Pérégrinations d’une paria/II/VIII. Lima et ses mœurs

Arthus Bertrand (Tome 2p. 342-399).


VIII.

LIMA ET SES MŒURS.


Ma tante Manuela me fut d’un grand secours ; elle me fit connaître la ville et la haute société ; elle me témoignait beaucoup d’amitié ; ce n’était pas ce sentiment que font naître des rapports sympathiques ; je ne pense pas qu’il en existât entre nous. Toute belle qu’elle est, ses yeux n’expriment pas la franchise et ne regardent jamais en face. Elle me recherchait par cet intérêt que devait naturellement inspirer une parente étrangère, née à trois mille lieues, dont on ignorait l’existence, et qui surgit tout à coup. Je trouvais en elle des ressources immenses pour m’instruire dans tout ce que je désirais savoir. Le caractère de son esprit ressemble à celui de madame Denuelle ; elle possède une grande intelligence, et le sarcasme est toujours sur ses lèvres. Ce fut elle, en grande partie, qui me servit de cicerone ; sa beauté, le nom de mon oncle et mon titre d’étrangère nous faisaient ouvrir toutes les portes avec empressement. Je passais des journées entières avec elle ; j’étais toujours charmée de son esprit, mais peinée de l’insensibilité de son cœur. Lima est encore une ville toute sensuelle ; les mœurs en ont été formées sous l’influence d’autres institutions : l’esprit et la beauté s’y disputent l’empire : c’est comme à Paris sous la régence ou Louis XV. Les sentiments généreux, les vertus privées ne sauraient naître lorsqu’ils ne mènent à rien ; et l’instruction primaire n’est pas assez répandue pour que les hautes classes aient beaucoup à redouter de la liberté de la presse.

Je vis, chez ma tante, la réunion des hommes la plus distinguée du pays ; le président Orbegoso, le général anglais Miller, le colonel français Soigne, tous les deux au service de la république, Salaberry, la Fuente, etc., etc. Je n’y rencontrai que deux femmes ; les autres délaissaient ma tante, en alléguant l’extrême légèreté de sa conduite ; ces vertueuses dames dissimulaient adroitement, sous ce prétexte, l’aversion qu’elles éprouvaient à s’offrir en parallèle avec une beauté telle que Manuela, auprès de laquelle toutes cessaient d’être belles. Les soirées, chez ma tante, se passaient d’une manière très agréable. Dieu s’est plu à la combler de ses dons ; sa voix, ravissante de suavité, de mélodie, développe les sons avec une méthode admirable. Un Italien, qui résida à Lima pendant quatre ans, émerveillé de ce divin instrument, s’était dévoué avec enthousiasme à le cultiver, et bientôt Manuela avait dépassé son maître. Elle nous chantait, en italien, les plus beaux passages des opéras de Rossini ; et, quand elle était fatiguée, on parlait politique. Ma tante, comme toutes les femmes de Lima, s’occupe beaucoup de politique ; et, dans sa société, je fus à même de me faire une opinion sur l’esprit, le mérite des hommes qui se trouvaient à la tête du gouvernement. Orbegoso et les officiers dont il était entouré me parurent d’une nullité complète. Je revis là aussi le fameux prêtre Luna Pizarro ; il est, selon moi, au dessous de sa réputation, et loin d’avoir autant de capacité que Baldivia. Ce vieillard est, par sa virulence, le Marat du Pérou ; du reste, je n’ai rencontré en lui aucune portée de vues ; il nous montrait la passion du démolisseur, mais non les plans de l’architecte. L’ambition privée est le mobile de tous ces personnages ; le but du vieux prêtre était de remplacer l’évêque d’Aréquipa ; il s’était fait factieux pour l’atteindre ; il aurait été plat courtisan si c’eût été un moyen de réussir ; malheureusement, le peuple est trop abruti pour qu’il sorte de son sein de véritables tribuns, et pour juger les hommes qui conduisent ses affaires.

Lima, qui, actuellement, contient près de quatre-vingt mille habitants, fut bâtie par Pizarro en 1535 : je ne sais d’où lui vient son nom. Cette ville renferme de très beaux monuments, une grande quantité d’églises, de couvents d’hommes et de femmes. Les maisons sont bâties d’une manière régulière, les rues bien alignées, longues et larges ; l’eau court en deux filets dans presque toutes, un de chaque côté ; quelques unes seulement n’ont qu’un ruisseau dans le milieu ; les maisons sont construites en briques, en terre et en bois ; peintes en diverses couleurs claires, en bleu, gris, rose, jaune, etc., elles n’ont qu’un étage et leurs toits sont plats ; les murs dépassant le plafond, elles font l’effet de maisons inachevées. Quelques uns de ces toits servent de terrasses sur lesquelles on met des pots de fleurs ; mais il en est peu qui aient assez de solidité pour cet usage. Il ne pleut jamais ; si accidentellement cela arrivait, au bout de quatre heures de pluie, les maisons ne seraient plus que des tas de boue. Leur intérieur est assez bien distribué ; le salon, la salle à manger forment la première cour ; dans le fond, se trouvent la cuisine et le logement des esclaves, qui entourent une seconde cour ; les chambres à coucher sont au dessus du rez-de-chaussée, toutes meublées avec un grand luxe, selon le rang et la fortune de ceux qui les habitent.

La cathédrale est magnifique, la boiserie du chœur d’un travail exquis ; les balustrades qui entourent le grand hôtel sont en argent, et cet autel est lui-même extrêmement riche ; les petites chapelles latérales sont charmantes ; chaque chanoine a la sienne. Cette église est bâtie en pierre, et si solidement, qu’elle a résisté aux plus forts tremblements de terre sans être en rien endommagée. Les deux tours, la façade, le perron sont admirables et d’un grandiose rare dans notre vieille Europe, et auquel on ne s’attendrait pas dans une ville du Nouveau-Monde. La cathédrale occupe tout le côté Est de la grande place ; en face est l’hôtel-de-ville. Cette place est le Palais-Royal de Lima ; sur deux de ses côtés règnent des galeries à arceaux, le long desquelles se trouvent les plus belles boutiques en tous genres ; et au centre est une superbe fontaine. À toute heure du jour, elle offre un grand mouvement ; le matin, ce sont les porteurs d’eau, les militaires, les processions, etc. Le soir, beaucoup de monde se promène sur cette place ; on y rencontre des marchands ambulants vendant des glaces, des fruits, des gâteaux, et des baladins y divertissent le public par leurs jeux et leurs danses.

Parmi les couvents d’hommes, le plus remarquable est celui de Saint-François. Son église est la plus riche, la plus coquette, la plus bizarre de toutes celles que j’ai vues. Lorsque les femmes désirent visiter les couvents de moines ou de nonnes, elles emploient un singulier moyen ; elles se disent enceintes ; les bons pères, professant un saint respect pour les envies des femmes grosses, leur ouvrent alors toutes les portes. Quand nous fûmes à Saint-François, les moines nous plaisantèrent de la manière la plus indécente. Nous montions aux tours ; et, comme je grimpais avec beaucoup de vivacité, le prieur, me voyant mince et agile, me demanda si moi aussi j’étais enceinte. Étourdie par cette question inattendue, je restai tout interdite ; mon embarras provoqua alors, de la part de ces moines, des rires, des propos si inconvenants, que Manuela, qui n’est pas timide, ne savait plus quelle contenance tenir. Je sortis de ce couvent toute scandalisée ; lorsque je m’en plaignis, on me répondit : Oh ! c’est leur habitude ; ces moines sont très gais ; ils passent pour être les plus aimables de tous. Et c’est encore à de pareils hommes que ce peuple accorde sa confiance ! Mais, à Lima, ce qui n’est pas corrompu sort de l’usage.

J’allai aussi visiter un couvent de femmes, celui de l’Incarnation : on ne sent rien de religieux dans l’intérieur de ce monastère ; la règle conventuelle ne se montre nulle part. C’est une maison où tout se passe comme dans une autre : il y a vingt-neuf religieuses ; chacune d’elles a son logement, dans lequel elle fait sa cuisine, travaille, élève des enfants, parle, chante, en un mot, agit comme bon lui semble. Nous en vîmes même qui n’avaient pas le costume de leur ordre. Elles prennent des pensionnaires qui vont et viennent ; et la porte du couvent est continuellement ouverte. C’est un genre de vie dont on ne comprend plus le but ; on serait même tenté de croire que ces femmes se sont réfugiées dans cette enceinte pour être plus indépendantes qu’elles ne l’eussent été dans le monde. J’y trouvai une Française jeune et jolie femme, de vingt-six ans, avec sa petite fille de cinq ans ; elle vivait là, par raison d’économie, pendant que son mari voyageait pour son commerce au centre Amérique. Je ne vis pas la supérieure qu’on nous dit être malade ; ces religieuses, d’une espèce nouvelle, me parurent passablement commères ; leur couvent était sale, mal tenu, différent en toutes choses de Santa-Rosa et Santa-Cathalina : n’y trouvant rien qui méritât mon attention, je montai sur la tour pour voir la ville à vol d’oiseau. Cette superbe cité, lorsque l’œil plane sur elle, a l’aspect le plus misérable ; ses maisons, non couvertes, font l’effet de ruines, et la terre grise dont elles sont construites a une teinte si sale, si triste, qu’on les prendrait pour les huttes d’une peuplade sauvage ; tandis que les monastères, les nombreuses et gigantesques églises, construits en belle pierre, d’une élévation hardie, d’une solidité qui semble défier le temps, contrastent d’une manière choquante avec cette multitude de masures. On sent instinctivement que le même défaut d’harmonie doit exister dans l’organisation de ce peuple, et que l’époque arrivera où les maisons des citoyens seront plus belles et les édifices religieux moins somptueux. Mon horizon était des plus variés ; la campagne qui entoure la ville est très pittoresque. Dans le lointain, apparaissent le Callao avec ses deux châteaux-forts et l’île Saint-Laurent ; les Andes couvertes de neiges et l’océan Pacifique encadrent le tableau. Quel panorama grandiose ! Mon attente fut tellement déçue dans ma visite à ce couvent, que je ne fus pas tentée d’en voir d’autres. J’y étais allée dans l’espoir d’éprouver ces émotions religieuses que font naître l’abnégation et le dévouement inspirés par une foi quelconque : je n’y avais rencontré qu’un exemple de plus du déclin de cette foi et de la décrépitude des réunions conventuelles.

Le bel établissement de la Monnaie m’a paru bien administré. Depuis quelques années, il a reçu de notables améliorations ; on a fait venir de Londres d’immenses laminoirs, lesquels sont mus, ainsi que le balancier, par une chute d’eau. Leurs monnaies ne sont pas cependant aussi bien, sous le rapport de l’art, que celles d’Europe, parce qu’ils manquent de bons graveurs. Dans l’année 1833, on y frappa, en argent, pour 3,000,000 de piastres, et, en monnaies d’or, pour 1,000,000 de piastres environ.

J’éprouvai, en entrant dans les prisons de la sainte inquisition, une terreur involontaire. Cet édifice a été construit avec soin, comme tout ce que faisait le clergé espagnol, à une époque où, étant tout dans l’État, l’argent ne manquait pas à sa magnificence. Il y a vingt-quatre cachots, chacun d’environ dix pieds carrés. Ils sont éclairés par une petite croisée qui donne de l’air, mais peu de jour. On voit de plus des souterrains et des oubliettes qui étaient destinés aux punitions sévères et aux malheureux dont on voulait secrètement se défaire. La salle des sentences est belle de cette expression qui convenait à sa terrible destination ; elle est extrêmement élevée ; deux petites fenêtres garnies de barreaux de fer n’y laissent pénétrer qu’un jour pâle et humide ; le grand inquisiteur siégeait sur un trône, et les juges dans des niches semblables à celles dans lesquelles on place des statues. Les murs sont revêtus, à une très grande hauteur, d’une boiserie dont la sculpture est admirable. L’aspect de cette salle est tellement lugubre, on y est si loin des habitations des hommes, les moines qui formaient ce redoutable tribunal avaient tant d’insensibilité dans la pose, qu’il était impossible que l’infortuné amené devant eux ne fût pas, en entrant, saisi d’effroi. Depuis l’indépendance du Pérou, la sainte inquisition a été supprimée ; l’on a établi, dans l’édifice qui lui était consacré, un cabinet d’histoire naturelle et un musée. La collection qu’on y a réunie se compose de quatre momies des Incas, dont les formes n’ont éprouvé aucune altération, quoique préparées avec moins de soin que celles d’Égypte ; de quelques oiseaux empaillés ; de coquillages et d’échantillons de minéraux ; le tout en petite quantité. Ce que je trouvai de plus curieux, c’est un grand assortiment d’anciens vases à l’usage des Incas. Ce peuple donnait aux vases dont il se servait des formes aussi grotesques que variées, et dessinait dessus des figures emblématiques. Il n’y a dans ce musée, en fait de tableaux, que trois ou quatre misérables croûtes, qui ne sont même pas tendues sur châssis. Il ne s’y trouve pas une seule statue. M. Rivero, homme instruit, qui a séjourné en France, est le fondateur de ce musée. Il fait tout ce qu’il peut afin de l’enrichir ; mais il n’est secondé par personne, la république n’accorde aucun fonds pour cet objet, et ses efforts restent sans succès. Le goût pour les beaux-arts ne se produit que dans l’âge avancé des nations ; c’est lorsqu’elles sont lasses des guerres, des commotions politiques, blasées sur tout, qu’elles s’y attachent, et animent ainsi leur existence désenchantée ; ces brillantes fleurs de l’imagination ne parent ni le berceau de la liberté, ni les débats qu’elle enfante.

Pendant mon séjour à Lima, j’allai plusieurs fois assister aux débats du congrès. La salle est très jolie, quoique trop petite pour sa nouvelle destination ; elle est de forme oblongue et servait autrefois à des réunions académiques et aux discours d’apparat, prononcés par de hauts fonctionnaires, Depuis dix ans, on ne cesse de proposer des projets pour en construire une autre ; mais les fonds de la république s’absorbent au ministère de la guerre, et pas une piastre n’est employée aux travaux utiles. Les sénateurs, c’est le titre qu’ils prennent, sont assis sur quatre rangs, qui forment un fer-à-cheval ; le président est à l’angle. Dans le milieu, sont deux grandes tables autour desquelles se placent des secrétaires. Les sénateurs n’ont pas de costume ; chacun d’eux, militaire, prêtre ou bourgeois, se rend à la séance dans l’habit de sa profession. Au dessus de l’assemblée, règnent deux rangées de loges, formant autant de galeries destinées aux fonctionnaires, aux agents étrangers et au public. Le fond, est disposé en amphithéâtre et uniquement réservé aux dames. Chaque fois que je suis allée à la séance, j’y ai vu un grand nombre de dames ; toutes étaient en saya, lisaient un journal, ou causaient entre elles sur la politique. Les membres de l’assemblée parlent habituellement de leur place   : cependant il y a une tribune ; mais ce n’est que très rarement que je l’ai vue occupée. Cette assemblée est beaucoup plus grave que ne le sont les nôtres. Quand un orateur parle, personne ne l’interrompt ; on l’écoute avec un religieux silence : pas une de ses paroles ne se perd, toutes sont entendues. Cette langue espagnole est si belle, si majestueuse, ses désinences sont si pleines, si variées, et en même temps les peuples qui la parlent ont, en général, tant d’imagination, que tous les orateurs que j’entendais me paraissaient être très éloquents. La dignité de leur maintien, leur voix sonore, leurs paroles bien accentuées, leurs gestes imposants, tout en eux concourt à charmer l’auditoire. Les prêtres, particulièrement, se distinguent parmi les autres orateurs. L’étranger qui jugerait cette nation sur les discours de ses représentants trouverait plus de mécompte encore, dans l’opinion qu’il en aurait conçue, que s’il eût jugé d’un livre sur l’annonce de l’éditeur. Il n’est personne qui ne se rappelle cette belle insurrection napolitaine, les éloquents discours des orateurs de son assemblée, leurs serments de mourir pour la patrie, et tout ce que cela devint à l’approche de l’armée autrichienne du feld-maréchal Frimond. Hé bien ! les sénateurs péruviens ne le cèdent en rien à ceux que Naples offrit en spectacle au monde, en 1822 ; présomptueux, hardis en paroles, débitant avec assurance des discours pompeux, dans lesquels respirent le dévouement, l’amour de la patrie, tandis que chacun d’eux ne songe qu’à ses intérêts privés et nullement à cette patrie, que, du reste, la plupart de ces fanfarons seraient incapables de servir. Ce n’est, dans cette assemblée, que permanentes conspirations pour s’approprier les ressources de l’État ; ce but se cache au fond de toutes les pensées : la vertu colore les discours, mais l’égoïsme le plus vil se montre dans les actes. En écoutant ces beaux phraseurs, je pensais au journal du moine Baldivia, aux harangues de Nieto, aux circulaires du préfet, aux discours du chef des Immortels ; je comparais, dans mes souvenirs, la conduite de tous ces meneurs d’Aréquipa à leurs paroles ; et je vis de quelle manière il fallait interpréter les discours des orateurs du congrès, et juger du courage, du désintéressement, du patriotisme dont ils faisaient l’étalage.

Le palais du président est très vaste, mais aussi mal bâti que mal placé. La distribution intérieure en est fort incommode ; la salle de réception, longue et étroite, ressemble à une galerie : le tout est très mesquinement meublé. Je songeais, en y entrant, à Bolivar et à ce que ma mère m’en avait raconté : lui qui aimait tant le luxe, le faste, l’air, comment avait-il pu se résoudre à habiter ce palais qui ne valait pas l’antichambre de l’hôtel qu’il occupait à Paris ? mais à Lima, il commandait, il était le premier, tandis qu’à Paris il n’était rien ; et l’amour de la domination fait passer par dessus bien d’autres inconvénients. Pendant que j’étais à Lima, il n’y eut chez le président ni bals, ni grandes réceptions ; j’en fus contrariée ; j’aurais été très curieuse de voir une de leurs réunions d’apparat.

L’hôtel-de-ville est très grand, mais ne contient rien de remarquable. La bibliothèque m’offrit plus d’intérêt ; elle est placée dans un beau local ; les salles en sont vastes et bien entretenues ; les livres sont disposés sur des rayons avec beaucoup d’ordre : il y a des tables recouvertes de tapis verts, entourées de chaises ; là se trouvent tous les journaux du pays. La majeure partie des livres tels que Voltaire, Rousseau, la plupart de nos classiques, toutes les histoires de la révolution, les œuvres de madame Stael, des voyages, des mémoires, madame Rolland, etc., etc., formant une masse de douze mille volumes, sont en français. J’éprouvais beaucoup de satisfaction à retrouver nos bons auteurs dans cette bibliothèque. Malheureusement, le goût de la lecture est encore trop peu répandu pour que beaucoup de personnes en profitent. J’y vis aussi Walter Scott, lord Byron, Cooper traduits en français, et quantité d’autres traductions. On y voit encore quelques ouvrages en anglais et en allemand ; de plus, tout ce que l’Espagne a produit de meilleur s’y trouve ; en définitive, cette bibliothèque est très belle, relativement à un pays si peu avancé.

Lima a une salle de spectacle fort jolie, quoique petite ; elle est décorée avec goût et très bien illuminée ; les femmes et leurs toilettes y paraissent ravissantes. Il n’y avait alors qu’une mauvaise troupe espagnole, qui jouait des pièces de Lopez et des vaudevilles français défigurés par la traduction. J’y vis le Mariage de raison, la jeune Fille à marier, le Baron de Felsheim etc., etc. ; cette troupe était tellement misérable, qu’elle manquait même de costumes. Il y avait eu, pendant trois ou quatre ans, une très bonne troupe d’italiens qui représentait avec succès et bien, au dire de madame Denuelle, les meilleurs opéras. La prima dona devint enceinte et ne voulut plus rester ; son départ désespéra son amant qui la suivit, et ses camarades furent obligés d’aller chercher fortune ailleurs. On ne joue que deux fois par semaine, les dimanches et jeudis ; chaque fois que j’y suis allée, j’ai vu peu de monde. Dans les entr’actes, tous les spectateurs fument, même les femmes. Cette salle serait beaucoup trop exiguë si la population avait autant de passion pour les représentations dramatiques que pour les combats de taureaux.

L’arène construite pour ce genre de spectacle démontre, par ses gigantesques dimensions, le goût dominant de ce peuple. J’hésitais longtemps à me rendre aux sollicitations des dames de ma connaissance, qui m’offraient leurs loges, tant j’éprouvais de peine à surmonter ma répugnance pour ces sortes de boucheries ; cependant, voulant étudier les mœurs du pays, je ne pouvais me borner aux observations de salon ; je devais voir ce peuple partout où ses penchants l’entraînent. Je me rendis donc, un dimanche, au combat de taureaux, en compagnie de ma tante, d’une autre dame et de M. Smith. Je trouvai là une population immense, cinq ou six mille personnes, peut-être plus, toutes très bien parées, selon leur condition, et joyeuses du plaisir qu’elles attendaient. Autour d’une vaste arène sont placées, en amphithéâtre, vingt rangées de banquettes ; au dessus règne la galerie ; elle est divisée en loges occupées par l’aristocratie liménienne. La vue de la douleur me fait tant de mal, que je ressens une peine réelle à rendre compte du spectacle dégoûtant de barbarie dont je fus témoin. Il m’est impossible de maîtriser les émotions que j’éprouve à ces scènes d’horreur, et le pinceau pour les peindre échappe de mes mains.

Dans l’arène, il y a quatre ou cinq hommes à cheval, tenant en main un petit drapeau rouge et une lance courte à lame acérée et tranchante. Au milieu de cette arène, il y a une rotonde formée de pieux assez rapprochés pour que les taureaux ne puissent pas passer la tête dans les interstices. Trois ou quatre hommes à pied se tiennent dans cette rotonde ; ils en sortent lorsqu’ils vont ouvrir la porte par laquelle l’animal entre dans l’arène et pour l’y asticoter. Ils lui jettent alors des fusées sur le dos, dans les oreilles, l’excitent enfin par tous les tourments imaginables ; et, aussitôt qu’ils craignent d’être éventrés, rentrent vite dans leur rotonde. Je ne crois pas qu’il soit donné à personne de se défendre d’une forte émotion de terreur à la vue du taureau entrant d’un bond dans l’arène, et s’élançant furieux sur les chevaux ; l’animal, le poil hérissé, la queue battant ses flancs, les narines ouvertes, pousse par instants des beuglements de rage ; sa fureur convulsive est effrayante ; il fait mille bonds et poursuit les chevaux et les hommes, qui lui échappent avec agilité.

Je conçois l’attrait puissant que ces spectacles peuvent avoir en Andalousie : là, de superbes taureaux, dont la fureur n’a pas besoin d’être excitée ; des coursiers pleins de feu et de vigueur dans le combat ; et ces toreros andalous, habillés comme des pages, étincelants de paillettes d’or, de diamants, dont l’agilité, la grace, la bravoure tiennent de la féerie, se jouant de la fureur du terrible animal, qu’ils terrassent d’un coup, donnent à ces sanglantes représentations tant de grandiose, le danger est si réel et le courage si héroïque, que je conçois, dis-je, l’enthousiasme, l’enivrement des spectateurs : mais, à Lima, rien ne vient poétiser ces scènes de boucheries. Dans ce pays au climat mou et énervant, les chevaux et les taureaux sont sans vigueur, les hommes sans bravoure. Dix minutes après que le taureau est lâché, il se fatigue ; et, pour prévenir l’ennui des spectateurs, les hommes qui sont dans la rotonde, armés d’une faucille emmanchée à une perche, lui coupent les jarrets de derrière ; le pauvre animal ne peut plus aller que sur les deux pieds de devant, et c’est pitié de le voir se traîner ainsi ; dans cet état, les braves toreros liméniens lui jettent des fusées, l’accablent de coups de lance, en un mot le tuent sur place, comme pourraient le faire de maladroits et barbares garçons-bouchers. Le malheureux taureau se débat, pousse des gémissements sourds ; de grosses larmes coulent de ses yeux ; enfin sa tête tombe dans la mare de sang noir qui l’entoure. Alors on sonne des fanfares, tandis qu’on place l’animal mort sur un chariot que quatre chevaux entraînent ensuite au grand galop. Pendant ce temps, le peuple bat des mains, trépigne, crie ; c’est une joie, une exaltation qui semblent égarer toutes les têtes ; huit hommes armés viennent de tuer un taureau, quel beau sujet d’enthousiasme ! J’étais révoltée de ce spectacle ; et, aussitôt après que le premier taureau eut été tué, je voulais m’en aller ; mais ces dames me dirent : « Il faut attendre : le beau jeu est toujours pour la fin ; les derniers taureaux qui sortent sont les plus méchants ; peut-être tueront-ils des chevaux, blesseront-ils des hommes. » Et ces dames appuyèrent sur le mot homme comme pour me dire : « Alors ce serait plein d’intérêt… » Nous fûmes très favorisées : le troisième taureau éventra un cheval et faillit tuer le tauréador qui le montait ; les coupeurs de jarrets, dans leur effroi, lui abattirent les quatre jambes, et l’animal, haletant de fureur, tomba baigné dans son sang ; le cheval, de son côté, avait les boyaux hors du ventre ; à cette vue, je sortis précipitamment, sentant que j’allais me trouver mal. M. Smith était pâle et ne put que me dire : « Ce spectacle est inhumain et dégoûtant. »

Appuyée sur son bras, je marchai quelque temps sur la promenade qui borde la rivière ; l’air pur me ranima ; mais le lieu d’où je sortais m’attristait encore : cet attrait qu’offre à tout un peuple le spectacle de la douleur me paraissait l’indice du dernier degré de corruption. J’étais préoccupée de ces réflexions, lorsque nous vîmes venir la calèche de ma belle tante ; elle me cria, du plus loin qu’elle put se faire entendre : « Eh bien ! sensible Florita, pourquoi vous sauvez-vous ainsi au plus beau moment ! Oh ! si vous aviez vu le dernier ! quel magnifique animal ! il était réellement effrayant ! Il y a eu un enthousiasme dans la salle, oh ! c’était ravissant ! » Misérable peuple ! pensais-je, es-tu donc sans pitié pour trouver des délices dans de pareilles scènes !

Le Rimac ressemble beaucoup à la rivière d’Aréquipa ; il court de même sur un lit de pierres et entre des rochers. Le pont est assez beau, et c’est là que se portent les badauds pour voir passer les femmes qui vont se promener au Paseo del agua. Avant de poursuivre, je vais faire connaître le costume spécial aux femmes de Lima, le parti qu’elles en tirent, et l’influence qu’il a sur leurs mœurs, habitudes et caractère.

Il n’est point de lieu sur la terre où les femmes soient plus libres, exercent plus d’empire qu’à Lima. Elles règnent là sans partage ; c’est d’elles, en tout, que part l’impulsion. Il semble que les Liméniennes absorbent, à elles seules, la faible portion d’énergie que cette température chaude et enivrante laisse à ces heureux habitants. À Lima, les femmes sont généralement plus grandes, plus fortement organisées que les hommes. À onze ou douze ans, elles sont tout à fait formées ; presque toutes se marient vers cet âge et sont très fécondes, ayant communément de six à sept enfants. Elles ont de belles grossesses, accouchent facilement et sont promptement rétablies. Presque toutes nourrissent leurs enfants, mais toujours avec l’aide d’une nourrice, qui supplée à la mère, et allaite comme elle l’enfant : c’est un usage qui leur vient d’Espagne où, dans les familles aisées, les enfants ont toujours deux nourrices. Les Liméniennes ne sont pas belles généralement ; mais leurs physionomies gracieuses entraînent avec un irrésistible ascendant. Il n’y a point d’homme auquel la vue d’une Liménienne ne fasse battre le cœur de plaisir. Elles n’ont point la peau basanée, comme on le croit en Europe ; la plupart sont, au contraire, très blanches ; les autres, selon leurs diverses origines, sont brunes, mais d’une peau unie et veloutée, d’une teinte chaude et pleine de vie. Les Liméniennes ont toutes de belles couleurs, les lèvres d’un rouge vif, de beaux cheveux noirs bouclés naturellement, des yeux noirs, d’une forme admirable, d’un brillant et d’une expression indéfinissables d’esprit, de fierté et de langueur ; c’est dans cette expression qu’est tout le charme de leur personne ; elles parlent, avec beaucoup de facilité, et leurs gestes ne sont pas moins expressifs que les paroles qu’ils accompagnent. Leur costume est unique.

Lima est la seule ville du monde où il ait jamais paru. Vainement a-t-on cherché, jusque dans les chroniques les plus anciennes, d’où il pouvait tirer son origine, on n’a pu encore le découvrir ; il ne ressemble en rien aux divers costumes espagnols ; et, ce qu’il y a de bien certain, c’est qu’on ne l’a pas apporté d’Espagne. Il a été trouvé sur les lieux, lors de la découverte du Pérou, quoiqu’il soit en même temps notoire qu’il n’a jamais existé dans aucune autre ville d’Amérique. Ce costume, appelé saya se compose d’une jupe et d’une espèce de sac qui enveloppe les épaules, les bras et la tête, et qu’on nomme manto. J’entends nos élégantes parisiennes se récrier sur la simplicité de ce costume ; elles sont loin de se douter du parti qu’en tire la coquetterie. Cette jupe, qui se fait en différentes étoffes, selon la hiérarchie des rangs et la diversité des fortunes, est d’un travail tellement extraordinaire, qu’elle a droit à figurer dans les collections comme objet de curiosité. Ce n’est qu’à Lima qu’on peut faire confectionner ce genre de costume ; et les Liméniennes prétendent qu’il faut être né à Lima pour pouvoir être ouvrier en saya ; qu’un Chilien, un Aréquipénien, un Cuzquénien, ne pourraient jamais parvenir à plisser la saya ; cette assertion, dont je ne me suis pas inquiétée de vérifier l’exactitude, prouve combien ce costume est en dehors de tous les costumes connus. Je vais donc tâcher, par quelques détails, d’en donner une idée.

Pour faire une saya ordinaire, il faut de douze à quatorze aunes de satin[1] ; elle est doublée en florence ou en petite étoffe de coton très légère ; l’ouvrier, en échange de vos quatorze aunes de satin, vous rapporte une petite jupe qui a trois quarts de haut, et qui, prenant la taille à deux doigts au dessus des hanches, descend jusqu’aux chevilles des pieds ; elle est tellement collante que, dans le bas, elle a tout juste la largeur nécessaire pour qu’on puisse mettre un pied devant l’autre, et marcher à très petits pas. On se trouve ainsi serrée dans cette jupe comme dans une gaine. Elle est plissée entièrement de haut en bas, à très petits plis, et avec une telle régularité, qu’il serait impossible de découvrir les coutures. Ces plis sont si solidement faits, ils donnent à ce sac une telle élasticité, que j’ai vu des sayas qui duraient depuis quinze ans, et qui conservaient encore assez d’élasticité pour dessiner toutes les formes et se prêter à tous les mouvements.

Le manto est aussi artistement plissé, mais fait en étoffe très légère, il ne saurait durer autant que la jupe, ni le plissage résister aux mouvements continuels de celle qui le porte et à l’humidité de son haleine. Les femmes de la bonne société portent leur saya en satin noir ; les élégantes en ont aussi en couleurs de fantaisie, telles que violet, marron, vert, gros bleu, rayées, mais jamais en couleurs claires, par la raison que les filles publiques les ont adoptées de préférence. Le manto est toujours noir, enveloppant le buste en entier ; il ne laisse apercevoir qu’un œil. Les Liméniennes portent toujours un petit corsage dont on ne voit que les manches ; ces manches, courtes ou longues, sont en riches étoffes : en velours, en satin de couleur ou en tulle ; mais la plupart des femmes vont bras nus en toutes saisons. La chaussure des Liméniennes est d’une élégance attrayante : elles ont de jolis souliers en satin de toutes couleurs, ornés de broderies ; s’ils sont unis, les couleurs des rubans contrastent avec celles des souliers. Elles portent des bas de soie à jour en diverses couleurs, dont les coins sont brodés avec la plus grande richesse. Partout, les femmes espagnoles se font remarquer par la riche élégance de leur chaussure ; mais il y a tant de coquetterie dans celle des Liméniennes, qu’elles semblent exceller dans cette partie de leur ajustement. Les femmes de Lima portent leurs cheveux séparés de chaque côté de la tête ; ils tombent en deux tresses parfaitement faites et terminées par un gros nœud en rubans. Cette mode, cependant, n’est pas exclusive : il y a des femmes qui portent leurs cheveux bouclés à la Ninon, descendant en longs flocons de boucles sur leur sein, que, selon, l’usage du pays, elles laissent, presque toujours nu. Depuis quelques années, la mode de porter de grands châles de crêpe de Chine, richement brodés en couleurs, s’est introduite. L’adoption de ce châle a rendu leur costume plus décent en voilant, dans son ampleur, le nu et les formes un peu trop fortement dessinées. Une des recherches de leur luxe est encore d’avoir un très beau mouchoir de batiste brodé garni de dentelle. Oh ! qu’elles ont de grace, qu’elles sont enivrantes ces belles Liméniennes avec leur saya d’un beau noir brillant au soleil, et dessinant des formes vraies chez les unes, fausses chez beaucoup d’autres, mais qui imitent si bien la nature, qu’il est impossible, en les voyant, d’avoir l’idée d’une supercherie !… Qu’ils sont gracieux leurs mouvements d’épaules, lorsqu’elles attirent le manto pour se cacher entièrement la figure, que par instants elles laissent voir à la dérobée ! Comme leur taille est fine et souple, et comme le balancement de leur démarche est onduleux ! Que leurs petits pieds sont jolis, et quel dommage qu’ils soient un peu trop gros !

Une Liménienne en saya, ou vêtue d’une jolie robe venant de Paris, ce n’est plus la même femme ; on cherche vainement, sous le costume parisien, la femme séduisante qu’on a rencontrée le matin dans l’église de Sainte-Marie. Aussi, à Lima, tous les étrangers vont-ils à l’église, non pour entendre chanter aux moines l’office divin, mais pour admirer, sous leur costume national, ces femmes d’une nature à part. Tout en elles est, en effet, plein de séduction : leurs poses sont aussi ravissantes que leur démarche ; et, lorsqu’elles sont à genoux, elles penchent la tête avec malice, laissent voir leurs jolis bras couverts de bracelets, leurs petites mains, dont les doigts, resplendissant de bagues, courent sur un gros rosaire avec une agilité voluptueuse, tandis que leurs regards furtifs portent l’ivresse jusqu’à l’extase.

Un grand nombre d’étrangers m’ont raconté l’effet magique qu’avait produit, sur l’imagination de plusieurs d’entre eux, la vue de ces femmes ; une ambition aventureuse leur avait fait affronter mille périls dans la ferme persuasion que la fortune les attendait sur ces lointains rivages. Les Liméniennes leur en paraissaient être les prêtresses, ou plutôt, réalisant le paradis de Mahomet, ils croyaient que, pour les dédommager des pénibles souffrances d’une longue traversée et récompenser leur courage, Dieu les avait fait aborder dans un pays enchanté. Ces écarts d’imagination ne paraissent pas invraisemblables, quand on est témoin des folies, des extravagances que ces belles Liméniennes font faire aux étrangers. On dirait que le vertige s’est emparé de leurs sens. Le désir ardent de connaître leurs traits, qu’elles cachent avec soin, les fait suivre avec une avide curiosité ; mais il faut avoir une grande habitude des sayas pour suivre une Liménienne sous ce costume, qui leur donne à toutes une grande ressemblance ; il faut un travail d’attention bien soutenu pour ne point perdre de vue, dans la foule, celle dont le regard vous a charmé : agile, elle s’y glisse, et bientôt dans sa course sinueuse, comme le serpent à travers le gazon, se dérobe à votre poursuite. Oh ! je défie la plus belle Anglaise, avec sa chevelure blonde, ses yeux où le ciel se réfléchit, sa peau de lis et de rose, de lutter contre une jolie Liménienne en saya ! Je défie également la plus séduisante Française, avec sa jolie petite bouche entr’ouverte, ses yeux spirituels, sa taille élégante, ses manières enjouées et tout le raffinement de sa coquetterie, je la défie de lutter contre une jolie Liménienne en saya ! L’Espagnole elle-même, avec son port noble, sa belle physionomie, pleine de fierté et d’amour, ne paraîtrait que froide et hautaine à côté d’une jolie Liménienne en saya ! Ho ! sans nulle crainte d’être démentie, je puis affirmer que les Liméniennes sous ce costume seraient proclamées les reines de la terre, s’il suffisait de la beauté des formes, du charme magnétique du regard, pour assurer l’empire que la femme est appelée à exercer ; mais, si la beauté impressionne les sens, ce sont les inspirations de l’ame, la force morale, les talents de l’esprit qui prolongent la durée de son règne. Dieu a doué la femme d’un cœur plus aimant, plus dévoué que celui de l’homme ; et si, comme il n’y a aucun doute, c’est par l’amour et le dévouement que nous honorons le Créateur, la femme a sur l’homme une supériorité incontestable ; mais il faut qu’elle cultive son intelligence et surtout se rende maîtresse d’elle-même pour conserver cette supériorité. Ce n’est qu’à ces conditions qu’elle obtiendra toute l’influence que Dieu a donné aux qualités de son cœur d’exercer ; mais lorsqu’elle méconnaît sa mission, lorsqu’au lieu d’être le guide, le génie inspirateur de l’homme, de perfectionner son moral, elle ne cherche qu’à le séduire, qu’à régner sur ses sens, son empire s’évanouit avec les désirs qu’elle a fait naître. Ainsi, lorsque ces Liméniennes enchanteresses, qui n’ont jamais donné aucun objet élevé à l’activité de leur vie, viennent, après avoir électrisé l’imagination des jeunes étrangers, à se montrer telles qu’elles sont, le cœur blasé, l’esprit sans culture, l’ame sans noblesse, qu’elles paraissent n’aimer que l’argent…, elles détruisent à l’instant le brillant prestige de fascination que leurs charmes avaient produit.

Cependant les femmes de Lima gouvernent les hommes, parce qu’elles leur sont bien supérieures en intelligence et en force morale. La phase de civilisation dans laquelle se trouve ce peuple est encore bien éloignée de celle où nous sommes arrivés en Europe. Il n’existe au Pérou aucune institution pour l’éducation de l’un ou de l’autre sexe ; l’intelligence ne s’y développe que par ses forces natives : ainsi la prééminence des femmes de Lima sur l’autre sexe, quelque inférieures, sous le rapport moral, que soient ces femmes aux Européennes, doit être attribuée à la supériorité d’intelligence que Dieu leur a départie.

On doit cependant faire remarquer combien le costume des Liméniennes est favorable et seconde leur intelligence pour leur faire acquérir la grande liberté et l’influence dominatrice dont elles jouissent. Si jamais elles abandonnaient ce costume sans prendre des mœurs nouvelles, si elles ne remplaçaient pas les moyens de séduction que leur fournit ce déguisement, par l’acquisition des talents, des vertus qui ont le bonheur, le perfectionnement des autres pour objets, vertus dont jusqu’alors elles n’auraient pu sentir le besoin, on peut prédire sans hésiter qu’elles perdraient immédiatement tout leur empire, qu’elles tomberaient même très bas et seraient aussi malheureuses que créatures humaines peuvent l’être ; elles ne pourraient plus se livrer à cette activité incessante que leur incognito favorise, et seraient en proie à l’ennui, sans nul moyen de suppléer au manque d’estime qu’on professe généralement pour les êtres qui ne sont accessibles qu’aux jouissances des sens. En preuve de ce que j’avance, je vais tracer une légère esquisse des usages de la société de Lima, et l’on jugera, d’après cet exposé, de la justesse de l’observation.

La saya, ainsi que je l’ai dit, est le costume national ; toutes les femmes le portent à quelque rang qu’elles appartiennent ; il est respecté et fait partie des mœurs du pays, comme, en Orient, le voile de la musulmane. Depuis le commencement jusqu’à la fin de l’année, les Liméniennes sortent ainsi déguisées, et quiconque oserait enlever à une femme en saya le manto qui lui cache entièrement le visage, à l’exception d’un œil, serait poursuivi par l’indignation publique et sévèrement puni. Il est établi que toute femme peut sortir seule ; la plupart se font suivre par une négresse, mais ce n’est pas d’obligation. Ce costume change tellement la personne et jusqu’à la voix dont les inflexions sont altérées (la bouche étant couverte), qu’à moins que cette personne n’ait quelque chose de remarquable, comme une taille très élevée ou très petite, qu’elle ne soit boiteuse ou bossue, il est impossible de la reconnaître. Je crois qu’il faut peu d’efforts d’imagination pour comprendre toutes les conséquences résultant d’un état de déguisement continuel, que le temps et les usages ont consacré, et que les lois sanctionnent ou du moins tolèrent. Une Liménienne déjeune le matin, avec son mari, en petit peignoir à la française, ses cheveux retroussés absolument comme nos dames de Paris ; a-t-elle envie de sortir, elle passe sa saya sans corset (la ceinture de dessous serrant la taille suffisamment), laisse tomber ses cheveux, se tape[2], c’est à dire se cache la figure avec le manto, et sort pour aller où elle veut…   ; elle rencontre son mari dans la rue, qui ne la reconnaît pas[3], l’agace de l’œil, lui fait des mines, le provoque de propos, entre en grande conversation, se fait offrir des glaces, des fruits, des gâteaux, lui donne un rendez-vous, le quitte et entame aussitôt un autre entretien avec un officier qui passe ; elle peut pousser aussi loin qu’elle le désire cette nouvelle aventure, sans jamais quitter son manto ; elle va voir ses amies, fait un tour de promenade et rentre dans sa maison pour dîner. Son mari ne s’enquiert pas où elle est allée, car il sait parfaitement que, si elle a intérêt à lui cacher la vérité, elle mentira, et, comme il n’a aucun moyen de l’en empêcher, il prend le parti le plus sage, celui de ne point s’en inquiéter. Ainsi ces dames vont seules au spectacle, aux courses de taureaux, aux assemblées publiques, aux bals, aux promenades, aux églises, en visites, et sont bien vues partout. Si elles rencontrent quelques personnes avec lesquelles elles désirent causer, elles leur parlent, les quittent et restent libres et indépendantes, au milieu de la foule, bien plus que ne le sont les hommes, le visage découvert. Ce costume a l’immense avantage d’être à la fois économique, très propre, commode, tout de suite prêt, sans jamais nécessiter le moindre soin.

Il est de plus un usage dont je ne dois pas omettre de parler : lorsque les Liméniennes veulent rendre leur déguisement encore plus impénétrable, elles mettent une vieille saya toute déplissée, déchirée, tombant en lambeaux, un vieux manto et un vieux corsage ; seulement les femmes qui désirent se faire reconnaître pour être de la bonne société se chaussent parfaitement bien et prennent un de leurs plus beaux mouchoirs de poche : ce déguisement, qui est reçu, se nomme disfrazar. Une disfrazarda est considérée comme fort respectable ; aussi ne lui adresse-t-on jamais la parole : on ne l’approche que très timidement   ; il serait inconvenant et même déloyal de la suivre. On suppose, avec raison, que, puisqu’elle s’est déguisée, c’est parce qu’elle a des motifs importants pour le faire, et que, par conséquent, on ne doit pas s’arroger le droit d’examiner ses démarches.

D’après ce que je viens d’écrire sur le costume et les usages des Liméniennes, on concevra facilement quelles doivent avoir un tout autre ordre d’idées que celui des Européennes, qui, dès leur enfance, sont esclaves des lois, des mœurs, des coutumes, des préjugés, des modes, de tout enfin ; tandis que, sous la saya, la Liménienne est libre, jouit de son indépendance et se repose avec confiance sur cette force véritable que tout être sent en lui, lorsqu’il peut agir selon les besoins de son organisation. La femme de Lima, dans toutes les positions de la vie, est toujours elle ; jamais elle ne subit aucune contrainte : jeune fille, elle échappe à la domination de ses parents par la liberté que lui donne son costume ; quand elle se marie, elle ne prend pas le nom de son mari, elle garde le sien, et toujours reste maîtresse chez elle ; lorsque le ménage l’ennuie par trop, elle met sa saya et sort comme les hommes le font en prenant leur chapeau ; agissant en tout avec la même indépendance d’action. Dans les relations intimes qu’elles peuvent avoir, soit légères, soit sérieuses, les Liméniennes gardent toujours de la dignité, quoique leur conduite, à cet égard, soit, certes, bien différente de la nôtre. Ainsi que toutes les femmes, elles mesurent la force de l’amour qu’elles inspirent à l’étendue des sacrifices qu’on leur fait ; mais comme, depuis sa découverte, leur pays n’a attiré les Européens à une aussi grande distance de chez eux que par l’or qu’il recèle, que l’or seul, à l’exclusion des talents ou de la vertu, y a toujours été l’objet unique de la considération et le mobile de toutes les actions, que seul il a mené à tout, les talents et la vertu à rien, les Liméniennes, conséquentes, dans leur façon d’agir, à l’ordre d’idées qui découle de cet état de choses, ne voient de preuves d’amour que dans les masses d’or qui leur sont offertes : c’est à la valeur de l’offrande qu’elles jugent de la sincérité de l’amant ; et leur vanité est plus ou moins satisfaite, selon les sommes plus ou moins grandes, ou le prix des objets qu’elles en ont reçus. Lorsqu’on veut donner une idée du violent amour que monsieur tel avait pour madame telle, on n’use jamais que de cette phraséologie : « Il lui donnait de l’or à plein sac ; il lui achetait à prix énorme tout ce qu’il trouvait de plus précieux ; il s’est ruiné entièrement pour elle… » C’est comme si nous disions ; « Il s’est tué pour elle ! » Aussi la femme riche prend-elle toujours l’argent de son amant, quitte à le donner à ses négresses si elle ne peut le dépenser ; c’est pour elle une preuve d’amour, la seule qui puisse la convaincre qu’elle est aimée. La vanité des voyageurs leur a fait déguiser la vérité, et, lorsqu’ils nous ont parlé des femmes de Lima et des bonnes fortunes qu’ils ont eues avec elles, ils ne se sont pas vantés qu’elles leur avaient coûté leur petit trésor, et jusqu’au souvenir donné par une tendre amie à l’heure du départ. Ces mœurs sont bien étranges, mais elles sont vraies. J’ai vu plusieurs dames de la bonne société porter des bagues, des chaînes et des montres d’hommes…

Les dames de Lima s’occupent peu du ménage ; mais, comme elles sont très actives, le peu de temps qu’elles y consacrent suffit pour le tenir en ordre. Elles ont un penchant décidé pour la politique et l’intrigue ; ce sont elles qui s’occupent de placer leurs maris, leurs fils et tous les hommes qui les intéressent : pour parvenir à leur but, il n’y a pas d’obstacles ou de dégoûts qu’elles ne sachent surmonter. Les hommes ne se mêlent pas de ces sortes d’affaires, et ils font bien ; ils ne s’en tireraient pas avec la même habileté. Elles aiment beaucoup le plaisir, les fêtes, recherchent les réunions, y jouent gros jeu, fument le cigare et montent à cheval, non à l’anglaise, mais avec un large pantalon comme les hommes. Elles ont une passion pour les bains de mer et nagent très bien. En fait de talents d’agrément, elles pincent de la guitare, chantent assez mal (il en est cependant quelques unes qui sont bonnes musiciennes) et dansent, avec un charme inexprimable, les danses du pays.

Les Liméniennes n’ont, en général, aucune instruction, ne lisent point et restent étrangères à tout ce qui se passe dans le monde. Elles ont beaucoup d’esprit naturel, une compréhension facile, de la mémoire et une intelligence surprenante.

J’ai dépeint les femmes de Lima telles qu’elles sont et non d’après le dire de certains voyageurs ; il m’en a coûté sans doute, car la manière aimable et hospitalière avec laquelle elles m’ont accueillie m’a pénétrée des plus vifs sentiments de reconnaissance ; mais mon rôle de voyageuse consciencieuse me faisait un devoir de dire toute la vérité.

J’ai parlé du théâtre et des combats de taureaux, mais j’ai omis le spectacle qu’offrent les églises à la population liménienne ; c’est le plus suivi, le besoin perpétuel de distractions, chaque jour y porte la foule. À Lima, tout le monde entend deux ou trois messes, une à la cathédrale, parce qu’on y rencontre un grand nombre de jolies femmes et d’étrangers que ces beautés y attirent ; une autre à Saint-François, parce que ces pères distribuent d’excellent pain bénit, qu’on y entend des orgues magnifiques, et que tous les prêtres sont richement vêtus ; la troisième messe s’entend à l’Enfant-Jésus, pour jouir du ramage divertissant des nombreux oiseaux que contiennent les cages. Dans presque toutes les églises de Lima, on voit, auprès des autels, des cages remplies d’oiseaux de diverses espèces ; leurs chants couvrent souvent les paroles du prêtre qui dit la messe. Outre les récréations quotidiennes qu’on trouve dans les églises, il se fait, dans la ville, deux processions au moins par semaine, et ces processions sont encore plus bouffonnes, encore plus indécentes que celles dont j’avais été si fort scandalisée à Aréquipa ; enfin, pour que la continuité des cérémonies, l’édification et l’amusement des religieux liméniens ne soient pas interrompus, il y a des offices de nuit célébrés avec beaucoup de pompe et où tout se passe, on doit le supposer, avec le même respect des convenances. Combien d’écoles n’établirait-on pas avec ce que coûtent toutes ces vaines cérémonies ! Que de choses utiles ne pourrait-on pas apprendre ou faire dans le temps qu’on y perd !…

Les deux principales promenades sont l’Almendral et el Paseo del agua : cette dernière est préférée ; elle est belle, mais mal située, La rivière qui la borde, les grands arbres dont elle est ornée lui donnent, en hiver, une humidité très nuisible à la santé ; et, dans l’été, elle manque d’air. Le dimanche, les jours de fête, cette promenade ressemble, le soir, au boulevard de Gand. La foule se presse sur les bas-côtés formés par deux allées ombragées de grands arbres. Les femmes y sont presque toutes en saya, et beaucoup assises sur les bancs ; dans cette position, leur costume laisse voir jusqu’aux genoux. Il y a, sur la chaussée, de nombreuses calèches ; les unes vont au pas, d’autres s’arrêtent, afin que les dames qu’elles renferment puissent faire admirer leur beauté et leur parure. On reste quatre à cinq heures à cette promenade ; ce qui m’eût paru très long si je n’y avais été en compagnie de plusieurs dames, et particulièrement de ma tante, qui est pétillante d’esprit lorsqu’elle fait de la critique ; et, à ce paseo, il y a beau champ pour en faire.…

L’ouverture du printemps est un des grands plaisirs de Lima : c’est réellement une superbe fête. Le jour de la Saint-Jean commence la promenade des Amancais[4], espèce de Longchamp, auquel j’allai avec dona Calista, une de mes amies. Toute la population s’y était rendue. Il y avait plus de cent calèches contenant des dames magnifiquement parées ; on y voyait de nombreuses cavalcades et une foule immense de piétons. Pendant les deux mois d’hiver, mai et juin, les montagnes se couvrent de fleurs jaunes aux feuilles vertes, nommées amancais, elles en prennent un aspect de printemps ; c’est ce qui donne lieu à la fête et le nom aux promenades. Le chemin qui conduit à ces montagnes est très large, et la perspective que l’on découvre à une certaine hauteur est enchanteresse. Dans plusieurs endroits, s’établissent des tentes où l’on vend des rafraîchissements, et où s’exécutent des danses très indécentes. Le beau monde, durant les deux mois de la saison, fréquente ces lieux ; et l’empire de la mode, le désir de voir et d’être vu font passer sur les nombreux inconvénients qu’ils présentent. Le chemin est très mauvais ; les chevaux enfoncent dans le sable jusqu’aux genoux ; le vent y est froid ; et le soir, pour peu qu’on tarde à se retirer, on risque d’être arrêté par les voleurs dont Lima abonde. Néanmoins les Liméniens y accourent avec une véritable fureur ; ils forment des parties, portent leur diner et souper, et y passent la nuit.

Je ne me bornai pas à visiter les promenades et les édifices de Lima ; je cherchai encore à m’introduire chez les principaux habitants, pour en connaître les mœurs et usages. J’avais été recommandée à plusieurs familles, et, en outre, à deux de mes cousines d’Aréquipa, la seňora Balthazar de Benavedez, et la seňora Inès de Izcué. Je fus très bien accueillie dans ces deux maisons, où l’on me donna des dîners d’apparat. Rien au monde n’est plus ennuyeux que ces dîners : on y déploie un grand luxe en vaisselle, en cristaux, en toutes choses, mais particulièrement en mets et friandises de mille sortes. Lima se distingue par ses progrès en cuisine : l’art culinaire y fleurit ; et, depuis dix ans, tout se fait à la française. Le pays fournit de très bonne viande, de beaux légumes, du poisson de toute espèce, une grande abondance de fruits exquis ; et il est facile de se procurer, à peu de frais, un ordinaire somptueux. Ces banquets étaient, pour moi qui ai l’habitude de dîner en dix minutes, une fatigue inimaginable ; on sert deux et trois services, et il faut manger de tout pour ne pas enfreindre des usages de la politesse. il me fallait incessament recommencer les mêmes excuses ; répéter à satiété que je ne mangeais ni soupe ni viande, et que ma nourriture se bornait habituellement aux légumes, aux fruits et au laitage. On reste deux heures à table ; pendant ce temps, la conversation roule sur l’excellence des mets, et les éloges qu’on adresse, en termes pompeux, au maître de la maison. Comme à Aréquipa, on a aussi l’habitude de se faire passer des morceaux au bout de la fourchette ; cependant cet usage se perd. Ce que j’ai vu manger dans ces occasions est vraiment monstrueux. Il en résulte qu’à la sortie du repas presque tous les convives sont malades et dans un tel état de stupeur, qu’ils sont incapables de dire un mot. En définitive, leurs festins sont aussi fatigants que nuisibles à la santé. La profusion qu’ils y étalent dénote un peuple réduit encore aux jouissances sensuelles. L’heure habituelle du dîner n’est pas changée ces jours-là ; on se met à table à trois heures, comme c’est l’usage de Lima ; mais l’on n’en sort qu’à cinq ou six heures ; ensuite, il faut tenir compagnie, pendant une heure ou deux, aux maîtres de la maison ; on peut juger quelles corvées étaient, pour moi, de pareilles invitations ; dans tous ces repas, on sert de nos meilleurs vins, ce qui est une grande dépense pour le pays.

Parmi les femmes distinguées que renferme Lima, j’en citerai trois dont, en parlant de cette ville, je ne saurais omettre les noms. La première est madame de la Riva-Aguero, célèbre par ses malheurs, par le courage et la constance qu’elle montre à les supporter. La seconde est madame Calista Thwaites, la femme la plus instruite que j’aie rencontrée en Amérique, et que distinguent également le brillant de son esprit, la justesse de son jugement. Et, enfin, la troisième est madame Manuela Riclos, femme savante, très spirituelle, dit-on, mais encore plus pédante.

En racontant l’histoire de madame de la Riva-Aguero, mon intention est encore de montrer, ainsi que je l’ai fait dans l’histoire du commandant de la Challenger, de combien de maux est cause la tyrannie exercée par les parents sur les inclinations de leurs enfants ; comme si les erreurs du cœur, la satiété, les chances bonnes ou mauvaises de la vie ne suffisaient pas pour compromettre le bonheur d’un lien que, dans notre sagesse, nous avons fait indissoluble ; sans qu’il faille ajouter à ces dangers en faisant intervenir la raison humaine avec son cortège de préjugés dans l’affection la plus désintéressée de notre nature. Ah ! la raison est encore plus féconde en déceptions que le cœur, et l’amour que Dieu y allume a, sans doute, plus de droits à nos respects que les vaines opinions que le monde extérieur fait naître dans notre cerveau. La contrainte, à cet égard, dont usent les parents envers leurs enfants, est le plus coupable abus de la force en même temps qu’elle est la plus insigne absurdité de la raison ; tuer la victime est moins criminel que de lui préparer un avenir de calamités ; lui commander d’aimer est le comble de la démence auquel la tyrannie peut parvenir.

Madame de la Riva-Aguero (Caroline Delooz) appartient à une des premières familles de la Hollande, où elle est née. Elle a reçu une éducation aussi brillante que solide ; et l’extrême convenance de son ton, ses manières à la fois simples et élégantes annoncent qu’elle a vécu, dès son enfance, dans la meilleure société. C’est une femme accomplie, si jamais être humain a mérité qu’on dise cela de lui. Lorsque je l’ai connue, elle avait environ trente ans ; fort jolie femme encore, à dix-huit ans, elle avait dû être une créature ravissante de graces et de fraîcheur. Pauvre jeune fille, quand tu jouais dans tes vertes campagnes, tu ne pensais guère à la triste destinée que l’ambition de tes parents te réservait !

En 1822, arriva à Bruxelles un Péruvien nommé de la Riva-Aguero ; il s’introduisit, je ne sais comment, dans la famille de la jeune Caroline Delooz, s’y présenta avec un cortége de titres et se donna pour le président de la république du Pérou, dont il avait été forcé de s’absenter par suite de troubles révolutionnaires ; il amplifia, avec cette exagération propre à son pays, tout ce qui pouvait lui donner de l’importance et faire concevoir de lui une haute opinion ; enfin il réussit, par son éloquence et ses airs de grandeur, à intéresser la famille Delooz et à l’éblouir. Devenu amoureux de Caroline, il la demanda. M. Delooz, père de sept enfants, avait perdu une grande partie de sa fortune, et il avait quatre filles à marier ; il crut sur parole le soi-disant président du Pérou, possesseur, dans son pays, de grandes richesses ; le noble et ambitieux Hollandais vit donc, en cet étranger, un parti convenable pour une de ses filles, et accueillit sa demande. Il déclara sa volonté à Caroline, qui en resta pétrifiée. Riva-Aguero avait alors cinquante-cinq ans, était d’une laideur repoussante, d’une santé chancelante, d’un caractère triste et sévère. La jeune personne, le désespoir dans le cœur, alla se jeter aux pieds de sa mère et lui demanda protection ; mais, hélas ! la pauvre mère, esclave comme sa fille, ne pouvait que confondre ses larmes avec celles de son enfant. Le noble époux, maître absolu dans sa famille, vit se taire devant sa volonté toutes les répugnances. Dans tout le cercle de la famille Delooz, il ne se trouva pas une seule personne qui osât faire observer au père qu’il agissait avec cruauté, en jetant sa fille dans les bras d’un vieillard cacochyme, et, avec imprudence, en la mariant à un inconnu qui peut-être les trompait. Cette société hollandaise, encore plus asservie que la nôtre aux préjugés de l’orgueil, trouvait que le président du Pérou était un très beau parti pour Caroline Delooz, et force fut à la pauvre enfant d’en paraître honorée, contente et heureuse. Elle avait dix-sept ans quand elle épousa le vieillard.

Peu de temps après son mariage, la jeune femme fut obligée de quitter sa mère et ses sœurs qu’elle aimait tendrement et dont elle était chérie, pour suivre son mari dans ses États. Elle arriva à Valparaiso avec un enfant de quinze mois, et enceinte ; elle y demeura près de deux ans, vivant dans une maison garnie de la manière la plus mesquine, sans oser demander à son auguste époux quand enfin il comptait la conduire dans son palais. M. de la Riva-Aguero ayant, pour subvenir à cette misérable existence, épuisé ses faibles ressources, se trouva forcé de mener sa femme à Lima. Ah ! quel dut être l’amer désespoir de cette jeune femme à la vue de la petite maison dans laquelle l’établit son mari. Son malheur était certain ; cet homme avait indignement abusé de la crédulité de son père ; elle se voyait à trois mille lieues de son pays, sans sa mère, ni aucun des siens pour la consoler et l’aider des conseils de l’affection ; elle s’y voyait sans nulle fortune, sans nulle considération, aux prises avec la misère et condamnée aux chagrins de toute espèce, à craindre même pour ses enfants. Il dut être horrible son désespoir !!! M. de la Riva-Aguero avait menti en se donnant pour président de la république du Pérou : il est vrai que, dans un mouvement populaire, une nomination extra-légale lui avait donné ce titre. Il le conserva trois jours au milieu du désordre auquel il le devait. Aussitôt l’ordre rétabli, il fut obligé de se sauver en toute hâte, ayant été, comme factieux, mis hors la loi. Il avait menti lorsqu’il s’était dit possesseur de grandes richesses, puisqu’il n’a pour toute fortune que la demi-propriété d’une vieille masure dont l’autre moitié appartient à sa sœur. Arrivé à Lima, il ne lui fut plus possible de rien cacher à sa femme sur sa position ; elle écouta tous les contes qu’il lui fit avec un sang-froid, une fermeté qui témoignaient de son grand courage, et supporta son sort avec une dignité, une résignation dignes des plus grands éloges. Jamais personne n’a entendu sortir de sa bouche la plus légère allusion à l’indigne tromperie dont elle a été victime. Elle parle toujours de son mari avec le plus grand respect, paraît être très convaincue que tout ce qu’il lui a dit est l’exacte vérité, attribue les malheurs de M. Aguero aux événements politiques, et ne se plaint que de l’ingratitude de la république.

Madame de la Riva-Aguero est un ange de vertu. Sa conduite est tellement exemplaire, que même la médisance des Liméniens n’y a pu trouver à redire. Lorsque je la vis, elle était mère de trois enfants, les plus beaux qu’on pût voir, et enceinte. Cette femme, par son ordre, son extrême économie et ses habitudes laborieuses, avait le talent de soutenir sa maison sur un pied honorable. Elle nourrissait et élevait elle-même ses enfants, faisait leurs vêtements et les siens, et soignait son vieux mari presque toujours malade ; elle excitait l’admiration de tous ceux qui la connaissaient. Ah ! si son père avait pu être témoin de toutes les larmes qu’elle a versées en secret, de toutes les angoisses dont son cœur a été déchiré, de quels remords ne serait-il pas torturé ! Mais ce père reçoit de sa fille des lettres dictées par un respect filial, qui fait taire tout autre sentiment. La jeune femme est trop pieuse, trop généreuse, pour vouloir, par ses reproches ou ses plaintes, troubler le repos de son père. Elle lui écrit qu’elle est heureuse, et le vieillard, bouffi d’orgueil, montre ses lettres et dit à tous que sa fille est présidente du Pérou.

Je tiens tous ces détails d’une femme de chambre, Hollandaise venue au Pérou avec madame de la Riva-Aguero, et qui était, depuis six mois, chez madame Denuelle. Ce qu’on me raconta de madame de la Riva-Aguero me donna envie de la connaître, et je lui écrivis pour lui en demander la permission. Elle vint le soir même, resta longtemps à causer avec moi ; elle parle français comme une Française, et sa conversation annonce qu’elle était née avec un caractère gai, vif et plein de fierté. Sa grossesse la rendait souffrante, et son expression avait quelque chose d’angélique. En se retirant, elle me prit la main avec affection et me dit : « Venez me voir, chère demoiselle, j’aurais bien du plaisir à causer avec vous de l’Europe, de ce beau pays où vous allez retourner ; la vie que je mène ici est bien monotone ; cependant je ne m’en plains pas : mes enfants, mes chers enfants me tiennent lieu de tout. » Je considérai avec un saint respect cette femme d’une vertu si rare, victime comme moi des cruels préjugés auxquels se soumet encore l’espèce moutonnière, après en avoir reconnu l’absurdité. Pendant ma résidence à Lima, j’allais très souvent voir cette dame ; quelques personnes venaient, parfois le soir, prendre le thé avec nous.

Je me liai très intimement avec dona Calista Thwaites, et j’éprouvai un vif chagrin de ne pouvoir la décider à venir vivre en Europe. Cette femme est réellement très supérieure, tant par la haute portée de son esprit que par l’immense variété de ses connaissances. Elle parle l’anglais d’une manière admirable ; elle a traduit une grande partie de lord Byron en espagnol et en français ; l’étendue de son érudition est surprenante relativement à son âge ; elle n’avait alors que vingt-neuf ans ; née à Buenos-Ayres, elle s’y était mariée avec un Anglais ; il y avait quatre ans qu’elle était venue s’établir à Lima, où son mari avait une maison de commerce ; elle devint veuve peu de temps après son arrivée, et jouissait d’une belle fortune. On ne peut voir sans regret une telle femme se fixer dans un pays où si peu de personnes sont à même de l’apprécier ; puisse-t-elle faire naître chez quelques uns le goût des lettres et apparaître des lumières dans cette épaisse obscurité ! la Providence, en lui inspirant la volonté d’habiter le Pérou, semble l’avoir destinée à cette mission.

Quand j’arrivai à Lima, je ne vis pas madame Riclos ; elle venait de perdre sa grand’mère, et m’envoya son mari. J’allai lui rendre visite sans la rencontrer ; elle ne vint pas me voir, et je pensai qu’il était indiscret à moi d’y retourner. On me dit qu’elle n’avait pas osé se présenter à mon hôtel, tant elle redoutait la méchanceté de madame Denuelle ; celle-ci, il est vrai, en faisait une de ses plus burlesques charges. Cette dame a la modeste prétention de se croire sur la même ligne que madame de Staël ; elle a fait des ouvrages très remarquables, dit-elle, mais qui sont encore en portefeuille ; en sorte qu’il faut l’en croire sur parole. Dans les luttes des partis, elle adresse des odes aux vainqueurs, fait des pièces de poésie sur le soleil, la lune, la mer et autres sujets non moins grandioses. Madame Riclos était alors une femme de quarante ans, maigre, pâle et boiteuse ; elle ne porte jamais de saya, et sa mise se distingue par son extravagance ; elle a toujours de grands chapeaux avec des plumes blanches, des robes jaunes avec des châles rouges, et le reste de son costume à l’avenant ; elle professe pour son pays le plus profond mépris. Madame Riclos projette venir s’établir en France ; elle répète sans cesse qu’une femme de son mérite ne saurait vivre ailleurs qu’à Paris. D’après tout ce qui m’a été rapporté de cette dame, je crois que, si elle avait moins de prétention et visait moins à l’effet, on ne lui contesterait pas son talent comme poète ; mais « l’esprit qu’elle veut avoir nuit à celui qu’elle a. »

  1. Ce satin est importé d’Europe ; ce vêtement se faisait, avant la découverte du Pérou, avec une étoffe de laine fabriquée dans le pays. On ne se sert plus de cette étoffe que pour les femmes pauvres.
  2. Tapada veut dire se cacher la figure avec le manto.
  3. Plusieurs maris m’ont assuré ne point reconnaître leurs femmes lorsqu’ils les rencontraient.
  4. Amancais est le nom d’une fleur jaune qui croît sur les montagnes.