Pérégrinations d’une paria/II/I. Don Pio de Tristan et sa famille

Arthus Bertrand (Tome 2p. 1-38).


I.

DON PIO DE TRISTAN ET SA FAMILLE.


Mon oncle n’a pas la figure européenne ; il a subi l’influence que le sol et le climat exercent sur l’organisation humaine, comme celle de tout ce qui existe dans la nature. Notre famille est toutefois de pur sang espagnol, et a ceci de remarquable que les nombreux individus qui la composent se ressemblent tous entre eux. Ma cousine Manuela et mon oncle seuls se distinguent des autres totalement. Don Pio n’a que cinq pieds de haut ; il est très mince, fluet, quoique d’une constitution très robuste. Sa tête est petite, garnie de cheveux qui à peine commencent à grisonner ; la teinte de sa peau est jaunâtre. Ses traits sont fins, réguliers ; ses yeux bleus pétillent d’esprit. Il a toute l’agilité de l’habitant des Cordillières : à son âge (il avait alors soixante-quatre ans), il est plus leste, plus actif qu’un Français de vingt-cinq ans. À le voir par derrière, on lui aurait donné trente ans, et en face quarante-cinq au plus.

Son esprit allie à toute la grace française la ruse et l’opiniâtreté spéciales à l’habitant des montagnes. Sa mémoire, son aptitude à tout sont extraordinaires : il n’est rien qu’il ne comprenne avec une étonnante facilité. Son commerce est doux, aimable, rempli de charme ; sa conversation est très animée, étincelante de traits : il est fort gai, et si parfois il se permet quelques plaisanteries, elles sont toujours de bon goût. Ces dehors séduisants ne se démentent jamais ; tout ce qu’il dit, les gestes qui accompagnent ses paroles, et jusqu’à la manière de fumer son cigare, décèlent l’homme distingué dont l’éducation a été soignée ; et l’on s’étonne de retrouver le courtisan dans le militaire qui a passé vingt-cinq années de sa vie au milieu des soldats. Mon oncle a le talent exquis de parler à chacun sa langue : lorsqu’on l’écoute, on est tellement fasciné par le charme de ses paroles, que l’on oublie les griefs que l’on peut avoir à lui reprocher. C’est une véritable sirène : personne encore n’a produit sur moi l’effet magique qu’il exerçait sur tout mon être.

À toutes ces brillantes qualités, qui font de don Pio de Tristan un de ces hommes d’élite destinés par la Providence à conduire les autres, s’unit une passion proéminente, rivale de l’ambition et que celle-ci n’a pu dompter ; l’avarice lui fait commettre les actes les plus durs, et ses efforts pour cacher une passion qui le dépare le font agir parfois d’une manière très généreuse. Si elle n’était pas visible pour tous, il ne sentirait pas le besoin de la démentir ; ses générosités accidentelles peuvent bien, aux yeux d’observateurs inattentifs, jeter de l’ambiguïté sur le fond de son caractère, mais ne sauraient faire illusion à ses intimes, à ceux qui ont avec lui quelques rapports suivis.

Ce fut peu de temps après son retour d’Espagne que mon oncle épousa sa nièce, la sœur de Manuela. Ma tante se nomme Joaquina de Florez ; elle a dû être sans contredit la plus belle personne de toute la famille. Lorsque je la vis, elle pouvait avoir alors quarante ans ; encore très belle, ses nombreuses couches (elle avait eu onze enfants), plus que les années, avaient fané sa beauté. Ses grands yeux noirs sont admirables de forme, d’expression, et sa peau dorée, unie, ses dents de la blancheur des perles, lui donnent beaucoup d’éclat. Ma tante me donnait une idée de ce que devait être Mme de Maintenon ; elle a été formée par mon oncle, et quoique son éducation première ait été très négligée, certes l’élève fait honneur au maître. Joaquina était faite pour être régente d’un royaume ou maîtresse d’un roi septuagénaire.

Son grand talent est de faire croire, même à son mari, tout fin qu’il est, qu’elle ne sait rien, qu’elle s’occupe seulement de ses enfants et de son ménage. Sa grande dévotion, son air humble, doux, soumis, la bonté avec laquelle elle parle aux pauvres, l’intérêt qu’elle témoigne aux petites gens qui la saluent lorsqu’elle passe dans la rue, la timidité de ses manières et jusqu’à l’extrême simplicité de ses vêtements, tout annonce en elle la femme pieuse, modeste, sans ambition. Joaquina s’est fait un sourire affable, un son de voix flatteur pour aborder tous les partis qui se disputent le pouvoir. Ses manières sont simples ; son esprit, qu’elle tient constamment en bride, est délié, son éloquence persuasive, et ses beaux yeux se remplissent de larmes à la moindre émotion. Si cette femme se fût trouvée placée dans une situation en rapport avec ses capacités, c’eût été un des personnages les plus remarquables de l’époque. Son caractère s’est modelé sur les mœurs péruviennes.

Dès la première vue, Joaquina m’inspira une répulsion instinctive. Je me suis toujours méfiée des personnes dont le gracieux sourire n’est pas en harmonie avec le regard. Ma tante offre à l’œil exercé la représentation de cette discordance, malgré le soin qu’elle apporte à accorder le son de sa voix avec le sourire de ses lèvres. Sa politique fait l’admiration de tous ceux qui la connaissent ; car, au Pérou, ce qu’on estime le plus, c’est la fausseté. Un jour, Carmen, après m’avoir fait l’énumération de tous les meilleurs diplomates du pays, me dit, avec un soupir d’envie : — Mais aucun de ceux que je viens de vous citer n’égale Joaquina ! Figurez-vous, Florita, qu’elle est parvenue à un tel degré de perfection, qu’elle reçoit son plus cruel ennemi avec le même calme, la même amabilité, que son ami le plus intime. Jamais elle ne laisse voir sur sa figure le plus léger indice des sentiments qui l’agitent. Oh ! c’est là une femme bien extraordinaire ; elle eût joué un grand rôle à la cour d’Espagne ; mais ici ce beau talent est perdu puisqu’il n’y a rien, ou peu de chose à faire.

Joaquina fait un grand étalage de religion : elle observe toutes les pratiques superstitieuses du catholicisme avec une ponctualité bien fatigante pour ceux qui l’entourent ; mais il faut se concilier la faveur du clergé, la vénération de la foule bigote, et, dans l’intérêt de son ambition, rien n’est pénible à ma tante. Elle cajole les pauvres par de douces paroles, mais ne soulage pas leur misère comme son immense fortune lui permettrait si bien de le faire. La religion n’est pas chez elle cette affection de l’ame qui se manifeste par l’amour de ses semblables ; la sienne ne la pousse à aucun dévouement, à aucun sacrifice. Pour elle, c’est un instrument au service de ses passions, un moyen d’étouffer le remords. Avare plus que son mari, Joaquina commet des actes d’une révoltante dureté ; son égoïsme paralyse en elle tout mouvement généreux. Sous des apparences d’humilité, elle cache un orgueil et une ambition sans mesure. Elle aime le monde et toutes ses pompes, le jeu avec fureur, la bonne chère avec sensualité ; elle gâte ses enfants, afin de n’en être pas importunée ; aussi sont-ils très mal élevés. Tout entiers à leur ambition et à leur avarice, les parents ne s’en occupent nullement ; et, quoique Aréquipa offre des ressources pour l’instruction, puisqu’il s’y trouve des maîtres de dessin, de musique et de langue française, les enfants de mon oncle n’étaient instruits en rien, ne possédaient encore les commencements de talents d’aucune espèce. L’aîné avait cependant seize ans ; les autres douze, neuf et sept.

La sœur de Joaquina, Manuela de Florez d’Althaus, ne lui ressemble en rien ; c’est une de ces charmantes créations que l’art imite et ne façonne pas, qui embellissent, vivifient tout, et ne semblent heureuses que du bonheur qu’elles répandent autour d’elles. Ma cousine Manuela est à Aréquipa ce que sont à Paris les élégantes du boulevard de Gand ou des Bouffes ; elle y est la femme-modèle que toutes envient ou cherchent à imiter, Manuela n’épargne ni soins ni dépenses pour se mettre au courant des modes nouvelles : elle reçoit le journal qui leur est consacré et ses correspondants lui font parvenir les costumes nouveaux à mesure qu’ils paraissent. M. Poncignon, considérant ma cousine comme sa meilleure pratique, l’appelle, avant aucune autre dame de la ville, pour choisir dans les nouveautés qu’il reçoit ; et en cela M. Poncignon agit avec discernement ; car si Manuela reçoit la mode des Parisiennes, c’est elle qui la donne aux Aréquipéniennes. La meilleure couturière, en permanence chez elle, copie les toilettes représentées par les gravures, et avec une telle exactitude, que souvent, en voyant ma cousine, je croyais voir une de ces gentilles petites dames qui ornent l’étalage de Martinet dans la rue du Coq. Cette servilité d’imitation nuirait sans doute à beaucoup d’autres ; mais Manuela est si gracieuse que, sur elle, tout s’embellit, tout est charmant. Ses jolis petits traits, l’expression ravissante de sa physionomie aussi spirituelle qu’enjouée, son air distingué, ses manières avenantes, sa démarche leste et coquette, s’harmonisent avec tous les costumes, quelque bizarres qu’ils soient.

Manuela, de même que mon oncle Pio, ne ressemble pas plus par les traits que par le caractère à aucun des membres de la famille. Elle porte le goût de la dépense jusqu’à la prodigalité. Le luxe, la recherche en toutes choses sont pour elle un besoin ; elle serait, en vérité, malheureuse si elle n’avait pas des chemises de batiste garnies de dentelles, des beaux bas de soie, des souliers en satin des mieux faits. Il n’est pas de petite-maîtresse de Paris qui use autant qu’elle d’odeurs, de pâtes, de pommades, de bains et de soins de toute espèce pour sa personne ; aux parfums qu’elle exhale, on se croirait environné de magnolia, de roses, d’héliotrope, de jasmin, et les fleurs aussi fraîches que belles qui constamment parent sa tête la feraient supposer vouée à leur culte. Sa maison est tenue avec beaucoup de luxe ; ses esclaves sont bien vêtus et ses enfants sont les mieux mis de la ville ; surtout sa petite fille qui est un amour, tant elle est gentille et bien pomponnée. Manuela n’a rien du sérieux espagnol, elle est d’une gaîté folle, étourdie, légère et d’un enfantillage dont la candeur contraste avec cette politique rampante et dissimulée de la société péruvienne. Elle recherche les amusements avec passion ; elle les aime tous ; les spectacles, bals, soirées, promenades, visites sont ses plus chères occupations, et toutefois ne suffisent pas à son activité. Elle trouve le temps de s’intéresser à la politique, de lire tous les journaux, d’être parfaitement au courant de toutes les affaires de son pays et de celles d’Europe ; elle a même appris le français pour pouvoir lire les journaux publiés en France ; de plus, elle entretient une correspondance suivie et volumineuse avec son mari, qui est presque toujours absent, et avec beaucoup d’autres personnes ; elle écrit très bien et avec une facilité surprenante. Elle réunit à tous ces avantages des qualités du cœur ; elle est très généreuse et d’une sensibilité qu’on rencontre rarement chez les Péruviennes. Manuela était faite pour vivre dans les sociétés d’élite qu’offrent les grandes capitales de l’Europe, elle y eut brillé d’un vif éclat ; mais hélas ! la pauvre cousine est réduite à user sa riche organisation au milieu d’un monde dont les petites menées ne vont pas à son caractère. Ses jolies toilettes, qui, dans les brillants salons de Paris, raviraient autour d’elle une foule charmée, sont perdues dans les réunions d’Aréquipa ; et pour les personnes qui les forment, elle pourrait s’épargner autant de frais ; mais la parure est dans sa nature comme la beauté du plumage dans celle des oiseaux de son pays : née reine, elle brille dans une oasis du désert. D’après le portrait que je viens de tracer de ma cousine, on sera peut-être étonné qu’elle ait choisi pour mari un soldat comme Althaus, dont les manières sympathisent peu avec celles de cette femme si mignonne, si recherchée, si parfumée. Cependant ils font très bon ménage. Manuela aime beaucoup son mari, souffre toutes ses brusqueries sans s’en effrayer le moins du monde, et n’en fait pas moins toutes ses volontés. Althaus, de son côté, aime sa femme et le lui prouve par toutes les attentions qu’il a pour elle ; il la laisse maîtresse absolue, lui achète tout ce qu’il croit pouvoir lui plaire et jouit des parures dont elle embellit sa beauté. L’exemple de ce ménage prouve que les contrastes s’harmonisent quelquefois mieux que les similitudes.

Les premiers jours de l’arrivée de mon oncle se passèrent à causer ; je ne me lassais pas de l’entendre. Il me fit l’histoire de toute notre famille, déplora la fatalité qui l’avait privé de me connaître plus tôt ; enfin, il me parla avec tant de bonté et d’affection, que j’oubliais sa conduite antérieure et crus pouvoir compter sur sa justice à mon égard. Mais hélas ! je ne tardai pas à être détrompée. Un jour que nous causions d’affaires de famille, mon oncle parut désirer connaître le motif qui m’avait fait venir au Pérou. Je lui dis que, n’ayant en France ni parent, ni fortune, j’étais venu chercher secours et protection auprès de ma grand’mére, mais qu’apprenant à Valparaiso sa mort, j’avais reporté sur son affection et sur sa justice toutes mes espérances.

Cette réponse parut inquiéter mon oncle, et dès les premières paroles qu’il me dit à ce sujet, je restai pétrifiée d’étonnement et de douleur. — Florita, me dit-il, lorsqu’il s’agit d’affaires, je ne connais que les lois et mets de côté toute considération particulière. Vous me demandez que j’aie de la justice pour vous ; ce sont les actes dont vous êtes porteuse qui en détermineront la mesure. Vous me montrez un extrait de baptême dans lequel vous êtes qualifiée d’enfant légitime ; mais vous ne me représentez pas l’acte de mariage de votre mère, et l’extrait de l’état civil établit que vous avez été enregistrée comme enfant naturelle. À ce titre, vous avez droit au cinquième de la succession de votre père ; aussi vous ai-je envoyé le compte des biens qu’il a laissés et que j’avais été chargé d’administrer. Vous avez vu qu’à peine ai-je eu assez pour payer les dettes qu’il avait contractées en Espagne, longtemps avant de passer en France. Quant à la succession de notre mère, vous savez, Florita, que les enfants naturels n’ont aucun droit sur les biens des ascendants de leurs père et mère. Ainsi, je n’ai rien à vous tant que vous ne produirez pas un acte revêtu de toutes les formes légales qui constate le mariage de votre mère avec mon frère.

Mon oncle parla sur ce ton pendant plus d’une demi-heure, et la sécheresse de sa voix, l’expression de ses traits décelaient qu’il était dans un de ces moments où l’homme est tout entier possédé par sa passion dominante. C’était l’avare dépeint par Walter-Scott, le père de Rebecca comptant une à une les pièces d’or de son sac, et les y remettant sans rien donner à celui qui vient de le lui faire retrouver. Oh ! que l’homme est rapetissé, qu’il est avili lorsqu’il se laisse ainsi tyranniser par des passions qui étouffent en lui les sentiments de la nature ! J’étais dans le cabinet de don Pio, assise sur un sofa, et lui se promenait de long en large, parlant beaucoup, comme un homme qui cherche à se persuader à lui-même qu’il ne fait pas une mauvaise action. Je voyais ce qui se passait en lui, et j’en avais pitié. Les méchants sont malheureux, il faut les plaindre, Les vices ne sont pas en eux : ce sont des maîtres que donnent les institutions sociales, et au joug desquels les belles natures peuvent seules se soustraire.

— Mon oncle, lui dis-je, êtes-vous bien persuadé que je suis la fille de votre frère ?

— Oh ! sans doute, Florita. Son image se retrouve en vous trop fidèlement pour qu’on puisse en douter.

— Mon oncle, vous croyez en Dieu : chaque matin, vous chantez ses louanges et observez avec exactitude les rites de la religion : supposez-vous que Dieu commande au frère d’abandonner la fille de son frère, de la méconnaître, de la traiter comme une étrangère ? Pensez-vous ne pas enfreindre la loi dont la divine empreinte est en nous, en refusant de rendre à l’enfant l’héritage de son père ? Oh ! non, mon oncle, j’en ai la conviction, vous ne serez pas sourd à la voix de votre ame, vous ne mentirez pas à votre conscience, vous ne renierez pas Dieu.

— Florita, les hommes ont fait des lois ; elles sont aussi sacrées que les préceptes de Dieu. Sans doute, je dois vous aimer, et vous aime, en effet, comme la fille de mon frère ; mais, comme la loi ne vous confère aucun titre à la succession qui serait échue à mon frère, je ne vous dois rien de ce qui lui aurait appartenu.Il vous revient le cinquième seulement de ce qui lui appartenait à sa mort.

— Mon oncle, le mariage de mon père avec ma mère est un fait notoire ; il n’a été dissous que par la mort. Ce mariage, célébré par un prêtre, comme vous le savez, n’a pas été, j’en conviens, revêtu des formalités prescrites par les lois humaines : j’ai été la première à vous l’annoncer. Mais la bonne foi saurait-elle se faire un droit de l’omission de ces formalités pour s’approprier le pain de l’orpheline ? Pensez-vous que les moyens de suppléer à ces formes omises m’eussent manqué, si j’avais eu raison de douter de votre justice ? Croyez-vous qu’il m’eût été difficile d’obtenir d’une des églises d’Espagne un titre qui régularisât le mariage de ma mère ? Munie de cette pièce, vous eussiez tenté en vain de me refuser la part qui revenait à mon père : vous n’auriez pu m’en priver d’une obole. Avant mon départ, j’ai consulté plusieurs avocats espagnols ; tous m’ont conseillé de me nantir d’un pareil titre, en m’indiquant le moyen que je devais prendre pour me le procurer. Eh bien ! mon oncle, j’ai repoussé ces conseils, et ma correspondance doit vous faire ajouter foi à mes paroles : je les ai repoussés parce que j’ai cru à votre affection, et ne voulais tenir que de votre justice la fortune qui pourrait m’échoir.

— Mais, Florita, je ne conçois pas pourquoi vous vous obstinez à me croire injuste. Suis-je dépositaire de vos deniers ? Avez-vous le droit de me réclamer une piastre ?

— Soit, mon oncle ; puisque vous vous retranchez dans la lettre de la loi, vous avez raison, et je sais de reste que, sous la dénomination d’enfant naturelle, je n’ai pas droit à la succession de ma grand’mère ; mais, comme fille de ce frère auquel vous devez tout, n’ai-je pas droit à votre reconnaissance particulière ? Eh bien ! mon oncle, c’est à elle que j’en appelle. Je ne demande ni à vous ni aux cohéritiers les 800,000 francs que chacun de vous avez eus pour votre part ; je ne vous demande que le demi-quart de cette somme, tout juste assez pour me donner de quoi vivre d’une manière indépendante. Mes besoins sont très restreints, mes goûts modestes. Je n’aime ni le monde ni son luxe. Avec 5,000 francs de rente je pourrai vivre partout libre et heureuse. Ce don, mon oncle, comblera tous mes vœux ; je ne veux le devoir qu’à vous seul. Je vous en bénirai, et ma vie ne sera pas assez longue pour que je puisse satisfaire la gratitude que j’en ressentirai.

En disant ces mots, j’étais allée près de lui ; je pris une de ses mains et la serrai fortement contre mon cœur. Ma voix était entrecoupée par mes larmes ; je le regardai avec une expression ineffable de tendresse, d’anxiété et de reconnaissance, attendant, en tremblant, la réponse qu’il paraissait méditer.

— Cher oncle, vous consentez, n’est-ce pas, à me rendre heureuse ? Ah ! que Dieu vous accorde de longs jours ! Mon bonheur et ma gratitude vont y répandre douceur et calme, et vous paieront ainsi grandement de tout ce que vous aurez fait pour moi.

Mon oncle sortit de son silence par un mouvement brusque. — Mais Florita, comment donc comprenez-vous cette affaire ? Pensez-vous que je puisse vous donner 20,000 piastres ? C’est une somme énorme !… 20,000 piastres !!!

Je ne saurais expliquer l’effet subit que la brusquerie et la dureté de cette réponse produisirent sur moi. Ce que je peux dire, c’est qu’à l’état de sensibilité où j’étais, depuis le commencement de l’entretien, succéda immédiatement un accès d’indignation si violent, la commotion que j’en ressentis fut tellement forte, que je crus toucher à mon dernier instant. Je me promenai quelque temps dans la chambre sans pouvoir parler. De mes yeux jaillissaient des éclairs ; mes muscles étaient tendus : je n’aurais pas alors entendu tomber le tonnerre. Je ne sais ce que mon oncle disait ; j’étais dans un de ces moments où l’ame communique avec une puissance surhumaine.

Je m’arrêtai devant mon oncle, lui serrant le bras avec force, et lui parlant avec un son de voix qu’il ne m’avait jamais entendu :

— Ainsi, don Pio, de sang-froid et avec préméditation, vous repoussez la fille de votre frère, de ce frère qui vous servit de père, auquel vous devez votre éducation, votre fortune et tout ce que vous êtes ? Pour reconnaître ce que vous devez à mon père, vous qui posséder 300,000 francs de rente, vous me condamnez froidement à souffrir la misère ; quand vous avez un million à moi, vous m’abandonnez aux horreurs de la pauvreté, vous me livrez au désespoir, vous m’obligez à vous mépriser ; vous, que mon père m’apprit à aimer, vous, le seul parent sur lequel reposaient toutes mes espérances ! Ah ! homme sans foi, sans honneur, sans humanité, je vous repousse à mon tour, je ne suis pas de votre sang, et je vous livre aux remords de votre conscience. Je ne veux plus rien de vous. Dès ce soir, je sortirai de votre maison, et demain toute la ville connaîtra votre ingratitude pour la mémoire de ce frère qui provoque vos larmes toutes les fois que vous prononcez son nom, votre dureté à mon égard, et de quelle manière vous avez trompé l’imprudente confiance que j’avais placée en vous.

Je sortis de son cabinet et rentrai dans ma grande salle voûtée. J’étais dans un état d’exaspération et de souffrance que les paroles ne pourraient faire concevoir. J’écrivis aussitôt à M. Viollier : lorsqu’il fut chez moi je le priai de me trouver un logement, lui confiant que je ne voulais pas rester plus longtemps chez mon oncle. Il me supplia d’attendre deux jours, M. Le Bris devant arriver d’Islay le surlendemain.

Mon oncle était allé instruire immédiatement toute la famille de mes intentions hostiles. Althaus fut chargé de me porter des paroles de paix, je lui racontai la scène que je venais d’avoir avec don Pio. — Cela ne m’étonne pas, me dit-il, et d’après tout ce que vous connaissez de lui, vous auriez dû vous y attendre. Mais, ma chère Flora, avant de faire du scandale et de vous attirer des chagrins plus vifs encore, voyons s’il ne serait pas possible d’arranger les choses. Si vous avez quelques droits, ce n’est ni moi ni Manuela qui vous les contesterons. On refera les parts ; nous aurons chacun la nôtre, et tout sera fini. Don Pio et l’oncle de Margarita (la fille de ma cousine Carmen) sont deux avocats bien retors ; mais vous pourriez choisir le docteur Baldivia qui, certes, est bien de force à lutter avec eux. Si vous persistez à vouloir sortir de la maison de don Pio, je vous offre la nôtre, et, quoique nous plaidions l’un contre l’autre, nous n’en serons pas moins bons amis.

Manuela vint me faire les mêmes offres de service, me témoigna beaucoup d’intérêt, et me donna toutes les consolations qui étaient en son pouvoir.

La nuit, je ne pus goûter un instant de repos. La fièvre agitait mon sang, m’empêchait de demeurer étendue sur mon lit : je ne pouvais demeurer en place ; j’allais et venais, et fus même obligée de sortir dans la cour pour respirer l’air frais du matin. Oh ! quelle souffrance était la mienne ! Ma dernière espérance détruite ! cette famille que j’étais venue chercher de si loin, dont les membres me présentaient l’égoïsme sous tous ses aspects, sous toutes ses faces, froids, insensibles au malheur d’autrui comme des statues de marbre ! mon oncle, le seul d’entre eux qui eût vécu avec mon père, dont il avait été chéri, dont il avait eu toute la confiance ; mon oncle à l’affection duquel je m’étais entièrement abandonnée, mon oncle dont le cœur à tant de titres eût dû compatir aux souffrances du mien, se montrait à moi dans toute l’aride nudité de son avarice et de son ingratitude ! Ce fut encore une de ces époques de ma vie où tous les maux de ma destinée se dessinèrent à mes regards ; dans tout ce qu’ils avaient de cruelles tortures. Née avec tous les avantages qui excitent la convoitise des hommes, ils ne m’étaient montrés que pour me faire sentir l’injustice qui me dépouillait de leur jouissance. Je voyais partout pour moi des abîmes, partout les sociétés humaines organisées contre moi ; de sûreté, de sympathie nulle part. Oh ! mon père ! m’écriai-je involontairement, que de mal vous m’avez fait ! Et vous, ma mère !… Ah ! ma mère, je vous le pardonne ; mais la masse des maux que vous avez accumulés sur ma tête est trop lourde pour les forces d’une seule créature. Quant à vous, don Pio, frère plus criminel que ne le fut Caïn tuant son frère d’un seul coup, tandis que vous assassinez la fille du vôtre par mille tourments, je ne vous livre plus à votre conscience, car il n’a pas de conscience celui qui, comme vous, se prosterne soir et matin au pied de la croix, et soir et matin dément par ses actes les saintes paroles de ses prières. Les passions seules sont les dieux de sa foi : le dieu de la vôtre, c’est l’or. Ainsi, pour un peu d’or, vous déchirez mon cœur, vous portez le désespoir et la haine dans une ame que Dieu avait créée pour aimer ses semblables et s’élever jusqu’à lui par la méditation. Oh ! mon oncle, mon oncle, qui pourra vous faire comprendre l’étendue des maux que votre exécrable avarice me condamne à endurer ? Mais non, cet homme ne sent rien que l’unique bonheur de contempler son or. Eh bien ! m’écriai-je, dans un moment où je me sentais un irrésistible besoin de vengeance, je souhaite que tu perdes la vue !

Le matin, mon corps était épuisé de fatigue, sans que j’éprouvasse l’envie de dormir ou de manger. L’exaltation de mon cerveau me soutint ainsi pendant cinq jours.

Le lendemain, j’allai voir le président de la cour de justice, homme très instruit dans les lois, et lui confiai ma position. Il me dit que, lorsque mon oncle avait reçu ma première lettre, il était venu le consulter, et qu’à la lecture de cette lettre, lui, ancien avocat, avait dit à don Pio de ne s’inquiéter nullement des prétentions que pouvait élever la fille de son frère, parce qu’elle n’avait droit à réclamer que le cinquième des biens laissés par son père.

— Mademoiselle, ajoutait-il, je n’ai jamais compris comment vous avez pu écrire une semblable lettre !… Don Pio lui-même en fut tellement surpris, qu’il la fit lire par un Français, craignant de s’être mépris sur le sens de son contenu. Cette lettre vous a perdue. On peut dire que vous-même vous vous êtes coupé la tête en quatre. M. le président m’engagea cependant à consulter un des meilleurs avocats, afin de n’avoir aucun reproche à me faire. J’en consultai deux, ils furent d’avis qu’il y avait matière à procès, tout en m’avouant que le succès en était douteux, surtout plaidant contre don Pio, dans un pays où la justice se vend. Mon oncle était la partie la plus intéressée, ayant eu un tiers de part en sus de la sienne pour les droits de sa femme, sans compter un legs de 100, 000 francs que ma bonne maman avait fait à Joaquina. Il était homme à sacrifier le quart, ou même la moitié, s’il le fallait, afin d’obtenir gain de cause. Ces deux avocats, pas plus que le président, ne purent rien concevoir à ma conduite. — Cette lettre, mademoiselle, me dirent-ils, cette malheureuse lettre vous ruine   ; encore si vous étiez venue avec une pièce qui constatât la notoriété du mariage de votre mère avec votre père, cela, ici, eût été considéré comme un véritable acte de mariage, et vous eussiez surmonté toutes les difficultés qu’on eût pu vous opposer. Je n’osais dire à ces messieurs que j’avais compté sur l’affection, la reconnaissance et la justice de mon oncle ; ils m’auraient crue folle ; je préférais passer pour une étourdie.

M. Le Bris arriva ; je le consultai sur ce que j’avais de mieux à faire. Il fut indigné contre mon oncle, qu’il connaît et estime à sa juste valeur. Son caractère fier le porta à me conseiller de quitter aussitôt la maison de don Pio. Il me fit toutes les offres de service que j’aurais pu attendre d’un vieil ami, et je trouvai, dans l’intérêt qu’il me témoigna, une consolation bien douce.

Cependant mon oncle ne se souciait pas de me voir sortir de chez lui : il est dans son système d’arranger, autant que possible, toute contestation à l’amiable, connaissant, par expérience, la supériorité de son talent en fait de transactions. Il m’écrivit donc pour me demander si je voulais me trouver en présence de tous les membres de la famille, lui, Althaus et le vieux docteur, représentant de Margarita, fille de Carmen ; je n’avais pu me décider à le revoir depuis la scène que je viens de raconter. On me servait à manger dans ma chambre, et j’étais toujours décidée à m’en aller.

Cependant je cédai aux instances d’Althaus et me rendis de nouveau dans le cabinet de mon oncle. Quelle cruelle douleur j’éprouvai en revoyant cet homme qui me forçait à le mépriser ; lui, que je me sentais portée à aimer de la plus vive affection. Il me parla avec plus de douceur et d’amitié que jamais ; il représenta devant ces deux témoins la conduite qu’il avait tenue envers moi. Althaus et le vieux docteur reconnurent que c’était à la sollicitation de don Pio qu’il m’avait été alloué, lors du partage des biens de ma grand’mère, les 15,000 francs qu’elle m’avait légués.

Ces deux messieurs me dirent aussi qu’à la générosité de mon oncle, seul, je devais la pension de 2,500 francs que je recevais depuis cinq ans. Je fus sensible à ces marques d’affection de la part de mon oncle ; mes yeux se remplirent de larmes. Il s’en aperçut, et craignant que ma fierté ne fût blessée de recevoir annuellement cette somme à titre gratuit, il s’empressa de répondre à ces messieurs que ce n’était pas un don de sa part, mais une dette dont il s’acquittait ; — car, ajouta-t-il, si, par quelques manques de formes au mariage de sa mère avec mon frère, Florita se trouve privée des droits d’enfant légitime, elle a incontestablement le droit, comme enfant naturelle, au moins à une pension alimentaire ; je me suis chargé seul de la lui payer, et je la prie de vouloir bien m’accepter toujours comme son chargé d’affaires. Après une longue conversation, dans laquelle mon oncle eut le talent de nous persuader, même à moi, qu’il m’aimait à l’égal de son propre enfant ; que sa conduite à mon égard n’avait jamais cessé d’être loyale, généreuse, et pleine de reconnaissance pour tout ce qu’il devait à mon père ; après m’avoir attendrie jusqu’à provoquer mes larmes et émouvoir Althaus, il me demanda, de la manière la plus caressante, de vouloir bien oublier tout ce qui s’était passé entre nous, et me supplia de rester chez lui comme sa fille, son amie, celle de sa femme, la seconde mère de ses enfants ; et tout cela avec tant de charme, de vérité dans l’accent, que je lui promis tout ce qu’il voulut. Joaquina vint ensuite achever ce que mon oncle avait si bien commencé ; et les deux sirènes me fascinèrent à un tel point que, renonçant à tout procès, je me confiai, non plus à leur justice, mais à leurs promesses.

M. Le Bris et toutes les personnes de mon intimité admirèrent mon courage et s’étonnèrent de la résignation avec laquelle je me laissais dépouiller ; elles ne s’y seraient pas attendues de la fierté et de l’indépendance de mon caractère. Je concevais leur étonnement : ma grande franchise ne pouvait, en effet, me faire supposer aucune sympathie pour des gens tels que mon oncle et ma tante, qui, n’ayant pour mobiles que l’ambition et la cupidité, modelaient leur caractère flexible au gré de leur intérêt, selon l’occurrence du moment. Le mien n’était pas aussi facilement contournable ; il avait conservé son indépendance native, et cette angélique résignation n’en provenait pas ; mais je cédais à la dure loi que m’imposaient les circonstances de ma position, circonstances que je ne pouvais révéler ni à M. Le Bris, ni à qui que ce fut.

L’intérêt de mes enfants subjuguait mon caractère. Si j’amenais mon oncle devant les tribunaux, si je faisais du scandale, je me l’aliénais à jamais ; j’avais peu de chance pour triompher de son influence, et avec le procès je perdais aussi la protection qu’il pourrait accorder à mes enfants. Certes, si je n’avais eu à songer qu’à moi, je n’eusse pas balancé un seul instant ; mes prétentions étant appuyées de mon extrait de baptême, dans un pays où c’est à peu près le seul titre qui constate la légitimité, j’aurais tenté de reconquérir la situation que mon imprudente lettre m’avait fait perdre ; et si je n’avais été reconnue membre légitime de la famille, j’aurais rompu totalement avec des parents dénaturés, et repoussé même avec indignation le secours annuel qu’on m’accordait, comme pour m’empêcher de mourir de faim : mais je n’étais pas libre d’agir ainsi : je devais faire taire ma fierté et ne pas compromettre un secours qui, quoique insuffisant, m’était indispensable pour subvenir à l’éducation de mes enfants, à moins que je ne pusse acquérir la probabilité de gagner le procès ou d’arriver à une transaction. D’ailleurs, pour engager ce procès, il fallait de l’argent, et beaucoup d’argent. Lors de mon départ de Bordeaux, M. Bertera, cédant à la générosité de son cœur et à l’intérêt qu’il me portait, m’avait remis pour 5,000 piastres (25,000 francs) des lettres de crédit sur M. de Goyenèche d’Aréquipa ; de plus, à mon arrivée à Valparaiso, j’avais trouvé une lettre de M. Bertera, contenant un autre crédit de 2,000 piastres (10,000 francs) ; ainsi j’avais à ma disposition plus d’argent qu’il n’en fallait pour les frais judiciaires ; mais si je ne réussissais pas, comme il y avait lieu de le craindre, je restais endettée envers M. Bertera, et fort embarrassée pour le payer. La même raison m’empêchait également de profiter de l’obligeance de M. Le Bris ; je n’aurais jamais pu prendre sur moi d’accepter aucune de ces offres avant d’avoir la certitude de pouvoir rembourser les avances qui m’auraient été faites. Je considérai, en même temps, l’état de dépérissement dans lequel j’étais tombée. Les longues souffrances de mes cinq mois de navigation avaient altéré ma santé, et depuis que j’étais débarquée sur le sol du Pérou, je n’avais cessé d’être malade. L’air volcanisé d’Aréquipa et la nourriture qui m’était antipathique, la secousse violente que j’avais ressentie en apprenant la mort de ma grand’mère, la séparation de Chabrié, enfin la cruelle déception que me faisait éprouver la dure ingratitude de mon oncle, toutes ces causes réunies m’avaient tellement épuisée, que je croyais ne pouvoir vivre longtemps. Ma fin me paraissait prochaine, et cette certitude me rendit le calme. Je songeai que, dans cette position, je me devais entièrement à mes enfants, et surtout à ma fille, qui allait rester seule sur la terre. J’espérais que le triste spectacle de ma mort aurait peut-être la puissance d’émouvoir mon oncle, et que, dans mes derniers instants d’agonie, je pourrais lui arracher la promesse de prendre mes enfants sous sa protection, et de leur assurer des moyens d’existence qui les missent hors d’atteinte de la misère.

Les événements politiques étaient venus, sur ces entrefaites, compliquer ma position et rendre plus douteux encore le succès du procès. Mon oncle était revenu à Aréquipa le 3 janvier, et, le 23 du même mois, on y apprit la révolution de Lima. Le président Bermudez, quoiqu’il fût soutenu par les menées de l’ancien président Gamarra, avait été chassé, et Orbegoso reconnu à sa place. À la lecture des feuilles qui rendaient compte de cet évènement, il se fit un mouvement à Aréquipa. La majorité se déclara en faveur d’Orbegoso : le général Nieto fut nommé commandant général des troupes du département ; Althaus, chef d’état-major ; Cuedros, préfet : en un mot, on improvisa un gouvernement en vingt-quatre heures, et sans prendre le temps de réfléchir sur les conséquences probables d’une telle décision, on se sépara des départements de Puno, de Cuzco, d’Ayacucho et autres. Cette révolution avait jeté l’épouvante dans la ville : chacun menacé dans sa propre fortune n’eut plus de sympathie à accorder à la position d’autrui. La bizarrerie de la mienne avait captivé, avant cette crise, l’intérêt général ; mais aussitôt que les Aréquipéniens eurent à s’occuper d’eux-mêmes, ils ne songèrent plus à moi. L’avocat Baldivia se lança au milieu des événements dans l’espoir d’y faire sa fortune, et me fit dire qu’il ne pouvait plus se charger de mon affaire : les autres avocats m’inspiraient peu de confiance, et d’ailleurs me refusèrent également, craignant de se commettre avec don Pio. Sur le sol classique de l’égoïsme, pouvais-je espérer que, dans un temps d’alarmes, ces gens-là pensassent à autre chose qu’à leurs propres intérêts ? Il ne me fallait pas beaucoup de pénétration pour voir que cette révolution me laissait sans la moindre chance de réussite. Mon oncle allait probablement revenir au pouvoir ; cette perspective m’ôtait toute espérance de rencontrer de l’impartialité chez les juges ; un nouvel avenir se dessina devant moi, et il me sembla qu’il y aurait folie, impiété à prétendre résister encore après une pareille manifestation de la Providence. Je baissai la tête sous la puissance des destinées qui pesaient sur moi depuis ma naissance, et, comme le musulman, je m’écriai : Dieu est grand !… J’abandonnai à la fois toute idée de procès et tout espoir de fortune, sachant très bien que je n’avais rien à attendre de la générosité de mon oncle, rien des reproches de sa conscience ; je lui écrivis la lettre suivante :


À don Pio de Tristan.

« Cette lettre est destinée à la famille : je vous l’adresse à vous, mon oncle, comme en étant le chef, et vous prie de vouloir bien la traduire fidèlement à ceux de ses membres qui ne comprennent pas le français.

« J’étais venue auprès de vous, mon oncle, plutôt pour y chercher une affection paternelle, une protection bienveillante que pour me faire rendre des comptes. J’ai été déçue dans mes espérances. Armé de la lettre de la loi, sans en éprouver aucune émotion, vous m’avez arraché pièce à pièce tous les titres qui m’unissaient à la famille au sein de laquelle je venais me réfugier. Vous n’avez pas été retenu par le respect pour la mémoire d’un frère que vous avez chéri : nulle pitié ne vous a parlé en faveur d’une victime innocente de la coupable négligence des auteurs de ses jours. Vous m’avez repoussée et traitée comme une étrangère. Mon oncle, de pareils actes ne peuvent être jugés que par Dieu…

« Si, dans le premier mouvement de ma juste indignation, j’ai voulu porter devant le tribunal des hommes le hideux spectacle de ces iniquités, après quelques jours de réflexion j’ai senti que mes forces affaiblies depuis longtemps ne me permettraient pas de supporter l’horrible douleur que me causerait le scandale d’un tel procès. Je sais, mon oncle, que cette considération n’agit pas de même sur tous les individus, et qu’il est des personnes dont le cœur, fermé à tout sentiment noble, divulguerait sans pudeur à la barre d’un tribunal les fautes et crimes de leur père et de leur mère, aussi bien que ceux de leur frère, par l’appât d’un peu d’or. Quant à moi, je l’avoue, la seule pensée m’en fait mal. La légitimité de ma naissance étant contestée, c’était un motif pour moi de désirer ardemment d’être reconnue comme enfant légitime, afin de jeter un voile sur la faute de mon père, dont la mémoire reste entachée par l’état d’abandon dans lequel il a laissé son enfant ; mais étant entrée dans l’examen des moyens auxquels on devrait avoir recours pour faire repousser ma demande, je vous le répète, mon oncle, j’ai reculé épouvantée. En effet, vous devriez démontrer que votre frère était malhonnête homme et père criminel ; qu’il a eu l’infamie de tromper lâchement une jeune fille sans appui, que son malheur devait faire respecter sur la terre étrangère où elle s’était réfugiée, fuyant la hache révolutionnaire, et qu’abusant de l’amour, de l’inexpérience, il a couvert sa perfidie par la jonglerie d’un mariage clandestin ; vous devriez prouver encore que votre frère a délaissé l’enfant que Dieu lui avait donnée, l’a abandonnée à la misère, aux insultes, aux mépris d’une société barbare, et tandis qu’il vous recommandait sa fille par ses dernières paroles, vous devriez, calomniant sa mémoire, imputer à préméditation la faute de sa négligence. Oh ! dussé-je remporter devant la justice, j’y renonce. Je me sens le courage de supporter la pauvreté avec dignité comme je l’ai fait jusqu’à présent ; qu’à ce prix les mânes de mon père restent en repos.

« Vous m’avez invitée à continuer de vivre dans votre maison, j’y consens à la condition qu’on n’exigera pas de moi de la gaîté, qu’on aura pour mon malheur tout le respect auquel il a droit. Jamais vous n’entendrez une plainte de moi, ni ne verrez un signe qui pût en être la manifestation.

« Flora De Tristan. »


J’avoue qu’après l’envoi de cette lettre je me sentis soulagée ; c’était une satisfaction que réclamait la fierté de mon caractère de faire connaître ma pensée à toute la famille.

Mon oncle montra cette lettre à la famille. Joaquina fut la seule qui s’en offensât. Son mari lui fit sentir que l’état de douleur, d’exaltation dans lequel j’étais devait me faire excuser, et il lui donna l’exemple de l’indulgence en ne se plaignant nullement des paroles dures que je lui avais adressées. Le soir, don José, l’aumônier de la maison, vint me dire comme en confidence (mais je vis bien qu’il en avait reçu l’ordre) qu’on s’occupait, dans la famille, de former une bourse afin de me mettre à même d’acheter une petite propriété où je pusse vivre convenablement.

Ma cousine Carmen, Manuela, Althaus, don Juan de Goyenèche, tous, enfin, hors M. Le Bris, me blâmèrent beaucoup d’avoir agi comme je l’avais fait avec mon oncle, et surtout avec ma tante. — Ce n’était pas de cette manière qu’il fallait vous y prendre, me disaient-ils, pour obtenir quelque chose d’eux. Puisque vous ne vouliez pas plaider, il fallait user de douceur, faire la cour à votre oncle, flatter Joaquina, attendre avec patience et saisir le moment où don Pio aurait pu faire parade, aux yeux du monde, de sa grande générosité envers vous. Au lieu de cela, vous les traitez du haut de votre supériorité, vous les blessez dans les endroits les plus sensibles, vous exposez aux yeux de tous leur avarice : comment voulez-vous qu’ils ne vous prennent pas en haine, haine qui sera d’autant plus dangereuse qu’elle sera cachée ? Ils avaient raison : une autre, à ma place, aurait pu avoir cent mille francs de mon oncle et la gracieuse protection de Joaquina ; mais il n’aurait pas fallu que cette autre eut la fierté, la franchise de mon caractère, et éprouvât, comme moi, un invincible dégoût pour le métier de flatteur. Si mon oncle avait consenti, avec noblesse, à me donner cent mille francs, ainsi satisfaite, j’aurais eu pour lui, en acceptant ce don de sa générosité, une vive reconnaissance ; mais lorsque, pour obtenir cette somme, je me voyais forcée de briser l’indépendance de mon caractère, je préférais rester pauvre, estimant à trop haut prix la liberté de ma pensée, l’individualité que Dieu m’a donnée, pour les échanger contre un peu d’or, dont la vue seule eût excité mes remords.

Althaus me dit que mon oncle s’était engagé, devant toute la famille, à m’assurer la pension de deux mille cinq cents francs qu’il me payait. Je l’en fis remercier sans beaucoup compter sur sa parole, me réservant de la lui rappeler quand il s’agirait de lui demander quelques légers secours pour mes enfants.

Je reconnus alors toute la vérité que renferment ces paroles de Bernardin de Saint-Pierre, dans lesquelles il compare le malheur à l’Himalaya, du sommet duquel toutes les montagnes environnantes ne paraissent plus que de petits monticules, et d’où l’on découvre les beaux pays de Cachemire et de Lahor. J’avais atteint l’apogée de la douleur, et je dois dire, pour la consolation de l’infortune, qu’arrivée à ce point extrême, je trouvai, dans la douleur, des jouissances ineffables, célestes, pourrais-je dire, et dont jamais mon imagination n’avait soupçonné l’existence. Je me sentais enlevée par une puissance surhumaine, qui me transportait dans des régions supérieures, d’où je pouvais apercevoir les choses de la terre sous leur véritable aspect, dépouillées du prestige trompeur dont les passions des hommes les revêtent. Jamais à aucune époque de ma vie je n’ai été plus calme : si j’avais pu vivre dans la solitude avec des livres et des fleurs, mon bonheur eut été complet.