Pérégrinations d’une paria/I/Avant-propos

Arthus Bertrand (Tome 1p. xxxv-xlvii).


AVANT-PROPOS.


Avant de commencer la narration de mon voyage, je dois faire connaître au lecteur la position dans laquelle je me trouvais lorsque je l’entrepris et les motifs qui me déterminèrent, le placer à mon point de vue, afin de l’associer à mes pensées et à mes impressions.

Ma mère est Française : pendant l’émigration elle épousa en Espagne un Péruvien ; des obstacles s’opposant à leur union, ils se marièrent clandestinement, et ce fut un prètre français émigré qui fit la cérémonie du mariage dans la maison qu’occupait ma mère. J’avais quatre ans lorsque je perdis mon père à Paris. Il mourut subitement, sans avoir fait régulariser son mariage, et sans avoir songé à y suppléer par des dispositions testamentaires. Ma mère n’avait que peu de ressources pour vivre et nous élever, mon jeune frère et moi ; elle se retira à la campagne, où je vécus jusqu’à l’âge de quinze ans. Mon frère étant mort, nous revînmes à Paris, où ma mère m’obligea d’épouser un homme[1] que je ne pouvais ni aimer ni estimer. À cette union je dois tous mes maux ; mais, comme depuis ma mère n’a cessé de m’en montrer le plus vif chagrin, je lui ai pardonné, et, dans le cours de cette narration, je m’abstiendrai de parler d’elle. J’avais vingt ans lorsque je me séparai de cet homme : il y en avait six, en 1833, que durait cette séparation, et quatre seulement que j’étais entrée en correspondance avec ma famille du Pérou.

J’appris, pendant ces six années d’isolement, tout ce qu’est condamnée à souffrir la femme séparée de son mari au milieu d’une société qui, par la plus absurde des contradictions, a conservé de vieux préjugés contre les femmes placées dans cette position, après avoir aboli le divorce et rendu presque impossible la séparation de corps. L’incompatibilité et mille autres motifs graves que la loi n’admet pas rendent nécessaire la séparation des époux ; mais la perversité, ne supposant pas à la femme des motifs qu’elle puisse avouer, la poursuit de ses infames calomnies. Excepté un petit nombre d’amis, personne ne l’en croit sur son dire, et, mise en dehors de tout par la malveillance, elle n’est plus, dans cette société qui se vante de sa civilisation, qu’une malheureuse Paria, à laquelle on croit faire grâce lorsqu’on ne lui fait pas d’injure.

En me séparant de mon mari, j’avais abandonné son nom et repris celui de mon père. Bien accueillie partout, comme veuve ou comme demoiselle, j’étais toujours repoussée lorsque la vérité venait à se découvrir. Jeune, jolie et paraissant jouir d’une ombre d’indépendance, c’étaient des causes suffisantes pour envenimer les propos et me faire exclure d’une société qui gémit sous le poids des fers qu’elle s’est forgés, et ne pardonne à aucun de ses membres de chercher à s’en affranchir.

La présence de mes enfants m’empêchait de me faire passer pour demoiselle, et presque toujours je me suis présentée comme veuve ; mais, demeurant dans la même ville que mon mari et mes anciennes connaissances, il m’était bien difficile de soutenir un rôle dont une foule de circonstances pouvaient me faire sortir. Ce rôle me mettait fréquemment dans de fausses positions, jetait sur ma personne un voile d’ambiguïté et m’attirait sans cesse les plus graves désagréments. Ma vie était un supplice de tous les instants. Sensible et fière à l’excès, j’étais continuellement froissée dans mes sentiments, blessée et irritée dans la dignité de mon être. Si ce n’eût été l’amour que je portais à mes enfants, à ma fille surtout, dont le sort à venir, comme femme, excitait trop vivement ma sollicitude pour ne pas rester auprès d’elle, afin de la protéger et la secourir ; sans ce devoir sacré dont mon cœur était profondément pénétré, que Dieu me le pardonne ! et que ceux qui régissent notre pays frémissent ! je me serais tuée….. Je vois, à cet aveu, le sourire d’indifférence de l’égoïsme qui ne sent pas, dans son ineptie, la corrélation existante entre tous les individus d’une même agrégation ; comme si la santé du corps social, dont plusieurs membres sont portés au suicide par le désespoir, n’offrait aucun sujet d’appréhension. J’avais écrit, en 1829, à ma famille du Pérou, dans le dessein à demi formé d’aller me réfugier auprès d’elle, et la réponse que j’en reçus m’aurait engagée à réaliser immédiatement ce projet, si je n’en avais été empêchée par la réflexion désespérante qu’eux aussi allaient repousser une esclave fugitive, parce que, quelque méprisable que fût l’être dont elle portait le joug, son devoir était de mourir à la peine, plutôt que de briser des fers rivés par la loi.

Les persécutions de M. Chazal m’avaient, à plusieurs reprises, contrainte de fuir de Paris : lorsque mon fils eut atteint sa huitième année, il insista pour l’avoir, et m’offrit le repos à cette condition. Lasse d’une lutte aussi prolongée et n’y pouvant plus tenir, je consentis à lui remettre mon fils en versant des larmes sur l’avenir de cet enfant ; mais quelques mois s’étaient à peine écoulés depuis cet arrangement, que cet homme recommença à me tourmenter, et voulut aussi m’enlever ma fille, parce qu’il s’était aperçu que j’étais heureuse de l’avoir auprès de moi. Dans cette circonstance, je fus encore obligée de m’éloigner de Paris : ce fut pour la sixième fois que, pour me soustraire à des poursuites incessantes, je quittai la seule ville au monde qui m’ait jamais plu. Pendant plus de six mois, cachée sous un nom supposé, je fus errante avec ma pauvre petite fille. À cette époque, la duchesse de Berri parcourait la Vendée : trois fois on m’arrêta ; mes yeux et mes longs cheveux noirs, qui ne pouvaient être dans le signalement de la duchesse, me servirent de passeport et me sauvèrent de toute méprise. La douleur, jointe aux fatigues, épuisa mes forces ; arrivée à Angoulême, je tombai dangereusement malade.

Dieu me fit rencontrer dans cette ville un ange de vertu qui me donna la possibilité d’exécuter le projet que, depuis deux ans, je méditais, et que m’empêchait de réaliser mon affection pour ma fille. On m’avait indiqué la pension de mademoiselle de Bourzac comme la meilleure pour y placer mon enfant. Au premier abord, cette excellente personne lut dans la tristesse de mes regards l’intensité de mes douleurs. Elle prit ma fille sans me faire une question et me dit : — Vous pouvez partir sans nulle inquiétude : pendant votre absence je lui servirai de mère, et si le malheur voulait qu’elle ne vous revît jamais, elle resterait avec nous. Lorsque j’eus acquis la certitude d’être remplacée auprès de ma fille, je résolus d’aller au Pérou prendre refuge au sein de ma famille paternelle, dans l’espoir de trouver là une position qui me fît rentrer dans la société.

Vers la fin de janvier 1833, je me rendis à Bordeaux et me présentai chez M. de Goyenèche, avec lequel j’étais en correspondance. M. de Goyenèche (Mariano) est cousin de mon père ; nés tous deux à Aréquipa, une amitié d’enfance les avait liés d’une manière intime. À ma vue, M. de Goyenèche fut frappé de l’extrême ressemblance de mes traits avec ceux de mon père ; ils lui rappelaient son ancien ami, et à ce souvenir se rattachaient pour lui ceux de sa jeunesse, de sa famille, enfin de son pays, qu’il regrette sans cesse. Il reporta aussitôt sur moi une partie de l’affection qu’il avait eue pour son cousin, et ce vieillard, dont les manières sont nobles, me reçut avec des égards qui montraient combien il me distinguait ; il me présenta à toute sa société comme sa nièce, et me combla de témoignages de bienveillance. Je reçus de même un très bon accueil de M. Bertera (Philippe), jeune Espagnol qui vit chez M. de Goyenèche et fait les affaires de mon oncle Pio de Tristan. J’annonçai à ces messieurs la détermination que j’avais prise de partir pour le Pérou. Je restai deux mois et demi à Bordeaux, prenant mes repas chez mon parent, et logeant à côté chez une dame qui me louait un appartement garni. J’éprouvai des lenteurs avant de pouvoir partir, et un concours de circonstances fortuites vint encore compliquer ma position. En 1829 j’avais rencontré à Paris, dans un hôtel garni où j’étais descendue en arrivant de voyage, un capitaine de navire qui venait de Lima. Surpris de la similitude de mon nom avec celui de la famille Tristan, qu’il avait connue au Pérou, ce capitaine me demanda si j’en étais parente : je répondis que non, comme j’avais l’habitude de le faire. J’avais depuis dix ans renié cette famille par des causes que, plus tard, je ferai connaître, et ce fut au hasard de cette rencontre que je dus d’entrer en correspondance avec mes parents du Pérou, de faire mon voyage et tout ce qui s’ensuivit. Après une longue conversation avec M. Chabrié (c’était le nom de ce capitaine), j’écrivis à mon oncle Pio une lettre qui est là pour attester de la noblesse de mes sentiments et de la loyauté de mon caractère, mais qui me perdit en lui révélant l’irrégularité du mariage de mon père. Je passais pour veuve dans l’hôtel et j’avais ma fille avec moi ; ce fut dans cette position que le capitaine Chabrié m’avait connue ; il partit ; moi-même je quittai cette maison peu après l’y avoir rencontré, et, depuis lors, je n’en avais plus entendu parler.

Il n’y avait à Bordeaux, en février 1833, que trois navires en partance pour Valparaiso : le Charles-Adolphe, dont la chambre ne me convenait pas, le Flétès, auquel je dus renoncer, parce que le capitaine ne voulut pas prendre en paiement de mon passage une traite sur mon oncle, et le Mexicain, joli brick neuf que tout le monde me vantait. Je m’étais présentée comme demoiselle à M. de Goyenèche et à toute sa société ; on peut donc imaginer l’effet étourdissant que produisit sur moi le nom du capitaine du Mexicain, lorsque mon parent me dit qu’il se nommait Chabrié ; c’était le même capitaine qu’en 1829 j’avais rencontré à Paris dans l’hôtel garni.

Je fis tout ce que je pus afin d’éviter de partir sur le Mexicain ; mais craignant que ma conduite ne fût trouvée extraordinaire dans la maison de mon parent, où M. Chabrié était fortement recommandé par le capitaine Roux, depuis longtemps en relation d’affaires avec ma famille, je n’osai me refuser à aller visiter le navire.

Je passai deux jours et deux nuits dans une perplexité dont je ne savais comment sortir. Je n’avais vu M. Chabrié que deux ou trois fois, en dînant avec lui à la table d’hôte ; il ne m’avait parlé que du Pérou, et, en l’écoutant, je ne songeais qu’à une famille dont l’abandon m’avait causé de si cuisants chagrins, sans m’occuper le moins du monde de l’homme qui, à son insu, me parlait de mes intérêts les plus chers. Je l’avais entièrement oublié, et je faisais maintenant de pénibles efforts pour me rappeler à quel homme j’allais avoir affaire. J’étais tourmentée par les plus vives inquiétudes : je craignais de manquer mon voyage en le différant, et ce que je ne cessais d’entendre sur le compte des capitaines de navire n’était guère de nature à me rassurer sur le degré de confiance que je devais accorder au capitaine du Mexicain. Je ne pouvais résister davantage aux instances de mon parent, que pressait M. Chabrié pour connaître ma détermination, afin de pouvoir disposer, si je ne partais pas sur son navire, de la cabane qu’il m’y destinait. Quand je me suis trouvée dans des positions embarrassantes, je n’ai jamais pris conseil que de mon cœur. J’envoyai chercher M. Chabrié qui, aussitôt qu’il entra, me reconnut et fut surpris. J’étais émue : dès que nous fûmes seuls, je lui tendis la main : — Monsieur, lui dis-je, je ne vous connais pas, cependant je vais vous confier un secret très important pour moi, et vous demander un éminent service. — Quelle que soit la nature de ce secret, me répondit-il, je vous donne ma parole, mademoiselle, que votre confiance ne sera pas mal placée ; quant au service que vous attendez de moi, je vous promets de vous le rendre, à moins que la chose ne soit tout à fait impossible. — Oh ! merci, merci, lui dis-je, en lui serrant la main fortement, Dieu vous récompensera du bien que vous me faites. L’expression et l’accent de vérité de M. Chabrié m’avaient de suite convaincue que je pouvais m’en reposer sur lui. Ce que je vous demande, continuai-je, c’est tout simplement d’oublier que vous m’avez connue à Paris sous le nom de dame et avec ma fille ; je vous en expliquerai la raison à bord. Dans deux heures je vais aller visiter votre navire ; je choisirai ma cabane, M. Bertera en réglera le prix avec vous, et, jusqu’au départ, ne parlez de moi que comme si vous m’aviez vue aujourd’hui pour la première fois … M. Chabrié me comprit et me serra la main avec cordialité : nous étions déjà amis. — Du courage ! me dit-il, je vais presser notre départ. Je conçois, dans votre position, tout ce que vous devez souffrir…

Je peux le dire, cette première visite de M. Chabrié est un des plus heureux souvenirs qui me soient restés dans le cœur.

Pendant les deux mois et demi que je séjournai à Bordeaux, je fus péniblement affectée par les plus inquiétantes appréhensions. J’avais habité cette ville à deux reprises différentes avec ma fille, avant que je n’eusse pensé à ma famille du Pérou ; et j’y avais connu beaucoup de monde, en sorte que, chaque fois que je sortais, je me sentais exposée à rencontrer une de ces anciennes connaissances venant me demander des nouvelles de ma fille, à moi demoiselle Flora Tristan. J’étais dans une anxiété continuelle ; aussi avec quelle impatience attendais-je le jour où nous devions mettre à la voile.

Il me tardait de sortir de la maison de M. de Goyenèche ; cependant on m’y traitait avec la plus grande distinction, et surtout avec des marques d’affection qui m’eussent rendue bien heureuse si j’avais été dans une position vraie ; mais j’avais trop de fierté pour me complaire dans des égards prodigués à un titre qui n’était pas le mien, et mon cœur, abreuvé de longues souffrances, ne pouvait être accessible aux prestiges du monde et de son luxe. Cette société, organisée pour la douleur, où l’amour est un instrument de torture, n’avait pour moi aucun attrait ; ses plaisirs ne me faisaient aucune illusion, j’en voyais le vide et la réalité du bonheur qu’on leur avait sacrifié ; mon existence avait été brisée, et je n’aspirais plus qu’à une vie tranquille. Le repos était le rêve constant de mon imagination, l’objet de tous mes désirs. Je ne me résolvais qu’à regret à mon voyage au Pérou : je sentais, comme par instinct, qu’il allait attirer de nouveaux malheurs sur ma tête. Quitter mon pays que j’aimais de prédilection ; quitter ma fille qui n’avait que moi pour appui ; exposer ma vie, ma vie qui m’était à charge, parce que je souffrais, parce que je n’en pouvais jouir que furtivement, mais qui m’eût apparu belle et radieuse si j’avais été libre ; enfin, faire tous ces sacrifices, affronter tous ces dangers, parce que j’étais liée à un être vil qui me réclamait comme son esclave ! Oh ! ces réflexions faisaient bondir mon cœur d’indignation ; je maudissais cette organisation sociale qui, en opposition avec la Providence, substitue la chaîne du forçat au lien d’amour et divise la société en serves et en maîtres. À ces mouvements de désespoir, succédait le sentiment de ma faiblesse ; des larmes ruisselaient de mes yeux : je tombais à genoux, et j’implorais Dieu avec ferveur pour qu’il m’aidât à supporter l’oppression. C’était pendant le silence de la nuit qu’assiégée par ces réflexions, l’irritant tableau de mes malheurs passés se déroulait dans ma pensée : le sommeil me fuyait, ou, durant de courts instants seulement, il adoucissait mes peines. Je m’épuisais en vains projets ; je cherchais à pénétrer le caractère de mon parent, M. de Goyenèche : il est religieux, me disais-je, à ne pas manquer un seul jour d’aller à la messe ; ponctuel dans l’accomplissement de tous les devoirs que la religion impose ; Dieu, qu’il fait constamment intervenir dans ses propos, doit être dans ses pensées ; il est riche, et mon parent d’aussi près pourrait-il se refuser à nous prendre moi et ma fille sous sa protection ? Oh non, pensais-je, il ne saurait me repousser ; il est sans enfants ; je suis celle que Dieu lui envoie. Aujourd’hui, ce matin même, je lui confierai tous mes chagrins, lui raconterai le martyre de ma vie et le supplierai de nous garder chez lui, ma pauvre petite fille et moi : serait-ce, hélas ! une charge que nous lui imposerions à lui, vieux garçon, sans famille, regorgeant de tout, habitant seul une immense maison (l’hôtel Schicler) où son ombre se perd et où nos voix amies feraient sans cesse retentir des accents de reconnaissance ?… Mais, le matin, lorsque j’arrivais chez le vieillard, le cœur palpitant d’émotion, dès les premiers mots qu’il m’adressait, j’étais frappée de l’expression sèche et égoïste du vieux garçon, de l’homme riche et avare qui ne pense qu’à lui, se fait le centre de toutes choses, amassant toujours pour un avenir qu’il n’atteindra pas : cette expression de sécheresse me glaçait. Je restais muette, recommandais ma fille à Dieu et désirais ardemment être loin en mer. Je ne fis donc jamais cette tentative, et il est certain, malgré la dévotion de mon parent, qu’elle eût été sans succès : j’en ai eu la preuve depuis mon retour. Le catholicisme de Rome nous laisse avec tous nos penchants, et donne à celui de l’égoïsme la plus grande intensité : il nous détache du monde, mais c’est afin de concentrer toutes nos affections sur l’Église : on y fait profession d’aimer Dieu, et c’est par l’observation des pratiques religieuses, imposées par l’Église, qu’on croit lui prouver son amour ; loin de se croire obligé à secourir ses parents, ses alliés, ses amis, le prochain enfin, on trouve presque toujours des motifs religieux, pris dans la conduite de celui qui réclame des secours, pour les lui refuser ; c’est par des largesses à l’Église, c’est en lui confiant quelques aumônes, qu’on s’imagine assez généralement satisfaire à la charité prêchée par Jésus-Christ.

M. Bertera, bien qu’Espagnol et bon catholique, était venu trop jeune en France, où il avait été élevé pour être imbu des mêmes préjugés religieux que M. de Goyenèche. Cependant je ne le mis pas dans ma confidence, je lui portais une amitié désintéressée, et ne voulus pas le commettre dans le mensonge que je faisais à ma famille. Ce jeune homme, depuis que je le connaissais, n’avait cessé de me prodiguer des témoignages d’affection. Je croyais à la sincérité de l’attachement qu’il me manifestait, et je me plaisais à lui montrer ma reconnaissance. Le plaisir que je ressentais à le faire fut un adoucissement aux nombreuses tribulations qui m’assaillirent pendant mon séjour à Bordeaux. Jusqu’alors la plupart des personnes avec lesquelles les circonstances m’avaient mise en rapport ne m’avaient fait que du mal, tandis que M. Bertera éprouvait de la satisfaction à m’être utile : il me confia ses douloureux regrets et ses ennuis. Il avait vu mourir de la même maladie toute sa famille à laquelle il était tendrement attaché : resté seul, il vivait dans l’isolement, au milieu du monde et de son froid égoïsme. La douleur compatit à la douleur, quelque diverses qu’en soient les causes. Dès la première conversation, il s’établit entre nos âmes une intimité mélancolique qui, pieuse dans ses aspirations, ne touchait à la terre par aucun point. J’aimais ce jeune homme de cette sympathie tendre et affectueuse que, dans le malheur, les êtres sensibles ressentent les uns pour les autres. Sa société était à mon ame un doux parfum : auprès de lui, je respirais plus librement, et l’affreux cauchemar qui continuellement m’oppressait pesait moins lourdement sur ma poitrine. J’aimais à sortir avec lui, et, presque tous les soirs, nous allions faire de longues promenades pendant que mon vieux parent faisait la sieste. De son côté, M. Bertera recherchait avec empressement toutes les occasions de m’être agréable ; son affection pour moi se montrait dans les plus petites choses.

Je n’ai de ma vie balancé un instant à sacrifier une jouissance personnelle au plaisir plus vif pour moi de contribuer à rendre heureux ou à garantir de peine ceux que j’aimais réellement. La sincérité de l’affection que me portait M. Bertera me donnait la conviction qu’il aurait ressenti ma douleur si je lui avais confié le secret de ma cruelle position, et l’impossibilité de la changer eût encore augmenté sa peine. Ensuite la fausse position dans laquelle me mettait le mensonge que m’imposaient les préjugés de la société m’était trop pénible pour consentir à faire supporter à un homme que j’aimais et auquel j’avais tant d’obligations une portion quelconque des conséquences que pouvait avoir ce mensonge. Je retins mon secret ; j’eus le courage de me taire quand j’étais sûre de rencontrer dans le cœur de ce jeune homme une vive sympathie pour mes malheurs. Je fis ce sacrifice à l’amitié que je lui avais jurée, et de Dieu seul j’en attends la récompense.

Je partis, recommandant ma fille à mademoiselle de Bourzac et au seul ami que j’eusse ; tous deux me promirent de l’aimer comme leur enfant, et j’emportai la douce et pure satisfaction de ne laisser aucun pénible souvenir après moi.

  1. M. André Chazal jeune, graveur en taille-douce et frère de M. A. Chazal, professeur au Jardin des Plantes.