoir et à lire votre aimable écriture.

« Votre affectionné compatriote,
« Victor de Castellac. »


Lettre de M. Miota.


Cuzco, 9 janvier 1834.


« Ma chère demoiselle,

« C’est avec raison que vous devez m’accuser d’ingratitude, parce que j’ai manqué à la reconnaissance que je vous dois et aux devoirs sacrés de l’amitié, en restant si longtemps sans vous écrire ; mais ce serait me connaître bien mal que de me juger ainsi, car, sans les nombreuses occupations dont j’ai été accablé dès mon arrivée en cette ville, il y a longtemps que je me serais acquitté de ces devoirs si sacrés ; mais votre habituelle indulgence pour moi me fera obtenir mon pardon sans aucune difficulté.

« .   .   .   .   .   .   . J’ai été très sincèrement affecté lorsque le docteur m’a appris que votre santé était un peu altérée, et que vos affaires n’allaient point tout à fait selon vos désirs. Il faut avoir de la patience, et vous servir, dans ces cas orageux, de votre puissante philosophie. Quant à moi, je fais des souhaits pour que vous soyez heureuse, et tout mon désir est de vous servir en tout ce qui me sera possible. Ne doutez point de ma sincérité.

« .  .  .  .  .  .  .

« Votre plus sincère ami,
« F. Miota. »


M. Miota et son cousin restèrent quinze jours à Aréquipa ; ils partirent ensuite pour le Cuzco, où le docteur de Castellac était arrivé depuis longtemps.

À cette même époque, mon oncle m’envoya M. Crévoisier, Français, qui, depuis vingt-cinq ans, administrait sa sucrerie à Camana, et qui comptait trente-deux ans de séjour dans le pays. Il venait me chercher pour m’emmener à Camana, et aussi par le désir de me connaître. M. Crévoisier est le même Français dont parle le général Miller dans son ouvrage sur le Pérou : le général nous représente M. Crévoisier comme une espèce d’orang-outang, ne sachant plus parler français, ne pouvant pas se faire comprendre en espagnol ; en un mot, le portrait qu’il en fait n’a pas la moindre ressemblance, et M. Crévoisier aurait droit de s’en plaindre ; mais, ce qu’il y a de plus plaisant, c’est que le général Miller parle lui-même très mal le français et pas mieux l’espagnol.

M. Crévoisier est le type du Français d’avant la révolution ; sa politesse recherchée, sa gaîté, son ton léger et badin, son bon cœur, sa mauvaise tête, toute sa personne enfin, ainsi que ses manières, retracent parfaitement ce qu’étaient nos grands-pères ; mais, sous cette frivole enveloppe du siècle passé, M, Crévoisier possède les qualités les plus essentielles aux hommes réunis en société ; c’est l’être le plus loyal, le plus laborieux, le plus ponctuel que j’aie jamais rencontré. Il jouît, à juste titre, de l’estime, de l’affection de tous ceux qui ont eu des rapports avec lui. Il est marié, depuis vingt-cinq ans, à une parente de ma cousine Carmen, il en a eu deux fils, dont l’aîné était un jeune homme charmant. M. Crévoisier est aimé dans notre famille, qui le considère comme en faisant partie, et il est le seul qui échappe à l’envieuse médisance de nos aimables Français résidant au Pérou. Le cher papa Crévoisier (c’est ainsi que nous l’appelions) m’aimait à la folie. Il resta dix jours auprès de moi sans pouvoir me décider à l’accompagner à Camana ; heureux de se trouver avec sa charmante compatriote, il m’en témoignait toute sa satisfaction par son inépuisable gaîté, et je dois dire que, pendant son séjour à Aréquipa, je ne m’ennuyai pas un seul instant. Il fallut enfin qu’il partît, les travaux de la sucrerie réclamaient ses soins. Il retourna à Camana, emportant avec lui ma sincère affection. Voici quelques passages des lettres qu’il m’écrivit.


Camana, 15 octobre 1833.


« Charmante et belle demoiselle,

« J’ai l’honneur de vous annoncer mon retour dans ce pays après trois jours de marche, lesquels m’ont bien dérangé, par l’extrême chaleur dont j’ai souffert, et surtout par le cruel souvenir de la séparation de ma bonne et chère compatriote, et des beaux jours dont je jouissais auprès d’elle : mais enfin il faut savoir se résoudre à tout et disposer avec plaisir d’un beau moment quand il se présente, comme aussi se conformer avec résignation quand les jours infortunés viennent nous surprendre. C’est positivement ce qui m’est arrivé. J’ai eu l’honneur de vous connaître, j’ai éprouvé des jours délicieux auprès de vous : ils n’ont pas duré longtemps ; donc je ne suis pas des plus heureux. Patience !

« J’ai vu avec plaisir toute ma famille, qui se porte bien ainsi que M. Tristan et son aimable épouse, lesquels se sont empressés à me venir voir aussitôt mon arrivée. Ils m’ont demandé de vos nouvelles, et toute la famille a été au désespoir de ne vous avoir pas vue venir avec moi. Je leur ai fait comprendre que ç’a été pour vous chose impossible, vu la crainte où vous étiez d’attraper ici les tercianas, (fièvres), d’après tout ce qu’on vous en disait du risque que l’on court par l’approche de la saison étouffante que nous éprouvons dès à présent. Enfin je leur ai fait voir que, quoique vous soupiriez du désir de les connaitre, vous préférez attendre un mois de plus pour jouir, bien portante, de leur société et n’avoir pas le désagrément d’être au lit malade et privée de leurs belles réunions. Ils en sont convaincus, et plusieurs ont dit que vous aviez raison, excepté M. Tristan qui absolument aurait désiré vous voir et vous embrasser.

« J’ai été interrogé sur le motif de votre arrivée au Pérou, et j’ai répondu que vous étiez si réservée qu’il m’a été impossible de rien savoir de vous ; mais que vous m’avez fait entendre que vous n’aviez d’autre désir que celui d’être auprès de votre oncle et de conserver sa tendresse et son amitié ; mais que j’ai compris aussi, par quelques paroles qui vous sont échappées, que vous veniez avec quelques prétentions sur des affaires d’intérêt, mais que je n’en savais pas davantage.

« À cela M. Tristan m’a répondu que, lorsque l’occasion s’en présentera, il vous répondra par vos propres lettres, c’est à dire qu’il croit que vous n’avez pas des droits à la légitimité ; mais qu’il suspend toute pensée jusqu’à ce qu’il ait parlé avec vous.

« Le conducteur me presse, et je n’ai autre chose à vous dire sinon que je vous aime de cœur, et que je suis et serai pour toujours votre plus fidèle, dévoué et très passionné serviteur,

« J. de Crévoisier. »


Deuxième lettre.


Camana, 3 décembre 1833.


« Charmante et précieuse demoiselle,

« Je vous parle franchement. Comme les Français passent, parmi les autres nations, pour être inconstants, et vu que vous ne m’écriviez pas, je vous ai appelée ingrate. Je m’en repens et vous prie de me pardonner cette légèreté de ma part, que vous ne méritez pas. Dès l’instant que l’on confesse ses péchés de bon cœur, on mérite le pardon. Vous avez de l’indulgence ; c’est encore une de vos vertus. Ainsi donc faisons la paix, aimable Florita, et dès ici je vous embrasse tendrement.

« Mais cependant j’ai encore envie de me repentir pour vous avoir traitée d’indulgente, puisque je me souviens que vous prétendez m’aimer plus dans un jour que moi je ne puis vous aimer dans un mois. J’oserai vous assurer que c’est tout au rebours ; car je crois qu’il vous est impossible de me surpasser en amitié. Enfin, c’est toujours une chose bien flatteuse pour moi de recevoir un compliment si cher et si tendre d’une personne aussi aimable que vous. Je vous en remercie du profond de mon cœur, en vous assurant que tout mon désir est de trouver une occasion de vous prouver toute l’estime et l’amitié sincère que je vous porte.

« Je souhaite que vous vous voyiez le plus tôt possible avec M. votre oncle, et que toutes les choses aillent bien ; mais je crains des discussions qui pourront vous chagriner, non tant à cause de lui, car il a de bonnes intentions à votre égard, mais à cause des autres héritiers, car ils auront beaucoup de peine d’être obligés de rendre. Enfin daignez, je vous prie, m’écrire souvent, et surtout racontez-moi vos affaires lorsqu’elles seront favorables. Quel que soit votre sort, je vous répète encore ce que je vous ai promis au moment de vous dire adieu : ma maison et le peu que je possède seront toujours à votre service. Si je n’avais qu’un morceau de pain, ma plus grande joie serait de le partager avec vous. Comptez toujours sur ma sincère amitié.

« .   .   .   .   .   .   . Ayez un peu de patience ; et souffrez pour quelques jours le bavardage de ces imprudents et imbéciles paresseux. À l’arrivée de votre oncle, tout finira. Je conçois qu’il est bien chagrinant de se voir entourée de gens si ridicules et si méprisables ; mais enfin, je vous le répète encore, souffrez pour quelques jours.

« J. de Crévoisier. »


Après le départ de tous ces amis, je me trouvai bien seule. Je n’avais pas arrangé ma vie à la monotonie de l’existence du pays, et j’avoue que je commençais à en être bien lasse.

J’ai dit quelques mots des Français de Valparaiso. Je vais parler maintenant de ceux qui vivent à Aréquipa, comme, plus tard, je parlerai de ceux qui habitent Lima.

Aréquipa ville d’intérieur, n’offre au commerce que des ressources limitées. Le nombre des étrangers y est aussi très restreint. La seule maison française est celle de M. Le Bris. Elle existe, au Pérou, depuis dix ans, et ses affaires sont montées sur la plus grande échelle. Avant que le Pérou ne fût exploré par la concurrence, et ruiné par les guerres civiles, M. Le Bris gagna une fortune de plusieurs millions ; mais ses maisons de Valparaiso et de Lima, par trop de laisser-aller dans les affaires, éprouvèrent des pertes énormes. Il fallut que la maison centrale d’Aréquipa vînt au secours des deux autres. M. Le Bris, qui est un habile négociant, alla, successivement, se mettre à la tête de chacune des deux maisons correspondantes, et, dans peu de mois, tout fut rétabli sur l’ancien pied.

M. Le Bris est de Brest : il a trente-six ans. Sa santé frêle, délicate, a été entièrement détruite par la tourmente des affaires et l’air volcanisé d’Aréquipa. Il soufre d’une affection nerveuse qui irrite son caractère, amaigrit son corps et mine son organisation. M. Le Bris est instruit, ses manières sont celles d’un homme distingué dont l’éducation a été soignée. Son esprit fin, légèrement sardonique, donne beaucoup de piquant à sa conversation. La bonté de son cœur, la générosité de son ame sont admirables et surpassent tout ce qu’on pourrait en dire.

M. Le Bris réalise ce que je désignerais volontiers par le beau idéal du négociant. Arrivé au Pérou, dans un temps où les affaires étaient faciles, il avait pu donner un libre essor à ses vues d’ensemble, à ses idées larges et grandioses. Son génie conçoit de vastes opérations, en embrasse les détails et en confie l’exécution avec une intelligence et un discernement remarquables. Il organise le travail, le répartit entre ses nombreux commis, selon les capacités qu’il a su leur découvrir, et sa justesse de tact, de jugement est presque infaillible. Sa hardiesse dans les affaires n’est pas celle du joueur ; elle résulte de sa confiance dans l’exactitude de ses combinaisons. Très laborieux, sa régularité en tout peut servir de modèle ; et ce négociant apporte, dans ses relations commerciales, tant d’intégrité, de ponctualité, que sa parole vaut un écrit. Il est exempt de toutes ces lésineries, ces petitesses dont il semblerait que le commerce français ne peut jamais entièrement se dépouiller. M. Le Bris, en toutes circonstances, est d’une obligeance inépuisable ; mais son désintéressement, sa générosité envers ceux de ses commis qui, par leur intelligence, répondent à ses vues, peuvent, en France, être offerts en exemple. A-t-il envoyé l’un d’eux dans un département éloigné, si l’agent fait réussir l’opération qui lui est confiée, M. Le Bris lui alloue une portion des bénéfices à titre de gratification. Lorsqu’un petit marchand vient lui demander du crédit, il ne s’informe pas, avant de lui en accorder, si le petit marchand est pauvre ou riche, mais s’il est laborieux et probe ; et quand, sur ce point, les renseignements sont favorables, M. Le Bris fait des avances pour des sommes considérables.

La maison de ce respectable négociant ne présente pas ce luxe excessif que les Anglais étalent avec ostentation dans les leurs : tout y est convenable et d’une propreté recherchée. M. Le Bris reçoit beaucoup de monde : consignataire d’un grand nombre de bâtiments, les capitaines et subrécargues qui viennent à Aréquipa n’ont pas d’autre maison que la sienne. Il invite constamment chez lui les officiers de la marine royale, ainsi que tous les voyageurs de distinction qui viennent visiter le pays. On disait, lors de mon départ d’Aréquipa, que M. Le Bris allait y être nommé vice-consul, afin que le commerce français eût un représentant dans cette ville. Il ne se souciait pas d’abord d’accepter, tant l’indépendance de son caractère répugne aux fonctions publiques ; mais par intérêt pour le commerce national, il a promis d’adhérer à sa nomination.

M. Viollier, premier commis de la maison, qui représente M. Le Bris lorsque celui-ci est absent, est un jeune Suisse de trente ans, élevé à Bordeaux, et résidant au Pérou depuis dix ans. Les autres employés de la maison sont des jeunes gens de diverses parties de la France. J’y ai connu M. Delor, de Bordeaux et M. Jacquet, de la même ville ; tous les deux travaillent maintenant pour leur compte.

Il n’y a, au total, que huit à dix Français à Aréquipa ; ce sont, avec ceux que je viens de nommer, M. Poncignon, de Bordeaux, dont le magasin de nouveautés est le plus beau de la ville, MM. Cerf, Juifs de Brest, qui vendent dans leur magasin toutes sortes d’objets. Plusieurs autres Français ont également leur domicile à Aréquipa, mais n’y résident pas habituellement, les affaires de courtage dont ils s’occupent spécialement les appelant sur tous les points du Pérou. Au collège, est attaché un Français, en qualité de professeur : il se nomme M. Morinière. C’est donc, en tout, huit à dix Français résidant dans une ville de trente mille ames. On imaginerait naturellement que ces messieurs, parlant la même langue, originaires du même pays, ayant les mêmes habitudes, devraient, à une si grande distance de leur patrie, rechercher la société les uns des autres, vivre entre eux dans des relations d’amitié. Eh bien ! il n’en est rien. Ces hommes se détestent, se déchirent à l’envi. Pendant les sept mois que j’ai passés à Aréquipa, j’ai eu le temps de juger jusqu’à quel point peut aller la haine des hommes lorsqu’elle est excitée par la rivalité et la jalousie. C’est un spectacle qui provoque le dégoût que d’entendre et voir agir ces individus. M. Le Bris occupant la première place par sa fortune, était l’éternel objet de l’envie de ses compatriotes. Sa loyauté, sa générosité, établies depuis longtemps d’une manière incontestable, n’offraient pas prise à leurs propos. Ne pouvant l’attaquer de ce côté, ils tombaient, sans ménagement, son caractère qu’ils dépeignaient comme violent, âpre et difficile à vivre. De lui, on allait à M. Viollier, qu’on traitait d’hypocrite et de flatteur. M. Morinière était outré contre MM. Le Bris et Viollier. Il venait me voir très souvent, et ne tarissait pas sur les griefs qu’il avait contre ces messieurs.

Dans les colonies, tout le monde fait du commerce : ces habitudes spéculatrices existent partout dans les deux Amériques. Les préjugés de notre vieille Europe sur les professions n’ont pu s’y propager. L’esclavage du nègre y a bien fait classer les hommes par nuances de couleurs, mais ils ne le sont pas par le genre de travail dont ils s’occupent. M. Morinière, quoique employé au collège, se livrait aussi au négoce. Il avait eu recours à M. Le Bris, qui, d’abord lui accorda son aide et son appui ; mais ce négociant reconnut bien vite l’inaptitude aux affaires du professeur de philosophie. Il lui fit observer amicalement qu’en continuant à faire des opérations commerciales il compromettrait son argent et celui des autres. M. Morinière eut la faiblesse de s’offenser d’une observation dont il aurait apprécié la justesse s’il avait réfléchi à l’incompatibilité des deux occupations qu’il cumulait, et combien l’homme dont l’esprit est engagé dans les hautes conceptions de la science est peu susceptible de donner aux menus détails du commerce l’attention continuelle qu’ils exigent. Par le refus de M. Le Bris, le professeur, se trouvant déçu dans ses espérances de lucre, répandit partout, sur la dureté et l’égoïsme de son compatriote, des calomnies qui provoquèrent le sourire, parce qu’on en voyait la cause, et auxquelles personne n’ajouta foi, la réputation de M. Le Bris étant au-dessus de pareilles attaques. Telle était la position respective des Français habitant Aréquipa.

L’origine de cette ville est assez fabuleuse. Cependant on lit, au Cuzco, dans une chronique contenant des traditions indiennes, que, vers le XIIe siècle de notre ère, Maita-Capae, souverain de la ville du Soleil, fut renversé de son trône. Il se déroba à ses ennemis par la fuite, erra dans les forêts, sur les sommets glacés des montagnes, accompagné, de quelques uns des siens ; le quatrième jour, harassé de fatigue, mourant de faim et de soif, il s’arrêta au pied du volcan. Tout à coup, cédant à une inspiration divine, Maita plante son dard, et s’écrie Aréquipa ! mot qui signifie, en quichua : Ici je m’arrête ; puis, se retournant, il voit que cinq de ses compagnons seulement l’avaient suivi ; mais l’Inca n’a plus de confiance qu’en la voix de Dieu ; il persiste, et, autour de son dard, sur les flancs d’un volcan, que de toutes parts les déserts environnent, les hommes groupent leurs habitations. Ainsi que les conquérants, les fondateurs de l’empire, Maita n’a été que l’aveugle instrument des secrets desseins de la Providence. Les cités qui se sont développées sur la terre ont, comme les hommes qui s’y sont élevés, dû parfois leur grandeur à leur mérite ; mais, souvent aussi, à des causes fortuites qui ne semblent pas la justifier aux yeux de la raison.

Bien qu’Aréquipa se trouve par les 16° 13’ 2” de latitude méridionale, son élévation au dessus du niveau de la mer et le voisinage des montagnes en rendent le climat tempéré. Cette ville est placée au milieu d’un tout petit vallon d’une ravissante beauté ; il n’a pas au-delà d’une lieue de large sur deux de long ; fermé de tous côtés par de hautes montagnes, il est arrosé par le Chile, qui prend sa source au pied même du volcan. Le bruit de cette rivière, dans son cours, rappelle le Gave des Pyrénées ; le lit en est bizarre, très large en certains endroits, resserré en d’autres ; presque toujours hérissé d’énormes pierres ou couvert de galets ; il offre parfois un sable doux et uni au pied de la jeune fille. Le Chile, qui ressemble à un torrent après la saison des pluies, est presque toujours à sec pendant l’été. Ce vallon est cultivé en blé, maïs, orge, alfalfa (espèce de luzerne), et en plantes potagères ; on y voit peu de maisons de plaisance. Au Pérou, on est trop occupé d’intrigues de toute espèce pour aimer le séjour de la campagne.

La ville occupe, dans le vallon, un vaste emplacement ; de la hauteur de Tiavalla, elle paraît en occuper un plus grand encore ; de là, une étroite bande de terrain semble seulement la séparer du pied des montagnes ; de là, cette masse de maisons toutes blanches, cette multitude de dômes étincelant au soleil, au milieu de la variété des teintes vertes du vallon, de la couleur grise des montagnes, produisent sur le spectateur un effet qu’il ne croyait pas donné aux choses de ce monde de produire. Le voyageur qui, de Tiavalla, contemple Aréquipa pour la première fois, est tenté d’imaginer que des êtres d’une autre nature y cachent leur existence mystérieuse ; que le volcan dont la gigantesque élévation frappe les sens de stupeur les protège ou ne saurait les atteindre.

Le volcan d’Aréquipa est une des plus hautes montagnes de la chaîne des Cordillières ; entièrement isolé, il présente un cône parfait. L’uniformité de sa teinte grise lui donne un air de tristesse. Le sommet en est presque constamment couvert de neige ; cette neige, plus ou moins épaisse, diminue du lever au coucher du soleil. Quelquefois le volcan jette de la fumée ; cela arrive particulièrement le soir : souvent dans cette fumée, j’ai vu des flammes ; lorsqu’il a été longtemps sans fumer, on s’attend à un tremblement de terre. Des nuages enveloppent presque toujours le sommet de la montagne et semblent la couper ; on en distingue parfaitement les zones diaprées. Cette masse aérienne de toutes nuances, posée sur ce cône d’une seule teinte, ce géant, qui cache dans les nues sa tête menaçante, est un des plus magnifiques spectacles que la terre offre à l’œil de l’homme.

Mon cousin Althaus a gravi le sommet du volcan, visité son cratère, descendu dans le gouffre jusqu’à la troisième cheminée. Il a, sur son voyage volcanique, des notes et des dessins très curieux, que j’ai regret de n’avoir pas en ma possession pour les communiquer au lecteur. Il fit cette ascension accompagné de dix Indiens armés de crocs. Cinq seulement furent assez forts pour le suivre ; trois restèrent en route et deux périrent en tombant ; ils furent trois jours à monter jusqu’au sommet, et ne purent y rester que quelques heures, tant le froid était intense. Les difficultés de la descente surpassèrent de beaucoup celles de la montée. Tous furent blessés, déchirés ; Althaus faillit se tuer. Le volcan (il n’est pas désigné par un autre nom) est à douze mille pieds au-dessus du niveau de la mer ; les deux montagnes qui l’avoisinent, l’une à droite, l’autre à gauche, dont les sommets, couverts de neiges éternelles, étincellent de mille reflets sous les rayons du soleil, sont à une très grande distance de lui, et plus gigantesques encore ; la première se nomme Pichaimpichu, la seconde Chachaur ; ce sont deux volcans entièrement éteints. L’extrême élévation de ces trois montagnes isolées, dont la base est elle-même très élevée au dessus de la pampa, les fait, de ce point de vue, paraître se tenir.

Lors de la découverte, Francisco Pizarro établit, à Aréquipa, un évêché et un des sièges du gouvernement. Les tremblements de terre ont, à diverses époques, causé, à cette ville, d’épouvantables désastres. Ceux de 1582, 1600 la détruisirent, presqu’en entier, et ceux de 1687 et 1785 ne lui furent guère moins funestes.

Les rues d’Aréquipa sont larges, percées à angles droits, passablement bien pavées. Dans le milieu de chacune d’elles coule un ruisseau ; les principales ont un trottoir en larges dalles blanches[11] ; elles sont toutes assez bien éclairées, chaque propriétaire étant tenu, sous peine d’amende, de mettre une lanterne devant sa porte. La grande place est spacieuse ; la cathédrale en occupe le côté nord ; l’hôtel-de-ville et la prison militaire sont en face ; des maisons particulières forment les deux autres côtés. À l’exception de la cathédrale, toutes ces constructions sont à arceaux ; sous les galeries, on voit des boutiques de diverses marchandises. Cette place sert aux marchés de la ville, aux fêtes, aux revues, etc., etc. Le pont, sur le Chile, est grossièrement construit et peu solide pour résister, dans certaines saisons, au torrent qui passe dessous.

Aréquipa renferme beaucoup de couvents d’hommes et de femmes ; tous ont de très belles églises. La cathédrale est très vaste, mais elle est sombre, triste, d’une architecture lourde ; Santa-Rosa, Santa-Cathalina, Santo-Francisco se distinguent par la beauté de leur coupole, d’une prodigieuse élévation. Dans toutes les églises, se voient des figures grotesques, en bois, en plâtre, personnifiant les idoles du catholicisme péruvien ; çà et là, quelques croûtes grossières donnent, aux saints qu’elles représentent, l’aspect le plus burlesque qu’on puisse imaginer. L’église des jésuites fait, à cet égard, exception : elle est plus convenable dans la représentation des saints qu’elle offre à l’invocation des dévots. Avant l’indépendance, tous ces temples, richement décorés, avaient les flambeaux, les balustrades, les colonnades des autels, etc., en argent massif et autres ornements en or ; partout ces deux métaux étaient prodigués avec plus de profusion que de goût ; mais la foi ne protège plus ces richesses : déjà plusieurs présidents et chefs de parti, après avoir, dans leurs querelles, épuisé le trésor de la république, ont, sans scrupule, dépouillé les églises. Les devants d’autel, les colonnes, les chandeliers ont été fondus pour payer des soldats, alimenter les vices des généraux. Les ornements précieux qui ont été respectés sont menacés d’éprouver, plus tard, le même sort ; pendant la dernière guerre entre Orbegoso et Bermudez, il était question d’enlever aux vierges leurs perles, leurs diamants, etc.

Aréquipa possède un hôpital pour les malades, une maison de fous, et une autre pour les enfants trouvés. Ces trois hospices sont, en général, très mal tenus : j’aurai, ailleurs, occasion de parler de ma visite à l’hôpital ; je suis allée aussi visiter les enfants trouvés, et n’ai pas été plus satisfaite des soins qu’on leur donne que de ceux dont les malades sont l’objet : c’est pitié de voir ces malheureuses petites créatures nues, maigres, dans un état déplorable. On croit remplir les devoirs de la charité en leur fournissant quelques aliments pour soutenir leur chétive existence ; du reste, aucune instruction ne leur est donnée, aucun art ne leur est appris ; aussi ceux qui survivent deviennent-ils des vagabonds, conséquence nécessaire de ce coupable délaissement. Le tour qui sert à introduire, dans l’hospice, ces infortunées victimes me paraît assez bien imaginé ; c’est une boîte en forme de berceau ; l’enfant y est déposé, à l’ouverture du dehors, sans que les déposants puissent être vus du dedans de l’hospice ; ce mode évite, à la malheureuse mère forcée d’abandonner son enfant, l’obligation de se révéler ; obligation qui fait commettre bien des crimes !…

Les maisons, bâties très solidement en belles pierres blanches, n’ont qu’un rez-de-chaussée voûté, à cause des tremblements de terre ; elles sont, en général, spacieuses et commodes ; elles ont une grande porte cochère au milieu de la façade ; toutes les fenêtres sont grillées et sans vitres ; les constructions de la maison forment trois cours ; le salon, les chambres à coucher, les bureaux sont dans la première ; dans la seconde, qui est un jardin, se trouvent la salle à manger, galerie ouverte appropriée au climat, la chapelle, la buanderie et divers offices ; la troisième cour, située dans le fond, est occupée par la cuisine et le logement des esclaves. Les murs des maisons ont de cinq à six pieds d’épaisseur ; les pièces, quoique voûtées, sont très élevées ; quelques unes, seulement, ont une tapisserie en papier jusqu’à mi-hauteur ; les murs des autres sont entièrement nus et blanchis à la chaux. Ces voûtes font ressembler les appartements à des caves, et la monotonie de leur teinte blanche fatigue et attriste. Les ameublements sont lourds : les lits, les commodes, dans des proportions gigantesques, les chaises pesantes, les tables, semblent avoir été faits pour demeurer en place ; les miroirs sont en métal, les draperies sans goût ; depuis quelques années, les tapis anglais se vendent à si bas prix dans le pays, que tout le monde en a couvert le carreau des appartements ; pas une pièce n’est planchéiée.

Les Aréquipéniens aiment beaucoup la table, et, toutefois, sont inhabiles à s’en procurer les jouissances. Leur cuisine est détestable ; les aliments ne sont pas bons, et l’art culinaire est encore dans la barbarie. La vallée d’Aréquipa est très fertile. Néanmoins, les légumes en sont mauvais ; les pommes de terre ne sont pas farineuses ; les choux, les salades, les pois sont durs et sans saveur ; la viande aussi est sans jus ; enfin, jusqu’à la volaille, dont la chair coriace semble avoir subi l’influence volcanique. Le beurre, le fromage sont apportés de loin et n’arrivent jamais frais ; il en est de même des fruits et du poisson, qui viennent de la côte ; l’huile dont on use est rance, mal épurée ; le sucre grossièrement raffiné ; le pain mal fait ; en définitive, rien n’est bon.

Voici quel est leur mode de nourriture : on déjeune à neuf heures du matin ; ce repas se compose de riz avec des oignons (cuits ou crus, on met des oignons partout), de mouton rôti, mais si salement, que jamais je n’ai pu en manger ; puis vient le chocolat. À trois heures, on sert, pour dîner, une olla podrida (puchero est le nom qu’on lui donne au Pérou) ; c’est un mélange confus d’aliments disparates ; bœuf, lard, mouton, bouillis avec du riz, sept, à huit espèces de légumes et tous les fruits qui leur tombent sous la main, tels que pommes, poires, pèches, prunes, raisins, etc. ; un concert de voix fausses, d’instruments discordants ne révolte pas davantage que ne le font la vue, l’odeur, le goût de cet amalgame barbare. Viennent ensuite des écrevisses, préparées avec des tomates, du riz, des oignons crus et du piment ; des viandes avec des raisins, des pêches et du sucre ; du poisson au piment ; de la salade avec des oignons crus, des œufs et du piment ; ce dernier ingrédient se trouve en profusion, avec quantité d’autres épices, dans tous leurs mets ; la bouche en est cautérisée ; pour les supporter, le palais doit avoir perdu sa sensibilité. L’eau est la boisson ordinaire. Le souper a lieu à huit heures ; les mets y sont de même espèce qu’au dîner.

Les convenances, dans le service et les usages de la table, ne sont pas mieux senties que les harmonies culinaires. Encore aujourd’hui, dans beaucoup de maisons, il n’y a qu'un verre pour tous les convives. Les assiettes, les couverts sont malpropres ; la saleté des esclaves n’en est pas seule cause ; tels maîtres, tels valets ; les esclaves des Anglais sont très propres. Il est de bon ton de faire passer, au bout de la fourchette, un morceau pris dans son assiette aux personnes auxquelles on veut faire une politesse. Les Européens se sont tellement révoltés contre cette coutume, qu’elle tombe maintenant en désuétude ; mais il n’y a que quelques années que les morceaux d’olla, de poisson, les ailes de poulets, dégouttant la sauce, circulaient autour de la table, portés au bout des fourchettes par les esclaves.

Comme tout est très cher, les dîners invités sont assez rares, et les invitations à des soirées ont prévalu sitôt que la mode s’en est introduite. Tous les dimanches, chez mon oncle, on donnait un dîner aux parents où les amis intimes étaient invités, et le soir on prenait du thé, du chocolat, des gâteaux. Les seules choses que j’aie trouvées bonnes à Aréquipa sont les gâteaux et les friandises que font les religieuses ; grâce à mes nombreuses relations, je n’en ai jamais manqué pendant mon séjour, ce qui m’a permis de faire de très bons petits goûters.

Les Aréquipéniens aiment beaucoup tous les genres de spectacles ; ils courent avec un égal empressement aux représentations théâtrales et religieuses. Le défaut total d’instruction leur en fait un besoin et les rend spectateurs faciles à satisfaire. La salle de spectacle est bâtie en bois, et si mal construite, qu’on n’y est pas à couvert de la pluie ; trop petite pour la population, il arrive souvent qu’on n’y peut trouver place. La troupe est cependant bien mauvaise ; elle se compose de sept à huit acteurs, rebuts des théâtres d’Espagne, et s’est renforcée, dans le pays, de deux ou trois Indiens ; elle joue toute espèce de pièces, comédies, tragédies, opéras ; estropie Lopez de la Vega, Galdéron, écorche la musique à donner des attaques de nerfs, le tout aux applaudissements du public. Je suis allée quatre à cinq fois à ce théâtre ; on y jouait la tragédie ; je remarquai qu’à défaut de manteaux, les acteurs se drapaient avec de vieux châles de soie.

Les combats de coqs, les danseurs de corde, les Indiens qui font des tours de force ; tous ces spectacles attirent la foule. Un acrobate français, avec sa femme, a gagné au Pérou trente mille piastres.

L’église péruvienne exploite, au profit de son influence, le goût de la population. Indépendamment des grandes processions qui se font aux fêtes solennelles, il ne se passe pas de mois sans qu’il ne s’en fasse dans les rues d’Aréquipa. Tantôt ce sont les moines gris, qui, le soir, font une procession pour les morts, et demandent pour les morts, et on leur donne pour les morts ; une autre fois, ce sont les dominicains, qui font, en l’honneur de la Vierge, leur promenade religieuse ; ensuite c’est pour l’enfant Jésus ; puis vient la kyrielle des saints ; c’est à ne jamais finir. J’ai dépeint la procession des fêtes solennelles ; je ne fatiguerai pas le lecteur de la description de celles dont les saints sont le prétexte ; on y étale moins de luxe, de pompe que dans la première ; mais le fond en est également burlesque, et les scènes d’indécentes bouffonneries, qui divertissent tant ce peuple, n’y sont pas moins scandaleuses ; toutes ces processions ont un trait de ressemblance ; les bons moines y demandent toujours, et toujours on leur donne.

C’est pendant la semaine sainte qu’ont lieu les grandes saturnales du catholicisme péruvien. Dans toutes les églises d’Aréquipa, on fait un énorme tas de terre et de pierres sur lequel on plante des branches d’olivier pour figurer le calvaire avec ses roches et ses arbres. Sur cette montagne factice, on donne, le vendredi saint, la représentation du supplice de Jésus. On le voit arrêté, flagellé et crucifié avec les deux larrons. C’est l’historique de la Passion, sans l’omission d’aucune circonstance, mis en action ; le tout accompagné de chants, de récitatifs : puis arrive la mort du Christ ; les cierges s’éteignent, les ténèbres règnent… ; les mœurs faciles de ce peuple entassé dans ces églises peuvent faire présumer ce qui se passe alors dans diverses parties de l’église… ; mais Dieu est miséricordieux et les moines, ses ministres, disposent de son absolution. La descente de croix est la seconde pièce : une foule confuse d’hommes, de femmes de races blanche, indienne et nègre assiègent le calvaire en poussant des cris lamentables ; bientôt, les arbres déracinés, les roches enlevées au sol sont dans leurs mains ; ils expulsent les soldats, s’emparent de la croix, en détachent le corps ; le sang découle des plaies de ce Christ de carton, les hurlements de la foule redoublent. Le peuple, les prêtres, la croix, les branches d’olivier, tout cela, pêle-mêle, fait un chaos, un tumulte, une confusion épouvantables qu’on n’imaginerait jamais devoir rencontrer dans le temple d’une religion quelconque ; et presque toujours, dans ces scènes de désordre, il y a des personnes plus ou moins grièvement blessées.

Le soir, on voit dans les rues les habitants aller faire des stations dans toutes les églises ; en s’y rendant, ils récitent leurs prières à haute voix. Les plus zélés se jettent à genoux, embrassent la terre ; d’autres se donnent de grands coups de poing dans la poitrine ; ceux-ci se mettent des haillons sur la tête ; ceux-là vont nu-pieds portant la croix sur le dos ; d’autres se chargent de pavés, et, dans chaque maison, ce sont des extravagances toutes plus insensées qu’une dévotion superstitieuse suggère à ces têtes exaltées. Ce n’est jamais dans leur conscience qu’ils cherchent leur devoir, mais dans le merveilleux de leurs croyances. Le moyen de ne pas se croire exempté des vertus sociales, lorsqu’on fait de pareils tours de force… : tels sont les résultats auxquels arrivent les religions qui isolent leur foi de la charité.

Le jour de Pâques, on fait des visites à toutes ses connaissances, et la conversation ne roule que sur les fêtes de la semaine sainte ; elle se résume en ceci : — « Eh bien ! mi señora, vous êtes-vous bien amusée ? c’était très bien à Santo-Domingo, à Santa-Rosa : ha ! cela m’a fait beaucoup de plaisir. – Et moi, señor, je n’ai rien trouvé d’aussi joli que les autres années ; la religion perd de sa splendeur : ce n’était pas gai du tout à la cathédrale ; à Santa-Cathalina, elles ne font plus de descente de croix ; et, à force de voir tous ces Sambos se battre pour avoir un morceau de croix, la chose m’a paru monotone : cela ne vaut pas la peine qu’on se donne pour suivre les stations. — Mi señora, le beau temps est passé, nos églises ne sont pas aussi riches qu’elles l’étaient ; les dames de Santa-Cathalina dépensent leur argent à acheter des pianos importés de France et ne font plus de descente de croix. »

Le dimanche, à la messe, les hommes se tiennent tous debout, parlent entre eux en riant, ou regardent les jolies femmes qui sont à genoux devant eux, à moitié cachées dans leur mantille. Les femmes elles-mêmes sont très distraites, n’ont jamais de livre ; tantôt elles regardent le costume de leur voisine, ou parlent à leurs négresses placées derrière elles ; on les voit parfois nonchalamment couchées sur leur tapis, dormant ou faisant la conversation.

Les moines qui disent la messe sont toujours salement mis ; les pauvres Indiens qui la servent sont nu-pieds et à demi vêtus. La musique, dans toutes ces églises est quelque chose d’affreux : deux violons et des espèces de musettes se joignent à l’orgue ; tous ces instruments sont tellement discordants, les chants qu’ils accompagnent, souvent faux, ont toujours si peu d’ensemble, qu’il est impossible de rester un quart d’heure à les entendre sans en éprouver une irritation de nerfs pour toute la journée. En Europe, les beaux-arts couvrent, au moins, d’un brillant vernis l’insipide stérilité des cérémonies. Du reste, au Pérou, ce n’est guère que comme lieux de réunion que les églises sont fréquentées.

Le degré de civilisation auquel un peuple est parvenu se reflète dans tout. Les amusements du carnaval ne sont pas plus décents, à Aréquipa, que les farces et bouffonneries de la semaine sainte.

Il y a des gens qui, pendant toute l’année, s’occupent à vider des coquilles d’œufs, ils en font commerce ; quand arrive le carnaval, ils remplissent ces coquilles de diverses couleurs : rose, bleue, verte, rouge, et puis bouchent l’ouverture avec de la cire. Les dames se munissant d’un panier de ces œufs, et, vêtues de blanc, vont s’asseoir sur le dôme de leur maison ; de là elles s’amusent à lancer ces œufs sur les personnes qui passent dans la rue. Les passants, soit à pied ou à cheval, sont toujours pourvus des mêmes projectiles et ripostent à leurs agresseurs ; mais, pour rendre le jeu plus gentil, on remplit aussi ces œufs d’encre, de miel, d’huile, et quelquefois des choses les plus dégoûtantes ; plusieurs individus ont eu l’œil crevé à ce combat d’une nouvelle espèce ; on m’en a montré trois ou quatre à qui cet accident était arrivé, et, malgré ces exemples, les Aréquipéniens conservent pour ce jeu un goût de fureur. Les jeunes filles font parade des nombreuses souillures de leur robe et se montrent vaines de ces étranges marques de galanterie. Les esclaves participent aussi à ces amusements : ils se jettent de la farine, ce mode d’attaque est plus économique ; aussi beaucoup de gens en font usage. Toutes ces négresses avec leur peau noire, leurs cheveux crépus, barbouillées de farine, sont hideuses ! Le soir, on se réunit dans des bals où les danses les plus indécentes sont exécutées ; beaucoup de personnes portent des déguisements bizarres ; mais il n’y a aucun costume de caractère ; ces divertissements durent toute une semaine.

De ces œufs immondes au déluge de dragées qui inondent les passants dans les rues de Rome, de ces grossiers amusements aux masques de l’Italie, il y a la même distance que des comédies burlesques qu’offrent les églises d’Aréquipa pendant la semaine sainte, de la musique barbare qu’on y entend, des misérables croûtes, des sauvages ornements dont elles sont décorées, aux majestueuses cérémonies, à la ravissante musique, aux magnifiques productions des arts, à tous ces brillants et poétiques prestiges avec lesquels Rome soutient encore sa religion vermoulue.

La population d’Aréquipa, en y comprenant celle des faubourgs, s’élève de trente à quarante mille âmes ; on peut considérer qu’elle se compose d’à peu près un quart de blancs, un quart de nègres ou métis, et moitié d’Indiens. Au Pérou, comme dans toute l’Amérique, l’origine européenne est le grand titre de noblesse ; dans le langage aristocratique du pays, on appelle blancs ceux dont aucun des ascendants n’est Indien ou nègre ; j’ai vu plusieurs dames qui passaient pour blanches, quoique leur peau fût couleur pain d’épices, parce que leur père était né dans l’Andalousie ou le royaume de Valence. La population libre forme donc trois classes provenant de trois races bien distinctes : européenne, indienne, nègre ; dans la dernière classe, sous la dénomination de gens de couleur, sont confondus les nègres et les métis des trois races. Quant aux esclaves, de quelque race qu’ils soient issus, la privation de la liberté établit entre eux l’égalité du malheur.

Depuis quatre ou cinq ans, il s’est opéré de grands changements dans les usages et habitudes du Pérou ; la mode de Paris y a pris le sceptre : il ne reste plus que quelques riches et antiques familles qui se montrent rebelles à son empire, vieux arbres que la sève abandonne et qui subsistent encore, comme les cachots de l’Inquisition, pour indiquer le point d’où l’on est parti. Les costumes des classes élevées ne diffèrent en rien de ceux d’Europe ; hommes et femmes y sont habillés de même qu’à Paris ; les dames en suivent les modes avec une exactitude scrupuleuse, sauf qu’elles vont nu-tête, et qu’à l’église l’usage veut toujours qu’elles aillent en noir, avec la mantille, dans toute la sévérité du costume espagnol. Les danses françaises se substituent au fandango, boléro, et aux danses du pays que la décence réprouve. Les partitions de nos opéras se chantent dans les salons ; enfin, on en est venu jusqu’à lire des romans : encore quelque temps, et ils n’iront à la messe que lorsqu’on leur y fera entendre de la bonne musique. Les gens aisés passent leur temps à fumer, lire les journaux et jouer au pharaon. Les hommes se ruinent au jeu, les femmes en toilette.

Les Aréquipéniens ont, en général, beaucoup d’esprit naturel, une grande facilité d’élocution, une mémoire heureuse, un caractère gai, les manières nobles ; ils sont faciles à vivre et essentiellement propres aux intrigues. Les femmes d’Aréquipa, ainsi que celles de Lima, m’ont paru bien supérieures aux hommes ; elles ne sont pas aussi jolies que les Liméniennes, ont d’autres habitudes et leur caractère diffère aussi. Leur maintien, digne et fier, impose ; il pourrait, à la première vue, les faire supposer froides, dédaigneuses ; mais, quand on les connaît, la finesse de leur esprit, la délicatesse de leurs sentiments, enchâssées dans cet extérieur grave, en reçoivent un nouveau prix et impressionnent plus vivement. Elles sont sédentaires, laborieuses, ne ressemblant nullement aux Liméniennes, que l’intrigue ou le plaisir attirent constamment hors de chez elles. Les dames d’Aréquipa font leurs chiffons elles-mêmes, et cela avec une perfection qui surprendrait nos marchandes de modes. Elles dansent avec grâce et décence, aiment beaucoup la musique et la cultivent avec succès ; j’en connais quatre ou cinq dont les voix fraîches, mélodieuses, seraient admirées dans les salons de Paris.

Le climat d’Aréquipa n’est pas sain ; les dyssenteries, les maux de tête, les affections nerveuses et surtout les rhumes y sont très fréquents. Les habitants ont aussi la manie de se croire toujours malades ; c’est le prétexte qu’ils donnent à leurs voyages perpétuels ; l’activité de leur imagination, jointe au défaut d’instruction, explique cette fureur locomotive. Ce n’est qu’en changeant de lieu qu’ils peuvent alimenter leur pensée, avoir de nouvelles idées, éprouver d’autres émotions. Les dames, particulièrement, vont et viennent des bourgades de la côte, telles qu’Islay, Camana, Arica, où elles prennent des bains de mer, aux sources d’eaux minérales. Il y a plusieurs de ces sources dans les environs d’Aréquipa, dont les propriétés sont très renommées ; celle d’Ura opère des cures merveilleuses ; l’eau en est verte et chaude à brûler. Il n’est rien de plus sale, de plus incommode que les lieux de la côte et de l’intérieur où se rende la bonne société pour prendre des bains ; néanmoins ils sont tous très fréquentés : on dépense beaucoup d’argent pour y faire un séjour de trois semaines ou d’un mois.

Les femmes d’Aréquipa saisissent avec empressement toutes les occasions de voyager, dans n’importe quelle direction, en Bolivie, au Cuzco, à Lima, au Chili ; et la dépense ou les extrêmes fatigues ne sont jamais motifs à les arrêter. C’est à ce goût pour les voyages que je serais tentée d’attribuer la préférence que les jeunes filles donnent aux étrangers. En épousant un étranger, elles espèrent voir le pays où il est né, la France, l’Angleterre, l’Italie ; réaliser un voyage dont le rêve a longtemps souri à leur imagination ; et cette perspective donne à ces unions un charme tout particulier, lorsque souvent elles n’en auraient aucun par elles-mêmes. Les idées de voyage mettent la langue française en vogue parmi les dames ; beaucoup l’apprennent dans l’espoir d’en avoir besoin un jour ; en attendant, elles en jouissent par la lecture de quelques uns de nos bons ouvrages, et, tout en développant leur belle intelligence, elles supportent avec moins d’ennui la monotonie de la vie qu’offre le pays. Tous les hommes bien élevés savent aussi le français.

Le Panthéon, beau cimetière nouvellement construit, est à deux lieues de la ville ; il est situé sur la pente d’une colline, en face du volcan, et occupe un très vaste espace. De loin, rien de plus bizarre, de plus mélancolique que la vue des hautes murailles blanches et dentelées qui l’entourent. Sur la hauteur de ces murailles sont disposés trois rangs de niches pratiquées dans l’épaisseur. Les cercueils sont déposés dans ces niches, dont l’entrée se ferme au moyen d’une pierre scellée ; c’est sur cette pierre que les parents du défunt associent leur vanité au néant de la tombe. On lit, sur des plaques de marbre, de bronze, écrit en lettres d’or : « Ici, repose l’illustre maréchal, le célèbre général, le vénérable curé. » D’autres épitaphes, d’une exécution moins riche, font une longue énumération des vertus des défunts ; on n’y rencontre, comme dans tous les cimetières du monde, que de bons pères, des épouses chéries, de tendres mères etc. ; c’est ainsi que la passion du moment dictant nos paroles, nous exagérons, dans l’individu mort, les vertus que nous avons méconnues pendant sa vie. Les pauvres ont une fosse commune, fermée de la même manière lorsqu’elle est remplie. Les corps des protestants ne sont pas admis dans ce cimetière. Ce n’est que depuis peu d’années qu’on n’enterre plus dans les églises ; certaines gens en murmurent et achètent des couvents, à chers deniers, une place dans leur église. C’est ainsi que ma grand’mère a son tombeau à Santo-Domingo ; avec de l’argent, on se dispensa aussi facilement, dans ce pays, des prescriptions de la loi que de celles de la religion ; les rachats des dernières sont cependant à meilleur compte.

À Aréquipa, la mort des gens aisés ne réjouit pas seulement leurs héritiers ; les moines y trouvent encore l’occasion de vendre, à prix élevés, leurs robes grises, noires, blanches, carmélites etc., pour ensevelir le défunt. Il est d’usage et de bon ton de se faire enterrer dans un habit de moine ; aussi ces saints personnages ont-ils, presque toujours, des robes neuves qui contrastent avec la malpropreté du reste de leur costume. Aussitôt que le moribond est expiré, on le revêt, n’importe son sexe, de l’habit d’un de ces religieux ; il reste ainsi vêtu et visage découvert, étendu sur son lit, durant trois jours : pendant ce temps se font des visites de condoléance ; les parents, les plus éloignés tiennent le deuil, c’est à dire restent dans la pièce où est le mort pour recevoir les visiteurs. Ceux-ci, hommes ou femmes, sont en deuil ; ils font, en entrant, un salut grave aux parents, qui sont sur une estrade, puis vont s’asseoir dans un coin ou se mettent en prières. On porte le corps à bras à l’église, et c’est aussi à bras qu’après la cérémonie on le porte hors de la ville ; de là, il est transporté, sur un tombereau, au cimetière.

Il n’y a pas de voitures à Aréquipa ; anciennement, les grands personnages se faisaient porter dans une chaise à bras. Il y en a une chez mon oncle, qui servait à ma bonne maman, et dont il se sert lui-même quand il est malade. Elle ressemble aux chaises à porteurs qui existaient en France avant la révolution. Tout le monde va à cheval ou à mule. Les ânes ne sont destinés qu’à porter des fardeaux dans les montagnes. Les Indiens emploient les llamas[12] à cet usage.

Le llama est la bête de somme des Cordillères ; c’est avec lui que se font tous les transports, et l’Indien s’en sert pour commercer avec les vallées. Ce gracieux animal est très intéressant à étudier. C’est le seul des animaux que l’homme s’est associé, qu’il n’a pu réussir à avilir. Le llama ne se laisse ni battre ni mal mener ; il consent à se rendre utile, mais c’est à condition qu’on l’en prie et non qu’on le lui commande. Ces animaux ne vont jamais qu’en troupes ; elles sont plus ou moins nombreuses et conduites par des Indiens qui marchent à une grande distance en avant des llamas. Si la troupe se sent fatiguée, elle s’arrête, et l’Indien s’arrête aussi. Quand la station se prolonge, l’Indien inquiet, voyant le soleil baisser, se décide, après avoir pris toutes sortes de précautions, à supplier ses bêtes de continuer leur route. Il se met à cinquante ou soixante pas de la troupe, prend une attitude humble, fait de la main un geste des plus caressants à ses llamas, leur adresse des regards tendres, en même temps qu’il crie d’une voix douce et avec une patience que je ne pouvais me lasser d’admirer : ic-ic-ic-ic-ic-ic ; si les llamas sont disposés à se remettre en route, ils suivent l’Indien en bon ordre, d’un pas égal et vont fort vite, leurs jambes étant très longues ; mais, lorsqu’ils sont de mauvaise humeur, ils ne tournent seulement pas la tête du côté de la voix qui les appelle avec tant d’amour et de patience. Ils restent immobiles, serrés les uns contre les autres, tantôt debout, tantôt couchés et regardant le ciel avec des regards si tendres, si mélancoliques, qu’on croirait vraiment que ces étonnantes créatures ont conscience d’une autre vie, d’une phase d’existence meilleure. Leur grand cou, qu’ils portent avec une gracieuse majesté, les longues soies de leur robe toujours propres et brillantes, leurs mouvements souples et craintifs donnent à ces animaux une expression de noblesse et de sensibilité qui commande le respect. Il faut bien qu’il en soit ainsi, puisque les llamas sont les seuls animaux au service de l’homme que l’on n’ose pas frapper. S’il arrive (chose bien rare) qu’un Indien dans sa colère, veuille exiger par la force ou même la menace ce que le llama ne veut pas faire de bonne volonté, dès que l’animal se sent rudoyer de paroles ou de gestes, il redresse sa tête avec dignité ; et, sans chercher à fuir pour échapper aux mauvais traitements (le llama n’est jamais attaché ou entravé), il se couche, tourne ses regards vers le ciel : de grosses larmes coulent en abondance de ses beaux yeux, des soupirs sortent de sa poitrine, et dans l’espace d’une demi-heure ou trois quarts d’heure au plus, il expire. Heureuses créatures ! qui se dérobent, avec tant de facilité, à la souffrance par la mort. Heureuses créatures ! qui semblent n’avoir accepté la vie que sous la condition qu’elle serait douce ! Ces animaux, offrant le seul moyen de communication avec les Indiens des montagnes, sont d’une grande importance commerciale ; mais on serait tenté de croire que la révérence presque superstitieuse dont ils sont l’objet ne part pas uniquement du sentiment de leur utilité. J’en ai vu quelquefois trente ou quarante intercepter le passage dans une des rues les plus fréquentées de la ville ; les passants arrivés près d’eux les regardaient avec timidité et rebroussaient chemin. Un jour il en entra une vingtaine dans la cour de notre maison, ils y restèrent six heures : l’Indien se désespérait : nos esclaves ne pouvaient plus faire leur service : n’importe, on supporta l’incommodité que ces animaux, causaient, sans que personne songeât seulement à leur adresser un regard de travers. Enfin les enfants mêmes, eux qui ne respectent rien, n’osent toucher les llamas. Quand les Indiens veulent les charger, deux d’entre eux s’approchent de l’animal, le caressent et lui cachent la tête, afin qu’il ne voie pas qu’on lui met un fardeau sur le dos ; s’il s’en apercevait, il tomberait mort ; il faut en agir de même pour le décharger. Si le fardeau excédait une certaine pesanteur, l’animal se jetterait immédiatement à terre et mourrait. Ces animaux sont d’une grande sobriété : une poignée de maïs suffit pour les faire vivre trois ou quatre jours. Ils sont néanmoins très forts, gravissent les montagnes avec beaucoup d’agilité, supportent le froid, la neige et toute espèce de fatigues. Ils vivent longtemps ; un Indien m’a dit en avoir un qui avait trente-quatre ans. Nul autre homme que l’Indien des Cordillières n’aurait assez de patience, de douceur pour utiliser le llama. C’est sans doute de cet extraordinaire compagnon, donné par la Providence à l’indigène du Pérou, qu’il a appris à mourir quand on exige de lui plus qu’il ne veut faire. Cette force morale, qui nous fait échapper à l’oppression par la mort, si rare dans notre espèce, est très commune parmi les Indiens du Pérou, ainsi que j’aurai souvent l’occasion de le remarquer.

Comme on a dû le voir, la vie d’Aréquipa est des plus ennuyeuses ; elle l’était pour moi surtout, qui suis d’une activité incessante ; je ne pouvais me faire à cette monotonie.

La maison de M. Le Bris était la seule où je trouvais quelques distractions. Tous ces messieurs me témoignaient le plus tendre intérêt, et s’empressaient de m’être agréables. Chaque fois qu’il arrivait un étranger à Aréquipa, M. Viollier venait ainsi m’en prévenir, et, m’en faisait le portrait, me demandant si je désirais qu’il me fût présenté ; j’acceptais ou refusais, selon que les personnages excitaient ma curiosité.

Je vis chez M. Le Bris beaucoup de voyageurs, officiers de marine ou commerçants. Je ne parlerai toutefois que d’un seul qui n’appartenait à aucune de ces deux classes. M. le vicomte de Sartiges, que j’y rencontrai, était secrétaire d’ambassade à Rio-Janeiro ; ayant obtenu de M. de Saint-Priest, alors ambassadeur au Brésil, un congé de six mois pour aller visiter le Pérou, il y était venu sur la Thisbé, commandée par M. Murat.

Je n’ai jamais tant ri que le jour où Viollier vint m’annoncer l’arrivée de M. de Sartiges, qui s’était installé dans la chambre de M. Le Bris, absent en ce moment, et comptait rester quinze jours en ville.

M. Viollier est Suisse à Aréquipa comme il l’était à Bordeaux. Les émanations du volcan n’ont eu aucune influence sur sa belle et robuste constitution. Il est gras et frais comme s’il n’était jamais sorti de ses montagnes : bon, simple, parlant peu, ne quittant jamais son flegme, mais jugeant tout avec un sens droit et un calme que je ne me lassais pas d’admirer.

— Oh ! mademoiselle, me dit-il, quel singulier personnage m’a envoyé M. Le Bris ! D’honneur, je ne sais ce que c’est. À voir sa jolie petite personne si frêle, si délicate, sa charmante figure toute rose, ses beaux cheveux blonds si bien bouclés, à examiner ses mains blanches et potelées, à entendre le son de sa douce voix, sans hésiter on affirmerait que le vicomte de Sartiges n’est autre chose qu’une femme. Je vous assure que je l’ai cru d’abord ; mais si je le juge d’après ses discours, ce doit être un homme, et un homme bien dangereux pour les femmes. En arrivant hier au soir, au lieu de se reposer, il se mit à me parler jusqu’à une heure du matin. Le principal objet de cette longue conversation fut de s’enquérir si la ville renfermait beaucoup de jolies femmes ; si ces jolies femmes étaient mariées ou demoiselles ; quel serait le moyen de s’introduire auprès d’elles ; et ainsi de suite : ce fut le sérieux de l’entretien. La brève attention qu’il donna à tout le reste me parut également étrange. Enfin, mademoiselle, ce jeune homme ou cette jeune femme est pour moi extraordinaire, inexplicable, et j’ai recours à vous, afin que vous m’aidiez à l’étudier.

Le soir, M. de Sartiges vint me voir. Le bon M. Viollier ne disait rien, écoutait le vicomte de toutes ses oreilles, et ses regards m’interrogeant semblaient dire : Qu’en pensez-vous ? est-ce un homme ou une femme ?

J’avoue que moi-même j’étais très embarrassée et n’aurais pu répondre à cette question. L’enveloppe de ce vicomte ressemblait à celle de ces jeunes Anglaises que nous rencontrons quelquefois sur nos promenades, à ces ravissantes créatures dont les beaux yeux bleus, les célestes regards, les petits traits de vierge, le teint blanc et rose, les cheveux aux reflets d’or le disputent aux anges de Raphaël. Ce jeune homme n’avait pas de barbe, pas de favoris ; seulement une imperceptible moustache blonde garnissait sa lèvre supérieure : ses membres fluets, sa taille fine, sa poitrine légèrement rentrée, annonçaient chez lui une extrême faiblesse d’organisation. La mise de ce petit sylphe était en harmonie avec sa gentille personne.

Un joli pantalon gris à guêtres d’une étoffe soyeuse, une redingote noire descendant à mi-cuisses, à large collet de velours, une cravate de velours noir faisant ressortir son beau linge, des gants jaunes, une petite badine dans une main, dans l’autre un lorgnon retenu autour du cou par une chaîne en cheveux d’un beau noir, telle était la toilette du jeune diplomate. Si, en le voyant, on avait peine à distinguer à quel sexe il appartenait, en l’écoutant la chose devenait plus perplexe encore. Sa voix avait un charme inexprimable ; ses yeux se baissaient avec une candeur qu’il est bien rare de rencontrer dans un homme. Sa conversation était bizarre, très variée et remplie de traits d’originalité ; il professait pour toutes les dames une admiration qui le dispensait d’avoir de l’amour pour aucune. – D’ailleurs, disait-il, je ne crois plus à l’amour. – Il avait vingt-deux ans : oui, vingt-deux printemps seulement avaient passé sur cette tête encore imberbe, et dans si peu de temps le moral avait atteint la décrépitude. Le jeune vicomte ressemblait à ces vieillards qui ont épuisé la vie et n’ont plus rien à apprendre en restant sur la terre. Déjà il avait été attaché aux ambassades de Naples et d’Angleterre, et avait eu, dans ces deux pays, de ces grandes aventures amoureuses qui, blasant le cœur, tarissent la source des plus chères illusions. Avide de sensations nouvelles, il éprouvait un besoin incessant de voir. À peine arrivé à Rio-Janeiro, il avait voulu voir au delà. Les glaces du cap Horn avaient tenté sa curiosité, et, sans tenir aucun compte de la fragilité de sa chétive enveloppe, il s’était exposé, avec sa faible poitrine, à l’affreux hiver des mers polaires. Arrivé à Valparaiso, avec une toux sèche et dans un état d’extrême maigreur, il s’était néanmoins livré aux plaisirs et, après être resté quelque temps au Chili à mener la vie des marins à terre, lassé des belles Chiliennes, il avait voulu connaître les Péruviennes. Cet enfant-vieillard ressemble beaucoup au colibri, qui voltige successivement à l’extrémité de toutes les branches d’un arbre sans se poser sur aucune, ou, comme diraient les fouriéristes, la papillonne[13] est sa dominante.

M. de Sartiges fit fureur parmi les dames d’Aréquipa ; c’était à qui d’entre les plus jolies aurait une mèche de ses blonds cheveux. Quand il passait dans la rue, on se mettait sur la porte pour voir le joli Français aux cheveux blonds[14]. Les plus jolies femmes de ma société enviaient mon bonheur de pouvoir parler avec le vicomte : quelques unes d’entre elles me demandaient dans leur naïveté : — Que vous dit donc ce charmant vicomte ? vous parle-t-il d’amour ?… — Non, mesdames, M. de Sartiges ne me parle pas d’amour, ce qui me fait attacher beaucoup plus de prix à ses fréquentes visites.

M. de Sartiges ne vivait en apparence que pour de frivoles jouissances ; cependant il recherchait l’instruction partout où il espérait la rencontrer. Il mettait bien ses plaisirs en première ligne ; mais, chemin faisant, il recueillait çà et là des renseignements sur les pays qu’il parcourait. Il prenait beaucoup de notes, questionnait les personnes capables, et donnait à l’examen des choses une attention assez soutenue. M. Viollier ne revenait pas de son étonnement ; il ne pouvait concevoir comment ce petit être s’exposait volontairement aux plus rudes fatigues, les supportait avec courage et bravait toute espèce de danger, uniquement pour satisfaire sa fantaisie de voir du pays. M. Viollier ne put jamais s’expliquer non plus comment cette vie errante, pénible, n’avait changé en rien, ni même modifié le caractère, les goûts et les habitudes du vicomte. M. de Sartiges trouvait charmant de coucher en plein air, par terre, sur un sac, au milieu d’une pampa ; et, pendant tout son séjour chez M. Le Bris, il ne cessa de se plaindre de la dureté des sièges en usage à Aréquipa. Au dîner, on mettait sur sa chaise un tapis plié en quatre. Il se plaignait aussi de la nourriture : on ne savait pas faire le thé, les glaces ne valaient rien ; mais ce qui le désespérait, ce qui le rendait réellement malheureux, c’est que les blanchisseuses du pays ne savaient pas repasser son linge à son gré. Le vicomte avait auprès de lui, pour le servir, non un domestique, mais une espèce de Michel-Morin, qu’il appelait son homme. C’était un ancien militaire, robuste, adroit, intelligent, sachant un peu de tout. Mon cousin Althaus, qui leur avait fait une carte de route pour se rendre au Cuzco, prétendait que le serviteur en savait plus que le maître, et, pour cette raison, il avait nommé celui-là le Baron. Je n’ai jamais parlé à ce dernier.

M. de Sartiges resta trois semaines à Aréquipa. Chacun s’empressa de le fêter le mieux qu’il put. Nous nous réunîmes en grande cavalcade, afin de lui faire voir le peu de choses curieuses qui se trouvent aux environs de la ville. On lui donna des bals, des dîners, et, en somme, je ne pense pas qu’il dut être mécontent de la réception qu’on lui fit. Il partit pour le Cuzco chargé de lettres de recommandation, et j’ai eu le plaisir d’apprendre que la connaissance de M. Miota, pour qui je lui donnai une lettre, lui avait été très agréable.

Pendant le séjour de M. de Sartiges à Arequipa, vint de Lima un de mes cousins par alliance, l’homme le plus original que j’aie rencontré de ma vie, M. d’Althaus, dont j’ai déjà parlé. Dès la première entrevue, nous fûmes amis. Althaus est Allemand, mais parle français dans la perfection, ayant passé en France une grande partie de sa vie. À partir du moment de son arrivée, je n’eus plus de temps de reste. Sa conversation me plaisait si fort, j’y trouvais tant d’occasions de m’instruire que je profitai de ses dispositions pour prolonger avec lui d’interminables causeries. Comme sa femme, ainsi que ses enfants et ses domestiques, étaient chez mon oncle, à Camana, il venait manger avec moi chez ma cousine, en sorte que nous ne nous quittions pas. Althaus a une manière de parler des personnes et des choses qui est tout à fait à lui. En espagnol, qu’il parle très bien, comme en français, il trouve des mots qui peignent, caractérisent, et qu’on cite ensuite comme des proverbes. Il fut de toutes nos parties avec M. de Sartiges, et tout ce qu’il me disait au sujet de ce jeune homme-femme était digne de remarque. — En résumé, me disait-il un jour, je vois, ma chère Flora, que depuis quinze ans que j’ai quitté la France, votre jeunesse n’a pas été en s’améliorant. De mon temps, j’ai vu des jeunes gens de l’âge de M. de Sartiges, qui déjà avaient deux épaulettes, et s’étaient trouvés à dix affaires ; de ces beaux garçons forts, robustes, qui résistaient au froid et au chaud, à la faim et à la soif, à toute espèce de fatigues. C’étaient là des hommes ! Mais des mauviettes comme votre vicomte, qu’on prendrait pour de petites marquises déguisées, je vous le demande, de quelle utilité peuvent-elles être à leur pays ? Sans doute cela est gentil ; mais est-ce avec des poupées de cette nature que vous comptez faire marcher la civilisation ?

— Althaus, vous ne faites cas que de la force physique.

— C’est que la force physique entraîne toujours avec elle la force morale. Très certainement vous ne rencontrerez jamais dans une chétive enveloppe de femmelette un César, un Pierre le Grand, un Napoléon.

– Il faut croire, cousin, que les habitudes de jeunesse sont bien fortes, puisque votre bon sens naturel et vos connaissances scientifiques n’ont pu déraciner en vous les goûts du soldat.

– Cousine, vous êtes charmante, quand vous vous révoltez contre les soldats. Mais, dites-moi, qu’espérez-vous donc de votre jeune France ? fera-t-elle jamais rien qui puisse approcher des grandes choses effectuées par les soldats de l’empire ?

On peut juger, par ce peu de mots, de la tournure d’esprit de mon cousin Althaus. L’homme a disparu dans la profession. Soldat avant tout, il réalise complètement l’officier de fortune de Walter-Scott. Encore quelques années, et le type ne s’en retrouvera plus en Europe.

Althaus fait la guerre depuis l’âge de dix-sept ans ; il a servi comme officier du génie dans les armées françaises et dans celles des alliés. La profession des armes est, à ses yeux, la première, celle à laquelle toutes les autres doivent être subordonnées ; il l’exerce par goût, s’intéressant au combat, quoique indifférent à la cause pour laquelle on se bat. Il aime la guerre pour elle-même, et s’enrôle avec celui qu’il croit le plus habile. Après les événements de 1815, il resta au service de l’Allemagne : il y avait un très beau grade, de bons appointements, et aurait pu mener joyeuse vie dans toutes les garnisons ; mais son activité guerrière ne pouvait s’accommoder du repos ; il lui fallait l’occasion d’exercer son art, le jeu des batailles, les fortes émotions que font naître les chances de succès et de revers, la joie du triomphe ou l’enseignement de la défaite. Pendant trois ans il attendit les querelles des rois, accueillant jusqu’aux plus faibles rumeurs qui pouvaient faire présager la guerre, bien décidé à y prendre part et à se rallier au drapeau que paraîtrait devoir favoriser la fortune ; mais voyant que les efforts des journalistes pour provoquer des reprises d’hostilité étaient vains, que les chefs des peuples, moins par modération que par impuissance, persistaient à rester en paix et que, pour longtemps encore, la jeunesse en Europe se trouvait condamnée à végéter auprès de ses foyers, Althaus se décida à quitter un pays sur lequel, disait-il, la malédiction de Dieu semblait être tombée. Il donna sa démission, quitta sa famille, dont il était tendrement aimé, et en véritable aventurier vint au Pérou chercher les chances des combats.

Arrivé à Lima, Althaus se présenta au chef du gouvernement, et, sans autre recommandation que sa bonne mine, ses allures martiales, il fut reçu avec distinction et employé selon ses désirs. Accoutumé aux proportions gigantesques des guerres de l’empire, Althaus n’aurait pu s’imaginer qu’on songeât à entrer en campagne avec une armée au-dessous de cinquante mille hommes ; aussi fut-il cruellement désenchanté quand on lui dit que le corps d’armée dont on lui confiait le commandement se composait de huit cents hommes ! Lorsqu’il vit ces soldats péruviens mal équipés, sans aucune notion de tactique ni de discipline militaires, lâches et sans presque aucune des vertus du guerrier, le pauvre Althaus resta pétrifié, et crut qu’on voulait se moquer de lui. Le malheureux fut tenté d’abandonner l’Amérique et d’accourir aux champs de la Grèce, où il avait appris que la guerre existait entre la croix et le croissant. Je ne sais sous laquelle des deux bannières mon brave cousin se serait décidé à se ranger ; mais Althaus abhorre la mer. Il avait beaucoup souffert dans le voyage qu’il venait de faire, et l’immense distance qui sépare le pays des Hellènes de celui des Incas lui fit craindre de n’arriver que pour être témoin de la fin de la lutte. Il se résigna donc à rester au Pérou ; et, réfléchissant que, dans ce pays nouveau, ses talents d’ingénieur pouvaient recevoir une grande variété d’emplois, il proposa au gouvernement de lever le plan topographique du territoire, et de se charger de tous les travaux d’art qu’on jugerait convenable d’entreprendre. Sa proposition fut acceptée ; il resta attaché à l’armée péruvienne en qualité de colonel du génie, fut nommé ingénieur et géographe en chef de la république et chargé de l’exécution de la carte du Pérou : on lui alloua 600 piastres par mois (3000 fr.), indépendamment de ses frais de voyage. Il eut deux aides de camp attachés à sa personne comme chef du génie militaire, et deux aides-géographes pour les travaux topographiques. Il y avait quatorze ans qu’Althaus habitait le Pérou ; il s’était trouvé à toutes les affaires sans avoir jamais reçu dans aucune la plus légère blessure. En 1825, il vint, à la suite de Bolivar, à Aréquipa, et alla loger chez mon oncle Pio, qu’il connaissait beaucoup. Il y connut ma cousine Manuela de Florez, fille d’une sœur de mon père, en devint amoureux, se fit aimer de la jeune fille et, surmontant une légère opposition, il l’obtint de mon oncle, tuteur de Manuela, qui était orpheline. Althaus épousa ma cousine en 1826. Ils avaient, quand j’étais au Pérou, trois enfants, deux fils et une fille.

Althaus a toutes les vertus qui honorent l’homme ; il les tient de son cœur et de son éducation : il a en même temps des défauts qui paraissent inconciliables avec ses qualités et qu’on doit attribuer au long exercice de sa profession. On accuse mon cousin d’être dur ; on lui reproche la sévérité de ses exigences, la rigueur des châtiments dont il use envers ses soldats et ses subordonnés. Je suis bien loin d’excuser de pareils défauts, mais je ferai remarquer toutefois qu’il faudrait qu’un vétéran des armées d’Allemagne fut plus qu’un ange pour n’être pas dur, violent même, ayant des Péruviens à commander, et qu’il serait à désirer, pour le progrès de la civilisation, que le Pérou eût des hommes de la trempe d’Althaus, à la tête de tous les services publics. Obligeant à l’égard de tout le monde, mon cousin aime à rendre service, et en a rendu même à ses ennemis : il est charitable aux pauvres, généreux envers tous ceux qui l’entourent, bon père, bon époux, quoique parfois un peu brusque, et idolâtre de ses enfants. Très laborieux, il a, pour toutes ses recherches, études et travaux de toute nature, une patience extrême. Il possède une rare intelligence, des connaissances profondes et presque universelles. Son esprit est sardonique à l’excès ; la franchise, la bizarrerie de ses expressions, dépassent tout ce qu’on pourrait en dire. Il se rit de tout, voit toujours le côté plaisant, et saisit le ridicule des choses et des personnes avec tant de justesse, le manifeste avec tant de liberté, que les plus braves en frémissent. Althaus n’est pas aimé : il est trop sévère dans l’exercice de ses devoirs et a froissé trop d’amours-propres. On le redoute tellement que souvent on se détourne de son chemin pour éviter sa rencontre. Althaus avait alors quarante-huit ans : son physique est tout allemand, blond, gras et fort ; c’est un homme carré, infatigable, ponctuel à tous ses devoirs et d’une grande loyauté dans toutes ses relations.

Althaus évitait avec soin de me parler du motif de mon voyage, s’en reposant à cet égard sur don Pio, qui, par suite d’une longue habitude, traitait toutes les affaires de la famille. Mon oncle avait administré pendant quarante ans, la fortune de ma grand’mère, et, lors de la reddition de ses comptes et de partage de la succession, Althaus, franc militaire, peu versé en matière d’intérêts, ayant affaire à un homme de la force de mon oncle, n’eut pas la meilleure part. Il fut lésé en tout ; il se plaignait, entre autres choses, que toutes les bonnes terres de Camana se trouvaient dans le lot de mon oncle, tandis que les mauvaises avaient été laissées pour les parts de Manuela et de la fille de ma cousine Carmen.

De Camana, mon oncle s’était rendu à Islay pour y prendre les bains de mer. Il me fut évident qu’il affectait en différant, sous divers prétextes, son retour à Aréquipa, de montrer ostensiblement qu’il ne me craignait pas. Depuis trois mois, j’habitais sa maison, je l’attendais. Enfin il m’annonça son départ d’Islay, m’invitant à venir à sa rencontre, si cela me convenait, jusqu’à sa maison de campagne, où il comptait s’arrêter.

J’allais donc voir cet oncle sur lequel reposaient maintenant toutes mes espérances, l’homme, qui devait tout à mon père, son éducation, son avancement et, par suite, ses succès dans le monde ! Quel accueil allait-il me faire ? quelle sensation éprouverais-je à sa vue ? À cette pensée mon cœur battait avec violence : dans ma . jeunesse, j’avais tant aimé cet oncle, que mon imagination me représentait comme un second père, j’avais tant souffert lorsque ma mère m’avait dit : « Votre oncle Pio vous a abandonnée, » que je ne pensais jamais à lui sans ressentir la plus vive émotion.

Le 3 janvier, vers quatre heures de l’après-midi, je montai à cheval, accompagné de mon cher cousin Emmanuel, d’Althaus, du bon M. Viollier, mes trois intimes, et suivie d’une foule d’autres personnes, venant plutôt pour satisfaire leur curiosité que par intérêt pour moi ou par prévenance pour don Pio de Tristan. Nous nous dirigeâmes vers la belle maison de campagne que mon oncle appelle simplement sa chacra[15] : elle est située à une lieue et demie de la ville. Lorsque nous approchâmes de l’habitation, Emmanuel et Althaus prirent les devants pour m’annoncer. Peu après, je vis un cavalier venir à toute bride ; je m’écriai : voilà mon oncle ! Je lançai mon cheval, et dans un instant je me trouvai auprès de lui. Ce que j’éprouvai alors, je ne saurais qu’imparfaitement l’exprimer par le langage. Je pris sa main, et la serrant avec amour, je lui dis : Oh ! mon oncle, que j’ai besoin de votre affection !… — Ma fille, vous l’avez tout entière. Je vous aime comme mon enfant : vous êtes ma sœur, car votre père m’a servi de père. Ah ! ma chère nièce, que je suis heureux de vous voir, de contempler des traits qui me rappellent si fidèlement ceux de mon pauvre frère. C’est lui, lui, mon frère, mon cher Mariano, dans la personne de Florita. – Il m’attira vers lui, je penchai ma tête sur sa poitrine, au risque de me jeter à bas de mon cheval, et restai ainsi assez longtemps. Je me relevai baignée de larmes : était-ce de joie, de douleur ou de souvenirs ? je ne sais… ; mes émotions furent trop vives et trop confuses pour que je puisse en préciser la cause. Ces messieurs nous avaient rejoints : j’essuyai mes yeux, travaillai à reprendre mon calme, et marchai en avant avec mon oncle sans parler. En entrant dans la cour, ma tante, qui est aussi ma cousine, puisqu’elle est sœur de Manuela, vint au devant de moi, me fit un accueil très gracieux, mais au fond duquel je démêlai une grande sécheresse d’âme. J’embrassai ses enfants, ses trois filles, son garçon, et tous quatre me parurent très froids. Quant à ma cousine Manuela, il n’en fut pas de même ; elle se jeta dans mes bras, m’embrassa avec tendresse, et les yeux pleins de larmes, la voix émue, me dit : — Ah ! ma cousine, qu’il me tardait de vous connaître ! Depuis que j’ai appris votre existence, je vous aime, j’admire votre courage et pleure sur vos chagrins. — Nous restâmes prés de deux heures dans cette campagne. Je me promenais dans le jardin avec mon oncle ; je ne pouvais me lasser de l’entendre : il parle le français avec une pureté et une grâce charmantes. J’étais ravie de son esprit, son amabilité me fascinait.

Vers sept heures, nous nous mîmes en route pour Aréquipa. Mon oncle monta sur sa belle et fougueuse jument chilienne. L’habileté, la grâce avec lesquelles il la conduisait dénotaient assez que son éducation équestre avait eu lieu en Andalousie. J’étais encore, cette fois, en tête de la nombreuse cavalcade ; mon oncle, à ma droite, ne cessait de m’entretenir de la manière la plus amicale.

En arrivant à la maison, nous trouvâmes ma cousine Carmen occupée à faire les honneurs, dans le grand salon, aux nombreux visiteurs venus pour recevoir don Pio et sa famille. Ma cousine avait fait préparer un souper splendide : ma tante y invita les personnes présentes. Quelques unes acceptèrent ; les autres demeurèrent à causer ou à fumer. Je restai longtemps avec mon oncle : sa conversation avait pour moi un attrait irrésistible. Il fallut cependant se retirer, et, quoiqu’il fût tard, je ne le quittai qu’à regret ; j’en étais enchantée et jouissant du bonheur de me trouver auprès de lui, je n’osais réfléchir à ce que je devais en attendre, entièrement subjuguée par le charme qu’il avait répandu sur moi.



PÉRÉGRINATIONS


d’une


PARIA
(1833 – 1834) ;


PAR Mme FLORA TRISTAN.


DIEU, FRANCHISE, LIBERTÉ !



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TOME DEUXIÈME.
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Paris,
ARTHUS BERTRAND, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
Rue Hautefeuille, No 23.

1838.


I.

DON PIO DE TRISTAN ET SA FAMILLE.


Mon oncle n’a pas la figure européenne ; il a subi l’influence que le sol et le climat exercent sur l’organisation humaine, comme celle de tout ce qui existe dans la nature. Notre famille est toutefois de pur sang espagnol, et a ceci de remarquable que les nombreux individus qui la composent se ressemblent tous entre eux. Ma cousine Manuela et mon oncle seuls se distinguent des autres totalement. Don Pio n’a que cinq pieds de haut ; il est très mince, fluet, quoique d’une constitution très robuste. Sa tête est petite, garnie de cheveux qui à peine commencent à grisonner ; la teinte de sa peau est jaunâtre. Ses traits sont fins, réguliers ; ses yeux bleus pétillent d’esprit. Il a toute l’agilité de l’habitant des Cordillières : à son âge (il avait alors soixante-quatre ans), il est plus leste, plus actif qu’un Français de vingt-cinq ans. À le voir par derrière, on lui aurait donné trente ans, et en face quarante-cinq au plus.

Son esprit allie à toute la grace française la ruse et l’opiniâtreté spéciales à l’habitant des montagnes. Sa mémoire, son aptitude à tout sont extraordinaires : il n’est rien qu’il ne comprenne avec une étonnante facilité. Son commerce est doux, aimable, rempli de charme ; sa conversation est très animée, étincelante de traits : il est fort gai, et si parfois il se permet quelques plaisanteries, elles sont toujours de bon goût. Ces dehors séduisants ne se démentent jamais ; tout ce qu’il dit, les gestes qui accompagnent ses paroles, et jusqu’à la manière de fumer son cigare, décèlent l’homme distingué dont l’éducation a été soignée ; et l’on s’étonne de retrouver le courtisan dans le militaire qui a passé vingt-cinq années de sa vie au milieu des soldats. Mon oncle a le talent exquis de parler à chacun sa langue : lorsqu’on l’écoute, on est tellement fasciné par le charme de ses paroles, que l’on oublie les griefs que l’on peut avoir à lui reprocher. C’est une véritable sirène : personne encore n’a produit sur moi l’effet magique qu’il exerçait sur tout mon être.

À toutes ces brillantes qualités, qui font de don Pio de Tristan un de ces hommes d’élite destinés par la Providence à conduire les autres, s’unit une passion proéminente, rivale de l’ambition et que celle-ci n’a pu dompter ; l’avarice lui fait commettre les actes les plus durs, et ses efforts pour cacher une passion qui le dépare le font agir parfois d’une manière très généreuse. Si elle n’était pas visible pour tous, il ne sentirait pas le besoin de la démentir ; ses générosités accidentelles peuvent bien, aux yeux d’observateurs inattentifs, jeter de l’ambiguïté sur le fond de son caractère, mais ne sauraient faire illusion à ses intimes, à ceux qui ont avec lui quelques rapports suivis.

Ce fut peu de temps après son retour d’Espagne que mon oncle épousa sa nièce, la sœur de Manuela. Ma tante se nomme Joaquina de Florez ; elle a dû être sans contredit la plus belle personne de toute la famille. Lorsque je la vis, elle pouvait avoir alors quarante ans ; encore très belle, ses nombreuses couches (elle avait eu onze enfants), plus que les années, avaient fané sa beauté. Ses grands yeux noirs sont admirables de forme, d’expression, et sa peau dorée, unie, ses dents de la blancheur des perles, lui donnent beaucoup d’éclat. Ma tante me donnait une idée de ce que devait être Mme de Maintenon ; elle a été formée par mon oncle, et quoique son éducation première ait été très négligée, certes l’élève fait honneur au maître. Joaquina était faite pour être régente d’un royaume ou maîtresse d’un roi septuagénaire.

Son grand talent est de faire croire, même à son mari, tout fin qu’il est, qu’elle ne sait rien, qu’elle s’occupe seulement de ses enfants et de son ménage. Sa grande dévotion, son air humble, doux, soumis, la bonté avec laquelle elle parle aux pauvres, l’intérêt qu’elle témoigne aux petites gens qui la saluent lorsqu’elle passe dans la rue, la timidité de ses manières et jusqu’à l’extrême simplicité de ses vêtements, tout annonce en elle la femme pieuse, modeste, sans ambition. Joaquina s’est fait un sourire affable, un son de voix flatteur pour aborder tous les partis qui se disputent le pouvoir. Ses manières sont simples ; son esprit, qu’elle tient constamment en bride, est délié, son éloquence persuasive, et ses beaux yeux se remplissent de larmes à la moindre émotion. Si cette femme se fût trouvée placée dans une situation en rapport avec ses capacités, c’eût été un des personnages les plus remarquables de l’époque. Son caractère s’est modelé sur les mœurs péruviennes.

Dès la première vue, Joaquina m’inspira une répulsion instinctive. Je me suis toujours méfiée des personnes dont le gracieux sourire n’est pas en harmonie avec le regard. Ma tante offre à l’œil exercé la représentation de cette discordance, malgré le soin qu’elle apporte à accorder le son de sa voix avec le sourire de ses lèvres. Sa politique fait l’admiration de tous ceux qui la connaissent ; car, au Pérou, ce qu’on estime le plus, c’est la fausseté. Un jour, Carmen, après m’avoir fait l’énumération de tous les meilleurs diplomates du pays, me dit, avec un soupir d’envie : — Mais aucun de ceux que je viens de vous citer n’égale Joaquina ! Figurez-vous, Florita, qu’elle est parvenue à un tel degré de perfection, qu’elle reçoit son plus cruel ennemi avec le même calme, la même amabilité, que son ami le plus intime. Jamais elle ne laisse voir sur sa figure le plus léger indice des sentiments qui l’agitent. Oh ! c’est là une femme bien extraordinaire ; elle eût joué un grand rôle à la cour d’Espagne ; mais ici ce beau talent est perdu puisqu’il n’y a rien, ou peu de chose à faire.

Joaquina fait un grand étalage de religion : elle observe toutes les pratiques superstitieuses du catholicisme avec une ponctualité bien fatigante pour ceux qui l’entourent ; mais il faut se concilier la faveur du clergé, la vénération de la foule bigote, et, dans l’intérêt de son ambition, rien n’est pénible à ma tante. Elle cajole les pauvres par de douces paroles, mais ne soulage pas leur misère comme son immense fortune lui permettrait si bien de le faire. La religion n’est pas chez elle cette affection de l’ame qui se manifeste par l’amour de ses semblables ; la sienne ne la pousse à aucun dévouement, à aucun sacrifice. Pour elle, c’est un instrument au service de ses passions, un moyen d’étouffer le remords. Avare plus que son mari, Joaquina commet des actes d’une révoltante dureté ; son égoïsme paralyse en elle tout mouvement généreux. Sous des apparences d’humilité, elle cache un orgueil et une ambition sans mesure. Elle aime le monde et toutes ses pompes, le jeu avec fureur, la bonne chère avec sensualité ; elle gâte ses enfants, afin de n’en être pas importunée ; aussi sont-ils très mal élevés. Tout entiers à leur ambition et à leur avarice, les parents ne s’en occupent nullement ; et, quoique Aréquipa offre des ressources pour l’instruction, puisqu’il s’y trouve des maîtres de dessin, de musique et de langue française, les enfants de mon oncle n’étaient instruits en rien, ne possédaient encore les commencements de talents d’aucune espèce. L’aîné avait cependant seize ans ; les autres douze, neuf et sept.

La sœur de Joaquina, Manuela de Florez d’Althaus, ne lui ressemble en rien ; c’est une de ces charmantes créations que l’art imite et ne façonne pas, qui embellissent, vivifient tout, et ne semblent heureuses que du bonheur qu’elles répandent autour d’elles. Ma cousine Manuela est à Aréquipa ce que sont à Paris les élégantes du boulevard de Gand ou des Bouffes ; elle y est la femme-modèle que toutes envient ou cherchent à imiter, Manuela n’épargne ni soins ni dépenses pour se mettre au courant des modes nouvelles : elle reçoit le journal qui leur est consacré et ses correspondants lui font parvenir les costumes nouveaux à mesure qu’ils paraissent. M. Poncignon, considérant ma cousine comme sa meilleure pratique, l’appelle, avant aucune autre dame de la ville, pour choisir dans les nouveautés qu’il reçoit ; et en cela M. Poncignon agit avec discernement ; car si Manuela reçoit la mode des Parisiennes, c’est elle qui la donne aux Aréquipéniennes. La meilleure couturière, en permanence chez elle, copie les toilettes représentées par les gravures, et avec une telle exactitude, que souvent, en voyant ma cousine, je croyais voir une de ces gentilles petites dames qui ornent l’étalage de Martinet dans la rue du Coq. Cette servilité d’imitation nuirait sans doute à beaucoup d’autres ; mais Manuela est si gracieuse que, sur elle, tout s’embellit, tout est charmant. Ses jolis petits traits, l’expression ravissante de sa physionomie aussi spirituelle qu’enjouée, son air distingué, ses manières avenantes, sa démarche leste et coquette, s’harmonisent avec tous les costumes, quelque bizarres qu’ils soient.

Manuela, de même que mon oncle Pio, ne ressemble pas plus par les traits que par le caractère à aucun des membres de la famille. Elle porte le goût de la dépense jusqu’à la prodigalité. Le luxe, la recherche en toutes choses sont pour elle un besoin ; elle serait, en vérité, malheureuse si elle n’avait pas des chemises de batiste garnies de dentelles, des beaux bas de soie, des souliers en satin des mieux faits. Il n’est pas de petite-maîtresse de Paris qui use autant qu’elle d’odeurs, de pâtes, de pommades, de bains et de soins de toute espèce pour sa personne ; aux parfums qu’elle exhale, on se croirait environné de magnolia, de roses, d’héliotrope, de jasmin, et les fleurs aussi fraîches que belles qui constamment parent sa tête la feraient supposer vouée à leur culte. Sa maison est tenue avec beaucoup de luxe ; ses esclaves sont bien vêtus et ses enfants sont les mieux mis de la ville ; surtout sa petite fille qui est un amour, tant elle est gentille et bien pomponnée. Manuela n’a rien du sérieux espagnol, elle est d’une gaîté folle, étourdie, légère et d’un enfantillage dont la candeur contraste avec cette politique rampante et dissimulée de la société péruvienne. Elle recherche les amusements avec passion ; elle les aime tous ; les spectacles, bals, soirées, promenades, visites sont ses plus chères occupations, et toutefois ne suffisent pas à son activité. Elle trouve le temps de s’intéresser à la politique, de lire tous les journaux, d’être parfaitement au courant de toutes les affaires de son pays et de celles d’Europe ; elle a même appris le français pour pouvoir lire les journaux publiés en France ; de plus, elle entretient une correspondance suivie et volumineuse avec son mari, qui est presque toujours absent, et avec beaucoup d’autres personnes ; elle écrit très bien et avec une facilité surprenante. Elle réunit à tous ces avantages des qualités du cœur ; elle est très généreuse et d’une sensibilité qu’on rencontre rarement chez les Péruviennes. Manuela était faite pour vivre dans les sociétés d’élite qu’offrent les grandes capitales de l’Europe, elle y eut brillé d’un vif éclat ; mais hélas ! la pauvre cousine est réduite à user sa riche organisation au milieu d’un monde dont les petites menées ne vont pas à son caractère. Ses jolies toilettes, qui, dans les brillants salons de Paris, raviraient autour d’elle une foule charmée, sont perdues dans les réunions d’Aréquipa ; et pour les personnes qui les forment, elle pourrait s’épargner autant de frais ; mais la parure est dans sa nature comme la beauté du plumage dans celle des oiseaux de son pays : née reine, elle brille dans une oasis du désert. D’après le portrait que je viens de tracer de ma cousine, on sera peut-être étonné qu’elle ait choisi pour mari un soldat comme Althaus, dont les manières sympathisent peu avec celles de cette femme si mignonne, si recherchée, si parfumée. Cependant ils font très bon ménage. Manuela aime beaucoup son mari, souffre toutes ses brusqueries sans s’en effrayer le moins du monde, et n’en fait pas moins toutes ses volontés. Althaus, de son côté, aime sa femme et le lui prouve par toutes les attentions qu’il a pour elle ; il la laisse maîtresse absolue, lui achète tout ce qu’il croit pouvoir lui plaire et jouit des parures dont elle embellit sa beauté. L’exemple de ce ménage prouve que les contrastes s’harmonisent quelquefois mieux que les similitudes.

Les premiers jours de l’arrivée de mon oncle se passèrent à causer ; je ne me lassais pas de l’entendre. Il me fit l’histoire de toute notre famille, déplora la fatalité qui l’avait privé de me connaître plus tôt ; enfin, il me parla avec tant de bonté et d’affection, que j’oubliais sa conduite antérieure et crus pouvoir compter sur sa justice à mon égard. Mais hélas ! je ne tardai pas à être détrompée. Un jour que nous causions d’affaires de famille, mon oncle parut désirer connaître le motif qui m’avait fait venir au Pérou. Je lui dis que, n’ayant en France ni parent, ni fortune, j’étais venu chercher secours et protection auprès de ma grand’mére, mais qu’apprenant à Valparaiso sa mort, j’avais reporté sur son affection et sur sa justice toutes mes espérances.

Cette réponse parut inquiéter mon oncle, et dès les premières paroles qu’il me dit à ce sujet, je restai pétrifiée d’étonnement et de douleur. — Florita, me dit-il, lorsqu’il s’agit d’affaires, je ne connais que les lois et mets de côté toute considération particulière. Vous me demandez que j’aie de la justice pour vous ; ce sont les actes dont vous êtes porteuse qui en détermineront la mesure. Vous me montrez un extrait de baptême dans lequel vous êtes qualifiée d’enfant légitime ; mais vous ne me représentez pas l’acte de mariage de votre mère, et l’extrait de l’état civil établit que vous avez été enregistrée comme enfant naturelle. À ce titre, vous avez droit au cinquième de la succession de votre père ; aussi vous ai-je envoyé le compte des biens qu’il a laissés et que j’avais été chargé d’administrer. Vous avez vu qu’à peine ai-je eu assez pour payer les dettes qu’il avait contractées en Espagne, longtemps avant de passer en France. Quant à la succession de notre mère, vous savez, Florita, que les enfants naturels n’ont aucun droit sur les biens des ascendants de leurs père et mère. Ainsi, je n’ai rien à vous tant que vous ne produirez pas un acte revêtu de toutes les formes légales qui constate le mariage de votre mère avec mon frère.

Mon oncle parla sur ce ton pendant plus d’une demi-heure, et la sécheresse de sa voix, l’expression de ses traits décelaient qu’il était dans un de ces moments où l’homme est tout entier possédé par sa passion dominante. C’était l’avare dépeint par Walter-Scott, le père de Rebecca comptant une à une les pièces d’or de son sac, et les y remettant sans rien donner à celui qui vient de le lui faire retrouver. Oh ! que l’homme est rapetissé, qu’il est avili lorsqu’il se laisse ainsi tyranniser par des passions qui étouffent en lui les sentiments de la nature ! J’étais dans le cabinet de don Pio, assise sur un sofa, et lui se promenait de long en large, parlant beaucoup, comme un homme qui cherche à se persuader à lui-même qu’il ne fait pas une mauvaise action. Je voyais ce qui se passait en lui, et j’en avais pitié. Les méchants sont malheureux, il faut les plaindre, Les vices ne sont pas en eux : ce sont des maîtres que donnent les institutions sociales, et au joug desquels les belles natures peuvent seules se soustraire.

— Mon oncle, lui dis-je, êtes-vous bien persuadé que je suis la fille de votre frère ?

— Oh ! sans doute, Florita. Son image se retrouve en vous trop fidèlement pour qu’on puisse en douter.

— Mon oncle, vous croyez en Dieu : chaque matin, vous chantez ses louanges et observez avec exactitude les rites de la religion : supposez-vous que Dieu commande au frère d’abandonner la fille de son frère, de la méconnaître, de la traiter comme une étrangère ? Pensez-vous ne pas enfreindre la loi dont la divine empreinte est en nous, en refusant de rendre à l’enfant l’héritage de son père ? Oh ! non, mon oncle, j’en ai la conviction, vous ne serez pas sourd à la voix de votre ame, vous ne mentirez pas à votre conscience, vous ne renierez pas Dieu.

— Florita, les hommes ont fait des lois ; elles sont aussi sacrées que les préceptes de Dieu. Sans doute, je dois vous aimer, et vous aime, en effet, comme la fille de mon frère ; mais, comme la loi ne vous confère aucun titre à la succession qui serait échue à mon frère, je ne vous dois rien de ce qui lui aurait appartenu.Il vous revient le cinquième seulement de ce qui lui appartenait à sa mort.

— Mon oncle, le mariage de mon père avec ma mère est un fait notoire ; il n’a été dissous que par la mort. Ce mariage, célébré par un prêtre, comme vous le savez, n’a pas été, j’en conviens, revêtu des formalités prescrites par les lois humaines : j’ai été la première à vous l’annoncer. Mais la bonne foi saurait-elle se faire un droit de l’omission de ces formalités pour s’approprier le pain de l’orpheline ? Pensez-vous que les moyens de suppléer à ces formes omises m’eussent manqué, si j’avais eu raison de douter de votre justice ? Croyez-vous qu’il m’eût été difficile d’obtenir d’une des églises d’Espagne un titre qui régularisât le mariage de ma mère ? Munie de cette pièce, vous eussiez tenté en vain de me refuser la part qui revenait à mon père : vous n’auriez pu m’en priver d’une obole. Avant mon départ, j’ai consulté plusieurs avocats espagnols ; tous m’ont conseillé de me nantir d’un pareil titre, en m’indiquant le moyen que je devais prendre pour me le procurer. Eh bien ! mon oncle, j’ai repoussé ces conseils, et ma correspondance doit vous faire ajouter foi à mes paroles : je les ai repoussés parce que j’ai cru à votre affection, et ne voulais tenir que de votre justice la fortune qui pourrait m’échoir.

— Mais, Florita, je ne conçois pas pourquoi vous vous obstinez à me croire injuste. Suis-je dépositaire de vos deniers ? Avez-vous le droit de me réclamer une piastre ?

— Soit, mon oncle ; puisque vous vous retranchez dans la lettre de la loi, vous avez raison, et je sais de reste que, sous la dénomination d’enfant naturelle, je n’ai pas droit à la succession de ma grand’mère ; mais, comme fille de ce frère auquel vous devez tout, n’ai-je pas droit à votre reconnaissance particulière ? Eh bien ! mon oncle, c’est à elle que j’en appelle. Je ne demande ni à vous ni aux cohéritiers les 800,000 francs que chacun de vous avez eus pour votre part ; je ne vous demande que le demi-quart de cette somme, tout juste assez pour me donner de quoi vivre d’une manière indépendante. Mes besoins sont très restreints, mes goûts modestes. Je n’aime ni le monde ni son luxe. Avec 5,000 francs de rente je pourrai vivre partout libre et heureuse. Ce don, mon oncle, comblera tous mes vœux ; je ne veux le devoir qu’à vous seul. Je vous en bénirai, et ma vie ne sera pas assez longue pour que je puisse satisfaire la gratitude que j’en ressentirai.

En disant ces mots, j’étais allée près de lui ; je pris une de ses mains et la serrai fortement contre mon cœur. Ma voix était entrecoupée par mes larmes ; je le regardai avec une expression ineffable de tendresse, d’anxiété et de reconnaissance, attendant, en tremblant, la réponse qu’il paraissait méditer.

— Cher oncle, vous consentez, n’est-ce pas, à me rendre heureuse ? Ah ! que Dieu vous accorde de longs jours ! Mon bonheur et ma gratitude vont y répandre douceur et calme, et vous paieront ainsi grandement de tout ce que vous aurez fait pour moi.

Mon oncle sortit de son silence par un mouvement brusque. — Mais Florita, comment donc comprenez-vous cette affaire ? Pensez-vous que je puisse vous donner 20,000 piastres ? C’est une somme énorme !… 20,000 piastres !!!

Je ne saurais expliquer l’effet subit que la brusquerie et la dureté de cette réponse produisirent sur moi. Ce que je peux dire, c’est qu’à l’état de sensibilité où j’étais, depuis le commencement de l’entretien, succéda immédiatement un accès d’indignation si violent, la commotion que j’en ressentis fut tellement forte, que je crus toucher à mon dernier instant. Je me promenai quelque temps dans la chambre sans pouvoir parler. De mes yeux jaillissaient des éclairs ; mes muscles étaient tendus : je n’aurais pas alors entendu tomber le tonnerre. Je ne sais ce que mon oncle disait ; j’étais dans un de ces moments où l’ame communique avec une puissance surhumaine.

Je m’arrêtai devant mon oncle, lui serrant le bras avec force, et lui parlant avec un son de voix qu’il ne m’avait jamais entendu :

— Ainsi, don Pio, de sang-froid et avec préméditation, vous repoussez la fille de votre frère, de ce frère qui vous servit de père, auquel vous devez votre éducation, votre fortune et tout ce que vous êtes ? Pour reconnaître ce que vous devez à mon père, vous qui posséder 300,000 francs de rente, vous me condamnez froidement à souffrir la misère ; quand vous avez un million à moi, vous m’abandonnez aux horreurs de la pauvreté, vous me livrez au désespoir, vous m’obligez à vous mépriser ; vous, que mon père m’apprit à aimer, vous, le seul parent sur lequel reposaient toutes mes espérances ! Ah ! homme sans foi, sans honneur, sans humanité, je vous repousse à mon tour, je ne suis pas de votre sang, et je vous livre aux remords de votre conscience. Je ne veux plus rien de vous. Dès ce soir, je sortirai de votre maison, et demain toute la ville connaîtra votre ingratitude pour la mémoire de ce frère qui provoque vos larmes toutes les fois que vous prononcez son nom, votre dureté à mon égard, et de quelle manière vous avez trompé l’imprudente confiance que j’avais placée en vous.

Je sortis de son cabinet et rentrai dans ma grande salle voûtée. J’étais dans un état d’exaspération et de souffrance que les paroles ne pourraient faire concevoir. J’écrivis aussitôt à M. Viollier : lorsqu’il fut chez moi je le priai de me trouver un logement, lui confiant que je ne voulais pas rester plus longtemps chez mon oncle. Il me supplia d’attendre deux jours, M. Le Bris devant arriver d’Islay le surlendemain.

Mon oncle était allé instruire immédiatement toute la famille de mes intentions hostiles. Althaus fut chargé de me porter des paroles de paix, je lui racontai la scène que je venais d’avoir avec don Pio. — Cela ne m’étonne pas, me dit-il, et d’après tout ce que vous connaissez de lui, vous auriez dû vous y attendre. Mais, ma chère Flora, avant de faire du scandale et de vous attirer des chagrins plus vifs encore, voyons s’il ne serait pas possible d’arranger les choses. Si vous avez quelques droits, ce n’est ni moi ni Manuela qui vous les contesterons. On refera les parts ; nous aurons chacun la nôtre, et tout sera fini. Don Pio et l’oncle de Margarita (la fille de ma cousine Carmen) sont deux avocats bien retors ; mais vous pourriez choisir le docteur Baldivia qui, certes, est bien de force à lutter avec eux. Si vous persistez à vouloir sortir de la maison de don Pio, je vous offre la nôtre, et, quoique nous plaidions l’un contre l’autre, nous n’en serons pas moins bons amis.

Manuela vint me faire les mêmes offres de service, me témoigna beaucoup d’intérêt, et me donna toutes les consolations qui étaient en son pouvoir.

La nuit, je ne pus goûter un instant de repos. La fièvre agitait mon sang, m’empêchait de demeurer étendue sur mon lit : je ne pouvais demeurer en place ; j’allais et venais, et fus même obligée de sortir dans la cour pour respirer l’air frais du matin. Oh ! quelle souffrance était la mienne ! Ma dernière espérance détruite ! cette famille que j’étais venue chercher de si loin, dont les membres me présentaient l’égoïsme sous tous ses aspects, sous toutes ses faces, froids, insensibles au malheur d’autrui comme des statues de marbre ! mon oncle, le seul d’entre eux qui eût vécu avec mon père, dont il avait été chéri, dont il avait eu toute la confiance ; mon oncle à l’affection duquel je m’étais entièrement abandonnée, mon oncle dont le cœur à tant de titres eût dû compatir aux souffrances du mien, se montrait à moi dans toute l’aride nudité de son avarice et de son ingratitude ! Ce fut encore une de ces époques de ma vie où tous les maux de ma destinée se dessinèrent à mes regards ; dans tout ce qu’ils avaient de cruelles tortures. Née avec tous les avantages qui excitent la convoitise des hommes, ils ne m’étaient montrés que pour me faire sentir l’injustice qui me dépouillait de leur jouissance. Je voyais partout pour moi des abîmes, partout les sociétés humaines organisées contre moi ; de sûreté, de sympathie nulle part. Oh ! mon père ! m’écriai-je involontairement, que de mal vous m’avez fait ! Et vous, ma mère !… Ah ! ma mère, je vous le pardonne ; mais la masse des maux que vous avez accumulés sur ma tête est trop lourde pour les forces d’une seule créature. Quant à vous, don Pio, frère plus criminel que ne le fut Caïn tuant son frère d’un seul coup, tandis que vous assassinez la fille du vôtre par mille tourments, je ne vous livre plus à votre conscience, car il n’a pas de conscience celui qui, comme vous, se prosterne soir et matin au pied de la croix, et soir et matin dément par ses actes les saintes paroles de ses prières. Les passions seules sont les dieux de sa foi : le dieu de la vôtre, c’est l’or. Ainsi, pour un peu d’or, vous déchirez mon cœur, vous portez le désespoir et la haine dans une ame que Dieu avait créée pour aimer ses semblables et s’élever jusqu’à lui par la méditation. Oh ! mon oncle, mon oncle, qui pourra vous faire comprendre l’étendue des maux que votre exécrable avarice me condamne à endurer ? Mais non, cet homme ne sent rien que l’unique bonheur de contempler son or. Eh bien ! m’écriai-je, dans un moment où je me sentais un irrésistible besoin de vengeance, je souhaite que tu perdes la vue !

Le matin, mon corps était épuisé de fatigue, sans que j’éprouvasse l’envie de dormir ou de manger. L’exaltation de mon cerveau me soutint ainsi pendant cinq jours.

Le lendemain, j’allai voir le président de la cour de justice, homme très instruit dans les lois, et lui confiai ma position. Il me dit que, lorsque mon oncle avait reçu ma première lettre, il était venu le consulter, et qu’à la lecture de cette lettre, lui, ancien avocat, avait dit à don Pio de ne s’inquiéter nullement des prétentions que pouvait élever la fille de son frère, parce qu’elle n’avait droit à réclamer que le cinquième des biens laissés par son père.

— Mademoiselle, ajoutait-il, je n’ai jamais compris comment vous avez pu écrire une semblable lettre !… Don Pio lui-même en fut tellement surpris, qu’il la fit lire par un Français, craignant de s’être mépris sur le sens de son contenu. Cette lettre vous a perdue. On peut dire que vous-même vous vous êtes coupé la tête en quatre. M. le président m’engagea cependant à consulter un des meilleurs avocats, afin de n’avoir aucun reproche à me faire. J’en consultai deux, ils furent d’avis qu’il y avait matière à procès, tout en m’avouant que le succès en était douteux, surtout plaidant contre don Pio, dans un pays où la justice se vend. Mon oncle était la partie la plus intéressée, ayant eu un tiers de part en sus de la sienne pour les droits de sa femme, sans compter un legs de 100, 000 francs que ma bonne maman avait fait à Joaquina. Il était homme à sacrifier le quart, ou même la moitié, s’il le fallait, afin d’obtenir gain de cause. Ces deux avocats, pas plus que le président, ne purent rien concevoir à ma conduite. — Cette lettre, mademoiselle, me dirent-ils, cette malheureuse lettre vous ruine   ; encore si vous étiez venue avec une pièce qui constatât la notoriété du mariage de votre mère avec votre père, cela, ici, eût été considéré comme un véritable acte de mariage, et vous eussiez surmonté toutes les difficultés qu’on eût pu vous opposer. Je n’osais dire à ces messieurs que j’avais compté sur l’affection, la reconnaissance et la justice de mon oncle ; ils m’auraient crue folle ; je préférais passer pour une étourdie.

M. Le Bris arriva ; je le consultai sur ce que j’avais de mieux à faire. Il fut indigné contre mon oncle, qu’il connaît et estime à sa juste valeur. Son caractère fier le porta à me conseiller de quitter aussitôt la maison de don Pio. Il me fit toutes les offres de service que j’aurais pu attendre d’un vieil ami, et je trouvai, dans l’intérêt qu’il me témoigna, une consolation bien douce.

Cependant mon oncle ne se souciait pas de me voir sortir de chez lui : il est dans son système d’arranger, autant que possible, toute contestation à l’amiable, connaissant, par expérience, la supériorité de son talent en fait de transactions. Il m’écrivit donc pour me demander si je voulais me trouver en présence de tous les membres de la famille, lui, Althaus et le vieux docteur, représentant de Margarita, fille de Carmen ; je n’avais pu me décider à le revoir depuis la scène que je viens de raconter. On me servait à manger dans ma chambre, et j’étais toujours décidée à m’en aller.

Cependant je cédai aux instances d’Althaus et me rendis de nouveau dans le cabinet de mon oncle. Quelle cruelle douleur j’éprouvai en revoyant cet homme qui me forçait à le mépriser ; lui, que je me sentais portée à aimer de la plus vive affection. Il me parla avec plus de douceur et d’amitié que jamais ; il représenta devant ces deux témoins la conduite qu’il avait tenue envers moi. Althaus et le vieux docteur reconnurent que c’était à la sollicitation de don Pio qu’il m’avait été alloué, lors du partage des biens de ma grand’mère, les 15,000 francs qu’elle m’avait légués.

Ces deux messieurs me dirent aussi qu’à la générosité de mon oncle, seul, je devais la pension de 2,500 francs que je recevais depuis cinq ans. Je fus sensible à ces marques d’affection de la part de mon oncle ; mes yeux se remplirent de larmes. Il s’en aperçut, et craignant que ma fierté ne fût blessée de recevoir annuellement cette somme à titre gratuit, il s’empressa de répondre à ces messieurs que ce n’était pas un don de sa part, mais une dette dont il s’acquittait ; — car, ajouta-t-il, si, par quelques manques de formes au mariage de sa mère avec mon frère, Florita se trouve privée des droits d’enfant légitime, elle a incontestablement le droit, comme enfant naturelle, au moins à une pension alimentaire ; je me suis chargé seul de la lui payer, et je la prie de vouloir bien m’accepter toujours comme son chargé d’affaires. Après une longue conversation, dans laquelle mon oncle eut le talent de nous persuader, même à moi, qu’il m’aimait à l’égal de son propre enfant ; que sa conduite à mon égard n’avait jamais cessé d’être loyale, généreuse, et pleine de reconnaissance pour tout ce qu’il devait à mon père ; après m’avoir attendrie jusqu’à provoquer mes larmes et émouvoir Althaus, il me demanda, de la manière la plus caressante, de vouloir bien oublier tout ce qui s’était passé entre nous, et me supplia de rester chez lui comme sa fille, son amie, celle de sa femme, la seconde mère de ses enfants ; et tout cela avec tant de charme, de vérité dans l’accent, que je lui promis tout ce qu’il voulut. Joaquina vint ensuite achever ce que mon oncle avait si bien commencé ; et les deux sirènes me fascinèrent à un tel point que, renonçant à tout procès, je me confiai, non plus à leur justice, mais à leurs promesses.

M. Le Bris et toutes les personnes de mon intimité admirèrent mon courage et s’étonnèrent de la résignation avec laquelle je me laissais dépouiller ; elles ne s’y seraient pas attendues de la fierté et de l’indépendance de mon caractère. Je concevais leur étonnement : ma grande franchise ne pouvait, en effet, me faire supposer aucune sympathie pour des gens tels que mon oncle et ma tante, qui, n’ayant pour mobiles que l’ambition et la cupidité, modelaient leur caractère flexible au gré de leur intérêt, selon l’occurrence du moment. Le mien n’était pas aussi facilement contournable ; il avait conservé son indépendance native, et cette angélique résignation n’en provenait pas ; mais je cédais à la dure loi que m’imposaient les circonstances de ma position, circonstances que je ne pouvais révéler ni à M. Le Bris, ni à qui que ce fut.

L’intérêt de mes enfants subjuguait mon caractère. Si j’amenais mon oncle devant les tribunaux, si je faisais du scandale, je me l’aliénais à jamais ; j’avais peu de chance pour triompher de son influence, et avec le procès je perdais aussi la protection qu’il pourrait accorder à mes enfants. Certes, si je n’avais eu à songer qu’à moi, je n’eusse pas balancé un seul instant ; mes prétentions étant appuyées de mon extrait de baptême, dans un pays où c’est à peu près le seul titre qui constate la légitimité, j’aurais tenté de reconquérir la situation que mon imprudente lettre m’avait fait perdre ; et si je n’avais été reconnue membre légitime de la famille, j’aurais rompu totalement avec des parents dénaturés, et repoussé même avec indignation le secours annuel qu’on m’accordait, comme pour m’empêcher de mourir de faim : mais je n’étais pas libre d’agir ainsi : je devais faire taire ma fierté et ne pas compromettre un secours qui, quoique insuffisant, m’était indispensable pour subvenir à l’éducation de mes enfants, à moins que je ne pusse acquérir la probabilité de gagner le procès ou d’arriver à une transaction. D’ailleurs, pour engager ce procès, il fallait de l’argent, et beaucoup d’argent. Lors de mon départ de Bordeaux, M. Bertera, cédant à la générosité de son cœur et à l’intérêt qu’il me portait, m’avait remis pour 5,000 piastres (25,000 francs) des lettres de crédit sur M. de Goyenèche d’Aréquipa ; de plus, à mon arrivée à Valparaiso, j’avais trouvé une lettre de M. Bertera, contenant un autre crédit de 2,000 piastres (10,000 francs) ; ainsi j’avais à ma disposition plus d’argent qu’il n’en fallait pour les frais judiciaires ; mais si je ne réussissais pas, comme il y avait lieu de le craindre, je restais endettée envers M. Bertera, et fort embarrassée pour le payer. La même raison m’empêchait également de profiter de l’obligeance de M. Le Bris ; je n’aurais jamais pu prendre sur moi d’accepter aucune de ces offres avant d’avoir la certitude de pouvoir rembourser les avances qui m’auraient été faites. Je considérai, en même temps, l’état de dépérissement dans lequel j’étais tombée. Les longues souffrances de mes cinq mois de navigation avaient altéré ma santé, et depuis que j’étais débarquée sur le sol du Pérou, je n’avais cessé d’être malade. L’air volcanisé d’Aréquipa et la nourriture qui m’était antipathique, la secousse violente que j’avais ressentie en apprenant la mort de ma grand’mère, la séparation de Chabrié, enfin la cruelle déception que me faisait éprouver la dure ingratitude de mon oncle, toutes ces causes réunies m’avaient tellement épuisée, que je croyais ne pouvoir vivre longtemps. Ma fin me paraissait prochaine, et cette certitude me rendit le calme. Je songeai que, dans cette position, je me devais entièrement à mes enfants, et surtout à ma fille, qui allait rester seule sur la terre. J’espérais que le triste spectacle de ma mort aurait peut-être la puissance d’émouvoir mon oncle, et que, dans mes derniers instants d’agonie, je pourrais lui arracher la promesse de prendre mes enfants sous sa protection, et de leur assurer des moyens d’existence qui les missent hors d’atteinte de la misère.

Les événements politiques étaient venus, sur ces entrefaites, compliquer ma position et rendre plus douteux encore le succès du procès. Mon oncle était revenu à Aréquipa le 3 janvier, et, le 23 du même mois, on y apprit la révolution de Lima. Le président Bermudez, quoiqu’il fût soutenu par les menées de l’ancien président Gamarra, avait été chassé, et Orbegoso reconnu à sa place. À la lecture des feuilles qui rendaient compte de cet évènement, il se fit un mouvement à Aréquipa. La majorité se déclara en faveur d’Orbegoso : le général Nieto fut nommé commandant général des troupes du département ; Althaus, chef d’état-major ; Cuedros, préfet : en un mot, on improvisa un gouvernement en vingt-quatre heures, et sans prendre le temps de réfléchir sur les conséquences probables d’une telle décision, on se sépara des départements de Puno, de Cuzco, d’Ayacucho et autres. Cette révolution avait jeté l’épouvante dans la ville : chacun menacé dans sa propre fortune n’eut plus de sympathie à accorder à la position d’autrui. La bizarrerie de la mienne avait captivé, avant cette crise, l’intérêt général ; mais aussitôt que les Aréquipéniens eurent à s’occuper d’eux-mêmes, ils ne songèrent plus à moi. L’avocat Baldivia se lança au milieu des événements dans l’espoir d’y faire sa fortune, et me fit dire qu’il ne pouvait plus se charger de mon affaire : les autres avocats m’inspiraient peu de confiance, et d’ailleurs me refusèrent également, craignant de se commettre avec don Pio. Sur le sol classique de l’égoïsme, pouvais-je espérer que, dans un temps d’alarmes, ces gens-là pensassent à autre chose qu’à leurs propres intérêts ? Il ne me fallait pas beaucoup de pénétration pour voir que cette révolution me laissait sans la moindre chance de réussite. Mon oncle allait probablement revenir au pouvoir ; cette perspective m’ôtait toute espérance de rencontrer de l’impartialité chez les juges ; un nouvel avenir se dessina devant moi, et il me sembla qu’il y aurait folie, impiété à prétendre résister encore après une pareille manifestation de la Providence. Je baissai la tête sous la puissance des destinées qui pesaient sur moi depuis ma naissance, et, comme le musulman, je m’écriai : Dieu est grand !… J’abandonnai à la fois toute idée de procès et tout espoir de fortune, sachant très bien que je n’avais rien à attendre de la générosité de mon oncle, rien des reproches de sa conscience ; je lui écrivis la lettre suivante :


À don Pio de Tristan.

« Cette lettre est destinée à la famille : je vous l’adresse à vous, mon oncle, comme en étant le chef, et vous prie de vouloir bien la traduire fidèlement à ceux de ses membres qui ne comprennent pas le français.

« J’étais venue auprès de vous, mon oncle, plutôt pour y chercher une affection paternelle, une protection bienveillante que pour me faire rendre des comptes. J’ai été déçue dans mes espérances. Armé de la lettre de la loi, sans en éprouver aucune émotion, vous m’avez arraché pièce à pièce tous les titres qui m’unissaient à la famille au sein de laquelle je venais me réfugier. Vous n’avez pas été retenu par le respect pour la mémoire d’un frère que vous avez chéri : nulle pitié ne vous a parlé en faveur d’une victime innocente de la coupable négligence des auteurs de ses jours. Vous m’avez repoussée et traitée comme une étrangère. Mon oncle, de pareils actes ne peuvent être jugés que par Dieu…

« Si, dans le premier mouvement de ma juste indignation, j’ai voulu porter devant le tribunal des hommes le hideux spectacle de ces iniquités, après quelques jours de réflexion j’ai senti que mes forces affaiblies depuis longtemps ne me permettraient pas de supporter l’horrible douleur que me causerait le scandale d’un tel procès. Je sais, mon oncle, que cette considération n’agit pas de même sur tous les individus, et qu’il est des personnes dont le cœur, fermé à tout sentiment noble, divulguerait sans pudeur à la barre d’un tribunal les fautes et crimes de leur père et de leur mère, aussi bien que ceux de leur frère, par l’appât d’un peu d’or. Quant à moi, je l’avoue, la seule pensée m’en fait mal. La légitimité de ma naissance étant contestée, c’était un motif pour moi de désirer ardemment d’être reconnue comme enfant légitime, afin de jeter un voile sur la faute de mon père, dont la mémoire reste entachée par l’état d’abandon dans lequel il a laissé son enfant ; mais étant entrée dans l’examen des moyens auxquels on devrait avoir recours pour faire repousser ma demande, je vous le répète, mon oncle, j’ai reculé épouvantée. En effet, vous devriez démontrer que votre frère était malhonnête homme et père criminel ; qu’il a eu l’infamie de tromper lâchement une jeune fille sans appui, que son malheur devait faire respecter sur la terre étrangère où elle s’était réfugiée, fuyant la hache révolutionnaire, et qu’abusant de l’amour, de l’inexpérience, il a couvert sa perfidie par la jonglerie d’un mariage clandestin ; vous devriez prouver encore que votre frère a délaissé l’enfant que Dieu lui avait donnée, l’a abandonnée à la misère, aux insultes, aux mépris d’une société barbare, et tandis qu’il vous recommandait sa fille par ses dernières paroles, vous devriez, calomniant sa mémoire, imputer à préméditation la faute de sa négligence. Oh ! dussé-je remporter devant la justice, j’y renonce. Je me sens le courage de supporter la pauvreté avec dignité comme je l’ai fait jusqu’à présent ; qu’à ce prix les mânes de mon père restent en repos.

« Vous m’avez invitée à continuer de vivre dans votre maison, j’y consens à la condition qu’on n’exigera pas de moi de la gaîté, qu’on aura pour mon malheur tout le respect auquel il a droit. Jamais vous n’entendrez une plainte de moi, ni ne verrez un signe qui pût en être la manifestation.

« Flora De Tristan. »


J’avoue qu’après l’envoi de cette lettre je me sentis soulagée ; c’était une satisfaction que réclamait la fierté de mon caractère de faire connaître ma pensée à toute la famille.

Mon oncle montra cette lettre à la famille. Joaquina fut la seule qui s’en offensât. Son mari lui fit sentir que l’état de douleur, d’exaltation dans lequel j’étais devait me faire excuser, et il lui donna l’exemple de l’indulgence en ne se plaignant nullement des paroles dures que je lui avais adressées. Le soir, don José, l’aumônier de la maison, vint me dire comme en confidence (mais je vis bien qu’il en avait reçu l’ordre) qu’on s’occupait, dans la famille, de former une bourse afin de me mettre à même d’acheter une petite propriété où je pusse vivre convenablement.

Ma cousine Carmen, Manuela, Althaus, don Juan de Goyenèche, tous, enfin, hors M. Le Bris, me blâmèrent beaucoup d’avoir agi comme je l’avais fait avec mon oncle, et surtout avec ma tante. — Ce n’était pas de cette manière qu’il fallait vous y prendre, me disaient-ils, pour obtenir quelque chose d’eux. Puisque vous ne vouliez pas plaider, il fallait user de douceur, faire la cour à votre oncle, flatter Joaquina, attendre avec patience et saisir le moment où don Pio aurait pu faire parade, aux yeux du monde, de sa grande générosité envers vous. Au lieu de cela, vous les traitez du haut de votre supériorité, vous les blessez dans les endroits les plus sensibles, vous exposez aux yeux de tous leur avarice : comment voulez-vous qu’ils ne vous prennent pas en haine, haine qui sera d’autant plus dangereuse qu’elle sera cachée ? Ils avaient raison : une autre, à ma place, aurait pu avoir cent mille francs de mon oncle et la gracieuse protection de Joaquina ; mais il n’aurait pas fallu que cette autre eut la fierté, la franchise de mon caractère, et éprouvât, comme moi, un invincible dégoût pour le métier de flatteur. Si mon oncle avait consenti, avec noblesse, à me donner cent mille francs, ainsi satisfaite, j’aurais eu pour lui, en acceptant ce don de sa générosité, une vive reconnaissance ; mais lorsque, pour obtenir cette somme, je me voyais forcée de briser l’indépendance de mon caractère, je préférais rester pauvre, estimant à trop haut prix la liberté de ma pensée, l’individualité que Dieu m’a donnée, pour les échanger contre un peu d’or, dont la vue seule eût excité mes remords.

Althaus me dit que mon oncle s’était engagé, devant toute la famille, à m’assurer la pension de deux mille cinq cents francs qu’il me payait. Je l’en fis remercier sans beaucoup compter sur sa parole, me réservant de la lui rappeler quand il s’agirait de lui demander quelques légers secours pour mes enfants.

Je reconnus alors toute la vérité que renferment ces paroles de Bernardin de Saint-Pierre, dans lesquelles il compare le malheur à l’Himalaya, du sommet duquel toutes les montagnes environnantes ne paraissent plus que de petits monticules, et d’où l’on découvre les beaux pays de Cachemire et de Lahor. J’avais atteint l’apogée de la douleur, et je dois dire, pour la consolation de l’infortune, qu’arrivée à ce point extrême, je trouvai, dans la douleur, des jouissances ineffables, célestes, pourrais-je dire, et dont jamais mon imagination n’avait soupçonné l’existence. Je me sentais enlevée par une puissance surhumaine, qui me transportait dans des régions supérieures, d’où je pouvais apercevoir les choses de la terre sous leur véritable aspect, dépouillées du prestige trompeur dont les passions des hommes les revêtent. Jamais à aucune époque de ma vie je n’ai été plus calme : si j’avais pu vivre dans la solitude avec des livres et des fleurs, mon bonheur eut été complet.


II.

LA RÉPUBLIQUE ET LES TROIS PRÉSIDENTS.


Il me serait difficile d’exposer à mes lecteurs les causes de la révolution qui éclata à Lima en janvier 1834, et des guerres civiles qui en furent la suite. Je n’ai jamais pu comprendre comment les trois prétendants à la présidence pouvaient fonder leurs droits aux yeux de leurs partisans. Les explications que mon oncle m’a données, à cet égard, n’ont pas été bien intelligibles. Quand je questionnais Althaus à ce sujet, il me répondait en riant : — Florita, depuis que j’ai l’honneur de servir la république du Pérou, je n’ai pas encore vu un président dont le titre ne fût très contestable… Parfois il s’en est trouvé jusqu’à cinq qui se disaient être légalement élus.

En résumé, voici ce que j’ai pu saisir. La présidente Gamarra, voyant qu’elle ne pouvait plus maintenir son mari au pouvoir, fit porter, par ses partisans, comme candidat, Bermudez, une de ses créatures, et il fut élu président. Ses antagonistes alléguèrent, je ne sais pour quelles raisons, que la nomination de Bermudez était nulle, et, de leur côté, ils nommèrent Orbegoso. Alors les troubles éclatèrent.

Je me rappelle que, le jour où la nouvelle en arriva de Lima, j’étais malade et couchée sur mon lit, tout habillée, causant avec ma cousine Carmen sur le vide des choses humaines ; il pouvait être quatre heures. Tout à coup, Emmanuel se précipite dans la chambre avec un air effaré et nous dit : — Vous ne savez pas ce qui se passe ? le courrier vient d’apporter la nouvelle qu’il y a eu une affreuse révolution à Lima ! un massacre épouvantable ! On en a été tellement révolté ici, qu’il vient de se faire spontanément un mouvement général. Tout le peuple est rassemblé sur la place de la cathédrale ; le général Nieto est nommé commandant du département. C’est une confusion à ne savoir que croire et qui entendre. Mon père m’envoie chercher mon oncle Pio.

— Eh bien ! dit ma cousine sans s’émouvoir et tout en secouant la cendre de son cigare, va raconter tout cela à don Pio de Tristan. Voilà des événements qui l’intéressent, lui qui peut craindre de payer pour les battants ou les battus. Mais, quant à nous, que nous importe ? Florita n’est-elle pas étrangère ? Et moi qui ne possède plus un maravédis, qu’ai-je besoin de savoir si l’on s’égorge pour Orbegoso, Bermudez ou Gamarra ?

Emmanuel se retira. Peu de temps après, Joaquina entra.

— Sainte Vierge ! mes sœurs, savez-vous le malheur qui vient encore frapper notre pays ? La ville est en révolte ; un nouveau gouvernement s’établit, et les misérables qui sont à la tête de l’insurrection vont pressurer les malheureux propriétaires. Mon Dieu ! quelle calamité !

— Tu as raison, dit Carmen ; dans de pareilles circonstances, on est presque satisfait de ne pas être propriétaire : car il est dur de donner son argent pour faire la guerre civile lorsqu’on pourrait l’employer à soulager des malheureux. Mais que veux-tu ? c’est le revers de la médaille.

Vinrent ensuite mon oncle et Althaus. Tous les deux étaient visiblement inquiets : mon oncle, parce qu’il craignait qu’on ne lui fît donner de l’argent ; mon cousin, parce qu’il hésitait à se prononcer pour l’un ou l’autre parti. Tous deux avaient également beaucoup de confiance en moi, et, dans cette position embarrassante, ils me demandèrent mon avis.

Mon oncle, s’approchant tout près de moi, me dit avec abandon : — Ma chère Florita, je suis bien inquiet ; conseillez-moi ; vous avez des aperçus justes en tout, et vous êtes réellement la seule personne ici avec laquelle je puisse parler de choses aussi graves. Ce Nieto est un misérable sans honneur, un mange-tout, un homme faible qui va se laisser mener par l’avocat Baldivia, homme très capable, mais intrigant et révolutionnaire forcené. Ces brigands-là vont nous rançonner, nous autres propriétaires, Dieu sait jusqu’à quel point. Florita, il m’est venu une idée : si demain matin j’allais, de bonne heure, offrir à ces voleurs deux mille piastres, et en même temps leur proposer de faire une levée d’argent sur tous les autres propriétaires, ne trouvez-vous pas que cela me donnerait l’apparence d’être de leur bord, et aurait peut-être pour résultat d’empêcher qu’ils ne me taxassent aussi fortement ? Chère enfant, qu’en pensez-vous ?

— Mon oncle, je trouve votre idée excellente : seulement je pense que la somme que vous offrez n’est pas assez forte.

— Mais, Florita, vous me croyez donc aussi riche que le pape ? Comment ! ils ne se contenteraient pas de dix mille francs ?

— Mon cher oncle, songez donc que leurs exigences seront relatives aux fortunes. Vous sentez que si vous, l’homme le plus riche de la ville, ne donnez que dix mille francs, d’après cette proportion, leurs rentrées ne seraient pas considérables ; ils ne feraient pas une forte prise, et je crois pouvoir vous dire que leur intention est de faire une rafle de main de maître.

— Comment cela ? Savez-vous quelque chose ?

— Pas précisément ; mais j’ai des indices.

— Ah ! ma Florita, mettez-moi au courant. Althaus est serré avec moi ; jamais je ne peux en tirer un mot. Ce petit Emmanuel me boude ; tous deux vous aiment beaucoup ; tâchez qu’ils vous tiennent toujours bien informée. Je vais rentrer chez moi ; je me dirai malade ; car, dans ces circonstances, je n’ose parler ; il suffirait d’une parole pour me compromettre.

Mes rapports avec Baldivia m’avaient fait juger de l’homme : en apprenant qu’il était dans le gouvernement qui s’organisait, je présumais bien que les propriétaires seraient exploités ; c’est ce qui me fit parler avec autant d’assurance à mon oncle.

Quand il fut sorti, Althaus s’approcha de moi, à son tour, et me dit : — Cousine, renvoyez tout ce monde qui vous fatigue : je voudrais causer avec vous. Je suis dans une position des plus embarrassantes. Je ne sais quel parti prendre.

J’appelai ma cousine Carmen et la priai de renvoyer tous ces visiteurs, lesquels, croyant me faire plaisir, venaient s’établir dans ma chambre et augmentaient beaucoup mon mal de tête par leur bruyante conversation. Tout le monde se retira ; et, dix minutes après, Althaus rentra.

— Florita, je ne sais que faire. Pour lequel de ces trois gredins de présidents dois-je prendre parti ?

— Cousin, vous n’avez pas le choix. Puisqu’ici on reconnaît Orbegoso, il vous faut marcher sous ses bannières et le commandement de Nieto.

— Voilà justement ce qui me fait enrager. Ce Nieto est un âne, présomptueux comme tous les sots et qui se laissera gouverner par cet avocassier Baldivia ; tandis que, du côté de Bermudez, il y a quelques soldats avec lesquels je pourrais marcher.

— Soit ; mais Bermudez est à Lima et vous êtes à Aréquipa. Si vous refusez de marcher avec ceux-ci, ils vont vous destituer, vous rançonner et vous vexer en tout.

— Voilà ce que je crains. Que pense don Pio sur la durée de ce gouvernement ? Je ne lui dis rien parce qu’il m’a menti tant de fois que je ne crois plus à aucune de ses paroles.

— Au moins, cousin, vous croyez à ses actes : ce qui doit vous déterminer, c’est que don Pio accorde assez de durée à ce gouvernement pour lui offrir de l’argent. Demain, il ira porter 4, 000 piastres à Nieto.

— Il vous l’a dit ?

— Oui, cher ami.

— Oh ! alors, cela change les choses. Vous avez raison, cousine. Quand un homme politique comme don Pio offre 4,000 piastres à Nieto, un pauvre soldat comme moi doit accepter la place qui lui est offerte, de chef d’état-major. Demain, avant huit heures, je serai chez le général. Peste soit du métier ! Moi, Althaus ! forcé de servir sous un homme que, lorsque j’étais lieutenant dans l’armée du Rhin, je n’aurais pas voulu pour simple caporal !… Ah ! bande de voleurs ! si je peux parvenir à me faire payer, seulement la moitié de ce que vous me devez pour les travaux que je vous ai faits et que vous êtes incapables d’apprécier, je jure bien de quitter votre maudit pays pour ne plus le revoir.

Althaus, une fois lancé, se déchaîna contre les trois présidents ; l’ancien Gamarra, le nouveau Orbegoso, et, enfin, celui en possession du pouvoir, Bermudez. Il les méprisait tous trois également. Mais, bientôt après, il vit les choses du côté plaisant et me dit, à ce sujet, les bouffonneries les plus originales.

Après qu’Althaus m’eut quittée, mes pensées prirent un cours plus sérieux. Je ne pus m’empêcher de déplorer les malheurs de cette Amérique espagnole où, en aucun lieu, un gouvernement protecteur des personnes et des propriétés ne s’est encore établi d’une manière stable ; où, de toutes parts, accourent, depuis vingt ans, les hommes de violence qui, voyant en Europe l’arène des combats fermée par les progrès de la raison humaine, vont en Amérique y fomenter les haines, prennent parti dans les querelles, prolongent les résistances par leur coopération et perpétuent ainsi les calamités de la guerre. Ce n’est pas actuellement pour des principes que se battent les Américains-Espagnols, c’est pour des chefs qui les récompensent par le pillage de leurs frères. La guerre ne s’est jamais montrée sous un aspect plus dégoûtant, plus méprisable : elle ne cessera ses ravages dans ces malheureux pays que lorsque rien n’y tentera plus sa cupidité, et ce moment n’est pas éloigné. Arrivera enfin le jour fixé par la Providence où ces peuples seront unis sous la bannière du travail. Puissent-ils alors, au souvenir des calamités passées, prendre en une sainte horreur les hommes de sang et de rapine ! Que les croix, les étoiles, les décorations de toute espèce, dont les couvrent leurs maîtres, ne soient, à leurs yeux, que des stigmates d’infamie ; qu’ils les repoussent de partout et n’accueillent que la science et le talent appliqués au bonheur des hommes.

Le lendemain, mon oncle entra chez moi dès le matin ; j’étais assoupie. — Chère Florita, me dit-il, pardonnez-moi, si je vous dérange d’aussi bonne heure : comment allez-vous ? avez-vous un peu reposé cette nuit ?

— Non, mon oncle, j’ai une agitation fébrile qui me prive de tout sommeil ; ma douleur de tête ne me quitte point, et je me sens extrêmement faible.

— Je ne m’en étonne pas, vous ne mangez rien ; croyez-vous que ce soit avec des oranges, du café et un peu de lait que vous allez vous remettre des dures fatigues de votre long voyage. Joaquina ni moi n’osons vous contrarier ; mais nous souffrons de voir la manière dont vous vous traitez. Carmen a raison de vous appeler fleur de l’air ; en effet, vous ne ressemblez pas mal à cette plante, qui s’alimente de l’air seulement[16].

— Mon oncle, toute ma vie j’ai vécu de même, et néanmoins je me suis toujours assez bien portée ; je crois que c’est à l’air du volcan qu’il faut attribuer ma maladie. Et vous, mon oncle, vous paraissez inquiet, souffrant ; seriez-vous malade aussi ?

— Non, mon enfant ; toutefois je n’ai pas dormi de la nuit, ces événements m’ont bouleversé. Florita, j’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit ; je crains que 2,000 piastres ne soient pas assez ; mais 4,000, c’est énorme !

— Oui, sans doute ; mais Althaus m’a dit, hier, qu’ils ne prenaient cet argent qu’à titre de prêt.

— Ah ! ah ! eux aussi se servent des grands mots ! ils appellent cela des prêts !… effrontés coquins ! Bolivar donnait aussi à ses exactions le nom de prêt. Et qui donc m’a rendu ou songé à me rendre les 25,000 piastres que l’illustre libertador m’a prises lorsqu’il est venu ici ? C’était également à titre de prêt que le général Sucre nous prenait notre argent ; je n’ai cependant jamais revu les 10,000 piastres qu’il m’a ainsi empruntées. Ah ! Florita, de pareilles impudences me font sortir de mon caractère. Venir voler les gens, chez eux, à main armée, et, à l’infamie ajoutant la dérision, enregistrer les sommes volées sous la dénomination de prêt, voilà qui passe toute effronterie…

— Mon oncle, quelle heure est-il ?

— Huit heures.

— Eh bien, je vous engage à partir, car je sais qu’on doit, à dix heures, publier par la ville l’ordonnance qui met à contribution les propriétaires.

— Vraiment ? Alors je n’ai pas de temps à perdre ; je me décide pour 4,000 piastres.

Ainsi, pensais-je, par un équilibre providentiel, l’argent que l’iniquité me refuse, la violence le ravit ; si je pouvais croire à une vengeance divine, n’en verrais-je pas là un exemple ? Mon oncle n’est-il pas frappé dans ce qu’il a de plus cher ? comme si Dieu eût voulu que l’injustice fût à son tour victime de l’injustice ?

Mon oncle revint tout content.

— Ah ! Florita, comme j’ai bien fait d’agir selon vos conseils. Figurez-vous que ces coquins ont déjà fait leur liste. Le général m’a très bien reçu ; mais ce Baldivia avait l’air de deviner le motif qui me faisait venir ; son regard semblait me dire : « Vous nous apportez votre argent par crainte que nous ne vous en demandions davantage ; vous n’y gagnerez rien. » Heureusement je suis aussi fin que lui.

A dix heures, on publia par la ville el bando (mandement fait à cri public) ; non, jamais de ma vie je n’ai vu une telle rumeur ! Althaus vint chez moi, riant comme un fou : — Ah ! cousine, que vous êtes heureuse de ne pas avoir d’argent ! aujourd’hui ceux qui en ont font une mine bien pitoyable, et j’aurais peine à vous voir, vous, qui êtes si gentille, faire une telle grimace ! Maintenant me voilà chef de l’état-major du généralissime Nieto ; cela me vaut déjà 800 piastres ! L’aimable docteur Baldivia avait porté sur son bando Manuela Florez d’Althaus pour la modique somme de 800 piastres ; mais, comme tout, dans cet heureux temps, se fait au nom du pouvoir militaire, le dit bando est arrivé à mon bureau et, avant de le signer, j’ai eu la bonne idée de lire les noms des victimes. Parvenu à celui de mon illustre épouse, je l’ai rayé sans cérémonie, et suis allé chez le général où, criant bien fort, j’ai dit que je trouvais très extraordinaire qu’on eût porté ma femme pour 800 piastres, quand la sienne, ni celles des autres membres du gouvernement suprême, ne figuraient pas sur le bando pour un réal. Maître Baldivia a voulu répliquer, en disant « que la nièce de don Pio… » — Ici, me suis-je écrié, en l’interrompant avec véhémence, on ne doit pas voir la nièce de don Pio, mais seulement la femme du chef d’état-major Althaus ; et si les loups se mangent entre eux, ma foi, alors, au diable ! j’en jette la peau, et vais hurler dans une autre tanière. — En prononçant ces paroles, de ma douce voix, j’ai fait sonner mon sabre par terre et retentir mes éperons d’une telle force, que le moine a pris sa plume pour rayer le nom de ma femme. Le trouvant bâtonné, il a pincé les lèvres, a pâli, et son regard cherchait à pénétrer d’où provenait mon assurance ; mais, de même qu’à Waterloo, j’étais ferme comme un roc, et, le regardant en face, je lui ai dit : — Camarade, dans cette affaire, chacun de nous aura sa besogne : à vous de fabriquer les bandos qui extorqueront l’argent des bourgeois, et à moi de les faire exécuter. Je pense qu’en cette circonstance mon sabre sera aussi utile que votre plume. Le camarade a compris…, et je vous assure, Florita, que cette sortie soldatesque, comme vous allez la nommer, a fait un très bon effet.

Vers midi, ma cousine Carmen entra avec l’expression d’une joie concentrée :

— Florita, je viens vous chercher ; chère amie, levez-vous ; il faut absolument que vous veniez vous asseoir à la fenêtre de mon salon pour jouir avec moi du spectacle qu’offre la rue de Santo-Domingo, voilà de ces événements à faire figurer dans votre journal : j’ai déjà pris note pour vous des deux plus curieux. Vous allez vous envelopper dans votre manteau, vous couvrirez votre tête de votre grand voile noir, je garnirai le rebord de la fenêtre de tapis et de coussins ; vous serez là comme sur votre lit, et nous nous amuserons comme des reines.

— Mais, cousine, que se passe-t-il donc dans la rue de Santo-Domingo ?…

— Ce qui se passe ! le spectacle le plus amusant qu’on puisse voir ; vous verrez tous ces propriétaires, avec des sacs d’argent sous les bras, la figure pâle, allongée, allant comme des gens que l’on mène à un auto-da-fé. Ha ! venez vite, Florita ; dans ce moment nous perdons beaucoup.

Entraînée par ses instances, j’allai m’installer à sa croisée. Carmen avait raison ; je trouvai à y faire d’intéressantes observations.

Ma cousine est remplie de cet esprit sourdement méchant, assez ordinaire chez les êtres qui n’osent pas se mettre en lutte ouverte contre la société dont ils ont été victimes : elle saisit avec empressement toutes les occasions de se venger de cette même société qu’elle hait ; aussi accostait-elle chaque individu qui passait devant nous, et se plaisait-elle à lui retourner le poignard dans la plaie.

— Comme vous voilà chargé, señor Gamio ! Où allez-vous donc porter ces grands sacs de piastres ?… vous auriez là de quoi acheter une jolie petite chacra pour chacune de vos filles.

— Comment, dona Carmen, vous ne savez donc pas qu’ils ont eu l’iniquité de m’imposer pour 6000 piastres !!

— Vraiment, señor Gamio ! Ah ! cela est affreux !!… ; un père de famille, un homme si rangé, si économe, qui se prive du nécessaire pour entasser sacs sur sacs : voilà qui est d’une injustice révoltante !

— Oui, vous le savez, si je me suis privé pour amasser ; eh bien ! voilà les fruits de mes économies partis d’un seul coup ! ils m’enlèvent tout !

— Et encore, don José, si vous en étiez quitte pour cette somme ?…

— Hé ! mais croyez-vous donc qu’ils m’en prendront d’autres ?

— Don José, nous vivons dans un temps où les honnêtes gens n’ont pas la liberté de parler ; il faut recommander son ame à la sainte Vierge, et prier pour les malheureux qui ont de l’argent…

Le senor Gamio, les larmes dans les yeux, tremblant de crainte, quitta la croisée de Carmen avec le désespoir dans le cœur.

Après lui vint à passer le señor Ugarte, homme aussi riche que mon oncle, mais beaucoup plus avare. Dans les temps ordinaires, Ugarte va avec des bas bleus, des souliers percés et un habit rapiécé ; ce jour-là, exaspéré par la douleur de l’avare, peut-être la plus forte de toutes les douleurs, il avait mis, croyant de cette manière en imposer sur ses richesses, tout ce qu’il avait de plus déguenillé ; accoutré de haillons de toutes couleurs, son extérieur, sa mine étaient des plus grotesques. En le voyant, je ne pus m’empêcher de partir d’un éclat de rire. Je cachai ma tête dans mon voile, pendant que ma cousine, habituée à maîtriser ses émotions, faisait parier ce pauvre riche qu’on eût pris pour un mendiant, et qui cependant possède 5 à 6 millions de fortune.

— Pourquoi donc, señor don Ugarte, vous éreintez-vous à porter des sacs de ce poids ? N’avez-vous pas un nègre ou un âne qui pût vous éviter cette peine ?

— Y pensez-vous, dona Carmen, confier des sacs d’argent à un nègre ! Aidez-moi un peu à poser ces sacs sur votre croisée ; il y a là 10,000 piastres !! dona Carmen, et presque tout en or !!…

— Oh ! señor, la couleur n’y fait rien ; mais je conçois qu’il est dur de se dépouiller ainsi de belles onces[17] qui reposaient tranquillement au fond de quelque cave, pour les donner à des gens qui vont les faire circuler.

— Les donner ! dites donc qu’ils me les volent ! car, comme la Vierge est au ciel avec son Fils très saint, si ce n’est qu’ils m’ont menacé de me mettre en prison, et que, pendant mon emprisonnement, ma femme aurait pu me dérober mon argent, je me serais fait brûler, plutôt que de leur donner un maravédis ! Mon pauvre argent ! ma seule consolation ! ils me le prennent !

L’insensé, dans le paroxysme de sa douleur, se mit à pleurer en contemplant ses sacs comme une mère en présence de son enfant mort. — Ma cousine rentra dans le salon pour rire tout à son aise. Quant à moi, je considérais ce malheureux avec un sentiment de pitié ; je le croyais atteint d’aliénation mentale, et la démence excite tout mon intérêt, toute ma compassion. Mais bientôt je ne vis plus en lui que le vil esclave de l’or, l’homme sans cœur pour ses semblables, s’isolant de tout, étranger aux plus chères affections de notre nature, et je ressentis le plus profond mépris pour ce misérable qui, riche de 6 millions, se couvrait de sales haillons. Cette guerre civile, pensais-je, est dans les décrets de la Providence ; les extorsions du pouvoir militaire auront au moins pour résultat immédiat de faire circuler des métaux dont l’unique utilité est dans la circulation, en attendant qu’un besoin unanime d’ordre et de sûreté amène l’établissement d’un gouvernement protecteur.

Ma cousine, qui était revenue à la croisée, offrit un cigare à Ugarte, sachant que c’était le meilleur moyen de le rappeler à lui-même ; Ugarte n’offre jamais de cigares à personne, il a toujours, au contraire, oublié les siens, afin qu’on lui en fasse la charité   ; c’est un maravédis d’économisé.

— Tenez, señor don Ugarte, voilà un beau cigare de la Havane de contrebande   ; il coûte deux sous.

— Merci, señora, vous me faites là un véritable cadeau   ; c’est pour moi une réelle jouissance de fumer un bon cigare, mais vous sentez que je ne puis y mettre ce prix.

— Hélas ! señor, avec le quart d’un de ces sacs, il y aurait de quoi acheter des cigares de la Havane gros comme les tours de Santo-Domingo   ; mais, après de pareilles spoliations, vous voilà privé pour toute votre vie de bons cigares.

— Eh ! ce qu’il y a de plus horrible, dona Carmen, c’est de voir l’injustice avec laquelle on me traite   ; m’imposer à 10,000 piastres ! moi, pauvre homme qui n’ai pas un habit à mettre. Mes ennemis me disent riche ; moi riche ! Sainte Vierge ! parce que j’ai deux ou trois petites propriétés, qui me coûtent plus qu’elles ne me rapportent ; il est notoire que, depuis six ans, je n’ai pas reçu une piastre de mes fermiers. Le peu d’argent comptant que j’avais, je l’ai prêté à des gens qui ne me le rendent pas ; enfin, c’est au point que souvent ma femme n’a pas de quoi aller au marché.

— Et cependant, señor, depuis ce matin dix heures, et il n’est que midi, vous avez retrouvé ces sacs d’or dans quelques coins…

Le pauvre fou regarda ma cousine avec un air épouvanté.

— Qui donc vous l’a dit ?

— Vous ne l’ignorez pas ; tout se sait dans ce pays-ci ; on va même jusqu’à dire que vous avez, dans votre cave, un tonneau plein d’or ?

— Sainte Vierge ! quelle méchanceté ! quelle calomnie ? Quoi ! mes ennemis vont jusqu’à dire que j’ai un tonneau plein d’or ? Ah ! mais il n’y a plus moyen d’y tenir ! Dona Carmen, vous n’en croyez rien, n’est-ce pas ?… Mademoiselle, ce sont des mensonges infâmes ! ne les croyez pas ?… Saint Joseph ! ils me feront perdre la tête !

L’insensé se rechargea de ses sacs ; sa figure prit l’expression d’une sombre folie ; ses muscles se contractèrent ; il tremblait de tous ses membres ; on voyait qu’il souffrait horriblement. Ce mendiant, pliant sous le poids de son or, s’éloigna aussi vite que le lui permettait son fardeau.

— Carmen, vous êtes bien méchante ; vous êtes cause que ce malheureux deviendra tout à fait fou.

— Eh ! la grande perte que ferait le pays ! Un pareil homme suffit pour déshonorer la ville où il est né. N’est-ce pas révoltant de voir un millionnaire, couvert des haillons de la misère, entasser toujours pour ne jamais jouir, et priver les malheureux de travail en enfouissant ses richesses. La ville renferme cinq ou six individus énormément riches, et c’est à qui d’entre eux sera le plus cancre ; ce sont autant de sangsues qui aspirent incessamment l’or et l’argent de la société et ne lui en rendent rien.

L’indignation de Carmen était fondée. Dans les pays où l’argent, comme véhicule du travail, est mis par l’établissement des banques usant de papiers monétaires à la portée de tous ceux qui ont de l’industrie, l’avare est un fou dont tout le monde se rit ; mais, dans les pays arriérés, où l’or a conservé toute sa puissance, l’avare est un ennemi public qui arrête la circulation de la monnaie et rend le travail onéreux ou impossible même par l’exorbitance de ses exigences ; qu’on ne s’étonne donc pas que les masses exploitées par la cupidité de quelques uns se réjouissent et appuient, de leurs forces, les extorsions du pouvoir ; elles se vengent de celles que chaque jour elles endurent. L’invention des temps modernes la plus féconde en résultats est peut-être, après l’imprimerie, celle des papiers monétaires ; ils sont venus mettre un frein à la puissance de l’or en lui faisant concurrence ; ils ont rendu l’acquisition des richesses toujours possible au travail habile et constant ; en un mot, ils ont anéanti l’usure et l’esclavage du talent. Dans tous les pays où le système de crédit public ne mettra pas l’argent ou le signe qui le représente à la portée du travail[18], les gens à argent seront aussi odieux au peuple qu’ils l’étaient aux Romains, que les Juifs au peuple du moyen-âge, et, en toutes occasions, il se montrera disposé à prêter son appui au pouvoir qui les dépouillera.

Comme nous terminions les réflexions que l’avarice du señor Ugarte avait provoquées, don Juan de Goyenèche s’approcha de nous. Il était tellement défait, que je crus qu’il allait tomber. Carmen l’invita à entrer.

— Je vais chez don Pio, dit-il ; j’espère qu’il pourra me prêter de l’argent, autrement Dieu sait ce qu’il va arriver de notre famille. Vous savez, mesdames, que ces gens… (dona Carmen, il n’y a pas de danger qu’on nous entende ? regardez donc à la fenêtre si quelqu’un ne nous écouterait pas), vous savez qu’ils ont eu l’impudence d’imposer notre vénérable frère, l’évêque, à 20,000 piastres ! ma sœur a été taxée à 5,000 et moi à 6,000. Ainsi, voilà 31,000 piastres enlevées, d’un seul coup, à notre fortune ! Ah ! Florita ! combien donnerais-je pour être à la place de notre frère Mariano ! Il est tranquille, lui ; jouit paisiblement, à Bordeaux, de ses revenus : ce n’est pas d’aujourd’hui que je me repens de lui avoir acheté tous les biens qu’il possédait ici, et, plus que jamais, depuis cette révolution, je déplore l’insigne folie que j’ai faite de m’être enchaîné dans ce pays.

— Don Juan, dit ma cousine, tout ceci n’est qu’un orage ; lorsqu’il sera passé, vous redeviendrez roi. Par sa dignité, votre frère est ici le premier, comme vous l’êtes par vos richesses. Cette position éminente, la retrouveriez-vous en France, où le nombre des grandes fortunes ne permet pas qu’on en distingue aucune ?

— Ah ! dona Carmen, l’avantage d’être quelque chose dans un pays de révolution coûte trop cher pour qu’on ne préfère pas l’obscurité à la vaine jouissance d’une pareille distinction. Songez à ce que nous a coûté chaque apparition d’un nouveau gouvernement ; le libertador Bolivar a enlevé à notre maison 40,000 piastres, le général Sucre, 30,000, San Martin, tout ce que mon frère Mariano possédait à Lima, et maintenant voilà Nicto et Baldivia qui ont pris à tâche de nous ruiner,

— Cousin, il faut un peu de philosophie. Les billets gagnants et perdants sortent de la roue de la fortune ; on ne peut toujours se saisir des premiers. Votre père est venu dans ce pays sans rien ; il y a amassé de grands biens ; votre frère, don Emmanuel, aujourd’hui comte de Guaqui, a, dit-on, 20 millions à lui ; tout cela provient du Pérou : croyez-vous réellement, don Juan, que si votre père fût resté en Biscaye, vos frères seraient, l’un, évêque, et l’autre grand d’Espagne ?

J’interrompis la maligne Carmen, qui se plaisait à torturer cet autre Ugarte.

— Cousin, lui dis-je, cet argent vous sera fidèlement rendu ; mon oncle Pio en est convaincu ; aussi prêterait-il à ce gouvernement tout ce qu’il voudrait.

— Alors, Florita, dites-moi, je vous prie, pourquoi notre gracieux cousin ne lui a prêté que 4,000 piastres, quand, dit-on, il a conseillé à Baldivia de nous en faire prêter trente et un mille ?

— Mon cousin, il ne faut pas ajouter foi aux on dit ; on en rapporte peut-être de vous qui ne seraient pas plus agréables pour mon oncle.

— Mais, Florita, convenez au moins que cette disproportion est choquante ; tout le monde sait que don Pio est plus riche que moi, et…

— Don Juan, dit Carmen, il paraît que c’est le jour où il ne se trouve que des pauvres à Aréquipa ; nous venons de voir passer Ugarte qui n’avait pas de souliers aux pieds…

Il se leva, voyant bien que ce n’était pas de Carmen, qui le déteste, qu’il devait attendre la moindre consolation.

— Je vais voir, dit-il, si don Pio voudra me prêter de l’argent ; et il sortit.

— J’espère, Florita, que voilà d’excellents types à mettre sur votre journal ? Que pensez-vous de tous ces pauvres millionnaires ? Ne trouvez-vous pas que notre illustre parent, M. de Goyenèche, est bien à plaindre ? Son père est arrivé de Biscaye en sabots ; il était bête à manger du foin ; c’est en tout temps une qualité pour faire fortune ; et à cette heureuse époque, il ne fallait pas beaucoup d’esprit pour gagner de l’argent. Il en gagna énormément, se maria avec une cousine de votre grand’mère, une demoiselle Moscoso, qui lui apporta une riche dot ; l’un et l’autre, très avares, élevèrent leurs enfants dans ces bons principes, firent donner de l’éducation aux deux aînés, don Emmanuel et don Mariano, que vous connaissez. Emmanuel alla en Espagne, y servit comme militaire et obtint la confiance de je ne sais quel ministre, qui l’envoya au Pérou pour y soutenir la cause du roi ; quand cette cause fut perdue, il reçut la mission de recueillir tous les débris de l’ancienne splendeur afin de les faire passer en Espagne. Il exécuta cet ordre avec autant de rigueur que s’il eût été né Castillan ; il prit au Pérou tout ce qu’il put, traitant son propre pays, celui où son père avait fait sa fortune, comme un pays conquis. On n’a jamais su au juste combien il avait enlevé de millions aux Péruviens ; mais, ce qu’il y a de très sûr, c’est qu’il en a gardé une vingtaine pour lui ; vous voyez, chère amie, qu’on ne se ruine pas à faire les affaires du roi. Ce fut don Emmanuel qui fit nommer son frère évêque, et Mariano occupait aussi, par son influence, la place de juge à Lima ; il en fut chassé par San Martin, qui s’empara de tout ce qu’il possédait à Lima ; et, quoique riche encore de 100,000 livres de rente, il s’est fait donner, par le gouvernement espagnol, une pension de 20,000 francs à titre de dédommagement. Je ne vous parle pas des honneurs qui ont plu sur eux, les croix de Saint-Jean, de Saint-Jacques, les titres de comte de Guaqui[19], de grand d’Espagne, etc., et voilà ce don Juan qui vient pleurer misère parce que la république lui demande 6,000 piastres. Au diable puissent aller ces étrangers qui n’accourent dans un pays nouveau que pour le dépouiller ; et, se moquant ensuite de ceux qu’ils ont ruinés, se retirent avec leur butin dans des villes d’Europe.

Il était évident que Carmen éprouvait une sécrète joie à se venger de ces avares qui avaient critiqué sa manière de vivre, tout en acceptant ses cigares à deux sous, ses dîners et ses fêtes.

Elle insistait pour me faire retourner à la croisée, mais ce spectacle de l’avarice aux prises avec l’oppression me répugnait ; il me montrait l’humanité sous un aspect trop méprisable, et je résistais aux sollicitations de Carmen.

— Au moins, Florita, venez voir encore le vieux voisin Hurtado ; le bon-homme fait charger stoïquement ses 6,000 piastres sur son âne ; celui-là est philosophe.… Voyons donc ce qu’il va nous conter.

Je me laissai aller à la curiosité de savoir ce que pensait le vieux philosophe en donnant ses piastres.

— Bravo, père Hurtado ! au moins, vous ne vous fatiguez pas à porter vos sacs à l’hôtel-de-ville.

— Carmen, le philosophe ne doit plier que sous le poids de la sagesse ! Mon âne est destiné à porter des fardeaux, et je ne vois pas pourquoi l’or et l’argent seraient, par exception, transportés exclusivement par des hommes, quand le fer, le cuivre, le plomb, métaux beaucoup plus utiles, sont chargés sur des bêtes de somme.

— Voisin, je vois que vous vous exécutez de bonne grace, ce qui est facile, lorsque, comme vous, on possède un tombeau[20] ; mais les malheureux, tels que don Pio de Tristan, Juan de Goyenèche, Ugarte, Gamio et autres ne peuvent, vous le sentez, se résigner aussi aisément.

— Oui, Carmen, vous avez raison, je possède un tombeau ; car la vraie sagesse est plus inépuisable que le tombeau du plus riche des anciens Incas.

— La sagesse, voisin, la sagesse est chose précieuse, j’en conviens ; mais je vous assure que j’aurais beau être sage comme un de ces sages grecs ou romains dont je n’ai jamais su les noms, que tout cela ne me mettrait pas une once dans la poche.

— Vous le croyez, ma fille, et voilà précisément votre erreur.

— Père Hurtado, vous allez encore me faire mettre en colère ; il en est de même chaque fois que je cause avec vous. N’allez-vous pas entreprendre de me prouver que c’est votre sagesse qui vous a fourni les moyens d’acheter les sept ou huit maisons que vous possédez en ville, votre belle campagne, votre grande sucrerie ; que c’est avec votre sagesse que vous avez élevé vos onze enfants, fait donner à tous de l’éducation, doté vos filles ; que c’est dans votre sagesse que vous trouvez de quoi entretenir votre fille, religieuse à Santa-Cathalina, avec un luxe qui scandalise toute la communauté ; à faire des offrandes aux couvents, à bâtir une église dans le village où est située votre campagne ?… Ah ! laissez-nous donc tranquilles avec votre sagesse ; par le Christ ! à ce prix-là tout le monde deviendrait sage.

— Oui, si les dispositions à la sagesse avaient été données au monde ; mais j’ai beau observer attentivement de tous côtés, je ne découvre aucun sage et ne vois que des fous… Adieu, voisine… Ma chère demoiselle Florita, puisque vous allez mieux, venez donc me voir. J’ai encore beaucoup d’autres choses curieuses à vous montrer dans mon cabinet. Vous avez, ma chère enfant, tout ce qu’il faut, pour arriver à la sagesse ; voilà pourquoi j’aime tant à causer avec vous.

Et il s’éloigna.

— Que le ciel te confonde, vieux fou ! avec ta sagesse, s’écria Carmen. Chaque fois que ce vieil Indien me parle, il me fait venir la chair de poule. Il possède un tombeau, j’en suis aussi sûre que de tenir un cigare à la main ; il y puise depuis soixante ou quatre-vingts ans, car ce Sambo a survécu aux plus vieux. Son trésor lui fournit de quoi bâtir des maisons, des églises et faire courir des rivières dans sa campagne. Il achète pour sa fille, la religieuse, les objets les plus chers qu’apportent les navires d’Europe ; et le vieil hypocrite a l’effronterie de venir me prêcher la sagesse !… à moi qui, depuis vingt ans, endure avec une véritable philosophie toute espèce de privations, n’ayant pas même de quoi acheter une paire de bas de soie. En vérité, Florita, voilà de ces choses qui me révoltent ! Je ne conçois pas que vous n’ayez pas pris la parole pour lui montrer que vous n’étiez pas sa dupe, et qu’on est mal reçu, quand on possède les trésors d’un tombeau, à venir faire étalage de sagesse devant ceux qui n’ont pas le sou.

Tout le monde, à Aréquipa, est persuadé que le vieil Hurtado a trouvé un tombeau qui alimente ses immenses dépenses. Quant à moi, je crois que, comme le vieillard de La Fontaine, il a rencontré le trésor dans son travail, ou, comme il le dit, dans sa sagesse. Certes, le travail intelligent est bien la meilleure sagesse humaine. Ce vénérable vieillard est économe sans avarice, et très laborieux : il possède des connaissances d’application très étendues et bien supérieures à celles des gens du pays. Il a travaillé pendant une longue vie et a pu mener à bonne fin ses nombreuses entreprises. L’origine de sa fortune est, ce me semble, suffisamment expliquée, sans qu’il soit besoin de recourir à la découverte miraculeuse d’un tombeau. Au surplus, la destinée l’en eût-elle favorisé, on devrait s’en réjouir, puisqu’il fait de ses richesses un aussi noble usage : mais on est jaloux des hommes dont l’intelligence prime les autres ; quand on ne peut calomnier leur succès, on les attribue au miracle plutôt que d’y reconnaitre une supériorité.

Mon oncle m’envoya chercher, et je me retirai chez moi. Malgré la lettre que j’avais écrite à la famille, don Pio continuait à me témoigner une entière confiance, il me parlait de ses inquiétudes les plus secrètes, me consultait sur tout, et cela avec un abandon et une amitié que moi-même je ne savais comment m’expliquer. Craignait-il mes ressentiments et voulait-il en paralyser les effets ? Je serais tentée de le croire. Je pouvais, par mes relations, lui rendre quelques services, et lorsqu’une personne peut lui être utile, si humble qu’elle soit, don Pio a un talent tout particulier pour s’en servir, ainsi que pour assoupir les haines de ses ennemis.

Depuis les derniers événements, la ville avait complètement changé d’allure : calme, monotone, d’un accablant ennui avant la révolution, elle venait de passer à une agitation extraordinaire, à un mouvement et un vacarme perpétuels. Le gouvernement qui s’était organisé au nom d’Orbegoso devait employer les sommes qu’il avait reçues des propriétaires à mettre sur pied une armée assez forte pour résister à celle de Bermudez. J’étais très au courant de tout ce qui se passait au quartier général ; Althaus avec sa franchise, et le besoin qu’il éprouvait de tourner ses illustres chefs en ridicule, me rapportait jusqu’aux plus petits détails. La présomption, l’incapacité, l’incurie de ces hommes surpassaient tout ce qu’on en pourrait supposer. Emmanuel, de son côté, me confiait tout ce qu’Althaus ne se trouvait pas à même de savoir, en sorte que j’étais la mieux informée du pays. Si Nieto et Baldivia avaient été, par leurs talents, au niveau de leur position politique, certes, ils eussent pu, avec de l’ordre, de l’économie et de l’activité, satisfaire à tous les besoins du moment, au moyen des sommes énormes qu’ils avaient extorquées aux malheureux propriétaires ; mais l’argent obtenu sans peine se dépense avec prodigalité : il n’était pas de fautes, d’extravagances que ces deux hommes ne connaissent. Un navire arrivait-il à Islay, aussitôt le général faisait demander avec emphase quelles étaient les armes ou munitions qu’il apportait, et donnait l’ordre d’acheter immédiatement sabres, fusils, poudre, balles, draps, etc., etc., qui pouvaient se trouver à bord. On pense bien qu’avec cette manière de procéder la caisse fut bientôt vide. Baldivia n’agissait pas plus sagement, sans toutefois oublier ses intérêts personnels. Il fonda à Aréquipa un journal dont la rédaction coûtait fort cher, mais dont il était rédacteur en chef, avec 1,000 piastres par mois d’appointement, indépendamment du prix qu’il recevait pour chaque article dont il était l’auteur.

Un mois s’était à peine écoulé depuis la publication du fameux bando, lorsqu’un jour Althaus entra dans ma chambre, en riant à ne pouvoir parler :

— Qui peut donc provoquer ainsi votre hilarité, cousin ? Encore quelques bévues du généralissime, je gage ? Contez-le moi vite, que j’en rie avec vous.

— Ah ! Florita, la place n’est plus tenable, j’ai tant ri depuis ce matin que, d’honneur, je crains d’être malade.

— Mais encore, dites-moi…

— Eh bien ! figurez-vous… ah ! ah !… pardon, cousine ; mais je ne pourrai jamais vous raconter cela. C’est incroyable !… cette page de votre journal sera bien curieuse. Ah ! coquin de Nieto, va, je te pardonne de ne pouvoir comprendre la plus simple figure de géométrie : quand on sait faire rire les vieux mathématiciens comme tu me fais rire depuis ce matin, on doit être dispensé de savoir que 2 et 2 font 4.

— Ah ça ! Althaus, je vais me fâcher : il est convenu entre nous que je serais la confidente des joies aussi bien que des tribulations, je veux rire à mon tour.

— Sachez, donc, chère amie, que, ce matin, notre aimable et prévoyant général m’a fait dire qu’il voulait que j’allasse ranger ce qu’il appelle son grand magasin, c’est tout bonnement la petite chapelle qui tient à la prison. Après déjeuner, j’ai pris deux hommes avec moi, et je suis allé à ce sanctuaire dont, jusqu’alors, on m’avait interdit l’entrée. Ce n’était pas sans raison qu’ils m’en faisaient mystère : devinez, chère enfant, ce que j’ai trouvé dans ce magasin ?

— Mais, que sais-je, des sabres, des fusils ?

— Oui, des sabres, mais vous n’en devineriez pas le nombre…  ; il y a dans le magasin deux mille huit cents sabres qu’ils viennent d’acheter, quand je défie Nieto de réunir six à huit cents hommes sous ses ordres ! Il s’y trouve dix-huit cents fusils, et quels fusils ! Ah ! il n’y a pas de danger, ils ne tueront pas leurs frères avec ces fusils fabriqués à Birmingham ; ils ne coûtent ici que 22 francs ; certes, voilà du beau poli anglais à bon marché ! mais un innocent échalas serait plus redoutable que dix de ces fusils ; et les sabres ! ho ! ce seraient d’excellents instruments pour couper des navets. Je ne vous parle pas des piles de drap bleu, couleur des grenadiers français, et des milliers de ceinturons, de baudriers que j’ai rencontrés dans un coin sans voir nulle part une seule giberne. Le diable m’emporte, il faut croire que des pigeons voyageurs auront porté la nouvelle de la révolution de Lima à ces farceurs de capitaines anglais et français, pour qu’ils soient venus empester le Pérou de tous ces rebuts de boutiques. Vous pensez peut-être que toutes ces armes étaient rangées dans l’ordre exigé pour leur conservation ; que les fusils, par exemple, avaient été disposés de manière à prévenir l’atteinte de la rouille ? nullement ; tous les objets du magasin entassés pêle-mêle dans la vieille chapelle, où l’eau tombe de tous côtés, y avaient été jetés comme des bottes de foin ; mais n’importe, mouillés où non, les chiens de ces fusils n’aboieront jamais. Allons, braves bourgeois d’Aréquipa, actuellement vous devez être contents ! si on vous prend votre argent, vous avez au moins la satisfaction de le voir utilement employé. Vous voilà avec un grand magasin, où il y a plus de sabres que vous n’aurez jamais de soldats… ; où vous avez des masses de drap bleu, lorsque vous êtes sans tailleurs pour en faire des habits, et une belle quantité de baudriers ; quant aux gibernes, le capitaine les avait vendues à Santa-Crux. Ah ! c’est délicieux ! dites, Florita, quand vous leur peindrez en France ces bambochades péruviennes, ils croiront que vous chargez le tableau : deux mille huit cents sabres pour six cents soldats qui n’ont ni souliers à leurs pieds, ni schakos sur leur tête, qui enfin manquent de tout !!… Bravo, mon général ! tu t’y entends, et je dis, pas mal ! Quel fournisseur soigné tu nous aurais fait ! ceux de la grande armée donnaient aux soldats des souliers qui ne leur duraient pas huit jours ; mais toi, fine fleur des fournisseurs, tu leur aurais donné trois sabres en place d’une paire de souliers.

Althaus resta plus de deux heures à bouffonner sur les faits et dires des illustres chefs de la république, et cela avec une originalité, et une gaîté telles, que je ne pus m’empêcher d’en rire autant que lui.

— Florita, racontez donc à don Pio, en grande confidence, tout ce que je viens de vous dire. Je ne serais pas fâché qu’il le sût, mais je ne veux pas qu’il l’apprenne par moi.

— Althaus, vous devriez donner des conseils à ces gens-là ; vous voyez bien qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’ils doivent faire au milieu des circonstances graves dans lesquelles leur ignorante témérité les a placés.

— Leur donner des conseils ! ah ! Florita, on voit bien que vous ne connaissez pas encore l’esprit des gens de ce pays ; ce sont des sots présomptueux qui croient avoir en eux la science infuse. Dans les premières années de mon séjour en Amérique, comme vous, j’étais peiné de leur voir commettre autant de fautes et leur remontrais, avec franchise, que, s’ils faisaient d’une autre manière, les choses iraient mieux. Savez-vous ce qu’il m’arriva ? Je me fis des ennemis implacables de tous ces imbécilles ; on se méfia de moi, on me fit mystère de tout, comme vous voyez que ceux-ci ont fait pour les armes ; et, sans le besoin urgent qu’ils avaient de mes connaissances, ils m’eussent chassé de chez eux comme un homme abominable. J’eus d’abord beaucoup à souffrir avec de tels gens ; mais, enfin, j’en pris mon parti, et sans m’en inquiéter, je les laissai faire leurs balourdises et me contentai de les plaisanter, ayant appris, pendant mon séjour en France, la puissance du ridicule quand on s’en sert à propos et avec adresse.

— Mais, Althaus, tout ce que vous venez de me dire est très alarmant ; de pareilles extravagances auront des conséquences fâcheuses pour les habitants d’Aréquipa. Si Nieto achète ainsi toutes les friperies des capitaines européens, il va se trouver forcé d’avoir recours à de nouvelles extorsions ; et, à la manière dont ils y vont, elles se répéteront sans cesse.

— Ce sera comme vous le dites : l’audacieux moine Baldivia fait déjà son second bando. Cette fois, don Pio ne l’échappera pas : Ugarte, Gamio vont être mis à sec   ; mais c’est surtout sur l’évêque et sa maison qu’on va frapper. Ah ! messieurs les bourgeois, vous voulez de la république ! Bien, bien, mes amis, nous allons vous montrer ce que cela coûte une république !

Althaus se mit à tourner en ridicule ce système de gouvernement : l’absolutisme était dans l’ame du baron d’Althaus, et les résultats qu’il avait sous les yeux n’étaient guère propres à le convertir à l’organisation républicaine.

Les villes de l’Amérique espagnole, séparées les unes des autres par d’immenses étendues de territoire sans culture et sans habitants, ont encore peu d’intérêts communs. Le besoin le plus urgent eût été de les doter d’organisations municipales proportionnées à l’avancement intellectuel de leurs populations et susceptibles de progresser avec elles ; de les unir par un lien fédératif qui n’aurait été que l’expression des rapports existants entre ces villes. Mais, pour s’affranchir de l’Espagne, il avait fallu mettre des armées sur pied, et, comme cela arrive toujours, la puissance du sabre a voulu dominer. Si les populations de ces républiques étaient rapprochées, il se rencontrerait plus d’unité de vues, et ces contrées ne présenteraient pas, depuis vingt ans, l’affligeant spectacle de guerres sans cesse renaissantes.

Le grand événement de l’indépendance a trompé toutes les prévisions : l’Angleterre a dépensé des sommes énormes pour le provoquer, et, depuis que l’Amérique espagnole est devenue indépendante, le commerce anglais y a fait des opérations ruineuses. Le sentiment qu’on a exploité pour exciter ces peuples à secouer le joug de l’Espagne n’a pas été l’amour d’une liberté politique dont ils étaient bien loin encore de sentir le besoin, ni d’une indépendance commerciale dont les masses étaient trop pauvres pour pouvoir jouir. On a mis en jeu contre les Espagnols la haine qu’alimentaient les préférences dont ceux-ci étaient l’objet.

Les yeux fixés sur les prodiges que la liberté a fait éclore dans l’Amérique du nord, on s’étonne de voir celle du sud rester si longtemps en proie aux convulsions politiques, aux guerres civiles, et l’on ne fait pas assez d’attention à la diversité des climats, aux différences morales des deux peuples. Dans l’Amérique du sud, les besoins sont restreints et faciles à satisfaire. Les richesses sont encore très inégalement réparties et la mendicité, compagne inséparable du catholicisme espagnol, y est presqu’un métier. Il existait au Pérou, avant l’indépendance, d’immenses fortunes faites dans les emplois publics, dans le commerce et spécialement le commerce interlope, et, enfin, par l’exploitation des mines ; un très petit nombre de ces fortunes avait, pour origine, la culture des terres ; la masse de la population était couverte de haillons et n’a pas amélioré son sort depuis ; tandis que, dans l’Amérique anglaise, les mœurs et usages s’étaient formés sous l’empire d’idées libérales, politiques et religieuses ; les populations y étaient rapprochées, elles habitaient sous un climat qui donne de nombreux besoins, avaient conservé les habitudes laborieuses de l’Europe, et la richesse n’y étant acquise que par la culture des terres ou le commerce régulier, il y avait assez d’égalité dans sa distribution.

On a lieu d’être surpris, d’après les règles de la prudence humaine, que tous les gens riches n’aient pas évacué l’Amérique en même temps que le gouvernement espagnol ; il était bien évident qu’ils devaient être les victimes de toutes les commotions ; leurs richesses, en effet, ont alimenté les guerres, et celles-ci ne cesseront que lorqu’il n’y aura plus de grandes fortunes à spolier. L’exploitation des mines diminue tous les jours ; plusieurs, par suite des guerres, ont été inondées, et, lorsque la tranquillité sera rétablie, les habitants, se trouvant forcés de se livrer presque entièrement à la culture des terres, ce travail civilisateur fera naître graduellement, parmi eux, des idées d’ordre et de liberté rationnelle.

Quand la nouvelle des évènements de Lima parvint à Aréquipa, les hommes qui firent déclarer la ville pour Orbegoso n’étaient pas mus par l’amour du bien public, parce qu’ils estimaient ce président valoir mieux que ses compétiteurs ; mais ils virent une occasion de se saisir du pouvoir, d’arriver à la fortune, et ils s’empressèrent d’en profiter. Baldivia, qui exerçait une grande influence sur le général Nieto, le poussa à s’emparer du commandement militaire de tout le département ; lui-même, sous les auspices du général, se mit à la tête du gouvernement civil, et distribua à ses créatures tous les emplois. Ces deux hommes, ou plutôt Baldivia seul, mena toutes les affaires pendant trois mois jusqu’à l’arrivée de San-Roman.

Le moine Baldivia, né avec d’éminents talents, a été élevé dans le plus fameux couvent d’Aréquipa, celui des jésuites : son aptitude, sa prodigieuse intelligence, l’audace de son caractère le grandirent bien au dessus de la foule des élèves et fixèrent sur lui tous les regards. Le prêtre Luna Pizarro le prit sous sa protection immédiate, le retira chez lui, en fit son secrétaire, et donna tous ses soins à compléter l’éducation d’un jeune homme dont il comptait se servir un jour. Baldivia devint bientôt le confident intime de Luna Pizarro : celui-ci l’initia à tous ses projets d’ambition. Ces deux prêtres firent un pacte, unirent leurs moyens respectifs d’action pour arriver l’un et l’autre au pouvoir. Luna Pizarro aspirait à l’évêché d’Aréquipa, qui lui aurait donné la puissance ecclésiastique et près de 100,000 piastres de revenu ; toutes ses menées tendaient à cette position éminente.

Baldivia est un homme d’environ trente-six ans   ; il a, depuis quinze ans, observé le cours des événements, la marche de l’opinion, et il a bien reconnu que les temps de la puissance civile étaient arrivés ; que le peuple, malgré son excessive bigoterie et sa superstition, accorderait naturellement plus d’autorité aux agents qu’il nomme lui-même, aux dépositaires de ses volontés, qu’aux prêtres qu’un pouvoir extérieur lui impose. Le catholicisme a dû commencer à décliner du jour où, abandonnant l’élection populaire, le sacerdoce n’a plus voulu recevoir ses fonctions de la conscience des peuples, pour les tenir des rois et des princes de l’Église. Cette religion s’est dès lors arrêtée, et cessant de progresser avec les nations, elle en a successivement été délaissée : c’est ce qui lui arrivera au Pérou, c’est ce qui aura lieu partout, si elle ne s’harmonise pas aux progrès de la pensée humaine.

Baldivia entra dans la carrière civile, se fit avocat, écrivain, journaliste, sans cesser d’être prêtre ; il se mit ainsi en position de profiter de tous les événements, se réservant de se couvrir, au besoin, de son caractère sacerdotal, et de s’en servir, selon l’occurrence, comme moyen d’agression. Luna Pizarro, député d’Aréquipa au congrès national, intriguait à Lima, saisissait toutes les occasions de fomenter les discordes, d’exciter les troubles, de provoquer aux révolutions, tandis qu’à Aréquipa Baldivia faisait, comme prêtre, les prédications les plus furibondes contre l’évêque, l’attaquait dans ses plaidoyers, dans les articles virulents de son journal, irritait contre lui toute la population, et, le traînant dans la boue, lui enlevait tout le prestige de respect dont le prélat avait été jusqu’alors entouré. Le moine a tant d’esprit, de logique, de véhémence, que chaque article qu’il lançait dans son journal contre l’évêque lui faisait perdre un de ses membres, comme disait mon cousin Althaus ; mais si la voix de l’impétueux Baldivia eut autant de puissance contre l’évêque, c’est qu’il y avait de la vérité dans ses attaques. Baldivia et Luna Pizarro ne se montrèrent pas plus durs et impitoyables envers l’évêque, que le prélat ne l’avait été lui-même pendant douze ans envers les malheureux que les devoirs de l’apôtre, les conditions que la ville lui avait faites, qu’enfin toutes les considérations sociales et religieuses lui imposaient la rigoureuse obligation de soulager.

Don José Sébastian de Goyenèche occupe, depuis quatorze ans, le siège épiscopal d’Aréquipa : il parvint à cette haute dignité par la toute-puissante influence dans les affaires du Pérou qu’avait son frère don Emmanuel, comte de Guaqui, très en faveur alors à la cour de Ferdinand. L’évêché d’Aréquipa rapporte annuellement près de 100,000 piastres ; mais l’évêque est obligé, d’après les conditions imposées par la ville en lui allouant cette somme, d’en distribuer une partie aux pauvres. Cette obligation, qui serait injurieuse au caractère apostolique d’un évêque, si la charité était infailliblement la vertu des prélats nommés par les cours, fut pour les malheureux d’Aréquipa une garantie insuffisante de la bienfaisance du señor de Goyenèche. J’ai déjà dit que le vice dominant de cette famille est l’avarice ; elle est chez l’évêque portée à une scandaleuse exagération !… non seulement il frustrait les pauvres des aumônes auxquelles ils avaient droit sur son énorme revenu, mais encore il commettait journellement des actes de la plus révoltante dureté. Une pauvre veuve, dénuée de toutes ressources, en proie à la maladie et se débattant avec la misère, venait-elle lui demander des secours, l’évêque lui faisait remettre un réal (14 sous) : un père de famille se cassait-il un membre, il lui envoyait une aumône d’égale valeur. Une dame pauvre, de très bonne maison, ayant perdu sa fille qu’elle aimait tendrement, alla un jour chez l’évêque le prier de lui donner trois piastres (15 francs) qui lui manquaient pour élever une modeste pierre sur le tombeau de son enfant ; l’évêque les lui refusa !… Lorsque ma grand’mère mourut, les pauvres, qui tous suivirent le convoi jusqu’au cimetière, répétaient en pleurant : « Nous perdons là une femme qui nous donnait plus en un mois que l’évêque dans toute l’année. » Cette hideuse avarice a attiré sur lui et sa maison le mépris public à tel point, qu’il est devenu proverbial de dire, lorsque quelqu’un commet une ladrerie, c’est à la Goyenèche. Mais si son extrême avarice le prive de l’estime et de l’affection, toute la famille s’est appliquée, par des dehors pleins d’affabilité, de politesse et de modestie, à se concilier le respect de tous   : le mendiant déguenillé, auquel on refuse l’aumône, se sent honoré d’être salué par un prélat couvert de soie cramoisie, ayant une chaîne d’or au cou, une belle bague au doigt, et suivi de quatre prêtres richement vêtus. La sœur était aussi très gracieuse envers tout le monde et les frères également. Sous cette apparence de rustique simplicité, ils apprécient tous avec assez de justesse le cœur humain pour connaître la valeur attachée aux politesses qui descendent de haut, et croient pouvoir les offrir en compensation des vertus qui leur manquent.

Baldivia frappait juste en attaquant l’évêque, et produisit un effet correspondant à la gravité de ses accusations. Il publia, dans son journal, une suite d’articles dans lesquels il dépeignit l’avarice du prélat sous les couleurs les plus odieuses ; et lorsqu’il eut porté à son comble l’indignation publique, il prouva que, pendant toute la durée de son épiscopat, M. de Goyenèche n’avait distribué annuellement, aux indigents de la ville, ou aux curés des campagnes, que 1,000 piastres, tandis qu’il aurait dû en affecter 14,000 à cet usage, sur les 100,000 que la ville allouait à son évêque ; puis, établissant le compte des sommes volées aux pauvres, il démontra que, dans le cours de douze années, il leur avait été soustrait une somme qui se monta, avec les intérêts, à 200,000 piastres (un million et plus de notre monnaie) ; et le moine demandait à grands cris que l’évêque fut forcé à restitution. Tout le monde, même les amis de la famille Goyenèche, ne pouvaient s’empêcher de reconnaître la vérité des calculs de Baldivia et des conclusions qu’il en déduisait. Pour toute réponse, les Goyenèche se récriaient sur l’irrévérence et le scandale de pareilles attaques, refusant d’entrer autrement dans ma question. Baldivia n’abandonna pas sa proie, il poursuivit l’évêque avec une constance et une force de logique qui réduisirent au silence les timides défenseurs du prélat. Le but du moine audacieux était de le traduire devant un tribunal de haute juridiction, sous une accusation de péculat. M. de Goyenèche, d’une chétive santé, eût succombé sous la honte d’un tel procès, ou se serait vu forcé de donner sa démission. Une fois l’arbre abattu, Baldivia aurait couru aux branches, et Luna Pizarro pris ses mesures pour parvenir à occuper le siège devenu vacant.

En organisant le nouveau gouvernement, Baldivia n’avait placé sous ses ordres que des gens extrêmement nuls, afin de paralyser toute opposition et d’avoir constamment à sa disposition de dociles instruments. Il nomma préfet don Emmanuel Cuadros, homme tout à fait incapable, mais qui se recommandait à son choix par la haine implacable qu’il portait aux Goyenèche. Le señor Cuadros avait demandé mademoiselle de Goyenèche en mariage ; cette demoiselle, que sa fortune rendait exigeante, avait déjà refusé de nombreux partis ; le señor Cuadros fut, je crois, le vingtième éconduit ; elle se fâchait à chaque proposition nouvelle qui lui était faite, disant tout haut « qu’elle ne concevait pas comment des hommes, n’ayant pour toute fortune que 60 à 80,000 piastres, osaient venir lui offrir une piastre en échange d’une once. » Le señor Cuadros d’Osencio appartenait à une très bonne famille de Cadix : aussi orgueilleux que sot, et furieux de voir qu’on mesurait son mérite au nombre de ses piastres, il devint l’ennemi irréconciliable de cette famille ; et, lorsqu’il fut en place, la pauvre Marequita paya bien cher le refus, un peu hautain, qu’elle avait fait du señor Cuadros.

Ainsi qu’Althaus me l’avait annoncé, Baldivia fit paraître son second bando un mois après le premier ; cette fois, mon oncle Pio fut taxé à 6,000 piastres ; il se récria, mais il fallut payer dans la journée même : le bando portait que les retardataires seraient conduits en prison. L’évêque fut imposé à 30,000 piastres ! son frère à 6,000 et sa sœur à pareille somme, Ugarte à 10,000 : il en eut des accès de folie, et sa femme fut obligée de l’emmener à la campagne. Le pauvre Gamio faillit en mourir. Une de mes cousines, nommée Gutierrez, fut la seule qui montra du caractère ; elle s’opiniâtra à ne pas payer, et l’on ne put réussir à l’y contraindre. Toute la ville fut dans une telle exaspération, que Nieto n’osait plus sortir dans les rues ; et l’audacieux Baldivia, qui, depuis longtemps, se costumait presque toujours en bourgeois, jugea prudent de reprendre le froc. L’habit de moine a encore conservé de l’influence sur la populace ; et Baldivia s’inquiétait fort peu du ressentiment des propriétaires. Après avoir levé cette seconde contribution, qui ne fut pas mieux employée que la première, on fit une réquisition de chevaux, puis de juments, de mules ; et, à la fin, on enleva jusqu’aux ânes. Toutes ces extorsions épuisaient les malheureux Aréquipéniens ; ils les supportaient en murmurant sans avoir le courage de s’en affranchir, lorsque la levée d’hommes, ordonnée par le général Nieto, vint mettre le comble à leurs douleurs et à leur indignation. Le peuple péruvien est anti-militaire ; tous abhorrent l’état de soldat ; l’Indien, même préfère se tuer[21] que de servir. D’abord les Aréquipéniens refusèrent net d’obéir à l’appel du général ; Baldivia eut alors recours à la persuasion, et, dans une série d’articles de son journal, il sut si adroitement intéresser leur orgueil, que tous les jeunes gens s’enrôlèrent volontairement. L’habile moine, exploitant leur vanité, leur ignorance, les comparait aux Spartiates, aux Romains, et enfin aux immortels Parisiens de 1830 ! Il parvint, au moyen de ses flatteries, à exciter leur émulation, et c’était à qui d’entre eux, jeunes ou vieux, se mettrait au rang des défenseurs de la patrie. Je me rappelle que les articles du moine commençaient toujours ainsi : «  Aréquipéniens ! la république du Pérou s’attend à trouver en vous des défenseurs, ne voulant plus que sa noble cause soit défendue par ce qu’on nomme soldats. » Une autre fois, il leur disait : « Aréquipéniens ! vous êtes tous libres : le chef n’est pas plus que le subordonné, le subordonné est autant que son chef ; plus de soldats parmi vous, rien que des frères, des hommes libres, des défenseurs de la patrie, etc., etc. »

— En vérité, me disait Althaus, je suis tenté de croire, avec les vieilles femmes, que ce moine damné a trouvé les cornes du diable, qui donnent, disent-elles, la puissance de faire des miracles. Quant à moi, je lui brûle une belle chandelle ; car je vous assure qu’il me tire d’un cruel embarras. Le général, qui est peureux comme une perdrix, m’avait donné la corvée d’aller fouiller dans les maisons pour y découvrir les conscrits qui ne voulaient pas se rendre : cette besogne ne m’allait pas du tout. Je suis homme à charger sur mon dos trois de ces blancs-becs de conscrits que je rencontrerais sur la lisière d’un bois ; mais forcer l’entrée d’une maison où j’aurais été entouré de la vieille mère, de la jeune femme en pleurs qui seraient venus me supplier, des enfants qui m’auraient sauté au cou pour me caresser, je n’y aurais pu résister. Je suis dur sur le champ de bataille, parce que là j’ai appris à l’être, et que c’est une nécessité ; mais, avec des malheureux qui souffrent et pleurent, je souffre et pleure aussi.

— Ah ! cousin, je vous reconnais à ces paroles, et je vous aime ! Althaus, vous n’étiez pas fait pour tuer des hommes…

— Florita, je n’ai cependant jamais été plus beau qu’à Waterloo, et là je tuais des hommes…

— Pour Dieu ! ne me parlez pas de votre Waterloo : ce mot me fait frissonner d’horreur ; je ne puis l’entendre sans être péniblement affectée. Vous disiez donc, cousin, que le père Baldivia est parvenu à faire venir vos conscrits tout seuls, sans user envers eux de contrainte ?

— C’est un fait très vrai ; il les nomme des Alexandre, des César, des Napoléon ; il leur parle en grec et en latin, et peut-être, entre nous, leur dit-il, dans ces langues antiques, qu’ils sont de fichues bêtes, des poltrons, etc., etc. ; car le diable m’emporte si un seul de tous les lecteurs du moine sait le latin. Entre autres belles phrases qu’il leur débite, n’a-t-il pas l’impudence de leur dire que l’Europe, le monde entier les contemplent ! qu’à Paris on va être jaloux de leur valeur ! que sais-je, moi, toutes les fariboles qu’il leur dit… Pourquoi donc ne lisez-vous pas son journal et ses sublimes proclamations avec exactitude ? Je vous assure que ce sont des pièces très curieuses.

— Je lis tout ce que ce prêtre écrit ; mais j’évite d’en parler, parce que cela me fait mal !… Il est impossible de se jouer de tout un peuple avec plus d’effronterie.

— Hé ! Florita, pourquoi tout ce peuple est-il assez bête pour se laisser jouer par cet intrigant. Ces imbécilles Péruviens sont tellement gonflés d’orgueil, qu’ils ont la stupidité de croire qu’ils surpassent en valeur et en intelligence les Alexandre, les César et les Napoléon. Hé bien ! ils n’auront que ce qu’ils méritent ; il faut qu’ils paient leur sottise. Ils lâcheront leur fromage, le renard s’en saisira et leur rira au nez. Vous êtes bien bonne de prendre pitié pour eux ; riez donc avec moi de leurs sottises. Vous savez qu’il s’organise un corps de gardes nationales, à l’instar de Paris. Je crois, belle cousine, que c’est pour vous plaire que, depuis votre arrivée, tout se fait ici, selon la mode parisienne, al uso de Paris. Ce corps d’armée se nomme les immortels : c’est à pouffer de rire ! Ils sont venus aujourd’hui me prier de leur donner quelques notions de l’art militaire, absolument comme on irait, chez un maître de danse, lui dire apprenez-moi, en deux ou trois leçons, à aller en avant deux… Misérables pékins ! quelques notions de l’art militaire ! mais, bande d’épiciers, il y a trente ans que moi, né dans les camps, j’étudie l’art de la guerre, et je ne suis encore que de la Saint-Jean à côté des grands capitaines qui ont ébloui le monde de leur gloire ! Ah ! si mes anciens camarades de l’armée du Rhin me voyaient faire manœuvrer ces poupées de Péruviens, riraient-ils ! Dieu, riraient-ils ! Heureusement qu’en Allemagne on ne s’occupe guère des faits et dires des immortels péruviens : n’importe, je suis fâché de n’avoir pas changé de nom quand je suis arrivé dans ce pays.

— Puisque vous paraissez humilié de commander de tels hommes, pourquoi restez-vous parmi eux ?

— Pourquoi ! pourquoi, parce que je veux d’abord qu’ils me paient les 150, 000 piastres qu’ils me doivent ; ensuite, parce que mon état est d’être soldat, et qu’ici on se bat. J’entends parfois quelques coups de fusil, et cela me rappelle mon bon temps ; maintenant je suis un peu vieux pour aller m’enrôler sous la bannière du pacha d’Égypte ou sous celle du prince Othon. D’ailleurs, Florita, les armées de l’Orient me paraîtraient bien mesquines, après celles que j’ai vues ; puis dans ces pays-là il n’y aurait pas de quoi rire, tandis qu’ici je m’amuse comme un fou de toutes leurs sottises, et c’est bien quelque chose. Cousine, dimanche vous verrez le général ; faites-lui donc compliment sur son beau corps d’immortels, il est très flatté quand vous voulez bien parler guerre avec lui, il me demande souvent ce que vous pensez de toutes ces affaires. J’ai quelquefois l’envie de lui répondre que vous pensez qu’il est le premier parmi les ignorants.

— Althaus, les loups ne se mangent pas entre eux ; soyez tranquille, dimanche je lui dirai que je n’ai jamais rien vu à Paris d’aussi grandiose, d’aussi magnifique.

— Oh ! il le croira.

Tel est le caractère péruvien, vaniteux, fanfaron, ne doutant de rien, pourfendant tout, en paroles, et aussi incapable de fermeté dans l’action que de persévérance dans une résolution courageuse.

Le mouvement tumultueux de la ville, mes nombreuses relations, mes conversations intimes avec mon oncle, Althaus et Emmanuel me donnaient une existence variée et assez occupée ; mais rien de tout cela n’intéressait mon cœur, et, dès lors, un vide affreux, une tristesse indicible s’emparèrent de moi. Les êtres d’une nature aimante ne sauraient vivre seulement de l’agitation que provoquent les événements extérieurs ; il leur faut des affections. Je reconnus, mais trop tard, que, poussée par le chagrin, j’avais cédé avec une imprudente facilité à mon imagination, en venant chercher au Pérou un calme, un bonheur que je pouvais seulement rencontrer au sein des douces émotions qu’il ne m’était plus permis de ressentir. Jeune encore, et passant pour demoiselle, j’aurais pu espérer d’être aimée d’un homme qui m’eût épousée, quoique privée de fortune. Je puis même dire, sans craindre un démenti, que plusieurs de ces messieurs d’Aréquipa m’ont assez manifesté leurs intentions pour que je sois sans aucun doute à cet égard. Si j’avais été libre, j’aurais partagé l’affection et accepté avec reconnaissance la protection d’un d’entre eux ; mais je sentais le poids de mes chaînes, même à la distance immense qui me séparait du maître auquel j’appartenais, je dus étouffer la belle nature que Dieu avait mise en moi, et paraître froide, indifférente et souvent même peu aimable. Franche jusqu’à l’excès, j’éprouvais le besoin d’épancher mes peines, et quand j’eusse voulu verser des larmes dans le sein d’un ami il me fallait, au milieu de mes semblables, isoler mon cœur, vivre dans une contrainte continuelle ; certes, j’étais loin de prévoir, lorsque je partis, les tortures que me ferait subir mon rôle de demoiselle ; la souffrance qu’à bord j’éprouvais de ma position était au moins adoucie par mon affection pour Chabrié ; mais dès l’instant où je rompis avec lui, je me promis bien de ne plus avoir de cette sorte d’amitié pour personne ; elle devenait trop dangereuse pour moi et celui qui en était l’objet.

Je ne vivais pas : vivre c’est aimer, et je n’avais conscience de mon existence que par ce besoin de mon cœur que je ne pouvais satisfaire. Si, pour y donner le change, je cherchais à reporter toutes mes facultés aimantes sur ma fille, j’apercevais aussi le danger de me laisser aller à cet amour ; je n’osais penser à cette enfant ; sans cesse je travaillais à la chasser de ma mémoire, tant je craignais de me trahir en parlant d’elle dans la conversation. Ah ! qu’il est difficile d’oublier huit années de sa vie, et surtout sa qualité de mère !… La plus jeune des enfants de Joaquina avait l’âge de ma fille ; elle était gentille, espiègle ; son parler enfantin me rappelait ma pauvre Aline ; à cette pensée, mes yeux se remplissaient de larmes… Je fuyais les jeux de cette enfant et rentrais chez moi dans un état de souffrance qu’une mère seule peut concevoir. Ah ! malheureuse, me disais-je, qu’ai-je fait ? La douleur m’a rendue lâche, dénaturée ; j’ai fui, incapable d’en supporter le poids ; j’ai laissé ma fille à la garde des étrangers ; la malheureuse petite est peut-être malade ; peut-être morte ! alors mon imagination me grossissait les dangers qu’elle pouvait courir ainsi que mes torts envers elle, et je tombais dans un désespoir délirant.

Tout ce qui m’entourait alimentait ma douleur ; je ne parlais plus aux enfants, j’aurais désiré n’en pas voir. Je devins si froide avec ceux de mon oncle et ceux d’Althaus, que ces pauvres petits êtres n’osaient plus me parler ni même me regarder. Cette maison où était né mon père, qui aurait dû être mienne, et où cependant j’étais considérée comme une étrangère, irritait toutes les plaies de mon cœur ; la vue de ses maîtres rendait constamment présente à mon esprit l’odieuse iniquité qu’impitoyablement ils commettaient envers moi. Le prix de leur hospitalité m’était amer, et il n’y avait ni peines ni dangers auxquels je ne m’exposasse pour quitter l’antre où j’avais été si cruellement spoliée. La France ne s’offrait à ma pensée qu’avec toutes les douleurs que j’y avais éprouvées.… Je ne savais où fuir ni que devenir ! Je n’entrevoyais d’asile ni de repos nulle part sur la terre. La mort, que pendant longtemps j’avais crue prochaine et attendue comme un bienfait de Dieu, s’était refusée à mes vœux et ma santé raffermie ; pas de perspectives à mes espérances ; pas une personne dans le sein de laquelle je pusse épancher ma douleur. Une sombre mélancolie s’était emparée de moi ; j’étais silencieuse et méditais les plus sinistres projets. J’avais pris la vie en aversion ; elle était devenue un fardeau dont le poids m’accablait. C’est dans ces circonstances que j’eus à lutter contre une violente tentation de me détruire. Je n’ai jamais approuvé le suicide : je l’ai toujours considéré comme le résultat de l’impuissance à supporter la douleur ; le mépris de la vie, quand on souffre, me paraît si naturel, que je n’ai jamais pu envisager cette action que comme celle d’un lâche ; mais la souffrance a ses colères, et l’intelligence est quelquefois bien faible pour y résister, quand elle n’a pas la foi pour appui. Je croyais alors à la raison humaine ; loin de marcher dans la vie, résignée à tout, recherchant dans les événements la voie que la Providence m’avait destinée, j’espérais ou me laissais aller à la douleur, selon que l’avenir me paraissait serein ou chargé d’orages. J’eus de rudes combats à soutenir pour surmonter ce dégoût de la vie, cette soif de mourir : un spectre infernal me peignait incessamment tous les malheurs de mon existence passée, tous ceux qui m’attendaient encore, et dirigeait contre mon cœur sa main homicide. Je passai huit jours et huit nuits dans ces étreintes de la mort, et constamment sur mon corps je sentais ses mains glacées. Enfin je sortis de ce long débat en laissant cette puissance infernale prendre possession de mon esprit.

Je me résolus, moi aussi, d’entrer dans la lutte sociale, et après avoir été longtemps dupe de la société et de ses préjugés, d’essayer de l’exploiter à mon tour, de vivre de la vie des autres, de devenir comme eux cupide, ambitieuse, impitoyable, de me faire comme eux le centre de toutes mes actions ; de n’être, pas plus qu’ils ne le sont eux-mêmes, arrêtée par aucun scrupule. Je suis au milieu d’une société en révolution, me dis-je ; voyons par quel moyen, je pourrais y jouer un rôle, quels sont les instruments dont il me serait possible de me servir.

À cette époque, sans croire au catholicisme je croyais à l’existence du mal ; je n’avais pas compris Dieu, sa toute-puissance, son amour infini pour les êtres qu’il crée ; mes yeux ne s’étaient pas encore ouverts. Je ne voyais pas que la souffrance et la jouissance sont deux modes d’existence inséparables de la vie ; que l’une amène l’autre inévitablement, et que c’est ainsi que tous les êtres progressent, que tous ont leurs phases de développement par lesquelles ils doivent passer, et qu’aveugles agents de la Providence, tous aussi ont leur mission à remplir, de laquelle nous ne pouvons supposer qu’ils puissent s’écarter sans ravaler la puissance divine.

Je pensais qu’il dépendait de notre volonté de nous façonner pour n’importe quel rôle que ce fût ; je n’avais jusqu’alors éprouvé que les besoins du cœur ; l’ambition, la cupidité et autres passions factices ne s’étaient présentées à mon esprit que comme les effervescences de cerveaux malades. J’avais toujours aspiré à une vie animée par de tendres affections, à une modeste aisance ; et ces souhaits m’étaient interdits ; asservie à un homme… (je l’ai déjà qualifié) dans un âge où toute résistance est impuissante ; née de parents dont l’union n’avait pas été enregistrée selon les formes légales, je devais, très jeune encore, renoncer à jamais aux tendres affections, à une vie au dessus de la pauvreté. L’isolement était mon lot ; je ne pouvais que furtivement paraître dans le monde, et la fortune de mon père devenait la proie d’un oncle millionnaire. La mesure comble, je me mis en révolte ouverte contre un ordre de choses dont j’étais si cruellement victime, qui sanctionnait la servitude du sexe faible, la spoliation de l’orphelin, et je me promis d’entrer dans les intrigues de l’ambition, de rivaliser d’audace et d’astuce avec le moine, d’être, comme lui, persévérante, comme lui, sans pitié.

Dès ce moment, l’enfer fut dans mon ame !… L’enfer, nous le rencontrons toujours en déviant de la route que la Providence nous a tracée, et nos tourments augmentent à mesure que nous nous en éloignons. C’est vainement que nous tentons de changer notre nature ; peu de personnes, je pense, pourraient manifester une volonté plus forte que celle dont Dieu m’a douée ; et cependant, ayant la ferme intention de m’endurcir, de devenir ambitieuse, je ne pus y réussir. Je portai toute mon attention sur Baldivia ; je l’étudiai et compris son ardent désir de domination, sa haine contre l’évêque ; mais aucun de ces sentiments ne put pénétrer en moi ; je sentis que l’existence du moine me serait antipathique. Je pris la place d’Althaus, et je reconnus que les fortes émotions après lesquelles il courait me causeraient d’horribles douleurs. Quant à mon oncle, je ne pus jamais comprendre quelle jouissance il pouvait éprouver à user sa vie en sourdes menées, en misérables petitesses.

Je n’en persistais pas moins dans le dessein que j’avais formé, non seulement d’entrer dans le mouvement politique, mais même d’y jouer un principal rôle. J’avais sous les yeux, pour m’encourager, l’exemple de la señora Gamarra, qui était devenue l’arbitre de la république. Gamarra et sa femme n’avaient renversé Orbegoso que pour régner sous le nom de Bermudez ; la señora Gamarra conduisait toutes les affaires, commandait dans les armées ; et sous les noms de Bermudez et d’Orbegoso, la lutte allait, dans le fait, s’engager entre la señora Gamarra et le moine Baldivia.

Il fallait supplanter ce dernier, réunir autour de soi les partisans d’Orbegoso ; ce n’était que par la puissance du sabre qu’on pouvait réussir dans un pareil projet. J’éprouvais une peine excessive d’être forcée d’avoir recours au bras d’un autre, quand je me sentais capable d’agir. Je devais m’appliquer à trouver un militaire qui, par l’énergie de son caractère, son influence sur les soldats, fût propre à me seconder ; lui inspirer de l’amour, développer son ambition et m’en servir pour tout entreprendre. Je me mis sérieusement à étudier les officiers qui venaient chez mon oncle et ceux avec qui je causais familièrement tous les soirs chez Althaus.

Cependant je n’avais pu anéantir tellement tout mon être, que les bons principes qui étaient en moi ne se soulevassent contre la carrière dans laquelle je m’obstinais à vouloir me lancer. Assaillie, quand j’étais seule, de sinistres réflexions, je me représentais les nombreuses victimes qu’il faudrait immoler pour parvenir à se saisir du pouvoir et pour le conserver. Je cherchais vainement à me faire illusion par les beaux plans de bonheur public dont je bâtissais la chimère : une voix secrète me demandait qui m’avait révélé la certitude de leurs succès pour en tenter, au prix du meurtre, la réalisation, et si je pouvais accuser, des malheurs de ma position, les personnes dont je serais forcée de conjurer la perte. Je voyais déjà s’élever contre moi les mânes de mes antagonistes égorgés : mon cœur de femme se gonflait, mes cheveux se hérissaient sur ma tête, et je subissais le supplice anticipé des remords.

Si, après avoir enduré toute une nuit le tourment de mes réflexions, je parvenais à me calmer en me rejetant dans l’irrésolution, il suffisait d’un mot d’Althaus ou d’Emmanuel pour que je reprisse ma détermination, et les combats de la nuit se renouvelaient. Vainement aurais-je cherché à fuir les conversations sur la politique : chez mon oncle, la politique était le sujet de tous les entretiens ; chez Althaus, on ne s’occupait pas d’autre chose : sa femme s’y engageait avec ardeur. Chaque jour, Emmanuel venait chez moi ; toutes les autres personnes que je voyais ne me parlaient que des affaires de la république ; c’est que ces affaires intéressaient tous les individus dans ce qu’ils avaient de plus cher.

Carmen était la seule qui évitât, autant qu’elle le pouvait, de parler sur ce sujet ; elle me répétait souvent : — Florita, qu’avons-nous besoin, nous autres femmes, de nous occuper des affaires de l’État, puisque nous n’y pouvons remplir aucune charge, qu’on dédaigne nos conseils, et que vos grands personnages ne nous jugent propres qu’à leur servir de jouet ou de ménagères ? Je trouve que vous et Manuela êtes bien bonnes de vous tourmenter de toutes les sottises que commettent cet intrigant de moine et cet imbécille de général. Laissez-les donc se battre ; du train dont ils y vont, encore trois mois, et il ne restera plus une piastre au Pérou pour payer la troupe : alors le combat finira, faute de combattants.

Quand je ne savais comment échapper à la tourmente intérieure qui m’agitait si violemment et aux importunités des conversations politiques, j’allais trouver ma cousine Carmen et la priais de venir faire un tour hors la ville. Carmen fut envers moi d’une complaisance inépuisable que je me plairai toujours à reconnaître ; elle cédait à mes instances, quoique cela fût pour elle une corvée. Comme à Aréquipa, il n’y a point de promenade, les femmes n’ont pas l’habitude de sortir : le soin qu’elles prennent de leurs pieds contribue aussi à les rendre sédentaires ; elles craignent de les faire grossir par la marche.

Nos promenades favorites étaient au moulin de la rivière, dans lequel nous entrions quelquefois. Je me plaisais à examiner cette fabrique rustique qui, dans son ensemble, est bien loin d’égaler les nôtres. Un autre jour, nous visitions le moulin à chocolat, situé à côté de celui à farine. Je retrouvais là avec plaisir les progrès de la civilisation : on y voit moudre le cacao, écraser le sucre et mélanger le tout pour en former le chocolat. La machine a été importée d’Angleterre ; elle est très belle et mue par la force de l’eau. Le maître de cet établissement me témoignait beaucoup de considération ; elle m’était acquise par l’intérêt que je mettais à le questionner sur sa machine et l’attention que je prêtais aux explications qu’il m’en donnait. Je sortais toujours de chez lui avec une petite provision de très bon cacao et un charmant bouquet que je tenais de sa galanterie.

Lorsque la rivière était assez basse pour que nous pussions la traverser, en sautant de pierre en pierre ou en nous faisant porter par nos négresses, nous passions de l’autre côté, afin de gravir la colline au pied de laquelle coule la rivière, et qui domine tout le vallon d’Aréquipa ; parvenues au sommet, nous nous arrêtions. Assise auprès de Carmen, et, selon l’usage du pays, les jambes croisées comme les Orientaux, je trouvais un charme ineffable à rester ainsi pendant des heures entières, plongée dans une douce rêverie, causant avec Carmen, tandis que celle-ci fumait son cigare.

— Dites-moi, chère Florita, dans votre belle France avez-vous un vallon qui vaille celui-ci ?

— Non, cousine, je ne crois pas qu’il existe, dans aucun autre pays, une vallée plus pittoresque, une ville plus bizarrement placée, des volcans à la teinte plus mélancolique, aux proportions plus gigantesques, à l’aspect plus poétique.

— Et tout cela, Florita, laisse l’ame des Aréquipéniens froide, stérile ; jamais, que je sache, un Aréquipénien n’a fait un vers.

— Mais, cousine, songez donc que, pour comprendre toutes les beautés qui nous environnent, pour que notre ame en soit profondément émue, il ne faut pas que nous soyons livrés aux agitations du monde, et qu’il faut, si l’on veut peindre ces beautés, cultiver son intelligence, s’exercer à manier sa langue, lire de bons livres. Avant que vos Aréquipéniens ne fissent des vers, il faudrait qu’il y eût des écoles où ils pussent apprendre à lire et où ils pussent se former le goût par la lecture d’Homère et Virgile, de Racine et de Byron. Il n’y a, parmi vous, que les personnes de la première classe de la société qui sachent lire, et encore n’ont-elles jamais lu que le catéchisme, sans même chercher à le comprendre ! Les hautes facultés intellectuelles étant très rares, lorsque tout un peuple n’est pas appelé à jouir des avantages de l’instruction, il n’y apparaît que très peu d’hommes d’élite.

— Je partage votre opinion ; mais pourquoi donc n’établit-on pas des écoles partout ? Avec les sommes que ce moine vient d’arracher à tous ces avares, on aurait pu faire donner de l’instruction à tout le Pérou ; et nos gouvernants l’emploient à faire tuer des hommes ! Tenez, Florita, quand je pense à cela, je cesse de croire en Dieu.

— Cousine, si Baldivia employait l’argent qu’il prend aux propriétaires à fonder des écoles pour la jeunesse des deux sexes, à faire des routes pour transporter les denrées entre toutes les villes de votre territoire, à encourager l’industrie agricole et manufacturière, et aux autres choses utiles à la prospérité du pays, vous approuveriez donc sa conduite ?

— Belle question ! non seulement je l’approuverais, mais je me prosternerais devant lui et vendrais jusqu’à mon dernier châle de soie pour contribuer à lui élever une statue.

— Ce que vous dites là est très beau ! J’avoue, cousine, que je ne vous aurais pas crue capable d’autant de dévouement pour votre patrie : vous pourriez agir ainsi, parce que vous avez du bon sens et que vous comprenez très bien que la prospérité du pays est celle de tous les individus qui l’habitent ; mais la majorité des Péruviens verrait-elle cela du même œil ?

— Oui, sans doute, Florita, la très grande majorité l’approuverait ; car, comme vous le répétez sans cesse, le bon sens est dans les masses ; les ambitieux, les intrigants seraient seuls mécontents de voir employer l’argent à des choses utiles : avides du bien d’autrui, ils sont toujours disposés à fomenter les troubles ; ils y trouvent l’occasion de s’enrichir sans travail ; dans le gaspillage des deniers publics, ils tirent leur épingle du jeu et applaudissent à des désordres dont ils profitent. Ces hommes forment incontestablement le plus petit nombre ; néanmoins ils mènent les affaires et ruinent notre malheureuse nation.

Lorsque, dans nos conversations, Carmen me parlait des malheurs de son pays, mes douleurs redoublaient. Il était évident pour moi que si une personne douée d’une ame généreuse et forte pouvait réussir à s’emparer du pouvoir, les calamités auraient un terme, et un avenir de prospérité s’ouvrirait à cette contrée infortunée. Je songeais à tout le bien que je pourrais faire si j’étais à la place de la señora Gamarra, et me décidais, plus que jamais, à tenter d’y parvenir.

Parmi les militaires qui venaient chez mon oncle ou chez Althaus, je n’en avais rencontré qu’un seul qui aurait pu répondre, à mon attente ; et, quoiqu’il fût celui qui provoquait le plus ma répugnance, je n’eusse pas hésité un instant à tâcher de lui inspirer de l’amour, tant j’étais pénétrée de la sainteté du rôle que j’aurais pu remplir, mais il faut croire que Dieu me réservait pour une autre mission : cet officier était marié. Quand je fus bien convaincue qu’il ne se trouvait pas à Aréquipa un homme qui pût me servir, force me fut d’abandonner mes projets ; cependant il me restait encore un espoir, et je m’y cramponnai ; je résolus d’aller à Lima.

J’annonçai à mon oncle et à toute la famille que je voulais repartir pour la France ; mais que, désirant connaître la capitale du Pérou, j’irais m’embarquer à Lima.

Cette nouvelle surprit tout le monde : mon oncle en parut vivement affecté ; il me fit de vives instances pour me détourner de ce dessein, sans cependant m’offrir une position plus indépendante que celle dont je jouissais chez lui. Althaus en fut véritablement peiné ; sa femme s’en désespérait ; les deux personnes de la famille qui en éprouvèrent les plus vifs regrets furent Emmanuel et Carmen.

La chère Carmen me répétait souvent, avec une tristesse qui n’était pas feinte : « Personne ici, Florita, ne souffrira plus vivement que moi de votre absence. Don Pio est absorbé par les affaires politiques ; Althaus, quoiqu’il vous aime beaucoup, sera distrait par ses nombreuses occupations ; Manuela par ses relations de société et sa toilette ; Emmanuel par les plaisirs de son âge ; mais moi, Florita, qui vis retirée, méconnue de ceux-mêmes au milieu desquels le destin m’a placée, qui pourra me dédommager des consolations de votre douce et haute philosophie ? qui pourra me donner ces moments de gaîté que je devais à l’originalité de votre caractère, moments dont le charme ravivait ma triste existence ? Ah ! Florita, il ne se passera pas un jour que je ne pousse un soupir de regret en pensant à vous. »

Je ne saurais dire combien j’éprouvais de peine à laisser ma cousine Carmen ; les autres n’avaient nul besoin de moi, tandis que j’étais devenue pour elle une nécessité.

Mon oncle me pria d’attendre au moins, avant de partir, la tournure qu’allaient prendre les affaires politiques ; j’y consentis.

Le moine était parvenu, à force d’argent et des fanfaronnades de son journal, à organiser les corps suivants :

Infanterie 1, 000 hommes.
Cavalerie     800
Bataillon d’immortels formé
de la fleur des jeunes gens
d’Aréquipa
      78
Chacareros (hommes des champs)
de la banlieue
    300
--------
Total de l’armée 2, 178

Il y avait, en outre, une garde nationale formée de 3 à 400 vétérans, réservée à la défense de la ville.

Pour prendre une apparence guerrière, le général Nieto avait formé un camp ; il croyait habituer ses soldats aux fatigues en leur faisant quitter leurs casernes. Ce camp, très mal placé sous le rapport militaire, était à une lieue d’Aréquipa, et se trouvant auprès d’un village, il avait le grave inconvénient d’être entouré de chicherias (sorte de cabarets où l’on vend la chicha, boisson enivrante faite avec du maïs concassé[22], mis en fermentation). Le quartier général était dans la maison d’un señor Menao. Althaus avait essayé de détourner Nieto de l’établissement de ce camp, en lui faisant observer les dangers que, dans la saison des pluies, y courrait la santé du soldat, et les dépenses énormes qui en résulteraient ; le présomptueux général avait dédaigné ces considérations, ainsi que les sages avis de son chef d’état-major, relativement à l’emplacement où il convenait de camper : Nieto s’imaginait faire de l’effet, paraître un grand capitaine par cette image de la guerre ; il cédait aussi à la sotte vanité d’étaler son pouvoir au milieu des tentes et d’un nombreux entourage d’officiers. Le général aimait à se montrer, suivi d’un brillant état-major : de la ville au camp, du camp à la ville, c’étaient des allées et venues continuelles, et nous trouvions fort amusante la comédie que nous donnait chaque jour l’héroïque cavalcade. Le général, monté sur un beau cheval noir, prenait les airs d’un Murat, tant il était recherché et somptueux dans la variété de ses costumes ; Baldivia, très souvent en habit de moine, toujours sur un cheval blanc, figurait le Lafayette péruvien, et la foule des officiers, couverts d’or, chargés de panaches, n’était pas moins ridicule.

Grâce à Althaus et à l’obligeance du général, je pouvais disposer d’un cheval quand je voulais aller voir le camp : les bourgeois n’avaient plus de chevaux, ils s’étaient vus contraints de donner les leurs, ou de les cacher pour les soustraire aux réquisitions. Mon oncle seul avait conservé sa jument chilienne, parce qu’elle était si fougueuse, que nul officier ne se souciait de la monter, et qu’au milieu d’un corps de cavalerie elle eût occasionné des accidents. La visite du camp était pour moi une promenade favorite : j’y allais alternativement avec mon oncle, Althaus ou Emmanuel, qui était devenu officier. Le général me recevait toujours très bien, mais le moine semblait deviner ma pensée et le mépris qu’il m’inspirait ; dès qu’il me voyait, sa physionomie, naturellement fausse, haineuse, effrontée, prenait une expression toute particulière   : il me paraissait évident qu’il devinait l’antipathie que je ressentais pour lui. Baldivia me saluait avec une froide politesse, écoutait avec attention tout ce que je disais sans avoir l’air de s’en occuper, et ne se mêlait jamais à la conversation. Je savais, par Emmanuel, qu’on n’aimait pas du tout mes visites, et que mes parties de rire avec Althaus déplaisaient fort à ces messieurs ; mais comment n’aurais-je pas ri en voyant des officiers aussi absurdement ridicules ! Nieto, n’ayant à camper que 1,800 hommes (les chacareros et les Immortels ne faisaient pas partie du camp), avait pris plus de terrain qu’il n’en aurait fallu à un général européen pour une armée de 50,000 hommes. Sur un monticule, à gauche de la maison de Menao, était construite une redoute qu’on avait armée de cinq petits canons de montagne ; c’était la première fois de ma vie que j’en voyais, ils me faisaient l’effet de tuyaux de gouttières. Cette redoute se trouvait dominée par une position que la nature elle-même avait fortifiée, et où l’ennemi pouvait se loger sans obstacle, s’il venait par le chemin qui la joignait ; or, comme Aréquipa est une ville ouverte où l’on peut arriver par dix chemins différents, il était difficile de prévoir celui que prendrait l’ennemi.

L’infanterie, campée sur plusieurs lignes auprès de la redoute, avait l’air très misérable ; les malheureux soldats couchaient sous de petites tentes mal fermées et faites d’une toile tellement claire, qu’elle ne pouvait les garantir des pluies fréquentes de la saison. La cavalerie, commandée par le colonel Carillo, occupait beaucoup plus de place ; elle était établie de l’autre côté de la redoute ; le général me faisait galoper devant cette longue file de chevaux qui étaient sur un rang et très écartés les uns des autres. Il n’y avait pas plus d’ordre là que dans le quartier de l’infanterie, tout cela était pitoyable. A l’extrémité du camp, derrière les tentes des soldats, étaient cantonnées les ravanas, avec tout leur attirail de cuisine et d’enfants ; on voyait du linge qui séchait, des femmes occupées à laver, d’autres à coudre, toutes faisant un train effroyable par leurs cris, leurs chants et leur conversation.

Les ravanas sont les vivandières de l’Amérique du sud. Au Pérou, chaque soldat emmène avec lui autant de femmes qu’il veut ; il y en a qui en ont jusqu’à quatre. Elles forment une troupe considérable, précèdent l’armée de plusieurs heures pour avoir le temps de lui procurer des vivres, de les faire cuire et de tout préparer au gîte qu’elle doit occuper. Le départ de l’avant-garde femelle fait de suite juger de tout ce que ces malheureuses ont à souffrir, de la vie de dangers et de fatigues qu’elles mènent. Les ravanas sont armées ; elles chargent sur des mules les marmites, les tentes, tout le bagage enfin ; elles traînent à leur suite une multitude d’enfants de tout âge, font partir leurs mules au grand trot, les suivent en courant, gravissent ainsi les hautes montagnes couvertes de neige, traversent les fleuves à la nage, portant un et quelquefois deux enfants sur leur dos. Lorsqu’elles arrivent au lieu qu’on leur a assigné, elles s’occupent d’abord de choisir le meilleur emplacement pour camper ; ensuite elles déchargent les mules, dressent des tentes, allaitent et couchent les enfants, allument des feux et mettent la cuisine en train. Si elles se trouvent peu éloignées d’un endroit habité, elles s’y portent en détachement pour y faire la provision ; se jettent sur le village comme des bêtes affamées et demandent aux habitants des vivres pour l’armée ; quand on leur en donne de bonne volonté, elles ne font aucun mal ; mais, si on leur résiste, elles se battent comme des lionnes, et, par leur féroce courage, triomphent toujours de la résistance ; elles pillent alors, saccagent le village, emportent le butin au camp et le partagent entre elles.

Ces femmes, qui pourvoient à tous les besoins du soldat, qui lavent et raccommodent ses vêtements, ne reçoivent aucune paie et n’ont pour salaire que la faculté de voler impunément ; elles sont de race indienne, en parlent la langue et ne savent pas un mot d’espagnol. Les ravanas ne sont pas mariées, elles n’appartiennent à personne et sont à qui veut d’elles. Ce sont des créatures en dehors de tout ; elles vivent avec les soldats, mangent avec eux, s’arrêtent où ils séjournent, sont exposées aux mêmes dangers et endurent de bien plus grandes fatigues. Quand l’armée est en marche, c’est presque toujours du courage, de l’intrépidité de ces femmes qui la précèdent de quatre à cinq heures que dépend sa subsistance. Lorsqu’on songe qu’en menant cette vie de peines et de périls elles ont encore les devoirs de la maternité à remplir, on s’étonne qu’aucune y puisse résister. Il est digne de remarque que, tandis que l’Indien préfère se tuer que d’être soldat, les femmes indiennes embrassent cette vie volontairement et en supportent les fatigues, en affrontent les dangers avec un courage dont sont incapables les hommes de leur race. Je ne crois pas qu’on puisse citer une preuve plus frappante de la supériorité de la femme, dans l’enfance des peuples ; n’en serait-il pas de même aussi chez ceux plus avancés en civilisation, si une éducation semblable était donnée aux deux sexes ? Il faut espérer que le temps viendra où l’expérience en sera tentée.

Plusieurs généraux de mérite ont voulu suppléer au service des ravanas et les empêcher de suivre l’armée ; mais les soldats se sont toujours révoltés contre toutes les tentatives de ce genre et il a fallu leur céder. Ils n’avaient pas assez de confiance dans l’administration militaire qui eût pourvu à leurs besoins pour qu’on pût leur persuader de renoncer aux ravanas.

Ces femmes sont d’une laideur horrible ; cela se conçoit, d’après la nature des fatigues qu’elles endurent ; en effet, elles supportent les intempéries des climats les plus opposés, successivement exposées à l’ardeur brûlante du soleil des pampas et au froid du sommet glacé des Cordillières. Aussi ont-elles la peau brûlée, gercée, les yeux éraillés ; toutefois leurs dents sont très blanches. Elles portent pour tout vêtement une petite jupe de laine qui ne descend qu’aux genoux, plus une peau de mouton au milieu de laquelle elles font un trou pour passer la tête et dont les deux côtés leur cachent le dos et la poitrine ; elles ne s’occupent pas du surplus ; les pieds, les bras et la tête sont toujours nus. On remarque qu’il règne entre elles assez d’accord ; cependant des scènes de jalousie amènent parfois des meurtres ; les passions de ces femmes n’étant retenues par aucun frein, ces événements ne doivent pas surprendre ; il est hors de doute que, dans un nombre égal d’hommes que nulle discipline ne contiendrait et qui mèneraient la vie de ces femmes, les meurtres seraient beaucoup plus fréquents. Les ravanas adorent le soleil, mais n’observent aucune pratique religieuse.

Le quartier-général avait été transformé en maison de jeu ; la grande salle du bas, divisée en deux au moyen d’un rideau, était occupée, d’un côté, par le général et les officiers supérieurs ; de l’autre, par des sous-officiers ; tous, dans l’une et l’autre pièce, jouaient au pharaon des sommes énormes[23]. Althaus, voulant me faire voir dans leur beau les officiers de la république, m’amena, à onze heures de la nuit, à la maison de Menao ; nous n’entrâmes pas, et, sans être aperçus, nous nous mîmes à regarder par la fenêtre. Ah ! quel spectacle nous offrit cette réunion ! Nous vîmes Nieto, Carillo, Morant, Rivero, Ros, assis autour d’une table, les cartes à la main, devant un tas d’or ; la table était garnie de bouteilles, de verres remplis de vin ou de liqueurs. La figure de ces personnages exprimait ce que la passion du jeu a de plus violent ! la rage concentrée, ou cette cupidité que rien ne peut assouvir, qui s’accroît même par l’aliment que le hasard lui jette. Tous avaient le cigare à la bouche, et la lumière blafarde qui pénétrait l’atmosphère de fumée donnait à ces physionomies quelque chose d’infernal. Le moine ne jouait pas, il se promenait à pas lents, s’arrêtait par moments devant ces hommes, et, se croisant les bras, il semblait dire : Que puis-je espérer de pareils instruments ! A sa longue robe noire, à l’expression de ses traits, au lieu où il se trouvait, on l’eût pris pour le génie du mal, s’indignant des obstacles que les vices apportent dans la carrière du crime ; les muscles de son visage se contractaient d’une manière effrayante, ses petits yeux noirs lançaient un feu sombre, sa lèvre supérieure exprimait le mépris et la fierté ; puis il reprenait son impassibilité avec l’apparence de la résignation. Nous restâmes longtemps à examiner cette scène ; personne ne nous vit, les esclaves de service dormaient, les braves défendeurs de la patrie étaient absorbés par le jeu, le moine par ses pensées. En nous retirant, nous causâmes, Althaus et moi, sur le malheur d’un pays livré à de pareils chefs.

— Althaus, ceux qui se laissent dominer par l’amour du jeu montrent assez qu’ils ont plus de confiance dans le hasard que dans leur habileté ; je doute que cette passion put avoir prise sur des hommes d’un mérite réel.

— Florita, si vous parlez des misérables jeux de cartes, je suis de votre opinion ; mais il existe un jeu savant, auquel les plus hautes intelligences peuvent s’exercer : ce sont les échecs[24] ; si ces coquins-là employaient leur temps à y jouer, je leur pardonnerais le gaspillage de l’argent enlevé aux propriétaires, et je soutiendrais même, contre vous, belle cousine, qu’ils feraient plus de progrès en jouant chaque jour aux échecs, que ne leur en feront jamais faire les balivernes que le moine leur débite en latin et en espagnol, ou les ridicules revues du général.

— Mais, cousin, soyez donc conséquent avec vous-même ; puisque vous prétendez que pas un de ces officiers n’est capable de comprendre la plus simple démonstration mathématique, comment pourraient-ils passer, comme vous, trois heures à résoudre une difficulté du jeu d’échecs ?

— Vous avez raison ; pour être propre aux savantes combinaisons de ce jeu, il faut être né en Germanie ; cependant j’ai rencontré un Anglais et un Russe qui eussent pu rendre la dame au plus fameux des joueurs allemands ; mais jamais je n’ai rencontré d’autres adversaires, même en France, qui valussent la peine qu’on se préparât avant l’heure de l’assaut.

Dans les derniers jours de mars, on apprit de Lima que le président Orbegoso se disposait à venir prendre le commandement de l’armée du département d’Aréquipa. À cette nouvelle, Nieto se désespéra : le président, disait-il, venait lui enlever la gloire qu’il était sûr d’obtenir en se mesurant avec San-Roman. Le présomptueux général ne pouvait songer à se révolter, il n’avait pas assez d’influence pour se poser comme chef de parti et agir pour son compte ; cependant, voulant prévenir ce qu’il considérait comme un affront, il eut recours à un moyen qui allait à la portée de son esprit. Il fit écrire, en secret, une lettre confidentielle à je ne sais qui, et prit ses mesures pour qu’elle tombât dans les mains de San-Roman. On disait, dans cette lettre, que l’armée de Nieto était dans le plus misérable état, sans armes, sans munitions et tout à fait incapable de se défendre. Après le départ de sa missive, le général espérait chaque jour voir arriver l’armée ennemie, et son impatience était au comble.

Depuis trois mois, l’attaque dont le fameux San-Roman menaçait Aréquipa faisait le sujet de toutes les conversations ; pendant les deux premiers mois, le nom de ce chef produisait sur la population le même effet que le nom de Croquemitaine sur l’imagination des petits enfants. Les partisans d’Orbegoso le dépeignaient comme un homme méchant, féroce, capable d’égorger lui-même, pour son propre plaisir, les pauvres Aréquipéniens, et de mettre leur ville à feu et à sang pour satisfaire aux vengeances de son parti ; on disait encore de lui mille autres gentillesses de ce genre.

Si, dans le public, on se plaisait à faire des contes sur San-Roman, dans le but de s’effrayer mutuellement, et par ce penchant à l’exagération et au merveilleux, qui pousse toujours ce peuple vers les extrêmes, il se trouvait aussi des gens puissamment intéressés à accréditer ces bruits, tels que le moine, le général, leurs subordonnés et autres.

Sur chacune des deux armées reposaient toutes les espérances du parti dont elle avait embrassé la défense. L’une et l’autre allaient jouer le tout d’un seul coup. La victoire assurait au parti vainqueur un succès complet, la défaite une ruine irréparable. Le parti d’Orbegoso, anéanti sur tous les points, n’avait d’autre appui que dans la valeur des Aréquipéniens, et tous les regards étaient fixés sur eux. La señora Gamarra, de son côté, sentait que l’autorité du gouvernement qu’elle avait organisé ne pourrait se maintenir tant qu’il existerait une résistance armée ; que pour être maîtresse à Lima, il fallait d’abord qu’elle le fût à Aréquipa ; et que si, avec les trois bataillons qui lui restaient, elle réduisait cette ville, Orbegoso n’attendrait pas son retour dans la capitale. On conçoit combien il devait être important pour les chefs de l’armée d’Aréquipa, les autorités de la ville et les personnes qui avaient intérêt à soutenir Orbegoso, d’entretenir dans le peuple des idées exagérées des calamités auxquelles le triomphe de San-Roman l’exposerait afin de l’exciter à se défendre jusqu’à la dernière extrémité. Aussi, faisait-on chaque jour circuler des écrits à la main, rédigés par le moine (quoiqu’ils ne portassent aucune signature), dans lesquels il était dit que San-Roman avait promis à ses soldats le sac de la ville. La description des massacres, des viols, des atrocités que contenaient ces écrits faisait passer, dans l’ame timide des habitants, une terreur qui allait jusqu’au désespoir. Le moine atteignait ainsi son but, car le désespoir donne de la bravoure au plus lâche. Le général haranguait ses soldats ; le préfet, le maire lançaient leurs proclamations dans le même esprit ; enfin les moines des divers couvents, cédant à la force, prêchaient dans leurs églises la résistance jusqu’à la mort.

Toutes ces harangues et prédications produisirent sur le peuple l’effet qu’on en attendait. Dans le premier mois qui s’écoula après l’insurrection, la crainte de l’arrivée inopinée de San-Roman, qui commandait les trois meilleurs bataillons, excita de pénibles anxiétés et fit organiser la défense avec zèle. Le second mois, les Aréquipéniens, prenant confiance dans leurs préparatifs et le triomphe que le moine promettait à leur valeur, s’habituèrent à l’idée de la lutte dans laquelle ils allaient s’engager, et attendirent l’ennemi de pied ferme ; mais, au troisième mois, leur impatience ne connut plus de bornes ! La lenteur que San-Roman mettait à venir leur parut un témoignage de la peur qu’ils lui inspiraient ; leur courage en augmenta ; et, comme cela arrive toujours chez les peuples qui manquent d’expérience, ils passèrent aussitôt de la terreur qui les avait saisis à une jactance, une fanfaronnade qui donnèrent à toutes les personnes raisonnables de justes appréhensions ; elles redoutaient les revers et n’éprouvaient pas de moins cruelles inquiétudes sur les suites de la victoire, si ces hommes, aussi lâches que présomptueux, venaient à l’obtenir. Dès le moment où, dans leur aveugle confiance, ils crurent avoir gagné la bataille, sans connaître les ennemis qu’ils avaient à combattre, ce fut à qui d’entre eux ferait le plus de sottises, depuis le général en chef jusqu’au dernier employé de la mairie : c’était à faire pitié ! Je reconnus dès lors que, quel que fût l’événement, le pays était perdu ; que les succès de Nieto amèneraient, aussi inévitablement que ceux de San-Roman, l’exigence de contributions énormes, la spoliation des propriétés et le pillage sous toutes ses formes.

Le 21 mars, Althaus me dit : — Enfin, Florita il paraît que le général a des renseignements exacts : San-Roman sera ici demain ou après-demain ; croiriez-vous que, jusqu’à présent, tout en faisant une dépense énorme en espions, nous n’avons pu obtenir un mot de vrai sur ce qui se passe dans le camp de l’ennemi ? Le général ne veut pas que je m’en mêle ; l’amour-propre de ce sot se sent blessé d’un sage conseil, et il me cache tout ce qu’il peut.

Depuis deux jours, les troupes étaient rentrées dans leurs casernes ; on avait été obligé de les faire revenir, tant elles étaient exténuées par les fatigues et les privations qu’elles avaient éprouvées pendant leur inutile séjour dans le camp. Il semble que, d’après un avis qu’il croyait si sûr, le général aurait dû s’empresser de faire ressortir les troupes, soit pour reprendre la position qu’elles venaient de quitter, soit pour les établir dans la nouvelle que la circonstance pouvait exiger ; qu’il aurait dû n’oublier aucune des précautions indiquées par la prudence, pour éviter toute surprise, de la part de l’ennemi, la confusion parmi les troupes et l’alarme dans le peuple ; que tout, enfin, devait être prévu, et des mesures prises pour prévenir les désordres qui pouvaient résulter dans la ville de la victoire ou de la défaite : telle eût été la conduite de tout militaire qui eût eu le sens commun ; mais le général Nieto ne songea à rien de tout cela, et, sans s’occuper d’aucune disposition, laissant les affaires à l’abandon, il alla, avec les autres chefs, à Tiavalla, fêter la semaine sainte. Le lendemain, vers quatre heures de l’après-midi, un espion vint dire, en toute hâte, que l’ennemi était à Cangallo : la rumeur fut générale ! D’un côté, on courait chercher Nieto ; de l’autre, les Immortels se rassemblaient, les troupes sortaient en désordre ; les chacareros effrayés refusaient de marcher, et les perruques de l’hôtel-de-ville faisaient bêtises sur bêtises : la confusion était au comble.

Alors se montrèrent la profonde ignorance, l’absolue nullité de ces chefs présomptueux, tant civils que militaires, qui dirigeaient les affaires de ce malheureux pays. Je craindrais de fatiguer mon lecteur, de n’être pas crue de lui, si je l’entretenais du gaspillage qui se fit en toutes choses, des scènes de désordre, d’indiscipline qui se montrèrent dans ce moment de crise, et de la conduite des officiers qui, à la veille d’une bataille, au lieu d’être à leur poste, étaient tous à jouer ou à s’enivrer chez leurs maîtresses.

Tout ce qui se passa dans cette soirée, et la nuit suivante, serait incroyable pour un Européen. Je n’entre donc dans aucun détail, mais j’affirme que la confusion fut telle que, si San-Roman en avait été instruit, il eût pu, ce jour-là même, s’emparer de la ville, et y faire caserner ses troupes sans combattre : on était hors d’état de tirer un seul coup de fusil pour l’en empêcher. Il eût ainsi terminé la guerre dans trois heures de temps. On doit certes bien regretter qu’il ne l’ait pas fait ; beaucoup de sang répandu eût été épargné ; beaucoup de maux irréparables eussent été évités.


III.

LES COUVENTS D’ARÉQUIPA.


Ainsi que je l’ai déjà dit, Aréquipa est une des villes du Pérou qui renferme le plus de couvents d’hommes et de femmes. L’aspect de la plupart de ces monastères, le calme constant qui les enveloppe, l’air religieux qui s’en exhale, reportant la pensée sur les agitations de la société, on pourrait se laisser aller à croire que, si la paix et le bonheur habitent sur la terre, c’est dans ces asiles du Seigneur qu’ils résident. Mais, hélas ! ce n’est pas dans les cloîtres que ce besoin de repos qu’éprouve le cœur détrompé des illusions du monde peut être satisfait. Dans l’enceinte de ces immenses monuments, au lieu de cette paix des tombeaux que leur extérieur sombre et froid avait fait supposer, on ne trouve qu’agitations fiévreuses que la règle captive, mais n’étouffe pas ; sourdes, voilées, elles bouillonnent comme la lave dans les flancs du volcan qui la recèle.

Avant même d’avoir pénétré dans l’intérieur d’un seul de ces couvents, chaque fois que je passais devant leurs porches, toujours ouverts, ou le long de leurs grands murs noirs, de trente à quarante pieds d’élévation, mon cœur se serrait ; j’éprouvais, pour les malheureuses victimes ensevelies vivantes dans ces amas de pierres, une compassion si profonde, que mes yeux se remplissaient de larmes. Pendant mon séjour à Aréquipa, j’allais souvent m’asseoir sur le dôme de notre maison ; de cette position, j’aimais à promener ma vue du volcan à la jolie rivière qui coule au bas, et du riant vallon qu’elle arrose sur les deux magnifiques couvents de Santa-Cathalina et de Santa-Rosa. Ce dernier surtout attirait ma pensée et captivait mon attention : c’était dans son triste cloître que s’était passé un drame plein d’intérêt, dont l’héroïne était une jeune fille belle, aimante, malheureuse, oh ! bien malheureuse ! Cette jeune fille était ma parente ; je l’aimais par sympathie, et, forcée d’obéir aux fanatiques préjugés du monde qui m’entourait, je ne pouvais la voir qu’en cachette. Quoiqu’il y eût deux ans, lors de mon arrivée à Aréquipa, qu’elle s’était évadée du couvent, l’impression que cet événement avait produite était encore toute récente ; je devais donc user de beaucoup de ménagements dans l’intérêt que je montrais à cette victime de la superstition ; je n’eusse pu la servir par une autre conduite, et j’aurais couru le danger d’exciter davantage le fanatisme de ses persécuteurs. Tout ce que Dominga (c’était le nom de la jeune religieuse) m’avait raconté de son étrange histoire me donnait le plus vif désir de connaître l’intérieur du couvent où la malheureuse avait langui durant onze années ! Aussi, le soir, lorsque je montais sur la maison pour admirer les teintes gracieuses et mélancoliques que les derniers rayons du soleil répandent sur la charmante vallée d’Aréquipa, alors qu’il disparaît derrière les trois volcans, dont il colore de pourpre les neiges éternelles, mes yeux se portaient involontairement sur le couvent de Santa-Rosa. Mon imagination me représentait ma pauvre cousine Dominga revêtue de l’ample et lourd habit des religieuses de l’ordre des carmélites : je voyais son long voile noir, ses souliers en cuir, à boucles de cuivre ; sa discipline, en cuir noir, pendant jusqu’à terre ; son énorme rosaire que la malheureuse fille, par instants, pressait avec ferveur en demandant à Dieu qu’il l’aidât dans l’exécution de son projet, et qu’ensuite elle broyait entre ses mains crispées par la colère et le désespoir. Elle m’apparaissait dans le haut du clocher de la belle église de Santa-Rosa. C’était dans ce clocher qu’allait tous les soirs la jeune religieuse, sous le prétexte de voir s’il ne manquait rien aux cloches et à l’horloge dont le soin était commis à sa surveillance. Du haut de cette tour, la jeune fille pouvait contempler à loisir l’étroit, mais joli petit vallon où les heureux jours de son enfance s’étaient écoulés si joyeusement : elle voyait la maison de sa mère, ses sœurs et ses frères courir et folâtrer dans le jardin.… Oh ! qu’elles lui paraissaient heureuses ses sœurs de pouvoir ainsi courir et jouer en liberté ! Comme elle admirait leurs robes de toutes couleurs, et leurs beaux cheveux ornés de fleurs et de perles ! comme elle aimait leur élégante chaussure, leur grand châle de soie et leur légère écharpe de gaze ! A cette vue, la malheureuse se sentait étouffer sous le poids de ses lourds vêtements ; cette chemise, ces bas, cette longue et large robe, tous en grossier tissu de laine, lui étaient en horreur ! la dureté de sa chaussure blessait ses pieds, et son long voile noir de laine aussi, que l’ordre exigeait avec rigueur de tenir toujours baissé, était pour elle la planche qui a renfermé vivant le léthargique dans le cercueil. L’infortunée Dominga repoussait ce voile affreux avec un mouvement convulsif ; de sourds gémissements sortaient de sa poitrine ; elle essayait de passer ses bras entre les barreaux qui ferment les ouvertures du clocher. La pauvre recluse ne désirait qu’un peu de grand air que Dieu a donné à toutes ses créatures, qu’un petit espace dans le vallon où elle pût mouvoir ses membres engourdis : elle ne demandait qu’à chanter les airs de ses montagnes, qu’à danser avec ses sœurs, qu’à mettre comme elles de petits souliers roses, une légère écharpe blanche et quelques fleurs des champs dans ses cheveux. Hélas ! c’était bien peu de chose que les désirs de la jeune fille ; mais un vœu terrible, solennel, qu’aucune puissance humaine ne pouvait rompre, la privait à jamais d’air pur et de chants joyeux, d’habits de son âge, appropriés aux changements de saison et d’exercices nécessaires à sa santé. L’infortunée, à seize ans, entraînée par un mouvement de dépit et d’amour-propre blessé, avait voulu renoncer au monde. L’ignorante enfant avait coupé elle-même ses longs cheveux, et, les jetant au pied de la croix, avait juré, sur le Christ, qu’elle prenait Dieu pour époux. L’histoire de la monja[25] fit grand bruit à Aréquipa et dans tout le Pérou ; je l’ai jugée assez remarquable pour qu’elle dût trouver place dans ma relation. Mais, avant d’instruire mes lecteurs de tous les faits et dires de ma cousine Dominga, je les prie de vouloir bien me suivre dans l’intérieur de Santa-Rosa.

Dans les temps ordinaires, ces couvents sont inaccessibles ; on n’y peut entrer sans la permission de l’évêque d’Aréquipa, permission que, depuis l’évasion de la monja, il refusait inflexiblement. Mais dans les circonstances imminentes où la ville se trouvait, tous les couvents offrirent l’asile du sanctuaire à la population alarmée. Ma tante et Manuela jugèrent prudent d’y prendre refuge, et je profitai de cette circonstance pour m’instruire des détails de la vie monastique. Santa-Rosa était toujours présent à ma pensée ; je m’efforçais de décider ces dames à lui donner la préférence sur Santa-Cathalina, où elles inclinaient à aller. Les supérieures de ces deux couvents étaient nos cousines ; l’une et l’autre nous avaient fait les invitations les plus affectueuses : chacune d’elles désirait nous avoir, et cherchait à déterminer notre choix en faveur de la bonne hospitalité qu’elle nous préparait. Santa-Rosa, par sa beauté, devait plus vivement exciter notre curiosité ; mais ces dames redoutaient l’extrême sévérité de l’ordre des carmélites dont les religieuses de ce couvent ne se relâchent en aucune circonstance. J’eus beaucoup de peine à vaincre toutes leurs répugnances ; cependant je parvins à en triompher. Vers sept heures du soir, nous nous rendîmes au couvent après avoir eu le soin d’envoyer devant nous une négresse pour nous annoncer.

Je ne crois pas qu’il ait jamais existé, dans l’état le plus monarchique, une aristocratie plus hautaine et plus choquante dans ses distinctions que celle dont le spectacle me frappa d’étonnement en entrant à Santa-Rosa. Là règnent, dans toute leur puissance, les hiérarchies de la naissance, des titres, des couleurs de la peau et des fortunes ; et ce ne sont pas de vaines classifications. À voir dans le couvent marcher en procession les membres de cette nombreuse communauté, vêtus du même uniforme, on croirait que la même égalité subsiste en tout ; mais entre-t-on dans l’une des cours, on est surpris de l’orgueil qu’apporte la femme titrée dans ses relations avec la femme de sang plébéien ; du ton de mépris qu’affectent les blanches envers celles de couleur, et les riches à l’égard de celles qui ne le sont pas. C’est en voyant ce contraste, d’une humilité apparente et de l’orgueil le plus indomptable, qu’on est tenté de répéter ces paroles du sage : « Vanité des vanités. »

Nous fûmes reçues à la porte par des religieuses que la supérieure envoyait pour nous recevoir. Cette grave députation nous conduisit, avec tout le cérémonial voulu par l’étiquette, jusqu’à la cellule de la supérieure, qui était malade et couchée. Son lit était supporté par une estrade sur les marches de laquelle un grand nombre de religieuses étaient hiérarchiquement placées. L’estrade, couverte d’un tapis en grosse laine blanche, donnait à ce lit l’air d’un trône. Nous restâmes assez longtemps auprès de la vénérable supérieure. Les draps de lit étaient en toile, et une de ses dames de compagnie nous expliqua, à voix basse, que la supérieure était excessivement affligée de se voir contrainte, pas la nature de sa maladie, à enfreindre la règle du saint ordre des carmélites, en remplaçant la laine par de la toile. Après que les bonnes religieuses eurent satisfait leur curiosité sur les affaires du jour, et qu’avec retenue elles m’eurent, en hésitant, adressé quelques questions sur les usages d’Europe, nous nous retirâmes dans les cellules qu’elles nous avaient fait préparer. Je demandai à une des jeunes religieuses qui m’accompagnait si elle pourrait me faire voir la cellule de Dominga.

— « Oui, me répondit-elle ; demain, je vous donnerai la clef pour que vous y entriez ; mais n’en dites rien, car ici cette pauvre Dominga est maudite : nous sommes trois seulement qui osions la plaindre. »

Santa-Rosa est un des plus vastes et des plus riches couvents d’Aréquipa. La distribution intérieure est commode : elle présente quatre cloîtres qui enferment chacun une cour spacieuse. De larges piliers en pierre supportent la voûte assez basse de ces cloîtres ; les cellules des religieuses règnent à l’entour ; on y entre par une petite porte basse : elles sont grandes et les murs y sont tenus très blancs ; elles sont éclairées par une croisée à quatre vitraux, qui, ainsi que la porte, donne sur le cloître. L’ameublement de ces cellules consiste en une table en chêne, un escabeau de même bois, une cruche en terre et un gobelet d’étain ; au dessus de la table, il y a un grand crucifix ; le Christ est en os jauni et noirci par le temps, et la croix est en bois noir. Sur la table, sont une tête de mort, un petit sablier, des heures et parfois quelques autres livres de prières ; à côté, accrochée à un gros clou, pend une discipline en cuir noir. Excepté la supérieure, pas une religieuse ne peut coucher dans sa cellule. Elles n’ont leur cellule que pour méditer dans l’isolement et le silence, se recueillir ou se reposer. Elles mangent en commun dans un immense réfectoire, dînent à midi et soupent à six heures. Pendant qu’elles prennent leur repas, une d’entre elles fait la lecture de quelques passages des livres saints, et toutes couchent dans les dortoirs, qui sont au nombre de trois dans le couvent de Santa-Rosa.

Ces dortoirs sont voûtés, construits en forme d’équerre, et sans aucune fenêtre qui laisse pénétrer le jour. Une lampe sépulcrale, placée dans l’angle, jette à peine assez de lueur pour éclairer l’espace à six pieds autour d’elle, en sorte que les deux côtés du dortoir restent dans une obscurité profonde. L’entrée de ces dortoirs est interdite, non seulement aux personnes étrangères, mais même aux filles de service de la communauté, et si furtivement on s’introduit le soir sous les voûtes sombres et froides de leurs longues salles, aux objets dont on se sent environné, on se croirait descendu aux catacombes, et ces lieux sont tellement lugubres, qu’il est difficile de se défendre d’un mouvement d’effroi. Les tombeaux[26] sont disposés de chaque côté du dortoir, à douze ou quinze pieds de distance les uns des autres ; élevés sur une estrade, ils ressemblent entièrement, par leur forme et l’ordre dans lequel ils sont rangés, aux tombeaux que l’on voit dans les caveaux des églises. Ils sont recouverts d’une étoffe noire, en laine, semblable à celle qu’on emploie pour tenture dans les cérémonies funéraires. L’intérieur de ces tombeaux a dix à douze pieds de long sur cinq à six de large et autant de hauteur. Ils sont meublés d’un lit fait avec deux grosses planches de chêne placées sur quatre pieux en fer. Dessus ces planches est un gros sac de toile, qui est rempli, selon le degré de sainteté de celle qui y repose, de cendres, de cailloux, d’épines même, de paille ou de laine. Je dois dire que je suis entrée dans trois de ces tombeaux, et que j’en ai trouvé les sacs remplis de paille. À l’extrémité du lit, est un petit meuble en bois noir qui sert tout ensemble de table, de prie-dieu et d’armoire. De même que dans la cellule, il y a au dessus de ce meuble un grand Christ faisant face à la tête du lit : au dessous du Christ sont rangés une tête de mort, un livre de prières, un rosaire et une discipline. Il est expressément défendu, dans aucune circonstance, d’avoir de la lumière dans les tombeaux. Quand une religieuse est malade, elle va à l’infirmerie ; c’est dans un de ces tombeaux que ma pauvre cousine Dominga avait couché pendant onze ans !

La vie que mènent ces religieuses est des plus pénibles : le matin, elles se lèvent à quatre heures pour aller aux matines ; puis se succèdent, presque sans interruption, une suite de pratiques religieuses auxquelles elles sont tenues d’assister : cela dure jusqu’à l’heure de midi qui les appelle au réfectoire. De midi à trois heures, elles jouissent de quelque repos ; alors recommencent pour elles des prières qui se prolongent jusqu’au soir. De nombreuses fêtes viennent encore ajouter à ces devoirs par les processions et autres cérémonies qu’elles imposent à la communauté : tel est l’aperçu des austérités et des exigences de la vie religieuse dans les cloîtres de Santa-Rosa. La seule récréation de ces recluses est la promenade dans leurs magnifiques jardins, elles en ont trois dans lesquels elles cultivent de belles fleurs qu’elles entretiennent avec un grand soin.

En prenant le voile dans l’ordre des carmélites, les religieuses de Santa-Rosa font vœu de pauvreté et de silence. Quand elles se rencontrent, l’une doit dire : « Sœur nous devons mourir ; « et l’autre répondre : « Sœur, la mort est notre délivrance, » et ne jamais prononcer une parole de plus. Toutefois ces dames parlent, et beaucoup ; mais c’est seulement pendant le travail du jardin, ou dans la cuisine lorsqu’elles y vont pour surveiller les femmes de service, ou sur le haut des tours et des clochers quand leur devoir les y appelle ; elles parlent encore dans leurs cellules, lorsqu’à la dérobée, elles vont s’y faire de longues visites. Enfin les bonnes dames parlent partout où elles croient pouvoir le faire sans violer leur vœu, et, pour se mettre en paix avec leur conscience, elles observent un silence de mort dans les cours, au réfectoire, à l’église et surtout dans les dortoirs où jamais voix humaine n’a retenti. Ce n’est certes pas moi qui leur imputerais à crime leurs légères transgressions à la règle du saint ordre des carmélites. Je trouve tout naturel qu’elles recherchent l’occasion d’échanger quelques paroles après de longues heures de silence ; mais je désirerais, pour leur bonheur, qu’elles se bornassent à parler des belles fleurs qu’elles cultivent ; des bonnes confitures et des excellents gâteaux qu’elles font si bien ; de leurs magnifiques processions et des riches pierreries de leur Vierge, ou même encore de leur confesseur. Malheureusement, ces dames ne se bornent point à ces sujets de conversation. La critique, la médisance, la calomnie même règnent dans leurs entretiens   ; il est difficile de se faire une juste idée de toutes les petites jalousies, des basses envies qu’elles nourrissent les unes contre les autres et des cruelles méchancetés qu’elles ne cessent de se faire. Rien de moins onctueux que les rapports qu’ont entre elles ces religieuses ; tout, au contraire, dans ces rapports, annonce la sécheresse, l’âpreté, la haine. Ces dames ne sont pas plus rigoureuses dans l’observation de leur vœu de pauvreté. Aucune d’elles ne devrait avoir, d’après le règlement, m’a-t-on dit, plus d’une fille pour la servir ; cependant plusieurs de ces dames possèdent trois ou quatre femmes esclaves, logées dans l’intérieur. Chacune entretient, en outre, une esclave au dehors pour faire ses commissions, acheter ce qu’elle désire, communiquer enfin avec sa famille et le monde. Il se trouve même, dans cette communauté, des religieuses dont la fortune est très considérable, qui font de très riches présents au monastère et à son église ; envoient fréquemment à leurs connaissances de la ville, des cadeaux consistant en fruits, friandises de toute sorte, petits ouvrages faits dans le couvent, et parfois les personnes qu’elles affectionnent reçoivent d’elles des dons d’une plus haute valeur.

Santa-Rosa d’Aréquipa est considéré comme un des plus riches monastères du Pérou ; néanmoins les religieuses m’en ont paru plus malheureuses que celles d’aucun des couvents que j’ai eu l’occasion de visiter. L’exactitude de mon observation m’a été confirmée, en Amérique, par les personnes familières avec l’intérieur des communautés, qui m’ont toutes assuré que les austérités des nonnes de Santa-Rosa surpassaient de beaucoup celles auxquelles s’astreignent les religieuses de tout autre couvent. J’eus plusieurs entretiens avec la supérieure, pendant les trois jours que j’habitai Santa-Rosa ; je vais en citer quelques passages pour faire connaître l’esprit qui dirige cette communauté.

Je dois d’abord dire que la supérieure me reçut avec beaucoup de distinction ; elle avait alors soixante-huit ans, et, depuis dix-huit ans dirigeait la communauté. Elle a dû être belle, sa physionomie est noble, et tout en elle annonce une grande force de volonté. Née à Séville, elle vint à Aréquipa à l’âge de sept ans. Son père la mit à Santa-Rosa pour y faire son éducation, et, depuis lors, elle n’en est plus sortie. Cette dame parle l’espagnol avec une pureté et une élégance remarquables ; elle est aussi instruite qu’une religieuse peut l’être. Toutes les questions qu’elle m’adressa sur l’Europe me prouvèrent que la supérieure de Santa-Rosa s’était beaucoup occupée des événements politiques qui ont agité l’Espagne et le Pérou depuis vingt ans. Ses opinions en politique sont aussi exaltées qu’en religion, et son fanatisme religieux dépasse toutes les limites de la raison. Je rapporterai une de ses phrases qui, à elle seule, résume l’ordre d’idées de cette vieille religieuse. « Hélas ! ma chère enfant, me dit-elle, maintenant je suis trop vieille pour rien entreprendre, mon temps est fini ; mais, si je n’avais que trente ans, je partirais avec vous : j’irais à Madrid, et là, j’y perdrais ma fortune, mon illustre nom et ma vie, ou, par la mort de Jésus-Christ, là, en croix, je vous jure que je rétablirais la sainte inquisition. » Il est impossible d’avoir plus de feu dans le regard, d’énergie dans la voix et d’expression dans le geste, qu’elle n’en mit en étendant la main vers le Christ qui était au pied de son lit : sa conversation était toujours montée au même diapason. En parlant de Dominga, elle me dit : « Cette fille était possédée du démon ; je suis contente que le diable ait choisi mon couvent de préférence : cet exemple y fera revivre la foi ; car, ma chère Flora, à vous je confierai une partie de mes peines ; chaque jour, je vois chanceler, dans le cœur des jeunes nonnes, cette foi puissante qui seule peut faire croire aux miracles. » L’évasion de Dominga ne me paraissait pas devoir produire l’effet qu’en attendait la supérieure et me semblait, au contraire, de nature à provoquer l’imitation. Je doute même qu’elle se fît illusion à cet égard ; mais, parlant de Dominga, en présence de quelques religieuses, elle crut peut-être de son devoir de faire cette réflexion. Cette femme, d’une austérité rigoureuse, a su se faire obéir et respecter des religieuses tout en les gouvernant avec une main de fer ; mais, depuis tant d’années qu’elle leur commande, elle n’a pu obtenir la sincère affection d’aucune d’elles. Les trois jours passés dans l’intérieur de ce couvent avaient tellement fatigué ma tante et mes cousines, que, n’importe le risque qu’elles pouvaient courir en sortant, ces dames ne voulurent pas y demeurer plus longtemps. Quant à moi, j’avais, pendant un aussi court séjour, recueilli beaucoup d’observations et ne m’étais nullement ennuyée. Ces graves religieuses nous accompagnèrent avec le même cérémonial et la même étiquette qu’elles avaient mis à nous recevoir ; enfin nous passâmes le seuil de cette énorme porte en chêne, verrouillée et bardée de fer comme celle d’une citadelle : à peine la portière l’eut-elle refermée, que nous nous mîmes toutes à courir dans la longue et large rue de Santa-Rosa, en criant : « Dieu ! quel bonheur d’être en liberté ! » Toutes ces dames pleuraient ; les enfants et les négresses gambadaient dans la rue ; et moi j’avoue que je respirais plus facilement. Liberté, oh ! chère liberté, il n’est pour ta perte aucune compensation : la sécurité même n’en est pas une ; rien au monde ne saurait te remplacer.

Dès le lendemain de notre entrée à Santa-Rosa, Althaus nous avait fait dire que la nouvelle était fausse, que l’Indien de qui on la tenait était vendu à San-Roman, et que celui-ci n’arriverait pas avant quinze jours. Nous crûmes donc pouvoir revenir chez nous ; mais, le soir même de notre sortie, il y eut une autre alerte, et, cette fois, mes parentes se retirèrent à Santa-Cathalina. Il paraissait positif que San-Roman était à Cangallo. Son arrivée à une si courte distance d’Aréquipa (quatre lieues) rendait le danger imminent ; aussitôt que la nouvelle s’en répandit, le désordre dans la ville et dans le camp ne fut guère moindre qu’à la première alarme donnée par l’espion ; on battit la générale, on sonna le tocsin ; des masses de monde se réfugièrent dans les couvents ; ce furent une confusion, une terreur qui ne me donnèrent pas une haute idée de la bravoure de cette population fanfaronne, qui devait défendre la ville jusqu’au dernier souffle de vie. Les couvents et les églises étaient devenus les garde-meubles des habitants ; depuis quinze jours, ils y cachaient tout ce qu’ils possédaient d’objets transportables, et leurs maisons entièrement dégarnies avaient l’air d’avoir été pillées ; moi-même je fis porter mes malles à Santo-Domingo avec les effets de mon oncle. C’était à midi qu’on avait appris l’arrivée de l’ennemi à Cangallo, et l’on s’attendait à la voir paraître vers six ou sept heures. Les dômes des maisons étaient couverts d’une foule de monde qui regardait dans toutes les directions ; mais l’attente générale fut déçue. L’ennemi avait fait une halte.

Althaus revint du camp, et me dit : — Cousine, il est très vrai, cette fois, que San-Roman est à Cangallo ; mais ses soldats sont harassés de fatigue, et je suis bien sûr qu’ils resteront là trois ou quatre jours pour se refaire.

— Vous croyez donc qu’ils ne viendront pas aujourd’hui ?

— Je ne pense pas qu’ils soient ici avant quatre ou cinq jours ; ainsi, vous pouvez aller retrouver Manuela. Au surplus, vous verrez la mêlée du haut des tours du monastère, aussi bien que de dessus la maison de votre oncle.

Je suivis son conseil, et j’allai à Santa-Cathalina rejoindre mes parentes.

— Me voilà donc encore dans l’intérieur d’un couvent ; mais quel contraste avec celui que je venais de quitter ! quel bruit assourdissant, quels houras quand j’entrai ! La Francesita ! la Francesita ! criait-on de toutes parts. À peine la porte fut-elle ouverte, que je fus entourée par une douzaine de religieuses qui me parlaient toutes à la fois, criant, riant et sautant de joie. L’une m’ôtait mon chapeau, parce que, disait-elle, un chapeau était un vêtement indécent ; mon peigne fut également ôté sous le même prétexte qu’il était indécent ; une autre voulait me retirer mes gigots, toujours sur la même accusation d’être très indécents. Celle-là écartait ma robe par derrière, parce qu’elle voulait voir comment était fait mon corset. Une religieuse me défaisait les cheveux pour voir comme ils étaient longs ; une autre me levait le pied pour examiner mes brodequins de Paris ; mais ce qui excita surtout leur étonnement, ce fut la découverte de mon pantalon. Ces bonnes filles sont naïves, et il y avait sans doute plus d’indécence dans leurs questions que n’en présentaient mon chapeau, mon peigne et mes vêtements. En un mot, ces dames me tournèrent en tous sens, et en agirent envers moi comme fait un enfant avec la poupée qu’on vient de lui donner.

Je restai, sans nulle exagération, un grand quart d’heure à la porte d’entrée, qui sert de tour, craignant à chaque instant d’être suffoquée par la chaleur dans le peu d’espace que me laissaient ces turbulentes religieuses et la multitude de négresses ou de sambas qui m’entouraient. Mes parentes, qui avaient vu l’embarras de ma position et qui sentaient tout ce que je devais en souffrir, faisaient tous leurs efforts pour tâcher de percer jusqu’au lieu où j’étais, tandis que ma samba, entrée en même temps que moi, criait de toutes ses forces qu’on m’étouffait, qu’on me faisait mal, et appelait à mon secours. Mais ses cris et ceux de mes cousines étaient couverts par plus de cent voix à la fois : Ha ! la Francesita   ; que bonita es ! viene aqui a vivir con nosotros.

Je commençais sérieusement à désespérer de sortir de là autrement qu’évanouie. Je sentais mes jambes défaillir sous moi ; j’étais baignée de sueur, et le vacarme que tout ce monde faisait à mes oreilles m’étourdissait tellement, que je ne savais plus où j’en étais, lorsque enfin la supérieure arriva pour me recevoir. Elle était cousine de celle de Santa-Rosa, et notre parente au même degré. À son approche, le bruit se calma un peu, et la foule s’ouvrit pour la laisser arriver jusqu’à moi. Je me sentais réellement très mal. La bonne dame, qui s’en aperçut, gronda sévèrement les religieuses, et donna ordre qu’on fit retirer toutes les négresses. Elle m’emmena ensuite dans sa grande et belle cellule, et là, après m’avoir fait asseoir sur de riches tapis et de moelleux coussins, elle me fit apporter, sur un des plus beaux plateaux de l’industrie parisienne, diverses sortes d’excellents gâteaux faits dans le couvent, des vins d’Espagne dans de beaux flacons de cristal, et un superbe verre doré, élégamment taillé et gravé aux armes d’Espagne.

Quand je fus un peu remise, la bonne dame voulut absolument m’accompagner à la cellule qu’elle me destinait. Oh ! quel amour de cellule ! et combien de nos petites-maîtresses la voudraient pour boudoir. Qu’on imagine une petite chambre voûtée, large de dix à douze pieds et longue de quatorze à seize, couverte en entier d’un beau tapis anglais avec des dessins turcs, ayant au milieu une petite porte en ogive, et sur deux des côtés une petite croisée du même style, et ces deux croisées garnies de rideaux en soie couleur cerise avec des franges noires et bleues ; sur un côté de la chambre un petit lit en fer verni avec un matelas en coutil anglais et des draps en batiste garnis en dentelle d’Espagne. En face, un divan aussi en coutil anglais, recouvert d’un riche tapis venant de Cuzco. Auprès du divan, des coussins pour asseoir les visiteurs et de jolis tabourets en tapisserie. Dans le fond était pratiquée une niche occupée par une belle console à dessus de marbre blanc qui figurait assez bien un petit autel. Il y avait sur la console plusieurs jolis vases remplis de fleurs naturelles et artificielles ; des chandeliers en argent avec des bougies bleues ; un petit livre de messe relié en velours violet et fermé avec un petit cadenas en or. Au dessus de la console, étaient placés un petit Christ en chêne d’un beau travail, au dessus du Christ une Vierge dans un cadre d’argent, et à ses côtés, dans de riches bordures, sainte Catherine et sainte Thérèse. Un petit rosaire à grains fins et des plus mignons avait été passé autour de la tête du Christ. Enfin, pour que rien ne manquât à cet élégant ameublement, il y avait au milieu de la chambre une table couverte d’un grand tapis, et sur cette table un grand plateau qui contenait un thé de quatre tasses ; une carafe en cristal taillé, un verre et tout ce qui était nécessaire pour se rafraîchir. Cette charmante retraite était le retiro de la supérieure. Cette dame s’était prise pour moi d’une amitié enthousiaste par le seul motif que je venais du pays où vivait Rossini. Malgré mes instances pour ne pas accepter cet agréable gîte, elle voulut à toute force que je m’installasse dans son retiro. L’aimable religieuse me tint compagnie assez tard, et nous causâmes de musique principalement, ensuite des affaires de l’Europe auxquelles ces dames prennent un vif intérêt ; puis elle se retira entourée d’une foule de religieuses, car toutes l’aiment comme leur mère et leur amie.

J’ai dû, pendant dix ans de voyages, changer fréquemment d’habitation et de lit ; mais je ne me souviens pas d’avoir jamais éprouvé une sensation aussi délicieuse que celle que je ressentis en me couchant dans le charmant petit lit de la supérieure de Santa-Cathalina. J’eus l’enfantillage d’allumer les deux bougies bleues qui étaient sur l’autel, je pris le petit rosaire, le joli livre de prières, et je restai longtemps à lire, m’interrompant souvent pour admirer l’ensemble des objets qui m’entouraient, ou pour respirer avec volupté le doux parfum qui s’exhalait de mes draps garnis de dentelle. Cette nuit-là, j’eus presque le désir de me faire religieuse. Le lendemain, je me levai très tard, l’indulgente supérieure m’ayant prévenue qu’il était inutile que je me levasse à six heures (comme on l’avait exigé de nous à Santa-Rosa), pour me rendre à la messe : Il suffit que vous paraissiez à celle de onze heures, m’avait dit la bonne dame, et si votre santé ne vous le permet pas, je vous dispense d’y paraître. La première journée fut employée à faire des visites à toutes les religieuses : c’était à qui me verrait, me toucherait, me parlerait ; ces dames me questionnaient sur tout. Comment s’habille-t-on à Paris ? qu’y mange-t-on ? y a-t-il des couvents ? mais surtout qu’y fait-on en musique ? Dans chaque cellule nous trouvions nombreuse société : tout le monde y parlait à la fois au milieu des rires et des saillies ; partout on nous offrait des gâteaux de toute espèce, des fruits, des confitures, des crèmes, des sucres candis, des sirops, des vins d’Espagne. C’était une suite continuelle de banquets. La supérieure avait fait arranger, pour le soir, un concert dans sa petite chapelle, et là j’entendis une très bonne musique composée des plus beaux passages de Rossini. Elle fut exécutée par trois jeunes et jolies religieuses non moins dilettanti que leur supérieure. Le piano sortait des mains du plus habile facteur de Londres, et la supérieure l’avait payé 4,000 fr.

Santa-Cathalina est aussi de l’ordre des carmélites ; mais, ainsi que me le fit observer la supérieure, avec beaucoup de modifications. Oh oui ! pensais-je, avec d’immenses modifications.…

Ces dames ne portent pas le même habit que celles de Santa-Rosa. Leur robe est blanche, très ample et traînante à terre : leur voile, carmélite ordinairement, est noir les jours de grandes solennités. Je ne sais si leur règle exige qu’elles n’usent que d’étoffes de laine ; mais ce que je puis assurer, c’est que leur robe est le seul de leurs vêtements qui soit en laine. Elle est d’un tissu très fin, soyeux et d’une blancheur éclatante. Leur bonnet est en crêpe noir, et si joliment plissé que j’avais envie d’en emporter un comme objet de curiosité ; sa forme gracieuse leur donne une physionomie charmante. Le voile est aussi en crêpe ; elles ne le portent jamais baissé qu’à l’église ou en cérémonie. Il faut croire aussi que ces pieuses dames ne font vœu ni de silence, ni de pauvreté ; car elles parlent passablement et font presque toutes beaucoup de dépenses. L’église du couvent est grande ; les ornements en sont riches, mais mal entretenus. L’orgue est très beau, les chœurs et tout ce qui est relatif à la musique de l’église sont l’objet, de la part des religieuses, de soins tout spéciaux. La distribution intérieure du couvent est d’une grande bizarrerie ; il est composé de deux corps de bâtiment dont l’un s’appelle le vieux couvent et l’autre le neuf. Ce dernier se compose de trois petits cloîtres très élégamment construits ; les cellules en sont petites, mais aérées et très claires. Dans le milieu de la cour, il y a une corbeille de fleurs et deux belles fontaines qui entretiennent partout la fraîcheur et la propreté. L’extérieur des cloîtres est tapissé de vignes. On communique par une rue escarpée avec le vieux couvent. Celui-là est un véritable labyrinthe, composé de quantité de rues et ruelles dans toutes les directions, et traversé par une rue principale qu’on monte presque comme un escalier. Ces rues et ruelles sont fermées par les cellules qui sont autant de petits corps-de-logis d’une construction originale. Les religieuses qui les habitent y sont comme dans de petites maisons de campagne. J’ai vu de ces cellules qui avaient une cour d’entrée assez spacieuse pour y élever de la volaille, et où se trouvaient établis la cuisine et le logement des esclaves ; puis une seconde cour sur laquelle deux ou trois chambres étaient construites ; ensuite un jardin et un petit retiro dont le toit formait terrasse. Depuis plus de vingt ans, ces dames ne vivent plus en commun : le réfectoire est abandonné, le dortoir l’est également, quoique, pour la forme, chacune des religieuses y tienne encore un lit, qui est blanc, selon que la règle l’exige. Elles ne sont pas non plus astreintes, comme les carmélites de Santa-Rosa, à cette foule de pratiques religieuses qui emploient tout le temps de ces dernières. Il leur reste au contraire, après l’accomplissement de leurs devoirs conventuels, beaucoup de loisir qu’elles consacrent au soin de leur ménage, à l’entretien de leurs vêtements, à des occupations de charité, enfin à leurs amusements. La communauté a trois vastes jardins qui ne sont cultivés qu’en légumes et maïs, parce que chaque religieuse cultive des fleurs dans le jardin de sa cellule. Au surplus, la vie que mènent ces dames est très laborieuse ; elles travaillent à toute sorte de petits ouvrages d’aiguille, prennent des pensionnaires qu’elles instruisent, et ont, en outre, une école gratuite où elles font l’enseignement des filles pauvres. Leur charité s’étend à tout : elles donnent du linge aux hôpitaux, dotent de jeunes filles, et journellement distribuent du pain, du maïs et des vêtements aux pauvres. Les revenus de cette communauté s’élèvent à une somme énorme ; mais ces dames dépensent en proportion de ces mêmes revenus. La supérieure avait alors soixante-douze ans ; nommée et destituée à plusieurs reprises, son extrême bonté la faisait toujours rejeter par les prêtres qui ont autorité sur le couvent, mais cette même bonté la faisait nommer de nouveau par les religieuses qui ont le droit d’élire leur supérieure au scrutin.

Cette aimable femme, en tout point l’inverse de sa cousine de Santa-Rosa, est si maigre, si délicate, qu’elle disparaît presque entièrement sous sa longue et large robe. Toute sa vie elle a été malade, et la seule chose qui apporte quelque soulagement à ses maux, c’est d’entendre de la bonne musique. Elle ne paraît vieille, cette chère dame, que par sa figure et ses mains décrépites. Je n’aurais jamais cru qu’on pût rencontrer, dans une femme de cet âge et d’une aussi faible organisation, autant de vivacité et d’activité qu’en montrait la supérieure. Sa conversation, extrêmement gaie, était toujours brillante de saillies et piquante d’originalité ; pas une de ses jeunes religieuses ne l’aurait surpassée dans le feu qu’elle y mettait. Je lui rapportai le propos que m’avait tenu la supérieure de Santa-Rosa ; elle haussa les épaules avec un sourire de pitié, et me dit avec une expression tout à fait artistique : « Et moi, ma chère enfant, si je n’avais que trente ans, j’irais avec vous à Paris voir jouer, au grand Opéra, les sublimes chefs-d’œuvre de l’immortel Rossini ; une note de cet homme de génie est plus utile à la santé morale et physique des peuples que ne le furent jamais à la religion les hideux spectacles des auto-da-fé de la sainte Inquisition. »

A Santa-Cathalina, chacune de ces dames fait à peu près ce qu’elle veut ; la supérieure est trop bonne pour gêner ou même contrarier aucune de ses religieuses. L’aristocratie des richesses, celle qui règne partout, même au sein des démocraties, est la seule dont j’aie remarqué l’existence dans ce couvent. Les religieuses de Santa-Cathalina sont réellement en progrès. Parmi ces dames, il y en a trois qui sont considérées comme les reines du lieu. La première, placée dans le couvent à l’âge de deux ans, pouvait en avoir, lorsque j’y étais, trente-deux à trente-trois ; elle appartient à une des plus riches familles de la Bolivia, et avait huit négresses ou sambas pour la servir. La seconde est une jeune fille de vingt-huit ans, grande et svelte, belle de cette beauté vive et hardie des femmes de Barcelonne ; aussi est-elle d’origine catalane. Cette charmante fille, orpheline avec 40,000 livres de rente, habite le monastère depuis cinq ans. Enfin la troisième, aimable personne de vingt-quatre ans, bonne, gaie, rieuse, est religieuse depuis sept ans. La plus âgée, qui se nomme Margarita, est pharmacienne du couvent ; Rosita, la seconde, en est la portière ; quant à la plus jeune, Manuelita, elle est trop folle et trop légère pour qu’on lui confie la moindre fonction.

Ces trois religieuses, par le besoin incessant d’activité qui les tourmente, par les bizarreries de leur esprit, furent cause d’une de ces destitutions auxquelles son excessive bonté a exposé la supérieure. La sœur Manuelita, que trop de force et trop d’embonpoint rendent toujours malade, eut une petite querelle avec le vieux docteur du couvent, parce qu’il voulait lui imposer des diètes auxquelles la jeune fille, un peu gourmande, refusait de s’astreindre. Le père de Manuelita est un vieillard octogénaire, non moins extraordinaire dans son genre que ma cousine la supérieure l’est dans le sien. L’un et l’autre sympathisent très bien ensemble et sont aussi bons amis qu’on peut l’être. Ce vieillard, qui allait souvent au couvent, où il avait la permission d’entrer quand il voulait, aime sa fille la religieuse avec une passion toute particulière. Manuelita, qui en mésuse ainsi que le font tous les enfants gâtés, se plaignit à lui du traitement auquel voulait la contraindre le vieux docteur, et se fit beaucoup plus malade qu’elle ne l’était réellement. Don Hurtado, le vieux sage que mon lecteur connaît déjà, a la prétention d’être philosophe, médecin, chimiste et astrologue, et, de plus, est porté d’une grande vénération pour tous les Européens. Il se montra sensiblement affecté de l’état de sa fille chérie et indigné contre le vieux docteur Bagras, qui voulait mettre sa fille à la diète.

— Chère enfant, lui dit-il, je ne veux plus que cet ignorant te prescrive le moindre remède ; je t’amènerai demain un docteur anglais, jeune homme charmant, plein de science, et qui a déjà fait, à vingt-six ans, deux fois le tour du monde ; juge, ma fille, quel médecin cela doit faire. » Le père Hurtado, exact à sa promesse, vint le lendemain au couvent, accompagné d’un élégant et aimable dandy, qui parlait l’espagnol avec un accent très agréable, qu’on était surpris d’entendre de la bouche d’un étranger. Cet infatigable voyageur, dont l’organe avait été assoupli par l’usage des langues française et italienne, qu’il parlait également bien, était en même temps le plus fashionable des médecins. Il joignait, à des manières distinguées, une originalité spéciale à sa nation, et une gaîté qu’il est très rare d’y rencontrer.

Après avoir vu et questionné Manuelita, il jugea que toute sa maladie provenait du défaut d’exercice, et réellement la tendance de cette jeune fille à l’obésité en dénotait l’urgent besoin. Le jeune docteur anglais prescrivit l’exercice du cheval à la religieuse, qui reçut l’ordonnance avec joie ; elle y vit une occasion de se distraire de la vie monotone dont le poids l’accablait, et dit aussitôt à son père qu’elle sentait que ce remède seul pourrait la soulager. Le vieil Hurtado proposa d’amener, dans le couvent, sa jument, qui était très douce. L’aimable docteur offrit la selle anglaise dont se servait sa femme, et il ne manquait plus, pour suivre l’ordonnance, que l’assentiment de la supérieure. La sœur Rosita, qui était l’enfant de prédilection de la bonne dame, se chargea de l’obtenir ; en effet, elle lui fit comprendre que Manuelita avait une maladie de nerfs d’une nature telle, que l’exercice du cheval était aussi nécessaire à sa guérison que la mélodie d’une bonne musique à la santé de leur vénérable supérieure. La comparaison de la rusée Rosita réussit parfaitement ; la permission fut accordée sans la moindre difficulté, et la supérieure ajouta qu’assurément ce jeune docteur anglais devait connaître la musique, et qu’elle désirait qu’il lui fût présenté.

Le jour attendu avec impatience étant enfin arrivé, don Hurtado entra de grand matin dans le couvent, suivi de la jument ; elle était complètement harnachée, et elle avait une magnifique selle de velours vert. La vue de cette jolie bête produisit d’universelles acclamations ; les pauvres recluses accouraient de toutes parts, avides de contempler un objet aussi nouveau pour elles. Quand toute la communauté se fut bien rassasiée du plaisir de voir et de toucher la jument, la selle, la bride et la cravache, le vieil Hurtado aida sa fille à monter ; et, lorsqu’elle fut en selle, il conduisit la jument par la bride et fit deux fois le tour des cours. Après que Manuelita fut descendue, son amie Rosita, qui avait aussi des maux de nerfs, voulut monter sur la jument ; plus hardie que la première cavalière, elle conduisit seule sa monture, et, au troisième tour, la mit au trot. Ce trait de bravoure extasia ces timides religieuses ; toutes, même les vieilles, voulaient aussi monter sur la jument, il fut convenu que cette charmante bête resterait dans le couvent, et que don Hurtado reviendrait le lendemain pour présider à la promenade. Le jour suivant, Manuelita conduisit son cheval elle-même et le fit aller au trot. Rosita monta ensuite, et dès lors il fut arrêté qu’à l’avenir on se passerait du père Hurtado. La señora dona Margarita, qui, depuis longtemps, souffrait horriblement de ses nerfs, voulut aussi essayer de l’exercice dont ses deux compagnes se trouvaient si bien. La chère dame étant un peu lourde et très poltronne, la Rosita fut sa conductrice les premiers jours. Il y avait près de quinze jours que les promenades à cheval divertissaient le couvent, alimentaient toutes les conversations et guérissaient merveilleusement de tous les maux, quand un événement, qui faillit devenir funeste, fit cesser la joie générale, excita la plus vive inquiétude et mit le trouble au sein de la communauté. La sœur Margarita, qui était loin d’être aussi agile que ses deux belles compagnes, et qui n’avait pu devenir aussi bonne cavalière, voulut cependant les imiter en faisant courir son cheval au galop ; il lui en arriva mal : au détour d’une des ruelles du vieux couvent, sa longue robe venant à s’accrocher à un buisson, Margarita, dans le mouvement qu’elle fit pour la dégager, perdit l’équilibre et tomba lourdement sur la borne, à l’angle de la ruelle ; dans sa chute, la malheureuse se fracassa l’épaule d’une manière horrible.

Dona Margarita fut portée sur son lit dans un cruel état de souffrance : on courut chercher le médecin anglais, qui se hâta de venir, remit l’épaule fracassée, et rassura les amies de la malade, en leur affirmant que la blessure ne présentait aucun danger, quoiqu’il craignît que la guérison ne fût un peu longue.

Cependant le vieux docteur Bagras, qui venait comme de coutume au couvent, ne voyant plus la sœur Margarita paraître dans sa pharmacie, demanda si elle était malade. — Non, répondit-on d’abord ; mais elle s’est fait remplacer dans la pharmacie, ayant ailleurs des occupations qui, pour quelques jours, l’empêcheront d’y venir. Quatre semaines s’écoulèrent sans que la pauvre pharmacienne fût en état de se lever pour aller elle-même distribuer au docteur Bagras les médicaments dont il avait besoin pour les malades du couvent ; et tandis que la curiosité du vieux docteur à son sujet lui faisait naître des inquiétudes, elle était contrainte de rester dans son lit, souffrant d’atroces douleurs.

Bagras enfin commença à suspecter qu’on lui cachait quelque chose sur la sœur Margarita. Il épia les négresses de cette religieuse, questionna plusieurs d’entre elles, et l’air embarrassé avec lequel on répondit à ses questions le convainquit que Margarita était malade. Le soupçonneux docteur fut intrigué du mystère que tout le couvent lui avait fait de cette maladie ; mille suppositions s’élevèrent dans son esprit, et il n’eût plus qu’une pensée, celle de découvrir le mot de l’énigme.

Il avait, comme médecin de la communauté, le droit de pénétrer dans l’intérieur des cloîtres : un jour, il guetta l’instant où les cours étaient désertes, et en profita pour aller se présenter à la cellule de Margarita. Il trouva la religieuse couchée, et méconnaissable, tant elle était pâle et amaigrie par la souffrance. À la vue du docteur, toutes les personnes présentes jetèrent un cri d’effroi ; la malade s’évanouit. Le vieil Esculape ne savait plus où il en était ; il ne pouvait s’expliquer comment lui, médecin du couvent depuis vingt-cinq ans, connu de toutes les dames de la communauté, qui, toutes, le traitaient avec familiarité, il ne pouvait concevoir comment il venait à produire sur celles qui étaient dans la cellule de la malade un si terrible effet. Il voulut s’approcher du lit de Margarita, pour lui offrir ses soins, mais toutes ces religieuses se précipitèrent sur lui pour le repousser. L’alarme qu’il avait causée, le mystère dont ces dames s’enveloppaient, firent naître dans la pensée du vieux docteur les plus étranges soupçons : il en était abasourdi. Plein de respect pour le couvent de Santa-Cathalina, que, depuis si longtemps, il servait avec zèle, et jaloux de la sainteté de ses religieuses, il se persuada qu’il était de son devoir et de sa religion de prévenir la supérieure de tout ce qui se passait. Néanmoins, ce qui au fond de son ame le peinait davantage, c’était de voir que la sœur Margarita n’eut pas eu assez de confiance en lui pour réclamer ses soins ! Arrivé en présence de la supérieure, Bagras, qui en connaissait l’extrême vivacité, n’osait faire un long préambule, et cependant ne savait comment s’y prendre pour aborder clairement le sujet ; la vénérable dame, dont l’intelligence est vraiment extraordinaire, comprit la pensée du vieux docteur, avant qu’il n’eût pu trouver des mots pour l’exprimer. Cette vieille religieuse, avec toute la bizarrerie et la gaîté de son esprit, a toujours été d’une sévérité de principes et d’une vertu exemplaires ; elle souffrait, dans son ame, et fut horriblement scandalisée à l’idée qu’on pût soupçonner une de ses religieuses de s’être écartée des règles de cette vertu qu’elle croit exister dans le cœur de toutes les sœurs avec la même pureté que dans le sien. D’un geste elle imposa silence au vieillard, et, d’une voix pleine de noblesse et d’indulgence, elle lui dit : — Docteur Bagras, j’ai consenti qu’on vous cachât le malheureux événement qui est arrivé à la sœur Margarita ; je l’ai voulu purement par considération pour vous ; vos longs services méritent des égards que je ne saurais méconnaître ; mais vous le sentez docteur, je ne dois pas porter la complaisance au point de compromettre la santé des saintes filles que Dieu a confiées à mes soins. J’ai jugé convenable d’appeler dans mon couvent un jeune docteur étranger qui, désormais, vous aidera dans vos fonctions, beaucoup trop pénibles pour un homme de votre âge. Notre nouveau docteur a prescrit à plusieurs de ces dames de monter à cheval. Cet exercice leur fait beaucoup de bien ; mais la Providence a permis que notre chère fille Margarita fit une chute et se cassât l’épaule. Elle souffre depuis deux mois, et le docteur anglais qui la soigne répond de la guérir. Telles sont, docteur Bagras, les causes bien simples de la maladie de la sœur Margarita. Maintenant que vous êtes instruit de ce que vous vouliez savoir, vous pouvez vous retirer. — Je raconte ce trait de ma vieille cousine avec une satisfaction intérieure que je ne puis taire ; sa conduite, en cette occasion, me paraît admirable de générosité et de dignité.

Le docteur Bagras fut tellement furieux de se voir chassé par le fashionable anglais, qu’il rentra chez lui bouillant de colère, et adressa aussitôt à l’évêque un rapport sur ce qui venait de se passer au couvent.

J’ai lu la copie de ce rapport : c’est vraiment une pièce curieuse. Il y est dit : « Horreur, trois fois horreur ! il est entré, dans le saint couvent de Santa-Cathalina, un mécréant, un chien d’Anglais[27] ! Enfin, monseigneur, pourriez-vous jamais le croire ! le chien a fait galoper les saintes religieuses sur une jument qui était vêtue d’une selle anglaise… » Tout le rapport est de cette force.

Cet événement fit grand bruit dans la ville. La jeune génération était toute contre l’évêque et pour l’élégant docteur anglais et la généreuse supérieure. Celle-ci n’en fut pas moins destituée à cause du fait que je viens de raconter ; mais les religieuses furent tellement indignées de cette injustice, qu’elles la réélurent immédiatement.

Les aimables cavalières de Santa-Cathalina m’ont détourné un peu de mon sujet. Ce couvent offre un champ si vaste à l’observation, qu’il est difficile, en omettant même beaucoup de choses, de n’être pas plus long qu’on n’en avait l’intention. Il faut cependant ajouter, pour terminer cette digression, que, depuis ce malheureux évènement, ces dames durent renoncer au beau projet qu’elles avaient conçu de faire bâtir dans un coin du jardin une écurie pour y tenir trois chevaux, afin que chacune d’elles pût avoir le sien. Don Hurtado fut même obligé de reprendre sa jument et reçut une verte semonce de la part de l’évêque. Enfin l’aimable docteur anglais fut consigné à la porte du couvent ; mais il s’en dédommagea à la grille du parloir, où il continua de donner de pernicieux conseils aux saintes filles, qui toutes avaient mal aux nerfs depuis que le sévère docteur Bagras les traitait par ordre de l’évêque.

Dès le lendemain de notre arrivée, chacune des trois amies avait laissé voir, en causant, un vif désir d’entendre de nous le récit exact de l’histoire de la pauvre Dominga ; le bruit courait dans le couvent que ces trois dames, depuis l’aventure de Dominga, en méditaient de concert, pour chacune d’elles, une non moins abominable. Rosita était de l’âge de Dominga et lui portait un vif intérêt, l’ayant beaucoup connue lorsque toutes deux n’étaient encore qu’enfants. Ma cousine Althaus, qui ne demandait pas mieux que de raconter cette histoire, pour la vingtième fois peut-être, s’offrit avec gaité à satisfaire la curiosité de ces dames. Il fut convenu que la bonne Manuelita engagerait ma cousine et moi à dîner en petit comité avec ses deux amies, afin de pouvoir causer tout à notre aise et aussi longtemps que nous le voudrions. Ce fut la veille de notre sortie du couvent que ce dîner eut lieu ; c’était terminer d’une manière assez piquante les six agréables journées que nous avions passées dans ce monastère.

Manuelita nous reçut dans sa jolie petite habitation du vieux couvent. Le dîner fut un des plus splendides et surtout des mieux servis de tous ceux où je fus invitée pendant mon séjour à Aréquipa. Nous eûmes de la belle porcelaine de Sèvres, du linge damassé, une argenterie élégante, et, au dessert, des couteaux en vermeil. Quand le repas fut terminé, la gracieuse Manuelita nous engagea à passer dans son retiro. Elle ferma la porte de son jardin et donna des ordres à sa première négresse, pour que nous ne fussions point dérangées, sous quelque prétexte que ce fût.

Ce petit retiro n’était pas aussi joli que celui de la supérieure, mais il était plus original. Comme j’étais étrangère, ces dames m’en firent les honneurs. On voulut que je prisse le divan à moi toute seule, et je m’y couchai mollement, appuyée sur des coussins de soie. Les trois religieuses, tout à fait élégantes avec leur robe à larges plis, prirent place autour de moi ; Rosita, assise sur un carreau, les jambes croisées à la mode du pays, se penchait sur le pied du divan ; la bonne Manuelita, assise à côté de moi, jouait avec mes cheveux, qu’elle dénattait et renattait de mille manières ; et la grave Margarita, au milieu de nous, montrait avec complaisance sa belle main grasse et blanche qui courait sur son gros rosaire d’ébène. Ma cousine, l’actrice principale, était assise, en face de son auditoire, sur un grand fauteuil bien à l’antique et avec un bon carreau sous ses pieds.

Ma cousine commença par nous faire connaître les motifs qui avaient déterminé Dominga à se faire religieuse. Dominga était plus belle qu’aucune de ses trois sœurs : à quatorze ans, sa beauté était déjà assez développée pour qu’elle inspirât de l’amour. Elle plut à un jeune médecin espagnol qui, apprenant qu’elle était riche, chercha à s’en faire aimer : ce lui fut chose facile ; Dominga naissait au monde ; elle était tendre et elle l’aima comme on aime à son âge, avec sincérité et sans défiance, croyant, dans sa naïveté, la pauvre enfant, que l’amour qu’elle inspirait égalait celui qu’elle éprouvait elle-même. L’Espagnol la demanda en mariage : la mère accueillit sa demande ; mais, craignant que sa fille ne fût trop jeune encore, elle voulut que le mariage ne se fit que dans un an. Cet Espagnol, comme presque tous les Européens qui abordent dans ces contrées était dominé par la cupidité ; il voulait arriver à de grandes richesses, et la possession de Dominga lui ayant paru un moyen d’y parvenir, il avait spéculé sur la crédule innocence d’une enfant. Il s’était à peine écoulé quelques mois, depuis que cet étranger avait demandé sa main, que, pour une femme veuve, sans nulle qualité, mais beaucoup plus riche que Dominga, il renonça à l’amour vrai de cette enfant, sans montrer le plus léger souci du profond chagrin qu’il allait lui causer en l’abandonnant. Le manque de foi de l’Espagnol blessa cruellement le cœur de Dominga : son mariage projeté avait été annoncé publiquement à toute sa famille, et sa fierté ne put supporter cet outrage. Cette jeune fille se sentait humiliée, et les consolations qu’on cherchait à lui donner ne faisaient qu’irriter une douleur qui aurait voulu se cacher à elle-même. Dans son désespoir, elle ne vit d’autre refuge que dans la vie conventuelle ; elle déclara à sa famille que Dieu l’appelait à lui, et qu’elle était résolue à entrer dans un monastère. Tous les parents de Dominga unirent leurs efforts pour ébranler sa résolution ; mais elle avait la tête exaltée, et les souffrances de son cœur ne lui permirent d’écouter aucune prière. Tout fut inutilement tenté : la jeune fille se montra aussi indifférente aux remontrances et aux conseils qu’elle avait été sourde aux sollicitations. La résistance qu’elle rencontra dans sa famille n’eut d’autre résultat que de porter son opiniâtre témérité à vouloir entrer dans le couvent le plus rigide de l’ordre des carmélites. Après un an de noviciat, Dominga prit le voile à Santa-Rosa.

Il paraît, continua ma cousine, que Dominga, dans la ferveur de son zèle, fut heureuse les deux premières années de son séjour à Santa-Rosa. Au bout de ce temps, elle commença à se fatiguer de la sévérité de la règle. Les souffrances physiques avaient calmé l’exaltation morale, et de tardives réflexions lui firent verser des larmes sur le sort qu’elle s’était fait. Elle n’osa parler de son chagrin et de son ennui à sa famille, qui s’était si fortement opposée au parti qu’elle avait pris, et d’ailleurs à quoi cela aurait-il pu lui servir ? — Vous le savez, mesdames, ajouta ma cousine, tout regret est inutile : une fois entré dans une de vos retraites, on n’en sort plus.

Ici les trois religieuses se regardèrent, et il y eut un accord dans ces regards échangés à la dérobée, qui n’échappa à aucune de nous deux.

La malheureuse Dominga renferma ses chagrins dans son cœur, et, n’espérant de soulagement de personne, elle se résigna à souffrir, attendant de la mort la fin de ses maux. Chaque jour passé dans le couvent, que la religieuse ne considérait plus que comme sa prison, affaiblissait sa santé jadis si brillante ; une pâleur mortelle avait remplacé sur ses joues le vermillon qui donnait tant d’éclat à sa beauté, lorsqu’elle vivait dans le monde. Ses beaux yeux, devenus ternes, étaient enfoncés dans leurs orbites, comme ceux des pénitents épuisés par les austérités du cloître. Un jour, vers la fin de la troisième année, le tour de faire la lecture dans le réfectoire étant venu à lui échoir, Dominga trouva, dans un passage de sainte Thérèse, l’espoir de sa délivrance. Il est raconté dans ce passage que fréquemment le démon a recours à mille moyens ingénieux pour tenter les nonnes. La sainte rapporte, en exemple, l’histoire d’une religieuse de Salamanque, qui succomba à la tentation de s’évader du couvent, et à qui le démon avait suggéré la pensée de mettre, dans le lit de sa cellule, le cadavre d’une femme morte, destiné à faire croire, à toute la communauté, que la religieuse avait cessé de vivre, afin qu’elle eût le temps, aidée d’un messager du diable, sous la forme d’un beau jeune homme, de se mettre à couvert des alguazils de la sainte inquisition.

Quel trait de lumière pour la jeune fille ! Elle aussi pourra sortir de sa prison, de son tombeau, par le même moyen que la religieuse de Salamanque. Dès ce moment, l’espérance rentre dans son ame, et, dès lors, plus d’ennui : à peine a-t-elle assez de temps pour employer toute l’activité de son imagination à songer aux moyens de réaliser son projet. Plus de pratiques austères, de devoirs pénibles qui lui coûtent à remplir, parce qu’elle voit un terme à sa captivité. Elle changea graduellement de manière d’être avec les religieuses, recherchant les occasions de leur parler, afin de parvenir à connaître à fond chacune d’elles. Dominga tâchait surtout de se lier avec les sœurs portières. Les fonctions de ces sœurs ne durent que deux ans au couvent de Santa-Rosa. À chaque changement, elle s’efforçait, par ses attentions et ses assiduités, de se faire bien venir de la nouvelle portière. Elle se montra très généreuse et très bonne envers la négresse qui lui servait de commissionnaire au dehors du couvent, afin de s’assurer un dévouement sans bornes. La prudente et persévérante jeune fille n’oublia en somme rien de ce qui pouvait faciliter l’exécution de son projet. Huit années s’écoulèrent cependant avant qu’elle pût le réaliser, Hélas ! combien de fois, durant cette longue attente, la malheureuse ne passa-t-elle pas, de la joie délirante qu’éprouve le prisonnier près de quitter son cachot, par un effort de courage et d’adresse, au découragement profond, au désespoir de l’esclave qui, surpris au moment de sa fuite, va retomber sous la main d’un maître cruel ! Il serait trop long de vous raconter toutes ses anxiétés, toutes ses alternatives d’espoir et de crainte. Quelquefois, après avoir passé près de deux années à flatter une vieille sœur portière, dure et revêche, au moment où Dominga se croyait sûre de la sympathie et de la discrétion de la vieille, une circonstance lui faisait voir que, si elle avait eu l’imprudence de se confier à cette femme, elle eût été perdue. À cette pensée, Dominga, épouvantée du danger qu’elle venait de courir, frissonnait de terreur ; il se passait alors plusieurs mois sans qu’elle osât faire la moindre tentative. Il arrivait encore qu’au moment de se confier à une portière qui lui paraissait bonne et digne du terrible secret qu’elle avait à lui dire, celle-ci était changée et remplacée par une espèce de cerbère dont la voix seule glaçait la pauvre Dominga. C’est au milieu de ces cruelles anxiétés que vécut, pendant huit ans, la jeune religieuse. On ne conçoit pas comment sa santé put résister à une aussi longue agonie. À la fin, sentant qu’elle était au bout de ses forces, elle se décida et s’ouvrit à une de ses compagnes qu’elle aimait plus que les autres et qui venait d’être nommée portière. Sa confiance se trouva heureusement bien placée, et Dominga, assurée qu’elle fut de l’aide et du silence de la portière, ne songea plus qu’aux moyens de se procurer ce dont elle avait besoin pour l’exécution de son projet. Il lui fallait se confier à la négresse, sa commissionnaire ; car, sans le concours de cette esclave, il était impossible de réussir. Cette confidence était entourée de dangers, et, dans cette circonstance, comme dans toutes celles qui se rattachent à l’exécution de son plan d’évasion, Dominga fut admirable de courage et de persévérance. Elle ne pouvait communiquer avec sa négresse qu’au parloir, et à travers une grille. Les paroles de Dominga pouvaient être entendues par une des silencieuses religieuses qui allaient et venaient sans cesse au parloir, et qui, sans cesse aussi, avaient l’oreille au guet. Voici le plan qu’avait conçu Dominga et qu’elle eut la hardiesse d’exposer à sa négresse, en lui offrant une large récompense pour dédommager cette esclave des périls qu’elle avait à courir.

Il fallait que la négresse se procurât une femme morte ; qu’elle l’apportât, le soir, à la nuit tombante, au couvent : la portière devait lui ouvrir et lui montrer l’endroit où elle cacherait le cadavre : ensuite Dominga devait, dans la nuit, le venir chercher, le porter sur son lit, y mettre le feu, puis s’échapper pendant que les flammes brûleraient le cadavre et le tombeau. Ce ne fut que très longtemps après être entrée dans l’entreprise de sa maîtresse que la négresse put apporter le cadavre. Il eût été dangereux d’en demander à l’hôpital qui, au surplus, n’en eût donné qu’à des chirurgiens, et pour un usage indiqué, attendu qu’il n’y a pas d’école de médecine à Aréquipa. Il était presque impossible d’obtenir le corps d’une femme morte chez elle : aussi assure-t-on que, sans les bons offices d’un jeune chirurgien qui fut mis dans la confidence, la bonne amie de Dominga aurait achevé ses deux années de sœur portière avant que l’esclave eût pu se procurer le cadavre qui devait, dans le couvent, faire croire à la mort de sa maîtresse. Par une nuit sombre, la négresse surmonta ses terreurs en songeant à la récompense promise, et chargea, sur ses épaules, le cadavre d’une femme indienne, morte depuis trois jours. Arrivée à la porte du couvent, elle fit le signal convenu ; la portière, toute tremblante, ouvrit, et la négresse, en silence, déposa son fardeau dans le lieu que, du doigt, lui montrait la portière. L’esclave alla ensuite se poster au détour de la rue de Santa-Rosa, pour y attendre sa maîtresse.

Dominga était, depuis plusieurs jours, en proie aux plus vives inquiétudes par les obstacles sans cesse renaissants qui entravaient l’exécution de son projet. Elle attendait, dans une anxiété inimaginable, le résultat des dernières démarches qu’on avait dû tenter pour se procurer un cadavre de femme, lorsque son amie portière vint la prévenir que sa négresse en avait introduit un dans le couvent. À cette nouvelle, Dominga tomba à genoux, baisa la terre, puis, portant les yeux sur son Christ, resta longtemps dans cette position, comme abîmée dans un sentiment ineffable d’amour et de reconnaissance.

Le soir, la portière verrouilla la porte sans la fermer à la clef ; ensuite elle alla, selon que la règle l’exigeait, porter la clef à la supérieure et se retira dans son tombeau. Dominga, vers minuit, lorsqu’elle jugea que toutes Les religieuses étaient profondément endormies, sortit de son tombeau, où elle laissa sa petite lanterne sourde, et alla, à l’endroit que lui avait indiqué la portière, prendre le cadavre. C’était une charge bien lourde pour les membres délicats de la jeune religieuse ; mais que ne peut l’amour de la liberté ? Dominga enleva l’horrible fardeau avec autant de facilité que si c’eût été une corbeille de fleurs. Elle le déposa sur son lit, le revêtit de ses habits de religieuse, et, s’étant revêtue elle-même d’un habillement complet dont elle avait pris le soin de se pourvoir, elle mit le feu à son lit et prit la fuite, laissant grande ouverte la porte du couvent.

Ma cousine se tut, et les trois religieuses de Santa-Cathalina se regardèrent encore cette fois avec un air d’intelligence qui me fit pressentir leurs pensées. Après quelques instants de silence, la sœur Margarita demanda ce qui s’était passé au couvent, par suite de l’évasion de Dominga, et ce qu’on en avait pensé. — Personne, reprit ma cousine, ne se douta de la vérité. La sœur portière, qui ne dormait pas, comme vous devez bien le présumer, courut sur les pas de Dominga fermer sa porte au verrou ; et, dans la confusion occasionnée par l’incendie du tombeau, l’adroite portière sut reprendre sa clef chez la supérieure et ferma sa porte comme de coutume. Tout le monde fut convaincu que Dominga s’était brûlée. Les restes du cadavre que l’on trouva étaient méconnaissables, et ils furent enterrés avec les cérémonies en usage pour l’enterrement des religieuses. Deux mois après, la vérité sur cet événement commença à se répandre ; mais les religieuses de Santa-Rosa ne voulurent pas y ajouter foi ; et quand l’existence de Dominga avait cessé d’être un doute pour tout le monde, les bonnes sœurs soutenaient encore qu’elle était bien morte, et que ce qu’on racontait sur sa prétendue sortie du couvent était une calomnie. Elles ne furent convaincues que lorsque Dominga elle-même prit soin de les convaincre en attaquant la supérieure, pour qu’elle eût à lui restituer sa dot, qui était de 10,000 piastres (50,000 francs).

Pendant tout le temps qu’avait duré le récit de ma cousine, je m’étais occupée attentivement à remarquer l’effet produit par sa narration sur les trois charmantes religieuses. La plus ancienne des trois, la sœur Margarita, s’était à peu près constamment tenue dans sa réserve conventuelle. Il était échappé à la vive et impétueuse Rosita plusieurs exclamations qui dénotaient avec quelle sincérité cette aimable fille compatissait aux souffrances qu’avait éprouvées Dominga pendant ses onze années d’agonie. Quant à la douce Manuelita, elle pleurait et répétait souvent avec une naïve compassion : « Pauvre Dominga ! comme elle a dû souffrir ; mais aussi comme elle est heureuse d’être enfin délivrée ! » Et la gracieuse fille jetait sa tête sur mon épaule avec un mouvement d’enfant, et pleurait.

Nous nous retirâmes, laissant ces dames plongées dans une rêverie que nous ne crûmes pas discret de troubler. Je gagerais bien, dis-je alors à ma cousine, qu’avant deux ans ces trois religieuses ne seront plus ici. — Je le pense comme vous, me répondit-elle, et j’en serais bien contente : ces trois femmes sont trop belles et trop aimables pour vivre dans un couvent.

Le lendemain, nous sortîmes de Santa-Cathalina : nous y avions demeuré six jours, pendant lesquels ces dames mirent tous leurs soins à nous faire passer le temps le plus agréablement possible. Dîners magnifiques, petits goûters délicieux, promenades dans les jardins et dans tous les endroits curieux du couvent ; ces aimables religieuses n’omirent rien pour nous plaire et pour nous faire jouir des récréations que le couvent leur permettait de nous offrir. Nous fûmes reconduites jusqu’à la porte par toute la communauté, pêle-mêle, sans cérémonie et sans la moindre étiquette ; mais avec une affection si vraie et si touchante, que nous pleurâmes avec les bonnes religieuses de la peine réelle que nous éprouvions à nous séparer. Nos impressions étaient bien différentes de celles que nous ressentîmes à notre sortie de Santa-Rosa. Cette fois, nous ne sortions qu’à regret du couvent, et nous nous arrêtâmes à plusieurs reprises dans la rue pour porter nos regards sur les tours de l’asile hospitalier que nous venions de quitter. Nos enfants et les esclaves étaient tristes, et ces dames ne tarissaient pas en éloges sur la bonté de ces aimables religieuses.

Il n’y eut pas de jour, dans la semaine qui suivit notre sortie, que ces religieuses ne nous aient envoyé des cadeaux de toute espèce. Il serait difficile de se faire une idée de la générosité de ces excellentes dames. J’avais gardé un si agréable souvenir de l’accueil amical que j’avais reçu dans le couvent de Santa-Cathalina, qu’avant mon départ d’Aréquipa, j’allai plusieurs fois causer au parloir avec mes anciennes amies. Dans cette circonstance, ces dames me comblèrent encore de petits cadeaux et me donnèrent la commission de leur envoyer de France de la musique de Rossini.


IV.

BATAILLE DE CANGALLO.


Le mardi 1er avril, nous sortîmes de Santa-Cathalina : ma tante, inquiète de son mari, de son ménage, et ne pouvant tenir à son impatience, avait voulu rentrer chez elle. D’ailleurs tout le monde disait que San-Roman, effrayé du nombre et de la bonne tenue des troupes de Nieto, n’oserait point approcher, et qu’il resterait à Cangallo jusqu’à ce que Gamarra lui eût envoyé des renforts du Cuzco. Le général partageait aussi l’opinion de la foule, et toujours préoccupé de l’arrivée d’Orbegoso, il s’impatientait de la lenteur de l’ennemi et ne prenait aucune disposition pour le recevoir ; le moine, dans sa feuille, entonnait déjà les chants de victoire ; les beaux-esprits d’Aréquipa faisaient des chansons en l’honneur de Nieto, Carillo, Morant, et des complaintes sur San-Roman, le tout d’un burlesque, d’un ridicule qui me rappelaient les chanteurs de rues de Paris après les journées de juillet.

Ce même mardi, jour de fête, on paya la troupe, et Nieto, pour se faire bien venir des soldats, leur donna permission de s’amuser, faveur dont ils usèrent largement. Ils allèrent dans les chicherias boire de la chicha, chantèrent à tue-tête les chansons dont je viens de parler, et passèrent toute la nuit dans l’ivresse et le désordre. Du reste, ils ne faisaient en cela que suivre l’exemple de leurs chefs qui, de leur côté, s’étaient réunis pour boire et jouer. On était tellement persuadé que San-Roman ne se hasarderait pas à avancer qu’il n’eut reçu des renforts, qu’on ne faisait aucun préparatif, qu’on ne prenait aucune précaution ; la même négligence régnait dans les avant-postes. Le mercredi 2 avril, tandis que les défenseurs de la patrie, profondément endormis, cuvaient le vin de la veille, on apprit tout à coup l’approche de l’ennemi. Tout le monde monta sur les maisons ; mais on avait été si souvent trompé par le général, qu’on n’ajoutait qu’une foi douteuse aux nouvelles qu’il annonçait.

Il était deux heures de l’après-midi, qu’excepté ce que l’imagination de chacun mettait dans le verre de sa longue-vue, on n’avait encore rien aperçu. On commençait à se fatiguer ; le soleil était brûlant ; un vent sec, tel qu’il en fait continuellement à Aréquipa, rendait la chaleur plus insupportable encore, et, balayant les toits des maisons, en soufflait la poussière au visage des spectateurs. La place n’était tenable que pour un observateur de mon intrépidité. En vain, mon oncle me criait-il de la cour que j’allais perdre les yeux par la réverbération du soleil, que j’attendrais inutilement, que San-Roman ne viendrait pas de la journée, je ne tenais nul compte de ses avis. Je m’étais arrangée sur le rebord du mur ; j’avais pris un grand parapluie rouge pour me garantir du soleil ; et, munie d’une longue-vue de Chevallier, je me trouvais très bien installée. Je m’étais laissée aller à mes rêveries en contemplant le volcan, la vallée, et ne songeais plus à San-Roman, quand je fus subitement rappelée à l’objet de l’attention générale par un nègre qui me criait : « Madame, les voici ! » J’entendis mon oncle monter ; et, braquant de suite ma longue-vue dans la direction que m’indiquait le nègre, je vis très distinctement deux lignes noires qui se dessinaient sur le haut de la montagne voisine du volcan. Ces deux lignes, minces comme un fil, se déroulaient dans le désert, décrivant tantôt une courbe, tantôt une autre, à mesure qu’elles avançaient, formant parfois des zigzags, mais sans jamais se rompre, ainsi que l’on voit des bandes d’oiseaux voyageurs varier à l’infini l’ordre de leur course, et présenter dans l’air des séries de points noirs.

En apercevant l’ennemi, toute la ville poussa un cri de joie. La position malheureuse dans laquelle le moine et Nieto avaient mis les habitants leur était insupportable, et, à tout prix, ils voulaient en sortir. Dans le camp de Nieto, grande aussi fut la joie ; officiers et soldats se remirent à boire de la chicha et à chanter des hymnes de victoire, célébrant les funérailles de ceux qu’ils allaient terrasser, anéantir. Vers trois heures, Althaus entra dans la cour à bride abattue ; et, comme il nous vit tous sur le haut de la maison, il m’appela avec l’émotion d’un homme très inquiet. Je descendis, et promis à mon oncle de remonter lui faire part des nouvelles que j’aurais apprises.

— Ah ! cousine, jamais je ne me suis trouvé dans un moment plus critique ; décidément, tous ces gens-là sont fous : figurez-vous que ces misérables sont ivres ; pas un officier n’est en état de donner un ordre, et pas un soldat de charger son fusil. Si San-Roman a un bon espion, nous sommes perdus ; dans deux heures, il sera maître de la ville.

Je remontai et communiquai à mon oncle les funestes pressentiments d’Althaus. — Je m’y attendais, dit mon oncle ; ces hommes sont entièrement incapables ; ils perdront leur cause, et ce ne sera peut-être pas un malheur pour le pays.

La petite armée de San-Roman mit près de deux heures à descendre la montagne, et vint se placer à gauche du volcan, sur le monticule nommé la Pacheta. Cette position dominait les fortifications de Nieto ; c’était celle qu’Althaus avait prévu que l’ennemi occuperait. San-Roman disposa ses troupes en lignes fort étendues, dans l’espoir de faire illusion sur leur nombre ; mais on distinguait parfaitement que les rangs n’avaient qu’un à deux hommes de profondeur ; il forma aussi en bataillon carré les soixante-dix-huit hommes qui composaient toute sa cavalerie ; il fit, en un mot, tout ce qu’un habile tacticien pouvait faire pour qu’on lui supposât quatre fois plus de monde. Les ravanas allumèrent une multitude de feux sur le sommet du monticule, étalèrent tout leur matériel avec grand fracas, et firent un tel bruit, que leurs cris s’entendaient du bas de la vallée.

Mais, une fois en présence, les deux armées se craignirent mutuellement, et chacune d’elles fut convaincue de la supériorité de celle qui lui était opposée. Si l’apparence vraiment militaire que San-Roman avait prise aux yeux de Nieto fit craindre à celui-ci que ses élégants Immortels ne fussent pas de force à soutenir le choc des vieux soldats de son adversaire ; de son côté, San-Roman, apercevant la grande supériorité numérique des troupes de Nieto, s’imagina avoir commis une imprudence, et cette préoccupation lui fit perdre la tête. Quoique bon soldat, San-Roman n’était ni plus sage ni moins présomptueux que Nieto ; d’après les rapports de ses espions, il pensait marcher à une victoire aisée ; il croyait même la remporter sans combattre. Plusieurs de ses officiers m’ont dit qu’ils étaient tous tellement persuadés d’entrer le même soir à Aréquipa, qu’en partant le matin de Cangallo ils n’avaient songé qu’à leurs petits préparatifs de toilette, afin d’être, à l’arrivée, tout prêts à aller faire des visites aux dames. Les soldats, qui partageaient cette même confiance, avaient jeté le reste de leurs vivres, renversé les marmites, en criant : « Vive la soupe de la caserne d’Aréquipa ! » Cependant les dames ravanas, malgré tout le mouvement qu’elles se donnaient pour avoir l’air de faire la cuisine, n’avaient pas une tête de maïs à faire cuire, aucun aliment à offrir à leurs imprudents compagnons ; et, pour comble de calamité, l’armée se trouvait campée dans un lieu où elle ne pouvait se procurer une goutte d’eau. Quand San-Roman fut à même d’apprécier sa position, il ne sut que se désespérer et pleura comme un enfant, ainsi que nous l’avons appris depuis ; mais, heureusement, pour son parti, il avait auprès de lui trois jeunes officiers dont le courage, la fermeté et le talent le tirèrent d’embarras. MM. Torres, Montoya, Quirroga, que leurs qualités rendaient dignes de servir une meilleure cause, s’emparèrent du commandement, ranimèrent le moral du soldat, apaisèrent les insolents murmures des ravanas ; et, donnant l’exemple de la résignation que tout militaire doit avoir dans de pareils moments, ils coupèrent, avec leurs sabres, des raquettes qui croissent en abondance sur la montagne, en mâchèrent les premiers, afin d’étancher leur soif, en distribuèrent aux soldats, aux ravanas, qui, tous, les reçurent avec soumission et s’en alimentèrent sans oser répliquer. Mais ces officiers sentaient bien que ce moyen ne pouvait calmer l’irritation de leurs hommes que pour quelques heures ; et ils se décidèrent à risquer le combat, préférant mourir par le fer que par la soif. Le lieutenant Quirroga demanda aux soldats s’ils voulaient se retirer sans combattre, fuir honteusement en présence de l’ennemi et s’exposer, en retournant à Cangallo, à périr de faim et de soif, à mourir dans le désert, de la mort d’un mulet, ou s’ils n’aimaient pas mieux faire sentir la puissance de leurs bras à cette troupe de fanfarons incapables de leur résister malgré leur nombre ; ces soldats, qui, dans toute autre circonstance, eussent pris la fuite seulement à la vue du nombre de leurs ennemis, répondirent, par leurs acclamations, à cette harangue militaire, et demandèrent le combat.

Il était près de sept heures du soir ; je venais de remonter à mon poste ; le calme paraissait régner dans les deux camps ; on supposait que, vu l’heure avancée, l’affaire ne s’engagerait que le lendemain au point du jour. Tout à coup je vis se détacher, du bataillon carré de San-Roman, une espèce de porte-drapeau, suivi immédiatement de tout l’escadron de cavalerie, et aussitôt, de l’armée de Nieto, s’avancèrent à leur rencontre les dragons commandés par le colonel Carillo ; les deux escadrons se lancèrent au pas de charge ; lorsqu’ils furent à portée, il se fit une décharge de mousqueterie ; une autre suivit, ainsi de suite : le combat était engagé. J’aperçus alors une grande rumeur dans les deux camps ; mais la fumée devint si épaisse, qu’elle nous cacha cette scène de carnage.

La nuit survint, et nous restâmes dans une complète ignorance sur tout ce qui se passait, Mille bruits divers se répandirent ; les alarmistes prétendaient que nous avions perdu beaucoup de monde et que les ennemis allaient entrer en ville. Notre maison ne désemplissait pas de gens qui venaient dans l’espoir d’avoir des nouvelles ; l’un pleurait pour son fils, celle-là pour son mari ou son frère : c’était une désolation générale. Vers neuf heures, un homme, arrivant du champ de bataille, passa dans la rue Santo-Domingo ; nous l’arrêtâmes, et il nous dit que tout était perdu ; que le général l’envoyait auprès de sa femme lui dire de se retirer de suite au couvent de Santa-Rosa. Il ajouta qu’il y avait un désordre affreux dans nos troupes ; que l’artillerie du colonel Morant avait tiré sur nos dragons, les prenant pour l’ennemi, et en avait tué un grand nombre. Cette nouvelle se propagea dans la ville ; l’effroi s’empara de tout le monde ; ceux qui avaient cru pouvoir rester dans leurs maisons, épouvantés de leur propre courage, s’empressèrent de les quitter ; on les voyait courir comme des fous, chargés de leurs plats d’argent, de leurs vases de nuit de même métal[28] ; celle-ci tenait une petite cassette de bijoux, celle-là un brasero ; les négresses, les sambas emportaient pêle-mêle les tapis, les robes de leurs maîtresses ; les cris des enfants, les vociférations des esclaves, les imprécations des maîtres donnaient, à cette scène de confusion, une effroyable expression ! Les possesseurs de l’or, les propriétaires d’esclaves, la race dominatrice, enfin, était en proie à la terreur ; tandis que l’Indien et le nègre, se réjouissant de la prochaine catastrophe, semblaient méditer des vengeances, et en savouraient, d’avance les prémices. Les menaces étaient dans la bouche de l’indigène, et le blanc s’en intimidait ; l’esclave n’obéissait pas ; son rire cruel, son regard sombre et farouche interdisaient le maître, qui n’osait le frapper. C’était la première fois, sans doute, que toutes ces figures blanches et noires laissaient lire sur leur physionomie toute la bassesse de leur ame. Calme au milieu de ce chaos, je considérais, avec un dégoût que je ne pouvais réprimer, ce panorama des mauvaises passions de notre nature. L’agonie de ces avares, redoutant la perte de leurs richesses plus que celle de la vie ; la lâcheté de toute cette population blanche, incapable de la moindre énergie pour se défendre elle-même ; cette haine de l’Indien dissimulée jusqu’alors sous des formes obséquieuses, viles, rampantes ; cette soif de vengeance de l’esclave qui, la veille encore, baisait comme le chien la main qui l’avait frappé, m’inspiraient, pour l’espèce humaine, le mépris le plus profond que j’aie jamais ressenti. Je parlais à ma samba sur le même ton qu’à l’ordinaire ; et cette fille, qui était ivre de joie, m’obéissait parce qu’elle voyait que je n’avais pas peur. Ma tante et moi ne voulûmes plus aller dans aucun couvent ; mes cousines s’y rendirent seules avec les enfants. Au tumulte de l’horrible scène dont je viens de parler, succéda le silence du désert ; en moins d’une heure, toute la population parvint à s’entasser pêle-mêle dans les couvents de femmes ou d’hommes et dans les églises. Je suis sûre qu’il ne resta pas dans la ville vingt maisons habitées.

Notre maison était devenue le rendez-vous général des habitants, d’abord par la sécurité qu’offrait la proximité de l’église de Santo-Domingo, ensuite parce qu’on espérait qu’Althaus ferait parvenir à don Pio des nouvelles. Nous étions tous réunis dans une immense salle voûtée donnant sur la rue ; c’était le cabinet de mon oncle   : il n’y avait pas de lumière, afin de ne pas attirer l’attention des passants ; nous n’avions que la lueur des cigares que les fumeurs, ce soir-là, tinrent constamment allumés dans leur bouche ; c’était une scène digne du pinceau de Rembrandt. On apercevait, à travers les épais nuages de fumée qui remplissaient la chambre, les faces larges et stupides de quatre moines de l’ordre de Santo-Domingo, avec leurs longues robes blanches, leurs gros rosaires à grains noirs, leurs gros souliers à boucles d’argent ; d’une main, faisant tomber la cendre de leur cigare ; de l’autre, jouant avec leur discipline. Sur le côté opposé, les figures pâles et amaigries des trois pauvres millionnaires, que le lecteur connaît déjà ; des señores Juan de Goyenèche, Gamio, Ugarte ; une douzaine d’autres personnes se trouvaient encore là. Ma tante était assise dans le coin d’un des sophas, les mains jointes, priant pour les trépassés des deux partis. Quant à mon oncle, il allait et venait d’un bout de la pièce à l’autre, parlant, gesticulant d’une manière brusque et animée. Moi j’étais assise sur le rebord de la croisée, enveloppée dans mon manteau. Je jouissais du double spectacle qu’offraient la rue et le cabinet. Cette nuit fut pour moi pleine d’enseignements ; le caractère de ce peuple a un cachet qui lui est propre : son goût pour le merveilleux et l’exagération est extraordinaire. Je ne saurais dire combien, pendant cette longue nuit, il fut raconté d’histoires effrayantes, débité de mensonges divers, le tout avec un aplomb, une dignité dont je ne pouvais assez m’étonner. Ceux qui écoutaient prouvaient, par leur froide indifférence, qu’ils croyaient peu aux contes qu’on leur narrait.

Mais on abandonnait la narration des contes, et la conversation changeait tout à coup, chaque fois qu’on apprenait des nouvelles vraies ou fausses de ce qui se passait dans le camp. Si un soldat blessé, en se traînant à l’hôpital, disait que les Aréquipéniens avaient perdu la bataille, il s’élevait aussitôt dans la salle une rumeur des plus burlesques : on se récriait contre le lâche, le coquin, l’imbécille Nieto, et l’on exaltait le digne, le brave, le glorieux San-Roman. Les bons moines de Santo-Domingo, adressaient au ciel leurs vœux sincères, pour que ce chien de Nieto fût tué, et se mettaient à faire de beaux projets, pour la brillante réception qu’ils comptaient faire à l’illustre San-Roman. Un quart d’heure après, venait-il à passer un autre soldat criant : « Vive le général Nieto ! la victoire est à nous ; San-Roman est enfoncé ! » alors les assistants d’applaudir : les bons pères battaient dans leurs grosses mains, et s’écriaient : « Oh ! le brave général ! que de courage ! que de talent ! Damné soit ce misérable Indien, ce sambo de San-Roman ! » Mon oncle craignait d’être compromis par ces impertinents bavards, aussi ridicules que méprisables ; mais en vain employait-il toute son éloquence pour les faire taire, ses efforts étaient inutiles, tant il est dans la nature des gens de ce pays d’accabler sans mesure comme sans pitié celui qui tombe, pour louer avec exagération celui qui réussit.

Vers une heure du matin, Althaus nous envoya un de ses aides de camp pour nous informer que, depuis huit heures, l’action avait cessé ; que l’ennemi, intimidé par le nombre, n’avait osé s’aventurer, la nuit, dans des localités qu’il ne connaissait pas ; que nous avions déjà perdu trente ou quarante hommes au nombre desquels était un officier ; que la funeste méprise de Morant en était cause, et qu’un désordre alarmant régnait dans la troupe. Mon cousin me faisait remettre un mot écrit au crayon, par lequel il me disait qu’il considérait la bataille comme perdue.

Vers deux heures, me sentant très fatiguée, je me retirai chez moi ; comme, dans ces circonstances, je tenais à tout voir, je priai ma tante de me faire réveiller dès que le jour commencerait à poindre.

A quatre heures du matin, j’étais sur le haut de la maison ; j’admirais, au lever du soleil, le magnifique spectacle qu’offraient les dômes des nombreuses églises et couvents que renferme cette ville. Tous ces êtres humains, hommes, femmes, enfants, présentant du noir au blanc toutes les nuances, vêtus, selon leur rang, dans les costumes divers de leur race respective, égaux dans cet instant, par la même pensée qui les préoccupait, formaient un tout harmonique, n’avaient qu’une expression. Les dômes, les clochers avaient perdu leur nature inerte ; la vie s’y était incorporée ; ils étaient animés par la même ame. Ces figures immobiles dans la même attitude, toutes le corps penché, la bouche entr’ouverte, les yeux fixés dans la même direction, vers les deux camps, couvraient entièrement les dômes, les clochers et leur donnaient un aspect sublime !

Par quelle impulsion divine, me demandais-je, tous ces êtres, qui vivent entre eux dans une lutte perpétuelle ; qui, hier encore, offraient l’image du chaos, composent-ils maintenant un harmonieux ensemble ? Quelle puissance surhumaine les a fait tous, au même instant, quitter leurs demeures, laisser le tumulte de leur ville, où règnent maintenant le silence et l’immobilité ? Comment ont-ils pu un moment oublier le tien et le mien, confondre leurs pensées dans une pensée commune ? Ainsi qu’à bord d’un vaisseau où toutes les haines s’apaisent, toutes les querelles cessent quand la tempête s’élève, l’union ne peut-elle exister sur la terre, parmi les hommes, que par l’imminence du danger qu’ils courent ? Comment n’ont-ils pas encore senti que les sociétés ne peuvent arriver au bonheur que comme elles évitent le danger, par l’union, et que l’isolement est aussi funeste à l’individu qu’à la société dont il fait partie.

Je tournais le dos au camp : captivée par mes réflexions, j’oubliais le combat et les combattants. Un bruit long et sourd, qui s’échappa de ces dômes comme d’un tombeau, me tira de ma rêverie. Toute cette masse animée du même sentiment n’eut qu’une voix ! De ces milliers de poitrines sortit un seul cri, vibrant d’une douloureuse expression ; j’en fus émue jusqu’aux larmes. Sans avoir besoin de tourner la tête vers le champ de bataille, je venais de comprendre qu’on tuait !… où qu’on allait tuer !… A ce cri de douleur succéda un silence de mort, et l’attitude des dômes, des clochers annonçait le plus haut degré d’attention. Tout à coup se fit entendre un second cri, et l’accent de celui-ci, le geste dont il fut accompagné me rassurèrent sur le sort des combattants. Je me retournai et vis les deux camps en grand mouvement. Je priai mon oncle de me laisser regarder dans sa longue-vue. J’aperçus des officiers courant d’un camp à l’autre et qui tiraient en l’air des coups de pistolet ; puis le général Nieto, suivi de ses officiers, qui allait à la rencontre d’un groupe d’officiers du camp ennemi : nous fûmes alors convaincus que l’armée de San-Roman venait de se rendre, et que tout allait s’arranger.

Comme nous étions à former des conjectures, Althaus entra dans la cour de toute la vitesse de son cheval, en criant à tue-tête : « Hé là haut ! descendez, descendez vite, je vous apporte de grandes nouvelles !!! » Les escaliers en échelle, par lesquels on monte sur les maisons, sont loin d’être commodes ; néanmoins, oubliant tout danger, ce fut à qui de nous descendrait le plus vite. Parvenue dans la cour avant les autres, je sautai au cou d’Althaus, et l’embrassai tendrement pour la première fois ; il n’était pas blessé ; mais, grand Dieu ! dans quel état se trouvait-il ? lui, si remarquable par la propreté de ses vêtements, était alors couvert de poussière, de boue et de sang. Ses traits étaient méconnaissables ; ses yeux rouges, gonflés, lui sortaient de la tête ; son nez, ses lèvres étaient enflés ; il avait la peau déchirée, des contusions partout ; les mains noires de poudre, et enfin la voix tellement enrouée, qu’à peine pouvait-on comprendre ses paroles.

— Ah ! cousin, lui dis-je, le cœur navré, je n’avais pas besoin de vous voir dans cet état pour abhorrer la guerre ; d’après tout ce que j’ai vu depuis hier, je ne pense pas qu’il puisse exister de châtiments trop cruels pour ceux qui la font naître.

— Florita, vous aurez bon marché de moi aujourd’hui, je ne peux pas parler ; mais, de grâce, ne donnez pas le nom de guerre à une mêlée ridicule dans laquelle pas un de ces blancs-becs ne savait pointer une pièce. Me voilà fait comme un voleur ! et, pour mettre le comble à ma bonne humeur, mon aimable épouse a caché jusqu’à ma dernière chemise.

Althaus s’appropria de son mieux, avala quatre à cinq tasses de thé, mangea une douzaine de tartines, et se mit ensuite à fumer ; tout en faisant ces choses, il grondait après sa femme, riait, plaisantait comme à son ordinaire, et nous racontait tout ce qui s’était passé depuis la veille.

— Hier, dit-il, l’engagement ne fut qu’une bousculade ; mais, quelle inextricable confusion s’ensuivit ! heureusement que les gamarristes eurent peur et se retirèrent. Il m’a fallu toute la nuit pour remettre un peu d’ordre parmi nos gens. Ce matin, nous occupions le champ de bataille, et nous nous attendions à voir l’ennemi fondre sur nous avec tout l’avantage de sa position, quand, au lieu de cela, nous avons vu venir un parlementaire qui, au nom de San-Roman, a demandé à parler au général. Nieto, oubliant sa dignité, voulait, à l’étourdie, se rendre immédiatement à cette invitation : le moine s’y est opposé, et les autres aussi. Pour couper court à la discussion, j’ai dit : « Comme chef d’état-major, c’est à moi d’y aller ; » et, sans attendre la réponse, j’ai piqué des deux vers le parlementaire ; celui-ci m’a annoncé que San-Roman voulait parler au général en personne ; ne pouvant obtenir d’autres paroles de ce parlementaire, je suis retourné au général, à qui j’ai dit : — Si vous m’en croyez, pour toute conversation, nous leur enverrons des balles ; ces phrases se comprennent toujours. L’imbécille Nieto n’a tenu compte de mon avis ; il a voulu faire le bon, le généreux, voir son ancien camarade, ses frères du Cuzco ; le moine grinçait des dents, écumait de rage ; mais force lui a été de céder à l’homme dont il avait compté, en le faisant nommer, se servir comme d’un instrument. Nieto lui a imposé silence par ces mots : « Señor Baldivia, le seul chef ici c’est moi. » Le padre courroucé lui a lancé un regard qui disait clairement : « Quand je pourrai t’étrangler, je ne te manquerai pas. » Toutefois il s’est résigné, ne voulant pas abandonner la partie, à suivre le sensible Nieto. Ils sont actuellement, assistés des deux journalistes Quiros et Ros, en conférence avec l’ennemi ; mais me voilà maintenant ravitaillé, un peu nettoyé, et je retourne au camp, où je vais dormir jusqu’à ce qu’on vienne me dire s’il faut se battre ou s’embrasser.

La nouvelle que nous donnait Althaus se répandit rapidement dans la ville, et pénétra dans tous les couvents. On crut que l’entrevue des deux chefs amènerait la paix : cette espérance était déjà un bonheur pour tous. Les Aréquipéniens sont essentiellement paresseux ; les cruelles agitations éprouvées pendant un jour et une nuit avaient épuisé leurs forces ; ils saisirent avec empressement l’occasion de se remettre : ayant un moment de répit, ils s’endormirent sur l’avenir, et furent sans énergie pour intervenir dans leur propre cause ; chacun d’eux ne songea qu’aux petites jouissances dont il avait été privé pendant vingt-quatre heures : celui-ci pensait à son chocolat, celui-là à renouveler sa provision de cigares ; tous étaient à la recherche de quelque place dans les couvents et les églises où ils pussent se blottir pour prendre du repos. Moi aussi je me sentais fatiguée : les émotions aussi fortes que nouvelles dont j’avais été agitée, depuis la veille, me faisaient également du repos un besoin auquel je n’avais nul intérêt de résister, Je me couchai après avoir donné à ma samba l’ordre de ne m’éveiller que lorsque les ennemis seraient dans la cour. Nous étions au jeudi 3 avril.

Vers six heures du soir, j’étais encore profondément endormie, lorsque Emmanuel et mon oncle entrèrent : — Eh bien ! dit mon oncle, quelle nouvelle nous apportes-tu ?

— Rien de positif ; le général est resté avec San-Roman depuis cinq heures du matin jusqu’à trois heures ; mais, lorsqu’il est revenu, il n’a rien dit de cette longue conférence, sinon qu’il pensait que tout allait s’arranger. Nous avons su, par un aide de camp, que l’entrevue des deux chefs avait été très touchante ; ils ont beaucoup pleuré sur les malheurs de la patrie, sur la perte de l’officier Montenegro, dont ils ont entouré le corps en jurant, sur ses manes, union et fraternité ; enfin toute la journée s’est passée à débiter, de part et d’autre, de belles phrases. Les gamarristes font les niais et sont doux comme des agneaux ; tandis que Nieto, plus sensible que jamais, a permis à San-Roman d’envoyer ses hommes et ses chevaux s’abreuver à la fontaine del Agua-Salada ; il leur a même fait porter des vivres et traite enfin San-Roman et son armée comme des frères.

Emmanuel m’engagea à aller visiter le camp ; mon oncle voulut bien m’y accompagner, et nous partîmes : je trouvai les chicherias, la maison de Menao presque entièrement détruites, et le camp dans le plus grand désordre. À l’aspect des lieux, on les aurait crus occupés par l’ennemi ; les champs de maïs étaient ravagés ; les pauvres paysans avaient été obligés de fuir ; leurs cabanes étaient remplies de ravanas. À l’état-major, je vis ces beaux officiers, ordinairement si élégants, sales, les yeux rouges et la voix enrouée ; la plupart dormaient, étendus sur la terre, ainsi que les soldats. Le quartier des ravanas avait le plus souffert ; l’artillerie de Morant, dans la confusion, l’ayant atteint, y avait tout culbuté ; trois de ces femmes avaient été tuées, et sept à huit autres grièvement blessées. Je ne rencontrai ni le général, ni Baldivia : ils dormaient.

À notre retour, mon oncle me dit : — Florita, j’augure mal de tout ceci ; je connais les gamarristes, ils ne sont pas gens à céder. Il y a, avec San-Roman, des hommes de mérite ; Nieto n’est pas capable de lutter de finesse avec eux. Sous ces dehors de cordialité, je serais bien trompé s’il ne se cache pas un piège.

Le lendemain, Nieto alla encore voir San-Roman ; il lui fit porter du vin, des jambons et du pain pour sa troupe. On s’attendait à voir publier, à midi, un bando dans lequel le général instruirait l’armée et le peuple du résultat des conférences qu’il avait eues, depuis deux jours, avec l’ennemi. Deux heures après midi se passèrent, et nul bando ne parut. Alors, on commença à crier, à haute voix, contre cet homme, nommé par le peuple, commandant-général du département, qui, depuis trois mois, disposait à son gré de la fortune, de la liberté, de la vie des citoyens, et répondait à une telle confiance en se donnant les airs d’un président, ou plutôt d’un dictateur.

Cette conduite porta à son comble l’exaspération contre Nieto ; une population de trente mille ames, forcée d’abandonner ses occupations, ses habitudes, pour se tapir dans les monastères et les églises, était impatiente de savoir à quoi s’en tenir ; elle ne pouvait endurer davantage la position qu’on lui avait faite. Le petit nombre de personnes restées dans leurs maisons, comme nous avions fait, y étaient de la manière la plus incommode : tout était caché dans les couvents ; on se trouvait privé de linge, de cuillers, de chaises, même de lits. Mais si nous souffrions de toutes ces privations, les milliers de malheureux entassés pêle-mêle dans les monastères souffraient bien davantage encore : ils manquaient de vêtements et des choses indispensables à la préparation des aliments ; hommes, femmes, enfants, esclaves, étaient contraints de rester ensemble dans un petit espace ; leur situation était horrible.

Indépendamment de ces souffrances réelles, ce peuple éprouvait une véritable peine morale de ne pas savoir pour lequel des concurrents il devait se prononcer, d’ignorer le nom de celui que le destin offrait à son encens, et de l’infortuné qu’il devait accabler de ses outrages et de ses malédictions. Ne pouvant prévoir lequel des deux chefs, allait l’emporter, il fallait attendre ; et attendre sans pouvoir parler était, pour ce peuple hablador, un supplice cruel.

Vers trois heures, le bruit courut, dans la ville, que tout était arrangé, San-Roman ayant reconnu Orbegoso pour le légitime président, et fraternisé avec ses frères d’Aréquipa ; que son entrée était remise au dimanche suivant, afin qu’il pût, en actions de grâces, entendre la grand’messe. La population fut ravie de joie lorsqu’elle apprit cette nouvelle ; mais cette joie fut, hélas ! de bien courte durée. À cinq heures, un aide de camp vint, de la part d’Althaus, nous annoncer que les négociations étaient rompues entre les deux chefs, et que lui-même viendrait, le soir, nous raconter toute l’affaire. Informé de ce résultat, le peuple, dont l’indignation était comprimée par la crainte, tomba dans une sorte de stupeur : il resta comme pétrifié.

Nous étions réunis dans le cabinet de mon oncle, nous ne savions, après tant de nouvelles contradictoires, la tournure qu’allaient prendre les affaires, et attendions Althaus avec une vive anxiété, quand le malheureux général vint à passer, suivi du moine et de quelques autres. Je m’avançai à la fenêtre, et lui dis : Général, auriez-vous la bonté de nous apprendre si décidément la bataille aura lieu ? — Oui, mademoiselle, demain au point du jour, ceci est positif. Frappée du son de sa voix, j’en eus pitié ; pendant qu’il parlait à mon oncle, je l’examinai avec attention : tout en lui décelait une douleur morale portée au plus haut degré ; son être entier en était affecté ; ses yeux hagards, les veines de son front tendues comme des cordes, ses muscles crispés, ses traits décomposés, manifestaient clairement que le malheureux étourdi venait d’être trompé d’une manière indigne ! A peine s’il pouvait se tenir en selle ; de grosses gouttes de sueur coulaient le long de ses tempes ; sa voix avait un timbre si déchirant, qu’elle faisait mal à entendre ; ses mains broyaient les rênes de son cheval ; je le crus fou… Le moine était sombre, mais impassible ; je ne pus soutenir son regard ; il me glaça… Ils ne s’arrêtèrent que quelques minutes ; comme ils s’éloignaient, mon oncle me dit : — Mais, Florita, ce pauvre général est malade ; il ne pourra jamais commander demain.

— Mon oncle, la bataille est perdue ; cet homme n’a plus sa raison ; ses membres lui refusent leurs services ; il faut absolument le remplacer, autrement il couronnera demain toutes ses sottises.

Me laissant alors entraîner à l’impulsion de mon ame, je suppliai mon oncle d’aller trouver le préfet, le maire, les chefs de l’armée, de leur faire envisager la position critique dans laquelle Nieto les avait mis pour les porter à s’assembler immédiatement, afin de retirer à Nieto le commandement et nommer un autre général à sa place.

Mon oncle me regarda effrayé, et me demanda si, à mon tour, j’étais devenue folle de vouloir l’engager à se compromettre par un acte de cette nature. Et de pareils hommes veulent être en république !… Comme nous étions à parler sur ce sujet, Althaus arriva.

— Florita a raison, votre devoir, don Pio, est de rassembler à l’instant les principaux citoyens de la ville, afin que, ce soir même, le commandement soit ôté à Nieto. Qu’on nomme n’importe qui, Morant, Carillo, le moine, vous ; mais, par Waterloo ! que cet animal ne se mêle plus de rien, sans quoi la bataille est perdue. Nieto n’est pas un méchant homme ; mais sa faiblesse, sa sensiblerie ont fait plus de mal que la méchanceté n’aurait pu faire ; il voit aujourd’hui toute l’étendue des fautes commises par lui, et sa faible intelligence en est tellement épouvantée, qu’il est devenu fou. J’atteste qu’il est fou : toutes ses actions le prouvent.

Mon oncle n’osait plus dire un mot, il redoutait la franchise d’Althaus et la mienne ; voyant que nous parlions tout haut devant vingt personnes, et toujours préoccupé par la crainte d’être compromis, il prit le parti de se faire malade, et alla se coucher ; ma tante en fit autant, et je restai seule de la maison.

Althaus me dit que toute l’armée était indignée contre le général ; qu’on parlait au camp de lui arracher ses épaulettes.

— Cousin, racontez-moi donc tout ce qui s’est passé.

— Voici l’affaire en deux mots : San-Roman n’avait pas de vivres ; il a cajolé Nieto pour en avoir, lui a promis qu’il allait reconnaître Orbegoso ; et notre crédule général a ajouté foi à des promesses que dictait le besoin. Enfin Nieto est revenu : nous étions tous excessivement impatientés d’attendre ; Morant lui a demandé : « Décidément, général, se battra-t-on ? et faut-il se préparer pour ce soir ? » « Pour demain, monsieur, au lever du soleil. » Il amenait avec lui trois officiers de San-Roman ; il les a fait arrêter, et voilà que, ce soir, il veut les faire fusiller. Je vous le répète, cet homme est fou… Il serait urgent de lui ôter le commandement ; mais le choix d’un autre chef est très embarrassant ; et comment procéder à cette nomination ? Vous le voyez, tous ces citoyens qui devaient mourir pour la patrie sont cachés dans les couvents ; votre oncle se couche ; les Goyenèche, les Gamio, etc., se contentent de pleurer. Eh bien, je vous le demande, que diable voulez-vous faire avec ce peuple de poules mouillées ? Je regarde comme certain que nous perdrons la bataille, et j’en suis contrarié, car je déteste ce Gamarra.

Althaus me serra la main, me rassura sur son sort en me disant : « Ne craignez rien pour moi, les Péruviens savent courir mais non pas tuer ; » et il retourna au camp.

Je fus réveillée, avant le jour, par un vieux chacarero, qui venait nous dire, de la part d’Althaus, que San-Roman, profitant de l’obscurité de la nuit, avait quitté sa position pour se retirer vers Cangallo, et que Nieto s’était mis à sa poursuite avec toute l’armée, suivi même des ravanas.

Lorsque le jour parut, je montai sur la maison et ne vis plus dans la plaine vestige d’aucun camp ; enfin ils étaient partis pour aller se battre.

De nouveau la foule couvrait les dômes des églises et des couvents ; mais ce n’était plus cette réunion d’êtres n’en formant qu’un seul par le sentiment qui l’animait, dont le silence, l’avant-veille, m’avait comme frappée de stupeur : un bruit sourd, confus partait de ces masses colossales, et le mouvement continuel dont elles étaient agitées ressemblait au tumulte des vagues d’une mer en courroux. J’entendais toutes les conversations de la tour de Santo-Domingo ; chacun y faisait ses conjectures ; il s’y élevait des discussions qui finissaient par devenir des disputes, tant l’irritation de tous, causée par d’aussi longues souffrances, les rendait âpres, ergoteurs, insociables ; ensuite ils étaient en proie aux plus cruelles inquiétudes ; l’anxiété, redoublée par une longue attente, devenait un supplice intolérable ; on s’impatientait de ne rien voir, et l’ardeur d’un soleil brûlant exaspérait encore cette impatience. Les moines, en dehors de la peine commune, cherchaient seuls à égayer la foule : l’un faisait une niche à une jolie samba ; l’autre faisait tomber un petit nègre au risque de le tuer ; toutes ces gentillesses provoquaient les rires bruyants de la populace, et venaient insulter aux angoisses des êtres qui craignaient pour le sort d’un fils, d’un amant ou d’un frère.

A neuf heures, le canon se fit entendre ; les coups se répétèrent avec une effrayante rapidité. Le plus profond silence régna alors dans toute cette foule ; c’était le patient en présence de l’échafaud. Au bout d’une demi-heure, nous aperçûmes un nuage de fumée qui s’élevait derrière la pacheta ; le village de Cangallo se trouvant au pied de cette montagne, nous supposâmes que le combat s’y livrait. Vers onze heures, apparurent beaucoup de soldats sur la plate-forme de la pacheta ; une demi-heure s’était à peine écoulée, qu’ils avaient disparu derrière la montagne, et nous ne vîmes plus que quelques hommes épars, les uns à pied, les autres à cheval. À l’aide de l’excellente longue-vue du vieil Hurtado, je distinguais parfaitement que plusieurs de ces malheureux étaient blessés : l’un s’asseyait pour attacher son bras avec son mouchoir ; un autre s’entortillait la tête ; celui-là était couché en travers sur son cheval ; tous descendaient le chemin étroit et difficile de la montagne.

Enfin, à midi et demi, les Aréquipéniens acquirent la conviction de leur désastre. Le spectacle d’une déroute, magnifique comme la tempête, effroyable comme elle, s’offrit à nos regards ! J’avais assisté aux journées de juillet 1830, mais alors j’étais exaltée par l’héroïsme du peuple et ne songeais pas au danger ; à Aréquipa, je ne vis que les malheurs dont la ville était menacée.

Les dragons de Carillo, bien montés, ayant le drapeau du Pérou au bout de leurs lances, parurent subitement au sommet de la pacheta ; ils se précipitaient du haut de cette montagne au galop de leurs chevaux, dans le désordre le plus grand que la peur pût faire naître ; après eux, venaient les chacareros, montés sur des mules, des ânes ; puis les hommes d’infanterie, courant parmi les chevaux, les mules, et jetant leurs fusils, leur bagage, pour être plus agiles ; enfin, l’artillerie sur le derrière pour protéger la retraite : le tout était suivi par les malheureuses ravanas, elles portaient sur leur dos un ou deux enfants, chassant devant elles des mules chargées, et les bœufs, et les moutons dont Nieto avait voulu faire accompagner l’armée.

A cette vue, la ville poussa un cri ; cri horrible, cri de terreur, qui retentit encore dans mon ame ! Au même instant, la foule disparut ; les dômes ne présentèrent plus que leurs masses inertes ; le silence régna partout, et le lugubre tocsin de la cathédrale se fit seul entendre. Ici je me trouve arrêtée, sentant combien les paroles sont impuissantes pour reproduire de pareilles scènes de désolation !!! Tout ce que l’affliction de mère et d’amante, de fille et de sœur a de plus poignant, les femmes d’Aréquipa le ressentirent. Dans le premier moment, elles furent comme foudroyées par cette calamité ; accablées par la douleur, toutes tombèrent à genoux, élevèrent leurs mains tremblantes, leurs yeux baignés de larmes, et prièrent…

J’étais restée seule sur la maison, et sans rien apercevoir, regardant toujours dans la direction de la pacheta, qu’un nuage de poussière dérobait à ma vue, lorsque je me sentis tirée par ma robe ; je me retournai et vis ma samba qui me montrait du doigt les cours de mon oncle et du señor Hurtado, en me faisant signe de me mettre à genoux. J’obéis à cette esclave et me mis à genoux. Je vis, dans la cour de la maison, ma tante Joaquina, les trois demoiselles Cuello, qui avaient leur frère dans les dragons de Carillo, et sept ou huit autres femmes prosternées en prières. La cour du vieil Hurtado m’offrit le même spectacle. Je ne priai pas pour ceux que la bataille avait affranchis des chagrins de la vie, mais bien pour ce malheureux pays où il se trouve autant de ces hommes cupides, d’une atroce perversité, qui, sous des prétextes politiques, provoquent continuellement les dissensions, afin d’avoir, dans la guerre civile, l’occasion de piller leurs concitoyens. Quand je sortis de cette pieuse invocation, je portai mes regards dans la direction de la pacheta ; le nuage de poussière s’était dissipé ; le chemin du désert avait repris sa tristesse accoutumée.

Vers une heure et demie, commencèrent à arriver les blessés. Ah ! ce furent alors des scènes déchirantes. Il se rassembla, à l’angle de notre maison, plus de cent femmes ; elles attendaient ces malheureux au passage, tourmentées par la crainte de reconnaître parmi eux leur fils, leur mari ou leur frère. La vue de chaque blessé provoquait, chez ces femmes, un tel excès de désespoir, que leurs gémissements, leurs atroces angoisses me torturaient. Ce que je souffris, ce jour-là, est effroyable !…

Nous étions tous inquiets sur Althaus, Emmanuel, Crevoisier, Cuello et autres ; nous ne concevions pas pourquoi le général ne venait pas occuper la ville pour la défendre, ainsi que le plan en avait été arrêté, dans le cas où l’on éprouverait un revers. Il y avait plus d’une heure que la défaite avait eu lieu, l’on s’attendait, à chaque instant, à voir entrer l’ennemi. Cuello arriva mourant ; l’infortuné avait reçu une balle dans le flanc ; son sang coulait depuis trois heures ; on le mena à l’hôpital, et j’allai aider sa sœur à l’y installer le mieux possible.

C’était pitié de voir la cour de cet hôpital ! pas un des couvents d’Aréquipa ne comprend que la religion prêchée par Jésus-Christ consiste à servir son prochain ; ce dévouement à la souffrance, qu’une religion vraie seule inspire, ne se montre nulle part ; il n’existe pas une sœur de charité pour soigner les malades ; ce sont de vieux Indiens qui en sont chargés ; ces hommes vendent leurs soins ; on ne saurait espérer d’eux aucun zèle ; ils font cela comme toute autre chose, cherchant à alléger la tâche, à échapper à la surveillance. Les blessés qu’on transportait à l’hôpital étaient posés à terre, sans nul souci ; ces malheureux, mourant de soif, poussaient de faibles et lamentables cris. L’armée n’avait pas de service de santé organisé, et les médecins de la ville étaient devenus insuffisants pour ce surcroît de besogne. Un très grand désordre régnait dans cet hospice : les employés s’empressaient ; mais, peu habiles dans leurs fonctions, plus ils voulaient se hâter et moins ils faisaient ; ils manquaient des choses les plus nécessaires, comme linge, charpie, etc. Les souffrances de ces militaires blessés étaient augmentées par l’appréhension de l’ennemi ; car le vainqueur, dans ce pays, ne fait ordinairement aucun quartier aux prisonniers et massacre jusqu’aux blessés des hôpitaux. Nous parvînmes à trouver un lit pour ce pauvre Cuello, dans une petite pièce obscure, où il y avait déjà deux autres malheureux, dont les cris étaient déchirants. Je quittai cet antre de douleur, laissant auprès du blessé sa sœur, dont il était tendrement aimé, et qui en eut le plus grand soin. Ma force morale ne m’abandonna pas un seul instant dans cette terrible journée ; toutefois les souffrances que je venais de voir bouleversèrent tout mon être ; je ressentais les maux de ces infortunés, déplorais mon insuffisance à les soulager ; et maudissais l’atroce folie de la guerre. Comme je rentrais chez mon oncle, j’aperçus Emmanuel accourant à toute bride ; nous allâmes tous l’entourer, impatients d’avoir des nouvelles ; Althaus ni aucun des autres officiers n’étaient blessés, mais les deux partis avaient perdu beaucoup de monde ; Emmanuel nous apprit que l’intention du général était d’abandonner la ville, à cause de l’impossibilité de la défendre contre l’ennemi ; il était envoyé par Nieto pour enclouer les canons du pont et jeter le reste des munitions dans la rivière.

Il nous rapporta tout cela en cinq minutes, et me dit d’arranger vite les effets d’Althaus, afin qu’il trouvât tout prêt pour sa fuite. Je courus de suite chez Althaus ; avec l’aide de son nègre, que je fus presque obligée de battre pour pouvoir m’en servir, je fis charger une mule d’un lit et d’une malle remplie d’effets. Ma samba, accompagnée d’un autre nègre de mon oncle Pio, conduisit en avant la mule et l’esclave rétif, afin d’éviter à Althaus l’embarras de la sortie de la ville. Ce premier soin rempli, je m’occupai à faire préparer du thé et des aliments, pensant bien que mon pauvre cousin devait éprouver l’impérieux besoin de prendre quelque nourriture. J’entendis un grand bruit de chevaux ; je courus à la porte : c’était le général, suivi de tous ses officiers, traversant la ville au galop ; l’armée venait ensuite ; mon cousin entra. Je lui avais fait apprêter un cheval de rechange ; en le voyant, il sauta à bas du sien, vint à moi, me prit la main, et me dit : — Merci, bonne Flora, merci ; a-t-on pris mes effets ? — La mule est déjà partie ; mais il serait bon que vos deux aides de camp allassent la joindre, car le maudit nègre refuse de vous suivre. — Avez-vous quelque chose à donner à boire à ces messieurs ? ils tombent de fatigue. Je leur donnai du bon vin de Bordeaux, dont ils prirent chacun deux bouteilles, et bourrai leurs poches de sucre, de chocolat, de pain et de tout ce que je trouvai dans la maison. On donna aussi du vin à leurs chevaux ; et, lorsque cavaliers et montures furent un peu rafraîchis, ils partirent.

Althaus ne pouvait plus parler, tant sa voix avait été forcée par le commandement ; tout en prenant son thé à la hâte, il me raconta, en deux mots, que, cette fois, c’étaient les dragons de Carillo qui avaient fait perdre la bataille ; ils s’étaient trompés dans leurs manœuvres et avaient tiré sur l’artillerie de Morant, croyant tirer sur l’ennemi. — Je vous le répète, Florita, aussi longtemps que ces pékins-là se refuseront à apprendre la tactique militaire, ils ne feront que des brioches. Maintenant le général ne veut pas défendre la ville. Je ne sais quelle peur panique s’est emparée de lui ; il ne songe qu’à fuir et n’a aucun plan d’arrêté. Arrivé à la maison de Menao, nous avons eu beaucoup de peine à lui persuader qu’il fallait au moins donner le temps à la troupe de se rallier ; il est cause que nous avons perdu un grand nombre de fuyards. Lorsque nous avons été de retour aux chicherias, nous avons fait des efforts inouïs pour rejoindre ces fuyards, mais sans succès ; ces lâches coquins, aidés par les ravanas, se cachent, je crois, sous la terre comme les taupes. Ce qui m’étonne, cousine, c’est la lenteur que les ennemis mettent à arriver ; je n’y conçois rien… Emmanuel entra dans la cour. — Je viens vous chercher, dit-il à Althaus ; tout le monde part ; le moine a chargé le restant de la caisse sur son cheval ; le général est allé embrasser sa femme, qui est accouchée cette nuit ; moi, je viens de presser ma pauvre mère dans mes bras ; allons, cousin, on n’attend plus que vous, partons. — Althaus me serra fortement contre sa poitrine, et, en m’embrassant, me recommanda sa femme et ses enfants. J’embrassai le cher Emmanuel, et ils s’éloignèrent rapidement.

Quand je revins dans la rue de SantoDomingo, elle était entièrement déserte ; je vis sur mon passage toutes les maisons soigneusement barricadées. La ville paraissait jouir d’un calme parfait ; mais le sang rougissait les pavés des rues ; et ces traces de meurtres, cette solitude disaient, d’une manière bien expressive, les calamités dont la cité venait d’être frappée et celles qu’elle redoutait.

Je contai, chez mon oncle, tout ce qu’Althaus et Emmanuel m’avaient appris. Toutes les personnes rassemblées dans la maison furent indignées contre le général ; mais aucune ne prit l’initiative d’une mesure quelconque.

A cinq heures, je montai encore sur le haut de la maison ; je ne vis qu’un immense nuage de poussière que laissaient après eux les dragons de Carillo, en fuyant à travers le désert. Ils se dirigeaient vers Islay, où ils savaient trouver deux navires pour se mettre hors d’atteinte des poursuites de San-Roman. Je restai longtemps assise à la même place que le matin. Comme cette ville avait changé d’aspect ! un silence de mort paraissait alors l’envelopper. Tous les habitants étaient en prières, comme résignés à se laisser massacrer sans opposer la moindre résistance.

Mon oncle me pria de descendre, afin d’aller dans l’église de Santo-Domingo, où toutes les personnes de sa maison se rendaient. Je songeais, pour la première fois, que je n’avais pas encore mangé de la journée ; je bus une tasse de chocolat, pris mon manteau et me rendis à l’église.

A chaque moment, on demandait aux personnes en vigie sur les tours si elles voyaient quelque chose du côté de la pacheta ; elles répondaient toujours : absolument rien. Enfin, à sept heures, se présentèrent, à la porte du couvent, trois Indiens ; ils annoncèrent que les ennemis étaient aux chicherias mais que San-Roman ne voulait pas entrer, à moins que les autorités de la ville n’allassent l’en prier. A cette nouvelle, il s’éleva une grande rumeur dans le couvent de Santo-Domingo. Le préfet et toutes les autorités de la ville s’étaient réfugiés dans ce monastère : ils prétendirent que c’était aux révérends pères à faire cette démarche toute pacifique. Les moines, qui ne brillent pas par le courage, se récrièrent fort contre cette proposition ; il y eut une grande discussion. Ce fut, en quelque sorte, moi qui déterminai les moines à se charger de cette mission. Je savais qu’ils étaient enragés gamarristes. Je parlai au prieur, à don José, le chapelain de ma tante ; bref, je fis si bien, qu’ils se décidèrent. Quatre ou cinq employés de la mairie se joignirent à eux ; ils partirent, et, une heure après, nous les vîmes revenir à la tête de deux régiments, l’un de cavalerie, l’autre d’infanterie : ainsi les gamarristes l’emportaient. Le samedi, 5 avril, à huit heures du soir, ils prirent possession de la ville d’Aréquipa.

Quand le prieur et les moines furent rentrés au couvent, ils nous rapportèrent tout ce qu’ils avaient appris. — Mes frères, dit le bon prieur, je vous avoue que je ne suis pas sans inquiétude ; vous savez que je comprends assez bien le quichua ; tout ce que j’ai entendu de la conversation de ces Indiens me prouve qu’ils ont de très mauvaises intentions. Ce qu’il y a de plus effrayant, c’est qu’ils sont sans chefs ; je ne puis me l’expliquer. Nous avons trouvé, à la maison de Menao, une soixantaine d’hommes à cheval ayant, à leur tête, un simple porte-drapeau, et environ cent cinquante hommes d’infanterie, commandés par deux sous-officiers. Nous les avons conduits à l’hôtel-de-ville, d’où un des employés les a envoyés aux casernes. Je les ai entendus alors murmurer dans leur langue ; plusieurs soldats disaient : « Mais on nous a promis le pillage de la ville… » Mes frères, continua le prieur, je vous répète que je suis très inquiet, et je ne vous cacherai pas que votre présence ici redouble mes inquiétudes. On sait bien que vous avez apporté, dans nos couvents, ce que vous avez de plus précieux ; et, nécessairement, si ces soldats pillent, ils viendront dans les églises. A ces mots, tous les assistants jetèrent un cri d’effroi. Le père Diego Cabero, la tête forte de la communauté, homme d’esprit et de talent, mais d’un caractère âpre, hautain et, disait-on, fort méchant, prit la parole pour adresser les plus vifs reproches au pauvre prieur.

— Eh bien ! père prieur, vous convenez donc enfin que j’avais raison, quand je ne cessais de vous répéter, depuis le commencement de ces affaires, que votre trop grande bonté, votre lâche faiblesse attireraient sur notre saint monastère des calamités dont vous seriez responsable devant Dieu ! Malgré mes représentations, vous avez reçu ici les richesses de ce peuple, et votre condescendance sera cause que nous serons tous égorgés.

— Frère Diego, disait le bon prieur, il est de notre devoir de prêter assistance aux habitants, de les secourir dans le besoin, et en consentant à leur accorder refuge, à protéger leurs biens, je n’ai fait que ce que la charité dans ces terribles moments me commandait de faire.

— Prieur, la conservation du temple de Dieu doit passer avant toute autre considération. D’ailleurs, le spectacle qu’offrent les cloitres, les églises, est un véritable scandale ; des femmes y couchent avec leurs maris, des enfants y font des saletés ; jamais, dans aucun temps, dans aucune circonstance, je n’ai vu le peuple se rendre coupable de pareils outrages envers notre sainte religion.

— Frère Diego, ce scandale m’afflige, et, plus que vous, j’en suis peiné ; mais, pour l’éviter, il faudrait que notre couvent renonçât à offrir à l’infortune l’asile du sanctuaire, qu’il perdit le plus beau de ses privilèges, et, avec lui, toute sa puissance.

— Père prieur, votre ignorance des affaires politiques vous fait commettre de graves erreurs : que venez-vous parler d’asile ? Ne voyez-vous donc pas, à la manière dont ce Nieto nous a traités depuis trois mois, que notre autorité n’a plus aucune puissance ? Comment, cet impie n’a-t-il pas eu l’impudence de nous chasser de notre couvent pour y caserner ses soldats[29] ? et vous l’avez souffert ! ainsi que l’ont fait les prieurs des autres communautés. O mon Dieu ! ton temple est souillé ; tes prêtres sont chassés, humiliés, et pas un d’eux n’ose élever la voix pour la défense de ta cause !

Mon oncle et d’autres personnes prirent parti pour le prieur ; quelques moines se rangèrent du côté de frère Diego ; bientôt la discussion se changea en dispute, on en vint à s’injurier dans les termes les plus outrageants. La foule était accourue autour d’eux ; cette dispute captivait l’attention de tous, la rumeur était générale. — Sainte Vierge ! s’écriait celui-ci, en sommes-nous donc venus au temps de craindre d’être massacrés jusque dans les églises ? — Je te l’avais bien prédit, disait celui-ci à sa femme, que tu nous exposais davantage en nous menant dans cette église ? Je me repens bien maintenant d’avoir quitté ma maison. — Mais, depuis quand pille-t-on dans les églises ? et crois-tu… — Je crois tout possible !… D’ailleurs le siècle des couvents est passé ; les soldats de San-Roman viendront piller ici, parce qu’ils savent qu’il y a de l’argent, et l’argent est le seul dieu qu’ils connaissent.

Tous étaient en proie aux plus cruelles inquiétudes ; il se formait des groupes nombreux dans lesquels s’agitaient d’interminables discussions. Les familles se divisaient : les uns voulaient retourner dans leurs maisons, pensant qu’ils y seraient plus en sûreté ; tandis que les autres persistaient à vouloir rester dans le couvent.

Je profitai de l’altercation entre le prieur et le père Diego, pour sortir de ce couvent où j’étais effrayée de me voir condamnée à passer la nuit. Il y avait là presque autant de puces qu’à Islay, et il était par trop dégoûtant de rester au milieu de personnes qui venaient vous parler avec leurs vases de nuit sous le bras[30]. Je m’adressai au moine Mariano, frère du père Cabero, et lui fis entendre qu’il serait plus convenable, après la dispute qui venait d’avoir lieu, que lui et son frère se retirassent chez eux, et que, si leurs sœurs voulaient consentir à les accompagner, je leur demanderais asile. Ces deux moines, après quelques hésitations, goûtèrent ma proposition et m’aidèrent à déterminer leurs sœurs. Je sortis alors avec eux, afin de reconnaître la rue et pour ouvrir la porte de leur maison qui est située à côté de l’église ; ne voyant personne dehors, le frère Diego alla chercher ses dames, et aussitôt qu’elles furent entrées, on barricada la porte. Nous nous réunîmes tous dans une pièce au fond de la maison. À plusieurs reprises, des soldats vinrent frapper à la porte de la rue avec la crosse de leur fusil ; les pauvres dames tremblaient de peur, et les deux moines ne pouvaient parvenir à les rassurer.

Vers minuit, je me sentis un besoin de sommeil auquel j’eusse en vain tenté de résister ; il n’y avait point de lit, je me jetai sur une mauvaise paillasse et dormis profondément jusqu’au lendemain à huit heures.


V.

UNE TENTATION.


Quand je me réveillai, je trouvai le monde qui m’entourait tout en émoi ; des soldats, disait-on, avaient parcouru la ville pendant la nuit, volant ceux qu’ils rencontraient, et deux personnes avaient été tuées.

Nous étions au dimanche ; à neuf heures, les dames Cabero ne voulant pas manquer la messe, nous y fûmes accompagnées des deux moines : quel spectacle dégoûtant présentait cette église ! Frère Diego avait raison ; ce pêle-mêle d’hommes, de femmes, d’enfants, de chiens même, cet encombrement de lits, de cuisines, de pots de chambre et ce nuage de fumée, tout cela était vraiment scandaleux ! On chantait la messe dans un coin, on mangeait, et fumait dans un autre. J’allai voir mon oncle et ma tante qui étaient établis dans la cellule du prieur, avec sept ou huit autres personnes. Je ne pus jamais décider mon oncle à revenir chez lui ; il était toujours retenu par l’appréhension du pillage. Ne me sentant aucune crainte, je retournai seule à la maison et me mis à écrire les trois journées qui venaient de s’écouler. Le soir, mon oncle persista à rester au couvent ; je passai la nuit dans la maison sans personne autre que ma samba. Cette fille me disait : « Mademoiselle, ne craignez rien, si les soldats ou les ravanas viennent pour piller, je suis Indienne comme eux, leur langue est la mienne ; je leur dirai : Ma maîtresse n’est pas Espagnole, elle est Française, ne lui faites point de mal. Je suis bien sûre qu’alors ils ne vous en feraient pas ; car ils ne frappent que leurs ennemis. » Ainsi s’exprimait une esclave[31] de quinze ans ; mais, à aucun âge, l’esclave n’a jamais aimé ses maîtres, quelque doux qu’ils fussent. Le second jour, j’étais encore seule lorsque deux officiers vinrent demander à parler au señor don Pio. Je ne voulus pas leur avouer que mon oncle se tenait caché. Je les fis entrer chez moi, en leur disant que don Pio se trouvait absent, et leur demandai ce qu’ils désiraient de lui.

— Mademoiselle, nous désirons que monsieur votre oncle, comme un des notables du pays, vienne parler au colonel Escudero, qui remplace dans le commandement San-Roman, tué dans la bataille. Nous sommes les vainqueurs, et les Aréquipéniens mésusent de notre modération en continuant à nous traiter en ennemis. Depuis notre entrée dans la ville, toutes les maisons sont barricadées, nos troupes sont sans pain, nos blessés sont laissés mourants sur le champ de bataille, tandis que tous les habitants s’obstinent à rester dans les couvents, comme si nous venions ici pour les massacrer : vous êtes la première personne à laquelle nous communiquons nos besoins ; mais vous sentez, mademoiselle, que cet état de choses ne saurait durer davantage.

Je causai longtemps avec ces messieurs, et les trouvai très convenables. Quand ils furent sortis, je courus à Santo-Domingo avertir mon oncle et les personnes qui s’y étaient réfugiées ; aussitôt qu’on sut San-Roman mort et le colonel Escudero commandant à sa place, les esprits commencèrent à se tranquilliser : ce dernier était connu et très aimé à Aréquipa. Presque tout le monde sortit du couvent pour retourner chez soi, et mon oncle alla de suite voir Escudero.

Quand mon oncle revint, il me dit : — Nous sommes sauvés ; moi, personnellement, je n’ai plus rien à craindre ; Escudero me doit beaucoup et m’est tout dévoué. La mort de San-Roman laissant l’armée sans chef, croiriez-vous qu’il m’a proposé de me faire nommer ?

— Accepteriez-vous ?

— Oh ! je m’en garderais bien. Dans de pareilles crises, il faut se tenir à l’écart ; lorsque, plus tard, tout sera calmé, je verrai à me caser dans quelque poste de mon goût ; je ne veux plus de commandement militaire ; je suis trop vieux.

— Il me semble, mon oncle, que c’est justement dans les crises difficiles que les hommes comme vous devraient offrir le secours de leurs talents et de leur expérience.

— Florita, il est fort heureux, pour vous, que vous ne soyez pas un personnage politique, votre dévouement vous perdrait ; loin d’aller offrir mes services à ces ignorants, je veux les laisser s’engouffrer dans les embarras et les difficultés ; plus ils en auront, plus ils sentiront le besoin de m’avoir ; je les verrai venir me prier, me supplier et leur ferai mes conditions.

Je regardai mon oncle, et ne pus que dire : Pauvres Péruviens !

Dans cette circonstance, don Pio alla aussi offrir à Escudero un prêt de 2,000 piastres ; il engagea les Goyenèche, Ugarte et autres à suivre son exemple. L’évêque offrit 4,000 piastres, son frère et sa sœur chacun 2,000 ; le reste donna en proportion.

Durant tous ces troubles, les étrangers et leurs propriétés furent respectés. À l’arrivée d’Escudero, M. Le Bris et deux chefs de maisons anglaises lui firent bien un léger prêt pour subvenir aux besoins de sa troupe, qui avait été trois jours sans recevoir de distribution de pain ; mais ce prêt fut volontaire.

Le troisième jour, Escudero fit publier un bando qui prescrivait d’ouvrir les portes de toutes les maisons dans le délai de trois heures, et de les laisser ouvertes comme de coutume[32], avertissant que les portes laissées fermées seraient enfoncées par les soldats. Cette ordonnance força ceux qui étaient restés dans les couvents à rentrer chez eux. Pour achever de rassurer ces pauvres bourgeois, Escudero donna ordre à ses soldats de se promener dans la ville, avec sévère défense d’insulter personne.

Nous avions su par Althaus que, le dimanche 6 avril, Nieto et toute l’armée étaient arrivés à Islay ; qu’ils avaient encloué les canons, brûlé les registres de la douane et forcé l’administrateur, don Basilio de la Fuente, à partir pour Lima ; qu’eux-mêmes, après avoir ravagé le pays, s’étaient embarqués sur trois navires péruviens pour se rendre à Tacna.

Escudero était entré à Aréquipa le dimanche pendant la nuit, en sorte que personne ne savait au juste combien il pouvait avoir de soldats avec lui. On avait d’abord annoncé la mort de San-Roman ; quatre jours après, on répandit le bruit qu’il n’était que blessé ; enfin, au bout de sept jours, il vint à Aréquipa et y entra aussi pendant la nuit.

Voici l’explication de cette affaire, ainsi qu’Escudero lui-même me l’a donnée.

San-Roman, après avoir trompé Nieto trois jours de suite, dans le seul but d’en obtenir des vivres pour sa troupe, se retira à Cangallo, ne présumant pas que Nieto l’y suivît ; il voulait, avant de livrer bataille, consulter Gamarra et lui demander du renfort ; à Cangallo, il rencontra Escudero avec quatre cents hommes que lui envoyait Gamarra. Les soldats de San-Roman étaient à fêter les nouveaux venus, lorsque, tout à coup, parut l’armée de Nieto, sur le haut de la pacheta ; il y eut alors une grande confusion : San-Roman avait permis à ses soldats de se baigner ; une partie d’entre eux étaient nus ; quand ils virent les Aréquipéniens, ils se crurent perdus ; sans Escudero, qui rétablit l’ordre, ils allaient tous prendre la fuite. Le combat s’engagea, ils se battirent avec courage ; mais bientôt les munitions leur manquant, l’alarme se mit parmi eux. Lorsque SanRoman vit ses soldats à la débandade, il crut la bataille perdue, et pensa qu’il ne lui restait rien de mieux à faire que de fuir aussi ; accompagné de quelques uns des siens, il s’éloigna de toute la vitesse de son cheval. Ainsi chacun de ces deux valeureux champions, épouvantés l’un de l’autre, s’enfuyait de son côté ; ils coururent sans s’arrêter pendant un jour et une nuit, mettant entre eux un espace de quatre-vingts lieues. La terreur de Nieto le fit aller jusqu’à Islay, à quarante lieues au sud ; celle de San-Roman jusqu’à Vilque, à quarante-deux lieues au nord. Un miracle rallia une partie des soldats de San-Roman, et les fit revenir sur Aréquipa. Un des officiers de cette armée, que Nieto avait retenu prisonnier à l’hôtel-de-ville, vit de dessus la maison la déroute des Aréquipéniens ; il profita de l’effroi du moment, monta sur le premier cheval qu’il trouva dans la cour de l’hôtel-de-ville, il connaissait très bien les localités, et prit un chemin de traverse par lequel, dans une heure, il arriva à Cangallo. Il cria aux fuyards de s’arrêter ; que Nieto, se tenant pour battu, avait abandonné la ville, et fuyait vers le port. Escudero et quelques autres qu’il rencontra passèrent toute la nuit et une partie du lendemain à réunir quelques soldats, ils parvinrent à rallier à peu près le tiers de leur monde, et, sûrs de n’éprouver aucune opposition, se portèrent sur Aréquipa. Sans cet officier, les deux armées, qui se croyaient vaincues, continuaient de fuir dans des directions opposées, et la ville n’eût vu paraître ni défenseurs ni ennemis.

Lorsqu’Escudero me contait toutes ces circonstances, je songeais à Althaus, pour qui la science militaire est l’arbitre suprême des succès et des revers ; et je regrettais de ne pouvoir lui faire sentir, par cet exemple, combien l’homme et la science sont vains.

On fut obligé de courir jusqu’à Vilque, pour avertir San-Roman qu’il avait gagné la bataille ; il n’entra à Aréquipa que le septième jour ; on le disait blessé à la cuisse, afin de motiver ce retard, mais il n’en était rien.

Mon oncle, qui a le talent d’être bien avec tous les partis, était sinon dans la confiance des gamarristes, du moins très lié avec eux. Nous avions, chaque jour, de ces messieurs à dîner ; et, le matin, le soir, notre maison ne désemplissait pas. Je voyais avec surprise, en causant avec les officiels de cette armée, combien ils étaient supérieurs à ceux de Nieto. Messieurs Montoya, Torres, Quirroga, et surtout Escudero, sont des hommes fort distingués.

Escudero est un de ces Espagnols à l’esprit aventureux, qui ont quitté la belle Espagne pour aller tenter fortune au Nouveau-Monde ; très savant, il est, selon l’occurrence, militaire, journaliste ou commerçant ; se prête à toutes les exigences du moment avec une étonnante facilité, et excelle dans chaque genre sur lequel le porte sa prodigieuse activité, comme si genre était la spécialité de sa vie. Escudero a l’esprit vif, l’imagination inépuisable, le caractère gai, une éloquence persuasive ; il écrit avec chaleur, et néanmoins il a su se faire aimer de tous les partis.

Cet homme extraordinaire était le secrétaire, l’ami, le conseiller de la señora Gamarra ; depuis trois ans, il occupait, auprès de cette reine, une position d’intimité, objet de l’envie d’une foule de rivaux. Il s’était dévoué à sa cause, écrivait pour faire prévaloir ses plans et repousser les attaques continuelles dirigées contre elle ; il combattait sous ses ordres, l’accompagnait dans ses courses aventureuses et ne reculait jamais devant les entreprises audacieuses conçues par le génie de cette femme à l’ambition napoléonienne.

Dès la première visite, je fus liée avec le colonel Escudero ; nos caractères sympathisaient ; il me manifesta beaucoup de confiance et me mit au courant de tout ce qui s’était passé dans le camp de Gamarra ; je compris, par tout ce qu’il me dit, que San-Roman n’avait pas fait moins de bêtises que Nieto.

— Que ce pays est malheureux ! me disait Escudero ; je ne sais, en vérité, qui pourra faire sortir les Péruviens de la position déplorable dans laquelle les hommes de sang et de rapine les ont placés.

— Comment se fait-il, colonel, que, discernant mieux que personne la cause des calamités au pays, vous n’ayez pas cherché à y porter remède ?

— Eh ! mademoiselle, c’est l’objet de toutes mes méditations ; mais je ne puis que présenter les moyens de faire le bien, et n’ai pas l’autorité nécessaire pour les mettre à exécution. La señora Gamarra, qui est une femme d’un grand mérite, travaille avant tout à consolider le pouvoir dans ses mains ; son ambition vient constamment traverser mes plans de bonheur public ; et, dévoué à son service, je me vois contraint sans cesse d’agir en opposition avec ma volonté.

— J’avais ouï dire que vous aviez beaucoup d’ascendant sur cette dame.

— Plus qu’aucun autre, sans doute, mais très peu en réalité. Quand, à force de peines et de patience, je parviens à modifier ses idées, c’est un succès dont je m’estime heureux. Cette femme a une volonté de fer, que l’adversité même ne saurait dompter. Toute résistance l’irrite, et elle est toujours disposée à en triompher par la force. Elle eût été une grande reine dans un pays où ses volontés n’auraient rencontré aucun obstacle ; mais dans celui-ci où, pour régner, il faut avoir de nombreux partisans, où, pour conserver l’autorité, il ne faut en user que le moins possible, la señora Pencha de Gamarra ne convient pas aussi bien. On ne peut lui faire comprendre que les moyens employés pour conquérir le pouvoir doivent être laissés de côté lorsqu’on l’a obtenu, et qu’avec l’anarchie d’opinions et l’égoïsme qui règnent parmi les Péruviens, après les spoliations dont ils ont été victimes, il faut avoir pour objet spécial la protection des personnes, des propriétés, et se concilier tous les partis en n’épousant aucun d’eux d’une manière exclusive. Ah ! mademoiselle Flora, je me repens amèrement de m’être ainsi engouffré. Depuis trois ans que je sers dona Pencha de ma plume et de mon sabre, je n’ai encore pu réussir à lui faire adopter aucun de mes plans. Cela me désespère ; et, quoique son caractère hautain et despote me rende malheureux, je le supporterais avec résignation si je pouvais arriver à faire le bien. Cependant cette femme a trop besoin de moi pour que je puisse songer à la quitter ; je dois travailler à lui faire ressaisir une autorité non contestée ; si je puis y réussir, je jure bien que je jette là le sabre et la plume pour la guitare, et en jouerai pendant trois mois sans soucis d’aucune espèce.

En écoutant Escudero, il me parut évident qu’il était las du joug que lui imposait sa toute puissante maîtresse, et qu’il ne cherchait qu’un prétexte pour s’y soustraire. Il venait me voir tous les jours ; nous avions ensemble de longues conversations. J’eus tout le temps d’approfondir cet homme, et je reconnus qu’il était peut-être le seul, au Pérou, qui fût capable de me seconder dans mes projets d’ambition. Je souffrais des malheurs d’un pays que je m’étais habituée à considérer comme le mien ; le désir de contribuer au bien avait constamment été la passion de mon ame, et une carrière active, aventureuse toujours dans mes goûts. Je crus voir que, si j’inspirais de l’amour à Escudero, je prendrais sur lui une grande influence. Je fus alors tourmentée de nouveau par l’agitation fébrile de mon esprit ; mes combats intérieurs se renouvelèrent ; l’idée de m’associer avec cet homme spirituel, audacieux et insouciant souriait à mon imagination ; en courant avec lui les chances de la fortune, que m’importe, me disais-je, de ne pas réussir, puisque je n’ai rien à perdre ? La voix du devoir eût peut-être été impuissante pour me faire résister à cette tentation, la plus forte que j’aie éprouvée de ma vie, si une autre considération n’était venue à mon secours. Je redoutai cette dépravation morale, que la jouissance du pouvoir fait généralement subir. Je craignis de devenir dure, despote, criminelle même à l’égal de ceux qui en étaient en possession. Je tremblai de participer à la puissance dans un pays où vivait mon oncle… : mon oncle que j’avais tendrement aimé et que j’aimais encore, mais qui m’avait fait tant de mal !!!… Je ne voulus pas m’exposer à céder à un moment de ressentiment, et je puis dire ici, devant Dieu, que je sacrifiai la position qu’il m’était facile de me faire à la crainte de traiter mon oncle comme un ennemi… Le sacrifice était d’autant plus grand qu’Escudero me plaisait. Il était laid aux yeux de bien du monde, mais pas aux miens. Il pouvait avoir de trente à trente-trois ans, était de moyenne taille, très maigre, avait la peau basanée, les cheveux très noirs, les yeux brillants, langoureux, et les dents comme des perles. Son regard tendre, son sourire mélancolique donnaient à sa physionomie un caractère d’élévation, de poésie, qui m’entraînait. Avec cet homme, il me semblait que rien ne m’eût été impossible. J’ai l’intime conviction que, devenue sa femme, j’aurais été fort heureuse. Dans les tourmentes s’élevant de notre position politique, il m’eût chanté une romance ou joué de la guitare avec autant de liberté d’esprit que lorsqu’il était étudiant à Salamanque. Il me fallut encore, cette fois, toute ma force morale pour ne pas succomber à la séduction de cette perspective… J’eus peur de moi, et je jugeai prudent de me soustraire à ce nouveau danger par la fuite. Je me résolus donc à partir sur-le-champ pour Lima.

Personne ne comprit rien à un départ aussi précipité. En vain me représenta-t-on que la route d’Islay était infestée de déserteurs ne vivant que de pillage, en vain m’exagéra-t-on la peinture des périls que j’allais courir, je ne tins compte d’aucun de ces avertissements ; nul danger, à mes yeux, n’égalait celui auquel j’étais exposée en restant à Aréquipa ; pour y échapper, j’eusse traversé tous les déserts de la terre. J’alléguais, pour prétexte, qu’il fallait absolument que je partisse, si je voulais arriver en Europe avant la mauvaise saison ; et, comme au fond, chez mon oncle, on était bien aise de me voir partir, on n’insista pas davantage.

Un Anglais de ma connaissance, M. Valentin Smith, se rendait à Lima ; je lui demandai s’il voulait de moi pour compagne de voyage ; il accepta mon offre ; nous fîmes marché avec un capitaine italien, qui avait son bâtiment à Islay, et il fut arrêté que nous partirions le 25 avril.

Avant mon départ, j’eus à faire la corvée des visites. Selon l’étiquette, j’aurais dû, comme à mon arrivée, aller chez tout le monde ; mais je me bornai aux principales familles avec lesquelles j’étais en bonnes relations, et j’envoyai des cartes aux autres.

Ces visites me mirent à même de juger de l’étendue des maux que la guerre avait causés à cette malheureuse cité. Dans chaque maison, je vis des habits de deuil et couler des larmes. Toutefois, j’estimai pires que les pertes occasionnées par la mort la discorde et la haine que les dissentions civiles avaient fait naître au sein des familles. C’étaient des inimitiés profondes entre parents, entre frères ; la liberté ne figurait pour rien dans ces débats politiques : chacun s’était rangé dans le parti du chef duquel il espérait davantage. Les épithètes de gamarriste, d’orbégosite distinguaient les deux camps entre lesquels les familles se divisaient. La méfiance régnait partout, et l’on cherchait mutuellement à se nuire. Ces pauvres Aréquipéniens enviaient mon sort : — Ah ! mademoiselle, me disait-on dans chaque maison, que vous êtes heureuse de quitter un pays où les frères s’entr’égorgent ; où les exactions des amis nous réduisent à la paille et compromettent notre vie, en nous mettant dans l’impossibilité de satisfaire aux exigences des ennemis !

Lorsque j’allai faire mes adieux à la famille de l’évêque, j’eus un exemple frappant des malheurs auxquels sont exposés les insensés qui placent leur bonheur en dehors d’eux-mêmes. Les Goyenèche n’avaient jamais été heureux sur des tas d’or, et la perte d’une partie de leurs richesses bouleversait leurs facultés intellectuelles. Mademoiselle de Goyenèche, dona Marequita, avait été si vivement affectée par les extorsions commises envers eux tous, par les outrages, les diatribes dirigés contre l’évêque, qu’elle aimait tendrement, que sa santé en avait été profondément atteinte et sa raison aliénée. Ses yeux étaient fixes, hagards ; ses gestes brusques ; les sons saccadés de sa voix ne s’accordaient pas avec le sens des paroles ; sa physionomie avait une expression étrange ; c’était une glace fausse, réfléchissant à rebours les objets extérieurs ; elle parlait avec une telle volubilité, qu’à peine pouvait-on comprendre ce qu’elle disait ; on aurait cru qu’elle rêvait. Je m’aperçus qu’elle méconnaissait les personnes à qui elle parlait : elle nommait mon oncle dona Florita, et moi don Pio ou don Juan ; son exaltation était effrayante. Je dis tout bas à mon oncle : Cette pauvre fille est folle. — Il paraît que oui ; on me l’avait dit, mais je m’étais refusé à le croire. La folie de l’évêque avait un caractère différent de celle de sa sœur ; il paraissait affecté par une autre impression ; il ne disait plus un mot, ne faisait pas un mouvement, tenait ses yeux continuellement fixés sur l’anneau qu’il avait au doigt ; et lui, ordinairement si gracieux, si prévenant, qui me recevait toujours avec les marques de l’amitié la plus affectueuse, ne bougea pas quand nous entrâmes dans son salon. Il n’eut même pas l’air de nous voir. Sa sœur s’approcha et lui dit : — C’est la señorita Florita qui désire vous faire ses adieux ; elle va revoir notre frère don Mariano, de Bordeaux : que voulez-vous qu’elle lui dise ? Il fit alors le mouvement d’un homme sortant d’un long sommeil, et dit bien bas, comme s’il eût eu peur d’être entendu : — Mon frère Mariano est heureux, on ne le tuera pas ; mais nous, on nous tuera, tuera, tuera !… A ces mots, la folie de Marequita se produisit en discours incohérents ; elle parlait, gesticulait, menaçait ; cela faisait mal. Don Juan, ayant conservé sa raison, se trouvait la tête forte de la famille. — Voyez, nous dit-il en pleurant, à quel état ils ont réduit mon pauvre frère ; sa gaîté, son amabilité ont disparu ; il est comme pétrifié par la douleur. Hélas ! je crains bien qu’il ne devienne entièrement imbécille… Chaque jour, son état empire ; les secousses dont il a été assailli ont été trop fortes pour la douceur de son caractère. Quant à ma sœur, je n’ose la regarder ; ses yeux me font peur… Ma femme et moi, nous faisons tout ce que nous pouvons pour l’empêcher de parler, mais cela est impossible ; elle parle seule, même la nuit ; voyez-la actuellement, elle continue de discourir sans s’apercevoir que nous ne l’écoutons pas ; elle est fo… ; il ne put achever… En prononçant ces derniers mots, sa voix s’éteignit dans les sanglots. C’était une scène déchirante ! Mon oncle se leva et me dit, en français : — Quelle leçon, Florita, pour ceux dont les désirs aspirent à des biens dont le poids excède leurs forces ! Cette famille est parvenue à d’immenses richesses, aux titres, aux honneurs, aux dignités ; mais elle n’a pas compris qu’il faut savoir perdre une partie de ses avantages pour conserver le reste ; le moral s’est affaissé sous les faveurs de la fortune ; et, lorsque les revers sont survenus, ils n’ont pu en soutenir l’assaut. L’un va mourir imbécille, l’autre folle.

L’évêque ressemblait à un squelette, tant sa figure était amaigrie, vieillie et cadavéreuse ; tout couvert de soie et d’or, enfoncé dans un grand fauteuil, donnant à peine signe d’existence, il semblait assister lui-même à ses pompes funèbres. J’étais touchée de ce spectacle, quelque absurde que la réflexion me fît paraître la douleur qui conduisait l’évêque au tombeau. Quelle valeur attachait-il donc à l’or, me demandais-je, pour être aussi vivement affecté par sa perte, puisqu’il en usait si peu pour lui-même et n’en soulageait pas l’infortune ? Mais c’est en vain que je cherchais : l’avarice offre, à mes yeux, un problème moral dont il m’a toujours été impossible de trouver la solution. Si ce prélat avait distribué ses richesses aux pauvres, ses ennemis n’eussent jamais pu prévaloir contre lui ; les vertus de l’apôtre l’auraient plus efficacement protégé que cet or qui souillait son caractère ; et ni le moine Baldivia, ni Nieto, ni aucun autre n’eussent osé attenter à son repos. Cette pauvre Marequita, chez laquelle l’amour de l’or s’était substitué à toute autre affection, qui avait refusé avec dédain tous les partis, parce qu’elle voulait, avant tout, unir ensemble deux tas d’or d’égal poids, n’offre-t-elle pas aussi un phénomène moral impossible à expliquer ?

Je voulus aussi faire une visite à San-Roman ; je ne l’avais pas encore vu ; il n’était pas sorti, parce qu’il fallait faire croire au conte de sa cuisse cassée. Mon oncle, redoutant ma franchise, fit tout ce qu’il put pour m’empêcher de l’aller voir, et il ne voulut m’y accompagner que lorsqu’Escudero s’offrit d’être mon chevalier ; il prévint San-Roman de ma visite, et eut le soin de l’avertir de ne pas s’effaroucher de la liberté de mon langage.

En nous rendant à la maison de Gamio, où était logé San-Roman avec tout son état-major, mon oncle ne cessait de me répéter   : — Florita, je vous en supplie, prenez bien garde à tout ce que vous direz au général, car…

— De quel général parlez-vous donc ?

— Eh bien ! de San-Roman.

— Est-il général, maintenant ! je n’avais pas appris sa nomination.

— Il n’était que colonel ; mais vous sentez qu’après cette victoire il va être nommé général, et la politesse exige…

— Ah ! ah ! mon oncle, je vous en supplie à mon tour, ne me faites pas rire, autrement je ne réponds pas de toutes les folies que je vais débiter à votre général, si habile à la course, qu’il devrait commander à une armée de lièvres.

En entrant chez Gamio, nous vîmes dans le grand salon un groupe d’officiers debout, qui gesticulaient et parlaient très haut ; aussitôt qu’ils nous aperçurent, ils se retirèrent avec précipitation dans la pièce voisine. Je voulus les suivre, afin de surprendre le général vainqueur tout droit sur ses deux jambes ; mais mon oncle devina mon intention maligne, et me retint en me disant : — Attendez qu’on nous annonce.

Deux ou trois de ces messieurs vinrent au devant de moi, et me dirent : — Señorita, le général est très flatté de votre visite ; il va heureusement un peu mieux ; vous allez le trouver étendu sur un canapé. J’entrai dans la chambre à coucher de madame Gamio ; San-Roman s’excusa de ne pouvoir se lever pour me recevoir. Il n’était pas couché, mais seulement assis, la jambe allongée sur un tabouret. Ce San-Roman, si redouté des Aréquipéniens, n’avait rien dans sa personne de très redoutable : il avait environ trente ans ; sa physionomie était ouverte, gaie ; mais ses cheveux, sa barbe et la couleur de sa peau dénotaient qu’il avait du sang indien dans les veines, ce qui le rendait très laid aux yeux des Péruviens de race espagnole.

Notre conversation fut assez originale, bouffonne et sérieuse tout à la fois. Il causait bien ; mais il avait un défaut terrible pour la réserve que m’avait recommandée mon oncle, c’était de rire aux éclats à propos de la moindre chose. Cette extrême hilarité contrastait avec le sérieux des personnes dont il était entouré ; elle me mit à l’aise, et je ris aussi passablement.

— Est-il bien vrai, mademoiselle, me dit-il avec un mouvement d’orgueil très prononcé, que les Aréquipéniens ont eu peur de moi ?

— C’est à un tel point, colonel, que j’étais venue à vous donner le surnom de Croquemitaine.

— Et quel sens attachez-vous à ce nom ?

— C’est celui que les bonnes emploient en France pour intimider les petits enfants. — Si tu n’es pas sage, si tu ne fais pas ce qu’on te dit, leur disent-elles, j’appelle Croquemitaine, qui viendra te manger. Et l’enfant effrayé obéit à l’instant.

— Ah ! ah ! la comparaison est charmante ! Nieto est la bonne, les Aréquipéniens sont les petits enfants, et moi je suis l’homme qui les mange.

— Vous allez donc les manger, ces pauvres Aréquipéniens ?

— Dieu m’en garde ! je viens, au contraire, rétablir la tranquillité, encourager le travail et le commerce pour qu’ils aient de quoi manger.

— C’est un noble but, colonel ; je serais curieuse de connaître le système que vous avez l’intention de suivre pour l’atteindre.

— Notre système, mademoiselle, est celui de la señora Gamarra : nous fermerons nos ports à cette foule de bâtiments étrangers qui viennent à l’envi infester notre pays de toutes sortes de marchandises qu’ils vendent à de si bas prix, que la dernière des négresses peut se pavaner, parée avec leurs étoffes. Vous sentez que l’industrie ne saurait naître au Pérou avec une telle concurrence, et tant que ses habitants pourront se procurer de l’étranger, à vil prix, les objets de leur consommation, ils ne s’attacheront pas à les fabriquer eux-mêmes.

— Colonel, les industriels ne se forment pas comme les soldats, et les manufactures ne s’établissent pas non plus, comme les armées, par la force.

— La réalisation de ce système n’est pas aussi difficile que vous semblez le croire : notre pays peut fournir toutes les matières premières, du lin, du coton, de la soie, de la laine d’une finesse incomparable, de l’or, de l’argent, du fer, du plomb, etc. ; quant aux machines, nous les ferons venir d’Angleterre, et nous appellerons des ouvriers de toutes les parties du monde.

— Mauvais système, colonel ! croyez-moi, ce n’est pas en vous isolant que vous ferez naître l’amour du travail et exciterez l’émulation.

— Et moi, mademoiselle, je crois que la nécessité est le seul aiguillon qui forcera ce peuple à travailler ; observez aussi que notre pays est dans une position bien plus avantageuse qu’aucun de ceux de l’Europe ; car il n’a ni armée gigantesque, ni flotte à entretenir, ni une dette énorme à supporter ; il se trouve donc dans des circonstances favorables au développement de l’industrie ; et lorsque la tranquillité sera rétablie, que nous aurons interdit la consommation des marchandises étrangères, nul obstacle ne s’opposera à la prospérité des manufactures que nous établirons.

— Mais vous ne songez pas que, pour longtemps encore, la main-d’œuvre sera plus chère ici qu’elle ne l’est en Europe ; vous n’avez qu’une faible population, et vous l’occuperiez à fabriquer des étoffes, des montres, des meubles, etc. ? Que deviendront alors la culture des terres, déjà si peu avancée, et l’exploitation des mines, que vous avez été contraints d’abandonner, faute de bras ?

— Tant que nous serons sans manufactures, les étrangers continueront à nous emporter notre or et notre argent.

— Mais, colonel, l’or et l’argent sont les productions du pays, et, plus que toute autre, elles perdraient de leur valeur, si vous ne pouviez les échanger contre les productions du dehors. Je vous le répète, l’époque d’établir des manufactures n’est pas encore arrivée pour vous : avant d’y songer, il faut d’abord faire naître dans la population le goût du luxe et des conforts de la vie, lui créer des besoins, afin de la porter au travail ; et ce n’est que par la libre importation des marchandises étrangères que vous y parviendrez. Tant que l’Indien ira pieds nus, se contentera d’une peau de mouton pour tout vêtement, d’un peu de maïs et de quelques bananes pour sa nourriture, il ne travaillera point.

— C’est très bien, mademoiselle, je vois que vous défendez avez zèle les intérêts de votre pays.

— Oh ! je ne crois pas oublier dans cette circonstance que je suis de famille péruvienne. Je désire ardemment voir prospérer cette nation. Instruisez le peuple, établissez des communications faciles, laissez le commerce sans entraves, et vous verrez alors la prospérité publique marcher à pas de géant. Vos frères de l’Amérique du nord n’ont étonné le monde par la rapidité de leurs progrès qu’en usant des moyens bien simples que je vous propose.

Notre conversation fut longue : ma gaîté et ma gravité charmèrent tellement le vainqueur, que, lorsque je me levai pour me retirer, oubliant sa cuisse cassée, il se leva en même temps pour me reconduire. J’eus la malice de lui laisser faire quelques pas, malgré les figures alarmées des officiers présents, et lui dis ensuite : — Général, je ne veux pas que vous alliez plus loin : vous êtes malade, votre blessure est très dangereuse ; restez bien enveloppé dans votre manteau, ne parlez pas économie politique, fumez de bons cigares, et avec du temps, en suivant ce régime, j’espère que vous vous remettrez. San-Roman me remercia de l’intérêt sincère que je prenais à lui, et se mit à boiter en retournant à son canapé.

Le soir, Escudero vint me voir ; en l’apercevant, je me mis à rire de si bon cœur, que lui-même ne put s’empêcher de rire avec moi. Nous nous étions compris.

— Chère Florita, c’est ainsi qu’est le monde, une comédie perpétuelle dont nous sommes tous acteurs et spectateurs tour à tour ; peut-être qu’à Tacna, en ce moment, le général Nieto a le bras en écharpe. Eh ! mon Dieu ! ces petites supercheries sont très innocentes.

— Oui, sans doute, colonel ; mais convenez que, lorsqu’on a fait annoncer publiquement avoir la cuisse cassée, on devrait se le rappeler et ne pas se lever tout droit sur ses deux jambes, pour aller reconduire les demoiselles.

— Et c’est vous, avec vos yeux de gazelle, dont vous connaissez si bien le pouvoir, c’est vous qui venez faire un reproche à ce pauvre San-Roman d’avoir oublié, en votre présence, que sa cuisse devait vous paraître cassée. Ah ! mademoiselle Flora, ce n’est pas généreux.

— Colonel, il ne s’agit pas ici de générosité : la position de San-Roman a dû me paraître risible ; et vous-même, à l’instant, venez d’en rire.

— Ah ! moi, c’est différent ; je suis comme le cher Althaus, je ris de tout ; ensuite je n’ai pas fait la conquête du vainqueur comme la belle Florita.

— Vraiment ? Ah ! cela me raccommode avec lui ; je ne croyais pas l’avoir laissé très satisfait de moi après les grosses franchises que je lui ai dites au sujet de son absurde politique.

— Vous lui avez plu tellement, qu’il m’a dit : « Si j’étais libre, je demanderais cette demoiselle en mariage. Je ne conçois pas comment, vous autres garçons, vous la laissez partir. »

— Ah ! mais il paraît qu’il ne doute de rien, M. Croquemitaine.

— Avant d’avoir gagné la bataille, il n’aurait peut-être pas osé parler ainsi ; mais actuellement, vous devez sentir, aimable Florita, que, pour le vainqueur de Cangallo, rien n’est impossible.…

— Escudero, les hommes de ce pays sont réellement curieux à examiner ; lorsqu’en Europe je voudrai les peindre par leurs actions, on ne me croira pas.

— Écrivez toujours votre voyage, et si les Français ne vous croient pas, les Péruviens profiteront peut-être des vérités que vous aurez le courage de leur dire.

Escudero jugeait comme Althaus les hommes avec lesquels il était forcé de vivre ; mais, plus doux de manières et de caractère que mon cousin, il s’amusait, en homme de bonne compagnie, des ridicules qu’il voyait : il avait, pour les Péruviens, cette indulgence outrageante qu’on accorde à ceux auxquels on dédaigne de faire une remontrance.

Avant de quitter Aréquipa, je voulus aussi aller faire mes adieux à ma cousine la monja de Santa-Rosa.

Ce fut seule que j’allai faire cette visite. Le courage, la persévérance qu’a manifestés la jeune religieuse sont admirés de tout le monde ; mais elle vit dans l’isolement ; et, quoiqu’elle soit alliée aux familles les plus riches et les plus influentes du pays, personne n’ose la voir, tant les préjugés de la superstition ont conservé de puissance sur ce peuple ignorant et crédule.

Je me rendis, le soir, à la maison qu’habitait Dominga ; je la trouvai occupée à apprendre le français. On fait un crime à Dominga du goût qu’elle affiche pour la toilette et le luxe, comme si, après s’être enfuie du cloître, elle dût en continuer les absurdes austérités dans le monde. Sa mère, la seňora Gutierriez, la repoussa avec dureté ; son frère et une de ses tantes, très riches l’un et l’autre, sont les deux seules personnes de sa famille qui prirent parti pour elle.

Ils lui meublèrent une maison, lui donnèrent des esclaves, et de l’argent pour vivre et s’acheter un trousseau. L’amour du luxe et de la toilette est un sentiment naturel ; il peut être imprudent chez ceux qui n’ont pas les moyens de s’y livrer, mais ne saurait raisonnablement encourir le blâme public. Je conçois que ces jouissances puissent paraitre puériles aux personnes préoccupées par de hautes et graves pensées ; mais, quoique très simple dans mes goûts, je ne puis trouver en moi un motif qui rende excusables les reproches haineux dont la monja était l’objet à cet égard ; il me paraissait tout naturel que la pauvre recluse se dédommageât de ses onze années de captivité, des tourments et des privations de toute espèce qu’elle avait eus à souffrir à Santa-Rosa.

Dominga, ce soir-là, était ravissante ; elle avait une jolie robe en gros de Naples écossais rose et noir, un joli petit tablier en dentelle noire, des mitaines de tulle noir, qui laissaient voir à moitié ses bras ronds et potelés, ses mains aux doigts allongés ; ses épaules étaient nues, et un collier de perles ornait son cou ; ses cheveux, d’un noir d’ébène, brillant comme la plus belle soie, tombaient sur son sein en plusieurs nattes artistement tressées avec des rubans de satin rose ; sa belle physionomie avait une teinte de mélancolie et de souffrance, qui répandait sur toute sa personne un charme indéfinissable.

Quand j’entrai, elle accourut à moi et me dit avec un accent qui me pénétra de tristesse   : — Est-il bien vrai, chère Florita, que vous retournez en France ? — Oui, cousine, je pars et viens vous faire mes adieux. — Ah ! Florita, que vous êtes heureuse et combien j’envie votre sort !… — Chère Dominga, vous êtes donc bien malheureuse ici ?… — Plus que vous ne pouvez l’imaginer…, beaucoup plus que je ne l’ai jamais été à Santa-Rosa…

En achevant ces mots, elle tordit ses mains avec désespoir, et ses grands yeux à l’expression sombre s’élevèrent vers le ciel comme pour reprocher à Dieu la cruelle destinée qu’il lui avait faite…

— Comment, Dominga, vous libre, vous si belle, si gracieusement parée, vous êtes plus malheureuse que lorsque vous étiez prisonnière dans ce lugubre monastère, ensevelie dans votre voile de religieuse ? J’avoue que je ne vous comprends pas.

La jeune fille pencha sa tête altière en arrière, et, me regardant avec un sourire sardonique, me dit   : — Moi, libre… ; et dans quel pays avez-vous vu qu’une faible créature, sur laquelle pèse tout le poids d’un atroce préjugé, fût libre ? Ici, Florita, dans ce salon, vêtue de cette jolie robe de soie rose, Dominga est toujours la monja de Santa-Rosa !… A force de courage et de constance, je suis parvenue à échapper de mon tombeau ; mais le voile de laine que j’avais épousé est toujours là sur ma tête, il me sépare à jamais du monde ; vainement ai-je fui le cloître, les cris du peuple m’y repoussent…

Dominga se leva comme pour respirer ; il sembla, au mouvement qu’elle fit, que son voile l’étouffait encore… Je restai anéantie… Voilà dans tout son beau, pensais-je, la civilisation qu’apporte le culte de Rome : ainsi que la religion de Brama, ce culte qui invoque audacieusement le nom du Christ a ses Parias, et les créatures que Dieu a comblées de ses dons sont aussi lapidées par ces farouches sectaires. Je considérai, avec douleur, ma pauvre cousine, qui se promenait de long en large dans la chambre ; elle paraissait être dans un état violent d’agitation… Comme sa démarche était noble ! comme sa taille était svelte et souple ! comme sa jambe était fine et son joli petit pied coquet ! Tant de charmes, tant d’éléments de bonheur étaient perdus…, perdus parce que le fanatisme étouffait dans ses serres cette gracieuse créature.

— Chère Dominga, lui dis-je, venez me dire adieu ; je vois que ma présence ici est une cause de trouble pour vous ; je ne suis certes pas venue vous voir dans cette intention ; je vous aime par sympathie ; mon malheur surpasse encore le vôtre…

— Oh ! impossible, s’écria-t-elle d’une voix vibrante, en venant se jeter dans mes bras ; oh ! non, c’est impossible…, car le mien excède les forces humaines !

Elle me tenait étroitement embrassée, et je sentais son cœur battre comme s’il allait se rompre : cependant elle ne pleurait pas.

Il se fit un très long silence : nous sentions, l’une et l’autre, que nous étions dans une de ces situations où il suffit d’une seule parole pour soulever une foule de pensées pénibles. À la fin, Dominga se détacha de mes bras avec un mouvement brusque et me dit, d’un son de voix terrible : — Plus malheureuse que moi !… Ah ! Florita, vous blasphémez ! Vous, malheureuse, quand vous êtes accueillie partout et libre de partir et d’aller où bon vous semble ! vous, malheureuse, quand vous pouvez aimer l’homme qui vous plaît et l’épouser !… Non, non, Florita, moi seule ai le droit de me plaindre ! Si l’on m’aperçoit dans les rues, on me montre au doigt, et les malédictions m’accompagnent !… Si je vais pour participer à la joie commune d’une réunion, on me repousse en me disant : « Ce n’est pas ici que doit se trouver une épouse du Seigneur ; rentrez dans votre cloître, retournez à Santa-Rosa… » Lorsque je me présente pour demander un passeport, on me répond : « Vous êtes monja…, épouse de Dieu ! vous devez demeurer à Santa-Rosa… » Si je veux épouser l’homme que j’aime, on me dit : « Vous êtes monja…, épouse de Dieu ! vous devez vivre à Santa-Rosa… » Oh ! damnation ! damnation ! je serai donc toujours monja !… — Et moi, répétai-je. tout bas, toujours mariée !

L’expression que Dominga mit à prononcer ces mots me fit frissonner d’épouvante ; son désespoir était poussé jusqu’à la rage ; la malheureuse tomba épuisée sur le sopha ; je ne cherchai pas à lui donner des consolations ; il n’en existe pas pour de pareilles douleurs… Je caressai ses cheveux ; j’en coupai une mèche que je garde précieusement. Infortunée Dominga ! combien je compatissais à sa peine !

Vers dix heures, on frappa à la porte : c’était le jeune médecin qui l’avait aidée à se procurer un cadavre de femme. Elle lui tendit la main et lui dit d’une voix émue : — Florita s’en va…, et moi….

— Et vous aussi, interrompit le jeune homme ; vous partirez bientôt ! Encore un peu de patience, et vous ne tarderez pas à voir ma belle Espagne et ma bonne mère, qui vous aimera comme sa fille.

À ces mots, la pauvre Dominga soupira comme une personne qui renaît à l’espérance ; le sourire reparut sur ses lèvres, et, avec un accent d’amour et de doute, elle dit : — Que Dieu vous entende ! Alfonso ; mais, hélas ! je crains de ne pouvoir jamais jouir d’un tel bonheur !

Cette dernière scène m’initia aux chagrins de ma cousine, et me fit comprendre combien elle devait souffrir…

Le moment de mon départ approchait ; chez mon oncle, on portait une figure attristée ; mais j’avais lu au fond de leurs pensées, et leurs regrets me disaient l’effet des pleurs d’un héritier. Quelques égards qu’on me montrât, ma manière d’être dans la maison attestait, aux yeux du monde, la conduite de ma famille envers moi. Ma mise, d’une simplicité extrême, annonçait suffisamment que cette riche famille ne suppléait en rien, par ses cadeaux, à mon manque de fortune ; et l’on voyait, dans la maison de don Pio, la fille unique de Mariano traitée comme une étrangère. Cependant j’étais calme, résignée ; ni mes paroles ni mes traits ne manifestaient du mécontentement ; depuis la scène que j’avais eue avec mon oncle, je ne m’étais pas permis la plus légère allusion au sort qu’on m’avait fait. Mais cette dignité de maintien les mettait aussi mal à l’aise avec eux-mêmes qu’avec les autres. Ma présence était, pour eux tous, un reproche perpétuel ; et mon oncle, qui m’aimait réellement, en éprouvait des remords.

Je voulus avoir une conversation avec ma tante au sujet de ses enfants. Je la suppliai de me confier son fils et sa seconde fille Penchita, pour les faire élever en France d’une manière convenable à leur fortune et à leur rang dans la société. J’appelai particulièrement son attention sur Penchita, sur ce petit ange de beauté et d’esprit qui deviendrait un être extraordinaire si ses grandes dispositions étaient habilement développées. Ma tante, frappée des raisons que je lui alléguais, me dit qu’elle consentirait au départ de son fils, mais que rien au monde ne pourrait la décider à laisser aller Penchita en France. — Envoyer ma fille dans une pension de Paris pour qu’elle y soit instruite dans la philosophie, l’hérésie et l’athéisme ! Oh ! jamais de mon consentement elle ne mettra les pieds dans un pays où notre sainte religion est tournée en ridicule ; où Voltaire, Rousseau sont considérés comme des dieux et leurs œuvres dans les mains de tout le monde. Vainement fis-je observer à Joaquina que, dans les pensions de France, les enfants sont élevés dans la croyance religieuse que les parents veulent leur donner. Ma tante s’indignait qu’à cet égard on pût choisir ; et la conversation de trois heures que j’eus avec elle, sur ce chapitre, me la montra une fanatique telle que le catholicisme de Rome en compte peu aujourd’hui. Joaquina me demandait un jour si, en France, les Juifs et les protestants entraient dans les églises. — Nul n’a le droit de les en empêcher, lui répondis-je — Ah ! quelle horreur ! quel sacrilège ! — D’ailleurs, comment voudriez-vous que cela ne fût pas ? les bedeaux des églises pourraient-ils discerner sur la figure la religion de l’individu ? — C’est assez, Florita, ne me parlez plus de ce pays d’impiété.

Refusée par ma tante, je m’adressai à mon oncle ; celui-ci n’était pas accessible aux mêmes craintes ; le risque que pourraient courir, en France, les idées superstitieuses de ses enfants n’entra pour rien dans les considérations dont il motiva son refus.

— Florita, je me garderai bien d’envoyer mes enfants en Europe ; j’ai trop d’exemples sous les yeux des mauvais résultats de l’éducation qu’ils y reçoivent, des habitudes qu’ils y contractent ; ils reviennent dans leur pays, après six ou huit ans d’absence, avec des goûts de luxe, de dépense, et ne sachant plus parler leur langue ; mais, en revanche, ils parlent le français, langue tout à fait inutile ici, dansent le galop, diable de danse pour laquelle il faut un espace immense, tandis qu’au Pérou on danse le mouchoir dans quatre pieds carrés, et montent à cheval à l’anglaise, mode qui n’est bonne, dans nos chemins, qu’à se faire casser le cou ; enfin, en sus de ces belles connaissances, les petits prodiges jouent du violon, de la flûte ou du cor ; convenez-en, Florita, voilà une éducation qui fait des hommes bien utiles à la république !

— Certes, mon oncle, il faudrait laisser votre fils au Pérou si, en Europe, il devait recevoir une pareille éducation ; mais croyez-vous qu’il ne soit pas possible de lui en faire donner une meilleure ?

— Ah ! je suis loin de le penser ; cependant, depuis 1815, plus de vingt jeunes gens ont été envoyés en Europe, et sont revenus tels que je viens de vous les dépeindre.

— Mon oncle, ils ont reçu l’éducation que la sottise de leurs parents avait voulu leur faire donner. Connaissez-vous les lettres que l’affection paternelle inspire à ces pères éclairés, lorsqu’ils adressent leurs enfants à leurs correspondants ? J’ai vu quelques unes de ces lettres dans les mains des négociants de Bordeaux ; toutes tracent le programme des études du cher fils, programme à peu près toujours le même : on veut que le jeune homme sache le français, monte à cheval, danse à la mode de Paris, joue du violon, etc. ; mais, dans aucune de ces lettres, je n’ai vu recommander de lui faire apprendre les mathématiques, le dessin, enfin les connaissances requises pour entrer dans une des écoles savantes des ponts et chaussées, des mines ou polytechnique, de le faire instruire en architecture, ou de l’envoyer apprendre l’agriculture dans les fermes modèles ; il n’était pas question non plus de faire fréquenter les écoles de droit ou de médecine à aucun d’eux. Que les parents ne s’en prennent donc qu’à eux-mêmes si leurs enfants ont reçu en Europe une éducation futile, qui ne les rend propres à aucun des emplois de la société. Ils les avaient destinés, sans doute, à manger de l’argent et non à en gagner. Convenez, mon oncle, que l’accusation portée contre l’éducation européenne est de la dernière injustice. Althaus, Escudero, Bolivar et vous-même, mon oncle, avez tous été élevés en Europe ; il me semble que vous quatre faites assez d’honneur à l’éducation qu’on y reçoit, pour qu’aucun de vous ne se range au nombre de ses détracteurs.

— Althaus, Escudero avaient leurs parents auprès d’eux pour diriger leur éducation, Bolivar a eu pour guide et ami Rodriguez, homme d’un grand mérite, et moi j’ai eu votre père, mon cher Mariano, dont les soins, la sollicitude ne me perdaient jamais de vue, et qui me traitait en tout comme son fils. Votre père, élevé au collège de la Flèche, se trouvant bien de l’éducation qu’il y avait reçue, vint me chercher : je n’avais alors que sept ans, et me mis dans le même collège. À l’âge de dix-huit ans, il m’en retira pour me faire entrer comme sous-officier dans le superbe régiment des gardes-wallonnes. Mon service me laissait beaucoup de temps et mon frère me le faisait employer à l’étude : il récompensait mon assiduité en me donnant des maîtres soit de musique, soit de danse ; il considérait ces talents comme propres seulement à se faire bien venir des dames. Pendant mes congés, il m’envoyait voyager en Angleterre, en Allemagne, afin de m’instruire dans les mœurs, la politique, l’industrie et l’organisation militaire de ces pays. Il voulait que je prisse des notes sur tout ce que je voyais, et j’étais obligé de lui donner une relation de mes voyages, rédigée avec autant de soins et d’exactitude que si elle eût été destinée à l’impression. Ce travail m’était souvent pénible, j’aurais préféré m’amuser ; mais j’aimais mon frère avec cette déférence qu’un fils a pour son père. La grande différence d’âge qui existait entre nous, son caractère sérieux, sévère, m’inspiraient un respect parfois mêlé de crainte. Je conçois, Florita que, lorsqu’un jeune homme a un tel frère pour mentor, il fasse de rapides progrès ; mais l’envoyer consigné à un négociant qui le place dans un collège comme il met un ballot dans son magasin, porte en compte aux parents quinze ou vingt pour cent pour sa commission, et ne s’en inquiète plus ; je vous le répète, c’est un mode détestable, et c’est cependant le seul que nous ayons. Or, je trouve inutile de faire beaucoup de dépenses dont le résultat serait peut-être de rendre Florentino pire qu’il n’est.

Mes instances ne purent rien obtenir de mon oncle ; il m’objecta l’âge de Florentino et son caractère gâté par sa mère, qui le rendraient indocile à mes conseils et à la direction que je voudrais lui donner. Je repoussai ses objections en lui faisant observer que l’amour-propre de son fils et le sentiment de son infériorité le porteraient à faire des efforts pour se mettre au niveau des camarades dont il serait entouré. Battu sur tous les points, mon oncle allégua la dépense que lui occasionnerait le séjour de Florentino en France ; je me mis à sourire à cette dernière objection ! — Je ne parle pas, ajouta-t-il, des frais d’une éducation dont il ne profiterait pas, mais des dépenses dans lesquelles son âge ne tarderait pas à l’entraîner. — Certes, don Pio est assez riche pour courir le risque de payer quelques folies de jeunesse ; mais le pauvre homme était en peine pour cacher le véritable motif qui le faisait persister dans son refus. Mon oncle a toujours régné chez lui en maître absolu ; ses connaissances, en toutes choses, lui donnent une telle supériorité, que ses conseils peuvent se passer de l’autorité du chef de famille pour être suivis : il préférerait mourir que de voir décliner cette influence dominatrice. Il ne se croit pas vieux ; ses facultés intellectuelles sont entières, et il semble ne vouloir pas envisager la caducité comme devant l’atteindre ; son fils est spirituel, mais ignorant, et rempli de défauts produits par l’absence de toute éducation. Don Pio désire que son fils ait toujours besoin de lui ; qu’à la déférence qu’on doit à un père, il joigne celle dont l’exemple lui est donné par toutes les personnes qui l’entourent. Dans ce but, mon oncle ne veut pas que cet enfant acquière de nouvelles idées et développe son intelligence ; il craindrait que l’éducation européenne n’eût pour résultat d’inspirer à Florentino de la confiance en lui-même ; qu’il ne vînt à dédaigner les conseils et opinions de son père. Mon oncle, ayant d’immenses richesses, de grandes propriétés à laisser à ses enfants, s’imagine que c’est une compensation suffisante pour le défaut d’instruction ; il croit pouvoir, sans compromettre leur existence future, satisfaire cet amour de domination qu’il porte jusque dans son intérieur ; mais les biens de la fortune sont si inconstants, si peu de personnes les conservent, que de s’y fier pour l’avenir est la plus insigne aberration de l’esprit humain. Le précepte que la sagesse crie aux hommes, depuis plus de deux mille ans, de ne compter que sur eux-mêmes, de considérer les richesses comme accidentelles et les talents comme les seules réalités de ce monde, reçoit journellement sa démonstration dans un pays que tourmente la discorde, où les individus, soupçonnés d’être riches sont sans cesse exposés aux spoliations. Et moi aussi j’étais née pour avoir une part égale à celle de don Pio, dans l’immense fortune laissée par ma grand’mère : mon père le croyait : sa fille, disait-il, aurait un jour 40,000 francs de rente ; néanmoins je travaille pour vivre et élever mes enfants. Il n’a pas dépendu de moi d’épargner à ceux de mon oncle les rudes épreuves par lesquelles j’ai dû passer, si la fortune de leur père, comme celle du mien, venait à tromper leur espoir ; j’aurais désiré qu’ils apprissent des talents, qui pussent, dans la prospérité, les soustraire aux écarts des passions, les rendre utiles à leurs semblables, et, dans le besoin, subvenir à leur existence ; mais Dieu n’a pas permis que mon oncle en eût la volonté.

La veille de mon départ, don Pio me renouvela la promesse qu’il m’avait faite devant toute la famille, de m’assurer, aussitôt que la tranquillité serait rétablie, la pension de 2,500 francs qu’il me faisait, et me remit une lettre pour M. Bertera, auquel il donnait l’ordre de me la payer exactement et d’avance.


VI.

MON DÉPART D’ARÉQUIPA.


Le vendredi 25 avril, M. Smith vint me prendre à sept heures du matin ; j’étais prête à monter à cheval, et mes traits n’annonçaient aucune agitation. J’éprouvais cependant une vive émotion en abandonnant ces lieux : je quittais la maison où était né mon père ; j’avais cru y trouver un abri, et, pendant les sept mois que je venais de l’habiter, je n’y avais rencontré que la demeure de l’étranger ; je fuyais cette maison où j’avais été soufferte, mais non adoptée ; je fuyais les tortures morales que j’y éprouvais, les suggestions que m’y inspirait le désespoir ; je fuyais pour aller où ?… Je l’ignorais. — Je n’avais pas de plan, et, lasse de déceptions, je ne formais plus de projets ; repoussée partout, sans famille, sans fortune ou profession, ou même un nom à moi, j’allais au hasard, comme un ballon dans l’espace qui va tomber où le vent le pousse. Je dis adieu à ces murs, en invoquant à mon aide l’ombre de mon père ; j’embrassai ma tante et la plaignis dans mon cœur de sa dureté envers moi ; j’embrassai ses enfants et les plaignis aussi ; car ils auront à leur tour des jours d’affliction. Je dis adieu aux nombreux serviteurs réunis dans la cour, je montai à cheval et quittai à jamais cet asile temporaire, pour m’en remettre à la grâce de Dieu. Mon oncle, mon cousin Florentino, ainsi que plusieurs amis, vinrent m’accompagner.

Nous marchions en silence ; les personnes dont j’étais entourée admiraient mon grand courage et s’en effrayaient. MM. Le Bris, Viollier étaient tristes, et mon oncle paraissait l’être aussi ; quant à moi, une voix secrète me rassurait ; je sentais, comme par instinct, que Dieu ne m’avait pas abandonnée.

A Tiavalla, nous nous arrêtâmes ; mes regards se tournèrent vers Aréquipa et sa charmante vallée ; puis sur mon oncle… Assaillie à la fois par mille souvenirs, j’éprouvai un si cruel déchirement, que mes larmes me suffoquèrent. Tous ces messieurs se taisaient et semblaient deviner ce qui se passait dans mon ame. M. Le Bris me dit : — Chère demoiselle, il est encore temps, si vous voulez retourner à Aréquipa, vos amis vous aideront à y mener une vie, sinon brillante, au moins calme et aisée. Je lui serrai la main et donnai au même moment le signal du départ. Au lieu où nous nous trouvions, le chemin devenant étroit, je passai la première et traversai ainsi le village. Quand nous fûmes en rase campagne, je m’arrêtai pour attendre mon oncle ; mais je ne le vis plus… M. Le Bris me dit que, pour m’épargner l’émotion d’un dernier adieu, il avait profité du coude formé par la route, pour retourner à Aréquipa sans être aperçu de moi. — C’était fini… je ne devais plus voir mon oncle… Je ne saurais exprimer combien cette pensée me fut pénible ! Cet oncle qui m’avait fait tant de mal, dont la conduite dure, ingrate me forçait à errer sur la terre, comme l’oiseau dans les forêts, sans avoir guère plus que lui d’existence assurée ; cet oncle, qui n’avait eu pour moi aucune justice, dont l’avarice l’emportait en son cœur sur l’affection et la pitié, eh bien ! je l’aimais ; je l’aimais malgré ma volonté', tant les premières impressions de l’enfance sont durables et puissantes ! J’éprouvai une si vive douleur, que j’hésitai un moment si je ne retournerais pas à Aréquipa, uniquement pour revoir mon oncle, le conjurer de m’aimer, d’oublier qu’il me retenait mon bien, si réel était le besoin que je sentais de son affection. Ah ! qui peut expliquer les bizarreries du cœur humain ? Nous aimons, nous haïssons, ainsi que Dieu le veut, sans pouvoir, le plus souvent, en assigner le motif. Ah ! malheureuse organisation sociale ! Si je n’avais pas été obligée de disputer avec mon oncle pour mon héritage, nous nous serions sincèrement aimés. Son caractère d’homme politique ne m’inspirait aucune sympathie ; mais tout le reste me plaisait en lui. Je n’ai jamais rencontré un homme dont la conversation fût plus instructive, les manières plus aimables, les saillies plus gaies.

A Congata, nous trouvâmes un bon déjeuner tout prêt que nous devions à la galanterie du très attentionné M. Smith. Je revis mon petit Mariano, grandi, embelli ; il voulait absolument venir avec moi en France. Ce cher enfant était admirable d’expression, quand il me disait « Mi Floritay[33], dites à ces étrangers qu’ils nous laissent seuls ; ils me gênent et j’ai besoin de vous parler. » Nous restâmes chez M, Najarra jusqu’à ce que la chaleur fût un peu tombée ; vers midi, le vent de mer commença à souffler, et nous nous mîmes en route.

En me séparant de mes deux meilleurs amis, MM. Le Bris et Viollier, j’éprouvai de douloureux regrets. Pendant sept mois, ils m’avaient donné toutes sortes de marques d’intérêt, et je ressentais pour eux la plus sincère amitié.

M. Smith avait pour domestique un Chilien très intelligent et mom oncle m’avait donné un homme de confiance pour m’accompagner et me servir jusqu’à mon embarquement. De plus, je tenais, de la gracieuse galanterie du colonel Escudero, une garde de sûreté. Le lieutenant Monsilla, avec deux lanciers, était chargé par lui de ma défense.

Ce voyage fut beaucoup moins pénible que le premier ; je m’étais munie de choses nécessaires pour me garantir, autant que possible, du soleil, du vent, du froid, de la soif, en un mot de toutes les souffrances du désert. J’avais deux bonnes mules, afin de pouvoir changer de monture ; ensuite M. Smith eut l’extrême politesse de mettre son second cheval à ma disposition. Ma tante Joaquina m’avait prêté deux selles, une anglaise pour le cheval, et une autre mieux appropriée aux mules ; enfin les soins dont m’environnait M. Smith me faisaient trouver en lui un second don Balthazar, qui, ayant dix ans d’expérience de ces sortes de voyage, ne le cédait en rien au premier.

Lorsque nous parvînmes au sommet de la première montagne, nous fîmes halte. Je mis pied à terre et allai m’asseoir au même endroit où, sept mois auparavant, j’avais été déposée mourante. Je restai là assez longtemps en admiration de la délicieuse vallée d’Aréquipa ; je lui faisais, mes derniers adieux. Je considérai la forme bizarre sous laquelle apparaissait la ville, et mes pensées se succédant, je songeais que, libre et maîtresse de pouvoir m’associer avec un homme de mon choix, j’eusse pu y jouir d’une vie aussi heureuse que dans la plupart des pays de l’Europe. Ces réflexions m’attristaient, j’en étais émue. — Mademoiselle, me dit M. Smith, qui courait le monde depuis l’âge de seize ans, et ne concevait pas comment on pouvait tenir à aucun pays, ne regrettez pas Aréquipa : c’est une jolie ville sans doute ; mais celle où je vous mène est un véritable paradis. Ce volcan est superbe, et j’en voudrais voir un semblable à Dublin ; ces Cordillières sont magnifiques : cependant convenez qu’à ce voisinage doit être attribué le vent froid et volcanisé, qui rendrait atrabilaire le caractère le plus gai, le plus doux de toute l’Angleterre. Ha ! vive Lima ! Quand on ne peut pas être membre du parlement, avec 10,000 livres sterling de rente, il faut venir vivre à Lima. C’est ainsi que la gaîté naturelle et pleine d’esprit de M. Smith faisait prendre un autre cours à mes pensées.

En allant d’Aréquipa à Islay, on a le soleil par derrière et le vent en face ; conséquemment on souffre beaucoup moins de la chaleur qu’en se rendant d’Islay à Aréquipa. Je fis la route très bien et sans grande fatigue ; ensuite, ma santé s’étant améliorée, je me trouvai plus forte pour les supporter que lors de mon premier voyage. À minuit, nous arrivâmes au tambo. Je me jetai tout habillée sur mon lit, pendant qu’on préparait le souper. M. Smith possédait un talent miraculeux pour se tirer lestement des embarras du voyage ; il s’occupait de tout : de la cuisine, des muletiers, des bêtes, et cela avec une prestesse, un tact admirables. Cet Anglais était un jeune fashionable de trente ans, portant dans tout ce qu’il faisait la même élégance de manières ; et, jusque dans le désert, on reconnaissait le dandy de salon. Nous dûmes à ses soins de faire un très bon souper, après lequel nous restâmes à causer ; car pas un de nous ne put dormir. À trois heures du matin, nous nous remîmes en route. Le froid était si âpre, que je me couvris de trois ponchos. Quand l’aurore parut, je me sentis accablée par un sommeil que ma volonté ne pouvait vaincre, et priai M. Smith de me laisser dormir seulement une demi-heure : je me jetai à terre, et, sans donner le temps au domestique d’étendre un tapis, m’endormis si profondément, qu’on n’osa pas me déranger pour me mettre mieux. On me laissa dormir une heure : je me trouvai très bien après ce sommeil ; nous étions alors en rase pampa, et je montai sur le cheval, afin de traverser cette immensité, toujours au grand galop.

M. Smith doutait fort que je pusse le suivre ; pour m’encourager, il ne cessait de me défier, j’acceptais le défi, et mis à honneur d’être toujours en avant de lui, de quinze ou vingt pas. Par cette manière de me stimuler, il obtint le résultat qu’il en attendait : je devins de suite excellente cavalière. Je fis si bien galoper mon cheval, tout en le ménageant, que l’officier Monsilla ne put me suivre, et moins encore les deux lanciers. Enfin M. Smith lui-même fut obligé de me demander grâce pour sa belle jument chilienne, qu’il craignait de trop fatiguer.

À midi, nous arrivâmes à Guerrera, et y fîmes une halte ; nous prîmes un repas sous le frais ombrage des arbres ; ensuite nous arrangeâmes des lits par terre et dormîmes jusqu’à cinq heures. Nous montâmes à pas lents la montagne et parvînmes à Islay à sept heures. Grande fut la surprise de don Justo quand il me vit. Cet homme, qui est d’une bonté et d’une hospitalité extrêmes envers tous les étrangers, fut pour moi plein d’attentions. Islay avait bien changé d’aspect depuis mon dernier séjour. Je ne fus, cette fois, invité à aucun bal. Nieto et ses valeureux soldats, pendant les vingt-quatre heures qu’ils y étaient restés, avaient tout ravagé : outre les réquisitions de vivres, des extorsions de toute nature avaient été commises par eux pour arracher de l’argent aux malheureux habitants. Cette bourgade était dans la désolation. Le bon Justo ne cessait de me répéter :

— Ah ! mademoiselle, si je n’étais pas aussi vieux, je partirais avec vous : les guerres continuelles qui déchirent ce pays l’ont rendu inhabitable : j’ai déjà perdu deux de mes fils, je m’attends à apprendre la mort du troisième, qui est dans l’armée de Gamarra.

Je restai trois jours à Islay, à attendre le départ de notre bâtiment, et je les aurais passés d’une manière assez triste, sans la société de M. Smith et des officiers d’une frégate anglaise mouillée dans la baie, dont il m’avait fait faire la connaissance. Je n’ai jamais rencontré, je me plais à le dire, d’officiers aussi distingués par leurs manières, leur esprit, que ceux de la frégate the Challenger ; tous parlaient français, et avaient séjourné à Paris plusieurs années. Ces messieurs, toujours en habit de ville, étaient remarquables par leur mise d’une propreté exquise et d’une élégante simplicité. Le commandant était un homme superbe, d’une beauté idéale. Il n’avait que trente-deux ans ; néanmoins une profonde mélancolie pesait sur lui : ses actions, ses paroles avaient une teinte de tristesse qui faisait mal. J’en demandai la cause à un de ses officiers, qui me dit   : — Ah ! oui, mademoiselle, sa tristesse est bien grande ; mais le chagrin qui la produit est aussi le plus douloureux de ce monde. Depuis sept ans il est marié avec la plus belle femme d’Angleterre ; il l’aime éperdument, en est également aimé, et toutefois il doit vivre séparé d’elle.

— Qui donc lui impose cette séparation ?

— Son état de marin. Comme il est un des plus jeunes capitaines de frégate, il est constamment envoyé dans des stations éloignées, de trois ou quatre ans de durée. Il y a trois ans que nous sommes dans ces parages, et nous ne serons en Angleterre que dans quinze mois. Jugez de la peine cruelle qu’une aussi longue absence doit lui faire éprouver !…

— Dites leur faire éprouver !… Il n’a donc aucune fortune, puisqu’il reste dans une carrière où il se torture lui-même et celle qu’il aime ?

— Pas de fortune ! il a en propre 5,000 livres sterling de rente, et sa femme, la plus riche héritière de l’Angleterre, lui a apporté 200,000 livres sterling ; elle est fille unique, et en aura encore deux fois autant à la mort de son père.

Je restai étonnée.

— Alors, monsieur, expliquez-moi donc quelle est la puissance qui oblige votre commandant à se tenir éloigné de sa femme pendant quatre ans, à mourir de consomption à bord de sa frégate, et à condamner une aussi belle personne à la douleur et aux larmes ?

— Il faut qu’il arrive à une haute position : notre commandant n’a obtenu du père cette riche héritière qu’à la condition de poursuivre sa profession jusqu’à ce qu’il fût fait amiral ; le jeune homme et la jeune fille y ont consenti : tous les deux ont promis, et pour accomplir cette promesse il doit parcourir les mers au moins dix ans encore ; car c’est à l’ancienneté que, chez nous, se font les promotions.

— Ainsi, monsieur le commandant se croit obligé à vivre encore pendant dix ans séparé de sa femme.

— Oui, il le doit pour remplir sa promesse ; mais, ce temps écoulé, il sera amiral, arrivera à la Chambre des lords, au ministère peut-être ; enfin sera un des premiers de l’État. Il me semble, mademoiselle, que, pour parvenir à une aussi belle position, on peut bien souffrir durant quelques années.

Ah ! pensai-je, les hommes, pour ces maudits hochets de grandeur, foulent aux pieds ce qu’il y a de plus sacré ! Dieu lui-même s’est complu à doter ces deux êtres : beauté, esprit, richesse, tout leur a été donné, et l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre devait leur assurer un bonheur aussi grand que notre nature est capable d’en jouir. Le bonheur aspire à se communiquer ; autour de lui, tout se ressent de sa douce influence ; et, heureux, ces deux êtres auraient pu faire du bien à leurs semblables ; mais voilà que l’orgueil d’un vieillard imbécille détruit cet avenir de félicité terrestre ; il veut que vingt années de la plus belle période de l’existence soient retranchées de la vie de ses enfants ; que ces vingt années soient consacrées à la tristesse, à la douleur, aux tourments de toute nature que fait naître la séparation. Quand ils seront réunis, la femme aura perdu sa beauté, l’homme ses illusions ; son cœur sera sans amour, son esprit sans fraîcheur, car vingt années d’ennuis, de craintes, de jalousies défleurent les plus belles ames ; mais il sera amiral ! pair du royaume ! ministre ! etc. Absurde vanité !…

Je ne saurais dire combien l’histoire du commandant de la Challenger me fit faire d’amères réflexions… Je rencontrais partout la peine morale   ; partout je la voyais résulter de préjugés impies qui mettent l’homme en lutte avec la Providence, et je m’indignais de la lenteur des progrès de la raison humaine. Je demandai à ce beau commandant s’il avait des enfants. « Oui, me répondit-il, une fille aussi belle que sa mère et un fils qu’on dit me ressembler beaucoup : je ne l’ai pas encore vu ; il aura quatre ans quand je le verrai, si Dieu permet que je le voie… » Et le malheureux étouffa un soupir. Il était sensible encore, parce qu’il était jeune ; mais, à cinquante ans, il sera probablement devenu aussi dur que son beau-père, et exigera peut-être de son fils et de sa fille des sacrifices aussi cruels que ceux qu’on lui a imposés. Ainsi se transmettent les préjugés qui dépravent notre nature ; et cette transmission n’est interrompue que lorsqu’il se présente de ces êtres que Dieu a doués d’une volonté ferme, d’un courage énergique, qui subissent le martyre plutôt que le joug.

Le 30 avril, à onze heures du matin, nous sortîmes de la baie d’Islay ; et le 1er mai, à deux heures de l’après-midi, nous mouillâmes dans la rade de Callao. Ce port ne me parut pas avoir autant d’activité que celui de Valparaiso. Les derniers événements politiques avaient eu sur les affaires commerciales une funeste influence ; elles allaient très mal, et il y avait moins de navires que de coutume.

De la mer, on aperçoit Lima, située sur une colline, au milieu des Andes gigantesques. L’étendue de cette ville, les nombreux clochers qui la surmontent lui donnent un aspect grandiose et féerique.

Nous restâmes au Callao jusqu’à quatre heures, pour attendre le départ de la voiture de Lima. J’eus tout le temps d’examiner ce bourg. Ainsi que Valparaiso et Islay, le Callao, depuis environ dix ans, progresse tellement, qu’après une absence de deux ou trois ans, les capitaines le reconnaissent à peine. Les plus belles maisons appartiennent aux négociants anglais et du nord Amérique ; ils ont là des entrepôts considérables ; l’activité de leur commerce établit un mouvement perpétuel entre le port et la ville, qui en est à deux lieues. M. Smith m’avait conduite chez ses correspondants. Je retrouvai dans cette maison anglaise ce luxe de comforts particuliers aux Anglais. Le service se faisait par des domestiques de cette nation ; ainsi que leurs maîtres, ils étaient vêtus comme ils l’eussent été en Angleterre. La maison avait une galerie, ainsi qu’en ont toutes les maisons de Lima. Ces galeries sont très commodes dans les pays chauds : à l’abri du soleil, on y va respirer l’air, en se promenant autour de l’habitation. De jolis stores anglais embellissaient celle où j’étais ; j’y restai quelque temps et pus voir tout à mon aise, la longue et large rue qui forme tout le bourg du Callao. C’était un dimanche. Les marins, dans leurs habits de fête, se promenaient dans la rue. Je voyais des groupes d’Anglais, d’Américains, de Français, de Hollandais, d’Allemands ; en somme, un mélange de presque toutes les nations, et des mots de toutes consonnances arrivaient à mes oreilles. En entendant causer ces marins, je compris le charme que leur vie aventureuse devait avoir pour eux, et l’enthousiasme qu’elle inspirait au vrai matelot Leborgne. Quand j’étais fatiguée du spectacle de la rue, je jetais un coup d’œil dans le grand salon, dont les fenêtres bordaient la galerie ; cinq ou six Anglais, aux belles figures calmes et froides, parfaitement bien mis, s’y étaient réunis ; ils buvaient du grog et fumaient d’excellents cigares de la Havane, en se balançant mollement dans des hamacs de Guayquil suspendus au plafond.

Enfin, quatre heures arrivèrent ; nous montâmes dans la voiture. Le conducteur était Français, et toutes les personnes que je trouvai là parlaient français ou anglais. J’y rencontrai deux Allemands, grands amis d’Althaus, et fus de suite en pays de connaissance.

Depuis mon départ de Bordeaux, c’était la première fois que j’allais en voiture ; j’en éprouvai un plaisir qui me rendit tout heureuse pendant deux heures que dura le trajet ; je me croyais revenue en pleine civilisation.

La route, en sortant du Callao, est mauvaise ; mais, après avoir fait une lieue, elle devient passablement bonne, très large, unie, et donne peu de poussière. À une demi-lieue du Callao, sur la rive droite de la route, gisent des ruines très étendues de constructions indiennes. La ville dont elles retracent l’existence avait cessé d’être, lorsque les Espagnols conquirent le pays. On pourrait apprendre probablement, par les traditions des Indiens, ce que fut cette ville et la cause de sa destruction ; mais, jusqu’ici, l’histoire de ce peuple n’a pas inspiré assez d’intérêt à ses maîtres pour qu’ils se livrassent à ces recherches. Un peu plus loin, à gauche, est le village de Bella-Vista (Belle-Vue), où se trouve un hospice destiné aux marins. À moitié route, notre conducteur s’arrêta devant un cabaret tenu par un Français ; après l’avoir dépassé, la ville se découvrit à nos regards dans toute sa magnificence ; les campagnes environnantes, vertes, de mille nuances, offraient la richesse d’une vigoureuse végétation. Partout, de grands orangers, des touffes de bananiers, des palmiers élevés, une foule d’autres arbres propres à ces climats étalent aux yeux leur feuillage varié ; et le voyageur, en extase, voit les rêves de son imagination surpassés par la réalité.

À une demi-lieue avant d’entrer dans la ville, la route, bordée de grands arbres, forme une avenue dont l’effet est vraiment majestueux. Sur les bas-côtés, se promenaient un assez bon nombre de piétons ; plusieurs jeunes gens à cheval passèrent aussi auprès de notre voiture. Cette avenue est, me dit-on, une des promenades des Liméniens ; parmi les promeneuses, il y en avait beaucoup en saya ; ce costume me parut si bizarre, qu’il captiva toute mon attention. La ville est fermée, et, au bout de l’avenue, nous arrivâmes à une des portes. Ses deux pilastres sont en briques ; le frontispice, qui portait les armoiries d’Espagne, avait été mutilé. Des commis visitèrent la voiture, comme cela se pratique aux barrières de Paris. Nous traversâmes une grande partie de la ville ; les rues me parurent spacieuses et les maisons entièrement différentes de celles d’Aréquipa. Lima, si grandiose, vue de loin, quand on y pénètre, ne tient plus ses promesses, ne répond pas à l’image qu’on s’en était faite. Les façades des maisons sont mesquines, leurs croisées sans vitres ; les barreaux de fer dont elles sont grillées rappellent des idées de méfiance, de contrainte, en même temps qu’on est attristé par le peu de mouvement qu’offrent presque toutes les rues. La voiture s’arrêta devant une maison d’assez belle apparence ; j’en vis venir, du fond, une grande et grosse dame, que je reconnus de suite d’après le portrait que m’en avaient fait ces messieurs du Mexicain, pour être madame Denuelle. Cette dame vint elle-même ouvrir la portière, me présenta la main pour descendre, et me dit, avec l’expression la plus affable : « Mademoiselle Tristan, nous vous attendions ici depuis longtemps avec impatience. D’après tout ce que MM. Chabrié et David nous ont dit de vous, nous serions bien heureux de vous posséder parmi nous. »


VII.

UN HOTEL FRANÇAIS À LIMA.


Madame Denuelle me conduisit dans un salon meublé à la française : il y avait à peine cinq minutes que j’étais assise, lorsque je vis entrer douze ou quinze Français, tous fort empressés de me voir. Je fus sensible à ces marques d’intérêt, causai quelques instants avec chacun d’eux, et les remerciai de mon mieux de leur accueil affectueux ; ensuite, madame Denuelle me mena dans le petit appartement qu’elle me destinait ; il se composait d’un salon et d’une chambre à coucher.

J’étais partie d’Aréquipa, chargée de lettres pour une foule de personnes de Lima ; M. Smith, toujours d’une complaisance inépuisable à mon égard, m’ayant offert, avant de quitter notre navire, de faire remettre ces lettres, je les lui avais données, en sorte qu’une heure après mon arrivée, les personnes auxquelles elles étaient adressées affluèrent chez moi pour avoir des nouvelles politiques. Leur empressement était tel, que vingt questions m’étaient faites à la fois. L’un s’enquérait de son père, l’autre de son frère. Don Basilio de la Fuente, que je retrouvai logé chez madame Denuelle, voulait savoir ce qu’étaient devenus sa femme et ses onze enfants ; celle-ci pleurait son frère qui avait été tué ; celle-là s’inquiétait pour sa sœur, femme du général Nieto, restée, comme prisonnière, à Santa-Rosa ; et tous appréhendaient, non sans fondement, que madame Gamarra ne revînt à Lima, où elle avait tant de vengeances à exercer.

Le caractère des Liméniens me parut, dans cette première rencontre, encore plus fanfaron et peureux que celui des Aréquipéniens. Vers onze heures du soir, madame Denuelle fit sentir à tous ces visiteurs que je devais avoir besoin de repos ; ils se retirèrent à mon grand contentement : je n’y tenais plus, j’en avais la tête cassée. M. Smith me dit qu’ayant remis lui-même à ma tante, la belle Manuela de Tristan, femme de mon oncle don Domingo, alors gouverneur d’Ayacucho, la lettre qui lui était adressée, elle l’avait prié d’aller la prendre, parce qu’elle voulait venir me voir le soir même. Elle vint donc aussitôt que je fus libre des autres visites : je trouvais cette attention très délicate de sa part.

D’après tout ce que j’avais entendu dire de la beauté extraordinaire de ma tante de Lima, je m’attendais naturellement à voir une femme superbe ; néanmoins la réalité surpassa à mes yeux tout ce que j’avais imaginé. Oh ! ce n’était pas là une créature humaine ; c’était une déesse de l’Olympe, une houri du paradis de Mahomet, descendue sur la terre ! A la vue de cette divine créature, je fus saisie d’un saint respect : je n’osais la toucher ; elle avait pris ma main qu’elle tenait dans les siennes, pendant qu’elle me disait les choses les plus affectueuses, prononcées avec une noblesse, une grace, une facilité qui achevaient de me fasciner. Je sens mon insuffisance pour peindre une telle beauté. Raphaël n’a jamais conçu pour ses vierges un front où il y eût autant de noblesse et de candeur, un nez aussi parfait, une bouche plus suave et plus fraîche ; mais surtout un ovale, un cou, un sein plus admirablement beaux. Sa peau est blanche, fine, veloutée comme celle de la pêche ; ses cheveux brun clair, fins et brillants, comme la soie, tombaient en longs flocons de boucles ondoyantes sur ses épaules arrondies. Elle est un peu trop grasse, peut-être   ; néanmoins sa taille élancée ne perd rien de son élégance. Tout en elle est plein de fierté et de dignité ; elle a le port d’une reine. Sa toilette s’harmonisait avec la fraîcheur de sa belle personne.

Sa robe en mousseline blanche, parsemée de petits boutons de rose brodés en couleur, était très décolletée, à manches courtes, et la taille très longue formait pointe sur le devant. Cette façon lui était très avantageuse, en laissant voir ce qu’elle avait de plus beau, le cou, les épaules, la poitrine et les bras. De longues boucles pendaient à ses oreilles ; un collier de perles ornait son cou de cygne, et des bracelets de diverses espèces faisaient ressortir la blancheur de ses bras. Un grand manteau en velours, couleur bleu-de-ciel foncé, doublé de satin blanc, drapait ce beau corps, et un voile de blonde noire, jeté négligemment sur sa tête, la dérobait aux regards curieux des passants. Elle avait cessé de parler que, la regardant toujours, je l’écoutais encore, et ne répondis, à toutes ses offres de service, qu’en m’écriant : — Mon Dieu, ma tante, que vous êtes belle !… Ho ! qui pourra m’expliquer le magique empire de la beauté ? de cet ascendant irrésistible, qui harmonise tout, sans avoir lui-même d’apparence qu’on puisse définir ? de cette émanation divine qui donne la vie aux formes, aux couleurs, vibre dans les sons, s’exhale en parfums ? puissance magnétique, répandue, selon les fins de la Providence, sur tous les êtres de la création ; hiérarchie partant de Dieu, descendant à l’atome qu’aucun œil ne peut apercevoir ? Cette cause occulte, qui détermine nos choix, nos prédilections, qui nous fascine, la beauté sous quelque forme qu’elle se montre, aérienne, visible, ou palpable, pénètre tout mon être de sa douce influence : les parfums des fleurs, les chants des oiseaux me la font ressentir : je l’éprouve à la vue du géant de la forêt, dont la cime s’élance au séjour des orages ; de la grace sauvage de l’animal indompté ; à l’apparition d’un homme tel que le commandant de la Challenger, d’une femme telle que ma tante Manuela : et en présence de la beauté, de ce sourire des dieux, palpitante d’admiration, de plaisir, mon ame s’élève vers le ciel. Ma belle tante insista beaucoup pour que j’allasse demeurer chez elle ; je la remerciai, m’excusant sur la gêne que je pourrais lui occasionner ; comme il était très tard, nous remîmes la décision au lendemain. Après son départ, madame Denuelle resta à causer avec moi, en sorte qu’il était plus d’une heure quand je me trouvai seule.

Je ne suis jamais arrivée dans un pays, que je n’avais pas encore vu, sans en ressentir une agitation plus ou moins vive ; mon attention, presqu’à mon insu, se porte sur tout ce qui m’entoure, et mon ame, avide de connaître, de comparer, à tout s’intéresse. La succession de personnes et de choses qui étaient passées devant moi depuis mon débarquement au Callao m’avait agitée à un tel point, que, malgré ma lassitude, il me fut impossible de dormir ; ma pensée me tenait éveillée et ne cessait de reproduire les impressions que je venais d’éprouver. Je m’assoupis aux approches du jour, en rêvant aux beaux orangers, aux jolies Liméniennes en saya et à l’apparition de ma tante.

Dès les huit heures du matin, madame Denuelle entra chez moi, et, mettant bientôt la conversation sur ma tante, elle me dit, avec un air embarrassé, que, par intérêt pour moi, elle croyait devoir m’instruire de plusieurs particularités sur la seňora Manuela de Tristan. Elle m’apprit que, depuis longues années, Manuela était liée avec un Américain du nord, qu’elle aimait beaucoup et dont elle était excessivement jalouse. Madame Denuelle me parla de manière à me laisser pénétrer le fond de sa pensée ; elle redoutait de me voir accepter l’hospitalité qui m’était offerte, non pas tant à cause de la dépense que je pourrais faire chez elle que par l’extrême envie de me posséder pendant mon séjour à Lima. Si d’avance je n’eusse été décidée à refuser les offres de ma tante, ce que je venais d’apprendre eût suffi pour m’empêcher de les agréer. J’étais arrivée à connaître assez du cœur humain pour comprendre que je ne devais pas aller loger chez une femme, si j’encourais le risque de devenir l’objet de ses jaloux soupçons, et si je tenais à ne pas provoquer sa haine, ce que, certes, je voulais éviter. En quittant la maison de mon oncle Pio, je m’étais bien promis de n’accepter l’hospitalité d’aucun parent. J’en parlai un jour à Carmen, qui me dit : « Vous ferez bien, Florita, il vaut mieux manger du pain chez soi que du gâteau chez des parents. » Je rassurai donc madame Denuelle, fis mon prix avec elle, à raison de deux piastres par jour, et, quand ma tante revint à onze heures, pour m’emmener, disait-elle, je lui fis sentir que nous nous gênerions mutuellement ; en conséquence, il fut convenu qu’on me laisserait à l’hôtel. Je crus voir que ma discrétion faisait grand plaisir.

Cependant ma position pécuniaire aurait dû m’inspirer de l’inquiétude, j’étais partie d’Aréquipa avec quelques centaines de francs ; mon oncle m’avait bien remis une lettre de crédit de 400 piastres, mais, uniquement destinée à payer mon passage ; il avait stipulé que je n’en pourrais toucher le montant qu’au moment du départ, il me faisait ainsi assez clairement entendre qu’il ne me donnait cet argent que sous la condition de sortir du pays. Il n’y avait pas de navires en partance, et je savais, par M. Smith, qu’il n’y en aurait pas avant deux mois. Un séjour de cette durée à l’hôtel était une dépense de 120 piastres, et, de plus, je me voyais obligée de faire quelques petits frais de toilette ; je reconnus donc qu’il me fallait au moins 200 piastres pour faire face à tous ces besoins. Je puis dire avoir éprouvé tous les malheurs, hormis un seul, celui d’avoir des dettes ; la crainte d’en faire a toujours dominé ma conduite ; comptant soigneusement avec moi-même, avant de dépenser, je n’ai jamais dû un sou à personne. Quand je fis ce calcul de 200 piastres, et n’en trouvai que 20 dans ma bourse, je fus, je l’avoue, très effrayée. Ma garde-robe était, je l’ai déjà dit, plus que mesquine ; je me mis toutefois à l’examiner, et, la plume à la main, j’évaluai pièce à pièce ce que je pourrais tirer de tous ces chiffons, si je faisais une vente au moment de mon départ ; je vis que le produit en irait grandement à 200 piastres. Lorsque j’acquis cette certitude, ho ! je fus heureuse, mais bien heureuse ! J’avais renoncé, en quittant Escudero, à tous mes grands projets d’ambition, et je ne voulais plus entendre parler de politique ; je redevins jeune, gaie, et, pour la première fois de ma vie, d’une insouciance complète. Je n’ai jamais joui d’une meilleure santé ; j’engraissais à vue d’œil ; mon teint était clair et reposé ; je mangeais avec appétit, dormais parfaitement ; en un mot, je puis dire que ces deux mois furent la seule époque de mon existence où je n’ai pas souffert.

Le lendemain de mon arrivée, il me survint quelques désagréments avec le consul de France, M. Barrère, voici l’affaire : lors de mon départ d’Aréquipa, les Français résidants dans cette ville, profitant de l’occasion, adressèrent une demande collective à M. Barrère, afin qu’il investît M. Le Bris de pouvoirs spéciaux, pour que celui-ci pût protéger leurs intérêts gravement compromis par les derniers événements politiques. M. Morinière était venu me prier, au nom des pétitionnaires, d’exposer de vive voix au consul les motifs puissants qui les avaient portés à lui adresser cette demande ; et, de son côté, M. Le Bris m’avait chargée de lui expliquer ce qu’il désirait dans cette conjoncture. Je comprenais très bien la position de tous, et leur avais promis de m’acquitter, auprès du consul, de ma double mission. Dès le matin, je lui envoyai la lettre de mes compatriotes, et lui écrivis deux mots pour l’informer que j’étais chargée de lui faire connaître verbalement la position cruelle dans laquelle se trouvaient les Français d’Aréquipa : j’ajoutai que l’affaire d’Aréquipa était pressée, et que, retenue chez moi pour cause d’indisposition, s’il voulait m’honorer de sa visite, il me mettrait à même de lui exposer immédiatement ce qu’il lui importait de savoir. Ce sont les mots textuels de ma lettre. On aura peut-être peine à croire que M. Barrère la trouva offensante pour sa dignité consulaire ; c’est cependant ce qui arriva. Il demanda qui j’étais et où j’avais été élevée, pour ignorer les convenances au point de penser que c’était à lui, consul, d’aller me faire une visite. Deux ou trois personnes de mes amis vinrent me dire qu’il n’était bruit que de la lettre hautaine que j’avais écrite au consul, lequel en était très scandalisé. Je lus à tout le monde le brouillon de ma lettre, qu’heureusement j’avais gardé ; et personne ne comprit plus rien à la grande colère de M. Barrère. J’expliquai le motif de mon empressement à communiquer au consul ce dont j’étais chargée, et chacun approuva la démarche toute simple que j’avais faite. Il faut croire qu’on lui fit sentir combien sa conduite était inconvenante, particulièrement envers une femme ; car, le lendemain au soir, il m’envoya son neveu pour s’excuser auprès de moi de ne pas être venu me voir, sa santé ne le lui ayant pas permis ; le neveu se présenta comme le secrétaire de son oncle, et me demanda, en cette qualité, de lui communiquer ce que j’avais à dire au consul ; mais ce jeune homme me parut si peu capable de comprendre la moindre chose, que je ne me souciai d’entrer avec lui dans aucun détail et le congédiai, en lui disant que j’écrirais à M. le consul ce que j’eusse préféré lui dire de vive voix.

Voilà les hommes chargés, à l’étranger, de veiller aux intérêts français. M. Barrère, vieillard goutteux, capricieux et irritable à l’excès, n’est nullement au niveau de l’importance des fonctions qui lui sont confiées ; le zèle, la surveillance, l’activité qu’elles exigent sont au dessus de ses forces ; et il n’a aucune des connaissances spéciales nécessaires pour en remplir les devoirs. Non seulement c’était une bêtise absurde à M. Barrère de s’offenser de la lettre dans laquelle je lui demandais de me venir voir, ayant des communications à lui faire de la part du commerce français d’Aréquipa, mais encore, dans ces circonstances, ses fonctions de consul lui imposaient l’obligation de venir prendre des informations auprès de moi, aussitôt qu’il m’a su arrivée. Il y avait un mois qu’on était à Lima sans nouvelles d’Aréquipa, le consul de France ne devait-il pas se montrer empressé de savoir si, par les résultats de la bataille de Cangallo, les intérêts et la sûreté de ses compatriotes n’avaient pas été compromis ? Les renseignements qu’il avait reçus par la correspondance que lui avait apportée notre bâtiment ne pouvaient le dispenser de recueillir des informations verbales ; toutes les lettres étaient ouvertes à Islay, et personne ne se hasardait à écrire l’exacte vérité. Le consul d’Angleterre comprenait autrement ses devoirs ; il ne crut pas compromettre sa dignité en allant jusqu’au Callao s’informer, auprès de M. Smith, des événements d’Aréquipa. Il n’est pas une nation dont les intérêts commerciaux soient plus mal défendus, par ses agents, que ne le sont les intérêts du commerce français par les consuls que nomme le ministère des affaires étrangères. C’est un fait dont on peut acquérir la certitude sans sortir de France, dans les villes manufacturières et les divers ports de mer du royaume, à Marseille, Lyon, Bordeaux, Rouen, le Havre. Avant M. Barrère, le consul français au Pérou, était M. Chaumet-Desfossés, homme extrêmement instruit, écrivain spirituel, charmant en société ; en outre, gastronome distingué, qui soignait, avec la plus grande attention, les détails culinaires, et donnait un superbe dîner le jour de la fête du roi ; néanmoins, avec tous ces talents, M. Chaumet-Desfossés était l’homme le moins propre aux fonctions consulaires. Je ne pense pas qu’il se fût offensé de ma lettre ; mais, si l’on doit croire la voix générale, pendant les six ans qu’il fut consul, le savant ne s’occupa que de recherches scientifiques ; le pays n’offrant pas, à cet égard, un champ très vaste, il se mit à apprendre le chinois et l’arabe. M. Chaumet-Desfossés était entièrement étranger aux intérêts commerciaux de son pays et à la conduite des affaires commerciales. M. Chabrié et les autres capitaines de navire étaient indignés de la manière dont il s’acquittait de ses fonctions. Quand ils allaient chez lui pour les formalités relatives, soit à l’arrivée, soit à l’expédition de leurs navires, le consul ouvrait le petit guichet qu’il avait fait faire à sa porte. — Que voulez-vous ? disait-il. — Monsieur, c’est relativement au manifeste de ma cargaison que j’aurais besoin de vous parler. — Je n’ai pas le temps, répondait le consul, en fermant le guichet. — Mais, monsieur, nous n’attendons que votre signature pour lever l’ancre. — Repassez, je n’ai pas le temps, répondait-il du dedans sans rouvrir son guichet. Au Chili, celui qui précéda M. de Verninac fut tué en duel par un capitaine de navire, qui en avait été insulté ; le capitaine pressait l’expédition de son navire, auquel les retards apportés par le consul occasionnaient un dommage considérable. Le consul, mal mené par le capitaine, crut aussi sa dignité compromise ; le duel s’ensuivit.

Lorsque le gouvernement français acquiesça à l’indépendance des États de l’Amérique espagnole, on fit grand bruit, dans les journaux de Paris, des consuls que le ministère y envoya ; ils allaient, par des traités, ouvrir de nouveaux débouchés à nos productions ; mais la première condition pour bien remplir une mission, c’est de connaître les intérêts dont le soin nous est commis. Il eût été facile à ces consuls de profiter de la haine de l’Amérique du sud contre les anciennes métropoles espagnoles et portugaises pour faire admettre les vins de France sous des droits moindres que ceux imposés aux vins de la Péninsule ; ils eussent pu prévoir les relations qui ne devaient pas tarder à s’établir entre la Chine et les côtes ouest de l’Amérique, et obtenir que nous fussions, pour nos soieries, mieux traités que les Chinois, dont actuellement les soieries importées par navires du nord Amérique et d’Europe[34] ruinent les nôtres, par le bas prix auquel on les vend. Les agents français couvrirent leur ignorance des intérêts matériels de leur pays, en stipulant que les marchandises françaises seraient traitées comme celles des nations les plus favorisées, et crurent avoir fait des chefs-d’œuvre. En effet, la production a lieu en France à meilleur marché que chez aucune autre nation, et nos marchandises n’ont besoin de rencontrer des avantages nulle part ! Laissez donc vos grandes villes manufacturières et maritimes désigner leurs agents à l’extérieur : elles n’enverraient pas vraisemblablement des savants, des archéologues, des hommes titrés ; mais les gens dont elles feraient choix entendraient un peu mieux leurs intérêts que les apprentis diplomates sortis du ministère des affaires étrangères.

Je n’eus pas, pendant mon séjour à Lima, à disputer pour mon héritage : j’en avais été dépouillée ; c’était à n’y plus revenir. Je n’assistai pas à de grands bouleversements semblables à ceux dont j’avais été témoin à Aréquipa. Je ne fus donc pas agitée par de violentes émotions, et mes observations se portèrent uniquement sur les localités et les personnes qu’elles offraient à mes regards, Je commencerai par faire connaître à mon lecteur madame Denuelle et sa maison ; il parcourra ensuite la ville avec moi, puis je l’entretiendrai des femmes, des Français résidants, etc.

Madame Denuelle habite Lima depuis 1826 ; elle y a établi un hôtel garni qui est le plus beau et le mieux tenu de tous ceux que renferme la ville. Elle y avait annexé, depuis deux ans, un magasin dans lequel elle vendait toutes espèces de marchandises ; car, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le remarquer, le commerce, dans ce pays, n’est pas encore classé et subdivisé en spécialités, et tout le monde s’en mêle. De plus, c’est elle qui a fait rouler les premières voitures entre Lima et le Callao, pour le transport des voyageurs ; cette entreprise lui appartient. Dans le fond de la maison est la salle à manger ; la table est de quarante couverts. A côté se trouve un très beau salon, auquel est attenante une salle de billard : ces deux pièces prennent jour sur un petit jardin. L’ameublement de toutes les salles est aussi riche que commode ; on y rencontre l’élégance française et le confort anglais. Le service de la table est très beau ; on y est avec le même luxe qu’à Londres et à Brunet hôtel. Les appartements qu’elle loue aux étrangers sont aussi très bien tenus ; bons lits, beau linge, rien ne manque ; les domestiques sont Français ou Anglais, en sorte que tout se fait avec beaucoup de vivacité et de propreté. Voilà ce qui concerne la maison. Quant à l’hôtesse, oh ! c’est là le résumé d’une longue histoire ! de quarante années de la vie d’une femme agitée par des fortunes diverses, pendant lesquelles elle a eu l’occasion de tout connaître, de tout épuiser !

Madame Denuelle, tenant aujourd’hui un hôtel garni à Lima, n’est autre que la belle, la magnifique, la séduisante mademoiselle Aubé, qui débuta à l’Opéra, dans le rôle de la Vestale. Sa voix, fraîche, sonore, étendue, obtint, dans ce rôle, le succès le plus brillant ; ce furent des piétinements convulsifs, des applaudissements étourdissants à la première, seconde et troisième apparition de mademoiselle Aubé. Trois fois couronnée aux acclamations de l’enthousiasme public, la débutante, parvenue au faîte des grandeurs théâtrales, contracte un engagement de 15,000 fr. par an avec le directeur. Dans l’ivresse de sa joie, elle convie toutes ses connaissances à un banquet splendide. Ah ! ce fut là un jour de gloire et de bonheur ! que d’adorateurs n’eut-elle pas ? le son de sa voix vibrait dans tous les cœurs ; et l’on s’attendait que, dans tous les rôles, mademoiselle Aubé serait aussi sublime, exciterait les mêmes transports, ferait éprouver de semblables ravissements que dans la Vestale. Que d’envies un succès aussi éclatant n’avait pas soulevées ! que d’embûches préparées à la nouvelle reine ! Son nom est sur l’affiche ; la foule afflue au théâtre. Mademoiselle Aubé jouait dans un nouveau rôle ; elle paraît… Mais quelle soudaine métamorphose s’est opérée dans le public ; elle n’est accueillie que par les applaudissements de quelques amis ; dès la première scène, sa voix, son maintien, son jeu soulèvent des murmures ; elle chante son grand air, et la foule reste muette ; pas un battement de mains ne vient l’encourager ; elle entend même des observations malveillantes. La malheureuse rentre dans la coulisse ; la tête en feu, les artères gonflées, comme prêtes à se rompre. Sa bouche est sèche ; elle boit pour l’humecter, repasse son rôle qu’elle craint ne pas savoir assez ; le public l’attend ; il faut reparaître en scène : dans cette soirée, tout lui est fatal ; son costume ne lui sied pas ; il la fait paraître plus grande et plus maigre qu’elle ne l’est ; toutes les lorgnettes sont braquées sur elle ; ceux-mêmes qui, trois fois, l’avaient trouvée si belle s’écrient : Elle est laide ! L’actrice n’entend pas ces mots ; mais le rapport magnétique qui existe entre l’acteur et le public lui fait comprendre qu’on les a dits ; elle reste atterrée ; les larmes la suffoquent ; un tremblement agite ses membres ; elle voit tout le péril de sa position, et sa terreur en redouble ; cependant il faut chanter… Prenant de la force dans son désespoir, elle chante ; mais sa voix tremble et rend des sons faux. Aussitôt un houra s’élève de toutes parts, et des sifflets achèvent de bouleverser la malheureuse artiste ; elle sent une sueur froide sur tout son corps, n’entend plus l’orchestre ; ses regards épouvantés s’arrêtent sur ces milliers de têtes, dont les rires la bafouent, dont les paroles l’outragent ; elle reste immobile, désirant que le plancher manque sous ses pieds, afin d’être engloutie et à jamais délivrée de ces rires d’enfer, de ces cris de démon. Le brouhaha va en augmentant ; l’infortunée n’entend plus rien ; un nuage se place devant ses yeux, lui cache les lumières ; son sang se refoule vers le cœur ; ses jambes se dérobent sous elle ; faisant un dernier effort, elle s’élance dans la coulisse et y tombe comme morte. Madame Denuelle m’a raconté plusieurs fois sa mésaventure ; l’impression en avait été si cruelle, le souvenir s’en était gravé si profondément dans sa mémoire, qu’assaillie, au cap Horn, par une violente tempête, lorsque tous à bord, en proie au désespoir, voyaient la mort dans chaque vague, elle dit au capitaine : « Oh ! ce n’est pas d’aujourd’hui que je connais la tempête ; vous êtes là comme j’étais sur mes planches… »

Cet événement tua l’avenir de madame Denuelle ; il lui fut impossible de reparaître à l’Opéra ; et, après avoir été engagée au premier théâtre lyrique du monde, son amour-propre d’artiste la porta à refuser tous les engagements qui lui furent proposés pour les théâtres de Lyon, Bordeaux, Marseille ; elle préféra s’expatrier. Elle fut longtemps à la Cour de Louis Bonaparte, en Hollande, et en Westphalie, avec Jérôme. À la chute de l’empereur, elle se trouva sans emploi, joua sur les théâtres de Dublin et de Londres. Depuis 1815 jusqu’en 1825, sa vie ne présenta plus qu’un tissu d’événements, dont plusieurs lui furent funestes… Elle perdit entièrement sa voix et devint trop grosse pour pouvoir paraître sur le théâtre. Sur ces entrefaites, elle s’était mariée avec M. Denuelle, homme doux, poli et très bien élevé. Après avoir essayé de tout pour faire fortune sans réussir à rien, elle se décida à aller au Pérou, espérant que là le sort lui serait moins défavorable. Elle y arriva avec très peu d’argent ; et, ainsi que madame Aubrit de Valparaiso, ce fut encore à Chabrié qu’elle dut de pouvoir s’établir : son hôtel avait prospéré au delà de ses espérances ; lorsque je la connus, elle cherchait à le vendre, désirant revenir en Europe, où elle pourrait vivre à l’aise, avec environ 10,000 livres de rente qu’elle a réalisées. Avec un autre caractère, elle pourrait être très heureuse à Lima. Il n’en est pas ainsi.

Madame Denuelle est douée d’un esprit vif, intelligent ; son cœur, médiocrement sensible, ne s’émeut que dans les grandes occasions. Son éducation, entièrement voltairienne, les rebuffades qu’elle a eues à souffrir dans sa profession, et les trente années de déceptions, de malheurs qu’elle a subies, n’ont pas peu contribué à l’endurcir. Elle n’a jamais eu d’enfants, en sorte qu’aucun sentiment tendre, aucune douce émotion n’est venue jeter quelques fleurs dans cette vie aride, toute d’égoïsme et d’insouciance. Madame Denuelle est généralement détestée à Lima ; ses sarcasmes ont froissé tout le monde ; pas une personne qui n’ait été atteinte ; toutes ont été ridiculisées par ses plaisanteries.

Cette femme a réellement un talent très remarquable pour faire la charge des ridicules, des manies, de la démarche même des individus. Elle se contourne le nez, les yeux, boite, louche, bégaie, prend les tics, tout cela avec tant de vérité et de comique, que c’est à pouffer de rire. Comme on doit bien le présumer, l’exercice d’un semblable talent lui a fait d’implacables ennemis. Beaucoup de personnes font un long détour, afin d’éviter de passer devant la boutique de madame Denuelle, tant on redoute d’être pris par elle pour le sujet d’une de ses caricatures. Elle raconte avec autant de gaîté que d’esprit ; et sa conversation, extrêmement variée, est des plus amusantes. On l’accuse d’être despote dans sa maison, de traiter très mal son mari, d’être âpre, vilaine même avec ses locataires. Ces reproches sont fondés ; toutefois, pour être juste, il ne faudrait pas taire ses bonnes qualités, et on ne lui en accorde aucune ; elle en a, cependant. L’ordre, l’économie avec lesquels elle dirige sa maison ; sa vie sédentaire, laborieuse, sont des traits qui ne devraient pas être omis pour que le portrait fût ressemblant ; qualités d’autant plus remarquables qu’elles se rencontrent chez une femme dont la vie a été aussi dissipée. Mais les hommes ne tiennent compte aux autres que des qualités dont ils profitent.

Madame Denuelle avait alors cinquante-six ans ; elle ne paraissait pas en avoir plus de quarante. J’ai toujours pensé qu’elle se faisait plus vieille par coquetterie. C’est une femme de cinq pieds trois pouces, grosse en proportion, d’une belle carnation, ayant les cheveux très noirs, toutes ses dents, l’œil vif, hardi et méchant, les lèvres minces, le nez retroussé et la physionomie dure, d’une expression sardonique et arrogante. Elle est toujours mise simplement et avec une extrême propreté.

Madame Denuelle me prit en grande amitié. Comme je la connaissais d’après ce que m’en avaient dit MM. Chabrié, David et Briet, et pour en avoir entendu parler à d’autres, je me posai vis à vis d’elle, de manière à lui faire sentir que j’attendais d’elle plus d’égards que d’intimité. Tous mes chers compatriotes et même des Liméniens venaient me prévenir très officieusement de me tenir sur mes gardes, si je ne voulais que madame Denuelle me menât à son gré ; mon sourire à ces propos manifestait assez que je n’avais pas peur de cette influence. J’en obtins effectivement moi-même une telle sur notre hôtesse, qu’elle n’osa jamais me faire une question, malgré son extrême curiosité. Jamais elle ne m’a appelée autrement que mademoiselle Tristan, lorsque plusieurs des messieurs de son hôtel et son mari même m’appelaient souvent mademoiselle Flora ; elle me raconta toute sa vie, toutes ses douleurs, et je suis peut-être la seule personne au monde à laquelle elle a eu le courage d’avouer qu’elle n’avait jamais été heureuse. Quoiqu’elle soit, ainsi qu’on le dit, d’une grande sécheresse de cœur, je me plais à attester ici que je connais deux ou trois traits de sa vie d’un sublime dévouement, et qui prouvent que son ame n’a pas toujours été inaccessible aux sentiments généreux.

Les Français sont beaucoup plus nombreux à Lima qu’à Aréquipa. La plupart s’occupent de commerce ; ils y ont quatre fortes maisons et une vingtaine d’autres en seconde ligne ; de plus, il existe un mouvement continuel de capitaines, de subrécargues et de passagers français allant et venant.

Je le dis à regret : il y a encore moins d’accord à Lima, entre nos compatriotes, qu’à Aréquipa ; tous se détestent, se calomnient et se nuisent autant qu’ils le peuvent. En tête des maisons françaises, je citerai celles de MM. Gautreau, de Nantes ; Dalidou, Martenet, Larichardière, de Bordeaux ; Baroillet, de Bayonne, etc., etc. Il y a une foule d’autres Français, commerçants, artistes, maîtres de toute espèce, artisans, etc. Il y a également beaucoup de Françaises marchandes de modes, couturières, maîtresses de pension, sages-femmes ; tout ce monde cherche à faire fortune, et y réussit plus ou moins bien.

En huit jours, madame Denuelle me mit au courant de tout ce qui se faisait dans la ville. Elle me fit connaître, par ses récits, la majeure partie des personnes, aussi bien que si je les eusse étudiées pendant dix ans. Jamais je n’ai mené une vie plus variée, plus amusante, mais dont, toutefois, je n’aurais pas aimé la continuité : à peine si j’avais un moment pour écrire mon journal ; aussitôt que j’étais seule, madame Denuelle montait à ma chambre, et sa conversation intarissable était aussi instructive que divertissante.

Je déjeûnais et dinais avec les pensionnaires ; la maison réunissait une très bonne société : des officiers des marines anglaise, américaine ou française, des négociants et des gens du pays. Pendant tout le temps que durait le repas, je m’amusais beaucoup : comme j’ai l’ouïe très fine, la malicieuse madame Denuelle, à côté de laquelle j’étais placée, me disait à voix basse les choses les plus drôles, les plus risibles sur toutes les personnes présentes, et cela, tout en faisant, avec grace, les honneurs de sa table, sans que sa figure trahît en rien les paroles qu’elle me soufflait. Après le dîner, elle me racontait des histoires ou copiait les individus, et réussissait toujours à me faire rire jusqu’aux larmes. Ce qui m’avait gagné ses bonnes grâces, c’est que je savais l’écouter ; je n’y avais pas grand mérite, puisque je me plaisais à l’entendre ; mais quel trésor pour une actrice, après dix années d’exil, de rencontrer une personne que son jeu amuse, que ses récits intéressent. Cependant j’avais peu de temps à donner à mademoiselle Aubé. Le matin, je parcourais la ville ; j’allais souvent dîner dans des maisons où j’étais invitée ; et les visites, les promenades, le spectacle, les réunions, les causeries intimes avec mes nouveaux amis prenaient toutes mes soirées.


VIII.

LIMA ET SES MŒURS.


Ma tante Manuela me fut d’un grand secours ; elle me fit connaître la ville et la haute société ; elle me témoignait beaucoup d’amitié ; ce n’était pas ce sentiment que font naître des rapports sympathiques ; je ne pense pas qu’il en existât entre nous. Toute belle qu’elle est, ses yeux n’expriment pas la franchise et ne regardent jamais en face. Elle me recherchait par cet intérêt que devait naturellement inspirer une parente étrangère, née à trois mille lieues, dont on ignorait l’existence, et qui surgit tout à coup. Je trouvais en elle des ressources immenses pour m’instruire dans tout ce que je désirais savoir. Le caractère de son esprit ressemble à celui de madame Denuelle ; elle possède une grande intelligence, et le sarcasme est toujours sur ses lèvres. Ce fut elle, en grande partie, qui me servit de cicerone ; sa beauté, le nom de mon oncle et mon titre d’étrangère nous faisaient ouvrir toutes les portes avec empressement. Je passais des journées entières avec elle ; j’étais toujours charmée de son esprit, mais peinée de l’insensibilité de son cœur. Lima est encore une ville toute sensuelle ; les mœurs en ont été formées sous l’influence d’autres institutions : l’esprit et la beauté s’y disputent l’empire : c’est comme à Paris sous la régence ou Louis XV. Les sentiments généreux, les vertus privées ne sauraient naître lorsqu’ils ne mènent à rien ; et l’instruction primaire n’est pas assez répandue pour que les hautes classes aient beaucoup à redouter de la liberté de la presse.

Je vis, chez ma tante, la réunion des hommes la plus distinguée du pays ; le président Orbegoso, le général anglais Miller, le colonel français Soigne, tous les deux au service de la république, Salaberry, la Fuente, etc., etc. Je n’y rencontrai que deux femmes ; les autres délaissaient ma tante, en alléguant l’extrême légèreté de sa conduite ; ces vertueuses dames dissimulaient adroitement, sous ce prétexte, l’aversion qu’elles éprouvaient à s’offrir en parallèle avec une beauté telle que Manuela, auprès de laquelle toutes cessaient d’être belles. Les soirées, chez ma tante, se passaient d’une manière très agréable. Dieu s’est plu à la combler de ses dons ; sa voix, ravissante de suavité, de mélodie, développe les sons avec une méthode admirable. Un Italien, qui résida à Lima pendant quatre ans, émerveillé de ce divin instrument, s’était dévoué avec enthousiasme à le cultiver, et bientôt Manuela avait dépassé son maître. Elle nous chantait, en italien, les plus beaux passages des opéras de Rossini ; et, quand elle était fatiguée, on parlait politique. Ma tante, comme toutes les femmes de Lima, s’occupe beaucoup de politique ; et, dans sa société, je fus à même de me faire une opinion sur l’esprit, le mérite des hommes qui se trouvaient à la tête du gouvernement. Orbegoso et les officiers dont il était entouré me parurent d’une nullité complète. Je revis là aussi le fameux prêtre Luna Pizarro ; il est, selon moi, au dessous de sa réputation, et loin d’avoir autant de capacité que Baldivia. Ce vieillard est, par sa virulence, le Marat du Pérou ; du reste, je n’ai rencontré en lui aucune portée de vues ; il nous montrait la passion du démolisseur, mais non les plans de l’architecte. L’ambition privée est le mobile de tous ces personnages ; le but du vieux prêtre était de remplacer l’évêque d’Aréquipa ; il s’était fait factieux pour l’atteindre ; il aurait été plat courtisan si c’eût été un moyen de réussir ; malheureusement, le peuple est trop abruti pour qu’il sorte de son sein de véritables tribuns, et pour juger les hommes qui conduisent ses affaires.

Lima, qui, actuellement, contient près de quatre-vingt mille habitants, fut bâtie par Pizarro en 1535 : je ne sais d’où lui vient son nom. Cette ville renferme de très beaux monuments, une grande quantité d’églises, de couvents d’hommes et de femmes. Les maisons sont bâties d’une manière régulière, les rues bien alignées, longues et larges ; l’eau court en deux filets dans presque toutes, un de chaque côté ; quelques unes seulement n’ont qu’un ruisseau dans le milieu ; les maisons sont construites en briques, en terre et en bois ; peintes en diverses couleurs claires, en bleu, gris, rose, jaune, etc., elles n’ont qu’un étage et leurs toits sont plats ; les murs dépassant le plafond, elles font l’effet de maisons inachevées. Quelques uns de ces toits servent de terrasses sur lesquelles on met des pots de fleurs ; mais il en est peu qui aient assez de solidité pour cet usage. Il ne pleut jamais ; si accidentellement cela arrivait, au bout de quatre heures de pluie, les maisons ne seraient plus que des tas de boue. Leur intérieur est assez bien distribué ; le salon, la salle à manger forment la première cour ; dans le fond, se trouvent la cuisine et le logement des esclaves, qui entourent une seconde cour ; les chambres à coucher sont au dessus du rez-de-chaussée, toutes meublées avec un grand luxe, selon le rang et la fortune de ceux qui les habitent.

La cathédrale est magnifique, la boiserie du chœur d’un travail exquis ; les balustrades qui entourent le grand hôtel sont en argent, et cet autel est lui-même extrêmement riche ; les petites chapelles latérales sont charmantes ; chaque chanoine a la sienne. Cette église est bâtie en pierre, et si solidement, qu’elle a résisté aux plus forts tremblements de terre sans être en rien endommagée. Les deux tours, la façade, le perron sont admirables et d’un grandiose rare dans notre vieille Europe, et auquel on ne s’attendrait pas dans une ville du Nouveau-Monde. La cathédrale occupe tout le côté Est de la grande place ; en face est l’hôtel-de-ville. Cette place est le Palais-Royal de Lima ; sur deux de ses côtés règnent des galeries à arceaux, le long desquelles se trouvent les plus belles boutiques en tous genres ; et au centre est une superbe fontaine. À toute heure du jour, elle offre un grand mouvement ; le matin, ce sont les porteurs d’eau, les militaires, les processions, etc. Le soir, beaucoup de monde se promène sur cette place ; on y rencontre des marchands ambulants vendant des glaces, des fruits, des gâteaux, et des baladins y divertissent le public par leurs jeux et leurs danses.

Parmi les couvents d’hommes, le plus remarquable est celui de Saint-François. Son église est la plus riche, la plus coquette, la plus bizarre de toutes celles que j’ai vues. Lorsque les femmes désirent visiter les couvents de moines ou de nonnes, elles emploient un singulier moyen ; elles se disent enceintes ; les bons pères, professant un saint respect pour les envies des femmes grosses, leur ouvrent alors toutes les portes. Quand nous fûmes à Saint-François, les moines nous plaisantèrent de la manière la plus indécente. Nous montions aux tours ; et, comme je grimpais avec beaucoup de vivacité, le prieur, me voyant mince et agile, me demanda si moi aussi j’étais enceinte. Étourdie par cette question inattendue, je restai tout interdite ; mon embarras provoqua alors, de la part de ces moines, des rires, des propos si inconvenants, que Manuela, qui n’est pas timide, ne savait plus quelle contenance tenir. Je sortis de ce couvent toute scandalisée ; lorsque je m’en plaignis, on me répondit : Oh ! c’est leur habitude ; ces moines sont très gais ; ils passent pour être les plus aimables de tous. Et c’est encore à de pareils hommes que ce peuple accorde sa confiance ! Mais, à Lima, ce qui n’est pas corrompu sort de l’usage.

J’allai aussi visiter un couvent de femmes, celui de l’Incarnation : on ne sent rien de religieux dans l’intérieur de ce monastère ; la règle conventuelle ne se montre nulle part. C’est une maison où tout se passe comme dans une autre : il y a vingt-neuf religieuses ; chacune d’elles a son logement, dans lequel elle fait sa cuisine, travaille, élève des enfants, parle, chante, en un mot, agit comme bon lui semble. Nous en vîmes même qui n’avaient pas le costume de leur ordre. Elles prennent des pensionnaires qui vont et viennent ; et la porte du couvent est continuellement ouverte. C’est un genre de vie dont on ne comprend plus le but ; on serait même tenté de croire que ces femmes se sont réfugiées dans cette enceinte pour être plus indépendantes qu’elles ne l’eussent été dans le monde. J’y trouvai une Française jeune et jolie femme, de vingt-six ans, avec sa petite fille de cinq ans ; elle vivait là, par raison d’économie, pendant que son mari voyageait pour son commerce au centre Amérique. Je ne vis pas la supérieure qu’on nous dit être malade ; ces religieuses, d’une espèce nouvelle, me parurent passablement commères ; leur couvent était sale, mal tenu, différent en toutes choses de Santa-Rosa et Santa-Cathalina : n’y trouvant rien qui méritât mon attention, je montai sur la tour pour voir la ville à vol d’oiseau. Cette superbe cité, lorsque l’œil plane sur elle, a l’aspect le plus misérable ; ses maisons, non couvertes, font l’effet de ruines, et la terre grise dont elles sont construites a une teinte si sale, si triste, qu’on les prendrait pour les huttes d’une peuplade sauvage ; tandis que les monastères, les nombreuses et gigantesques églises, construits en belle pierre, d’une élévation hardie, d’une solidité qui semble défier le temps, contrastent d’une manière choquante avec cette multitude de masures. On sent instinctivement que le même défaut d’harmonie doit exister dans l’organisation de ce peuple, et que l’époque arrivera où les maisons des citoyens seront plus belles et les édifices religieux moins somptueux. Mon horizon était des plus variés ; la campagne qui entoure la ville est très pittoresque. Dans le lointain, apparaissent le Callao avec ses deux châteaux-forts et l’île Saint-Laurent ; les Andes couvertes de neiges et l’océan Pacifique encadrent le tableau. Quel panorama grandiose ! Mon attente fut tellement déçue dans ma visite à ce couvent, que je ne fus pas tentée d’en voir d’autres. J’y étais allée dans l’espoir d’éprouver ces émotions religieuses que font naître l’abnégation et le dévouement inspirés par une foi quelconque : je n’y avais rencontré qu’un exemple de plus du déclin de cette foi et de la décrépitude des réunions conventuelles.

Le bel établissement de la Monnaie m’a paru bien administré. Depuis quelques années, il a reçu de notables améliorations ; on a fait venir de Londres d’immenses laminoirs, lesquels sont mus, ainsi que le balancier, par une chute d’eau. Leurs monnaies ne sont pas cependant aussi bien, sous le rapport de l’art, que celles d’Europe, parce qu’ils manquent de bons graveurs. Dans l’année 1833, on y frappa, en argent, pour 3,000,000 de piastres, et, en monnaies d’or, pour 1,000,000 de piastres environ.

J’éprouvai, en entrant dans les prisons de la sainte inquisition, une terreur involontaire. Cet édifice a été construit avec soin, comme tout ce que faisait le clergé espagnol, à une époque où, étant tout dans l’État, l’argent ne manquait pas à sa magnificence. Il y a vingt-quatre cachots, chacun d’environ dix pieds carrés. Ils sont éclairés par une petite croisée qui donne de l’air, mais peu de jour. On voit de plus des souterrains et des oubliettes qui étaient destinés aux punitions sévères et aux malheureux dont on voulait secrètement se défaire. La salle des sentences est belle de cette expression qui convenait à sa terrible destination ; elle est extrêmement élevée ; deux petites fenêtres garnies de barreaux de fer n’y laissent pénétrer qu’un jour pâle et humide ; le grand inquisiteur siégeait sur un trône, et les juges dans des niches semblables à celles dans lesquelles on place des statues. Les murs sont revêtus, à une très grande hauteur, d’une boiserie dont la sculpture est admirable. L’aspect de cette salle est tellement lugubre, on y est si loin des habitations des hommes, les moines qui formaient ce redoutable tribunal avaient tant d’insensibilité dans la pose, qu’il était impossible que l’infortuné amené devant eux ne fût pas, en entrant, saisi d’effroi. Depuis l’indépendance du Pérou, la sainte inquisition a été supprimée ; l’on a établi, dans l’édifice qui lui était consacré, un cabinet d’histoire naturelle et un musée. La collection qu’on y a réunie se compose de quatre momies des Incas, dont les formes n’ont éprouvé aucune altération, quoique préparées avec moins de soin que celles d’Égypte ; de quelques oiseaux empaillés ; de coquillages et d’échantillons de minéraux ; le tout en petite quantité. Ce que je trouvai de plus curieux, c’est un grand assortiment d’anciens vases à l’usage des Incas. Ce peuple donnait aux vases dont il se servait des formes aussi grotesques que variées, et dessinait dessus des figures emblématiques. Il n’y a dans ce musée, en fait de tableaux, que trois ou quatre misérables croûtes, qui ne sont même pas tendues sur châssis. Il ne s’y trouve pas une seule statue. M. Rivero, homme instruit, qui a séjourné en France, est le fondateur de ce musée. Il fait tout ce qu’il peut afin de l’enrichir ; mais il n’est secondé par personne, la république n’accorde aucun fonds pour cet objet, et ses efforts restent sans succès. Le goût pour les beaux-arts ne se produit que dans l’âge avancé des nations ; c’est lorsqu’elles sont lasses des guerres, des commotions politiques, blasées sur tout, qu’elles s’y attachent, et animent ainsi leur existence désenchantée ; ces brillantes fleurs de l’imagination ne parent ni le berceau de la liberté, ni les débats qu’elle enfante.

Pendant mon séjour à Lima, j’allai plusieurs fois assister aux débats du congrès. La salle est très jolie, quoique trop petite pour sa nouvelle destination ; elle est de forme oblongue et servait autrefois à des réunions académiques et aux discours d’apparat, prononcés par de hauts fonctionnaires, Depuis dix ans, on ne cesse de proposer des projets pour en construire une autre ; mais les fonds de la république s’absorbent au ministère de la guerre, et pas une piastre n’est employée aux travaux utiles. Les sénateurs, c’est le titre qu’ils prennent, sont assis sur quatre rangs, qui forment un fer-à-cheval ; le président est à l’angle. Dans le milieu, sont deux grandes tables autour desquelles se placent des secrétaires. Les sénateurs n’ont pas de costume ; chacun d’eux, militaire, prêtre ou bourgeois, se rend à la séance dans l’habit de sa profession. Au dessus de l’assemblée, règnent deux rangées de loges, formant autant de galeries destinées aux fonctionnaires, aux agents étrangers et au public. Le fond, est disposé en amphithéâtre et uniquement réservé aux dames. Chaque fois que je suis allée à la séance, j’y ai vu un grand nombre de dames ; toutes étaient en saya, lisaient un journal, ou causaient entre elles sur la politique. Les membres de l’assemblée parlent habituellement de leur place   : cependant il y a une tribune ; mais ce n’est que très rarement que je l’ai vue occupée. Cette assemblée est beaucoup plus grave que ne le sont les nôtres. Quand un orateur parle, personne ne l’interrompt ; on l’écoute avec un religieux silence : pas une de ses paroles ne se perd, toutes sont entendues. Cette langue espagnole est si belle, si majestueuse, ses désinences sont si pleines, si variées, et en même temps les peuples qui la parlent ont, en général, tant d’imagination, que tous les orateurs que j’entendais me paraissaient être très éloquents. La dignité de leur maintien, leur voix sonore, leurs paroles bien accentuées, leurs gestes imposants, tout en eux concourt à charmer l’auditoire. Les prêtres, particulièrement, se distinguent parmi les autres orateurs. L’étranger qui jugerait cette nation sur les discours de ses représentants trouverait plus de mécompte encore, dans l’opinion qu’il en aurait conçue, que s’il eût jugé d’un livre sur l’annonce de l’éditeur. Il n’est personne qui ne se rappelle cette belle insurrection napolitaine, les éloquents discours des orateurs de son assemblée, leurs serments de mourir pour la patrie, et tout ce que cela devint à l’approche de l’armée autrichienne du feld-maréchal Frimond. Hé bien ! les sénateurs péruviens ne le cèdent en rien à ceux que Naples offrit en spectacle au monde, en 1822 ; présomptueux, hardis en paroles, débitant avec assurance des discours pompeux, dans lesquels respirent le dévouement, l’amour de la patrie, tandis que chacun d’eux ne songe qu’à ses intérêts privés et nullement à cette patrie, que, du reste, la plupart de ces fanfarons seraient incapables de servir. Ce n’est, dans cette assemblée, que permanentes conspirations pour s’approprier les ressources de l’État ; ce but se cache au fond de toutes les pensées : la vertu colore les discours, mais l’égoïsme le plus vil se montre dans les actes. En écoutant ces beaux phraseurs, je pensais au journal du moine Baldivia, aux harangues de Nieto, aux circulaires du préfet, aux discours du chef des Immortels ; je comparais, dans mes souvenirs, la conduite de tous ces meneurs d’Aréquipa à leurs paroles ; et je vis de quelle manière il fallait interpréter les discours des orateurs du congrès, et juger du courage, du désintéressement, du patriotisme dont ils faisaient l’étalage.

Le palais du président est très vaste, mais aussi mal bâti que mal placé. La distribution intérieure en est fort incommode ; la salle de réception, longue et étroite, ressemble à une galerie : le tout est très mesquinement meublé. Je songeais, en y entrant, à Bolivar et à ce que ma mère m’en avait raconté : lui qui aimait tant le luxe, le faste, l’air, comment avait-il pu se résoudre à habiter ce palais qui ne valait pas l’antichambre de l’hôtel qu’il occupait à Paris ? mais à Lima, il commandait, il était le premier, tandis qu’à Paris il n’était rien ; et l’amour de la domination fait passer par dessus bien d’autres inconvénients. Pendant que j’étais à Lima, il n’y eut chez le président ni bals, ni grandes réceptions ; j’en fus contrariée ; j’aurais été très curieuse de voir une de leurs réunions d’apparat.

L’hôtel-de-ville est très grand, mais ne contient rien de remarquable. La bibliothèque m’offrit plus d’intérêt ; elle est placée dans un beau local ; les salles en sont vastes et bien entretenues ; les livres sont disposés sur des rayons avec beaucoup d’ordre : il y a des tables recouvertes de tapis verts, entourées de chaises ; là se trouvent tous les journaux du pays. La majeure partie des livres tels que Voltaire, Rousseau, la plupart de nos classiques, toutes les histoires de la révolution, les œuvres de madame Stael, des voyages, des mémoires, madame Rolland, etc., etc., formant une masse de douze mille volumes, sont en français. J’éprouvais beaucoup de satisfaction à retrouver nos bons auteurs dans cette bibliothèque. Malheureusement, le goût de la lecture est encore trop peu répandu pour que beaucoup de personnes en profitent. J’y vis aussi Walter Scott, lord Byron, Cooper traduits en français, et quantité d’autres traductions. On y voit encore quelques ouvrages en anglais et en allemand ; de plus, tout ce que l’Espagne a produit de meilleur s’y trouve ; en définitive, cette bibliothèque est très belle, relativement à un pays si peu avancé.

Lima a une salle de spectacle fort jolie, quoique petite ; elle est décorée avec goût et très bien illuminée ; les femmes et leurs toilettes y paraissent ravissantes. Il n’y avait alors qu’une mauvaise troupe espagnole, qui jouait des pièces de Lopez et des vaudevilles français défigurés par la traduction. J’y vis le Mariage de raison, la jeune Fille à marier, le Baron de Felsheim etc., etc. ; cette troupe était tellement misérable, qu’elle manquait même de costumes. Il y avait eu, pendant trois ou quatre ans, une très bonne troupe d’italiens qui représentait avec succès et bien, au dire de madame Denuelle, les meilleurs opéras. La prima dona devint enceinte et ne voulut plus rester ; son départ désespéra son amant qui la suivit, et ses camarades furent obligés d’aller chercher fortune ailleurs. On ne joue que deux fois par semaine, les dimanches et jeudis ; chaque fois que j’y suis allée, j’ai vu peu de monde. Dans les entr’actes, tous les spectateurs fument, même les femmes. Cette salle serait beaucoup trop exiguë si la population avait autant de passion pour les représentations dramatiques que pour les combats de taureaux.

L’arène construite pour ce genre de spectacle démontre, par ses gigantesques dimensions, le goût dominant de ce peuple. J’hésitais longtemps à me rendre aux sollicitations des dames de ma connaissance, qui m’offraient leurs loges, tant j’éprouvais de peine à surmonter ma répugnance pour ces sortes de boucheries ; cependant, voulant étudier les mœurs du pays, je ne pouvais me borner aux observations de salon ; je devais voir ce peuple partout où ses penchants l’entraînent. Je me rendis donc, un dimanche, au combat de taureaux, en compagnie de ma tante, d’une autre dame et de M. Smith. Je trouvai là une population immense, cinq ou six mille personnes, peut-être plus, toutes très bien parées, selon leur condition, et joyeuses du plaisir qu’elles attendaient. Autour d’une vaste arène sont placées, en amphithéâtre, vingt rangées de banquettes ; au dessus règne la galerie ; elle est divisée en loges occupées par l’aristocratie liménienne. La vue de la douleur me fait tant de mal, que je ressens une peine réelle à rendre compte du spectacle dégoûtant de barbarie dont je fus témoin. Il m’est impossible de maîtriser les émotions que j’éprouve à ces scènes d’horreur, et le pinceau pour les peindre échappe de mes mains.

Dans l’arène, il y a quatre ou cinq hommes à cheval, tenant en main un petit drapeau rouge et une lance courte à lame acérée et tranchante. Au milieu de cette arène, il y a une rotonde formée de pieux assez rapprochés pour que les taureaux ne puissent pas passer la tête dans les interstices. Trois ou quatre hommes à pied se tiennent dans cette rotonde ; ils en sortent lorsqu’ils vont ouvrir la porte par laquelle l’animal entre dans l’arène et pour l’y asticoter. Ils lui jettent alors des fusées sur le dos, dans les oreilles, l’excitent enfin par tous les tourments imaginables ; et, aussitôt qu’ils craignent d’être éventrés, rentrent vite dans leur rotonde. Je ne crois pas qu’il soit donné à personne de se défendre d’une forte émotion de terreur à la vue du taureau entrant d’un bond dans l’arène, et s’élançant furieux sur les chevaux ; l’animal, le poil hérissé, la queue battant ses flancs, les narines ouvertes, pousse par instants des beuglements de rage ; sa fureur convulsive est effrayante ; il fait mille bonds et poursuit les chevaux et les hommes, qui lui échappent avec agilité.

Je conçois l’attrait puissant que ces spectacles peuvent avoir en Andalousie : là, de superbes taureaux, dont la fureur n’a pas besoin d’être excitée ; des coursiers pleins de feu et de vigueur dans le combat ; et ces toreros andalous, habillés comme des pages, étincelants de paillettes d’or, de diamants, dont l’agilité, la grace, la bravoure tiennent de la féerie, se jouant de la fureur du terrible animal, qu’ils terrassent d’un coup, donnent à ces sanglantes représentations tant de grandiose, le danger est si réel et le courage si héroïque, que je conçois, dis-je, l’enthousiasme, l’enivrement des spectateurs : mais, à Lima, rien ne vient poétiser ces scènes de boucheries. Dans ce pays au climat mou et énervant, les chevaux et les taureaux sont sans vigueur, les hommes sans bravoure. Dix minutes après que le taureau est lâché, il se fatigue ; et, pour prévenir l’ennui des spectateurs, les hommes qui sont dans la rotonde, armés d’une faucille emmanchée à une perche, lui coupent les jarrets de derrière ; le pauvre animal ne peut plus aller que sur les deux pieds de devant, et c’est pitié de le voir se traîner ainsi ; dans cet état, les braves toreros liméniens lui jettent des fusées, l’accablent de coups de lance, en un mot le tuent sur place, comme pourraient le faire de maladroits et barbares garçons-bouchers. Le malheureux taureau se débat, pousse des gémissements sourds ; de grosses larmes coulent de ses yeux ; enfin sa tête tombe dans la mare de sang noir qui l’entoure. Alors on sonne des fanfares, tandis qu’on place l’animal mort sur un chariot que quatre chevaux entraînent ensuite au grand galop. Pendant ce temps, le peuple bat des mains, trépigne, crie ; c’est une joie, une exaltation qui semblent égarer toutes les têtes ; huit hommes armés viennent de tuer un taureau, quel beau sujet d’enthousiasme ! J’étais révoltée de ce spectacle ; et, aussitôt après que le premier taureau eut été tué, je voulais m’en aller ; mais ces dames me dirent : « Il faut attendre : le beau jeu est toujours pour la fin ; les derniers taureaux qui sortent sont les plus méchants ; peut-être tueront-ils des chevaux, blesseront-ils des hommes. » Et ces dames appuyèrent sur le mot homme comme pour me dire : « Alors ce serait plein d’intérêt… » Nous fûmes très favorisées : le troisième taureau éventra un cheval et faillit tuer le tauréador qui le montait ; les coupeurs de jarrets, dans leur effroi, lui abattirent les quatre jambes, et l’animal, haletant de fureur, tomba baigné dans son sang ; le cheval, de son côté, avait les boyaux hors du ventre ; à cette vue, je sortis précipitamment, sentant que j’allais me trouver mal. M. Smith était pâle et ne put que me dire : « Ce spectacle est inhumain et dégoûtant. »

Appuyée sur son bras, je marchai quelque temps sur la promenade qui borde la rivière ; l’air pur me ranima ; mais le lieu d’où je sortais m’attristait encore : cet attrait qu’offre à tout un peuple le spectacle de la douleur me paraissait l’indice du dernier degré de corruption. J’étais préoccupée de ces réflexions, lorsque nous vîmes venir la calèche de ma belle tante ; elle me cria, du plus loin qu’elle put se faire entendre : « Eh bien ! sensible Florita, pourquoi vous sauvez-vous ainsi au plus beau moment ! Oh ! si vous aviez vu le dernier ! quel magnifique animal ! il était réellement effrayant ! Il y a eu un enthousiasme dans la salle, oh ! c’était ravissant ! » Misérable peuple ! pensais-je, es-tu donc sans pitié pour trouver des délices dans de pareilles scènes !

Le Rimac ressemble beaucoup à la rivière d’Aréquipa ; il court de même sur un lit de pierres et entre des rochers. Le pont est assez beau, et c’est là que se portent les badauds pour voir passer les femmes qui vont se promener au Paseo del agua. Avant de poursuivre, je vais faire connaître le costume spécial aux femmes de Lima, le parti qu’elles en tirent, et l’influence qu’il a sur leurs mœurs, habitudes et caractère.

Il n’est point de lieu sur la terre où les femmes soient plus libres, exercent plus d’empire qu’à Lima. Elles règnent là sans partage ; c’est d’elles, en tout, que part l’impulsion. Il semble que les Liméniennes absorbent, à elles seules, la faible portion d’énergie que cette température chaude et enivrante laisse à ces heureux habitants. À Lima, les femmes sont généralement plus grandes, plus fortement organisées que les hommes. À onze ou douze ans, elles sont tout à fait formées ; presque toutes se marient vers cet âge et sont très fécondes, ayant communément de six à sept enfants. Elles ont de belles grossesses, accouchent facilement et sont promptement rétablies. Presque toutes nourrissent leurs enfants, mais toujours avec l’aide d’une nourrice, qui supplée à la mère, et allaite comme elle l’enfant : c’est un usage qui leur vient d’Espagne où, dans les familles aisées, les enfants ont toujours deux nourrices. Les Liméniennes ne sont pas belles généralement ; mais leurs physionomies gracieuses entraînent avec un irrésistible ascendant. Il n’y a point d’homme auquel la vue d’une Liménienne ne fasse battre le cœur de plaisir. Elles n’ont point la peau basanée, comme on le croit en Europe ; la plupart sont, au contraire, très blanches ; les autres, selon leurs diverses origines, sont brunes, mais d’une peau unie et veloutée, d’une teinte chaude et pleine de vie. Les Liméniennes ont toutes de belles couleurs, les lèvres d’un rouge vif, de beaux cheveux noirs bouclés naturellement, des yeux noirs, d’une forme admirable, d’un brillant et d’une expression indéfinissables d’esprit, de fierté et de langueur ; c’est dans cette expression qu’est tout le charme de leur personne ; elles parlent, avec beaucoup de facilité, et leurs gestes ne sont pas moins expressifs que les paroles qu’ils accompagnent. Leur costume est unique.

Lima est la seule ville du monde où il ait jamais paru. Vainement a-t-on cherché, jusque dans les chroniques les plus anciennes, d’où il pouvait tirer son origine, on n’a pu encore le découvrir ; il ne ressemble en rien aux divers costumes espagnols ; et, ce qu’il y a de bien certain, c’est qu’on ne l’a pas apporté d’Espagne. Il a été trouvé sur les lieux, lors de la découverte du Pérou, quoiqu’il soit en même temps notoire qu’il n’a jamais existé dans aucune autre ville d’Amérique. Ce costume, appelé saya se compose d’une jupe et d’une espèce de sac qui enveloppe les épaules, les bras et la tête, et qu’on nomme manto. J’entends nos élégantes parisiennes se récrier sur la simplicité de ce costume ; elles sont loin de se douter du parti qu’en tire la coquetterie. Cette jupe, qui se fait en différentes étoffes, selon la hiérarchie des rangs et la diversité des fortunes, est d’un travail tellement extraordinaire, qu’elle a droit à figurer dans les collections comme objet de curiosité. Ce n’est qu’à Lima qu’on peut faire confectionner ce genre de costume ; et les Liméniennes prétendent qu’il faut être né à Lima pour pouvoir être ouvrier en saya ; qu’un Chilien, un Aréquipénien, un Cuzquénien, ne pourraient jamais parvenir à plisser la saya ; cette assertion, dont je ne me suis pas inquiétée de vérifier l’exactitude, prouve combien ce costume est en dehors de tous les costumes connus. Je vais donc tâcher, par quelques détails, d’en donner une idée.

Pour faire une saya ordinaire, il faut de douze à quatorze aunes de satin[35] ; elle est doublée en florence ou en petite étoffe de coton très légère ; l’ouvrier, en échange de vos quatorze aunes de satin, vous rapporte une petite jupe qui a trois quarts de haut, et qui, prenant la taille à deux doigts au dessus des hanches, descend jusqu’aux chevilles des pieds ; elle est tellement collante que, dans le bas, elle a tout juste la largeur nécessaire pour qu’on puisse mettre un pied devant l’autre, et marcher à très petits pas. On se trouve ainsi serrée dans cette jupe comme dans une gaine. Elle est plissée entièrement de haut en bas, à très petits plis, et avec une telle régularité, qu’il serait impossible de découvrir les coutures. Ces plis sont si solidement faits, ils donnent à ce sac une telle élasticité, que j’ai vu des sayas qui duraient depuis quinze ans, et qui conservaient encore assez d’élasticité pour dessiner toutes les formes et se prêter à tous les mouvements.

Le manto est aussi artistement plissé, mais fait en étoffe très légère, il ne saurait durer autant que la jupe, ni le plissage résister aux mouvements continuels de celle qui le porte et à l’humidité de son haleine. Les femmes de la bonne société portent leur saya en satin noir ; les élégantes en ont aussi en couleurs de fantaisie, telles que violet, marron, vert, gros bleu, rayées, mais jamais en couleurs claires, par la raison que les filles publiques les ont adoptées de préférence. Le manto est toujours noir, enveloppant le buste en entier ; il ne laisse apercevoir qu’un œil. Les Liméniennes portent toujours un petit corsage dont on ne voit que les manches ; ces manches, courtes ou longues, sont en riches étoffes : en velours, en satin de couleur ou en tulle ; mais la plupart des femmes vont bras nus en toutes saisons. La chaussure des Liméniennes est d’une élégance attrayante : elles ont de jolis souliers en satin de toutes couleurs, ornés de broderies ; s’ils sont unis, les couleurs des rubans contrastent avec celles des souliers. Elles portent des bas de soie à jour en diverses couleurs, dont les coins sont brodés avec la plus grande richesse. Partout, les femmes espagnoles se font remarquer par la riche élégance de leur chaussure ; mais il y a tant de coquetterie dans celle des Liméniennes, qu’elles semblent exceller dans cette partie de leur ajustement. Les femmes de Lima portent leurs cheveux séparés de chaque côté de la tête ; ils tombent en deux tresses parfaitement faites et terminées par un gros nœud en rubans. Cette mode, cependant, n’est pas exclusive : il y a des femmes qui portent leurs cheveux bouclés à la Ninon, descendant en longs flocons de boucles sur leur sein, que, selon, l’usage du pays, elles laissent, presque toujours nu. Depuis quelques années, la mode de porter de grands châles de crêpe de Chine, richement brodés en couleurs, s’est introduite. L’adoption de ce châle a rendu leur costume plus décent en voilant, dans son ampleur, le nu et les formes un peu trop fortement dessinées. Une des recherches de leur luxe est encore d’avoir un très beau mouchoir de batiste brodé garni de dentelle. Oh ! qu’elles ont de grace, qu’elles sont enivrantes ces belles Liméniennes avec leur saya d’un beau noir brillant au soleil, et dessinant des formes vraies chez les unes, fausses chez beaucoup d’autres, mais qui imitent si bien la nature, qu’il est impossible, en les voyant, d’avoir l’idée d’une supercherie !… Qu’ils sont gracieux leurs mouvements d’épaules, lorsqu’elles attirent le manto pour se cacher entièrement la figure, que par instants elles laissent voir à la dérobée ! Comme leur taille est fine et souple, et comme le balancement de leur démarche est onduleux ! Que leurs petits pieds sont jolis, et quel dommage qu’ils soient un peu trop gros !

Une Liménienne en saya, ou vêtue d’une jolie robe venant de Paris, ce n’est plus la même femme ; on cherche vainement, sous le costume parisien, la femme séduisante qu’on a rencontrée le matin dans l’église de Sainte-Marie. Aussi, à Lima, tous les étrangers vont-ils à l’église, non pour entendre chanter aux moines l’office divin, mais pour admirer, sous leur costume national, ces femmes d’une nature à part. Tout en elles est, en effet, plein de séduction : leurs poses sont aussi ravissantes que leur démarche ; et, lorsqu’elles sont à genoux, elles penchent la tête avec malice, laissent voir leurs jolis bras couverts de bracelets, leurs petites mains, dont les doigts, resplendissant de bagues, courent sur un gros rosaire avec une agilité voluptueuse, tandis que leurs regards furtifs portent l’ivresse jusqu’à l’extase.

Un grand nombre d’étrangers m’ont raconté l’effet magique qu’avait produit, sur l’imagination de plusieurs d’entre eux, la vue de ces femmes ; une ambition aventureuse leur avait fait affronter mille périls dans la ferme persuasion que la fortune les attendait sur ces lointains rivages. Les Liméniennes leur en paraissaient être les prêtresses, ou plutôt, réalisant le paradis de Mahomet, ils croyaient que, pour les dédommager des pénibles souffrances d’une longue traversée et récompenser leur courage, Dieu les avait fait aborder dans un pays enchanté. Ces écarts d’imagination ne paraissent pas invraisemblables, quand on est témoin des folies, des extravagances que ces belles Liméniennes font faire aux étrangers. On dirait que le vertige s’est emparé de leurs sens. Le désir ardent de connaître leurs traits, qu’elles cachent avec soin, les fait suivre avec une avide curiosité ; mais il faut avoir une grande habitude des sayas pour suivre une Liménienne sous ce costume, qui leur donne à toutes une grande ressemblance ; il faut un travail d’attention bien soutenu pour ne point perdre de vue, dans la foule, celle dont le regard vous a charmé : agile, elle s’y glisse, et bientôt dans sa course sinueuse, comme le serpent à travers le gazon, se dérobe à votre poursuite. Oh ! je défie la plus belle Anglaise, avec sa chevelure blonde, ses yeux où le ciel se réfléchit, sa peau de lis et de rose, de lutter contre une jolie Liménienne en saya ! Je défie également la plus séduisante Française, avec sa jolie petite bouche entr’ouverte, ses yeux spirituels, sa taille élégante, ses manières enjouées et tout le raffinement de sa coquetterie, je la défie de lutter contre une jolie Liménienne en saya ! L’Espagnole elle-même, avec son port noble, sa belle physionomie, pleine de fierté et d’amour, ne paraîtrait que froide et hautaine à côté d’une jolie Liménienne en saya ! Ho ! sans nulle crainte d’être démentie, je puis affirmer que les Liméniennes sous ce costume seraient proclamées les reines de la terre, s’il suffisait de la beauté des formes, du charme magnétique du regard, pour assurer l’empire que la femme est appelée à exercer ; mais, si la beauté impressionne les sens, ce sont les inspirations de l’ame, la force morale, les talents de l’esprit qui prolongent la durée de son règne. Dieu a doué la femme d’un cœur plus aimant, plus dévoué que celui de l’homme ; et si, comme il n’y a aucun doute, c’est par l’amour et le dévouement que nous honorons le Créateur, la femme a sur l’homme une supériorité incontestable ; mais il faut qu’elle cultive son intelligence et surtout se rende maîtresse d’elle-même pour conserver cette supériorité. Ce n’est qu’à ces conditions qu’elle obtiendra toute l’influence que Dieu a donné aux qualités de son cœur d’exercer ; mais lorsqu’elle méconnaît sa mission, lorsqu’au lieu d’être le guide, le génie inspirateur de l’homme, de perfectionner son moral, elle ne cherche qu’à le séduire, qu’à régner sur ses sens, son empire s’évanouit avec les désirs qu’elle a fait naître. Ainsi, lorsque ces Liméniennes enchanteresses, qui n’ont jamais donné aucun objet élevé à l’activité de leur vie, viennent, après avoir électrisé l’imagination des jeunes étrangers, à se montrer telles qu’elles sont, le cœur blasé, l’esprit sans culture, l’ame sans noblesse, qu’elles paraissent n’aimer que l’argent…, elles détruisent à l’instant le brillant prestige de fascination que leurs charmes avaient produit.

Cependant les femmes de Lima gouvernent les hommes, parce qu’elles leur sont bien supérieures en intelligence et en force morale. La phase de civilisation dans laquelle se trouve ce peuple est encore bien éloignée de celle où nous sommes arrivés en Europe. Il n’existe au Pérou aucune institution pour l’éducation de l’un ou de l’autre sexe ; l’intelligence ne s’y développe que par ses forces natives : ainsi la prééminence des femmes de Lima sur l’autre sexe, quelque inférieures, sous le rapport moral, que soient ces femmes aux Européennes, doit être attribuée à la supériorité d’intelligence que Dieu leur a départie.

On doit cependant faire remarquer combien le costume des Liméniennes est favorable et seconde leur intelligence pour leur faire acquérir la grande liberté et l’influence dominatrice dont elles jouissent. Si jamais elles abandonnaient ce costume sans prendre des mœurs nouvelles, si elles ne remplaçaient pas les moyens de séduction que leur fournit ce déguisement, par l’acquisition des talents, des vertus qui ont le bonheur, le perfectionnement des autres pour objets, vertus dont jusqu’alors elles n’auraient pu sentir le besoin, on peut prédire sans hésiter qu’elles perdraient immédiatement tout leur empire, qu’elles tomberaient même très bas et seraient aussi malheureuses que créatures humaines peuvent l’être ; elles ne pourraient plus se livrer à cette activité incessante que leur incognito favorise, et seraient en proie à l’ennui, sans nul moyen de suppléer au manque d’estime qu’on professe généralement pour les êtres qui ne sont accessibles qu’aux jouissances des sens. En preuve de ce que j’avance, je vais tracer une légère esquisse des usages de la société de Lima, et l’on jugera, d’après cet exposé, de la justesse de l’observation.

La saya, ainsi que je l’ai dit, est le costume national ; toutes les femmes le portent à quelque rang qu’elles appartiennent ; il est respecté et fait partie des mœurs du pays, comme, en Orient, le voile de la musulmane. Depuis le commencement jusqu’à la fin de l’année, les Liméniennes sortent ainsi déguisées, et quiconque oserait enlever à une femme en saya le manto qui lui cache entièrement le visage, à l’exception d’un œil, serait poursuivi par l’indignation publique et sévèrement puni. Il est établi que toute femme peut sortir seule ; la plupart se font suivre par une négresse, mais ce n’est pas d’obligation. Ce costume change tellement la personne et jusqu’à la voix dont les inflexions sont altérées (la bouche étant couverte), qu’à moins que cette personne n’ait quelque chose de remarquable, comme une taille très élevée ou très petite, qu’elle ne soit boiteuse ou bossue, il est impossible de la reconnaître. Je crois qu’il faut peu d’efforts d’imagination pour comprendre toutes les conséquences résultant d’un état de déguisement continuel, que le temps et les usages ont consacré, et que les lois sanctionnent ou du moins tolèrent. Une Liménienne déjeune le matin, avec son mari, en petit peignoir à la française, ses cheveux retroussés absolument comme nos dames de Paris ; a-t-elle envie de sortir, elle passe sa saya sans corset (la ceinture de dessous serrant la taille suffisamment), laisse tomber ses cheveux, se tape[36], c’est à dire se cache la figure avec le manto, et sort pour aller où elle veut…   ; elle rencontre son mari dans la rue, qui ne la reconnaît pas[37], l’agace de l’œil, lui fait des mines, le provoque de propos, entre en grande conversation, se fait offrir des glaces, des fruits, des gâteaux, lui donne un rendez-vous, le quitte et entame aussitôt un autre entretien avec un officier qui passe ; elle peut pousser aussi loin qu’elle le désire cette nouvelle aventure, sans jamais quitter son manto ; elle va voir ses amies, fait un tour de promenade et rentre dans sa maison pour dîner. Son mari ne s’enquiert pas où elle est allée, car il sait parfaitement que, si elle a intérêt à lui cacher la vérité, elle mentira, et, comme il n’a aucun moyen de l’en empêcher, il prend le parti le plus sage, celui de ne point s’en inquiéter. Ainsi ces dames vont seules au spectacle, aux courses de taureaux, aux assemblées publiques, aux bals, aux promenades, aux églises, en visites, et sont bien vues partout. Si elles rencontrent quelques personnes avec lesquelles elles désirent causer, elles leur parlent, les quittent et restent libres et indépendantes, au milieu de la foule, bien plus que ne le sont les hommes, le visage découvert. Ce costume a l’immense avantage d’être à la fois économique, très propre, commode, tout de suite prêt, sans jamais nécessiter le moindre soin.

Il est de plus un usage dont je ne dois pas omettre de parler : lorsque les Liméniennes veulent rendre leur déguisement encore plus impénétrable, elles mettent une vieille saya toute déplissée, déchirée, tombant en lambeaux, un vieux manto et un vieux corsage ; seulement les femmes qui désirent se faire reconnaître pour être de la bonne société se chaussent parfaitement bien et prennent un de leurs plus beaux mouchoirs de poche : ce déguisement, qui est reçu, se nomme disfrazar. Une disfrazarda est considérée comme fort respectable ; aussi ne lui adresse-t-on jamais la parole : on ne l’approche que très timidement   ; il serait inconvenant et même déloyal de la suivre. On suppose, avec raison, que, puisqu’elle s’est déguisée, c’est parce qu’elle a des motifs importants pour le faire, et que, par conséquent, on ne doit pas s’arroger le droit d’examiner ses démarches.

D’après ce que je viens d’écrire sur le costume et les usages des Liméniennes, on concevra facilement quelles doivent avoir un tout autre ordre d’idées que celui des Européennes, qui, dès leur enfance, sont esclaves des lois, des mœurs, des coutumes, des préjugés, des modes, de tout enfin ; tandis que, sous la saya, la Liménienne est libre, jouit de son indépendance et se repose avec confiance sur cette force véritable que tout être sent en lui, lorsqu’il peut agir selon les besoins de son organisation. La femme de Lima, dans toutes les positions de la vie, est toujours elle ; jamais elle ne subit aucune contrainte : jeune fille, elle échappe à la domination de ses parents par la liberté que lui donne son costume ; quand elle se marie, elle ne prend pas le nom de son mari, elle garde le sien, et toujours reste maîtresse chez elle ; lorsque le ménage l’ennuie par trop, elle met sa saya et sort comme les hommes le font en prenant leur chapeau ; agissant en tout avec la même indépendance d’action. Dans les relations intimes qu’elles peuvent avoir, soit légères, soit sérieuses, les Liméniennes gardent toujours de la dignité, quoique leur conduite, à cet égard, soit, certes, bien différente de la nôtre. Ainsi que toutes les femmes, elles mesurent la force de l’amour qu’elles inspirent à l’étendue des sacrifices qu’on leur fait ; mais comme, depuis sa découverte, leur pays n’a attiré les Européens à une aussi grande distance de chez eux que par l’or qu’il recèle, que l’or seul, à l’exclusion des talents ou de la vertu, y a toujours été l’objet unique de la considération et le mobile de toutes les actions, que seul il a mené à tout, les talents et la vertu à rien, les Liméniennes, conséquentes, dans leur façon d’agir, à l’ordre d’idées qui découle de cet état de choses, ne voient de preuves d’amour que dans les masses d’or qui leur sont offertes : c’est à la valeur de l’offrande qu’elles jugent de la sincérité de l’amant ; et leur vanité est plus ou moins satisfaite, selon les sommes plus ou moins grandes, ou le prix des objets qu’elles en ont reçus. Lorsqu’on veut donner une idée du violent amour que monsieur tel avait pour madame telle, on n’use jamais que de cette phraséologie : « Il lui donnait de l’or à plein sac ; il lui achetait à prix énorme tout ce qu’il trouvait de plus précieux ; il s’est ruiné entièrement pour elle… » C’est comme si nous disions ; « Il s’est tué pour elle ! » Aussi la femme riche prend-elle toujours l’argent de son amant, quitte à le donner à ses négresses si elle ne peut le dépenser ; c’est pour elle une preuve d’amour, la seule qui puisse la convaincre qu’elle est aimée. La vanité des voyageurs leur a fait déguiser la vérité, et, lorsqu’ils nous ont parlé des femmes de Lima et des bonnes fortunes qu’ils ont eues avec elles, ils ne se sont pas vantés qu’elles leur avaient coûté leur petit trésor, et jusqu’au souvenir donné par une tendre amie à l’heure du départ. Ces mœurs sont bien étranges, mais elles sont vraies. J’ai vu plusieurs dames de la bonne société porter des bagues, des chaînes et des montres d’hommes…

Les dames de Lima s’occupent peu du ménage ; mais, comme elles sont très actives, le peu de temps qu’elles y consacrent suffit pour le tenir en ordre. Elles ont un penchant décidé pour la politique et l’intrigue ; ce sont elles qui s’occupent de placer leurs maris, leurs fils et tous les hommes qui les intéressent : pour parvenir à leur but, il n’y a pas d’obstacles ou de dégoûts qu’elles ne sachent surmonter. Les hommes ne se mêlent pas de ces sortes d’affaires, et ils font bien ; ils ne s’en tireraient pas avec la même habileté. Elles aiment beaucoup le plaisir, les fêtes, recherchent les réunions, y jouent gros jeu, fument le cigare et montent à cheval, non à l’anglaise, mais avec un large pantalon comme les hommes. Elles ont une passion pour les bains de mer et nagent très bien. En fait de talents d’agrément, elles pincent de la guitare, chantent assez mal (il en est cependant quelques unes qui sont bonnes musiciennes) et dansent, avec un charme inexprimable, les danses du pays.

Les Liméniennes n’ont, en général, aucune instruction, ne lisent point et restent étrangères à tout ce qui se passe dans le monde. Elles ont beaucoup d’esprit naturel, une compréhension facile, de la mémoire et une intelligence surprenante.

J’ai dépeint les femmes de Lima telles qu’elles sont et non d’après le dire de certains voyageurs ; il m’en a coûté sans doute, car la manière aimable et hospitalière avec laquelle elles m’ont accueillie m’a pénétrée des plus vifs sentiments de reconnaissance ; mais mon rôle de voyageuse consciencieuse me faisait un devoir de dire toute la vérité.

J’ai parlé du théâtre et des combats de taureaux, mais j’ai omis le spectacle qu’offrent les églises à la population liménienne ; c’est le plus suivi, le besoin perpétuel de distractions, chaque jour y porte la foule. À Lima, tout le monde entend deux ou trois messes, une à la cathédrale, parce qu’on y rencontre un grand nombre de jolies femmes et d’étrangers que ces beautés y attirent ; une autre à Saint-François, parce que ces pères distribuent d’excellent pain bénit, qu’on y entend des orgues magnifiques, et que tous les prêtres sont richement vêtus ; la troisième messe s’entend à l’Enfant-Jésus, pour jouir du ramage divertissant des nombreux oiseaux que contiennent les cages. Dans presque toutes les églises de Lima, on voit, auprès des autels, des cages remplies d’oiseaux de diverses espèces ; leurs chants couvrent souvent les paroles du prêtre qui dit la messe. Outre les récréations quotidiennes qu’on trouve dans les églises, il se fait, dans la ville, deux processions au moins par semaine, et ces processions sont encore plus bouffonnes, encore plus indécentes que celles dont j’avais été si fort scandalisée à Aréquipa ; enfin, pour que la continuité des cérémonies, l’édification et l’amusement des religieux liméniens ne soient pas interrompus, il y a des offices de nuit célébrés avec beaucoup de pompe et où tout se passe, on doit le supposer, avec le même respect des convenances. Combien d’écoles n’établirait-on pas avec ce que coûtent toutes ces vaines cérémonies ! Que de choses utiles ne pourrait-on pas apprendre ou faire dans le temps qu’on y perd !…

Les deux principales promenades sont l’Almendral et el Paseo del agua : cette dernière est préférée ; elle est belle, mais mal située, La rivière qui la borde, les grands arbres dont elle est ornée lui donnent, en hiver, une humidité très nuisible à la santé ; et, dans l’été, elle manque d’air. Le dimanche, les jours de fête, cette promenade ressemble, le soir, au boulevard de Gand. La foule se presse sur les bas-côtés formés par deux allées ombragées de grands arbres. Les femmes y sont presque toutes en saya, et beaucoup assises sur les bancs ; dans cette position, leur costume laisse voir jusqu’aux genoux. Il y a, sur la chaussée, de nombreuses calèches ; les unes vont au pas, d’autres s’arrêtent, afin que les dames qu’elles renferment puissent faire admirer leur beauté et leur parure. On reste quatre à cinq heures à cette promenade ; ce qui m’eût paru très long si je n’y avais été en compagnie de plusieurs dames, et particulièrement de ma tante, qui est pétillante d’esprit lorsqu’elle fait de la critique ; et, à ce paseo, il y a beau champ pour en faire.…

L’ouverture du printemps est un des grands plaisirs de Lima : c’est réellement une superbe fête. Le jour de la Saint-Jean commence la promenade des Amancais[38], espèce de Longchamp, auquel j’allai avec dona Calista, une de mes amies. Toute la population s’y était rendue. Il y avait plus de cent calèches contenant des dames magnifiquement parées ; on y voyait de nombreuses cavalcades et une foule immense de piétons. Pendant les deux mois d’hiver, mai et juin, les montagnes se couvrent de fleurs jaunes aux feuilles vertes, nommées amancais, elles en prennent un aspect de printemps ; c’est ce qui donne lieu à la fête et le nom aux promenades. Le chemin qui conduit à ces montagnes est très large, et la perspective que l’on découvre à une certaine hauteur est enchanteresse. Dans plusieurs endroits, s’établissent des tentes où l’on vend des rafraîchissements, et où s’exécutent des danses très indécentes. Le beau monde, durant les deux mois de la saison, fréquente ces lieux ; et l’empire de la mode, le désir de voir et d’être vu font passer sur les nombreux inconvénients qu’ils présentent. Le chemin est très mauvais ; les chevaux enfoncent dans le sable jusqu’aux genoux ; le vent y est froid ; et le soir, pour peu qu’on tarde à se retirer, on risque d’être arrêté par les voleurs dont Lima abonde. Néanmoins les Liméniens y accourent avec une véritable fureur ; ils forment des parties, portent leur diner et souper, et y passent la nuit.

Je ne me bornai pas à visiter les promenades et les édifices de Lima ; je cherchai encore à m’introduire chez les principaux habitants, pour en connaître les mœurs et usages. J’avais été recommandée à plusieurs familles, et, en outre, à deux de mes cousines d’Aréquipa, la seňora Balthazar de Benavedez, et la seňora Inès de Izcué. Je fus très bien accueillie dans ces deux maisons, où l’on me donna des dîners d’apparat. Rien au monde n’est plus ennuyeux que ces dîners : on y déploie un grand luxe en vaisselle, en cristaux, en toutes choses, mais particulièrement en mets et friandises de mille sortes. Lima se distingue par ses progrès en cuisine : l’art culinaire y fleurit ; et, depuis dix ans, tout se fait à la française. Le pays fournit de très bonne viande, de beaux légumes, du poisson de toute espèce, une grande abondance de fruits exquis ; et il est facile de se procurer, à peu de frais, un ordinaire somptueux. Ces banquets étaient, pour moi qui ai l’habitude de dîner en dix minutes, une fatigue inimaginable ; on sert deux et trois services, et il faut manger de tout pour ne pas enfreindre des usages de la politesse. il me fallait incessament recommencer les mêmes excuses ; répéter à satiété que je ne mangeais ni soupe ni viande, et que ma nourriture se bornait habituellement aux légumes, aux fruits et au laitage. On reste deux heures à table ; pendant ce temps, la conversation roule sur l’excellence des mets, et les éloges qu’on adresse, en termes pompeux, au maître de la maison. Comme à Aréquipa, on a aussi l’habitude de se faire passer des morceaux au bout de la fourchette ; cependant cet usage se perd. Ce que j’ai vu manger dans ces occasions est vraiment monstrueux. Il en résulte qu’à la sortie du repas presque tous les convives sont malades et dans un tel état de stupeur, qu’ils sont incapables de dire un mot. En définitive, leurs festins sont aussi fatigants que nuisibles à la santé. La profusion qu’ils y étalent dénote un peuple réduit encore aux jouissances sensuelles. L’heure habituelle du dîner n’est pas changée ces jours-là ; on se met à table à trois heures, comme c’est l’usage de Lima ; mais l’on n’en sort qu’à cinq ou six heures ; ensuite, il faut tenir compagnie, pendant une heure ou deux, aux maîtres de la maison ; on peut juger quelles corvées étaient, pour moi, de pareilles invitations ; dans tous ces repas, on sert de nos meilleurs vins, ce qui est une grande dépense pour le pays.

Parmi les femmes distinguées que renferme Lima, j’en citerai trois dont, en parlant de cette ville, je ne saurais omettre les noms. La première est madame de la Riva-Aguero, célèbre par ses malheurs, par le courage et la constance qu’elle montre à les supporter. La seconde est madame Calista Thwaites, la femme la plus instruite que j’aie rencontrée en Amérique, et que distinguent également le brillant de son esprit, la justesse de son jugement. Et, enfin, la troisième est madame Manuela Riclos, femme savante, très spirituelle, dit-on, mais encore plus pédante.

En racontant l’histoire de madame de la Riva-Aguero, mon intention est encore de montrer, ainsi que je l’ai fait dans l’histoire du commandant de la Challenger, de combien de maux est cause la tyrannie exercée par les parents sur les inclinations de leurs enfants ; comme si les erreurs du cœur, la satiété, les chances bonnes ou mauvaises de la vie ne suffisaient pas pour compromettre le bonheur d’un lien que, dans notre sagesse, nous avons fait indissoluble ; sans qu’il faille ajouter à ces dangers en faisant intervenir la raison humaine avec son cortège de préjugés dans l’affection la plus désintéressée de notre nature. Ah ! la raison est encore plus féconde en déceptions que le cœur, et l’amour que Dieu y allume a, sans doute, plus de droits à nos respects que les vaines opinions que le monde extérieur fait naître dans notre cerveau. La contrainte, à cet égard, dont usent les parents envers leurs enfants, est le plus coupable abus de la force en même temps qu’elle est la plus insigne absurdité de la raison ; tuer la victime est moins criminel que de lui préparer un avenir de calamités ; lui commander d’aimer est le comble de la démence auquel la tyrannie peut parvenir.

Madame de la Riva-Aguero (Caroline Delooz) appartient à une des premières familles de la Hollande, où elle est née. Elle a reçu une éducation aussi brillante que solide ; et l’extrême convenance de son ton, ses manières à la fois simples et élégantes annoncent qu’elle a vécu, dès son enfance, dans la meilleure société. C’est une femme accomplie, si jamais être humain a mérité qu’on dise cela de lui. Lorsque je l’ai connue, elle avait environ trente ans ; fort jolie femme encore, à dix-huit ans, elle avait dû être une créature ravissante de graces et de fraîcheur. Pauvre jeune fille, quand tu jouais dans tes vertes campagnes, tu ne pensais guère à la triste destinée que l’ambition de tes parents te réservait !

En 1822, arriva à Bruxelles un Péruvien nommé de la Riva-Aguero ; il s’introduisit, je ne sais comment, dans la famille de la jeune Caroline Delooz, s’y présenta avec un cortége de titres et se donna pour le président de la république du Pérou, dont il avait été forcé de s’absenter par suite de troubles révolutionnaires ; il amplifia, avec cette exagération propre à son pays, tout ce qui pouvait lui donner de l’importance et faire concevoir de lui une haute opinion ; enfin il réussit, par son éloquence et ses airs de grandeur, à intéresser la famille Delooz et à l’éblouir. Devenu amoureux de Caroline, il la demanda. M. Delooz, père de sept enfants, avait perdu une grande partie de sa fortune, et il avait quatre filles à marier ; il crut sur parole le soi-disant président du Pérou, possesseur, dans son pays, de grandes richesses ; le noble et ambitieux Hollandais vit donc, en cet étranger, un parti convenable pour une de ses filles, et accueillit sa demande. Il déclara sa volonté à Caroline, qui en resta pétrifiée. Riva-Aguero avait alors cinquante-cinq ans, était d’une laideur repoussante, d’une santé chancelante, d’un caractère triste et sévère. La jeune personne, le désespoir dans le cœur, alla se jeter aux pieds de sa mère et lui demanda protection ; mais, hélas ! la pauvre mère, esclave comme sa fille, ne pouvait que confondre ses larmes avec celles de son enfant. Le noble époux, maître absolu dans sa famille, vit se taire devant sa volonté toutes les répugnances. Dans tout le cercle de la famille Delooz, il ne se trouva pas une seule personne qui osât faire observer au père qu’il agissait avec cruauté, en jetant sa fille dans les bras d’un vieillard cacochyme, et, avec imprudence, en la mariant à un inconnu qui peut-être les trompait. Cette société hollandaise, encore plus asservie que la nôtre aux préjugés de l’orgueil, trouvait que le président du Pérou était un très beau parti pour Caroline Delooz, et force fut à la pauvre enfant d’en paraître honorée, contente et heureuse. Elle avait dix-sept ans quand elle épousa le vieillard.

Peu de temps après son mariage, la jeune femme fut obligée de quitter sa mère et ses sœurs qu’elle aimait tendrement et dont elle était chérie, pour suivre son mari dans ses États. Elle arriva à Valparaiso avec un enfant de quinze mois, et enceinte ; elle y demeura près de deux ans, vivant dans une maison garnie de la manière la plus mesquine, sans oser demander à son auguste époux quand enfin il comptait la conduire dans son palais. M. de la Riva-Aguero ayant, pour subvenir à cette misérable existence, épuisé ses faibles ressources, se trouva forcé de mener sa femme à Lima. Ah ! quel dut être l’amer désespoir de cette jeune femme à la vue de la petite maison dans laquelle l’établit son mari. Son malheur était certain ; cet homme avait indignement abusé de la crédulité de son père ; elle se voyait à trois mille lieues de son pays, sans sa mère, ni aucun des siens pour la consoler et l’aider des conseils de l’affection ; elle s’y voyait sans nulle fortune, sans nulle considération, aux prises avec la misère et condamnée aux chagrins de toute espèce, à craindre même pour ses enfants. Il dut être horrible son désespoir !!! M. de la Riva-Aguero avait menti en se donnant pour président de la république du Pérou : il est vrai que, dans un mouvement populaire, une nomination extra-légale lui avait donné ce titre. Il le conserva trois jours au milieu du désordre auquel il le devait. Aussitôt l’ordre rétabli, il fut obligé de se sauver en toute hâte, ayant été, comme factieux, mis hors la loi. Il avait menti lorsqu’il s’était dit possesseur de grandes richesses, puisqu’il n’a pour toute fortune que la demi-propriété d’une vieille masure dont l’autre moitié appartient à sa sœur. Arrivé à Lima, il ne lui fut plus possible de rien cacher à sa femme sur sa position ; elle écouta tous les contes qu’il lui fit avec un sang-froid, une fermeté qui témoignaient de son grand courage, et supporta son sort avec une dignité, une résignation dignes des plus grands éloges. Jamais personne n’a entendu sortir de sa bouche la plus légère allusion à l’indigne tromperie dont elle a été victime. Elle parle toujours de son mari avec le plus grand respect, paraît être très convaincue que tout ce qu’il lui a dit est l’exacte vérité, attribue les malheurs de M. Aguero aux événements politiques, et ne se plaint que de l’ingratitude de la république.

Madame de la Riva-Aguero est un ange de vertu. Sa conduite est tellement exemplaire, que même la médisance des Liméniens n’y a pu trouver à redire. Lorsque je la vis, elle était mère de trois enfants, les plus beaux qu’on pût voir, et enceinte. Cette femme, par son ordre, son extrême économie et ses habitudes laborieuses, avait le talent de soutenir sa maison sur un pied honorable. Elle nourrissait et élevait elle-même ses enfants, faisait leurs vêtements et les siens, et soignait son vieux mari presque toujours malade ; elle excitait l’admiration de tous ceux qui la connaissaient. Ah ! si son père avait pu être témoin de toutes les larmes qu’elle a versées en secret, de toutes les angoisses dont son cœur a été déchiré, de quels remords ne serait-il pas torturé ! Mais ce père reçoit de sa fille des lettres dictées par un respect filial, qui fait taire tout autre sentiment. La jeune femme est trop pieuse, trop généreuse, pour vouloir, par ses reproches ou ses plaintes, troubler le repos de son père. Elle lui écrit qu’elle est heureuse, et le vieillard, bouffi d’orgueil, montre ses lettres et dit à tous que sa fille est présidente du Pérou.

Je tiens tous ces détails d’une femme de chambre, Hollandaise venue au Pérou avec madame de la Riva-Aguero, et qui était, depuis six mois, chez madame Denuelle. Ce qu’on me raconta de madame de la Riva-Aguero me donna envie de la connaître, et je lui écrivis pour lui en demander la permission. Elle vint le soir même, resta longtemps à causer avec moi ; elle parle français comme une Française, et sa conversation annonce qu’elle était née avec un caractère gai, vif et plein de fierté. Sa grossesse la rendait souffrante, et son expression avait quelque chose d’angélique. En se retirant, elle me prit la main avec affection et me dit : « Venez me voir, chère demoiselle, j’aurais bien du plaisir à causer avec vous de l’Europe, de ce beau pays où vous allez retourner ; la vie que je mène ici est bien monotone ; cependant je ne m’en plains pas : mes enfants, mes chers enfants me tiennent lieu de tout. » Je considérai avec un saint respect cette femme d’une vertu si rare, victime comme moi des cruels préjugés auxquels se soumet encore l’espèce moutonnière, après en avoir reconnu l’absurdité. Pendant ma résidence à Lima, j’allais très souvent voir cette dame ; quelques personnes venaient, parfois le soir, prendre le thé avec nous.

Je me liai très intimement avec dona Calista Thwaites, et j’éprouvai un vif chagrin de ne pouvoir la décider à venir vivre en Europe. Cette femme est réellement très supérieure, tant par la haute portée de son esprit que par l’immense variété de ses connaissances. Elle parle l’anglais d’une manière admirable ; elle a traduit une grande partie de lord Byron en espagnol et en français ; l’étendue de son érudition est surprenante relativement à son âge ; elle n’avait alors que vingt-neuf ans ; née à Buenos-Ayres, elle s’y était mariée avec un Anglais ; il y avait quatre ans qu’elle était venue s’établir à Lima, où son mari avait une maison de commerce ; elle devint veuve peu de temps après son arrivée, et jouissait d’une belle fortune. On ne peut voir sans regret une telle femme se fixer dans un pays où si peu de personnes sont à même de l’apprécier ; puisse-t-elle faire naître chez quelques uns le goût des lettres et apparaître des lumières dans cette épaisse obscurité ! la Providence, en lui inspirant la volonté d’habiter le Pérou, semble l’avoir destinée à cette mission.

Quand j’arrivai à Lima, je ne vis pas madame Riclos ; elle venait de perdre sa grand’mère, et m’envoya son mari. J’allai lui rendre visite sans la rencontrer ; elle ne vint pas me voir, et je pensai qu’il était indiscret à moi d’y retourner. On me dit qu’elle n’avait pas osé se présenter à mon hôtel, tant elle redoutait la méchanceté de madame Denuelle ; celle-ci, il est vrai, en faisait une de ses plus burlesques charges. Cette dame a la modeste prétention de se croire sur la même ligne que madame de Staël ; elle a fait des ouvrages très remarquables, dit-elle, mais qui sont encore en portefeuille ; en sorte qu’il faut l’en croire sur parole. Dans les luttes des partis, elle adresse des odes aux vainqueurs, fait des pièces de poésie sur le soleil, la lune, la mer et autres sujets non moins grandioses. Madame Riclos était alors une femme de quarante ans, maigre, pâle et boiteuse ; elle ne porte jamais de saya, et sa mise se distingue par son extravagance ; elle a toujours de grands chapeaux avec des plumes blanches, des robes jaunes avec des châles rouges, et le reste de son costume à l’avenant ; elle professe pour son pays le plus profond mépris. Madame Riclos projette venir s’établir en France ; elle répète sans cesse qu’une femme de son mérite ne saurait vivre ailleurs qu’à Paris. D’après tout ce qui m’a été rapporté de cette dame, je crois que, si elle avait moins de prétention et visait moins à l’effet, on ne lui contesterait pas son talent comme poète ; mais « l’esprit qu’elle veut avoir nuit à celui qu’elle a. »


IX.

LES BAINS DE MER ; UNE SUCRERIE.


Les Liméniens ont choisi, pour aller prendre des bains de mer, l’endroit, selon moi, le plus aride et le plus désagréable de la côte ; ce lieu se nomme Chorrillos. La famille Izcué, qui avait loué, à Chorrillos, une maison pour la saison, m’invita à venir y passer le temps que je désirerais.

M. Izcué vint me chercher le matin, à sept heures, et nous montâmes aussitôt en calèche. Nous avions quatre lieues à faire sur du sable ; le chemin, toutefois, est assez bon pour les chevaux ; le sable est ferme, et ils n’y enfoncent pas comme dans celui des pampas. La campagne est très inégale ; à la végétation succède l’aridité d’un terrain noir, sur lequel on voit quelques arbres de loin en loin. À moitié route, on traverse le très joli village de Miraflor ; ce village est boisé, a de charmantes maisons, et deux tours d’où l’on découvre toute la campagne, Lima et la mer, qui est à un quart de lieue. C’est certainement le plus joli village que j’aie vu en Amérique ; après l’avoir quitté, on continue à rencontrer çà et là des champs de pommes de terre, de luzerne, mais jamais de blé. Parvenue à deux maisons de belle apparence, appartenant à M. Lavalle, ancien intendant d’Aréquipa, je vis de magnifiques jardins dépendant de ces maisons ; des orangers en plein champ, des papayers, des palmiers, des sapotilliers, et toute espèce d’arbres à fruit. À dix minutes de là, on traverse el Baranco, petit hameau situé au milieu d’une belle verdure, de grands arbres et de beaucoup d’eau. En quittant cette oasis jusqu’à Chorrillos, ce ne sont plus que des sables arides. Nous avions eu, pendant toute la route, un brouillard épais et humide ; j’avais ressenti un grand froid ; aussi j’arrivai malade, et me couchai après avoir bu une tasse de café bien chaud.

Je ne me levai que pour dîner ; me voyant mieux, M. Izcué me proposa d’aller dans les campagnes environnantes, dont les terres sont fertiles, visiter les champs de cannes à sucre. On me donna un cheval, et nous partîmes pour notre promenade.

Je n’avais encore vu de cannes qu’à Paris, au Jardin des Plantes ; ces vastes forêts de roseaux de huit à neuf pieds de haut, si fourrées qu’à peine un chien eût pu s’y frayer un passage, surmontées de milliers de flèches portant de petites fleurs en épi, annonçaient une puissance de végétation qui est loin de se manifester avec la même énergie dans nos champs de blé ou de pommes de terre ; et la nature, dans ces climats favorisés, me semblait convier l’homme au travail par ses plus riches récompenses. Cette culture m’inspira un vif intérêt ; et, le lendemain, nous allâmes visiter une des grandes exploitations du Pérou.

La sucrerie de M. Lavalle, la villa-Lavalle, située à deux lieues de Chorrillos, est un magnifique établissement, sur lequel se trouvaient quatre cents nègres, trois cents négresses et deux cents négrillons. Le propriétaire se prêta, avec la plus grande politesse, à nous la faire visiter dans tous ses détails, et se complut à nous donner l’explication de chaque chose. Je vis avec beaucoup d’intérêt quatre moulins pour écraser les cannes, mus par une chute d’eau. L’aqueduc qui amène l’eau à l’usine est très beau et a coûté beaucoup d’argent à construire par les obstacles qu’opposait le terrain. Je parcourus le vaste bâtiment où se trouvaient les nombreuses chaudières ; on y faisait bouillir le jus de la canne ; nous allâmes ensuite dans la purgerie attenante, où le sucre s’égouttait de sa mélasse. M. Lavalle me fit part de ses projets d’améliorations. — Mais, mademoiselle, ajouta-t-il, l’impossibilité de se procurer de nouveaux nègres est désespérante ; le manque d’esclaves amènera la ruine de toutes les sucreries ; nous en perdons beaucoup, et les trois quarts des négrillons meurent avant d’avoir atteint douze ans. Autrefois, j’avais quinze cents nègres ; je n’en ai plus que neuf cents, y compris ces chétifs enfants que vous voyez.

— Cette mortalité est effrayante et doit vous faire concevoir, en effet, les plus sinistres appréhensions pour votre établissement. D’où vient donc que l’équilibre ne se maintient pas entre les naissances et les morts ? Ce climat est sain, et j’aurais cru que les nègres s’y devaient porter aussi bien qu’en Afrique ?

— Le climat est très sain ; mais les négresses se font souvent avorter ; et les pères et mères ne prennent aucun soin de leurs enfants.

— Oh ! ils sont donc bien malheureux. L’espèce humaine s’accroît au milieu même des calamités : et vos nègres multiplieraient autant que les hommes libres, pour peu que leur existence fût tolérable, si chez eux le sentiment de la souffrance ne l’emportait pas sur les plus tendres affections de notre nature.

— Mademoiselle, vous ne connaissez pas les nègres ; c’est par paresse qu’ils laissent périr leurs enfants, et on ne peut, sans le fouet, rien obtenir d’eux.

— Croyez-vous que, s’ils étaient libres, leurs besoins ne suffiraient pas pour les porter au travail ?

— Les besoins, dans ces climats, se réduisent à si peu de chose, qu’il ne leur faudrait pas un grand labeur pour y pourvoir. Ensuite, je ne crois pas que l’homme, quels que soient ses besoins, puisse être amené à un travail habituel sans contrainte. Les peuplades d’indiens répandues sous toutes les latitudes de l’Amérique du nord et du sud offrent la preuve de mon assertion. Au Mexique, au Pérou, on a trouvé, il est vrai, quelques cultures parmi les indigènes ; encore voyons-nous la plupart de nos Indiens ne faire presque rien et vivre dans la misère et l’oisiveté ; mais, dans tout le vaste continent des deux Amériques, les tribus indépendantes vivent de la chasse, de la pêche et des fruits spontanés de la terre, sans que les fréquentes famines, auxquelles elles sont exposées puissent les déterminer à se livrer à la culture. La vue des jouissances que se procurent les blancs par leur travail, jouissances dont elles sont fort avides, est également sans influence pour les porter à travailler ; et ce n’est qu’au moyen de châtiments corporels que nos missionnaires sont parvenus à faire cultiver quelques terres aux Indiens qu’ils ont réunis. Il en est de même des nègres ; et vous autres Français en avez fait l’expérience à Saint-Domingue. Depuis que vous avez affranchi vos esclaves, ils ne travaillent plus.

— Je crois avec vous que l’homme blanc, rouge ou noir, se résout difficilement au travail, lorsqu’il n’y a pas été élevé ; mais l’esclavage corrompt l’homme, et, lui rendant le travail odieux, ne saurait le préparer à la civilisation.

— Cependant, mademoiselle, du temps des Romains l’Europe était couverte d’esclaves, et l’esclavage s’est encore maintenu en Russie et en Hongrie.

— Aussi, monsieur, les guerres serviles mirent souvent en péril l’empire romain, et il n’eût pas succombé sous l’invasion des peuples du nord, si les terres y eussent été cultivées par des mains libres, si les villes n’eussent contenu plus d’esclaves que de citoyens. Les nations germaniques et slaves avaient aussi des esclaves, mais uniquement consacrés à la culture des terres ; ces esclaves en étaient les colons partiaires, ainsi qu’ils le sont en Russie et en Hongrie, dont vous venez de parler. C’est cet esclavage, beaucoup plus doux que n’était celui des Romains, qui s’établit dans les Gaules après l’invasion des Germains ; en Espagne, après celle des Vandales. Les serfs y purent successivement se racheter avec le fruit de leur travail ; mais, en Amérique, l’esclave n’a pas une pareille perspective ; travaillant sous le fouet de l’inspecteur, il n’a aucune part aux fruits de ses travaux. Ce genre d’esclavage excède le fardeau de douleur qu’il a été donné à l’homme de supporter.

— Observez, je vous prie, que l’esclavage, ici, comme chez tous les peuples d’origine espagnole, est plus doux que chez les autres nations de l’Amérique. Notre esclave peut se racheter, et, parmi nous, le nègre n’est esclave que pour son maître. Si un autre le frappe, il se trouve dans le cas de légitime défense et peut rendre le coup ; tandis que, dans vos colonies, le nègre est, en quelque sorte, dans la dépendance de tout le monde ; il lui est interdit, sous les plus grièves peines, de se défendre contre un blanc ; s’il est blessé, le maître a bien droit à une indemnité pour le dommage qu’il en éprouve ; mais il n’est rien fait à l’auteur de la blessure. Ainsi, par vos usages, vous avez ajouté la perte de la sûreté à celle de la liberté.

— Je me plais à en convenir, les lois espagnoles, relatives aux esclaves, sont beaucoup plus humaines que celles d’aucune autre nation. Chez vous, le nègre n’est pas simplement une chose, c’est un co-religionnaire, et l’influence des croyances religieuses lui procure quelques adoucissements ; mais le vice radical, la perpétuité de cet esclavage, subsiste chez vous comme dans nos colonies ; car il est impossible à l’esclave, avec la continuité de travail qu’on exige de lui, de pouvoir jamais user de la faculté de se racheter. Si les produits dus en Amérique au travail des nègres perdaient de leur valeur, je suis sûre que l’esclavage y subirait d’heureuses modifications.

— Comment cela, mademoiselle ?

— Si le prix auquel se vend le sucre, comparé à la valeur du travail qu’il exige, était dans le même rapport que les produits d’Europe, comparés à leurs frais de production, le maître, n’ayant alors aucune compensation pour la perte de son esclave, ne le forcerait pas de travail et veillerait davantage à sa conservation. Supposez que le blé, en Russie, valût 6 à 8 piastres les 100 livres, comme le sucre vaut ici et dans nos colonies, croyez-vous qu’alors le seigneur russe se contenterait d’entrer en partage avec son esclave ?… Non vraiment. Il le tourmenterait de sa surveillance et le harcellerait du fouet pour en obtenir la plus grande quantité possible. Soyez également persuadé qu’alors la population serve, au lieu de s’accroître comme elle fait actuellement, diminuerait dans la même proportion que la population noire en Amérique.

— Mais la traite étant abolie, plus nos produits auront de valeur et plus nous serons intéressés à conserver nos esclaves.

— Il semble que cela devrait être ainsi, et vous voyez, par votre propre expérience, que le contraire arrive. Le présent est tout pour l’homme. Les propriétaires ne se contentent pas de vivre du revenu de leurs sucreries, ils veulent que ce revenu leur fournisse de quoi en payer l’acquisition s’ils la doivent encore, ou à se créer une fortune indépendante de leur habitation. Pas un d’eux ne consentirait à diminuer sa récolte de moitié, pour faire cultiver à ses nègres une plus grande quantité de plantes alimentaires, leur accorder plus de repos, et améliorer leur sort. Ensuite, dans les grands établissements, les esclaves, réunis en nombreux ateliers, constamment sous l’œil du maître, et harcelés sans cesse, éprouvent une torture morale qui doit suffire pour leur faire prendre la vie en horreur.

— Mademoiselle, vous parlez des nègres comme une personne qui ne les connaît que d’après les beaux discours de vos philanthropes de tribune ; mais il est malheureusement trop vrai qu’on ne peut les faire aller qu’avec le fouet.

— S’il en est ainsi, monsieur, je vous avoue que je fais des vœux pour la ruine des sucreries, et je crois que mes vœux seront bientôt exaucés. Encore quelques années, et la betterave détrônera la canne.

— Oh ! mademoiselle, si vous n’avez pas d’ennemi plus dangereux à nous opposer…, c’est une plaisanterie que vos betteraves. Cette racine est tout au plus bonne à adoucir le lait des vaches en hiver lorsqu’elles sont nourries au sec.

— Riez, riez, monsieur ! mais, avec cette racine dont vous faites fi, nous pourrions déjà, en France, nous passer de votre canne. Le sucre de betteraves est aussi bon que le vôtre, il a de plus le suprême mérite, à mes yeux, de faire baisser le sucre des colonies ; et j’en suis convaincue, c’est de cette circonstance seule que peut résulter l’amélioration du sort des nègres, et, par suite, l’abolition entière de l’esclavage.

— L’abolition de l’esclavage… Et n’êtes-vous donc pas désabusée par l’essai que vous avez fait à Saint-Domingue ?

— Monsieur, une révolution qui avait les sentiments les plus généreux pour mobiles devait s’indigner de l’existence de l’esclavage. La Convention décréta l’affranchissement des nègres, par enthousiasme, sans paraître soupçonner qu’ils eussent besoin d’être préparés à user de la liberté.

— Et puis votre Convention oublia aussi d’indemniser les propriétaires, comme fait actuellement le parlement anglais.

— Le parlement, ayant notre exemple sous les yeux, a procédé à cette grande mesure d’une manière plus rationnelle, sans doute, que la Convention ; mais il a également été trop pressé d’atteindre le but, et les dispositions qu’il a prises sont tellement générales et brusques, que de longtemps elles ne pourront produire de bons résultats. Les obstacles qui s’opposent à un affranchissement simultané sont tels, qu’on a lieu de s’étonner qu’une nation aussi éclairée que la nation anglaise ait cru devoir n’y porter qu’une légère attention, et qu’elle se soit hasardée à affranchir l’esclave avant de s’être assurée de ses habitudes laborieuses, et de l’avoir complètement dressé par une éducation convenable à user de la liberté de notre organisation sociale. Je suis bien persuadée que l’affranchissement graduel offre seul un moyen prompt de transformer les nègres en membres utiles de la société. On aurait pu faire de la liberté la récompense du travail. Le parlement anglais serait allé plus vite au bien, s’il se fût borné à affranchir annuellement les esclaves au dessous de vingt ans, et qu’il les eût fait placer dans des écoles rurales et d’arts et métiers avant de les laisser jouir de la liberté. Il n’existe pas de colonies européennes où il ne se trouve encore de vastes étendues de terres à défricher, sur lesquelles on aurait placé les affranchis, et le travail n’eût pas manqué non plus aux nègres qui auraient appris des métiers. En procédant de cette manière, il eût fallu une trentaine d’années pour arriver à l’émancipation générale ; les nègres affranchis seraient venus annuellement accroître la population laborieuse et, conséquemment, la richesse des colonies ; tandis que, par le système suivi, ces pays n’ont qu’un long avenir de misères et de calamités en perspective.

— Mademoiselle, votre manière d’envisager la question de l’esclavage ne prouve autre chose, sinon que vous avez un bon cœur et beaucoup trop d’imagination. Tous ces beaux rêves sont superbes en poésie… Mais, pour un vieux planteur comme moi, je suis fâché de vous le dire, pas une de vos belles idées n’est réalisable.

Cette dernière réplique de M. Lavalle me fit sentir qu’en parlant à un vieux planteur je parlais à un sourd. Je cessai la conversation, qui, du reste, avait été fort longue. Cependant je me plais à dire que M. Lavalle, d’un caractère doux et extrêmement affable, traita cette question, si irritante pour tous les propriétaires d’esclaves, avec beaucoup plus de raison qu’aucun autre n’eût pu le faire. Nous continuâmes toujours, avec la même aménité de sa part, à parcourir son superbe établissement.

L’esclavage a toujours soulevé mon indignation   ; et je ressentis une joie ineffable en apprenant cette sainte ligue des dames anglaises, qui s’interdisaient la consommation du sucre des colonies occidentales ; elles prirent l’engagement de ne consommer que du sucre de l’Inde, quoiqu’il fût plus cher par les droits dont il était surchargé, jusqu’à ce que le bill d’émancipation eût été adopté par le parlement. L’accord et la constance apportés dans l’accomplissement de cette charitable résolution firent tomber les sucres d’Amérique sur les marchés anglais, et triomphèrent des résistances opposées à l’adoption du bill. Puisse une si noble manifestation des sentiments religieux de l’Angleterre être imitée par l’Europe continentale ! L’esclavage est une impiété aux yeux de toutes les religions ; y participer, c’est renier sa croyance ; la conscience du genre humain est unanime sur ce point.

La sucrerie de M. Lavalle est une des plus belles du Pérou ; son étendue est immense, sa situation des plus heureuses ; elle longe la mer ; les vagues viennent se briser sur les rochers de la plage.

M. Lavalle a fait construire, pour son habitation, une maison des plus élégantes. Rien n’a été épargné pour sa solidité ou son embellissement. Ce petit palais manufacturier est meublé avec une grande richesse et dans le dernier goût. Des tapis anglais, des meubles, pendules et candélabres de France ; des gravures et des curiosités de Chine ; enfin, tout ce qui peut contribuer au confort de l’existence y est réuni. M. Lavalle a fait construire aussi une chapelle ; elle est simple, de bon goût, assez grande pour contenir mille personnes, et les décorations en sont très bien entendues. Les dimanches et fêtes, tous les nègres de l’établissement y viennent assister à la messe. Les nègres espagnols sont superstitieux ; la messe est, pour eux, un besoin indispensable ; leurs croyances allègent leurs maux, et sont, pour le maître, une garantie. M. Lavalle eut la complaisance de faire habiller un nègre et une négresse dans leur costume de fête, afin que je pusse juger du coup d’œil qu’offre son église le dimanche. Les vêtements de l’homme consistaient en un pantalon et une veste de coton à raies bleues et blanches, puis un mouchoir rouge autour du cou. La femme avait une jupe de même étoffe rayée, une longue écharpe en toile de coton rouge, dans laquelle elle s’entortillait le derrière de la tête, les épaules, la gorge et les bras ; elle portait des souliers en cuir noir, attachés autour de ses jambes avec des rubans blancs ; sur sa peau noire, ce contraste faisait un singulier effet. Les négrillons n’avaient qu’un petit tablier d’un pied carré. Le costume des jours ordinaires est beaucoup plus simple encore. Les négrillons sont entièrement nus ; les femmes n’ont que la petite jupe, les hommes que leur pantalon ou un petit tablier. M. Lavalle a la réputation d’être très luxueux pour ses nègres.

Les pays chauds sont riches en fruits ; le verger de M. Lavalle les réunit tous. Le sol leur est favorable, et ils y deviennent très beaux ; le sapotillier, par son élévation, semble vouloir mettre hors de l’atteinte de l’homme sa grosse pomme d’un vert foncé, dont la pulpe juteuse réunit les plus délicieuses saveurs ; aussi haut que le chêne, le manguier porte ses fruits à la forme ovale, à la chair filandreuse, à l’odeur de térébenthine. Je ne cessais d’admirer les touffes de ces grands et beaux orangers aux rameaux d’un beau vert, ployant sous le poids de milliers de boules dont la couleur égayait la vue et le parfum embaumait l’atmosphère. Je me croyais transportée dans un nouvel Éden ! Des berceaux de grenadilles, de barbadines offraient à la main les sorbets de leurs fruits ; tandis que, çà et là, des bananiers, succombant sous le poids de leurs régimes, étalaient leurs longues feuilles brisées. Une collection très variée de fleurs d’Europe embellissait ce verger des tropiques des souvenirs de la patrie. Dans un lieu ravissant par la fraîcheur et les parfums qu’on y respire, se trouve un belvédère d’où la vue est magnifique. D’un côté, on voit la mer roulant, sur la plage, ses vagues écumeuses, ou allant les briser avec fracas sur les rochers ; de l’autre, on découvre les vastes champs de cannes à sucre, si beaux à voir quand ils sont en fleurs : des bouquets d’arbres çà et là reposent la vue et varient le tableau.

Il était tard lorsque nous nous retirâmes ; comme nous passions par une espèce de grange où travaillaient des nègres, l’angélus vint à sonner : tous quittèrent leur travail et tombèrent à genoux, se prosternant la face contre terre. La physionomie de ces esclaves est repoussante de bassesse et de perfidie ; l’expression en est sombre, cruelle et malheureuse, même dans les enfants. J’essayais de lier conversation avec plusieurs ; mais je ne pus en tirer que oui ou non prononcés avec sécheresse ou indifférence. J’entrai dans un cachot où deux négresses étaient renfermées. Elles avaient fait mourir leurs enfants en les privant de l’allaitement : toutes deux, entièrement nues, se tenaient blotties dans un coin. L’une mangeait du maïs cru ; l’autre, jeune et très belle, dirigea sur moi ses grands yeux ; son regard semblait me dire : « J’ai laissé mourir mon enfant, parce que je savais qu’il ne serait pas libre comme toi ; je l’ai préféré mort qu’esclave. » La vue de cette femme me fit mal. Sous cette peau noire, il se rencontre des ames grandes et fières ; les nègres passant brusquement de l’indépendance de nature à l’esclavage, il s’en trouve d’indomptables qui souffrent les tourments et meurent sans s’être pliés au joug.

Le lendemain, nous allâmes voir jeter le filet ; la manière de pêcher est effrayante et me parut aussi pénible que périlleuse ; les pêcheurs entrent très avant dans la mer, ils présentent à la vague la gueule ouverte d’un immense filet fixé autour d’un grand cercle. La mer arrive avec furie, les recouvre entièrement, et, lorsque la vague se retire, ils ramènent le filet sur la plage : ils étaient douze occupés à cette pêche, et ce ne fut qu’à la quatrième tentative qu’ils prirent neuf poissons. En voyant des hommes libres supporter des fatigues aussi pénibles, courir d’aussi imminents dangers pour gagner leur pain, je me demandais s’il existait un genre de travail pour lequel l’esclavage pût être nécessaire, et si un pays où il se trouvait des hommes forcés pour vivre d’exercer un pareil métier avait besoin d’esclaves.

J’ai déjà dit que je ne concevais pas le motif de la prédilection des Liméniens pour Chorrillos ; ce mot veut dire égouts : on a ainsi nommé ce village à cause des filets d’eau qui tombent du haut des rochers dont la plage est bordée, et qui forment, au bas, une mare d’eau douce. C’est auprès de ce petit lac qu’on va se baigner ; en cet endroit la mer est assez calme, et jamais les vagues n’atteignent le lac. Ce voisinage de l’eau douce offre un grand avantage aux baigneurs, dont la plupart vont s’y rincer, au sortir de la mer, pour enlever les particules salines, adhérentes à la peau. La place est, du reste, fort incommode pour se baigner ; on y pourrait faire à peu de frais des bains aussi agréables que ceux de Dieppe. Si Chorrillos conserve la vogue, peut-être les Liméniens y songeront-ils un jour.

El Baranco, oasis charmante dont j’ai déjà parlé, eût été le lieu convenable pour établir le rendez-vous des baigneurs : il est à une courte distance de la mer, a de beaux arbres, de la verdure et de l’eau (c’est cette même eau qui vient former les égouts de Chorrillos) ; mais ce dernier village, perché sur le haut d’un rocher noir et aride, est privé de tous les avantages que présente El Baranco. Rien de plus triste et de plus sale que cet amas de huttes : pas un arbre, pas un brin d’herbe ne viennent récréer la vue, et l’eau est au bas du rocher. Les maisons sont construites en bois, plusieurs ne sont pas carrelées ; il y en a en bambou, qui n’ont d’autres ouvertures que les portes : toutes sont fort incommodes et meublées de vieilleries. Chorrillos manque de tout pour la nourriture, et son marché n’est pas suffisamment approvisionné ; aussi tout est cher et mauvais. On ne peut sortir sans enfoncer jusqu’à mi-jambes dans un sable noir ; les souliers, les bas, le tour de la robe sont abîmés après une pareille promenade. Le vent de mer souffle ce sable noir dans les yeux, tandis qu’on est aveuglé par la réverbération du soleil ; en un mot, c’est le lieu le plus détestable que j’aie encore rencontré, et cependant ce village s’est tellement accru depuis cinq ans, qu’il y avait alors 800 maisons.

La vie que les baigneurs mènent dans ce lieu de réunion reflète d’une manière exacte les mœurs liméniennes : le far niente, le plaisir et l’intrigue y composent leur existence ; les femmes y vivent de même que les hommes, leurs habitudes, leurs goûts sont semblables, et s’y montrent avec autant d’indépendance. Elles montent à cheval pour aller se promener dans les alentours ; se baignent avec les hommes ; fument du matin au soir ; jouent un jeu d’enragé (ma tante Manuella y perdit dix mille piastres dans une nuit) ; conduisent de front quatre ou cinq intrigues amoureuses, politiques et autres ; vont aux festins, aux bals rustiques qui se donnent chez tout le monde ; et cependant elles passent une grande partie du jour étendues dans un hamac, entourées de cinq ou six adorateurs. Les parties de Chorrillos ruinent les plus riches familles de Lima ; les sacrifices qu’elles font pour y aller séjourner un mois ou deux sont incalculables. Ces extravagances sont plus communes à Lima que nulle autre part ; le climat y contribue sans doute, mais l’absence des beaux-arts, de toute instruction pour occuper la belle imagination dont ce peuple est doué, fait qu’il se lance dans toutes les folies, entraîné par cette surabondance de vie qui le déborde.

Après être restée une semaine à Chorrillos, je revins avec grand plaisir à Lima : mon petit appartement meublé à la française, mon ordinaire français, étaient pour moi plus confortables que jamais ; et l’amusante conversation de madame Denuelle me paraissait mille fois plus agréable.


X.

L’EX-PRÉSIDENTE DE LA RÉPUBLIQUE.


Cependant, malgré toutes les distractions que m’offrait Lima et l’accueil amical de mes nouveaux amis, je désirais vivement partir. Cette ville, toute radieuse qu’elle est par la beauté de son climat, la gaîté de ses habitants, était le dernier lieu de la terre que j’eusse consenti à habiter. Le sensualisme y règne exclusivement : tous ces êtres ont des yeux, des oreilles, un palais, mais pas d’ame où répondent la vue, les sons et le goût. Je n’ai jamais senti un vide plus complet, une aridité plus accablante que pendant les deux mois que je suis restée à Lima.

L’impatience où j’étais de retourner en Europe, que j’appréciais et aimais bien davantage depuis que je l’avais quittée, me fit hésiter un instant à aller à Valparaiso, où j’espérais trouver un navire prêt à mettre à la voile pour Bordeaux ; mais j’abandonnai bientôt ce projet par la presque certitude de rencontrer Chabrié au Chili : je supportai donc avec résignation les dépenses et le désagrément de mon séjour à Lima.

Je fus néanmoins longtemps avant de me résoudre à arrêter mon passage, non que je redoutasse beaucoup la mauvaise nourriture à bord d’un navire marchand anglais, mais parce que je désirais ardemment de m’en retourner par l’Amérique du nord. C’était un voyage bien pénible ; M. Briet, qui l’avait fait, faillit y succomber de fatigue : cependant je me sentais la force de l’entreprendre et l’eusse entrepris, si j’avais eu l’argent nécessaire pour subvenir aux frais de la route. J’avoue que j’en ressentis un vif chagrin. J’écrivis à mon oncle, lui manifestant le désir de connaître cette partie de l’Amérique, tout en lui laissant voir que mon état de gêne m’empêchait seul de prendre cette voie. Dix fois je fus sur le point de lui demander positivement la somme qui m’était indispensable, tant le goût pour les voyages aventureux est dominant chez moi. Toutefois ma fierté l’emporta : les réponses de mon oncle, relativement à mon projet, me faisaient craindre un refus ; je ne voulus pas m’y exposer.

J’arrêtai mon passage sur le William-Rusthon de Liverpool, qui était attendu et qui devait aller en droite ligne à Falmouth.

Il y avait deux mois que j’étais partie d’Aréquipa, lorsque ce navire arriva au Callao, amenant à son bord la seňora Pencha de Gamarra, accompagnée de son secrétaire Escudero. M. Smith vint m’en donner la nouvelle en m’apportant un paquet de lettres d’Aréquipa dans lesquelles on m’instruisait des événements de la dernière révolution.

Voici le narré succinct de ce qu’on me mandait.

Le seňor et la seňora Gamarra étaient entrés, le 27 avril, à Aréquipa, où les besoins de leur parti les entraînèrent comme de coutume dans la voie des exactions ; ils prélevèrent, au moyen des emprisonnements et autres exécutions militaires, une énorme contribution sur les habitants, et manquèrent d’autorité ou de vouloir pour empêcher leurs soldats de commettre mille sortes de rapines. Toutes les classes de la population étaient exaspérées ; les soldats rançonnaient les individus quand ils en trouvaient l’occasion, et eux-mêmes ne pouvaient sortir isolément dans la campagne sans courir le risque d’être massacrés par les paysans ; un, entre autres, fut tué d’un coup de couteau par un moine de qui il exigeait deux réaux. Un mécontentement universel fermentait sur tout le territoire occupé par les gamarristes et ralliait la population au parti d’Orbegoso ; partout on criait : Vive Nieto ! Celui-ci, retranché dans la ville de Tacna, sur laquelle il s’était replié, attendait que les circonstances l’appelassent de nouveau à jouer un rôle. Les gamarristes tentèrent bien encore d’exploiter sa crédulité, et lui dépêchèrent son beau-frère avec une lettre de Bermudez, annonçant la déconfiture du parti d’Orbegoso ; mais, cette fois, Nieto ne se laissa pas jouer, il repoussa leurs avances et entra en négociation avec Santa-Cruz, président de la Bolivia, afin d’en obtenir des secours.

Telle était la position des choses, lorsque, le dimanche de la Pentecôte, 18 mai, deux compagnies se détachèrent du parti de Bermudez. À l’instant où la seňora Gamarra s’y attendait le moins, on vit don Juan Lobaton, major du bataillon d’Ayacucho, s’emparer de l’artillerie avec deux cents hommes, et faire entendre sur la place les cris de : Vive Orbegoso !… vive Nieto !… vive la loi !… Le peuple, qui abhorrait ces soldats, crut que c’était un stratagème de leur part, qu’ils agissaient ainsi afin d’avoir l’occasion de s’emparer des hommes qui les joindraient, et, dans son indignation, il se rua sur eux. Il y eut quinze à vingt personnes tuées dans la mêlée, parmi lesquelles était Lobaton, l’auteur du mouvement.

Quand le peuple vit les morts, le désordre fut au comble ; il se porta, dans son exaspération, sur la maison qu’occupait la seňora Gamarra, et la pilla ; dona Pencha avait vu venir l’orage, et s’était dérobée à la fureur populaire en se cachant dans une maison voisine. Le peuple, dans sa rage, tuait indistinctement les soldats et officiers qui avaient fait la révolution comme les autres ; et, pour soustraire les militaires au massacre, on fut obligé de les cacher. La maison de Gamio, qu’avait occupée San-Roman, fut pillée, et celle d’Angelita Tristan, où demeurait le colonel Quirroga, fut également assaillie ; mais celui-ci s’était enfui.

Dans le premier moment, mon oncle fut nommé par acclamations commandant militaire. Le lendemain, tout rentra dans l’ordre ; le peuple se soumit aux conseils des chefs qu’il s’était donnés. Ses souffrances et sa victoire avaient remonté son moral à un tel point, qu’aussitôt que le bruit vrai ou faux se répandait que les gamarristes approchaient, tous s’empressaient, même les gens de la campagne, de s’armer et de sortir à leur rencontre.

Arismendi, Lindauri et Riviro furent, avec Lobaton, les auteurs de cette révolution ; ce sont eux qui se mirent à la tête du peuple et expulsèrent les gamarristes d’Aréquipa. Cet événement porta le découragement dans les divers corps de troupes qui tenaient pour Bermudez, et tous successivement reconnurent le président Orbegoso. Nieto rentra à Aréquipa le 22 mai ; selon l’usage, il frappa d’une contribution excessive les malheureux propriétaires de cette ville. L’évêque fut imposé à 100,000 piastres…, et les autres en proportion ; mais don Pio, qui faisait partie du gouvernement suprême, fut, cette fois, exempté de toute contribution. Gamarra se réfugia dans la Bolivia. Sa femme, sur qui se portait principalement la haine publique, resta toujours cachée ; elle ne dut qu’à l’influence de mon oncle de pouvoir se retirer en exil au Chili : encore se trouva-t-elle dans l’obligation de partir de nuit, pour se dérober à la vengeance du peuple, qui en voulait à sa vie.

Escudero ainsi que la seňora Gamarra me firent prier d’aller les voir à bord du navire anglais, d’où ils n’avaient pas permission de descendre ; je me rendis de suite au Callao. En montant à bord du navire, je fus reçue par Escudero : il me serra la main avec cordialité ; je lui rendis cette marque d’affection, et lui dis en français :

— Cher colonel, comment se fait-il qu’après vous avoir quitté il y a deux mois, vainqueur et maître d’Aréquipa, je vous retrouve prisonnier à bord de ce navire et chassé de cette ville ?

— Mademoiselle, c’est ainsi que le hasard ballotte les hommes qui jouent un rôle dans un pays en proie aux guerres civiles, ou sans conscience politique on ne se bat que pour un chef. Ah ! depuis votre départ, j’ai bien souvent pensé à vous ; vous aviez raison et je commence à le croire, je pourrais faire quelque chose de mieux que de rester en Amérique ; peut-être même, sans ces derniers événements d’Aréquipa, serais-je retourné en Europe avec vous sur ce navire. J’y ai songé plus d’une fois, mais c’est encore un de ces projets que la fatalité de ma destinée a fait évanouir ; me voilà cloué ici à jamais ; la pauvre présidente est chassée de partout, sa cause est perdue sans ressources, son lâche et imbécille mari est allé chercher refuge auprès de Santa-Cruz, et très certainement il va achever de perdre le peu de chances qu’il peut avoir. Je ne puis abandonner cette femme : aidé par la protection de votre oncle, mon dévouement est parvenu à la soustraire aux vengeances populaires. Nous avons fui d’Aréquipa de nuit, comme des brigands ; c’est aussi de nuit que nous l’avons fait embarquer, tant nous redoutions pour sa vie la haine homicide qui la poursuit. Santa-Cruz ne voulant pas la recevoir dans ses États, on la déporte au Chili ; quant à moi, je suis parfaitement libre. Nieto m’a fait prier de rester avec lui, et Santa-Cruz me demande dans toutes ses lettres ; mais vous sentez, Florita, que la seňora Gamarra, dans le malheur, a droit à mon dévouement : tant que cette femme sera prisonnière, exilée, repoussée de tous, je dois la suivre dans sa prison, dans son exil, et lui tenir lieu de tout.

En ce moment, Escudero me parut superbe ! Je lui serrai la main, et lui dis avec une voix dont l’accent lui fit comprendre ma pensée : — Pauvre ami, vous étiez digne d’un meilleur sort…

J’allais continuer, lorsque la señora Gamarra apparut sur le pont. — Ah ! mi señorita Florita, que je suis contente de vous voir !… Je suis impatiente de vous connaître. Savez-vous, belle demoiselle, que vous avez fait la conquête de notre cher Escudero ? Il me parle de vous sans cesse, et vous cite à tout propos. Quant à votre oncle, il n’agit que sous votre inspiration. Ah ! méchante, j’ai été bien fâchée contre vous, lorsque j’appris que vous aviez quitté Aréquipa, l’avant-veille de mon arrivée. Hé ! quoi ! vous aviez voulu voir San-Roman, et votre curiosité n’est pas allée jusqu’à la farouche, la féroce, la terrible dona Pencha ! Mais il me semble, chère Florita, que, si le croquemitaine des Aréquipéniens vous paraissait mériter de figurer dans votre journal, la grande croquemitaine du Pérou pouvait bien aussi y trouver place ?

Tout en parlant ainsi, elle me conduisit à l’extrémité de la dunette, m’y fit asseoir auprès d’elle, et congédia de la main les importuns qui auraient eu envie de nous y suivre. Prisonnière, dona Pencha était encore présidente ; la spontanéité de son geste manifestait la conscience qu’elle avait de sa supériorité. Pas une personne ne resta sur la dunette, quoique, la tente y étant dressée, ce fût le seul endroit où l’on pût être garanti d’un soleil brûlant : tout le monde se tint en bas, ou sur le pont. Elle m’examinait avec une grande attention, et je la regardais avec non moins d’intérêt : tout en elle annonçait une femme hors ligne, et aussi extraordinaire par la puissance de sa volonté que par la haute portée de son intelligence. Elle pouvait avoir 34 ou 36 ans, était de taille moyenne et fortement constituée, quoiqu’elle fût très maigre. Sa figure, d’après les règles avec lesquelles on prétend mesurer la beauté, certes n’était pas belle ; mais, à en juger par l’effet qu’elle produisait sur tout le monde, elle surpassait la plus belle. Comme Napoléon, tout l’empire de sa beauté était dans son regard : que de fierté, de hardiesse et de pénétration ! avec quel ascendant irrésistible il imposait le respect, entraînait les volontés, captivait l’admiration ! L’être à qui Dieu a donné de tels regards n’a pas besoin de la parole pour commander à ses semblables ; il possède une puissance de persuasion qu’on subit et qu’on ne discute pas. Son nez était long, le bout légèrement retroussé ; sa bouche grande, mais bien d’expression ; sa figure longue ; les parties osseuses et les muscles étaient fortement prononcés ; sa peau très brune, mais pleine de vie. Elle avait une énorme tête parée de longs et épais cheveux descendant très bas sur le front ; ils étaient d’un châtain foncé luisant et soyeux. Sa voix avait un son sourd, dur, impératif ; elle parlait d’une manière brusque et saccadée. Ses mouvements étaient assez gracieux, mais trahissaient constamment la préoccupation de sa pensée. Sa toilette fraîche, élégante et des plus recherchées, faisait un étrange contraste avec la dureté de sa voix, l’austère dignité de son regard et la gravité de sa personne. Elle avait une robe en gros des Indes, couleur oiseau de paradis et brodée en soie blanche ; des bas de soie rose de la plus grande richesse et des souliers de satin blanc. Un grand châle de crêpe de Chine ponceau, brodé de blanc, le plus beau que j’aie vu à Lima, était jeté négligemment sur ses épaules. Elle avait des bagues à tous les doigts, des boucles d’oreilles en diamants, un collier de perles fines de la plus grande beauté, et au dessous pendait un petit scapulaire sale et tout usé. Voyant la surprise que j’éprouvais à l’examiner, elle me dit avec son ton brusque : — Je suis sûre, chère Florita, que vous, dont la mise est si simple, me trouvez bien ridicule dans mon grotesque habillement ; mais je pense que, m’ayant déjà jugée, vous devez comprendre que ces habits ne sont pas à moi. Vous voyez là ma sœur, si gentille, la pauvre enfant sait seulement pleurer : c’est elle qui, ce matin, me les a apportés ; elle m’a suppliée de vouloir bien les mettre pour lui faire plaisir, ainsi qu’à ma mère et à d’autres. Ces braves gens s’imaginent que ma fortune pourrait se refaire, si je veux consentir à me revêtir d’habits venus d’Europe. Cédant à leurs instances, j’ai mis cette robe dans laquelle je suis gênée, ces bas qui sont froids à mes jambes, ce grand châle que je crains de brûler ou de salir avec la cendre de mon cigare. J’aime les vêtements commodes pour monter à cheval, supporter les fatigues d’une campagne, visiter les camps, les casernes, les navires péruviens : ce sont les seuls qui me conviennent. Depuis longtemps, je parcours le Pérou dans tous les sens, vêtue d’un large pantalon de gros drap fabriqué au Cuzco, ma ville natale, d’une ample redingote de même drap brodée en or, et de bottes avec des éperons d’or. L’or me plait ; c’est le plus bel ornement du Péruvien, c’est le métal précieux auquel son pays doit sa réputation. J’ai aussi un grand manteau un peu lourd, mais très chaud ; il me vient de mon père et m’a été très utile au milieu des neiges de nos montagnes. Vous admirez mes cheveux, ajouta cette femme au regard d’aigle : chère Florita, dans la carrière où ma conduite, mon audace, la force musculaire ont souvent failli à mon courage, ma position en a plusieurs fois été compromise ; j’ai dû, pour suppléer à la faiblesse de notre sexe, en conserver les attraits et m’en servir à m’armer, selon le besoin, du bras des hommes.

— Ainsi, m’écriais-je involontairement, cette ame forte, cette haute intelligence a dû, pour dominer, céder à la force brutale.

— Enfant, me dit l’ex-présidente en me serrant la main à me meurtrir, et avec une expression que je n’oublierai jamais, enfant, sache bien que c’est pour n’avoir pu soumettre mon indomptable fierté à la force brutale que tu me vois prisonnière ici ; chassée, exilée par ceux-mêmes auxquels, pendant trois ans, j’ai commandé…

En ce moment, je pénétrai sa pensée ; mon ame prit possession de la sienne ; je me sentis plus forte qu’elle, et je la dominai du regard… Elle s’en aperçut, devint pâle, ses lèvres se décolorèrent ; d’un mouvement brusque, elle jeta son cigare à la mer, et ses dents se serrèrent. Son expression eût fait tressaillir le plus hardi ; mais elle était sous mon charme, et je lisais distinctement tout ce qui se passait en elle ; à mon tour, lui prenant la main, qu’elle avait froide et baignée de sueur, je lui dis d’un ton grave :

— Dona Pencha, les jésuites ont dit : Qui veut la fin veut les moyens ; et les jésuites ont dominé les puissants de la terre…

Elle me regarda longtemps sans rien me répondre ; elle aussi cherchait à me pénétrer… Elle sortit de ce silence avec l’accent du désespoir et de l’ironie.

— Ah ! Florita, votre orgueil vous abuse ; vous vous croyez plus forte que moi ; insensée ! vous ignorez les luttes sans cesse renaissantes que j’ai eues à soutenir pendant huit ans ! les humiliations, oh ! les sanglantes humiliations que j’ai dû supporter !… J’ai prié, flatté, menti ; j’ai usé de tout ; je n’ai reculé devant rien… et cependant je n’ai pas encore assez fait !… Je croyais avoir réussi, toucher enfin au terme où j’allais recueillir les fruits de huit années de tourments, de peines et de sacrifices, lorsque, par un coup infernal, je me suis vue chassée, perdue ! perdue, Florita !… Je ne reviendrai jamais au Pérou… Ah ! gloire, que tu coûtes cher ! Quelle folie de sacrifier le bonheur de l’existence, la vie entière pour t’obtenir ; elle n’est qu’un éclair, une fumée, un nuage, une déception fantastique ; elle n’est rien… Et cependant, Florita, le jour où j’aurai perdu tout espoir de vivre enveloppée de ce nuage, de cette fumée ; ce jour-là, il n’y aura plus de soleil pour m’éclairer, d’air pour ma poitrine, je mourrai.

L’expression sombre de dona Pencha vint s’accorder avec l’accent prophétique de ces dernières paroles ; ses yeux étaient enfoncés dans leurs orbites et comme suspendus dans un globe de larmes. Elle regardait le ciel bleu et serein au dessus de nos têtes, et, tout entière à sa céleste vision, ne semblait déjà plus être de ce monde. Je m’inclinai devant cette ame supérieure, qui avait souffert tous les tourments réservés aux êtres de sa nature dans leur passage sur la terre. J’allais continuer la conversation ; mais elle se leva brusquement, en deux sauts fut au bas de la dunette, appela sa sœur et deux dames, en leur disant : « Venez, je me sens mal. »

Escudero vint à moi, et me dit : Pardon, mademoiselle, je crains que dona Pencha n’éprouve une de ses attaques[39] ; et, dans ces moments, il n’y a que moi qui puisse la soigner.

— Colonel, je vais m’en aller ; je reviendrai demain ; allez vite auprès de cette pauvre femme ; elle a bien besoin de vos services et de votre affection.

— Ne craignez rien, Florita, j’irai jusqu’au bout.

Je priai mon futur capitaine de me faire conduire avec son canot à la frégate la Samarang, où M. Smith, madame Denuelle et plusieurs autres personnes m’attendaient. Je connaissais beaucoup le commandant de la Samarang, l’ayant, à mon arrivée, trouvé chez madame Denuelle, dont il était le locataire, et dînant chaque jour avec lui. Ce commandant présentait, en tout, l’inverse de celui de la Challenger ; il était aussi laid que l’autre était beau, aussi gai que l’autre était triste, aussi extravagant et négligé dans sa mise que l’autre était simple et soigné. Le même contraste se rencontrait entre les officiers de son bord et ceux de la Challenger ; les valets copient leurs maîtres ; les officiers d’un bâtiment de guerre reflètent aussi leur commandant. Ces messieurs de la Samarang divisaient la journée en trois parties, qu’ils employaient ainsi : toute la matinée, ils couraient à cheval, vêtus en riches brigands mexicains ; ensuite ils allaient se promener avec des filles perdues ; enfin ils se mettaient à table, et passaient le reste de leur temps à boire du grog et à le cuver. À part cette conduite, dont le résultat ne faisait de mal qu’à leur santé et à leur bourse, c’étaient des hommes doux, aimables et commodes à vivre. Le commandant se distinguait surtout par les manières d’un homme comme il faut, qu’il avait conservées dans le cours d’une vie de débauches ; sa laideur était avenante, comme l’est presque toujours celle des personnes grêlées. Je lui avais promis d’aller visiter sa frégate le jour où j’irais voir mon navire. J’avoue que je m’attendais à trouver le même laisser-aller à bord de la frégate que dans son commandant et ses officiers   ; quelle fut donc ma surprise, en mettant le pied sur son pont, d’y voir régner l’ordre et la propreté jusque dans les plus petits détails ! Je n’avais encore rien vu de semblable ; les deux entreponts, les lits, la tenue des soldats, celle des officiers de service étaient admirables de convenance et de régularité. Comme je regardais tout avec un air d’étonnement, le commandant me dit, en souriant : — Je suis sûr, mademoiselle, que vous vous figuriez, en venant ici, y voir la confusion que vous apercevez dans ma chambre lorsque vous passez devant ma porte.

— Pas précisément, commandant ; mais je vous avoue franchement que je ne m’attendais guère à trouver à votre bord un ordre aussi parfait.

— Permettez-moi de vous dire, mademoiselle, qu’à mon tour je suis surpris qu’une personne aussi sensée que vous montrez l’être en toutes occasions se soit hâtée de porter un jugement sur une chose qu’elle ne connaissait pas. À terre, dégagé de mes devoirs, je suis libre de me laisser aller à tous mes penchants ; ma conduite peut être réprouvée par quelques personnes qui mettent moins de franchise dans la leur ; cependant je ne sache pas que la mienne froisse aucun intérêt de la société. À bord, je suis le commandant de ma frégate, et je connais l’étendue et l’importance des obligations attachées à mon commandement : depuis quinze ans que j’ai l’honneur de servir mon pays, je puis dire n’avoir jamais omis une seule fois de remplir ponctuellement les devoirs qui m’étaient dévolus ; et pas un de ces mêmes officiers que vous me voyez traiter à table avec tant de familiarité, de camaraderie, ne trouverait grâce devant ma sévérité pour le plus léger oubli des devoirs qui leur sont imposés.

Cet homme, qui, dans sa conduite à terre, manifestait un dédain si superbe de l’opinion, était, à bord, un des meilleurs officiers de la marine anglaise, un des plus rigoureux observateurs de la discipline. Il y avait de l’orgueil, de l’originalité dans cette manière d’être ; mais, certes, il y avait aussi un grand empire sur soi-même. Le commandant ainsi que tous les autres officiers étaient, à bord, d’une sobriété extrême et menaient une vie très laborieuse ; ils ne se permettaient aucune distraction : les portraits de femmes qu’ils avaient dans leurs chambres (il s’en trouvait six dans celle du commandant) étaient les seuls souvenirs qu’ils semblassent conserver de leur existence à terre. Pendant tout le temps que je restai à bord, j’observai ces officiers à l’extérieur grave, à la tenue militaire, et dont l’expression contrastait d’une manière si étrange avec celle que je leur avais vue chez madame Denuelle : le commandant m’avait reçu avec une froide politesse, et l’étiquette en régla toutes les démonstrations tant que nous fûmes à bord. Nous nous retirâmes tous fort étonnés du changement de ton et de manières que nous avions remarqué dans les officiers de la Samarang et ce fut jusqu’à notre arrivée à Lima le sujet de notre entretien.

L’impression que m’avait laissée ma conversation avec la seňora Gamarra m’agitait tellement, que je ne pus dormir de la nuit. Quelle foule de pensées assaillirent mon esprit. J’avais, par un pouvoir de fascination, lu dans l’ame de cette femme si longtemps enviée et dont la vie en apparence si brillante avait cependant été si misérable ! Je ne pus sans frémir songer que, pendant un temps, j’avais formé le projet d’occuper la position de la seňora Gamarra. Quoi ! me disais-je, tels étaient donc les tourments qui m’étaient réservés si j’eusse réussi dans l’entreprise que je méditais ? J’aurais aussi été en proie aux douleurs, aux humiliations, aux anxiétés. Ah ! combien ma pauvreté, ma vie obscure avec la liberté me paraissaient préférables et plus nobles. J’éprouvais un sentiment de honte d’avoir pu croire un instant au bonheur dans la carrière de l’ambition, et qu’il pût exister de compensation au monde pour la perte de l’indépendance.

Je retournai au Callao ; la seňora Gamarra avait quitté le William-Rusthon, et s’était rendue à bord d’un autre bâtiment anglais, la Jeune Henriette, qui partait le jour même pour Valparaiso. Quand j’arrivai, je trouvai Escudero pâle, l’air abattu. — Qu’avez-vous, lui dis-je, pauvre ami, vous paraissez malade ?

— Je le suis effectivement, j’ai passé une bien mauvaise nuit. Dona Pencha a éprouvé trois attaques qui ont été affreuses… Je ne sais sur quel sujet vous avez pu l’entretenir ; mais, depuis que vous l’avez laissée, elle a été dans une agitation constante.

— C’était la première fois que je voyais dona Pencha, et, il est possible qu’à mon insu mes paroles, au lieu de calmer sa douleur, en aient augmenté l’amertume ; si cela était, j’en serais bien péniblement affectée.

— Il est possible qu’à votre insu, comme vous le dites, vous ayez blessé son orgueil dont la susceptibilité est extrême.

Il y avait à peu près un quart d’heure que je causais avec Escudero, lorsqu’on l’appela ; il s’élança vite dans la chambre, et je restai seule. Je repassais dans ma mémoire les paroles de ma conversation de la veille, les soumettais à l’examen, afin de découvrir celles qui auraient pu blesser dona Pencha, mais la douleur de la puissance déchue, ses côtés vulnérables ne peuvent être entièrement compris que par ceux qui ont eux-mêmes possédé le pouvoir, éprouvé son enivrement, et ma recherche fut vaine. J’avais des regrets de m’être laissée aller à ma franchise, de n’avoir pas été plus réservée avec une douleur qui sortait de la ligne des afflictions communes.

Je fus interrompue dans mes réflexions par Escudero ; il me frappa doucement sur l’épaule et me dit, avec un accent qui me fit mal : — Florita la pauvre Pencha vient d’avoir une attaque des plus violentes ; j’ai cru qu’elle allait expirer dans mes bras ; elle est revenue maintenant, et désire vous voir. Je vous en supplie, prenez garde à tout ce que vous lui direz ; une seule parole qui froisserait sa susceptibilité suffirait pour la faire tomber dans un nouvel accès.

En descendant dans la chambre, mon cœur battait… J’entrai dans la cabane du capitaine, qui était grande et très belle, et j’y trouvai dona Pencha à moitié vêtue, étendue sur un matelas qu’on avait mis sur le plancher ; elle me tendit la main, et je m’assis auprès d’elle.

— Vous n’ignorez pas, sans doute, me dit-elle, que je suis sujette à un mal terrible et…

— Je le sais, interrompis-je ; mais la médecine est-elle donc impuissante pour vous en guérir, ou n’avez-vous pas confiance dans les secours qu’elle offre ?

— J’ai consulté tous les médecins et fait exactement ce qu’ils m’ont prescrit ; leurs moyens ont été sans succès : plus j’ai avancé en âge, plus le mal a augmenté. Cette infirmité m’a beaucoup nui dans tout ce que j’ai voulu entreprendre ; toute émotion forte me donne aussitôt une attaque ; vous devez juger par là quel obstacle ce mal a dû apporter dans ma carrière. Nos soldats sont si peu exercés, nos officiers si poltrons, que je m’étais résolue à commander moi-même dans toutes les affaires importantes. Depuis dix ans, et longtemps avant que je n’eusse l’espoir de faire nommer mon mari président, j’assistais à tous les combats, afin de m’habituer au feu. Souvent, dans le plus fort de l’action, la colère que j’éprouvais de voir l’inertie, la lâcheté des hommes que je commandais me faisait écumer de rage, et alors mes attaques arrivaient. Je n’avais que le temps de me jeter à terre ; plusieurs fois j’ai été foulée aux pieds des chevaux et emportée comme morte par mes serviteurs. Hé hien ! Florita, croiriez-vous que mes ennemis se sont servis contre moi de cette cruelle infirmité, de manière à me discréditer dans l’esprit de l’armée : ils annonçaient partout que c’étaient la peur, le bruit du canon, l’odeur de la poudre qui m’attaquaient les nerfs, et que je m’évanouissais comme une petite marquise de salon. Je vous l’avoue, ce sont ces calomnies qui m’ont endurcie. J’ai voulu leur faire voir que je n’avais peur ni du sang, ni de la mort. Chaque revers me rend plus cruelle, et si… Elle s’arrêta, et, levant les yeux vers le ciel, elle semblait s’entretenir avec un être qu’elle seule voyait ; puis elle dit : « Oui, je quitte mon pays pour ne jamais y revenir, et, avant deux mois, je serai avec vous… » Quelque chose qui n’appartenait pas à la terre pouvait seul donner l’expression qu’avaient ses traits en prononçant ces paroles. Je la considérai alors : ah ! comme depuis la veille je la trouvais changée ! que ses joues étaient amaigries, son teint livide, ses lèvres pâles, ses yeux enfoncés et brillants comme des éclairs ! que ses mains étaient froides ! La vie paraissait prête à l’abandonner. Je n’osais lui dire un mot, tant je craignais de lui faire encore du mal. Ma tête était penchée sur son bras, une larme vint à y tomber ; cette larme fit sur cette malheureuse l’effet d’une étincelle électrique. Elle sortit de sa vision, se retourna vers moi d’une manière brusque, me regarda avec des yeux flamboyants, et me dit d’une voix sourde et sépulcrale ; — Pourquoi pleurez-vous ? mon sort vous ferait-il pitié ? me croyez-vous exilée pour toujours, perdue…, morte enfin ?… Je ne pus trouver une parole à lui répondre ; comme elle m’avait rudement poussée d’auprès de son matelas, je me trouvais à genoux devant elle ; je croisais les mains par un mouvement machinal, et continuais à pleurer en la regardant. Il y eut un long moment de silence ; elle parut se calmer et dit, d’une voix déchirante : — Tu pleures, toi ? Ah ! que Dieu soit béni ! Tu es jeune, il y a encore de la vie en toi, pleure sur moi qui n’ai plus de larmes…, sur moi qui ne suis plus rien…, sur moi qui suis morte… » En achevant ces mots, elle tomba sur son oreiller, porta ses mains en croix sur le sommet de la tête et poussa trois faibles cris. Sa sœur accourut, Escudero vint, tous s’empressèrent de lui prodiguer les soins les plus affectueux ; et moi debout, auprès de la porte, je considérais cette femme : elle ne faisait aucun mouvement, ne respirait plus, avait les yeux grands ouverts et brillants.

Le capitaine m’arracha à ce triste spectacle en annonçant qu’il fallait que les visiteurs songeassent à se retirer, parce qu’on levait l’ancre. M. Smith vint me reprendre, j’écrivis au crayon deux mots d’adieu à Escudero, et partis.

Comme nous allions monter en voiture, nous vîmes la Jeune Henriette qui s’éloignait de la rade. Je distinguai sur la dunette une femme enveloppée dans un manteau brun et les cheveux épars ; elle étendait le bras vers une chaloupe, en agitant un mouchoir blanc. Cette femme était l’ex-présidente du Pérou, adressant le dernier adieu à sa sœur, à ses amis qu’elle ne devait plus revoir.

Je rentrai chez moi malade. Cette femme m’était toujours présente à la vue : son courage, sa constance héroïque, au milieu des souffrances sans nombre que l’infortunée avait eues à supporter, me la faisait paraître plus grande que nature, et j’éprouvais un serrement de cœur à voir cette créature d’élite, victime de ces mêmes qualités qui la distinguaient de ses semblables, forcée, par les craintes d’un peuple pusillanime, de quitter son pays, d’abandonner parents, amis, et d’aller, en proie à la plus affreuse infirmité, terminer sa pénible existence sur la terre d’exil. Une dame née au Cuzco, liée d’enfance avec dona Pencha, m’a raconté sur cette femme extraordinaire des particularités que je crois devoir intéresser le lecteur.

Dona Pencha était fille d’un militaire espagnol, qui avait épousé une demoiselle fort riche du Cuzco. Dans son enfance, elle se faisait remarquer, parmi ses compagnes, par son caractère fier, audacieux et sombre. Elle était très pieuse ; et, dès l’âge de douze ans, elle voulut entrer dans un couvent avec l’intention de s’y faire religieuse : la faiblesse de sa santé ne lui permit pas d’accomplir ce dessein. À l’âge de dix-sept ans, ses parents l’obligèrent à revenir dans la maison paternelle, afin d’y recevoir les soins que son état d’infirmité réclamait. La maison de son père était fréquentée par beaucoup d’officiers ; plusieurs la demandèrent en mariage ; mais elle déclara ne vouloir pas se marier, étant résolue de retourner à son couvent aussitôt qu’elle le pourrait. Le père, dans l’espoir de la guérir, la fit voyager, l’emmena à Lima, la produisit dans le monde, et lui procura toutes les distractions possibles. Néanmoins elle était toujours triste, et paraissait peu sensible aux plaisirs de son âge. Elle passa deux ans en voyages, revint au Cuzco, et, peu après son retour, renonçant à l’idée de se faire religieuse, elle choisit pour mari un petit officier laid, sot et le plus insignifiant de tous ceux qui l’avaient demandée. Elle épousa le seňor Gamarra, simple capitaine. Quoique d’une faible santé et presque toujours enceinte, elle suivit son mari dans tous les lieux où la guerre l’appelait ; et ces continuelles fatigues raffermirent tellement sa constitution, que, devenue très forte, elle fut capable de faire à cheval les plus longs voyages. Pendant longtemps, elle réussit à cacher la cruelle infirmité dont elle était atteinte, et qui allait toujours croissant ; Ce ne fut que lorsque, présidente du Pérou, sa vie devint l’objet de toutes les investigations, que le public l’apprit par ses ennemis. Ses sollicitations, ses intrigues avaient fait porter son mari à la présidence ; et, une fois qu’elle l’y eut placé, elle s’empara du maniement des affaires, se lia intimement avec Escudero, et se servit avec habileté de ceux qu’elle jugea capables de la seconder. Lorsqu’elle parvint au pouvoir après le général Lamarre, la république était dans le plus déplorable état ; les guerres civiles déchiraient le pays en tous sens. Il n’y avait pas une piastre dans le Trésor ; les soldats se vendaient à ceux qui leur offraient le plus ; en un mot, c’était l’anarchie avec toutes ses horreurs. Cette femme, élevée dans un couvent, n’ayant nulle instruction, mais douée d’un sens droit et d’une force de volonté peu commune, sut si bien gouverner ce peuple jusqu’alors ingouvernable même pour Bolivar, qu’en moins d’un an l’ordre et le calme reparurent ; les factions étaient apaisées ; le commerce florissait ; l’armée avait repris confiance en ses chefs ; et, si la tranquillité ne régnait pas encore dans tout le Pérou, au moins la plus grande partie en jouissait.

Les vertus héroïques de dona Pencha la firent aimer autant qu’admirer au commencement de son règne ; mais elle avait des défauts qui en devaient restreindre la durée. Quelque brillantes que soient les qualités que Dieu nous a départies, elles sont appropriées à ses fins et non à celles de l’homme ; tous parfaits dans l’ordre providentiel, pas un de nous ne l’est relativement à aucun ordre social. Dona Pencha semblait, par son caractère, être appelée à continuer longtemps l’œuvre de Bolivar : elle l’eût fait si son enveloppe de femme n’y eût porté obstacle. Elle était belle, très gracieuse quand elle voulait, et possédait ce qui inspire l’amour et les grandes passions ; ses ennemis firent courir sur elle les calomnies les plus atroces ; et, trouvant plus facile de décrier ses mœurs que ses actes politiques, lui supposèrent des vices, afin de se consoler de sa supériorité. L’ambition occupait trop de place dans le cœur de dona Pencha pour que l’amour y eût un grand empire ; il ne fut jamais non plus l’objet de ses sérieuses pensées. Plusieurs des officiers qui l’entouraient devinrent amoureux d’elle ; d’autres le feignirent, croyant y trouver un moyen de s’avancer ; dona Pencha repoussa tous ses poursuivants, non avec cette indulgence de la femme pour l’amour qu’elle ne partage pas mais avec la colère et le mépris de l’orgueil offensé.

— Eh ! qu’ai-je besoin de votre amour ? leur disait-elle avec son ton brusque et saccadé ; ce sont vos bras, vos bras seuls qu’il me faut ; allez porter vos soupirs, vos paroles sentimentales, vos romances aux jeunes filles ; je ne suis sensible, moi, qu’aux soupirs du canon, aux paroles du congrès et aux acclamations du peuple quand je passe dans les rues. Le cœur de ceux qui l’aimaient avec sincérité était profondément blessé par la rudesse d’un tel langage ; et la fierté des ambitieux qui aspiraient à se traîner à sa remorque n’en était pas moins humiliée. Mais elle ne s’en tenait pas là : elle les prenait en haine, leur retirait sa confiance et saisissait toutes les occasions de les railler, même en public, de la manière la plus offensante : on sent que cette conduite devait non seulement lui faire perdre tous les avantages de son sexe, mais encore lui susciter des ennemis implacables et qui durent être nombreux ; car les hommes croient toujours avoir, pour réussir, des qualités que n’avaient pas ceux qui ont échoué. Chacun d’eux méditait perpétuellement contre elle des projets de vengeance ; plusieurs dirent tout haut qu’ils avaient été ses amants, et qu’elle ne leur avait retiré ses bonnes grâces que parce qu’ils avaient cessé de l’aimer. Ces calomnies irritaient la fière et indomptable présidente, et plusieurs fois la rendirent cruelle. Les actions qu’elles lui firent commettre montrent jusqu’à quel point la colère l’emportait, et avec quelle violence elle ressentait ces outrages. Un jour, elle alla au Callao visiter les prisons militaires qui sont sous l’un des châteaux-forts. À son arrivée, toute la garnison se met sous les armes pour la recevoir ; elle fait son inspection, et, en passant devant un des bataillons, elle aperçoit un colonel qui lui avait été signalé comme s’étant vanté partout d’avoir été son amant. Aussitôt elle s’élance sur lui, arrache son épaulette, lui donne trois ou quatre coups de cravache à travers la figure, et le pousse si rudement, qu’il va tomber sous les pieds de son cheval ; tous les assistants restent pétrifiés : « C’est ainsi, s’écria-t-elle d’une voix retentissante, que je corrigerai moi-même les insolents qui oseront calomnier la présidente de la république. » Une autre fois, elle invite quatre officiers à dîner, se montre aimable pendant tout le repas ; au dessert, elle interpelle l’un d’eux en lui disant : « Est-il vrai, capitaine, que vous ayez dit à ces trois messieurs que vous étiez fatigué d’être mon amant ? » Le malheureux pâlit, balbutie, et regarde ses camarades avec terreur ; ceux-ci, immobiles, gardent aussi le silence. « Eh bien ! continue-t-elle, ma question vous a-t-elle fait perdre l’usage de la parole ? répondez… S’il est vrai que vous ayez tenu ce propos, je vais vous faire donner le fouet par vos camarades ; si, au contraire, ils vous ont calomnié, ce sont des lâches dont, à nous deux, nous aurons bon marché. » Il n’était que trop vrai que le propos avait été tenu par l’inconsidéré jeune homme. Elle fit fermer les portes, appela quatre grands nègres, leur ordonna de mettre l’officier en chemise, et exigea des trois autres officiers présents qu’ils fustigeassent leur camarade avec une poignée de verges.

Cette conduite n’était pas en harmonie avec les mœurs du pays qu’elle gouvernait, et devait nécessairement mettre tout le monde contre elle. En effet, dans une société où la plus grande indépendance existe entre les deux sexes, on ne croit pas à la vertu, dans le sens qu’on est convenu d’attacher à ce mot, en parlant des femmes, et les Péruviens se sentirent insultés par la façon d’agir de l’orgueilleuse présidente. Ce n’était pas non plus pour faire croire à une vertu, à laquelle elle ne tenait pas plus que les autres femmes du Pérou, que dona Pencha agissait de la sorte ; elle ne se fut pas offensée, dans la vie privée, des hommages adressés à ses charmes, et ainsi que les Liméniennes, eût été indifférente au nombre d’amants qu’on lui aurait supposé ; mais enivrée de sa puissance, se faisant illusion sur sa durée, l’orgueil des rois était passé dans son cœur ; elle se crut d’une espèce supérieure, et avant d’avoir consolidé sa domination, elle eut la susceptibilité d’une femme née sur le trône et fut également impérieuse. Dona Pencha n’avait guère plus de déférence pour le congrès que Napoléon pour son sénat-conservateur : elle lui envoyait souvent des notes de sa main sans même les faire signer par son mari. Les ministres travaillaient avec elle, lui soumettaient les actes du congrès et ceux de leur administration ; elle lisait tout elle-même, bâtonnait les passages qui ne lui convenaient pas et les remplaçait par d’autres ; son gouvernement enfin devint absolu en présence d’une organisation républicaine. Cette femme avait rendu de grands services ; son amour du bien public inspirait de la confiance, et elle eût fondé un ordre de choses stable, eût fait prospérer le Pérou, aurait été une grande reine si, avant d’en affecter la suprême autorité, elle eut employé toutes ses ressources à s’en assurer à jamais le pouvoir. Elle était extrêmement laborieuse, d’une activité infatigable, et ne s’en rapportant à personne, elle voulait tout voir par elle-même. Sachant très bien choisir son monde, elle ne montrait pas moins de discernement dans la répartition du travail à faire, des missions à remplir. Économe dans sa dépense personnelle, elle était généreuse pour ceux qui répondaient à sa confiance ; elle traitait bien ses serviteurs, et tous lui étaient dévoués. Cette femme guerrière excellait à monter à cheval, à dompter les coursiers les plus fougueux et parlait en public avec autant de dignité que de précision. Avec toutes ces vertus nécessaires à l’exercice du pouvoir, dans la situation où se trouvait le Pérou, la seňora Gamarra eut néanmoins beaucoup de peine à parvenir à la fin de sa troisième année (les fonctions de président sont confiées pour trois ans) ; son despotisme avait été tellement dur, son joug si pesant, elle avait froissé tant d’amours-propres, qu’une opposition imposante s’éleva contre elle. Quand elle vit qu’il lui serait impossible de réussir à faire réélire son mari, elle eut recours à un tour d’adresse. Le seňor Gamarra alla déclarer au sénat qu’il n’accepterait pas la présidence, parce que sa santé ne lui permettait plus de s’occuper des affaires publiques. La seňora Gamarra voulut faire nommer à la présidence une de ses créatures, un esclave soumis à ses volontés ; elle et son mari portèrent toute leur influence et celle de leurs amis sur Bermudez ; néanmoins Orbegoso l’emporta, comme on l’a vu.

Pour en finir avec l’histoire de dona Pencha, je dirai qu’arrivée à Valparaiso, elle loua une très belle maison meublée, où elle s’établit avec Escudero et ses nombreux serviteurs ; mais pas une dame de la ville n’alla lui rendre visite. Les étrangers qui avaient eu à s’en plaindre crièrent tous contre elle. Ce fut à peine si deux ou trois officiers de ses anciens compagnons d’armes eurent la politesse d’aller la voir. Cette femme, fière et hautaine dut cruellement souffrir dans cet abandon universel, dans cet isolement où les haines l’enfermaient. Condamnée à l’immobilité, c’était, avec l’activité de son ame, être jetée vivante dans un tombeau. N’ayant pas reçu de lettre d’Escudero depuis mon départ de Lima, je ne puis préciser quelles furent ses souffrances ; mais sept semaines après son départ du Callao, elle mourut : voici ce qu’Althaus m’écrivit à son sujet :

« La femme de Gamarra est morte au Chili six semaines après y être arrivée ; on dit que c’est d’un mal intérieur, moi je crois que c’est de rage de ne plus être général en chef ; la pauvre femme a fini bien tristement ; son unique compagnon était Escudero, lequel est revenu au Pérou rejoindre Gamarra pour y faire des siennes. »




Le lendemain de ma visite à la seňora Gamarra, je me sentis malade ; c’était la première fois depuis que j’habitais Lima. Je restai tout le jour assez tristement dans mon lit. Madame Denuelle vint passer la soirée avec moi : — Eh bien, mademoiselle, comment vous trouvez-vous ?

— Pas mieux, je suis triste et voudrais que quelqu’un me fît pleurer.

— Je viens, au contraire, vous faire rire ; je suis sûre que ce sont vos visites au Callao qui vous ont fait mal. Cette dona Pencha, avec ses attaques d’épilepsie, vous aura porté sur les nerfs : c’est bien fait pour cela ; on dit qu’hier elle tombait tous les quarts d’heure. Grâce à Dieu, nous en voilà débarrassés ; oh ! la méchante femme !

— Comment pouvez-vous en juger ?

— Par Dieu, ce n’est pas difficile ; une virago plus audacieuse qu’un dragon aux gardes, qui souffletait des officiers, comme je le ferais de mon petit nègre.

— Eh ! pourquoi ces officiers étaient-ils assez vils pour le souffrir ?

— Parce qu’elle était la maîtresse et qu’elle distribuait les grades, les emplois, les faveurs.

— Madame Denuelle, un militaire qui souffre des soufflets mérite d’en recevoir. Dona Pencha connaissait très bien les hommes qu’elle avait à conduire, et si elle n’avait fait d’autres fautes que de corriger les salariés du gouvernement qui manquaient à leurs devoirs, vous l’auriez encore pour présidente.

Madame Denuelle eut le talent de changer le cours de mes pensées, et lorsqu’elle sortit, j’étais presque gaie.

Enfin le moment du départ arriva ; j’en attendais le jour avec une vive impatience ; ma curiosité était satisfaite, et la vie toute matérielle de Lima me fatiguait à l’excès.

La dernière semaine, je n’eus pas une heure à moi ; il me fallut faire des visites d’adieux à toutes mes connaissances, recevoir les leurs, écrire de nombreuses lettres à Aréquipa, m’occuper de vendre les bagatelles dont je voulais me défaire. Je satisfis à tout, et le 15 juillet 1834, je quittai Lima à neuf heures du matin, pour me rendre au Callao. J’étais accompagnée d’un de mes cousins, M. de Rivero ; nous dînâmes chez le correspondant de M. Smith ; après le dîner, je fis transporter mes effets à bord du William-Rusthon et m’installai dans la chambre qu’avait occupée la señora Gamarra. Le lendemain, j’eus plusieurs visites de Lima ; c’étaient les derniers adieux. Vers cinq heures, on leva l’ancre, tout le monde se retira ; et je restai seule, entièrement seule, entre deux immensités, l’eau et le ciel.


FIN


Table des Matières.



CHAPITRE  I. — Le Mexicain 
 1
       —        II. — La Praya 
 25
       —        III. — La vie de bord 
 79
       —        IV. — Valparaiso 
 162
       —        V. — Le Léonidas 
 185
       —        VI. — Islay 
 197
       —        VII. — Le désert 
 231
       —        VIII. — Aréquipa 
 270

       —        I. — Don Pio de Tristan et sa famille 
 1
       —        II. — La république et les trois présidents 
 39
       —        III. — Les couvents d’Aréquipa 
 136
       —        IV. — Bataille de Cangallo 
 194
       —        V. — Une tentation 
 245
       —        VI. — Mon départ d’Aréquipa 
 293
       —        VII. — Un hôtel français à Lima 
 313
       —        VIII. — Lima et ses mœurs 
 342
       —        IX. — Les bains de mer ; une sucrerie 
 400
       —        X. — L’ex-présidente de la république 
 423


ERRATA.

Dans tout l’ouvrage on a imprimé Santa-Cathalina, lisez Santa-Catalina.


TOME PREMIER.

Page 39, ligne 26, blanche, lisez blancs.

— 145, — 13, de, lisez du.

— 183, — 1, toujours, lisez jours.

— 193, — 14, qu’il ne comprenait, lisez qu’il ne comprenait pas.

— 234, — 7, craignit, lisez avait craint.

— 242, — 11, le sable, lisez ce sable.

— 363, — 25, de races, lisez des races.


TOME SECOND.

— 9, — 21, tant elle gentille, lisez tant elle est gentille.

— 11, — 2, plumge, lisez plumage.

— 40, — 5, ne fut très, lisez ne fut pas très.

— 43, — 15, ne donnez, lisez ne donniez.

— 46, — 14, Lima, lisez Cuzco.

— 46, — 21, Bermudez, lisez militaire.

— 47, — 20, sa cupidité, lisez la cupidité.

— 54, — 18, m’imposer pour, lisez m’imposer à.

— 109, — 18, Carmen fut, lisez Carmen était.

— 137, — 25, sur les deux, lisez aux deux.

— 152, — 16, j’y perdrais, lisez je perdrais.

— 155, — 6, ce furent, lisez ce fut.

— 164, — 14, sont fermées, lisez sont formées.

— 242, — 24, celui-ci, lisez cet autre.

— 346, — 26, hôtel, lisez autel.

— 363, — 5, le beau jeu, lisez le plus beau.

ib., — 12, taureador, lisez toreador.

— 379, — 2, disfrazarda, lisez disfrazada.

— 412, — 12, les esclaves, lisez des esclaves.

— 435, — 21, ont, lisez a.

  1. Les relevés statistiques portent, en France, à trois cent mille le nombre des femmes séparées d’avec leurs maris.
  2. M. André Chazal jeune, graveur en taille-douce et frère de M. A. Chazal, professeur au Jardin des Plantes.
  3. Quand il vint se présenter pour servir dans sa profession pendant le voyage, M. Chabrié lui fit observer que le métier de cuisinier, à bord, était très pénible, il répondit : « Capitaine ! soyez tranquille je connais mon affaire, et d’ailleurs, pour moi, la mer est un élément. »
  4. Le stuard est, à bord des bâtiments anglais le domestique qui sert la chambre.
  5. J’aurais pu mettre cette lettre en meilleur français, mais j’ai tenu à traduire mon oncle littéralement.
  6. Mon oncle, peu de temps avant la mort de ma grand’mère, lui fit faire un testament par lequel sa femme était avantagée de 20,000 piastres, et dans lequel j’étais comprise pour un legs de 3,000 piastres. Ce testament est très long, et ma bonne maman, qui avait en son fils don Pio une aveugle confiance, le signa sans en connaitre les dispositions. Je n’y étais pas désignée comme la fille de don Mariano, mais par mon nom de Florita seulement, sans qu’on pût savoir à quel titre ce don m’était fait. Lors du partage de la succession, mon existence fut révélée aux parties intéressées par le prélèvement du legs. Mon oncle eut beaucoup de peine à faire consentir les parties à me donner cette somme. On demandait : « Mais pourquoi donner 15,000 fr. à une étrangère ? — Parce qu’il est présumable qu’elle est la fille de mon frère. »
  7. Tambo, espèce de cabaret : celui-ci se trouve à moitié route.
  8. Le poncho est un manteau péruvien qu’on met en voyage.
  9. Métis provenant d’un mélange des races indienne et nègre.
  10. Robert avait déserté à Cobija pour passer au service du président Santa-Cruz ; Leborgne aussi avait déserté à Valparaiso.
  11. Don Pio, lorsqu’il était préfet, fit faire plusieurs nouveaux trottoirs et réparer les anciens. La ville, sous son administration, fut très proprement tenue. Mon oncle apportait à la salubrité publique une surveillance toute spéciale.
  12. Llama est du féminin en espagnol et se prononce llama. Je me suis conformée à l’usage en le faisant masculin.
  13. Le système passionnel de M. Fourier est trop connu pour que je sois obligé de dire à laquelle de nos passions il donne le nom de papillonne.
  14. Au Pérou, les cheveux blonds et les yeux bleus sont les deux genres de beauté les plus estimés.
  15. Ce mot n’est pas espagnol ; on s’en sert au Pérou pour désigner une maison des champs.
  16. À Buenos-Ayres, tous les balcons des maisons sont garnis de cette plante, qu’on nomme la fleur de l’air, parce qu’elle n’a pas de racines et ne s’alimente que de l’air.
  17. Dans le pays espagnol, le quadruple prend de son poids la dénomination d’once.
  18. Le système de crédit de l’Angleterre et des États-Unis a enfanté des prodiges, en donnant au travail un immense développement ; son exagération a sans doute occasionné des crises commerciales, mais elles n’ont été que des calamités passagères ; le commerce est toujours sorti de ces crises plus florissant que jamais, et l’expérience acquise va faire prendre des mesures dans l’un et l’autre pays qui en préviendront le retour. Sans ce système, comment l’Angleterre aurait-elle pu faire supporter au peuple l’énorme fardeau de ses taxes en présence d’une aristocratie qui possède tout le sol.
  19. Le comte de Guaqui est actuellement auprès de don Carlos, avec la charge de grand-écuyer.
  20. On dit, des gens qui ont une fortune dont on ne connaît pas l’origine, qu’ils possèdent un tombeau, parce que les anciens Péruviens étaient ensevelis avec leurs trésors, et que, lors de la conquête, ils cachèrent leurs richesses dans les tombeaux.
  21. Mon oncle m’a raconté que, pendant ses vingt années de guerre au Pérou, chaque fois qu’il avait des fleuves à traverser ou des précipices à côtoyer, il perdait un grand nombre de soldats indiens qui se jetaient eux-mêmes dans le fleuve ou le précipice, préférant cette mort affreuse à la vie de soldat.
  22. Là où il n’y a pas de moulin, les femmes mâchent le maïs et le crachent à mesure dans le vase où elles le font fermenter.
  23. Les péruviens sont très joueurs ; le colonel Morant, dans une partie à Charillos, près de Lima, perdit dans une nuit 30,000 piastres.
  24. Althaus est un des plus forts joueurs d’échecs que l’on puisse citer.
  25. nonne
  26. On nomme tombeau l’endroit où chaque religieuse se retire pour dormir.
  27. Au Pérou on croit généralement que tous les Anglais sont protestants, et la tolérance y a encore fait si peu de progrès, que l’épithète de chien est communément usitée à leur égard. J’ai entendu dire, en parlant d’une fille qui s’était mariée à un Anglais, qu’elle avait épousé un chien.
  28. Au Pérou, tous les vases de nuit sont en argent.
  29. Nieto, manquant de place pour caserner ses troupes, prit les couvents d’hommes, et les moines furent obligés de déguerpir. Cette mesure fut moins vexatoire pour ces religieux qu’on pourrait peut-être se l’imaginer : les moines, à Aréquipa, demeurent presque tous dans leur famille ; les pauvres seuls, parmi eux, habitent leurs cellules.
  30. J’ai déjà dit que ces vases sont en argent.
  31. Cette fille appartenait à ma tante.
  32. A Aréquipa, les portes des maisons sont, en temps ordinaire, toujours ouvertes.
  33. La diphthongue ay, mise à la fin des noms, leur donne une douceur caressante. On ne l’emploie que pour parler aux personnes qu’on aime tendrement.
  34. Par le traité de commerce que le gouvernement vient de conclure avec Santa-Crux, les droits sur les vins de France ont été considérablement diminués, et nos soieries ne paieront plus, à leur entrée au Pérou et dans la Bolivia, que la moitié des droits imposés sur les soieries de Chine. Ce traité, qui n’a été fait qu’après que ma narration a été écrite, est contresigné par mon oncle, don Pio de Tristan, devenu ministre.
  35. Ce satin est importé d’Europe ; ce vêtement se faisait, avant la découverte du Pérou, avec une étoffe de laine fabriquée dans le pays. On ne se sert plus de cette étoffe que pour les femmes pauvres.
  36. Tapada veut dire se cacher la figure avec le manto.
  37. Plusieurs maris m’ont assuré ne point reconnaître leurs femmes lorsqu’ils les rencontraient.
  38. Amancais est le nom d’une fleur jaune qui croît sur les montagnes.
  39. Madame Gamarra tombait d’épilepsie. Les attaques qu’elle en éprouvait la mettaient dans un état effrayant : ses traits se décomposaient, ses membres se contournaient, ses yeux restaient grands ouverts et immobiles ; elle sentait l’approche du moment où elle allait tomber. Si elle se trouvait à cheval, vite elle se jetait à terre ; si elle était dans quelque lieu public, elle se retirait. Lorsque l’accès la prenait, ses cheveux se hérissaient ; elle portait ses deux mains en croix sur son cerveau et poussait trois cris. Escudero m’a dit lui avoir vu jusqu’à neuf attaques dans un jour. Si elle avait vécu dans d’autres temps, elle eût pu, comme Mahomet, faire servir son infirmité à ses projets d’ambition, et donner à ses paroles l’autorité de la révélation.