Pérégrinations d’une paria/I/VII. Le désert

Arthus Bertrand (Tome 1p. 231-275).


IX.

LE DÉSERT.


À quatre heures du matin, le muletier vint prendre les bagages. Pendant qu’il les chargeait, je me levais, j’étais rompue, harassée de fatigue, et, selon mon usage, je me ranimai en prenant force café.

Quand je vins à vouloir monter sur ma mule, je la trouvai très mauvaise, et surtout très mal harnachée pour un si long voyage. J’en fis faire l’observation au docteur, qui s’était chargé du soin de me la procurer, en le félicitant d’avoir été plus heureux dans le choix de sa mule, celle qu’il montait étant aussi bonne que convenablement harnachée. Je regardais M. de Castellac, et pensais à M. David. Ah ! qu’il a bien raison, me disais-je à moi-même, voilà comme sont les hommes ; tout pour eux ! le moi, rien que le moi. Si, alors, j’avais été initiée plus avant dans la connaissance du monde, j’aurais dit à ce bon docteur qui prenait tant d’intérêt à moi : Docteur, je ne partirai pas que vous ne m’ayez trouvé une bonne mule et une selle commode. Il se fût procuré l’une et l’autre, car il pensait que je pourrais lui être utile. Mais il m’assura qu’ayant cherché par tout le pays, il n’avait pu découvrir rien de mieux. Je le crus : je n’aurais jamais pu imaginer alors qu’un homme auquel on vient de rendre quelques services pût si tôt en perdre le souvenir, ou les considérât du même œil dont l’industriel qui exploite la foule envisage les objets dont il s’est emparé. Don Justo me prêta un tapis dont on couvrit le coussin rembourré en paille mis en guise de selle sur le dos de l’animal ; cette selle économique dans le pays se nomme torche. Je m’arrangeai de mon mieux. Toutes les personnes, autour de nous, me disaient que je faisais une imprudence de partir aussi mal montée ; que, le voyage étant long et pénible, il valait mieux le retarder que le faire avec cette monture. Mais la jeunesse est confiante en elle-même, et ses désirs accueillent rarement les délais. Je me reposais sur ma force morale, sur cette volonté qui ne m’a jamais trahie ; je ne tins aucun compte des prières du bon Justo ni de celles de sa femme et de sa fille, qui me répétaient qu’elles avaient failli succomber à la fatigue dans leur dernier voyage à Aréquipa. Je partis : c’était le 11 septembre 1833, à cinq heures du matin.

Au commencement du voyage, je me trouvais passablement sur ma mule. Le café que j’avais bu me donnant une force factice, je me sentais infatigable et très satisfaite du parti que j’avais pris. À peine eûmes-nous quitté la hauteur d’Islay pour nous enfoncer dans les montagnes, que nous fûmes rejoints par deux cavaliers. Ils étaient cousins de l’administrateur de la douane d’Islay : l’un se nommait don Balthazar de la Fuente, et l’autre don José de la Fuente. Ces messieurs m’abordèrent en me demandant si je voulais les accepter pour compagnons de route ? Je les remerciai de leur galanterie, et fus charmée de l’heureuse rencontre, car le courage de M. de Castellac ne me laissait pas sans quelques inquiétudes. Le docteur, habitué à voyager dans le Mexique, où les routes sont infestées de brigands, craignit qu’il n’en fût de même dans le Pérou. Il s’était armé de pied en cape[sic], quoique la bravoure ne fût pas son fort ; mais c’était pour effrayer les brigands, et non dans l’intention de se servir de ses armes : il espérait leur être un épouvantail, et ne ressemblait pas mal, dans son accoutrement, à don Quichotte, sans prétendre le moins du monde à l’héroïque valeur de ce noble chevalier. Il portait à sa ceinture une paire de pistolets ; par dessus, un ceinturon auquel pendait un grand sabre de lancier, de plus un baudrier auquel était attaché un couteau de chasse, enfin deux gros pistolets à l’arçon de sa selle. Ces apparences militaires contrastaient de la manière la plus burlesque avec sa chétive personne et sa toilette plus que mesquine. Le docteur avait une culotte de peau dont il s’était servi pour son voyage du Mexique, des bottes à revers avec de longs éperons venant aussi du Mexique, une petite veste de chasse en drap vert, si juste, si râpée, qu’on craignait de la voir éclater sur lui. Sa tête était couverte d’une calotte de soie noire, et, par-dessus d’un énorme chapeau de paille. À tout cela, il faut ajouter l’accompagnement des paniers, des bouteilles sur le devant de sa mule, et, sur la croupe, des couvertures, des tapis, des foulards, des manteaux, en un mot, de tout le bataclan d’un homme qui, habitué à voyager dans le désert, craint de manquer de tout. Quant à moi, j’ignorais ce que sont de tels voyages, et j’étais partie comme je le ferais de Paris pour aller à Orléans. J’avais des brodequins en coutil gris, un peignoir en toile brune, un tablier de soie, dans la poche duquel étaient mon couteau et mon mouchoir ; sur ma tête un petit chapeau en gros des Indes bleu ; j’avais pris cependant mon manteau et deux foulards.

Nous descendîmes la montagne, dont le périlleux chemin nous mena à Guerrera, à une lieue d’Islay. Là nous vîmes des sources d’eau vive, des arbres et quelque peu de végétation. Il y avait cinq ou six cabanes habitées par des muletiers. Ces messieurs de la Fuente lièrent conversation avec moi, et me parlèrent de l’étonnement qu’avait produit mon arrivée, à laquelle on ne pouvait s’attendre, mon oncle n’ayant jamais fait mention de moi ; ils vinrent ensuite à causer de ma bonne maman, et, ne pouvant se douter du mal qu’ils me faisaient, ils déploraient la perte que j’avais faite dans cette respectable femme, aussi généreuse que juste. Je ne parlais jamais de ce cruel événement depuis que j’en avais été informée à Valparaiso, ces messieurs évitaient avec soin tout ce qui aurait pu y reporter ma pensée : le docteur avait la même attention ; à Islay personne ne m’en avait dit un mot. Mais il y a par tout pays beaucoup de gens auxquels le désir de causer fait oublier les convenances. Ce que don Balthazar et son cousin me dirent sur ma grand’mère réveilla toutes mes douleurs, et m’attendrit à un tel point que je ne pus pas retenir mes larmes. Quand ces messieurs virent l’effet de leurs paroles, ils tâchèrent de me calmer en changeant le cours de la conversation ; mais ils avaient excité ma sensibilité, et je ressentais un besoin impérieux de pleurer. Je les laissais cheminer devant avec le docteur, et, marchant à l’écart, je donnais un libre cours à mes larmes.

L’état dans lequel je me trouvais tient à mon organisation nerveuse. Après de grandes fatigues, j’ai toujours ressenti les mêmes effets. Les deux jours que je venais de passer à Islay m’avaient excessivement fatiguée : l’émotion de me voir sur ce sol après tant de peines pour l’atteindre, la difficulté de m’exprimer dans une langue que je connaissais mais que je n’étais pas dans l’habitude de parler, la multitude de visites qu’il m’avait fallu recevoir, les nuits fiévreuses causées par les maudites puces, la quantité de café que j’avais prise, tout cela avait surexcité en moi le système nerveux de la manière la plus violente.

Je crus d’abord que les pleurs que je versais me soulageraient ; mais, bientôt après, j’éprouvais un mal de tête excessif. La chaleur commençait à devenir extrême ; la poussière blanche et épaisse soulevée par les pieds de nos bêtes venait encore accroître ma souffrance. Il me fallait tous les efforts de mon courage pour me soutenir sur ma mule. Don Balthazar maintenait ma force morale en m’assurant qu’une fois hors des gorges des montagnes, nous entrerions en rase campagne où nous trouverions un air pur et frais. J’avais une soif dévorante ; je buvais à chaque instant de l’eau avec du vin du pays ; ce mélange, si salutaire ordinairement, redoubla mon mal de tête, tant ce vin est fort et capiteux. Enfin nous sortîmes de ces gorges étouffantes dans lesquelles je n’ai jamais senti le plus léger souffle du zéphyr, et où un soleil ardent échauffe le sable comme dans une fournaise. Nous gravîmes la dernière montagne : arrivés à son sommet, l’immensité du désert, la chaîne des Cordillières et les trois gigantesques volcans d’Aréquipa se découvrirent à nos regards. À la vue de ce magnifique spectacle, je perdis le sentiment de mes souffrances ; je ne vivais que pour admirer, ou plutôt ma vie ne suffisait pas à mon admiration. Était-ce le céleste parvis qu’un pouvoir inconnu me faisait contempler, et le divin séjour était-il au-delà de cette digue de hautes montagnes qui unissent le ciel à la terre, au-delà de cet océan de sable ondoyant dont elles arrêtent le progrès ? Mes yeux erraient sur ces flots argentés, les suivaient jusqu’à ce qu’ils les eussent vus se confondre avec la voûte azurée, et se reportaient ensuite sur ces marchepieds des cieux, sur ces hautes montagnes dont la chaîne est sans terme, dont les milliers de cimes couvertes de neige étincellent en reflets du soleil, et tracent sur le ciel la limite occidentale du désert avec toutes les couleurs du prisme. L’infini frappait tous mes sens de stupeur : mon ame en était pénétrée, et, comme à ce pasteur du mont Oreb, Dieu se manifestait à moi dans toute sa puissance, dans toute sa splendeur. Puis mes regards se dirigeaient sur ces trois volcans d’Aréquipa unis à leur base, y présentant le chaos dans toute sa confusion, et portant aux nues leurs trois sommets couverts de neiges qui réfléchissent les rayons du soleil, et, parfois, les flammes de la terre, immense flambeau à trois branches qui s’allume pour de mystérieuses solennités, symbole d’une trinité qui passe notre intelligence. J’étais en extase et ne cherchais point à deviner les mystères de la création : mon ame s’unissait à Dieu dans ses élans d’amour. Jamais aucun spectacle ne m’avait autant émue ; ni les ondes du vaste Océan dans leur épouvantable courroux, ou lorsqu’elles s’agitent étincelantes de clartés dans les nuits des tropiques, ni le brillant coucher du soleil sous la ligne équinoxiale, ni la majesté d’un ciel resplendissant d’innombrables étoiles, n’avaient produit sur moi un aussi puissant étonnement que cette sublime manifestation de Dieu.

Ces messieurs ne nous avaient pas prévenus ; ils avaient voulu jouir de l’effet que produirait sur moi la vue de ces grandes œuvres de la création. Don Balthazar jouissait de mon ravissement, et me dit, avec un vif sentiment d’orgueil national : — Eh bien ! mademoiselle, que pensez-vous de cette vue ? Avez-vous rien de semblable dans votre belle Europe ?

— Don Balthazar, la création révèle en tous lieux la haute et toute-puissante intelligence de son auteur ; mais il se manifeste ici dans toute sa gloire, et ce spectacle solennel vaut la peine qu’on vienne des extrémités de la terre pour le contempler.

Pendant que j’admirais toutes ces merveilles, le docteur et don José, au lieu de passer leur temps à s’extasier dans la contemplation de ces éternelles glaces et de ces sables brûlants, m’avaient fait préparer un lit sur des tapis, et dressé une petite tente pour me garantir du soleil. Je m’étendis sur ce lit, et nous nous mîmes à faire un repas où tout était en abondance. La bonne madame Justo avait remis au docteur un panier bien garni de viandes rôties, de légumes, de gâteaux et de fruits. Les deux Espagnols s’étaient aussi très bien munis : ils apportaient des saucissons, du fromage, du chocolat, du sucre et des fruits ; en liquides, du lait, du vin et du rhum. Notre repas fut long ; je ne me lassais pas d’admirer. Après le dîner, ce fut le tour du docteur. Enfin il fallut repartir : nous avions trente-quatre lieues à parcourir sans rencontrer vestige d’eau ; nous n’en avions fait que six, et il était dix heures.

Don José me donna sa jument, parce qu’elle allait mieux que ma mule et nous nous remîmes en route. Le magnifique panorama dont j’avais l’ame remplie me tint quelque temps comme fascinée sous la puissance de son charme ; mes sens étaient captifs et il y avait près d’une demi-heure que nous cheminions péniblement sans que l’affreux désert dans lequel nous étions engagés eût encore produit sur moi aucune impression. La souffrance physique vint me ravir à mon extase intellectuelle ; tout à coup mes yeux s’ouvrirent, je me crus au milieu d’une mer limpide et bleue comme le ciel qu’elle réfléchissait ; j’en voyais les vagues onduler mollement ; mais, à l’ardeur de fournaise qui s’en élevait, à l’atmosphère étouffante dont j’étais environnée, à cette poussière fine, imperceptible et cuisante comme le duvet de l’ortie qui se collait à ma figure, je pensais que, déçue par une illusion, je voyais, sous l’aspect de l’eau, un feu liquide ; et, portant mes regards vers les Cordillières, j’éprouvais le tourment de l’ange déchu, banni du ciel.

— Don Balthazar, lui demandai-je avec effroi, est-ce du métal fondu dans lequel nous sommes et avons-nous longtemps à marcher dans cette mer de feu ?

— Vous avez raison, mademoiselle ; le sable est tellement brûlant, qu’on peut bien le prendre pour du verre en fusion.

— Mais, señor, le sable est liquide ?

— Mademoiselle, c’est l’effet du mirage qui vous le fait paraître ainsi ; regardez, nos mules de charges s’y enfoncent actuellement jusqu’aux genoux : elles sont haletantes, le sable brûle leurs pieds ; et, néanmoins, comme vous, elles croient voir dans l’éloignement une nappe d’eau. Voyez-les redoubler d’efforts pour atteindre cette onde fugitive, leur soif ardente s’en irrite ; les pauvres bêtes ne pourraient résister longtemps au supplice de cette déception.

— Avons-nous de l’eau pour les désaltérer.

— On ne leur en donne jamais en route ; le propriétaire du tambo en fait provision pour les voyageurs qu’il sait devoir lui arriver.

— Don Balthazar, malgré l’explication que vous venez de me donner, je crois toujours voir distinctement des vagues.

— Cette pampa est couverte de petits monticules de sables que le vent amoncelle, pareils à ceux-ci ; vous voyez qu’effectivement ils ont la forme des vagues de la mer, et le mirage, dans l’éloignement, leur en prête l’agitation ; du reste, ils ne sont guère plus stables que les vagues de l’Océan ; les vents les bouleversent sans cesse.

— Alors il doit y avoir beaucoup de dangers à se trouver dans la pampa quand le vent souffle avec violence ?

— Oh ! oui ; il y a quelques années que des muletiers, se rendant d’Islay à Arequipa, furent ensevelis avec leurs mules par une trombe ; mais ces événements sont très rares.

Nous cessâmes de causer. Je songeais à la faiblesse de l’homme en présence des dangers auxquels il est exposé dans ces vastes solitudes, et une sombre terreur s’empara de moi ; la tempête du désert, me disais-je, est plus redoutable que celle de l’Océan. La soif, la faim menacent continuellement l’homme au milieu de ces sables sans limites ; s’il s’égare, ou s’arrête, il périt. Vainement s’agite-t-il, regarde-t-il dans toutes les directions, pas le moindre brin d’herbe ne s’offre à sa vue. L’espérance ne peut naître en lui, partout entouré d’une nature morte ; une immensité, que ses efforts ne peuvent franchir, le sépare de ses semblables, et cet être, si orgueilleux, reconnaît, dans les angoisses, qu’il ne peut rien où Dieu n’a pas pourvu pour lui. J’invoquais donc Dieu avec ferveur pour qu’il me vînt en aide, et m’abandonnai à sa providence.

Je portais les yeux sur mes compagnons de voyage : le docteur était morne, silencieux ; don José, par les paroles qu’il lui adressait, manifestait l’inquiétude que lui causait la lenteur de notre course ; don Balthazar, se confiant dans sa force, et habitué à voyager dans le désert, paraissait seul n’en être pas affecté.

Vers midi, la chaleur devint si forte que mon mal de tête redoubla au point que je ne pouvais plus me tenir à cheval. Le soleil et la réverbération du sable me brûlaient la figure, une soif ardente desséchait mon gosier ; enfin, une lassitude générale, que ma volonté ne pouvait plus vaincre, faisait que je tombais comme morte. Deux fois, je me trouvai mal à perdre connaissance. Mes trois compagnons de voyage, étaient au désespoir ; le docteur voulait me saigner ; heureusement que don Balthazar s’y opposa ; car, sans nul doute, je serais morte s’il avait laissé faire ce nouveau Sangrado. On me coucha sur mon cheval, et je serais tentée de croire qu’une main invisible me soutenait : marchant ainsi à la grâce de Dieu, je ne tombai pas une seule fois. Enfin, le soleil disparut derrière les hauts volcans, et peu à peu la fraîcheur du soir me ranima. Don Balthazar, pour exciter mon courage, employa un moyen fort usité en pareille circonstance, lequel consiste à tromper le voyageur sur la distance qui le sépare du tambo[1]. Il me disait que nous n’en étions qu’à trois lieues. — Consolez-vous, chère demoiselle, bientôt vous allez voir luire la lumière du phare suspendu à la porte de cette belle auberge. Le rusé Balthazar savait bien que nous en étions encore à plus de six lieues ; il comptait sur la première étoile qui paraîtrait au-dessus des Cordillières pour donner de la vraisemblance à sa supercherie ; mais la nuit devint tout à fait sombre, et notre inquiétude fut alors bien grande. Il n’y a pas de chemin tracé à travers le désert, et n’ayant pas, dans l’obscurité, les étoiles pour nous guider, nous courions le risque de nous égarer, de mourir de faim et de soif au milieu de ces vastes solitudes. Le docteur se répandait en lamentations pitoyables, et don Balthazar, d’un caractère très gai, le plaisantait de la manière la plus bouffonne. Nous nous en remîmes à l’instinct de nos bêtes : les muletiers, dans pareilles circonstances, n’ont pas d’autre boussole et c’est la plus sûre.

Autant, dans cette pampa, les journées sont brûlantes par l’ardeur du soleil et la réverbération du sable, autant les nuits y sont froides par l’influence de la brise qui a traversé les neiges des montagnes. Le froid me fit beaucoup de bien ; je me sentis plus forte ; la douleur de tête diminua, et je pressai mon cheval avec une vigueur qui étonna ces messieurs ; deux heures auparavant, j’étais à la mort, et, maintenant, je me sentais de la force. Je n’avais pas été dupe de la déception que don Balthazar cherchait à exercer sur moi, en m’indiquant une étoile comme étant la lanterne du tambo, et ce fut moi qui vis avant tous la véritable lanterne. Ah ! quelle sensation ineffable de joie cette vue me fit éprouver ! Ce fut celle du malheureux naufragé qui, prêt à succomber, aperçoit un navire venant à son secours. Je poussai un cri et fis partir mon cheval au grand galop. La distance était encore bien longue ; mais la vue de cette petite lanterne soutint mon courage. Nous arrivâmes au tambo à minuit. Don Balthazar était allé en avant avec son domestique pour me faire préparer un lit et un bouillon. En arrivant, je me couchai, pris mon bouillon et ne pus dormir ; trois choses m’en empêchèrent : les puces que je trouvai là en bien plus grande abondance qu’à Islay, le bruit continuel qui se faisait dans cette auberge, enfin l’inquiétude que les forces ne vinssent à me faillir et que je ne pusse achever la route.

Cette auberge n’existait que depuis un an. Auparavant, il fallait se résigner à coucher sur la terre au milieu du désert. Cette maison consiste en trois pièces séparées entre elles par des cloisons faites en bambou : la première de ces pièces est affectée aux muletiers et à leurs bêtes, la suivante aux voyageurs, et la dernière, habitée par les maîtres de l’établissement, sert en même temps de cuisine et de magasin. Les voyageurs des deux sexes couchent ordinairement dans la pièce du milieu ; mais ces messieurs de la Fuente, qui eurent pour moi, depuis l’instant de notre rencontre jusqu’à la fin du voyage, les attentions les plus délicates, les soins les plus affectueux, ne voulurent pas, malgré mes instances, rester dans cette chambre et me la laissèrent en entier. Ils se retirèrent avec le docteur dans la cuisine, où ils furent très mal sous tous les rapports et ne dormirent pas plus que moi, Quoique leur conversation fût à voix basse, j’en entendais assez pour être effrayée de ma situation. Don Balthazar disait au docteur : — Je ne crois pas prudent, je vous l’avoue, d’emmener ce matin avec nous cette pauvre demoiselle : elle est dans un tel état de faiblesse que je crains qu’elle ne meure en route, d’autant plus que le chemin qui nous reste à faire est beaucoup plus pénible que celui que nous avons déjà fait. Je suis d’avis que nous la laissions ici, et, demain nous enverrions la prendre avec une litière. À ce propos, le maitre de l’auberge intervenait en faisant observer qu’il n’était pas sûr d’avoir de l’eau, que son approvisionnement était épuisé, et que, s’il ne lui en arrivait pas, je pourrais périr de soif.

Ces paroles me firent frémir d’horreur : l’idée qu’on songeait à m’abandonner dans ce désert, que les gens grossiers auxquels je serais confiée, rendus cruels par la soif, me laisseraient périr peut-être faute d’un verre d’eau ; cette idée ranima mes forces, et quoi qu’il dût en arriver, je préférai mourir de fatigue que de soif. J’éprouvai encore, dans cette circonstance, combien l’instinct vital est puissant sur nous. La crainte d’une mort aussi affreuse m’excita à un tel point, qu’à trois heures du matin j’étais prête. J’avais arrangé mes cheveux, fendu mes brodequins sur le dessus, afin que mes pieds gonflés fussent plus à l’aise ; j’étais habillée convenablement, j’avais mis toutes mes affaires en ordre, et j’appelai le docteur en le priant de me faire faire une tasse de chocolat. Ces messieurs furent surpris de me voir aussi bien : je leur dis que j’avais dormi et que je me sentais tout à fait remise. Je pressai les apprêts du départ, et nous quittâmes le tambo à quatre heures du matin.

Il faisait très froid : don Balthazar me prêta un grand poncho[2] bien doublé en flanelle ; on m’entortilla chaque main d’un foulard ; et, grâce à toutes ces précautions, je cheminai sans trop souffrir de la température.

En sortant du tambo, le paysage change entièrement d’aspect : là finit la pampa ; on entre dans un pays montagneux, qui ne présente non plus aucun vestige de végétation ; c’est la nature morte dans tout ce qu’elle a de plus triste. Pas un oiseau qui vole dans l’air ; pas le moindre petit animal qui coure sur la terre ; rien qu’un sable noir et pierreux. L’homme dans son passage a encore augmenté l’horreur de ces lieux. Cette terre de désolation est jonchée des squelettes d’animaux morts de faim et de soif dans cet affreux désert : ce sont des mulets, des chevaux, des ânes ou des bœufs. Quant aux llamas, on ne les expose pas dans ces traversées, qui sont beaucoup trop pénibles pour leur organisation ; ils ont besoin de beaucoup d’eau et d’une température froide. La vue de ces squelettes m’attristait profondément. Les animaux attachés à la même planète, au même sol que nous, ne sont-ils pas nos compagnons ? ne sont-ils pas aussi les créatures de Dieu ? Ce n’est pas par un retour sur moi-même que je souffre de la peine de mes semblables ; la douleur excite ma compassion, quel que soit l’être qui l’endure, et je crois que c’est un devoir religieux d’en garantir les animaux qui sont sous notre domination. Aucun des ossements de ces diverses victimes de la cupidité humaine ne s’offrait à mes regards sans que mon imagination ne se représentât la cruelle agonie de l’être qui avait animé ce squelette. Je voyais ces pauvres animaux, épuisés de fatigue, haletants de soif, mourir dans un état de rage. À cette peinture effroyable, la conversation de la nuit me revenait à l’esprit ; et, alors, sentant avec terreur combien j’étais faible pour soutenir encore la fatigue d’une aussi rude journée, je frémissais à l’idée que peut-être, moi aussi, j’allais être abandonnée dans ce désert…

Le soleil s’était levé, et la chaleur devenait de plus en plus ardente. Le sable sur lequel nous marchions s’échauffait, et des nuages d’une poussière fine comme de la cendre venaient brûler nos visages et dessécher nos palais. Vers huit heures, nous entrâmes dans les Quebradas, montagnes renommées dans le pays par les difficultés qu’elles présentent aux voyageurs. En montant les pics sur lesquels passe la route, je me couchais sur ma mule, et j’allais à la merci de la Providence ; en descendant, je ne pouvais faire de même ; et, quoique ma mule eût le pied très sûr, les dangers que continuellement présentait la route me forçaient à avoir la plus grande attention. Nous avions à faire franchir à nos mules des crevasses qui coupaient le chemin, à leur faire gravir d’énormes rochers, et parfois à leur faire suivre d’étroits sentiers, où il arrivait que le sable s’éboulait sous leurs pieds, ce qui nous mettait alors dans le plus grand péril, courant le risque de tomber dans le précipice horrible qui borde la montagne. Don Balthazar allait toujours en avant, afin de nous indiquer le chemin. Son cousin, qui était bien l’homme le plus attentif et le plus doux que j’aie jamais rencontré, marchait, le plus possible, près de moi afin de pouvoir, au besoin, me prêter assistance. Le docteur, homme à précautions par excellence, marchait toujours en arrière, redoutant le risque, si l’un de nous tombait, d’être entraîné dans la chute. Je l’entendais crier à chaque faux pas que faisait sa mule, se recommander à Dieu, jurer contre le chemin, le soleil, la poussière, et déplorer son affreuse destinée.

Je descendis assez bien la première et la seconde montagne ; arrivée au sommet de la troisième, je me sentis si faible, si mal, les mouvements violents de la mule m’avaient donné une telle douleur de côté, qu’il me devint impossible de tenir la bride. Nous fîmes une halte sur le sommet de cette troisième montagne, où règne un air pur et frais. Le voyageur haletant de fatigue et baigné de sueur se sent ranimé. Quant à moi, j’éprouvais les mêmes souffrances que j’avais ressenties la veille : une oppression spasmodique me serrait la poitrine et me faisait gonfler toutes les veines du cou et du front : mes larmes coulaient sans que je pusse les arrêter, ma tête ne pouvait plus se soutenir, et tous mes membres étaient anéantis. La soif, une soif dévorante était le seul besoin que je sentisse. Don José, d’une complexion délicate et sensible à l’excès, fut tellement affecté de l’état où je me trouvais, que tout à coup sa figure prit une pâleur de mort, et il s’évanouit entièrement. Le docteur était aux abois, il se désespérait, pleurait et ne remédiait à rien. Don Balthazar seul ne perdit pas un instant son sang-froid, ni même sa gaîté ; il soignait tout le monde et veillait à tout avec ordre et intelligence. Il fit revenir son cousin, lui arrangea un lit sur des tapis ; puis, après que nous fûmes restés environ une demi-heure sur le haut de cette montagne, il donna le signal du départ. Nous lui obéîmes sans réplique, sentant, comme par instinct, qu’il lui avait été départi la force, et que c’était à lui de nous guider. Don Balthazar, jugeant que, dans la position où j’étais, je ne pouvais monter sur ma mule sans m’exposer au risque d’aller rouler dans le précipice, me proposa de faire la descente à pied ; lui et son cousin me prirent sous les bras, me portant presque, et nous descendîmes ainsi, tandis que M. de Castellac menait les bêtes en laisse. Ce moyen nous ayant réussi, nous l’employâmes pour tous les autres pics que nous eûmes successivement à passer, et il s’en présenta encore sept ou huit.

Si, la veille, la vue des cadavres des animaux morts dans ces arides solitudes avait fait sur moi une profonde impression, on peut juger combien, le jour suivant, ma sensibilité, accrue par l’irritabilité du système nerveux, dut être affectée par le spectacle de victimes aux prises avec la mort du désert. Nous rencontrâmes deux malheureux animaux, un mulet et un ânon qui, succombant sous la faim et la soif, se débattaient dans l’agonie d’une mort affreuse. Non, je ne saurais dire l’effet que cette scène produisit sur moi ! La vue de ces deux êtres expirant dans des angoisses aussi horribles ; leurs sourds et faibles gémissements m’arrachèrent des sanglots comme si j’eusse assisté à la mort de deux de mes semblables. Le docteur lui-même, malgré son froid égoïsme, était ému : c’est que, dans ces épouvantables lieux, les mêmes dangers menacent toutes les créatures. Je ne pouvais quitter la place, tant mes émotions me tenaient enchaînée à ce spectacle déchirant. Don Balthazar m’entraîna en me faisant des raisonnements philosophiques sur la mort. Il faut avoir vu celle du désert pour connaître la plus affreuse de toutes. Ha ! quelles pénibles sensations ignorent ceux qui n’en ont jamais été témoins !

En montant le dernier pic, j’eus encore à soutenir une autre épreuve que la mort, cette divinité du désert, m’avait réservée. Une tombe, placée sur le bord du chemin de manière à ce qu’on ne puisse l’éviter, s’offrit à ma vue. Don Balthazar voulait me faire passer vite ; cependant une curiosité que je ne pus maîtriser me porta à lire l’inscription : c’est un jeune homme de vingt-huit ans, mort à cette place en allant à Aréquipa. Parti malade d’Islay, où il était allé prendre les bains de mer, le malheureux ne put supporter les fatigues de la route : il mourut, et la plus grande des douleurs, celle d’une mère qui pleure son fils, s’est éternisée dans ce désert pour que rien ne manquât à son horreur. La tombe a été élevée à l’endroit même où le jeune homme est mort ; on lit sur la pierre tumulaire sa déplorable fin. Je me représentais si vivement les souffrances que ce malheureux avait dû éprouver à se sentir expirer en ce lieu, loin des siens ! mon imagination m’en grossissait tellement les douleurs ; j’en étais si profondément affectée, que j’appréhendai un instant de mourir, moi aussi, à cette même place. Ce moment fut horrible ! Je me rappelais ma pauvre fille et la suppliais de me pardonner la mort que j’étais venue chercher à quatre mille lieues de mon pays. Je priais Dieu qu’il la prît sous sa protection : je pardonnais à tous ceux qui m’avaient fait du mal, et je me résignais à quitter cette vie. J’étais anéantie, fixée à la tombe, je ne pouvais plus bouger. Don Balthazar fut encore mon sauveur : il me porta sur ma mule, m’y attacha avec son poncho, m’y soutint de son bras vigoureux ; et, pressant le pas des bêtes, il me fit arriver, comme par un tour de force, au sommet du dernier pic. On me coucha à terre ; mes trois compagnons me parlaient à la fois avec un accent de bonheur : — Chère demoiselle, ouvrez les yeux ; voilà la verte campagne ! Regardez Aréquipa, comme il est beau !…

— Voyez, disaient MM. de la Fuente, la rivière de Congata : voyez ces grands arbres et dites-nous si en France vous avez de plus délicieuses campagnes ?

Hélas ! je faisais d’inutiles efforts pour ouvrir les yeux ; j’étais entièrement épuisée ; je ne sentais pas l’air frais qui courait sur mon front, je n’entendais plus que très imparfaitement la voix de mes compagnons ; mes idées m’échappaient, et je ne tenais plus à la terre que par un fil qu’un rien pouvait briser. Il nous restait encore de l’eau, on m’en lava le visage ; mes mains et mes tempes furent frottées avec du rhum ; on me fit sucer des oranges, et, plus que tout cela, le vent frais me rappela à la vie. Peu à peu, mes forces revinrent ; je pus ouvrir les yeux ; je regardai alors le riant vallon et j’en ressentis une émotion si douce, que je pleurai ; mais c’étaient des larmes de joie. Je me reposai là longtemps : cette vue fit renaître l’espérance dans mon cœur ; mon énergie reparut ; cependant mon épuisement physique resta le même. Je voulus me lever pour essayer de descendre cette dernière montagne, mais il me fut impossible de me soutenir. Don Balthazar, cette fois, se décida à me prendre en croupe ; le chemin était meilleur, et nous n’avions qu’une demi-heure de route pour nous rendre à Congata. Enfin, nous y arrivâmes à deux heures de l’après-midi.

Congata n’est pas un village, car il ne se compose que de trois ou quatre maisons et d’une belle ferme qui sert à la fois de poste d’auberge et de lieu de rendez-vous aux voyageurs qui traversent le désert. Le propriétaire de cette maison est aussi le maître de l’établissement et se nomme don Juan Najarra. Don Balthazar, en entrant dans la cour, lui annonça qui j’étais, et l’urgence des secours que mon état réclamait. Le nom de mon oncle fut une puissante recommandation ; le señor Najarra, sa femme et leurs nombreux serviteurs s’empressèrent autour de moi avec une telle vivacité, qu’en moins de dix minutes on me servit un très bon bouillon. J’eus les pieds déchaussés, lavés avec de l’eau tiède et du lait, ainsi que la figure et les bras, puis je fus portée dans la petite chapelle de la ferme, où l’on avait placé, pour moi, un lit à terre. Madame Najarra, aidée d’une négresse, me déshabilla, me mit une chemise de batiste fraîche et blanche, me porta sur le lit, m’y arrangea avec le plus grand soin, posa près du lit une tasse de lait, ensuite se retira en fermant la porte de la chapelle.

D’après les renseignements qui me furent donnés à Islay, je jugeai que mon oncle ne reviendrait pas à Aréquipa avant deux mois, et me trouvant dans la nécessité de demander l’hospitalité à d’autres parents, la veille de mon départ j’avais écrit à l’évêque et à son frère, M. de Goyenèche, qui étaient nos cousins. Le docteur, qui connaissait cette circonstance, en instruisit don Balthazar, afin qu’à son arrivée à Arêquipa il allât prévenir la famille Goyenèche de mon arrivée à Congata, et de l’état alarmant dans lequel je me trouvais.

Aussitôt que don Balthazar eut été informé de tout ce qu’il lui était nécessaire de savoir, il piqua des deux, et se dédommagea, par une course rapide, de l’ennui que la lenteur du voyage lui avait donné. Ces messieurs de la Fuente m’avaient fait le plus grand sacrifice que des Péruviens puissent faire, en se résignant à marcher avec cette lenteur. S’ils avaient été seuls, ils auraient fait cette traversée en seize ou dix-huit heures, tandis que nous en avions employé quarante.

M. de Castellac, quoiqu’en apparence fort délicat de complexion, avait très bien soutenu la fatigue, et, pendant que je reposais, au lieu de chercher à en faire autant de son côté, il préféra causer, avec le señor Najarra, lui raconta tout ce qu’il savait sur moi, ajoutant de son invention, de manière à me faire valoir, afin qu’il en rejaillît quelque chose sur lui. C’était, au fond, un excellent homme ; mais il avait tellement peur de manquer, qu’il s’accrochait à toutes les branches.

Dieu eut pitié de moi : aussitôt que je fus couchée, je m’endormis profondément. Quand je m’éveillai, il était près de cinq heures du soir ; je considérai, avec étonnement, les objets qui m’environnaient, et crus d’abord que c’était la suite d’un songe, ne pouvant guère croire à la réalité de tout ce que je voyais. La petite chapelle dans laquelle je me trouvais était aussi burlesquement décorée que le sont toutes celles du Pérou. L’autel était surchargé de figures en plâtre, d’une vierge habillée bizarrement, d’un grand Christ couvert de gouttes de sang, de chandeliers en argent, de vases de fleurs tant artificielles que naturelles, et d’une foule d’autres objets. Un assez beau tapis couvrait le plancher, une seule petite croisée éclairait ce saint lieu et n’y laissait pénétrer qu’un demi-jour qui donnait à tout cet ensemble une teinte pâle et mélancolique.

Mon lit avait été placé dans un coin près de l’autel : en face se trouvait la porte d’entrée. Lorsque j’ouvris les yeux, cette porte était entr’ouverte, et mon attention fut attirée par un animal qui passait sa tête et cherchait à entrer dans la chapelle. Cet animal était un énorme chat noir angora, dont les yeux, couleur de feu, avaient une expression extraordinaire. C’était, dans son espèce, la plus belle bête que j’eusse jamais vue. Je refermai les yeux à moitié pour ne pas l’effrayer, et désirant savoir ce qu’il allait faire : il entra, marchant à pas sourds, avec un air de mystère et de précaution, il roulait ses gros yeux flamboyants, et agitait sa longue queue ondoyante comme le serpent qui s’ébat au soleil le long d’une haie. Soit que mon cerveau fût encore agité par la fièvre ou affaibli par les deux jours de souffrances inconcevables que je venais d’éprouver, soit que je fusse dans une de ces étranges dispositions d’esprit dans lesquelles se trouvent parfois les êtres enclins au somnambulisme, le fait est que la vue de ce superbe chat m’inspira un mouvement de terreur que je ne pus m’expliquer. Je voulus cependant maîtriser cette frayeur panique, dont s’indignait mon caractère hardi et brave jusqu’à la témérité, je sortis mon bras du lit, pris la tasse de lait qui était à côté de moi, et la tendis à l’animal en l’appelant d’une voix douce, afin de ne pas l’effrayer. À ce mouvement, cette bête hérissa son poil, fit un bond de côté, puis, d’un autre bond, sauta sur l’autel, comme si elle eût voulu s’élancer sur moi. J’allais appeler à mon secours quand parut à la porte un petit être qui me fit l’effet d’un ange ! — Ne craignez rien, me dit-il, voyant mon effroi : ce chat n’est pas méchant, mais il est très sauvage, et, quand il a peur, il est comme un fou. En disant ces mots, la jolie petite créature s’approcha de l’autel, parla au chat, qui se laissa caresser, et, comme il était trop lourd pour qu’elle pût le porter, elle l’entraîna vers la porte qu’elle referma entièrement après l’avoir poussé dehors. Pour le coup, je ne savais plus que penser de cette apparition ! Si l’énorme chat, avec ses jeux rouges m’avait semblé la transformation de Lucifer, la charmante petite figure qui était là devant moi, dans une attitude angélique de curiosité et de naïveté, me paraissait un ange descendu des cieux. Viens donc auprès de moi, lui dis-je. Qui es-tu ? comment te nommes-tu ?

La petite créature accourut, s’agenouilla au bord de mon lit, me présenta sa petite bouche à baiser, et roula sa gracieuse tête de séraphin sur mon bras afin que je la caressasse. — On m’appelle Mariano. Je suis le fils du señor Najarra. Il y a longtemps que j’écoutais à la porte pour savoir quand vous seriez réveillée ! Je me suis détourné un instant, et le gros chat noir s’est introduit. De crainte qu’il n’allât boire votre lait, je suis entré. Vous n’êtes pas fâchée, n’est-ce pas ?

Ce petit Mariano étajt un amour d’enfant. Âgé de cinq ans, il avait un genre de beauté qu’il est rare de rencontrer dans un enfant aussi jeune, la beauté d’expression. On lisait dans ses grands yeux noirs que Dieu l’avait doté d’une ame aussi sensible qu’intelligente : son front décelait le génie ; sa chevelure, d’un beau noir luisant, épaisse et bouclée, était admirable. Il avait le corps tout fluet, les membres très minces, de jolies petites mains, et les pieds si petits, qu’on avait peine à le voir marcher. Le son de sa voix remuait l’ame, et son parler, encore enfantin, donnait une grâce toute particulière à ce qu’il disait.

Cet admirable enfant me regardait avec un air de tendresse et de sollicitude. Je lui en demandai la raison.

— Je voudrais savoir, me dit-il, si vous souffrez encore beaucoup ?

Et il me dit qu’à mon arrivée, m’ayant vue les yeux fermés et mourante, il en eut tant de peine qu’il avait pleuré, beaucoup pleuré. Ensuite il me raconta tout ce qui s’était passé depuis que je dormais, et cela avec une intelligence extraordinaire pour un enfant de cet âge. Je le priai d’aller chercher sa mère. Elle vint avec le docteur, qui était rayonnant.

— Ah ! mademoiselle, me dit celui-ci, que de choses heureuses à vous apprendre ! L’évêque d’Aréquipa vient d’envoyer un de ses gens vous porter cette lettre. Lisez-la, que nous sachions vite de quoi il s’agit. Il paraît que toute la ville est en émoi à votre sujet. Chère demoiselle, tout va bien maintenant. J’espère que vous devez être contente.

La bonne dame Najarra s’occupa de ma santé, à laquelle le docteur ne songeait nullement ; elle me conseilla de rester couchée et me dit qu’elle allait m’envoyer à dîner.

La lettre de mon illustre parent était très satisfaisante. Il me mandait que son frère irait lui-même, à l’issue du dîner, s’entendre avec moi afin de me rendre tous les services qui me seraient nécessaires.

Madame Najarra me donna un repas des plus recherchés : elle y étala un luxe et une propreté que j’étais surprise de trouver en pareil lieu : belle porcelaine, cristaux taillés, linge damassé, argenterie façonnée, ce qui est rare dans le pays, coutellerie anglaise ; enfin le service fut aussi soigné qu’il eût pu l’être dans un hôtel d’une des grandes villes de l’Europe. Mon cher petit Mariano dîna avec moi. Il était assis sur mon lit, et pendant tout le temps du repas, nous causâmes d’une foule de choses. Je fus alors à même de juger de l’immense étendue de son intelligence.

Je me levai vers six heures ; j’avais le corps meurtri et les pieds enflés. Cependant je voulus faire un tour de promenade dans le petit bois du señor Najarra. J’y allai avec lui et le petit ange, qui ne me quittait plus. Après deux jours passés dans le désert, quel plaisir j’éprouvais de me retrouver dans un champ cultivé, d’entendre le murmure du large ruisseau qui coule le long du chemin que nous suivions, de voir de grands et beaux arbres ! L’aspect de ce charmant vallon me mettait dans le ravissement. J’étais à parler d’agriculture avec le señor Najarra, lorsqu’un nègre vint nous annoncer la visite du señor don Juan de Goyenèche. Ce fut le premier parent duquel je serrai la main. Il me plut assez : son ton était d’une politesse et d’une douceur extrêmes. Il m’invita, au nom de son frère, de sa sœur et de lui-même, à regarder leur maison comme la mienne, en ajoutant cependant que ma cousine, nièce de mon oncle Pio, lui avait dit qu’elle ne souffrirait pas que j’habitasse une autre maison que celle de mon oncle, et qu’elle devait elle-même le lendemain m’envoyer inviter à en venir prendre possession. M de Goyenèche était accompagné d’un Français, M. Durand, venu sous prétexte de servir d’interprète, mais au fond, pour faire l’officieux et par curiosité. Après leur départ, je me retirai dans ma chapelle, et me couchai avec une jouissance indicible.

Le lendemain, quand je m’éveillai, je me sentis tout à fait remise. La bonne dame Najarra eut l’obligeance de me faire apporter un bain préparé par ses ordres. J’y restai une demi-heure, me recouchai ensuite dans mes beaux draps de fine batiste garnie, et l’on me servit un excellent déjeuner. Mon petit Mariano me tint encore compagnie et m’amusa beaucoup par tous ses raisonnements aussi originaux qu’extraordinaires. Je me levai et fis une toilette assez soignée car je savais que j’allais recevoir de nombreuses visites. Vers midi, M. de Castellac vint me dire de me dépêcher, que quatre cavaliers, venus d’Aréquipa, demandaient à m’être présentés. En sortant de la chapelle, située au bout de la galerie qui entoure la maison, je vis venir au devant de moi un jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, qui me ressemblait tellement qu’on l’aurait pris pour mon frère ; c’était mon cousin Emmanuel de Rivero ; il parle le français comme s’il était né sur le sol de la France. On l’y avait envoyé à l’âge de sept ans, il en était de retour depuis une année seulement. Nous fûmes tout de suite en étroite sympathie. Voici les premières paroles qu’il m’adressa : — Ha ! ma cousine ! comment se fait-il que, jusqu’à présent, j’aie ignoré votre existence ? Je suis resté quatre ans à Paris, seul, sans y avoir une personne amie ; vous habitiez cette ville et Dieu n’a pas permis que je vous rencontrasse. Quelle cruelle pensée ! non, jamais je ne pourrai m’en consoler… J’aimai ce jeune homme dès le premier instant que je le vis. Il est Français de caractère ; il est affable, bon ; et lui aussi a souffert.

Emmanuel me remit une lettre de ma cousine dona Carmen Pierola de Florez, qui représentait mon oncle Pio, et m’invitait, en son nom, à venir descendre chez lui, sa maison étant la seule qu’il me convînt d’habiter. Toute la lettre était sur ce ton ; je vis par son style que j’avais à faire à une femme d’esprit, mais prudente et très politique. Ma cousine m’envoyait, pour m’amener à Aréquipa ; un très beau cheval sur lequel on avait mis une superbe selle anglaise. Elle me faisait remettre, en outre, deux habits d’amazone, des souliers, des gants et quantité d’autres objets dans le cas où, n’ayant pas mes malles avec moi, je pourrais avoir besoin de vêtements. Les trois cavaliers qui accompagnaient mon cousin étaient le señor Arisendi, le señor Rendon et M. Durand, grands amis de ma cousine, Je causai quelque temps avec ces messieurs, puis les laissai en compagnie du docteur, pour aller faire un tour de promenade avec mon cousin. J’appris par lui que mon arrivée occupait toute la ville, chacun pensant bien que je venais réclamer la succession de mon père. Ce jeune homme me mit au courant du caractère et de la position de mon oncle dont il avait eu, lui aussi, fort à se plaindre, mon oncle ayant refusé, avec une extrême dureté, de payer, pendant trois ans seulement, une pension qui le mît à même d’achever ses études en France. Le père d’Emmanuel avait dissipé une grande fortune et réduit sa famille à la misère. Ma grand’mère était venue au secours des enfants ; elle leur avait laissé une rente viagère qui leur donnait juste de quoi vivre. Mon cousin, avec un affectueux abandon, me conta tous ses chagrins de famille, comme si nous nous fussions connus depuis dix ans. Moi aussi, je sentais que je l’aimais comme s’il eût été mon frère.

Nous voulions partir, parce que ma cousine nous avait fait prévenir qu’elle nous attendait à dîner ; mais nos excellents hôtes me pressèrent avec tant d’instance de faire ce dernier repas avec eux, que j’acceptai avec satisfaction, touchée des marques de cordial intérêt qu’ils me donnaient.

Le dîner terminé, revêtue d’un joli costume d’amazone en drap gros vert, un chapeau d’homme avec un voile noir sur la tête, et montée sur un beau cheval vif et fringant, je quittai, vers six heures du soir, la ferme de Congata, marchant en tête de la petite troupe, et l’inséparable docteur, fermant la marche.

Le chemin de Congata à Aréquipa est bon, comparé aux autres chemins du pays ; cependant il ne laisse pas que de présenter des obstacles aux voyageurs. Il faut passer la rivière de Congata à gué, ce qui est dangereux à certaines époques. Il y avait peu d’eau lorsque nous la traversâmes, mais les pierres, qui se trouvaient au fond exposent les pieds des chevaux à glisser, et une chute dans cette rivière pourrait avoir des suites funestes. Mon cheval était tellement fougueux, que j’eus beaucoup de peine à le contenir. Le cher Emmanuel était mon écuyer, et, grâce à ses soins, je sortis saine et sèche.

En nous éloignant de la rivière, je vis des champs bien cultivés et des hameaux qui me parurent pauvres et peu habités. Mon compatriote, M. Durand, se tenait auprès de moi ; et, soit dans l’intention de me flatter ou plutôt de faire parler mes regrets en les excitant, il ne cessait de me répéter, tout le long de la route, comme l’intendant du marquis de Carabas : — cette ferme est à votre oncle le señor don Pio de Tristan ; celle-ci à vos illustres cousins MM.de Goyenèche ; cette terre appartient encore à votre oncle ; cette autre aussi et toujours de même jusqu’à Aréquipa, sans que l’officieux M. Durand se lassât de me désigner les nombreuses propriétés de ma famille. Quand le bon Emmanuel s’approchait de moi, il me disait avec tristesse : — Chère cousine, nos parents sont les rois du pays ; aucune famille en France, pas même celle des Rohan et des Montmorency, n’a, par son nom ou sa fortune, autant d’influence, et pourtant nous sommes en république ! Ah ! leurs titres et leurs immenses richesses peuvent bien leur faire acquérir le pouvoir, mais non l’affection. Durs et petits comme des banquiers, ils sont incapables de faire une action qui réponde au nom qu’ils portent.

— Pauvre enfant ! Quels sentiments généreux ! À la noblesse de son ame mon cœur avouait bien celui-là pour mon parent.

Lorsque nous parvînmes sur les hauteurs de Tiavalla, nous nous y arrêtâmes afin de jouir de la perspective enchanteresse que présentent la vallée et la ville d’Aréquipa ; l’effet en est magique ; je croyais voir réalisée une de ces créations fantastiques des conteurs arabes. Ces beaux lieux méritent une description toute particulière ; j’en parlerai ailleurs.

Nous trouvâmes à Tiavalla une grande cavalcade qui venait au devant de nous, conduite par mon sauveur don Balthazar et son cousin. Les autres personnes étaient des amis de ma cousine et sept ou huit Français résidant à Aréquipa.

Enfin, nous arrivâmes : cinq lieues séparent Congata d’Aréquipa, et il faisait nuit lorsque nous entrâmes dans la ville. J’étais enchantée de cette circonstance qui me dérobait aux regards ; toutefois, le bruit que faisait cette nombreuse cavalcade, en passant dans les rues, attirait les curieux sur leurs portes ; mais l’obscurité était trop grande pour qu’on pût distinguer personne. Quand nous fûmes dans la rue de Santo-Domingo, je vis une maison dont la façade était éclairée. Emmanuel me dit : — Voilà la maison de votre oncle !

Une foule d’esclaves étaient sur la porte : à notre approche, ils refluèrent dans l’intérieur, empressés de nous annoncer. Mon entrée fut une de ces scènes d’apparat, telles qu’on en voit au théâtre. Toute la cour était éclairée par des torches de résine fixées aux murs. Le grand salon de réception tient tout le fond de cette cour ; il a, dans le milieu, une grande porte d’entrée, précédée d’un porche qui forme le vestibule auquel on arrive par un perron de quatre ou cinq marches. Le vestibule était éclairé par des lampes et le salon tout resplendissant de lumière par un beau lustre et une multitude de candélabres dans lesquels brûlaient des bougies de diverses couleurs. Ma cousine, qui avait fait une grande toilette en mon honneur, s’avança jusqu’au perron, et me reçut avec tout le cérémonial que prescrivaient l’étiquette et les convenances. Je mis pied à terre et fus droit à elle. J’étais émue : je lui pris la main et la remerciai, avec effusion de cœur, de tout ce qu’elle avait déjà fait pour moi. Elle me conduisit à un grand sopha et s’assit à mon côté. À peine fus-je placée, qu’une députation de cinq ou six moines, de l’ordre de Santo-Domingo, s’avança vers moi ; le grand-prieur de l’ordre me fit un long discours dans lequel il me parla des vertus de ma grand’mère et des magnifiques dons qu’elle avait faits au couvent. Pendant qu’il me débitait sa harangue, j’eus le temps d’examiner tous les personnages qui remplissaient le salon : c’était une foule assez mélangée. Toutefois, dans l’ensemble, les hommes, plus que les femmes, me parurent appartenir aux premières classes de la société, Chacun me fit son compliment en termes pompeux, accompagné d’offres de services tellement exagérées, qu’aucune d’elles ne pouvait être l’expression d’un sentiment vrai. Il en résultait qu’au besoin, je ne devais pas compter sur eux pour la plus légère assistance, et que leur langage était tout simplement un hommage servile adressé à don Pio de Tristan, dans la personne de sa nièce. Ma cousine me dit qu’elle m’avait fait préparer un souper, et qu’on se mettrait à table lorsque j’en voudrais donner le signal. Je me sentais fatiguée, et, d’ailleurs, je ne me souciais pas d’être plus longtemps le point de mire de tous ces curieux ; je priai donc ma cousine de me dispenser d’assister au souper et lui demandai la permission de me retirer dans l’appartement qu’elle me destinait. Je vis que ma demande, à laquelle, ma cousine ne pouvait que se rendre, contrariait fort l’honorable société. On me conduisit dans une partie de la maison, composée de deux grandes pièces plus que mesquinement meublées ; quantité de personnes ainsi que les moines m’accompagnèrent jusque dans ma chambre à coucher ; ceux-ci m’offrirent même, en riant, de m’aider à me déshabiller. Je chargeai Emmanuel de dire à ma cousine que je désirais qu’on me laissât. Tout le monde se retira, et enfin, vers minuit, je parvins à être seule chez moi avec une petite négresse qu’on me donna pour me servir.

  1. Tambo, espèce de cabaret : celui-ci se trouve à moitié route.
  2. Le poncho est un manteau péruvien qu’on met en voyage.