Pérégrinations d’une paria/I/Aux Péruviens

Arthus Bertrand (Tome 1p. v-xi).
Préface  ►


Aux Péruviens.


Péruviens,

J’ai cru qu’il pourrait résulter quelque bien pour vous de ma relation ; c’est pourquoi je vous en fais hommage. Vous serez surpris, sans doute, qu’une personne qui fait si rarement usage d’épithètes laudatives en parlant de vous ait songé à vous dédier son ouvrage. Il en est des peuples comme des individus ; moins ils sont avancés et plus susceptibles est leur amour-propre. Ceux d’entre vous qui liront ma relation en prendront d’abord de l’animosité contre moi, et ce ne sera que par un effort de philosophie que quelques uns me rendront justice. Le blâme qui porte à faux est chose vaine ; fondé, il irrite ; et, conséquemment, est une des plus grandes preuves de l’amitié. J’ai reçu parmi vous un accueil tellement bienveillant, qu’il faudrait que je fusse un monstre d’ingratitude pour nourrir contre le Pérou des sentiments hostiles. Il n’est personne qui désire plus sincèrement que je le fais votre prospérité actuelle, vos progrès à venir. Ce vœu de mon cœur domine ma pensée, et, voyant que vous faisiez fausse route, que vous ne songiez pas, avant tout, à harmoniser vos mœurs avec l’organisation politique que vous avez adoptée, j’ai eu le courage de le dire, au risque de froisser votre orgueil national.

J’ai dit, après l’avoir reconnu, qu’au Pérou, la haute classe est profondément corrompue, que son égoïsme la porte, pour satisfaire sa cupidité, son amour du pouvoir et ses autres passions, aux tentatives les plus anti-sociales ; j’ai dit aussi que l’abrutissement du peuple est extrême dans toutes les races dont il se compose. Ces deux situations ont toujours, chez toutes les nations, réagi l’une sur l’autre. L’abrutissement du peuple fait naître l’immoralité dans les hautes classes, et cette immoralité se propage et arrive, avec toute la puissance acquise dans sa course, aux derniers échelons de la hiérarchie sociale. Lorsque l’universalité des individus saura lire et écrire, lorsque les feuilles publiques pénétreront jusque dans la hutte de l’Indien, alors rencontrant dans le peuple des juges dont vous redouterez la censure, dont vous rechercherez les suffrages, vous acquerrez les vertus qui vous manquent. Alors le clergé, pour conserver son influence sur ce peuple, reconnaîtra que les moyens dont il use actuellement ne lui peuvent plus servir : les processions burlesques et tous les oripeaux du paganisme seront remplacés par d’instructives prédications ; car, après que la presse aura éveillé la raison des masses, ce sera à cette nouvelle faculté qu’il faudra s’adresser, si l’on veut être écouté. Instruisez donc le peuple, c’est par là que vous devez commencer pour entrer dans la voie de la prospérité ; établissez des écoles jusque dans le plus humble des villages, c’est actuellement la chose urgente ; employez-y toutes vous ressources ; consacrez-y les biens des couvents, vous ne sauriez leur donner une plus religieuse destination. Prenez des mesures pour faciliter les apprentissages ; l’homme qui a un métier n’est plus un prolétaire : à moins que des calamités publiques ne le frappent, il n’a jamais besoin d’avoir recours à la charité de ses concitoyens ; il conserve ainsi cette indépendance de caractère si nécessaire à développer chez un peuple libre. L’avenir est pour l’Amérique ; les préjugés ne sauraient y avoir la même adhérence que dans notre vieille Europe : les populations ne sont pas assez homogènes pour que cet obstacle retarde le progrès. Dès que le travail cessera d’être considéré comme le partage de l’esclave et des classes infimes de la population, tous s’en feront un jour un mérite, et l’oisiveté, loin d’être un titre à la considération, ne sera plus envisagée que comme le délit du rebut de la société.

Le Pérou était, de toute l’Amérique, le pays le plus avancé en civilisation, lors de sa découverte par les Espagnols ; cette circonstance doit faire présumer favorablement des dispositions natives de ses habitants et des ressources qu’il offre. Puisse un gouvernement progressif, appelant à son aide les arts de l’Asie et de l’Europe, faire reprendre aux Péruviens ce rang parmi les nations du Nouveau-Monde ! C’est le souhait bien sincère que je forme.



Votre compatriote et amie,
Flora Tristan.



Paris, Août 1836.