Pérégrinations d’une paria/I/VI. Islay

Arthus Bertrand (Tome 1p. 199-230).


VI.

ISLAY.


Le jour de notre arrivée, je ne pus guère voir la côte du Pérou. Au moment où nous en approchâmes, il tombait une petite pluie comme un brouillard ; elle nous dérobait la vue du rivage. La mer était calme ; et, sans un bâtiment anglais qui envoya sa chaloupe pour nous remorquer, je ne sais comment nous serions entrés. Nous fûmes bien contrariés de ne pouvoir juger de l’aspect de la contrée. Le docteur et moi éprouvions une vive impatience de la voir : agités par cette curiosité, nous veillâmes fort avant dans la nuit : nous faisions des conjectures sur la nature d’un pays que nous étions dans l’anxiété de connaître, tout en causant de nos projets respectifs. Le docteur se leva avant le jour, tant le désir de voir le tourmentait. Il revint dans la chambre ; je ne dormais pas et le voyais à travers mes persiennes ; le pauvre homme me parut entièrement démoralisé : il pleurait ; cela m’en disait assez sur le pays. Peu de moments après, le docteur, n’y tenant plus, s’approcha de ma porte et me dit — Ma payse, dormez-vous ?

— Non, lui dis-je.

— Ah ! si vous saviez, mademoiselle, dans quel horrible désert nous sommes ! c’est affreux ! Pas un arbre, pas de verdure, rien que du sable noir et aride et quelques cabanes en bambou. Mon Dieu ! mon Dieu ! que vais-je devenir ?…

— Docteur, il faut en prendre son parti : le vin est tiré il faut le boire. Vos pleurs, vos regrets, vos malédictions ne sauraient y faire pousser des arbres et de la verdure. D’ailleurs, vous venez ici pour chercher de l’or et non des lieux champêtres, je pense.

Je me levai et, pendant que je m’habillais, mon imagination m’exagéra tellement l’horreur du pays, que, lorsque je montai sur le pont, je fus moins affectée à cette vue d’aridité et de misère. Toute la côte du Pérou est extrêmement aride : Islay et ses environs ne présentent qu’une perspective de désolation. Néanmoins le port prospère d’une manière surprenante. Lorsqu’on l’établit dans ce lieu, il ne s’y trouvait, m’a assuré don Justo, le directeur de la poste, que trois huttes et un grand hangar où l’on mit la douane ; après six années d’existence, Islay renfermait, alors, au moins 1,000 à 1,200 habitants.. La plupart des maisons, construites en bambou, ne sont pas carrelées ; mais il y en a aussi de très jolies bâties en bois, ayant d’élégantes croisées et dont le sol est planchéié. La maison du consul anglais, qu’on finissait lorsque je retournai à Islay, est charmante. La douane est une très grande construction en bois ; l’église est assez bien et ses proportions sont en rapport avec l’importance de la localité. Le port d’Islay, mieux situé que celui d’Arica, en a absorbé toutes les affaires. S’il continue à prospérer comme il l’a fait depuis six ans, il pourra, dans dix années de plus, avoir quatre à cinq mille habitants ; mais la stérilité du territoire sera longtemps un obstacle à un plus grand accroissement ; entièrement privé d’eau, il est sans arbre ni végétation d’aucune espèce. L’époque des puits artésiens n’est point encore venue pour ce pays ; il est trop arriéré pour qu’on y songe. Islay n’a, pour s’abreuver, qu’une petite source ; elle tarit souvent en été ; alors les habitants sont contraints d’abandonner leurs demeures. Le sol est formé d’un sable noir et pierreux, qui serait indubitablement très fertile si l’on pouvait faire usage des irrigations.

Vers les six heures du matin, le capitaine de port vint à bord faire l’inspection, comme cela se pratique partout à l’arrivée des bâtiments. Les passeports furent demandés ; et, lorsqu’on lut le mien, il s’éleva, parmi les deux ou trois hommes de la douane, un cri d’étonnement. Ces hommes me demandèrent si j’étais parente de don Pio de Tristan, et ma réponse affirmative fit naître entre eux une longue conversation à voix basse ; ils paraissaient délibérer s’ils devaient m’offrir leurs services ou attendre les ordres de leurs chefs. Le résultat de cette délibération fut qu’on me traiterait avec toutes les marques de déférence et de distinction affectées aux personnages éminents de la république. Le capitaine de port vint respectueusement me dire qu’il était ancien serviteur de mon oncle, à la générosité duquel il devait sa place, don Pio la lui ayant donnée pendant sa préfecture d’Aréquipa. Il se mit entièrement à ma disposition ; il m’apprit que mon oncle ne se trouvait pas à Aréquipa ; que, depuis un mois, il était avec toute sa famille, à Camana, dans une grande sucrerie, située sur le bord de la mer, à quarante lieues d’Islay, et autant d’Aréquipa. Je profitai des offres du capitaine de port pour le prier de me précéder à Islay, en y portant les lettres de recommandation que j’avais pour l’administrateur de la douane, don Justo de Médina, directeur de la poste, et l’homme d’affaires de mon oncle. À onze heures, après avoir déjeuné et nous être habillés, nous quittâmes le Léonidas avec tous nos bagages.

Islay n’a pas encore de mole, et, pour aborder, cela est au moins aussi difficile qu’à la Praya. Je fus reçue, à mon entrée dans cette première bourgade du Pérou, avec tous les honneurs dus aux titres et emplois de mon oncle Pio. L’administrateur de la douane, don Basilio de la Fuente, m’offrit sa maison ; don Justo de Medina, directeur de la poste, me pressa de même d’accepter la sienne ; je donnai la préférence à ce dernier, me sentant plus de sympathie pour lui.

Nous traversâmes tout le village ; il consiste en une grande rue non alignée, où les roches de la mer et toutes les inégalités du terrain subsistent encore, et où l’on enfonce dans le sable jusqu’à mi-jambes. Je fus, là, bien plus encore qu’à Valparaiso, le point de mire de tous ; j’y étais un événement. Don Justo m’installa dans la plus belle pièce de sa maison : sa femme et sa fille s’empressèrent de m’offrir tout ce qu’elles jugèrent devoir m’être agréable. Le pauvre docteur Castellac se cramponnait à ma suite ; et, pour le récompenser de tous les soins qu’il m’avait donnés pendant le voyage, j’en fis réellement mon docteur, afin de l’admettre, à ce titre, à jouir des avantages de la généreuse hospitalité avec laquelle la nièce de don Pio de Tristan était accueillie. Le docteur eut aussi une chambre dans la maison de don Justo, et, dès lors, il ne me quitta plus.

Il est nécessaire, pour l’intelligence du lecteur, que je le mette au courant des relations qui existaient entre mon oncle et moi, et que je l’instruise également de la position de mon oncle relativement aux habitants du pays.

On a vu, dans mon avant-propos, que le mariage de ma mère n’avait pas été régularisé en France, et que, par suite de ce défaut de forme, j’étais considérée comme enfant naturel. Jusqu’à l’âge de quinze ans, j’avais ignoré cette absurde distinction sociale et ses monstrueuses conséquences, j’adorais la mémoire de mon père, j’espérais toujours dans la protection de mon oncle Pio, dont ma mère, en me le faisant aimer, m’entretenait continuellement quoiqu’elle ne le connût que par sa correspondance avec mon père. J’avais lu et relu cette correspondance, monument extraordinaire où l’amour fraternel se reproduit sous toutes les formes. J’avais quinze ans, lorsqu’à l’occasion d’un mariage que je désirais contracter, ma mère me révéla la position dans laquelle me plaçait ma naissance. Ma fierté en fut tellement blessée que, dans le premier moment d’indignation, je reniais mon oncle Pio et toute ma famille. En 1829, après une longue conversation sur le Pérou avec M. Chabrié, j’écrivis à mon oncle la lettre suivante où moi-même, comme me l’a dit le président de la cour d’Aréquipa et pour me servir de son expression, je me coupai la tête en quatre.


À Monsieur Pio de Tristan.


« Monsieur,

« C’est la fille de votre frère, de ce Mariano chéri de vous, qui prend la liberté de vous écrire ; Je me plais à croire que vous ignorez mon existence et que de plus de vingt lettres que ma mère vous a écrites, pendant dix ans, aucune ne vous est parvenue. Sans un dernier malheur qui m’a réduite au comble de l’infortune, jamais je ne me serais adressée à vous. J’ai trouvé une occasion sûre pour vous faire parvenir cette lettre et j’ai l’espoir que vous n’y serez pas insensible. J’y joins mon extrait de baptême ; s’il vous restait quelques doutes, le célèbre Bolivar, l’ami intime des auteurs de mes jours, pourra les éclaircir ; il m’a vu élever par mon père, dont il fréquentait habituellement la maison. Vous pourriez voir aussi son ami, connu par nous sous le nom de Robinson, ainsi que M. Bompland, que vous avez dû connaître avant qu’il ne fût prisonnier au Paraguay. Je pourrais vous citer d’autres personnes ; mais celles-ci suffisent. Je vais, avec laconisme, vous exposer les faits.

« Pour se dérober aux horreurs de la révolution, ma mère passa en Espagne avec une dame de ses parentes.

Ces dames allèrent s’établir à Bilbao ; mon père se lia avec elles, et de cette liaison naquit bientôt entre lui et ma mère un amour irrésistible qui les rendit nécessaires l’un à l’autre. Ces dames rentrèrent en France en 1802 ; mon père ne tarda pas à les y suivre. Comme militaire, votre frère avait besoin de la permission du roi pour se marier : ne voulant pas la demander (je respecte trop la mémoire de mon père pour chercher à deviner quels purent être ses motifs), il proposa à ma mère de s’unir à elle seulement par un mariage religieux (mariage qui n’a aucune valeur en France). Ma mère, qui sentait que désormais elle ne pourrait vivre sans lui, consentit à cette proposition. La bénédiction nuptiale leur fut donnée par un respectable ecclésiastique M. Roncelin, qui connaissait ma mère depuis son enfance. Les époux vinrent vivre à Paris.

« À la mort de mon père, M. Adam, de Bilbao, depuis député aux Cortès, et qui avait connu ma mère soit en Espagne ou en France, comme l’épouse légitime de don Mariano de Tristan, lui envoya un acte notarié et signé de plus de dix personnes qui, toutes, attestaient l’avoir connue sous le même titre.

« Vous savez qu’alors mon père n’avait pour toute fortune que la rente de 6,000 francs, que son oncle, l’archevêque de Grenade, lui avait laissée à titre d’aîné de la famille des Tristan. Il reçut aussi quelques sommes que vous lui envoyâtes ; mais les plus considérables ont été perdues : 20,000 francs furent pris par les Anglais, et 10,000 sautèrent avec le vaisseau la Minerve. Néanmoins, grâce à l’économie de ma mère, mon père menait une vie fort honorable. Treize mois avant sa mort, il acheta une maison à Vaugirard, près Paris. Lorsqu’il mourut, l’ambassadeur, M. le prince de Masserano, s’empara de tous ses papiers. Vous avez dû les recevoir par l’intermédiaire de l’ambassadeur d’Espagne et avec eux le contrat d’acquisition de ladite maison.

« Mon père avait payé en partie cette propriété ; si on l’avait laissée à ma mère, cela l’aurait aidée à nous élever, mon frère et moi ; mais, dix mois après la mort de mon père, le domaine s’en empara comme bien appartenant à un Espagnol, à cause de la guerre qui existait alors entre les deux pays. Depuis, elle a été vendue et le domaine a entre les mains l’excédant des 10,000 francs qui restait dû sur le prix d’acquisition : toutefois ma mère paya 554 francs de droit de mutation au nom des héritiers, dont elle n’a jamais été remboursée.

« Vous devez sentir, Monsieur, combien ma pauvre mère a eu à souffrir, restant sans fortune et chargée de deux enfants : mon frère a vécu dix années. Eh bien ! malgré l’état de détresse où elle se trouvait, elle n’a pas voulu que la mémoire de celui qui avait été l’objet de ses plus tendres affections restât entachée. À cause de la guerre, mon père ne recevait rien depuis vingt mois et, par conséquent, était très gêné ; à la sollicitation de ma mère, ma grand’mère prêta à mon père 2,800 francs, sans lui demander de reconnaissance de cette somme, ce qui fit qu’à sa mort elle se trouva sans titre. Ma mère en a payé exactement les intérêts à ma grand’mère, qui en avait besoin pour vivre ; à la mort de celle-ci, elle remboursa le tiers de la somme à sa sœur et l’autre tiers à son frère.

« Je ne désire pas, monsieur, que l’aperçu des malheurs dont je vous ai bien faiblement esquissé les traits vous en fasse découvrir les détails !… Votre âme sensible au souvenir d’un frère qui vous aimait comme son fils, souffrirait trop en mesurant la distance qui existe entre mon sort et celui qu’aurait dû avoir la fille de Mariano…, de ce frère qui, frappé comme d’un coup de foudre par une mort subite et prématurée (une apoplexie foudroyante), n’a pu dire que ces mots « Ma fille…, Pio vous reste… » Malheureuse enfant !…

« Cependant ne croyez pas Monsieur, que, quel que soit le résultat de ma lettre auprès de vous, les manes de mon père puissent s’offenser de mes murmures, sa mémoire me sera toujours chère et sacrée.

« J’attends de vous justice et bonté. Je me confie à vous dans l’espoir d’un meilleur avenir. Je vous demande votre protection et vous prie de m’aimer comme la fille de votre frère Mariano a quelque droit de le réclamer.


« Je suis votre très humble
et très obéissante servante,


« FLORA DE TRISTAN. »


Après la lecture de cette lettre, on peut juger de ma sincérité, lorsque j’ai dépeint mon ignorance entière du monde, ma croyance à la probité, cette crédule confiance de la bonne foi, qui suppose les autres bons et justes comme on l’est soi-même ; crédule confiance dont mon oncle, celui qui avait fait profession de tant d’amour pour mon père, devait m’apprendre à connaître l’abus. Voici la réponse qu’il m’adressa :


Traduit de l’espagnol[1].


Mademoiselle Flora de Tristan.


Arequipa, le 6 octobre 1830.


« Mademoiselle et mon estimable nièce,

« J’ai reçu, avec autant de surprise que de plaisir, votre chère lettre du 2 juin dernier. Je savais, depuis que le général Bolivar a été ici en 1823, que mon frère bien-aimé, Mariano de Tristan, au moment de sa mort avait une fille ; auparavant M. Simon Rodriguez, par vous connu sous le nom de Robinson, m’en avait dit autant ; mais, comme ni l’un ni l’autre ne m’ont donné aucune nouvelle ultérieure de vous ni du lieu où vous demeuriez, je n’ai pas pu vous entretenir de quelques affaires qui nous intéressaient, vous et moi. La mort de votre père m’a été annoncée officiellement par le gouvernement espagnol, sur la nouvelle que lui en avait donnée le prince de Masserano. J’ai envoyé, en conséquence, mes pleins-pouvoirs au général de Goyenèche, aujourd’hui comte de Guaqui, à l’effet de suivre les affaires de la succession de mon frère ; mais il n’a pu rien faire, par suite de l’invasion de l’Espagne par les Français, qui l’obligea de se rendre sur le continent américain pour des affaires d’une très grande importance. C’est également par suite de cette même invasion que nous sommes restés pendant de longues années sans communications, et ensuite la guerre de l’Amérique nous a tellement occupés que nous ne pouvions songer à d’autres choses, dont la distance qui nous sépare rendait la conclusion difficile. Cependant, le 9 avril 1824, j’ai envoyé à M. Changeur, négociant à Bordeaux, des pouvoirs spéciaux pour parvenir à découvrir votre séjour, par l’intermédiaire de ses agents à Paris, et les biens que le défunt avait laissés. Je lui ai donné l’adresse de la maison qu’il habitait lors de sa mort. Avant et après l’envoi de ma procuration, je lui avais très particulièrement recommandé à plusieurs reprises de ne pas épargner la moindre démarche pour savoir si vous existiez, vous et madame votre mère. Je n’ai obtenu autre chose que de me faire porter en compte les frais inutiles des recherches faites à votre sujet, recherches dont les preuves se trouvent en mon pouvoir. Comment, après vingt ans à partir de la mort de Tristan mon frère, sans avoir de vos nouvelles ainsi que de votre mère, pouvais-je me figurer que vous existassiez encore ? Oui, ma chère nièce, c’est une fatalité qu’aucune des lettres nombreuses qui m’ont été écrites par madame votre mère ne me soit parvenue, lorsque la première que vous m’avez adressée m’est parvenue sans retard. Je suis très connu dans ce pays-ci, et les rapports entre ses côtes et les vôtres sont assez fréquents depuis huit ans pour qu’au moins une de ses lettres fût arrivée. Ceci prouve d’une manière evidente que vous avez agi avec une sorte de négligence à cet égard.

« J’ai vu l’extrait baptistaire que vous m’avez envoyé et j’y ajoute une foi pleine et entière, quant à votre qualité de fille reconnue de mon frère, quoique cette pièce ne se trouve pas légalisée et signée par trois notaires qui certifient véritable la signature du curé qui l’a délivrée, comme elle devrait l’être. Quant à votre mère et à sa qualité d’épouse légitime de feu mon frère, vous avouez vous-même et vous le confessez que la manière dont la bénédiction nuptiale lui a été donnée est nulle et de nulle valeur aussi bien dans ce pays-là que dans toute la chrétienté. En effet il est extraordinaire qu’un ecclésiastique qui se dit respectable, comme M. Roncelin, se soit permis de procéder à un semblable acte sans les attributions convenables à l’égard des contractants. Il est aussi tout à fait insignifiant qu’au moment de votre baptême il eût été déclaré que vous étiez fille légitime, comme est également insignifiant le document que vous me dites avoir été envoyé de Bilbao par l’intermédiaire de M. Adam, et par lequel dix personnes de ladite ville déposent avoir regardé et connu votre mère comme épouse légitime de Mariano : cette pièce prouve uniquement que c’est par pure et simple bienséance qu’on lui donnait cette qualité, ce titre. J’ai au reste dans la propre correspondance de mon frère, jusqu’à peu de temps avant sa mort, quelque chose qui peut me servir de preuve assez forte, quoique négative, de ce que j’avance ; c’est que mon frère ne m’a jamais parlé de cette union, chose extraordinaire lorsque nous n’avions rien de caché l’un pour l’autre. Ajoutez à cela que, s’il y eût eu une légitime union entre mon frère et madame votre mère, ni le prince Masserano ni aucune autre autorité n’auraient pu mettre les scellés sur les biens d’une personne décédée qui laissait une descendance légitime connue et née dans le pays. Convenons donc que vous n’êtes que la fille naturelle de mon frère, ce qui n’est pas une raison pour que vous soyez moins digne de ma considération et de ma tendre affection. Je vous donne très volontiers le titre de ma nièce chérie et j’y ajouterai même celui de ma fille ; car rien de ce qui était l’objet de l’amour de mon frère ne peut qu’être pour moi extrêmement intéressant ; ni le temps ni sa mort ne sauraient effacer en moi le tendre attachement que je lui portais et que je conserverai pour lui toute ma vie.

« Notre respectable mère existe encore et compte déjà quatre-vingt-neuf ans. Elle conserve toute sa raison et toutes ses facultés physiques et morales et fait le délice de toute sa famille parmi laquelle elle a eu la bonté de partager actuellement ses biens pour avoir le plaisir de l’en voir jouir avant sa mort. Nous nous trouvions sérieusement occupés de ce partage, lorsque votre lettre m’est parvenue. Je la lui ai lue ; et instruite de votre existence et de votre sort, à la prière de la famille elle vous fait et laisse un legs important de 3,000 piastres fortes en argent comptant, que je vous prie de regarder comme une preuve de mon intérêt particulier pour vous, de l’inépuisable amour de notre mère envers son fils Mariano et du souvenir ineffaçable de tous les membres de la famille.

« En attendant, comme vous avez un droit équivoque aux biens de feu mon frère, que j’ai gérés en vertu des pleins-pouvoirs qu’il me donna le 20 novembre 1801, par-devant le notaire royal de Notre-Dame de Begoña dans la Biscaye, M. J. Antonio Oleaga, je vous envoie une copie du compte courant qui a existé entre nous deux. Il vous convaincra de ce qu’il n’existe aucun fonds appartenant à feu mon frère, attendu que l’affaire d’Ibanez a absorbé tout ce qui restait de lui lors de sa mort. Cette affaire aurait été terminée de suite si j’en avais eu connaissance, ou si les créanciers n’avaient été assez négligents pour laisser écouler onze années avant d’avoir fait aucune démarche pour être payés après la mort de mon frère, qu’ils ont dû avoir apprise ; de cette manière, les intérêts de la dette quoique seulement de 4 %, ont doublé le capital à payer. Tout a été fatalité dans cette mort ; la manière dont elle a eu lieu et l’époque ont fait votre malheur et m’ont occasionné à moi une infinité de peines. Oublions tout cela et tâchons d’y porter remède autant que possible.

« Mon fondé de pouvoirs et agent à Bordeaux est M. Bertera, sur lequel je vous envoie une traite ou mandat de 2,500 francs. Il sera nécessaire, pour en recevoir le montant, de lui envoyer votre certificat de vie fait devant un notaire. Tâchez de vous suffire avec cette somme en attendant que je me procure les moyens de vous faire arriver les 3,000 piastres, montant du legs à vous fait, pour votre compte et à vos risques, mais pour la sûreté duquel legs je prendrai les mesures convenables. Vous ferez bien de placer ces 3,000 piastres fortes sur les fonds publics ou sur d’autres fonds, dans le cas où les événements politiques les rendent peu sûrs, afin de vous procurer par ce moyen un revenu assuré, qu’on vous paiera tous les six mois. Vous trouverez dans ma conduite une preuve non équivoque, quoique de peu de valeur, de mon attachement pour vous, et le temps, si je vis et que nous nous réunissions, vous prouvera combien j’aime la fille de mon frère Mariano.

« Écrivez-moi toutes les fois que vous le pourrez, en adressant vos lettres à M. Bertera de Bordeaux, par le canal duquel je vous écrirai également moi-même. Dites-moi quel est le lieu de votre résidence, parlez-moi de votre état, des projets que vous formez, des besoins que vous pouvez avoir, avec toute la confiance que doit vous inspirer ma sincérité. Je vous écris en espagnol parce que j’ai tout à fait oublié le français.

« Je suis marié à une de mes nièces nommée Joaquina Florez et nous avons un enfant appelé Florentino et trois filles de huit, cinq et trois ans. Plaise à Dieu qu’ils puissent vous embrasser un jour, et que vous soyez à même de leur prodiguer vos caresses dans ce pays-là.

« En attendant ce plaisir, recevez l’assurance de toute mon affection.


« Signé PIO DE TRISTAN. »


Quand je reçus cette réponse, malgré la bonne opinion que j’avais des hommes, je compris, que je ne devais rien espérer de mon oncle ; mais il me restait encore ma bonne maman et tout mon espoir se tourna vers elle. Il paraît que mon oncle m’avait trompée en m’écrivant avoir lu ma lettre à ma bonne maman et à toute la famille ; car presque aucun des membres ne connaissait mon existence avant que je ne parusse, et j’ai acquis la conviction que ma bonne maman l’a ignorée aussi[2]. Je n’avais pas informé mon oncle de mon départ pour le Pérou ; et, n’ayant pas eu le temps de l’en prévenir, il ignorait encore que je fusse arrivée. Telle était ma position envers lui ; maintenant, je vais dire en peu de mots celle qu’il occupait dans le pays.

Don Pio de Tristan était revenu d’Europe en 1803, avec le grade de colonel. Il fit cette terrible guerre de l’indépendance dans laquelle les Péruviens mirent tant d’acharnement à conquérir leur liberté. Mon oncle est un des plus habiles militaires que l’Espagne ait jamais envoyés dans ces contrées. Quand les troupes du roi Ferdinand furent obligées d’évacuer Buenos-Ayres et le territoire de la république Argentine, c’est lui qui les commandait en second, sous les ordres de notre cousin, M. Emmanuel de Goyenèche, frère de M. Mariano de Goyenèche, dont j’ai déjà parlé. Mon oncle était alors maréchal de camp. Ils effectuèrent leur retraite en se dirigeant sur le Haut-Pérou, traversèrent l’immense distance qui sépare Buenos-Ayres de Lima, ayant fréquemment des combats à soutenir, des fleuves à passer, et parcoururent des pays sur lesquels aucune route n’est tracée. Ces magnifiques soldats du roi, ces guerriers couverts d’or, habitués à la vie molle des villes de l’Amérique espagnole, eurent beaucoup à souffrir dans ces contrées sauvages. Ils vécurent, durant ce prodigieux trajet, des vivres qu’ils obtenaient à la pointe de leurs baïonnettes, des animaux sauvages qu’ils tuaient dans leurs chasses, et, enfin, des subsistances qu’ils trouvaient à acheter. Mon oncle m’a souvent raconté que, dans ces occasions, n’ayant plus d’argent dans la caisse de l’armée, il faisait tirer au sort les cavaliers, qui, tous, avaient des éperons en or massif, afin de déterminer lesquels d’entre eux donneraient un de leurs éperons pour payer les vivres. Un seul de ces soldats avait plus d’or qu’il n’en faudrait actuellement pour en équiper deux cents de la république. Ce luxe superbe des troupes espagnoles de l’Amérique leur donnait une haute idée d’elles-mêmes et de leur supériorité sur les peuples dont elles assuraient la soumission ; mais c’est un des ressorts qui s’usent le plus vite. Avec ce que coûtait, dans les colonies, un militaire espagnol, le roi aurait pu y maintenir vingt soldats allemands. Les populations indigènes ne brillent pas par leurs vertus martiales ; et, disséminées sur de vastes territoires, elles eussent été facilement soumises et contenues, si l’on y eût entretenu des troupes plus nombreuses, ce que l’Espagne pouvait faire sans augmenter ses dépenses. Aux yeux des personnes qui connaissaient l’Amérique du sud, le moment de son indépendance était encore très reculé, et l’Espagne plus que suffisamment forte pour réprimer les révoltes qu’avait favorisées l’invasion de la Péninsule par Bonaparte. Mais les événements démentent continuellement les prévisions humaines. L’insurrection de Riego vint paralyser les efforts de la monarchie espagnole en tournant, contre le monarque, les forces destinées à soumettre les colonies, et l’indépendance de l’Amérique s’effectua. M. de Goyenèche et mon oncle avaient cinq mille hommes sous leur commandement lorsqu’ils quittèrent les rives de la Plata ; et quand, après deux ans de marches, de fatigues et de combats, ils parvinrent au Pérou, le tiers à peu près de ce nombre répondit à l’appel. La guerre dura quinze ans, au Pérou, entre les troupes du roi et les républicains ; mon oncle s’est trouvé à toutes les batailles que se livrèrent les deux partis, et, enfin, combattit à la dernière, à celle qui assura le triomphe de la cause républicaine, à la fameuse bataille d’Ayacucho, que gagnèrent les patriotes péruviens. Mon oncle nommé vice-roi par intérim, avait eu le courage d’accepter ces hautes fonctions, dans un moment où il y avait plus de périls que d’avantages à les remplir. Après la perte de la bataille, le parti royaliste se trouvant entièrement anéanti, force fut au vice-roi et à tous les officiers d’abandonner la partie. Mon oncle annonça alors qu’il allait retourner en Espagne avec sa famille et sa fortune. Mais les chefs de la république appréciant sa bravoure et ses talents militaires, sentant aussi combien leur nouveau gouvernement avait besoin de s’attacher de pareils hommes, lui offrirent de rester chargé du commandement des troupes, en changeant seulement son titre de brigadier du roi contre celui de général de la république. Il n’accepta pas le commandement des troupes, préféra se faire nommer gouverneur de Cuzco et se rendit dans cette province qu’il administra pendant six ans. Par cette conduite prudente, entièrement dans ses intérêts personnels, il espérait n’irriter aucun parti. Les choses se passèrent autrement : dans les temps de révolution, ce n’est que par des actes de dévouement qu’on obtient la confiance ; l’habileté de l’administrateur ne saurait alors couvrir le défaut de conscience politique et la tiédeur d’opinion. Mon oncle s’aliéna à jamais les royalistes, qui le considérèrent comme un traître, et inspira la méfiance la plus soupçonneuse aux républicains. En vain employa-t-il toutes les ressources de son esprit à se rallier ces deux partis, aimant l’ancien par goût, et servant le nouveau par intérêt, il ne put y réussir. Les royalistes le craignaient, parce qu’il avait le pouvoir en main, mais le reniaient comme un parjure, tandis que les républicains contrôlaient tous ses actes au point de lui rendre ses fonctions tout à fait pénibles. Mon oncle lutta longtemps contre les vexations qu’il éprouvait, de toutes parts, avec une opiniâtreté que je serais presque tentée de dire admirable. À la fin, les haines devinrent tellement violentes qu’il crut prudent de quitter un pays où sa vie n’était plus en sûreté. Il donna sa démission et revint à Aréquipa, où il aurait pu vivre aussi bien et avec autant de luxe qu’un homme qui a deux cent mille livres de rente le peut faire, en tout lieu de la terre ; mais il avait été habitué au commandement, et, seules, les jouissances de la fortune n’avaient plus de charme pour lui. Il fallait qu’il fût entouré d’un brillant état-major ou d’une foule nombreuse d’employés ; qu’enfin l’activité de son esprit fût engagée par de grands intérêts pour qu’il se sentît vivre. Voulant tromper ce besoin, il se mit à voyager dans toutes ses sucreries et fit bâtir une magnifique maison de campagne : cependant aucun de ces soins ne put le distraire de son ambition. Il intrigua dans l’ombre, et ses manœuvres souterraines obtinrent tant de succès, qu’il ne s’en fallut que de cinq voix qu’il fût porté à la présidence du Pérou. Ses partisans, pour le dédommager de ce désappointement, le nommèrent préfet d’Aréquipa. Mon oncle administra les nouveaux intérêts qui lui étaient confiés avec autant d’intelligence que de zèle, fit beaucoup d’embellissements à la ville et porta sa sollicitude sur tout ce qui pouvait contribuer à développer la prospérité publique. Néanmoins, loin de se calmer, les haines se ranimèrent à mesure qu’il acquérait de nouveaux titres à l’estime de ses concitoyens. Les royalistes répétèrent leurs récriminations contre lui, les républicains reprirent aussi leurs méfiances. Les journaux qui, au Pérou, sont plus virulents que partout ailleurs, attaquèrent mon oncle avec tant d’acharnement, qu’au bout de deux ans il se vit encore forcé de donner sa démission ; et, cette fois aussi, sa vie fut menacée. Un de nos cousins, militaire d’une violence extrême, indigné des attaques et des outrages qui sans cesse paraissaient contre don Pio de Tristan dans le journal la République, alla trouver le rédacteur en chef, se prit de paroles avec lui, et mit fin à la dispute en lui donnant un soufflet si violent, qu’il faillit lui crever un œil. Le journaliste, furieux, jura qu’il s’en vengerait sur mon oncle ; celui-ci, connaissant l’exaspération des partis politiques contre lui, ne jugea pas prudent d’attendre que le journaliste, rétabli, fût excité à réaliser sa menace et se retira au Chili.

Pour qu’on ait une idée de la virulence des attaques dont mon oncle était l’objet, je citerai ici un passage d’une feuille qui courut à Aréquipa et dans tout le Pérou : je la traduis textuellement :


« Électeurs et Aréquipéniens

« Si vous voulez un président qui entende l’art de la guerre et qui avec sa profonde intelligence se laisse vaincre par une armée forte seulement du tiers de la sienne, comme cela lui arriva à Salta, élisez le señor Tristan. Si vous voulez un homme d’honneur, mais qui manque continuellement à ses serments, soit comme magistrat, soit comme particulier, et dont la mauvaise foi est connue de toutes les nations européennes, comme on peut le voir dans l’Atlas historique écrit à Paris par le comte de Las Cases, élisez le señor Tristan. Si vous voulez un homme d’esprit et de rare talent, pour tromper tout le monde, comme il le fit à son collègue Belgrano, envers lequel il faussa toutes conventions, et le laissa ensuite compromis avec le gouvernement, nommez le señor Tristan. Si vous voulez un homme qui possède un flair tout particulier pour découvrir les vrais patriotes et les persécuter jusqu’au tombeau, prenez le señor Tristan. Si vous voulez un homme qui aspire à la présidence de la république, à cause des grands services qu’il a rendus à son maître le roi, élisez le señor Tristan. Si vous voulez un citoyen aimable, poli et charitable mais hypocrite par nature, prenez le señor Tristan. Si vous voulez un homme fidèle et conséquent avec le roi, nommez le senor Tristan. Enfin si vous voulez un homme dont les mains sont souillées du sang des victimes sacrifiées devant l’autel de nos anciens oppresseurs, oh ! alors, prenez le señor don Pio de Tristan !!! S’il y a un homme pour qui les manes de Lavin et Villonga demandent une juste punition, c’est le señor don Pio de Tristan ! Si vous voulez être régis par l’ennemi le plus acharné du peuple et qui, avec sa tactique dorée, n’a jamais travaillé que contre les intérêts de sa patrie, nommez le célèbre don Pio ! Si vous voulez un président qui surpasse en mérite tous les autres, mais qui recevra à bras ouverts les navires de guerre que l’Espagne enverra pour vous exterminer, oh ! alors, nommez don Pio de Tristan. Électeurs ! si les Péruviens ont versé leur sang pour être gouvernés par des godos (carlistes enragés) et des lâches qui n’ont su que capituler, par des monstres qui, tant de fois, ont renié la nature et l’humanité, et dont l’entêtement renie la lumière et la raison, élisez don Pio, vous ferez plaisir à l’Espagne, à laquelle, aujourd’hui même, il fait valoir ses services, et vous détruirez à jamais le repos et le bonheur des Péruviens.

« Nous vous engageons à voter des remerciements au Globe de Lima, dont chaque jour les colonnes sont remplies des éloges pompeux du très célèbre et très honorable, señor don Pio de Tristan !… »


Quand j’arrivai au Pérou, il était de retour depuis dix mois seulement, et songeait alors à se faire nommer président. Ses projets d’ambition avaient contribué à lui faire hâter son retour, pour le moins, autant que le désir de revoir sa famille.

Mon oncle, par ses intrigues, pouvait bien réussir à se concilier des intérêts de coteries politiques ; mais, d’après l’exposé qui précède, il est facile de juger qu’il n’avait dû conquérir l’affection d’aucune classe de citoyens. Tous le craignaient, particulièrement les employés du gouvernement, parce qu’il était presque toujours au pouvoir, et tous au fond le détestaient.

Les Péruviens sont politiques en toute circonstance, flatteurs, bas, vindicatifs et poltrons. D’après ce caractère des gens du pays et la haute influence gouvernementale de mon oncle, on s’expliquera facilement leurs façons d’agir à mon égard.

Revenons maintenant à la poste d’Islay, dans la maison de don Justo de Medina.

De ma chambre, je voyais toutes les personnes qui entraient chez don Justo ou visitaient les dames dans une pièce joignant le bureau. J’étais surprise de voir la quantité de monde allant et venant dans cette maison : je remarquai aussi que tout ce monde avait un air inquiet et affairé. Je parlais peu l’espagnol mais le comprenais très bien, et quelques phrases saisies au passage m’apprirent que j’étais l’objet de toutes ces visites. Le docteur, qui était allé à la douane pour nos malles, rentra et vint à moi avec un air de mystère et de joie dont je ne pouvais deviner la cause : — Ah ! mademoiselle, me dit-il à voix basse, si vous saviez dans quel scélérat de pays nous sommes ? ces gens du Pérou sont aussi flatteurs et aussi vils que les Mexicains. Oh ! chère France, pourquoi faut-il qu’un petit médecin ne puisse faire une petite fortune à Paris ?

— Quoi, déjà, docteur, en malédictions contre le pays ! Quel mal ces gens-là vous ont-ils donc fait ?

— Aucun encore ; mais jugez, par l’échantillon que je vais vous donner, de ce qu’on peut attendre d’eux. J’ai l’air de ne pas comprendre l’espagnol, afin qu’ils ne se déguisent pas devant moi ; eh bien ! apprenez que ces coquins ont mis en délibération s’ils devaient vous faire bon accueil, ou s’il ne serait pas plus prudent de vous faire froide mine par la crainte qu’ils ont de déplaire à don Pio de Tristan ? Heureusement, pour vous, il se trouve ici un ennemi juré de votre oncle, lequel est prêtre et député. On le considère comme le chef du parti républicain : il se rend à Lima, et se nomme Francisco Luna Pizarro. Il loge chez le directeur de la douane, don Basilio, qui, ne sachant comment en agir à votre égard, l’a consulté. Le prêtre a répondu immédiatement qu’il fallait vous recevoir avec beaucoup de distinction et lui-même a voulu venir vous rendre visite. Vous allez le voir paraître.

Effectivement, peu d’instants après, le fameux prêtre Luna Pizarro, petit La Mennais péruvien, vint me rendre visite avec don Basilio de la Fuente et les notables du lieu. Après cette visite officielle, vinrent successivement les dames d’Aréquipa qui se trouvaient à Islay pour prendre des bains de mer ; ensuite se présentèrent des personnes de classes moins élevées. Don Justo nous donna un bon dîner, et, pour me fêter dignement, il réunit chez lui les musiciens et les danseurs de l’endroit, afin de me régaler d’un bal à la mode du pays. Les danses se prolongèrent jusqu’après minuit.

J’attendais avec impatience que tous les convives se fussent retirés, car je tombais de fatigue. Enfin, je pus me coucher : mais, hélas ! à peine dans mon lit, je me sentis comme dans une fourmilière de puces. Depuis mon arrivée, j’en avais été très incommodée mais pas à ce point. Je ne pus dormir de la nuit, et les piqûres de ces insectes enflammèrent mon sang à un tel degré, que j’en eus la fièvre. Je me levai aussitôt que le jour parut et sortis dans la cour pour prendre l’air. J’y trouvai le docteur qui se lavait la figure, le cou et les bras en pestant contre les puces ; pour toute réponse je lui montrai mes mains qui étaient toutes couvertes d’ampoules. Le bon Justo fut désolé que les puces nous eussent empêchés de dormir. Madame Justo me dit avec embarras : — Mademoiselle, je n’ai pas osé vous parler de ce qu’il fallait faire pour qu’elles vous incommodassent moins ; ce soir, je vous l’enseignerai.

Le matin, l’homme d’affaires de mon oncle vint me dire qu’il avait fait partir un courrier pour Camana, afin de prévenir ma famille de mon arrivée. Il ne doutait pas que mon oncle ne m’envoyât chercher aussitôt qu’il saurait que j’étais à Islay. Je réfléchis quelques instants, et, d’après tout ce que je savais de mon oncle, je ne pensai pas qu’il fût prudent d’aller immédiatement chez lui à la campagne me mettre en quelque sorte à sa discrétion. Je crus qu’il valait beaucoup mieux me rendre directement à Aréquipa, afin d’y prendre des informations, d’y tâter le terrain et d’attendre là que mon oncle abordât le premier la question d’intérêts. Je répondis à cet homme d’affaires que je partirais le lendemain pour Aréquipa, me sentant trop fatiguée pour aller à Camana. Je chargeai le docteur de nos apprêts de voyage, afin que nous pussions nous mettre en route le lendemain au point du jour.

Le reste de la journée se passa à recevoir des visites d’adieu, à parcourir le pays ; puis, le soir, je fus chez l’administrateur de la douane, qui m’avait invitée à un thé. Pour que l’hospitalité fût plus splendide, il avait, ainsi que don Justo, réuni les musiciens et les danseurs de la bourgade, et le bal se prolongea jusqu’à une heure du matin. Afin de ne pas m’endormir, j’avais eu recours au café dont je pris plusieurs tasses ; il était très bon, mais j’en fus fort agitée. Rentrée dans ma chambre, madame Justo vint me montrer comment il fallait se garantir des puces. Elle plaça quatre ou cinq chaises à la suite les unes des autres, de telle sorte que la dernière aboutissait au lit ; elle me fit déshabiller sur la première chaise ; je passai sur la seconde n’ayant plus que ma chemise, madame Justo emporta tous mes vêtements hors de la chambre, en me recommandant de m’essuyer avec une serviette, afin de faire tomber les puces adhérentes au corps ; ensuite j’allai de chaise en chaise jusqu’au lit où je pris une chemise blanche sur laquelle on avait jeté beaucoup d’eau de Cologne. Ce procédé me procura deux heures de tranquillité mais, après, je me sentis assaillie par des milliers de puces qui arrivaient à mon lit. Il faut avoir vécu dans les pays où ces insectes abondent, pour pouvoir se figurer le supplice de leurs morsures. Les douleurs qu’on en éprouve agacent les nerfs, enflamment le sang et donnent la fièvre. Le Pérou est infesté de ces insectes. Dans les rues d’Islay, on les voit sauter sur le sable. Il est impossible de s’en garantir totalement ; mais, avec plus de propreté dans les usages du pays, on en serait beaucoup moins incommodé.

  1. J’aurais pu mettre cette lettre en meilleur français, mais j’ai tenu à traduire mon oncle littéralement.
  2. Mon oncle, peu de temps avant la mort de ma grand’mère, lui fit faire un testament par lequel sa femme était avantagée de 20,000 piastres, et dans lequel j’étais comprise pour un legs de 3,000 piastres. Ce testament est très long, et ma bonne maman, qui avait en son fils don Pio une aveugle confiance, le signa sans en connaitre les dispositions. Je n’y étais pas désignée comme la fille de don Mariano, mais par mon nom de Florita seulement, sans qu’on pût savoir à quel titre ce don m’était fait. Lors du partage de la succession, mon existence fut révélée aux parties intéressées par le prélèvement du legs. Mon oncle eut beaucoup de peine à faire consentir les parties à me donner cette somme. On demandait : « Mais pourquoi donner 15,000 fr. à une étrangère ? — Parce qu’il est présumable qu’elle est la fille de mon frère. »