Lettres intimes (Renan)/Texte entier

Calmann Lévy (p. Titre-408).


ERNEST RENAN — HENRIETTE RENAN
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LETTRES INTIMES
— 1842-1845 —


PRÉCÉDÉES DE
MA SŒUR HENRIETTE


PAR
ERNEST RENAN


PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3


MA SŒUR HENRIETTE




Cet opuscule est la réimpression textuelle de la plaquette qu’Ernest Renan fit imprimer et tirer à cent exemplaires, en septembre 1862, sous le titre suivant : Henriette Renan ; Souvenir pour ceux qui l’ont connue. On y relève, dès les premières lignes, la phrase suivante : « Ces pages ne sont pas faites pour le public et ne lui seront pas livrées. »

En 1883, dans la préface de ses Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse, Ernest Renan s’exprimait ainsi :

« La personne qui a eu la plus grande influence sur ma vie, je veux dire ma sœur Henriette, n’occupe ici presque aucune place. En septembre 1862, un an après la mort de cette précieuse amie, j’écrivis, pour le petit nombre des personnes qui l’avaient connue, un opuscule consacré à son souvenir. Il n’a été tiré qu’à cent exemplaires. Ma sœur était si modeste, elle avait tant d’aversion pour le bruit du monde, que j’aurais cru la voir, de son tombeau, m’adressant des reproches, si j’avais livré ces pages au public. Quelquefois, j’ai eu l’idée de les joindre à ce volume. Puis, j’ai trouvé qu’il y aurait en cela une espèce de profanation. L’opuscule sur ma sœur a été lu avec sympathie par quelques personnes animées pour elle et pour moi d’un sentiment bienveillant. Je ne dois pas exposer une mémoire qui m’est sainte aux jugements rogues qui font partie du droit qu’on acquiert sur un livre en l’achetant. Il m’a semblé qu’en insérant ces pages sur ma sœur dans un volume livré au commerce, je ferais aussi mal que si j’exposais son portrait dans un hôtel des ventes. Cet opuscule ne sera donc réimprimé qu’après ma mort. Peut-être pourra-t-on y joindre alors quelques lettres de mon amie, dont je ferai moi-même par avance le choix. »

Enfin, dans un codicille à son testament, en date du 4 novembre 1888, Ernest Renan autorisa la présente réimpression, en disant : « Ma femme réglera le mode de publicité à donner à mon petit volume de souvenirs sur ma sœur Henriette. »

La présente réimpression fut, en effet, préparée par madame Cornélie Renan. Le choix des lettres d’Henriette Renan n’a pas été fait par son frère. Nous pensons aujourd’hui que le recul du temps et des générations nous permet de ne pas faire de choix entre ces lettres, non plus qu’entre celles d’Ernest Renan. On trouvera donc les lettres d’Henriette Renan qui subsistent, à leur place, dans notre publication de la correspondance fraternelle.


MA
SOEUR HENRIETTE


La mémoire des hommes n’est qu’un imperceptible trait du sillon que chacun de nous laisse au sein de l’infini. Elle n’est cependant pas chose vaine. La conscience de l’humanité est la plus haute image réfléchie que nous connaissions de la conscience totale de l’univers. L’estime d’un seul homme est une partie de la justice absolue. Aussi, quoique les belles vies n’aient pas besoin d’un autre souvenir que de celui de Dieu, on a toujours cherché à fixer leur image. Je serais d’autant plus coupable de ne pas rendre ce devoir à ma sœur Henriette que seul j’ai pu connaître les trésors de cette âme élue. Sa timidité, sa réserve, cette pensée chez elle arrêtée qu’une femme doit vivre cachée, étendirent sur ses rares qualités un voile que bien peu soulevèrent. Sa vie n’a été qu’une suite d’actes de dévouement destinés à rester ignorés. Je ne trahirai pas son secret ; ces pages ne sont pas faites pour le public, et ne lui seront pas livrées. Mais ceux qui ont été du petit nombre à qui elle se révéla me feraient un reproche si je ne cherchais à mettre par ordre ce qui peut compléter leurs souvenirs.


I


Ma sœur Henriette naquit à Tréguier le 22 juillet 1811. Sa vie fut de bonne heure attristée et remplie d’austères devoirs. Elle ne connut jamais d’autres joies que celles que donnent la vertu et les affections du cœur. Elle tenait de notre père une disposition mélancolique, qui lui laissait peu de goût pour les distractions vulgaires, et lui inspirait même une certaine disposition à fuir le monde et ses plaisirs. Elle n’avait rien de la nature vive, gaie, spirituelle que ma mère a conservée dans sa belle et forte vieillesse. Ses sentiments religieux, d’abord renfermés dans les formules du catholicisme, furent toujours très profonds. Tréguier, la petite ville où nous sommes nés, est une ancienne ville épiscopale, riche en poétiques impressions. Ce fut une de ces grandes cités monastiques, à la façon galloise et irlandaise, fondées par les émigrés bretons du vie siècle. Elle eut pour père un abbé Tual ou Tugdual. Quand Noménoé, au ixe siècle, voulant fonder une nationalité bretonne, transforma en évêchés tous ces grands monastères de la côte du Nord, le Pabu-Tual, ou monastère de Saint-Tual, fut du nombre. Au xvie siècle et au xviie siècle, Tréguier devint un centre ecclésiastique assez considérable et le rendez-vous d’une petite noblesse locale. À la Révolution, l’évêché fut supprimé ; mais, après le rétablissement du culte catholique, les vastes constructions que la ville possédait en refirent un centre ecclésiastique, une ville de couvents et d’établissements religieux. La vie bourgeoise s’y est peu développée. Les rues, sauf une ou deux, sont de longues allées désertes, formées par de hauts murs de couvents, ou par d’anciennes maisons canoniales, entourées de jardins. Un air général de distinction perce partout, et donne à cette pauvre ville morte un charme que n’ont pas les villes de bourgeoisie, plus vivantes et plus riches, qui se sont développées dans le reste du pays.

La cathédrale surtout, très bel édifice du xive siècle, avec ses nefs élevées, ses étonnantes hardiesses d’architecture, son joli clocher, prodigieusement élancé, sa vieille tour romane, reste d’un édifice plus ancien, semblait faite exprès pour nourrir de hautes pensées. Le soir, on la laissait ouverte fort tard aux prières des personnes pieuses ; éclairé d’une seule lampe, rempli de cette atmosphère humide et tiède qu’entretiennent les vieux édifices, l’énorme vaisseau vide était plein d’infini et de terreurs. Les environs de la ville sont riches en belles ou étranges légendes. A un quart de lieue est la chapelle élevée près du lieu de naissance du bon avocat saint Yves, le saint des Bretons du dernier âge, devenu dans la croyance populaire le défenseur des faibles, le grand redresseur de torts ; près de là, sur un point fort élevé, la vieille église de Saint-Michel, détruite par la foudre. On nous y menait chaque année le jeudi saint. C’est une croyance que ce jour-là toutes les cloches, pendant le grand silence qui leur est imposé, vont à Rome demander la bénédiction du pape. Pour les voir passer, on montait sur le tertre couvert de ruines ; on fermait les yeux et on les voyait traverser l’air, doucement inclinées, laissant flotter mollement derrière elles leur robe de dentelle, celle-là même qu’elles portèrent le jour de leur baptême. Un peu plus loin, s’élève la petite chapelle des Cinq-Plaies, dans une charmante vallée ; de l’autre côté de la rivière, près d’une ancienne fontaine sacrée, Notre Dame-du-Tromeur, pèlerinage très vénéré.

Une forte disposition pour la vie intérieure fut chez ma sœur le résultat d’une enfance passée dans ce milieu plein de poésie et de douce tristesse. Quelques vieilles religieuses, chassées de leur couvent par la Révolution et devenues maîtresses d’école, lui apprirent à lire et à réciter les psaumes en latin. Elle apprit par cœur tout ce qu’on chante à l’église ; sa réflexion s’exerçant plus tard sur ces vieux textes, qu’elle comparait au français et à l’italien, l’avait amenée à savoir beaucoup de latin, quoiqu’elle ne l’eût pas régulièrement appris. Son éducation, néanmoins, serait restée forcément très incomplète, sans une heureuse fortune qui lui donna une institutrice supérieure à toutes celles que le pays avait eues jusque-là. Les familles nobles de Tréguier étaient revenues de l’émigration complètement ruinées. Une demoiselle appartenant à l’une de ces familles, dont l’éducation s’était faite en Angleterre, se mit à donner des leçons. C’était une personne distinguée par le goût et les manières ; elle laissa chez ma sœur une trace profonde et un souvenir qui ne s’effaça point. Les malheurs dont elle fut de bonne heure entourée augmentèrent cette tendance à la concentration qui était innée chez elle. Notre grand-père, par le côté paternel, appartenait à une sorte de clan de marins et de paysans qui peuple tout le pays de Goëlo. Il fit une petite fortune avec sa barque et vint s’établir à Tréguier. Notre père servit sur les flottes de la République. Après les désastres maritimes du temps, il commanda des navires pour son compte, et se laissa peu à peu entraîner à un commerce considérable. Ce fut une grande faute. Complètement inhabile aux affaires, simple et incapable de calcul, sans cesse arrêté par cette timidité qui fait du marin un véritable enfant dans la pratique de la vie, il vit la petite fortune qu’il tenait de sa famille se fondre peu à peu dans un gouffre qu’il ne mesurait pas. Les événements de 1815 amenèrent des crises commerciales qui lui furent fatales. Sa nature sentimentale et faible ne tenait pas contre ces épreuves : il retirait peu à peu son enjeu de la vie. Ma sœur assista heure par heure aux ravages que l’inquiétude et le malheur exerçaient sur cette âme douce et bonne, égarée dans un genre d’occupations qui n’était pas le sien. Elle acquit dans ces rudes expériences une précoce maturité. Dès l’âge de douze ans, c’était une personne sérieuse, fatiguée de soucis, obsédée de pensées graves et de sombres pressentiments.

Au retour d’un de ses longs voyages dans nos mers froides et tristes, mon père eut un dernier rayon de joie : je naquis en février 1823. La venue de ce petit frère fut pour ma sœur une grande consolation. Elle s’attacha à moi de toute la force d’un cœur timide et tendre, qui a besoin d’aimer. Je me rappelle encore les petites tyrannies que j’exerçais sur elle, et contre lesquelles elle ne se révolta jamais. Quand elle sortait parée pour aller aux réunions de jeunes demoiselles de son âge, je m’attachais à sa robe, je la suppliais de revenir ; alors elle rentrait, tirait ses habits de fête et restait avec moi. Un jour, par plaisanterie, elle me menaça, si je n’étais point sage, de mourir ; et elle fit la morte, en effet, sur un fauteuil. L’horreur que me causa l’immobilité feinte de mon amie est peut-être l’impression la plus forte que j’aie éprouvée, le sort n’ayant pas voulu que j’aie assisté à son dernier soupir. Hors de moi, je m’élançai et lui fis au bras une terrible morsure. Elle poussa un cri que j’entends encore. Aux reproches que l’on m’adressait, je ne savais répondre qu’une seule chose : « Pourquoi donc étais-tu morte ? Est-ce que tu mourras encore ? »

En juillet 1828, les malheurs de notre père aboutirent à une affreuse catastrophe. Un jour, son navire venant de Saint-Malo rentra au port de Tréguier sans lui. Les hommes de l’équipage, interrogés, déclarèrent que depuis plusieurs jours ils ne l’avaient plus revu. Un mois entier ma mère le chercha avec d’inexprimables angoisses ; enfin elle apprit qu’un cadavre avait été trouvé sur la côte d’Erqui, village situé entre Saint-Brieuc et le cap Fréhel. Il fut constaté que c’était celui de notre père. Quelle fut la cause de sa mort ? Fut-il surpris par un de ces accidents si communs dans la vie de l’homme des mers ? S’oublia-t-il dans un de ces longs rêves d’infini qui, chez les races bretonnes, confinent au sommeil sans fin ? Crut-il avoir mérité le repos ? Trouvant qu’il avait assez lutté, s’assit-il sur le rocher en disant : « Celle-ci sera la pierre de mon repos pour l’éternité ; ici je reposerai, car je l’ai choisie » ? Nous ne le savons pas. On le déposa dans le sable, où deux fois par jour les flots viennent le visiter ; je n’ai pas encore pu élever là une pierre pour dire au passant ce que je lui dois. La douleur de ma sœur fut profonde. Elle tenait sa nature de notre père ; elle l’aimait tendrement. Chaque fois qu’elle en parlait, c’était avec larmes. Elle était persuadée que son âme si éprouvée fut toujours juste et pure aux yeux de Dieu.


II


A partir de ce moment, notre état fut la pauvreté. Mon frère, qui avait dix-neuf ans, partit pour Paris et commença dès lors cette vie de travail et de constante application qui ne devait pas avoir toute sa récompense. Nous quittâmes Tréguier, dont le séjour avait pour nous trop de tristesse, et nous allâmes habiter Lannion, où ma mère avait sa famille. Ma sœur avait dix-sept ans. Sa foi était toujours vive, et plus d’une fois la pensée d’embrasser la vie religieuse avait fortement préoccupé son esprit. Le soir, en hiver, elle m’amenait à l’église sous son manteau ; c’était pour moi une grande joie de fouler la neige ainsi abrité de toutes parts. Sans moi, elle eût sans contredit adopté un état qui, vu son instruction, ses dispositions pieuses, son manque de fortune et les coutumes du pays, semblait pour elle tout à fait indiqué. C’était surtout vers le couvent de Sainte-Anne, à Lannion, joignant le soin des malades à l’éducation des demoiselles, que se tournaient ses désirs. Hélas ! peut-être, si elle eût suivi cette pensée, eût-elle mieux travaillé pour son repos ! Mais elle était trop bonne fille et trop tendre sœur pour préférer son repos à ses devoirs, même quand des préjugés religieux qu’elle partageait encore devaient la rassurer. Dès lors, elle s’envisageait comme chargée de mon avenir. Un jour, trouvant mes mouvements embarrassés, elle vit que je cherchais timidement à dissimuler le défaut d’un vêtement usé. Elle pleura ; la vue de ce pauvre enfant destiné à la misère, avec d’autres instincts, lui serra le cœur. Elle résolut d’accepter le combat de la vie, et s’imposa la tâche de combler à elle seule l’abîme que la mauvaise fortune de notre père avait creusé devant nous.

Le travail manuel d’une jeune fille était pour cela tout à fait insuffisant. La carrière qu’elle embrassa fut la plus amère de toutes. Il fut résolu que nous retournerions à Tréguier et qu’elle y exercerait les fonctions d’institutrice. De toutes les conditions qu’une personne bien élevée et sans fortune peut choisir, l’éducation des femmes dans une petite ville de province est sans contredit celle qui demande le plus de courage. On était aux premiers temps qui suivirent la révolution de 1830. Ce fut pour ces provinces écartées un moment de crise fâcheuse. La noblesse, sous la Restauration, voyant son privilège incontesté, avait pris franchement part au mouvement du monde. Maintenant, se croyant humiliée, elle se vengeait en se retirant dans un cercle étroit et en appauvrissant le développement général de la société. Toutes les familles légitimistes affectaient de ne confier leurs enfants qu’à des communautés religieuses. Les familles bourgeoises, pour suivre la mode et faire comme les gens de qualité, adoptèrent bientôt le même usage. Incapable de descendre à ces moyens d’habileté vulgaire sans lesquels il est presque impossible que les maisons d’éducation privée réussissent, ma sœur, avec sa rare distinction, son profond sérieux, son instruction solide, voyait sa pauvre petite école abandonnée. Sa modestie, sa réserve, le ton exquis qu’elle portait en toute chose, étaient ici des raisons d’insuccès. Aux prises avec des susceptibilités mesquines, obligée de compter avec les plus sottes prétentions, cette noble et grande âme s’usait dans une lutte sans issue contre une société abaissée, à laquelle la Révolution avait enlevé les meilleurs éléments qu’elle possédait autrefois, sans lui porter encore aucun de ses bienfaits.

Quelques personnes supérieures aux petitesses du pays savaient l’apprécier. Un homme fort intelligent et dégagé des préjugés qui règnent sans contrepoids dans les villes de province, depuis que l’aristocratie a disparu ou s’est par réaction faussée et abêtie, conçut pour elle un sentiment très élevé. Ma sœur, malgré une marque de naissance à laquelle il fallait quelque temps pour s’habituer, avait, à cet âge, un charme extrême. Les personnes qui ne l’ont connue que tard et fatiguée par un climat rigoureux, ne peuvent se figurer ce que ses traits avaient alors de délicatesse et de langueur. Ses yeux étaient d’une rare douceur, sa main était la plus fine et la plus ravissante qui se pût voir. Des propositions furent faites ; des conditions discrètement indiquées. Ces conditions auraient eu pour effet de la détacher en quelque sorte des siens, pour lesquels on supposait qu’elle avait assez travaillé. Elle refusa, quoique la netteté et la justesse de son esprit lui inspirassent un vrai penchant pour des qualités toutes semblables qu’elle rencontrait. Elle préféra la pauvreté à la richesse non partagée avec sa famille. Sa situation cependant devenait de plus en plus pénible. Les salaires qui lui eussent été dus étaient si irrégulièrement payés que par moments nous regrettions d’avoir quitté Lannion, où nous avions trouvé plus de dévouement et de sympathie.

Elle résolut alors de boire le calice jusqu’à la lie (1835). Une amie de notre famille, qui fit vers cette époque le voyage de Paris, lui parla d’une place de sous-maîtresse dans une petite institution de demoiselles. La pauvre fille accepta. Elle partit à vingt-quatre ans, sans protection, sans conseils, pour un monde qu’elle ignorait et qui lui réservait un apprentissage cruel.

Ses débuts à Paris furent horribles. Ce monde de froideur, de sécheresse et de charlatanisme, ce désert où elle ne comptait pas une personne amie, la désespéra. Le profond attachement que nous autres Bretons portons au sol, aux habitudes, à la vie de famille, se réveilla avec une déchirante vivacité. Perdue dans un océan où sa modestie la faisait méconnaître, empêchée par sa réserve extrême de contracter ces bonnes liaisons qui consolent et soutiennent quand elles ne servent pas, elle tomba dans une nostalgie profonde qui compromit sa santé. Ce qu’il y a de cruel pour le Breton dans ce premier moment de transplantation, c’est qu’il se croit abandonné de Dieu comme des hommes. Le ciel se voile pour lui. Sa douce foi dans la moralité générale du monde, son tranquille optimisme est ébranlé. Il se croit jeté du paradis dans un enfer de glaciale indifférence ; la voix du bien et du beau lui paraît devenue sans timbre ! il s’écrie volontiers : « Comment chanter le cantique du Seigneur sur la terre étrangère ! » Pour comble de malheur, les premières maisons où le sort la conduisit n’étaient pas dignes d’elle. Qu’on se figure une tendre jeune fille, n’ayant jamais quitté sa pieuse petite ville, sa mère, ses amies, jetée tout à coup dans un de ces pensionnats frivoles où ses idées sérieuses sont à chaque moment blessées, où elle ne trouve chez les directrices que légèreté, insouciance, sordide intérêt. Elle avait gardé de cette première expérience des jugements fort sévères contre les maisons d’éducation de femmes à Paris. Vingt fois elle fut sur le point de repartir ; il fallut son invincible courage pour rester.

Peu à peu, cependant, elle fut appréciée. La direction des études d’une maison d’éducation, cette fois très honnête, lui fut confiée : mais les obstacles qu’elle trouva pour la réalisation de ses vues dans les petitesses inséparables d’établissements privés, presque toujours soutenus par leurs propriétaires en vue de gains chétifs, l’empêchèrent de jamais prendre beaucoup de goût à ce genre d’enseignement. Elle travaillait seize heures par jour. Toutes les épreuves publiques imposées par les règlements, elle les subit. Ce travail n’eut pas sur elle l’effet qu’il aurait eu sur une nature médiocre. Au lieu de l’éteindre, il la fortifia, et amena chez elle un grand développement d’idées. Son instruction, déjà très étendue, devint exceptionnelle. Elle étudia les travaux de l’école historique moderne, et il me suffit plus tard de quelques mots pour lui donner le sens de la plus fine critique. Du même coup ses idées religieuses se modifièrent. Elle vit par l’histoire l’insuffisance de tout dogme particulier ; mais le fond religieux qui était en elle par le don de la nature et par le fait de l’éducation première était trop solide pour être ébranlé. Tout ce développement, qui eût pu être dangereux chez une autre femme, fut ici sans venin ; car elle le garda pour elle seule. La culture de l’esprit avait à ses yeux une valeur intrinsèque et absolue ; elle ne songea jamais à en tirer une satisfaction de vanité.

Ce fut en 1838 qu’elle me fit venir à Paris. Élevé à Tréguier, par d’excellents prêtres qui y dirigeaient une sorte de petit séminaire, j’annonçai de très bonne heure des dispositions pour l’état ecclésiastique. Les succès de collège que j’obtenais enchantaient ma sœur qui en fit part à un homme bon et distingué, médecin de la maison d’éducation où elle était, et catholique très zélé, le docteur Descuret, l’auteur de la Médecine des passions. M. Descuret parla à M. Dupanloup, qui alors dirigeait d’une façon si brillante le petit séminaire Saint-Nicolas-du-Chardonnet, de l’acquisition possible d’un bon élève, et revint annoncer à ma sœur qu’une bourse au petit séminaire m’était offerte. J’avais quinze ans et demi. Ma sœur, dont les croyances catholiques commençaient à s’ébranler, voyait déjà avec quelque regret la direction toute cléricale de mon éducation. Mais elle savait le respect que mérite la foi d’un enfant. Jamais elle ne me dit un mot pour me détourner d’une ligne que je suivais en toute spontanéité. Elle venait me voir chaque semaine ; elle portait encore le simple châle de laine verte qui en Bretagne avait abrité sa fière pauvreté. C’était la même jeune fille aimante et douce mais avec un degré de fermeté et de raison que les épreuves de la vie et de fortes études y avaient ajouté.

La carrière de l’éducation est si ingrate pour les femmes, qu’au bout de cinq années passées à Paris, après plusieurs maladies contractées par l’excès du travail, ma sœur était loin encore de suffire aux charges qu’elle s’était imposées ; il est vrai qu’elle les avait conçues d’une façon qui eût découragé toute autre qu’elle. Notre père avait laissé un passif qui dépassait de beaucoup la valeur de notre maison paternelle, la seule propriété qui nous restât. Mais notre mère était si aimée et toutes les affaires se traitaient encore en ce bon pays d’une manière si patriarcale qu’aucun créancier ne songea à presser une solution. Il fut convenu que ma mère garderait la maison, payerait ce qu’elle pourrait et quand elle pourrait. Ma sœur ne voulait entendre parler de repos que quand tout ce lourd passé serait liquidé. C’est ainsi qu’elle fut amenée à écouter des propositions qui lui furent faites en 1840 pour une éducation particulière en Pologne. Il s’agissait de s’expatrier pour des années et d’accepter la plus lourde des sujétions. Mais elle avait fait un bien plus grand effort quand elle quitta la Bretagne pour se lancer dans le vaste monde. Elle partit en janvier 1841, traversa la Forêt-Noire et toute l’Allemagne du Sud couverte de neige, rejoignant à Vienne la famille à laquelle elle s’était attachée, puis, franchissant les Carpathes, arriva au château de Clemensow, sur les bords du Bug, triste demeure où elle devait, durant dix années, apprendre combien l’exil est amer, même quand on a pour le soutenir un motif élevé.

Cette fois, du moins, le sort lui réserva une compensation pour tant d’autres injustices, en la plaçant dans une famille que je puis bien désigner, puisqu’à son illustration historique elle vient d’ajouter une gloire contemporaine qui met son nom sur toutes les bouches : ce fut la famille du comte André Zamoyski. L’amour avec lequel elle embrassa ses fonctions, l’affection qu’elle conçut pour ses trois élèves, le bonheur de voir ses efforts fructifier, en particulier dons celle qui, par son âge, fut appelée à recevoir le plus longtemps ses leçons, madame la princesse Cécile Lubomirska, la rare estime qu’elle obtint de toute cette noble famille, qui, après son retour en France, ne cessa point de recourir à ses lumières et à ses conseils, l’affinité qu’il y avait, par le sérieux et la droiture, entre son caractère et celui de la maison où elle vivait, lui firent oublier les tristesses inséparables de ces sortes de positions et les rigueurs d’un climat très contraire à son tempérament. Elle s’attacha à la Pologne et conçut en particulier beaucoup d’estime pour le paysan polonais, en qui elle voyait une créature bonne, pleine de hauts instincts religieux, rappelant le paysan breton, mais avec moins d’énergie.

Les voyages qu’elle fit en Allemagne et en Italie achevèrent de mûrir ses idées. Elle résida à plusieurs reprises à Varsovie, à Vienne, à Dresde. Venise et Florence lui causèrent un vrai enchantement. Mais ce fut Rome surtout qui l’attacha. Cette ville, si profondément inspiratrice, l’amena à concevoir avec beaucoup de sérénité la séparation que tout esprit philosophique est obligé de faire entre le fond de la religion et ses formes particulières. Elle aimait à l’appeler, avec lord Byron, chère cité de l’âme ; comme tous les étrangers qui y ont résidé, elle était même devenue indulgente pour ce que l’établissement moderne de la papauté entraîne de détails niais et puérils.


III


En 1845, je quittai le séminaire Saint-Sulpice. Grâce à l’esprit sérieux et libéral qui préside à la direction de cet établissement, j’avais poussé très loin mes études philologiques ; mes opinions religieuses s’en trouvèrent fort ébranlées. Henriette fut encore ici mon appui. Elle m’avait devancé dans la voie ; ses croyances catholiques avaient complètement disparu ; mais elle s’était toujours gardée d’exercer sur moi aucune influence à ce sujet. Quand je lui fis part des doutes qui me tourmentaient et qui me faisaient un devoir de quitter une carrière où la foi absolue est requise, elle fut ravie, et m’offrit de me faciliter ce difficile passage. J’entrais dans la vie à près de vingt-trois ans, vieux de pensée, mais aussi novice, aussi ignorant du monde qu’il est possible de l’être. A la lettre, je ne connaissais personne ; l’avance la plus simple que possède un jeune homme de quinze ans me manquait. Je n’étais même pas bachelier es lettres. Il fut convenu que je chercherais dans les pensions de Paris une occupation qui me mît au pair, comme l’on dit, c’est-à-dire me donnât la table et le logement, en me laissant beaucoup de temps pour le travail. Douze cents francs qu’elle me remit devaient me permettre d’attendre et suppléer à ce qu’une telle position pouvait d’abord avoir d’insuffisant. Ces douze cents francs ont été la pierre angulaire de ma vie. Je ne les ai jamais épuisés ; mais ils me donnèrent la tranquillité d’esprit nécessaire pour penser à mon aise, et me dispensèrent de me surcharger d’une besogne qui m’eût étouffé. Ses lettres exquises furent, à ce moment décisif de ma vie, ma consolation et mon soutien.

Pendant que je luttais contre des difficultés aggravées par ma totale inexpérience du monde, sa santé souffrait de rudes atteintes par suite de la rigueur des hivers en Pologne. Une affection chronique du larynx se développa et prit, en 1850, assez de gravité pour que son retour fût jugé nécessaire. Sa tâche, d’ailleurs, était accomplie ; les dettes de notre père étaient complètement éteintes, les petites propriétés qu’il nous avait laissées se trouvaient, dégagées de toute charge, entre les mains de notre mère ; mon frère avait conquis par son travail une position qui promettait de devenir la richesse. La pensée nous vint de nous réunir. En septembre 1850, j’allai la rejoindre à Berlin. Ces dix années d’exil l’avaient toute transformée. Les rides de la vieillesse s’étaient prématurément imprimées sur son front ; du charme qu’elle avait encore quand elle me dit adieu dans le parloir du séminaire Saint-Nicolas, il ne lui restait que l’expression délicieuse de son ineffable bonté.

Alors commencèrent pour nous ces douces années dont le souvenir m’arrache des larmes. Nous prîmes un petit appartement au fond d’un jardin, près du Val-de-Grâce. Notre solitude y fut absolue. Elle n’avait pas de relations et ne chercha guère a en former. Nos fenêtres donnaient sur le jardin des Carmélites de la rue d’Enter. La vie de ces recluses, pendant les longues heures que je passais à la Bibliothèque, réglait en quelque sorte la sienne et faisait son unique distraction. Son respect pour mon travail était extrême. Je l’ai vue, le soir, durant des heures à côté de moi, respirant à peine pour ne pas m’interrompre ; elle voulait cependant me voir, et toujours la porte qui séparait nos deux chambres était ouverte. Son amour était arrivé à quelque chose de si discret et de si mûr que la communion secrète de nos pensées lui suffisait. Elle, si exigeante de cœur, si jalouse, se contentait de quelques minutes par jour pourvu qu’elle fût assurée d’être seule aimée. Grâce à sa rigoureuse économie, elle me fit, avec des ressources singulièrement limitées, une maison où rien ne manqua jamais, et qui même avait son charme austère. Nos pensées étaient si parfaitement à l’unisson que nous avions à peine besoin de nous les communiquer. Nos vues générales sur le monde et sur Dieu étaient identiques. Il n’y avait nuance si délicate dans les théories que je mûrissais à cette époque qu’elle ne comprît. Sur beaucoup de points d’histoire moderne, qu’elle avait étudiés aux sources, elle me devançait. Le plan général de ma carrière, le dessein de sincérité inflexible que je formais était si bien le produit combiné de nos deux consciences que, si j’eusse été tenté d’y manquer, elle se fût trouvée près de moi, comme une autre partie de moi-même, pour me rappeler mon devoir.

Sa part dans la direction de mes idées fut ainsi très étendue. Elle était pour moi un secrétaire incomparable ; elle copiait tous mes travaux et les pénétrait si profondément que je pouvais me reposer sur elle comme sur un index vivant de ma propre pensée. Je lui dois infiniment pour le style. Elle lisait en épreuves tout ce que j’écrivais, et sa précieuse censure allait chercher avec une délicatesse infinie des négligences dont je ne m’étais pas aperçu jusque-là. Elle s’était fait une excellente manière d’écrire, toute prise aux sources anciennes, et si pure, si rigoureuse, que je ne crois pas que depuis Port-Royal on se soit proposé un idéal de diction d’une plus parfaite justesse. Cela la rendait fort sévère ; elle admettait très peu des écrivains de nos jours, et quand elle vit les essais que j’avais composés avant notre réunion et qui n’avaient pu arriver jusqu’à elle en Pologne, ils ne lui plurent qu’à demi. Elle en partageait la tendance, et en tout cas, elle pensait que dans cet ordre de pensées intimes, exprimées avec mesure, chacun doit donner ce qui est en lui avec une entière liberté. Mais la forme lui paraissait abrupte et négligée ; elle y trouvait des traits excessifs, des tons durs, une manière trop peu respectueuse de traiter la langue. Elle me convainquit qu’on peut tout dire dans le style simple et correct des bons auteurs, et que les expressions nouvelles, les images violentes viennent toujours ou d’une prétention déplacée, ou de l’ignorance de nos richesses réelles. Aussi, de ma réunion avec elle date un changement profond dans ma manière d’écrire. Je m’habituai à composer en comptant d’avance sur ses remarques, hasardant bien des traits pour voir quel effet ils produiraient sur elle, et décidé à les sacrifier si elle me le demandait. Ce procédé d’esprit est devenu pour moi, depuis qu’elle n’est plus, le cruel sentiment de l’amputé, agissant sans cesse en vue du membre qu’il a perdu. Elle était un organe de ma vie intellectuelle, et c’est vraiment une portion de mon être qui est entrée avec elle au tombeau.

Dans toutes les choses morales nous étions arrivés à voir avec les mêmes yeux et à sentir avec le même cœur. Elle était si bien au courant de mon ordre de pensée qu’elle devançait presque toujours ce que j’allais dire, l’idée éclosant chez elle et chez moi au même instant. Mais, en un sens, elle me surpassait de beaucoup. Dans les choses de l’âme je cherchais encore matière à des luttes attachantes ou à des études d’art ; pour elle, rien ne ternissait la pureté de sa communion intime avec le bien. Sa religion du vrai ne souffrait pas la moindre note discordante. Un trait qui la blessa dans mes écrits fut un sentiment d’ironie qui m’obsédait et que je mêlais aux meilleures choses. Je n’avais jamais souffert, et je trouvais dans le sourire discret, provoqué par la faiblesse ou la vanité de l’homme, une certaine philosophie. Cette habitude la blessait, et je la lui sacrifiai peu à peu. Maintenant je reconnais combien elle avait raison. Les bons doivent être simplement bons ; toute pointe de moquerie implique un reste de vanité et de défi personnel qu’on finit par trouver de mauvais goût.

Sa religion était arrivée au dernier degré d’épuration. Elle rejetait absolument le surnaturel ; mais elle gardait au christianisme un haut attachement. Ce n’était pas précisément le protestantisme, même le plus large, qui lui plaisait. Elle conservait un charmant souvenir du catholicisme, de ses chants, de ses psaumes, des pratiques pieuses dont elle avait été bercée en son enfance. C’était une sainte, moins la foi précise au symbole et les étroites observances. Un mois environ avant sa mort, nous eûmes avec l’excellent docteur Gaillardot une conversation religieuse sur la terrasse de notre maison de Ghazir. Elle me retenait sur la pente des formules d’un Dieu inconscient et d’une immortalité purement idéale, où je me laissais entraîner. Sans être déiste à la façon vulgaire, elle ne voulait pas qu’on réduisît la religion à une pure abstraction. Dans la pratique, au moins, tout pour elle devenait clair : « Oui, nous dit-elle, à ma dernière heure, j’aurai la consolation de me dire que j’ai fait le plus de bien possible ; s’il y a quelque chose qui ne soit point vanité, c’est cela. »

Un sentiment exquis de la nature était la source de ses plus fines jouissances. Une belle journée, un rayon de soleil, une fleur suffisaient pour l’enchanter. Elle comprenait très bien l’art délicat des grandes écoles idéalistes de l’Italie ; mais elle ne pouvait se plaire à l’art brutal et violent qui se propose autre chose que la beauté. Une circonstance particulière lui donna une rare connaissance de l’histoire de l’art du moyen âge. Elle rassembla pour moi toutes les notes du discours sur l’état des beaux-arts au xive siècle, qui fera partie du tome xxiv° de l’Histoire littéraire de la France. Pour cela, elle dépouilla avec une patience et une exactitude admirables les grandes collections archéologiques publiées depuis un demi-siècle, recueillant tout ce qui se rapportait à notre objet. Ses vues, qu’elle consignait en même temps, étaient d’une rare justesse, et je n’ai eu presque toujours qu’à les adopter. Nous fîmes ensemble, pour compléter nos recherches, un voyage dans le pays où s’est formé l’art gothique, dans le Vexin, le Valois, le Beauvoisis, la région de Noyon, de Laon, de Reims. Elle déployait dans ces recherches, qui l’intéressaient, une surprenante activité. Son idéal était une vie laborieuse, obscure, entourée d’affections. Elle répétait souvent le mot de Thomas A Kempis : in angello, cum libello. Elle coula dans ces tranquilles occupations de bien douces heures. Sa pensée alors était pleinement rassérénée, et son cœur, d’ordinaire inquiet, entrait dans un plein repos.

Sa capacité de travail était prodigieuse. Je l’ai vue, durant des journées entières, ne pas quitter la tâche qu’elle s’était imposée. Elle prenait part à la rédaction de journaux d’éducation, surtout à celui que dirigeait son amie, mademoiselle Ulliac-Trémadeure. Elle ne signait jamais de son nom et il était impossible qu’avec sa grande modestie elle arrivât en un tel genre à conquérir autre chose que l’estime d’un petit nombre. Le goût détestable qui préside en France à la composition des ouvrages destinés à l’éducation des femmes ne lui laissait d’ailleurs espérer ni grandes satisfactions, ni grands succès. C’était surtout pour obliger son amie, vieille et infirme, qu’elle faisait ces travaux. Les écrits où on la trouvait tout entière étaient ses lettres. Elle les écrivait dans la perfection. Ses notes de voyage étaient excellentes aussi. Je m’étais fié à elle pour raconter la partie non scientifique de notre voyage d’Orient ; hélas ! toute la conscience de ce côté de mon entreprise, que j’avais déposée en elle, a péri avec elle. Ce que j’ai trouvé à ce sujet dans ses papiers est très bon. Nous espérons pouvoir le publier en le complétant par ses lettres. Nous publierons ensuite un récit qu’elle écrivit des grandes expéditions maritimes du xve siècle et du xvie siècle. Elle avait fait pour ce travail des recherches très étendues, et elle y avait porté une critique bien rare dans les ouvrages destinés aux enfants. Elle ne faisait rien à demi ; la droiture de son jugement se montrait en tout par un goût exquis du solide et du vrai.

Elle n’avait pas ce qu’on appelle de l’esprit, si l’on comprend par ce mot quelque chose de narquois et de léger, à la manière française. Jamais elle ne s’est moquée de personne. La malignité lui était odieuse ; elle y voyait quelque chose de cruel. Je me rappelle qu’à un pardon de Basse-Bretagne, où l’on allait en bateau, notre barque était précédée d’une autre où se trouvaient des dames pauvres qui, ayant voulu se faire belles pour la fête, étaient tombées dans des arrangements de toilette chétifs et de mauvais goût. Les personnes avec qui nous étions en riaient, et les pauvres dames s’en apercevaient. Je la vis fondre en larmes : accueillir par le persiflage de bonnes personnes qui oubliaient un instant leurs malheurs pour s’épanouir et, qui, peut-être, se mettaient dans la gêne par déférence pour le public, lui sembla une barbarie. A ses yeux, l’être ridicule était à plaindre ; dès lors elle l’aimait et elle était pour lui contre le railleur.

De là sa froideur pour le monde et sa pauvreté dans les conversations ordinaires, presque toutes tissues de malices et de frivolités. Elle avait vieilli avant le temps, et elle avait l’habitude d’exagérer encore son âge par son costume et ses manières. Il y avait chez elle une sorte de religion du malheur ; elle accueillait, cultivait presque chaque motif de pleurer. La tristesse devenait pour elle un sentiment long et facilement doux. En général, les personnes bourgeoises ne la comprenaient pas et lui trouvaient quelque chose de raide et d’embarrassé. Rien de ce qui n’était pas complètement bon ne pouvait lui plaire. Tout était chez elle vrai et profond ; elle ne savait pas se profaner. Les gens du peuple, les paysans au contraire, la trouvaient d’une exquise bonté, et les personnes qui savaient la toucher par ses grands côtés arrivaient bien vite à voir la profondeur de sa nature et sa haute distinction.

Parfois elle avait de charmants retours de femme ; elle redevenait jeune fille ; elle se rattachait à la vie presque en souriant, et l’écran qui était entre le monde et elle semblait s’abaisser. Ces moments fugitifs de délicieuses faiblesses, lueurs passagères d’une aurore évanouie, étaient chez elle pleins de mélancolique douceur. En cela elle était supérieure aux personnes qui professent dans sa morne abstraction le détachement prêché par les mystiques. Elle aimait la vie ; elle y avait du goût ; elle pouvait sourire à une parure, à un souci de femme, comme on sourit k une fleur. Elle n’avait pas dit à la nature cet abrenuntio frénétique de l’ascétisme chrétien. La vertu pour elle n’était pas une tension austère, un effort voulu ; c’était l’instinct naturel d’une belle âme allant au bien par un effort spontané, servant Dieu sans crainte ni tremblement.

Ainsi nous vécûmes durant six années d’une vie très élevée et très pure. Ma position était toujours extrêmement modeste ; mais c’était elle-même qui le voulait. Elle ne m’eût pas permis, quand même j’y eusse pensé, de sacrifier à mon avancement la moindre partie de mon indépendance. Les malheurs qui frappèrent inopinément notre frère et entraînèrent la perte de toutes nos économies ne l’ébranlèrent pas. Elle eût repris le chemin de l’étranger, si cela eût été nécessaire au développement régulier de ma vie. Mon Dieu ! ai-je fait tout ce qui dépendait de moi pour lui procurer le bonheur ? Avec quelle amertume je me reproche maintenant de n’avoir pas été avec elle assez expansif, de ne pas lui avoir assez dit combien je l’aimais, d’avoir trop cédé à mon penchant vers la concentration taciturne, de n’avoir pas mis à usure chaque heure qui m’était laissée ! Oh ! si je pouvais retrouver un seul de ces moments que je n’ai point passés à la rendre heureuse ! Mais je prends à témoin son âme élue qu’elle fut toujours au fond de mon cœur, qu’elle régna sur toute ma vie morale comme il ne fut jamais donné à personne de régner, qu’elle fut toujours le principe de mes tristesses et de mes joies. Si j’ai péché envers elle, ce fut par suite d’une raideur de manières à laquelle les personnes qui me connaissent ne doivent pas s’arrêter, et par un sentiment de respect déplacé qui me faisait éviter avec elle tout ce qui eût ressemblé à une profanation de sa sainteté. Elle-même était retenue à mon égard par un sentiment semblable. Ma longue éducation cléricale, pendant quatre ans absolument solitaire, m’avait donné à cet égard un pli de caractère que sa réserve délicate l’empêchait de combattre autant qu’elle l’aurait pu.


IV


Mon inexpérience de la vie, et surtout l’ignorance où j’étais des profondes différences qu’il y a entre le cœur de l’homme et celui de la femme, m’amenèrent à lui demander un sacrifice qui eût été au-dessus des forces de toute autre qu’elle. Le sentiment que j’avais de mes devoirs envers une telle amie était trop profond pour qu’il pût me venir à l’esprit de changer sans son aveu quelque chose à notre état. Mais ce fut elle-même qui prit les devants avec sa noblesse de cœur accoutumée. Dès les premiers temps de notre réunion, elle m’engagea fortement à me marier.

Elle y revenait souvent ; elle causa même, à mon insu, avec un de nos amis d’une union qu’elle avait projetée pour moi et qui ne se réalisa point. L’initiative qu’elle prit en cette circonstance m’entraîna dans une véritable erreur. Je crus sincèrement qu’elle ne serait pas blessée le jour où je viendrai lui dire que j’avais trouvé une personne de mon choix, digne de lui être associée. En la laissant me parler de mariage, je n’avais jamais compris qu’elle me quittât. J’avais toujours entendu qu’elle resterait pour moi ce qu’elle avait été jusqu’alors, la sœur accomplie et bien-aimée, incapable de prendre ni de donner ombrage, assez complètement sûre des sentiments qu’elle m’inspirait pour ne point être blessée de ceux qu’une autre obtiendrait. Je vois maintenant l’erreur d’une telle conception. La femme n’aime pas comme l’homme ; toute affection est chez elle exclusive et jalouse ; elle n’admet pas une diversité de nature entre les différents amours. Mais j’étais excusable ; j’étais trompé par mon extrême simplicité de cœur et aussi un peu par elle. A vrai dire, n’était-elle pas elle-même dupe de son courage ? Je le crois. Quand le mariage auquel elle avait songé pour moi fut écarté, elle en eut un certain regret, bien que ce projet eût, à quelques égards, cessé de lui sourire. Mais, ô mystère des cœurs de femmes ! l’épreuve au-devant de laquelle elle avait couru lui devint cruelle quand elle lui fut offerte. Elle avait bien voulu du calice d’absinthe que ses mains avaient préparé ; elle hésitait maintenant devant celui que je lui offrais, quoique j’eusse mis tout mon art à le rendre doux pour elle. Terrible conséquence des délicatesses exagérées ! Ce frère et cette sœur qui se sont tant aimés furent un jour amenés, pour ne s’être point parlé avec assez de franchise, à se tendre des pièges sans le savoir, à se chercher et à ne se trouver pas. Ce turent là pour nous des jours très amers. Tout ce que l’amour peut avoir d’orages, nous le traversâmes. Quand elle me disait qu’en me proposant un mariage elle n’avait voulu qu’éprouver si je lui suffisais, quand elle m’annonçait que le moment de mon union à une autre personne serait celui de son départ, la mort entrait dans mon cœur. Est-ce à dire que le sentiment qu’elle éprouvait fût simple, qu’elle voulût réellement faire obstacle à l’union que j’avais désirée ? Non certes. C’était la tempête d’une âme passionnée, la révolte d’un cœur violent dans son amour. Dès qu’elle et mademoiselle Cornélie Scheffer se virent, elles conçurent l’une pour l’autre le sentiment qui devait plus tard devenir si doux pour toutes les deux. Les façons grandes et élevées de M. Ary Scheffer la saisissaient et l’enlevaient. Elle reconnaissait qu’il n’y avait point de place ici pour des petitesses bourgeoises, pour de mesquines susceptibilités. Elle voulait ; mais au moment décisif la femme se retrouvait ; elle n’avait plus la force de vouloir.

Un jour enfin, je dus sortir de cette cruelle angoisse. Forcé de choisir entre deux affections, e sacrifiai tout à la plus ancienne, à celle qui ressemblait le plus à un devoir. J’annonçai à mademoiselle Scheffer que je ne la reverrais plus si le cœur de mon amie ne cessait de saigner. C’était le soir ; je revins dire à ma sœur ce que j’avais fait. Une vive révolution s’opéra en elle ; avoir empêché une union désirée par moi, et par elle hautement appréciée, lui inspira un cruel remords. Le lendemain matin, de très bonne heure, elle courait chez M. Scheffer : elle passait de longues heures chez ma fiancée ; elles pleuraient ensemble ; elles se quittaient joyeuses et amies. Après comme avant mon mariage, en effet, tout fut commun entre nous. Ce furent ses économies qui rendirent possible notre jeune ménage. Sans elle, je n’aurais pu faire face à mes nouveaux devoirs. Ma confiance en sa bonté était telle que la naïveté d’une telle conduite ne m’apparut que beaucoup plus tard.

Ces alternatives furent longues ; souvent encore le cruel et charmant démon d’inquiétude amoureuse, de jalousie, de révoltes subites, de soudains repentirs qui habite le cœur des femmes, se réveilla pour la torturer. Souvent l’idée de se séparer d’une vie où elle prétendait, à ses heures d’amertume, être devenue inutile, se présentait dans ses discours attristés. Mais c’étaient là des restes de mauvais rêves, qui se dissipaient peu à peu. Le tact délicat, le cœur exquis de celle que je lui avais donnée pour sœur, remportèrent un plein triomphe. Dans les moments de passagers reproches, la charmante intervention de Cornélie, sa gaieté pleine de naturel et de grâce changeaient nos larmes en sourires ; nous finissions par nous embrasser tous les trois. La droiture de cœur et de sens que développaient devant moi ces deux femmes, aux prises avec le problème le plus délicat de l’amour, faisait mon admiration. Je finissais par bénir les angoisses qui m’avaient valu ces beaux retours. La naïve espérance, que j’avais eue de voir une autre que moi compléter son bonheur et introduire dans sa vie une gaieté et un mouvement que je ne savais pas y mettre, se trouvait par moments réalisée. Plus heureux qu’avisé, je voyais mes imprudences se tourner en sagesse, et je goûtais le fruit de mes témérités.

La naissance de mon petit Ary acheva d’effacer la trace de toutes ses larmes. Son affection pour cet enfant fut une vraie adoration. L’instinct maternel qui débordait en elle trouva ici son épanchement naturel. Sa douceur, sa patience inaltérable, son goût de ce qui est simple et bon lui inspiraient pour l’enfance des tendresses indicibles. C’était une sorte de culte religieux, où sa nature mélancolique trouvait un charme infini. Quand naquit mon second enfant, une fille que je perdis au bout de quelques mois, elle me dit plusieurs fois que cette petite venait pour la remplacer près de moi. Elle aimait la pensée de la mort et y prenait mille complaisances : « Vous verrez, chers amis, nous disait-elle, que la petite fleur que nous avons perdue nous laissera un très suave parfum. » L’image de cette douce petite morte fut pour elle longtemps sacrée. Ainsi mêlée à nos joies et à nos peines de toute la force de son exquise sensibilité, elle était arrivée à faire complètement sienne la nouvelle vie à laquelle je l’avais associée. Je compte entre mes grandes satisfactions morales d’avoir pu réaliser par les deux femmes que le sort a attachées a ma vie ce chef-d’œuvre d’abnégation et de pur dévouement. Elles s’aimèrent d’une vive affection, et aujourd’hui j’ai la consolation d’avoir à mes côtés un deuil presque égal au mien. Chacune d’elles eut près de moi sa place distincte, et cela pourtant sans partage ni exclusion. Chacune d’elles à sa manière fut tout pour moi. Quelques jours avant sa mort, à un moment où elle eut comme un pressentiment de sa fin prochaine, ma sœur me dit des paroles qui témoignaient que tout était cicatrisé, et qu’il ne lui restait des amertumes passées qu’un souvenir.


V


Quand l’empereur m’offrit, en mai 1860, une mission scientifique dans l’ancienne Phénicie, elle fut une des personnes qui me conseillèrent le plus d’accepter. Ses opinions politiques étaient d’un libéralisme très ferme ; mais elle pensait que toutes les susceptibilités de parti doivent être mises de côté, quand il s’agit de réaliser un dessein que l’on croit bon et où l’on n’a que des dangers à recueillir. Il fut décidé tout d’abord qu’elle m’accompagnerait. Habitué à ses soins et à l’excellente collaboration qu’elle me donnait dans tous mes travaux, j’avais en outre besoin d’elle pour surveiller les dépenses et tenir la comptabilité. Elle le fit avec un soin minutieux, et, grâce à elle, je pus, durant une année entière, mener à fin une entreprise fort compliquée, sans être un moment arrêté par des soucis matériels. Son activité étonna tous ceux qui la virent. Sans elle, incontestablement, je n’aurais pu remplir en si peu de temps le programme, trop étendu peut-être, que je m’étais tracé.

Elle ne me quitta pas un moment. Sur les sommets les plus escarpés du Liban, comme dans les déserts du Jourdain, elle me suivit pas à pas, vit tout ce que je vis. Si j’étais mort, elle eût pu raconter mon voyage presque aussi bien que moi. Les épouvantables routes de la montagne et les privations inséparables de ces sortes d’explorations ne l’arrêtèrent jamais. Mille fois le cœur me faiblit en la voyant vaciller au-dessus des précipices ; elle était à cheval d’une solidité extraordinaire. Elle faisait huit ou dix heures de marche par jour. Sa santé, habituellement assez frêle, résistait, soutenue par l’énergie de sa volonté ; mais le système nerveux tout entier contractait une excitation qui se trahissait par des névralgies violentes. Deux ou trois fois, en plein désert, elle tomba dans des états qui nous épouvantèrent. Son courage nous faisait illusion. Elle avait embrassé mon plan de recherches avec tant de passion que rien ne put la séparer de moi avant qu’il fût parfaitement accompli.

Ce voyage fut, du reste, pour elle, la source de jouissances très vives. Ce fut, à vrai dire, sa seule année sans larmes et presque la seule récompense de sa vie. La fraîcheur de ses impressions était entière ; elle s’abandonnait aux sensations de ce monde nouveau avec la joie naïve d’un enfant. Rien n’égale, en automne et au printemps, le charme de la Syrie. Un air embaumé pénètre tout et semble communiquer à la vie quelque chose de sa légèreté. Les plus belles fleurs, surtout d’admirables cyclamens, sortent en touffes de chaque fente de rocher ; dans les plaines du côté d’Amrit et de Tortose, le pied des chevaux déchire des tapis épais composés des plus belles fleurs de nos parterres. Les eaux qui coulent de la montagne forment avec l’âpre soleil qui les dévore un contraste plein d’enivrements.

Notre premier séjour fut le village d’Amschit, à trois quarts d’heure de Gébeil (Byblos), fondé, il y a vingt-cinq ou trente ans, par le riche Maronite Mikhaël Tobia. Zakhia, l’héritier de Mikhaël, nous rendit ce séjour extrêmement agréable. Il nous donna une jolie maison, d’où l’on dominait Byblos et la mer. La douceur de mœurs des habitants, leurs attentions de tous les jours, l’affection qu’ils conçurent pour nous et en particulier pour elle la touchèrent profondément. Elle aimait à revenir a ce village, et nous en fîmes en quelque sorte notre centre d’action dans toute la région de Byblos. Le village de Sarba, près Djouni, où réside la bonne et honnête famille Khadra, bien connue de tous les Français qui ont voyage en Orient, devint aussi pour elle un lieu favori. Cette délicieuse baie du Kesrouan, avec ses villages qui se touchent, ses couvents suspendus à chaque sommet, ses montagnes qui plongent dans la mer, ses flots si purs, la ravissait ; toutes les fois que nous y débouchions, en venant de Gébeil, par les rochers du Nord, c’était un hymne de joie qui s’échappait de son cœur. En général, elle s’attacha beaucoup aux Maronites. Sa visite au couvent de Bkerké, où résidait alors le patriarche, au milieu d’évêques d’une agreste simplicité, lui laissa un très agréable souvenir. Au contraire, elle prit en grande aversion les petits commérages européens de Beyrouth et la sécheresse des villes où domine le type musulman, telles que Saïda. Les grands spectacles dont elle fut témoin à Tyr l’enchantèrent ; du haut pavillon qu’elle occupait, elle était à la lettre balancée par la tempête. La vie nomade, à la longue si attrayante, lui était devenue chère. Ma femme inventait chaque soir des prétextes pour la décider à ne pas rester seule dans sa tente ; elle cédait en résistant un peu ; elle se plaisait en cette étroite et commune atmosphère, près de ceux qui l’aimaient, au milieu de la sauvage immensité.

Mais ce fut surtout son voyage en Palestine qui la passionna. Jérusalem, avec ses souvenirs incomparables, Naplouse et sa belle vallée, le Carmel, si fleuri au printemps, la Galilée surtout, paradis terrestre dévasté, mais où le souffle divin est sensible encore, la tinrent durant six semaines sous un vrai charme. De Tyr et d’Oum-el-Awamid, nous avions déjà dirigé plusieurs petites campagnes de six à huit jours vers ces vieilles terres d’Aser et de Nephtali qui ont vu s’accomplir de si grandes choses. Quand je lui montrai pour la première fois, de Kasyoun, au-dessus du lac Huleh, toute la région du haut Jourdain et, dans le lointain le bassin du lac de Génésareth, berceau du christianisme, elle me remercia et me dit que je lui avais donné le prix de toute sa vie en lui montrant ces lieux. Supérieure au sentiment étroit qui fait attacher les souvenirs historiques à des objets matériels, presque toujours apocryphes, ou à des localités précises, qui n’ont souvent aucun titre solide a la vénération, elle cherchait l’âme, l’idée, l’impression générale. Nos longues tournées dans ce beau pays, toujours en face de l’Hermon, dont les ravins seuls se distinguaient sur l’azur du ciel en lignes de neige, sont restées dans notre mémoire comme des rêves d’un autre univers.

Au mois de juillet, ma femme, qui depuis le mois de janvier était avec nous, dut nous quitter pour d’autres devoirs. Les fouilles étaient finies, l’armée avait évacué la Syrie. Nous restâmes seuls ensemble pour veiller à l’enlèvement des objets, achever l’exploration du haut Liban et préparer pour l’automne suivant une nouvelle campagne à Chypre. Je déplore maintenant de mes larmes les plus amères le parti que je pris de prolonger ainsi notre séjour durant les mois qui sont, en Syrie, les plus dangereux pour l’Européen. Notre dernier voyage dans le Liban la fatigua beaucoup. Nous demeurâmes trois jours à Maschnaka, au-dessus du fleuve Adonis, logés dans une hutte de boue. Le passage continuel des vallées froides aux rochers torrides, la mauvaise nourriture, l’obligation de coucher la nuit dans des maisons très basses où, pour ne pas étouffer, il fallait tenir tout ouvert, lui donnèrent le germe de douleurs nerveuses, qui se développèrent bientôt. Au sortir des vallées profondes de Tannourin, après avoir couché au couvent de Mar-Iakoub, sur une des dents les plus abruptes de ces parages, nous entrâmes dans la région brûlante de Toula. Ce brusque contraste nous accabla. Vers onze heures, au village de Helta, elle fut prise de vives souffrances. Je la fis reposer dans la pauvre case du curé ; plus loin, pendant que j’allais recueillir les inscriptions, elle essaya de dormir dans un oratoire. Mais les femmes du pays ne lui laissèrent pas de repos ; elles venaient la voir, la toucher. Enfin nous atteignîmes Toula. Là, elle passa deux jours dans d’atroces douleurs. Nous étions dénués de tout secours ; la grossière simplicité des habitants ajoutait à son supplice. N’ayant jamais vu d’Européen, ils envahissaient la maison, et, pendant que je sortais pour mes recherches, ils la tourmentaient d’une façon insupportable. Dès qu’elle put se tenir à cheval, nous gagnâmes Amschit, où elle éprouva quelque soulagement. Mais son œil gauche était atteint ; la vision de cet œil était affaiblie et par moments elle souffrait d’une véritable diplopie.

L’énorme chaleur qu’il faisait sur toute la côte et l’état de fatigue où nous étions me décidèrent à aller fixer notre résidence à Ghazir, point situé à une grande hauteur au-dessus de la mer, au fond de la baie de Kesrouan. Nous primes congé de nos bonnes gens d’Amschit et de Gébeil. Le soleil baissait quand nous arrivâmes à l’embouchure du fleuve Adonis ; nous nous y reposâmes. Quoique ses douleurs fussent loin d’avoir disparu, le calme voluptueux de ce bel endroit s’empara d’elle ; elle eut un moment de douce gaieté. Nous montâmes au clair de lune la montagne de Ghazir ; elle était très contente, et nous croyions, en quittant le rivage brûlant, laisser derrière nous les causes de souffrances que nous y avions trouvées.

Ghazir est sans contredit l’un des endroits les plus beaux du monde ; les vallées voisines sont d’une verdure délicieuse, et la pente d’Aramoun, un peu plus haut, est le plus charmant paysage que j’aie vu dans le Liban ; mais la population, gâtée par le contact des familles prétendues aristocratiques du pays, n’a pas les bonnes qualités ordinaires du peuple maronite. Nous y trouvâmes une petite maison, avec une jolie treille. La nous prîmes quelques jours d’un bien doux repos. Nous avions de la neige des crevasses de la haute montagne. Nos pauvres compagnons de voyage, sa bonne jument arabe, ma mule Sada, paissaient sous nos yeux. Pendant les premiers quinze jours, elle souffrit encore beaucoup ; puis les douleurs s’apaisèrent, et Dieu lui montra enfin, avant de quitter cette terre, quelques jours de bonheur pur.

Ces jours m’ont laissé un inexprimable souvenir. Les lenteurs inséparables des difficiles opérations que nous achevions en ce moment me laissaient beaucoup de loisir. Je résolus d’écrire toutes les idées qui, depuis mon séjour dans le pays de Tyr et mon voyage de Palestine, germaient dans mon esprit sur la vie de Jésus. En lisant l’Évangile en Galilée, la personnalité de ce grand fondateur m’était fortement apparue. Au sein du plus profond repos qu’il soit possible de concevoir, j’écrivis, avec l’Évangile et Josèphe, une Vie de Jésus que je poussai à Ghazir jusqu’au dernier voyage de Jésus à Jérusalem. Heures délicieuses et trop vite évanouies ; oh ! puisse l’éternité vous ressembler ! Du matin au soir, j’étais comme ivre de la pensée qui se déroulait devant moi. Je m’endormais avec elle, et le premier rayon du soleil paraissant derrière la montagne me la rendait plus claire et plus vive que la veille. Henriette fut confidente jour par jour des progrès de mon ouvrage ; au fur et à mesure que j’avais écrit une page, elle la copiait : « Ce livre-ci, me disait-elle, je l’aimerai ; d’abord, parce que nous l’aurons fait ensemble, et puis, parce qu’il me plaît. » Jamais sa pensée n’avait été si haute. Le soir, nous nous promenions sur notre terrasse, à la clarté des étoiles ; là elle me faisait ses réflexions, pleines de tact et de profondeur, dont plusieurs ont été pour moi de vraies révélations. Sa joie était complète, et ce furent là sans doute les plus doux moments de sa vie. Notre communion intellectuelle et morale n’avait jamais été à un tel degré d’intimité. Elle me dit plusieurs fois que ces jours étaient son paradis. Un sentiment de douce tristesse s’y mêlait. Ses douleurs n’étaient qu’assoupies, elles se réveillaient par moments, comme un avertissement fatal. Elle se plaignait alors que le sort fût pour elle si avare et lui reprît les seules heures de joie parfaite qu’il lui eût concédées.

Dans les premiers jours de septembre, le séjour de Ghazir me devint fort incommode, par suite des nécessités de la mission, qui exigeaient ma présence à Beyrouth. Nous dîmes adieu, non sans larmes, à notre maison de Ghazir, et nous parcourûmes une dernière fois cette belle route du fleuve du Chien, qui depuis un an nous avait été si familière. Quoique la chaleur fût très forte, nous passâmes encore à Beyrouth quelques bons moments. Les journées étaient accablantes, mais les nuits étaient délicieuses, et, chaque soir la vue du Sannin, revêtu par le soleil couchant d’une atmosphère olympienne, était une fête pour les yeux. Les opérations de transport étaient presque achevées ; il ne me restait plus à faire que le voyage de Chypre. Nous commencions à parler de retour ; nous rêvions déjà de doux et pâles soleils, la fraîche et moite impression des automnes du Nord, ces vertes prairies des bords de l’Oise qu’à pareille époque, deux ans auparavant, nous avions traversées. Elle revenait avec complaisance sur la joie d’embrasser le petit Ary et notre vieille mère. Elle avait des espèces de retour mélancoliques, où tous ses souvenirs de famille se croisaient ; à ces moments, elle me parlait de notre père, Je son âme bonne et profonde, tendre et douce. Je ne l’ai jamais vue plus attrayante, plus élevée.

Le dimanche, 15 septembre, l’amiral Le Barbier de Tinan me fit prévenir que le Caton pouvait consacrer huit jours à de nouveaux efforts pour l’extraction de deux grands sarcophages de Gébeil, dont l’enlèvement avait d’abord été jugé impossible. Ma présence à Gébeil, durant ces huit jours, n’était pas nécessaire ; il eût suffi que je me fasse embarqué sur le Caton pour fournir quelques indications, sauf à revenir ensuite par terre à Beyrouth. Mais je savais que ces sortes de séparations lui déplaisaient. Comme elle aimait d’ailleurs beaucoup le séjour d’Amschit, je conçus un autre plan : partir tous deux par le Caton, aller passer les huit jours à Amschit et revenir par le Caton. Nous partîmes en effet le lundi. Depuis la veille, elle était légèrement indisposée ; mais la traversée lui fit du bien. Elle jouit beaucoup de la vue du Liban dans toute la splendeur de l’été, et pendant que j’allais, avec le commandant, régler ce qui concernait l’enlèvement des sarcophages, elle se reposa fort doucement à bord. Le soir, quand le soleil fut tombé, nous montâmes à Amschit. Nos bons amis, qui croyaient ne plus nous revoir, nous reçurent à bras ouverts. Elle était très contente. Après le dîner, nous passâmes une partie de la nuit sur la terrasse de la maison de Zakhia. Le ciel était admirable ; je lui rappelai ce passage du livre de Job où le vieux patriarche se vante, comme d’un rare mérite, de n’avoir jamais porté la main à sa bouche en signe d’adoration, quand il voyait l’armée des étoiles dans sa splendeur et la lune s’avancer avec majesté. Tout l’esprit des cultes antiques de la Syrie semblait ressusciter devant nous. Byblos était à nos pieds ; vers le sud, dans la région sacrée du Liban, se dessinaient les dentelures bizarres des rochers et des forêts du Djébel-Mousa, où la légende plaçait la mort d’Adonis ; la mer, se courbant au nord vers Botrys, semblait nous entourer de deux côtés. Ce jour fut le dernier jour pleinement heureux de ma vie ; désormais, toute joie me reportera sur le passé et me rappellera celle qui n’est plus là pour la partager.

Le mardi, elle fut moins bien. Cependant je n’étais pas encore inquiet ; cette indisposition ne semblait rien auprès de celles que je lui avais vu endurer. Je m’étais remis avec passion à ma Vie de Jésus ; nous travaillâmes toute la journée, et le soir elle fut encore gaie sur la terrasse. Le mercredi, le mal augmenta. Je pris alors le parti de prier le chirurgien du Caton de venir la voir. Il ne me laissa concevoir aucune inquiétude. Le jeudi, elle fut dans le même état. Mais ce qui nous rendit ce jour funeste, c’est que je fus frappé à mon tour. J’étais parvenu à la fin de ma mission sans maladie grave. Par une fatalité dont le souvenir me poursuivra toute ma vie comme un cauchemar, le seul moment où j’allais me manquer à moi-même était celui où j’aurais eu à veiller sur son agonie.

J’eus besoin, le jeudi matin, de descendre à la rade de Gébeil pour conférer avec le commandant. En remontant à Amschit, je sentis que le soleil, répercuté par les rochers brûlants qui forment la colline, me saisissait. L’après-midi, j’eus un violent accès de fièvre, accompagné de fortes douleurs névralgiques. C’était au fond le même mal que celui qui tuait ma pauvre sœur. Le médecin du Caton, tout habile qu’il était, ne sut pas le reconnaître. Ces fièvres pernicieuses se présentent en Syrie avec des caractères que les médecins qui ont résidé dans le pays peuvent seuls discerner. Le sulfate de quinine donné à très haute dose nous eût peut-être à cette heure sauvés tous les deux. Le soir, je sentis ma tête s’échapper. J’en fis part au médecin, qui, complètement aveuglé sur la nature de notre mal, n’y attacha pas d’importance et nous quitta. J’eus alors en une vision terrible l’appréhension de ce qui trois jours après allait devenir une affreuse réalité. J’entrevis avec frisson les dangers que nous courions si nous tombions seuls, sans connaissance, entre les mains de bonnes gens, dénués de toutes lumières, dominés par les idées les plus folles en fait de médecine. Je dis adieu a la vie avec un sentiment plein d’angoisses : La perte de mes papiers, et en particulier de ma Vie de Jésus, m’apparut comme certaine. Notre nuit fut affreuse ; il semble cependant que celle de ma pauvre sœur fut moins mauvaise que la mienne, car je me rappelle que le lendemain matin elle eut encore la force de me dire : « Toute ta nuit n’a été qu’un gémissement. »

Les journées du vendredi, du samedi et du dimanche flottent pour moi comme les branches éparses d’un rêve pénible. L’accès qui faillit m’enlever le lundi suivant eut une sorte d’effet rétroactif, et effaça presque totalement la mémoire des trois jours qui précédèrent. Un sort funeste voulut que le médecin nous vît à des moments de rémission, et ne pût pas prévoir la crise qui se préparait. Je travaillais encore, mais j’avais conscience que je travaillais mal. J’en étais dans le récit de la Passion à l’épisode de la Cène. En relisant plus tard ces lignes, j’y trouvai un trouble étrange. Ma pensée roulait dans une sorte de cercle sans issue, et battait comme le bras d’une machine détraquée. Diverses autres particularités me sont restées en mémoire. J’écrivis aux sœurs de la charité de Beyrouth pour leur demander du vin de quinquina, qu’elles seules savaient faire en Syrie ; mais je sentais moi-même l’incohérence de ma lettre. Il ne semble pas que nous eussions ni l’un ni l’autre un sentiment bien précis de la gravité de notre mal. Je décidai que nous partirions pour la France le jeudi suivant : « Oui, oui, partons, dit-elle avec une pleine confiance. — Oh ! malheureuse, dit-elle à un autre moment, je vois que je suis destinée à souffrir beaucoup. » Un de ces deux jours, vers le moment du soleil couchant, elle put encore aller d’une chambre à l’autre. Elle s’étendit sur le canapé du salon où je couchais et travaillais d’ordinaire. Les volets étaient ouverts, nos yeux tournés vers le Djébel-Mousa. Elle eut a ce moment un pressentiment de sa fin, mais non pas d’une fin si prochaine. Ses yeux se mouillèrent de larmes ; sa figure, exténuée de souffrances, reprit un peu de couleur, et elle jeta avec moi sur sa vie passée un regard triste et doux. « Je ferai mon testament, dit-elle, tu seras mon légataire ; je laisse peu de chose, quelque chose cependant ; de mes épargnes je veux que tu fasses un caveau de famille ; il faut nous rapprocher, que nous soyons près les uns des autres. La petite Ernestine doit revenir avec nous. » Puis elle fit un calcul dans son esprit, marqua du doigt la disposition intérieure et sembla vouloir douze places. Elle me parla en pleurant du petit Ary, de notre vieille mère. Elle m’indiqua ce que je devais donner à sa nièce ; elle chercha quelque chose qui pût plaire à Cornélie, et elle pensa à un petit livre italien (les Fioretti de saint François) que M. Berthelot lui avait donné : « Je t’ai beaucoup aimé, me dit-elle ensuite ; quelquefois mon affection t’a fait souffrir ; j’ai été injuste, exclusive ; mais c’est que je t’ai aimé comme on n’aime plus, comme on ne doit peut-être pas aimer. » Je fondais en larmes ; je lui parlai du retour ; je la ramenais au petit Ary, sachant que cela l’émouvait doucement. Elle abondait dans ce sens, et s’attachait aux circonstances qui la touchaient le plus. Elle rappela encore le souvenir si cher de notre père. Cet éclair fut le dernier pour nous deux. Nous étions dans l’intervalle de deux accès de fièvre pernicieuse ; l’accès final n’était plus qu’à quelques heures. En dehors des moments où venait le médecin, nous étions seuls, entre les mains de nos domestiques arabes et des gens du village, toutes les autres personnes de la mission étant parties ou occupées ailleurs.

Je n’ai que peu de souvenirs distincts de la journée fatale du dimanche, ou pour mieux dire il a fallu que d’autres aient fait revivre ces traces pour moi d’abord totalement oblitérées. Je continuai d’agir durant tout ce jour, mais comme un automate gardant l’impulsion qu’il a reçue. Je me rappelle encore distinctement le sentiment que j’éprouvai en voyant les paysans aller à la messe ; d’ordinaire, à ce moment, quand on savait que nous y allions, on se réunissait pour nous faire fête. Le médecin vint le matin. Il fut décidé que le lendemain, avant le jour, on enverrait des matelots avec un cadre pour prendre ma sœur, et que le Caton nous ramènerait immédiatement à Beyrouth. Vers midi, je dus travailler encore, dans la chambre de ma pauvre amie, car on m’a dit que c’est là qu’on trouva mes livres et mes notes éparses à terre sur la natte où j’avais coutume de m’asseoir. Dans l’après-midi, ma sœur se trouva beaucoup plus mal. J’écrivis au médecin de venir en toute hâte, lui parlant d’accidents du côté du cœur. Je n’ai aucun souvenir d’avoir écrit cette lettre et quand on me la représenta plusieurs jours après, elle ne réveilla rien en moi. Je vivais cependant encore, car Antoun, notre domestique, m’a dit que je fis transporter ma sœur dans le salon qui me servait de chambre, que je l’aidai a la porter et que je restai longtemps près d’elle. Peut-être à ce moment nous dîmes-nous adieu, et m’adressa-t-elle des paroles sacrées, que le terrible coup d’éponge qui allait passer sur mon cerveau aura effacées. Antoun m’assura qu’elle n’eut à aucun moment conscience de la mort ; mais il était si peu intelligent et savait si peu le français qu’il aura pu ne pas voir ce que nous nous serons dit l’un à l’autre.

Le médecin arriva vers six heures, accompagné du commandant. Tous les deux pensèrent qu’il ne fallait pas songer à transporter ma sœur le lendemain à Beyrouth. Par une coïncidence étrange, l’accès me prit pendant qu’ils étaient avec nous ; je perdis connaissance entre les bras du commandant. Ces deux personnes, pleines de droiture et de jugement, mais jusque-là trompées sur la gravité de notre état, tinrent conseil. Le médecin, se reconnaissant loyalement incapable de soigner un mal dont la marche lui échappait, demanda au commandant de revenir à Beyrouth pour en repartir aussitôt avec de nouveaux secours. Le commandant adopta cet avis. Tenant trop de compte seulement des formalités de la pratique turque, à laquelle les autres marines, même en l’absence de motifs graves, ne se soumettent pas, il ne partit que le lundi à quatre heures du matin. A six heures, il était à Beyrouth, prévint l’amiral Pâris, qui, avec sa rare courtoisie, lui ordonna de repartir après qu’il aurait pris le docteur Louvel, de l’Algésiras, médecin en chef de l’escadre, et le docteur Suquet, médecin sanitaire français à Beyrouth, reconnu de tout le monde pour celui des médecins français qui a étudié le plus profondément les maladies de la Syrie.

A dix heures et demie, tous ces messieurs étaient à Amschit. Presque en même temps, le docteur Gaillardot y arrivait de son côté par terre. Depuis la veille au soir, nous étions étendus tous les deux sans connaissance, vis-à-vis l’un de l’autre, dans le grand salon de Zakhia, soignés uniquement par Antoun. La bonne famille Zakhia était rangée autour de nous, pleurant et nous défendant contre le curé, espèce de fou qui avait la prétention de nous soigner. On m’a assuré que ma sœur ne donna absolument aucun signe de connaissance pendant tout ce temps. Le docteur Suquet, auquel on laissa naturellement la direction des soins à nous donner, reconnut bientôt, hélas ! qu’il était trop tard pour elle. Toute tentative pour provoquer une réaction fut inutile. Le sulfate de quinine, qui, administré à haute dose, est le remède suprême de ces crises terribles, ne put être absorbé. Oh ! se peut-il que quelques heures plus tôt ces soins nouveaux l’eussent sauvée ! Une pensée cruelle du moins me poursuivra toujours. C’est que si nous fussions restés à Beyrouth, la crise n’eût pas sans doute été évitée, mais que, selon toutes les probabilités, le docteur Suquet, appelé à temps, aurait su en triompher.

Toute la journée du lundi, ma noble et tendre amie alla s’éteignant. Elle expira le mardi 24 septembre, à trois heures du matin. Le curé maronite, appelé au dernier moment, lui fit des onctions selon son rite. Il ne manqua pas près de son cadavre de larmes sincères : Mais, ô Dieu ! qui m’eût dit qu’un jour mon Henriette expirerait à deux pas de moi sans que je pusse recueillir son dernier soupir ! Oui, sans le fatal évanouissement qui me prit le dimanche soir, je crois que mes baisers, le son de ma voix, eussent retenu son âme quelques heures encore, assez, peut-être, pour attendre le salut. Je ne puis me persuader que la perte de la conscience fût chez elle si profonde que je ne l’eusse vaincue ! Deux ou trois fois, dans les rêves de la fièvre, je me suis posé un doute atroce : j’ai cru l’entendre m’appeler du caveau où son corps fut déposé ! La présence de médecins français au moment de sa mort écarte sans doute cette horrible supposition. Mais qu’elle ait été soignée par d’autres que par moi, que des mains serviles l’aient touchée, que je n’aie pas conduit ses funérailles et attesté à la terre, par mes larmes, qu’elle fut ma sœur bien-aimée ; qu’elle n’ait pas vu mon visage, si un moment son œil s’est éclairci encore pour le monde qu’elle allait quitter, voilà ce qui pèsera éternellement sur moi et empoisonnera toutes mes joies. Si elle s’est vue mourir sans moi près d’elle, si elle a su que j’étais à l’agonie à ses côtés sans qu’elle ait pu me soigner, oh ! c’est l’enfer au cœur que cette créature céleste a dû expirer. La conscience est chose si différente et de ses apparences et du souvenir qui en reste, qu’à cet égard j’ai peine parfois à être entièrement rassuré.

Moins épuisé que ma sœur, je supportai la dose énorme de sulfate de quinine qui me fut administrée. Je repris quelque sentiment le mardi matin, une heure à peu près avant celle où ma bien-aimée expirait. Ce qui prouve que dans la journée du dimanche et même pendant mon délire j’eus bien plus de conscience que ne l’attestent mes souvenirs, c’est que ma première question fut pour demander comment allait ma sœur. « Elle est très mal », me répondit-on. Je répétais sans cesse la même question dans le demi-sommeil où j’étais. « Elle est morte », me répondit-on enfin. Chercher à me tromper était inutile, car on se disposait à m’enlever pour me porter à Beyrouth. Je suppliai qu’on me la laissât voir ; on me le refusa absolument ; on me mit sur le cadre même qui avait dû servir à la transporter. J’étais dans un état de complet étourdissement ; l’affreux malheur qui venait de me frapper ne se distinguait pas pour moi des hallucinations de la fièvre. Une soif horrible me dévorait. Un rêve brûlant me reportait sans cesse avec elle a Aphaca, aux sources du fleuve Adonis, sous les noyers gigantesques qui sont au-dessous de la cascade. Elle était assise près de moi, sur l’herbe fraîche ; je portais à ses lèvres mourantes une timbale pleine d’eau glacée ; nous nous plongions tous deux dans ces sources de vie, en pleurant et avec un sentiment de mélancolie pénétrante. Ce n’est que deux jours après que je repris une pleine conscience et que mon malheur se présenta à moi comme une effroyable vérité.

M, Gaillardot resta à Amschit après notre départ pour veiller aux funérailles de ma pauvre amie. La population du village, à laquelle elle avait inspiré beaucoup d’attachement, suivit son cercueil. Les moyens d’embaumement manquaient tout à fait ; il fallut songer à un dépôt provisoire. Zakhia offrit pour cela le caveau de Mikhaël Tobia situé à l’extrémité du village, près d’une jolie chapelle et à l’ombre de beaux palmiers. Il demanda seulement que, quand on l’enlèverait, une inscription indiquât qu’une Française avait reposé en ce lieu. C’est là qu’elle est encore. J’hésite à la tirer de ces belles montagnes où elle a passé de si doux moments, du milieu de ces bonnes gens qu’elle aimait, pour la déposer dans nos tristes cimetières, qui lui faisaient horreur. Sans doute je veux qu’elle soit un jour près de moi ; mais qui peut dire en quel coin du monde il reposera ? Qu’elle m’attende donc sous les palmiers d’Amschit, sur la terre des mystères antiques, près de la sainte Byblos.

Nous ignorons les rapports des grandes âmes avec l’infini ; mais si, comme tout porte à le croire, la conscience n’est qu’une communion passagère avec l’univers, communion qui nous fait entrer plus ou moins avant dans le sein de Dieu, n’est-ce pas pour les âmes comme celle-ci que l’immortalité est faite ? Si l’homme a le pouvoir de sculpter, d’après un modèle divin qu’il ne choisit pas, une grande personnalité morale, composée en parties égales et de lui et de l’idéal, ce qui vit avec une pleine réalité, assurément c’est cela. Ce n’est pas la matière qui est, puisqu’elle n’est pas une ; ce n’est pas l’atome qui est, puisqu’il est inconscient. C’est l’âme qui est, quand elle a vraiment marqué sa trace dans l’histoire éternelle du vrai et du bien. Qui, mieux que mon amie, accomplit cette haute destinée ? Enlevée au moment où elle atteignait la pleine maturité de sa nature, elle n’eût jamais été plus parfaite. Elle était parvenue au sommet de la vie vertueuse ; ses vues sur l’univers ne seraient pas allées plus loin ; la mesure du dévouement et de la tendresse pour elle était comble.

Ah ! ce qu’elle eût dû être, sans contredit, c’est plus heureuse. Je rêvais pour elle de petites et douces récompenses ; je concevais mille chimères selon ses goûts. Je la voyais vieille, respectée comme une mère, fière de moi, reposant enfin dans une paix sans mélange. Je voulais que ce bon et noble cœur, qui saigna toujours de tendresse, connût enfin une sorte de retour calme, je suis tenté de dire égoïste. Dieu n’a voulu pour elle que les grands et âpres sentiers. Elle est morte presque sans récompense. L’heure où l’on recueille ce que l’on a semé, où l’on s’assied pour se souvenir des fatigues et des douleurs passées, ne sonna pas pour elle.

La récompense, à vrai dire, elle n’y pensa jamais. Cette vue intéressée, qui gâte souvent les dévouements inspirés par les religions positives, en faisant croire qu’on ne pratique la vertu que pour l’usure qu’on en tire, n’entra jamais dans sa grande âme. Quand elle perdit sa foi religieuse, sa foi au devoir ne diminua pas, parce que cette foi était l’écho de sa noblesse intérieure. La vertu n’était pas chez elle le fruit d’une théorie, mais le résultat d’un pli absolu de nature. Elle fit le bien, pour le bien et non pour son salut. Elle aima le beau et le vrai sans rien de ce calcul qui semble dire à Dieu : « N’étaient ton enfer ou ton paradis, je ne t’aimerais pas. »

Mais Dieu ne laisse pas ses saints voir la corruption. O cœur où veilla sans cesse une si douce flamme d’amour ; cerveau, siège d’une pensée si pure ; yeux charmants où la bonté rayonnait ; longue et délicate main que j’ai pressée tant de fois, je frissonne d’horreur quand je songe que vous êtes en poussière. Mais tout n’est ici-bas que symbole et qu’image. La partie vraiment éternelle de chacun, c’est le rapport qu’il a eu avec l’infini. C’est dans le souvenir de Dieu que l’homme est immortel. C’est là que notre Henriette, à jamais radieuse, à jamais impeccable, vit mille fois plus réellement qu’au temps où elle luttait de ses organes débiles pour créer sa personne spirituelle, et que, jetée au sein du monde qui ne savait pas la comprendre, elle cherchait obstinément le parfait. Que son souvenir nous reste comme un précieux argument de ces vérités éternelles que chaque vie vertueuse contribue à démontrer. Pour moi, je n’ai jamais douté de la réalité de l’ordre moral ; mais je vois maintenant avec évidence que toute la logique du système de l’univers serait renversée, si de telles vies n’étaient que duperie et illusion.


LETTRES INTIMES

— 1842 - 1845 —




I


MADEMOISELLE RENAN
CHEZ M. LE COMTE ANDRÉ ZAMOYSKI
Palais Palfi, place Joseph. Vienne (Autriche).


Issy, 23 mars 1842.

Enfin, ma chère Henriette, je l’ai reçue, cette lettre si désirée. Figure-toi que depuis plus d’un mois, maman et Alain me flattaient de l’espérance prochaine de la recevoir ; tous les jours, j’étais en attente, j’épiais l’arrivée du courrier, sans soupçonner qu’une aussi malencontreuse circonstance retardait mon bonheur. Cette attente a aussi été la cause du long retard que j’ai mis à t’écrire, car je tenais à ne le faire qu’après la réception de ta lettre. Enfin, ma chère Henriette, je la tiens et je suis content ; je me hâte d’y répondre et vais consacrer une de nos longues après-midis à m’entretenir avec toi. Qu’il y a longtemps que je n’ai eu ce plaisir !

Encore un éloignement, ma chère Henriette. Vienne était encore trop rapproché de nous ; il fallait que l’Europe entière nous séparât. Pour le coup, j’espère que c’est fini, et que tu vas t’arrêter au moins en Pologne. Il ne fallait rien moins que la Russie pour me rassurer et mettre des bornes à tes voyages. Mon imagination s’effraie quand je songe aux espaces immenses qui nous séparent. Qui nous eût dit, quand nous étions au fond de la Bretagne, que dans quelques années tu eusses été jetée au fond de la Pologne, celui-là nous eût paru un beau rêveur. Il eût dit vrai pourtant. Singulière existence ! Je ne puis te dire toutes les réflexions que cela me fit faire, surtout quand je rapprochais les temps jusqu’où pouvaient se porter mes souvenirs : celui où nous cachions notre misère à Lannion, celui, non moins malheureux, où nous languissions à Tréguier et où la seule pensée d’un éloignement de cent vingt lieues nous faisait trembler, celui enfin où nous sommes séparés, non plus par quelques provinces, mais par des royaumes et des peuples. Voilà la vie humaine. Encore si tout cela pouvait se terminer au bonheur, qui pour nous est d’être réunis, nous serions trop heureux. Si nous n’y arrivons pas, ce ne sera pas ta faute, ma bonne Henriette ; d’ailleurs, j’en ai la douce, la ferme espérance. Je sais bien que jamais tu ne te résoudras à embrasser un genre de vie oisif, sans nerf, sans ressort : oh ! non, je te connais trop bien pour croire que jamais cela soit de ton goût (non plus du reste que du mien). Ce n’est pas là ce que j’entends. Mais aussi je crois que tout est fade, vain, creux, sans cette douceur de la vie qui ne se trouve que dans l’amitié, laquelle n’est jamais aussi solide, aussi assurée, qu’entre ceux que le sang a unis. Voilà donc, ma chère Henriette, le terme que j’aime à me figurer après les travaux. Toujours dans l’avenir : nous sommes incorrigibles : nous ne sommes jamais dans le présent, et nous ne faisons qu’aspirer après un bonheur à venir. Et après tout, nous n’avons pas tort ; car ce présent est si triste, si misérable, qu’il est bon au moins d’en alléger le fardeau par la vue d’un avenir qu’on se fait toujours beau. Ah ! que Pascal avait raison de dire : Nous ne vivons pas, mais nous espérons de vivre. L’espérance en effet est notre vie et noire seule vie.

Je viens presque, ma chère Henriette, de te faire là une thèse de philosophie : elle eût pu peut-être être mieux placée. Mais j’aime à m’entretenir avec toi de ce qui m’occupe, et la philosophie est maintenant mon étude, je dirai même mon étude de goût. Grâce aux préjugés qu’on nous donnait en rhétorique, je croyais en y entrant, n’y trouver qu’une étude ennuyeuse et pénible, hérissée d’abstractions, et aussi barbare en sa doctrine qu’elle l’est quelquefois en sa langue. Mais certes, c’est un préjugé dont je suis bien revenu, et tant s’en faut que je regrette d’avoir échangé la rhétorique pour la philosophie, que pour rien au monde, je ne voudrais désormais retourner aux déclamations de la rhétorique. C’est la science des mots opposée à celle des choses. Il est vrai que l’imagination qui faisait fortune en rhétorique est ici d’un usage minime : la raison seule règne en philosophie. Mais assurément celui-là ne se connaît pas en jouissances de l’esprit, qui préfère les plaisirs de l’imagination à ceux de la raison. Toutefois il ne faut pas s’attendre à trouver en philosophie cette certitude absolue qui distingue par exemple les mathématiques : les nombreux systèmes de philosophie en sont la preuve : là où il y a certitude, il n’y a pas de système : quelques parties, il est vrai, sont d’une logique aussi inflexible et d’un raisonnement aussi rigoureux que celui des mathématiques : cependant on y sort rarement du monde des hypothèses. Mais ces hypothèses elles-mêmes ont un grand intérêt, et semblent souvent s’approcher de la vérité autant qu’il est donné à notre faible raison. D’ailleurs le propre de la philosophie est moins de donner des notions bien assurées, que de lever une foule de préjugés. On est tout étonné, quand on commence à s’y adonner, de voir que jusque-là on a été le jouet de mille erreurs, enracinées par l’opinion, la coutume, l’éducation ; c’est la mort du beau idéal, on voit les choses telles qu’elles sont, et on est fort surpris de voir les jugements qui paraissaient les plus certains mis au rang des problèmes. A la vue de ces innombrables erreurs, la première impression est de vouloir douter de tout ; mais c’est mal raisonner, et les philosophes germaniques, qui, assurément, ne sont pas prodigues de certitude, ne vont pas jusque-là. Kant lui-même, le père des sceptiques modernes, est plus réservé. C’est ce besoin de vérité, que la philosophie excite, et pourtant ne satisfait qu’à demi, qui inspire tant d’ardeur, pour l’étude des mathématiques ; et là au moins on la trouve absolue, nécessaire. Aussi forment-elles le complément indispensable d’un cours de philosophie. J’ai retrouvé pour elles tout mon ancien goût, que trois années de littérature n’avaient pu éteindre entièrement. Je n’ai pour ainsi dire qu’à ranimer mes anciens souvenirs. Nous voyons, cette année, les mathématiques pures ; l’an prochain, nous les verrons appliquées à la mécanique, à la physique, etc. — Quant à l’étude de la langue allemande, j’en suis encore aux premiers éléments, et quoi que tu en dises, je crois que de longtemps, tu n’auras pas à craindre en moi un rival. Je n’ai guère pu, jusqu’ici, y donner un temps considérable ; j’ai vu en commençant une étude aussi importante que celle de la philosophie, que ce n’était pas trop d’y donner tous mes soins. Maintenant que j’en ai la clef, je pourrai y donner beaucoup plus d’application. Du reste, nous avons ici de grandes facilités pour apprendre les langues vivantes, vu la diversité de nation de ceux avec qui nous vivons, ce qui nous fournit l’avantage de converser avec eux dans leur langue maternelle, et de nous former à leur prononciation, partie si épineuse de l’étude des langues modernes.

Après t’avoir longuement exposé l’objet de mes études, il ne me reste plus, ma bonne Henriette, qu’à te dire un mot de mon nouveau séjour, dont tu ne peux guère te former d’idée d’après Saint-Nicolas. Ce sont deux maisons totalement dissemblables. Autant Saint-Nicolas est rétréci, triste et borné, quant au séjour, autant Issy est spacieux, agréable et riant. Autant à Saint-Nicolas, la différence du maître à l’élève était sensible, autant ici elle est imperceptible. Autant à Saint-Nicolas les études étaient légères, autant ici elles sont sérieuses. Mais aussi il y a bien quelques compensations. Autant à Saint-Nicolas, les soins personnels pour chaque élève étaient grands, autant ici ils sont oubliés. On est complètement livré à soi-même pour les études, les soins matériels, etc. Et je conçois qu’il doive en être ainsi, car on n’a plus affaire à des enfants comme à Saint-Nicolas. Les professeurs et directeurs ne sont en rien distingués des élèves ; c’est le règne de l’égalité, non seulement d’élève à élève, mais d’élève à professeur. Cela donne à la vie quelque chose de plus libre, de moins contraint. Quant aux élèves, ils sont beaucoup plus sérieux qu’à Saint-Nicolas ; il en est parmi eux plusieurs de grand talent ; c’est même ce qui distingue le séminaire Saint-Sulpice. Comme c’est le séminaire de toute la France et non pas spécialement de Paris, chaque évêque y envoie ses sujets les plus distingués pour y recevoir un enseignement plus complet ; cela fait que la plupart des élèves y sont, pour les talents, au-dessus de l’ordinaire. Le petit esprit y est excessivement rare, ce qui est un vrai prodige pour un séminaire.

Il ne me manquerait que tes chères visites pour compléter l’ensemble de ma vie ; mais je t’avoue que j’éprouve un grand vide de n’avoir personne à qui je puisse dire un petit mot de ceux que j’aime. Aussi les lettres font mon bonheur. Alain t’a-t-il parlé du projet qu’il avait de se réunir à notre chère maman ? Il m’en dit un mot lorsque je le vis à la fin des vacances ; depuis lors, je n’en ai rien entendu. Je désire pour ma part qu’il le mette à exécution, car la vie de notre pauvre mère est vraiment bien triste et bien isolée.

Je te remercie, ma bonne Henriette, de ton attention à songer à moi. Ton billet arrivera fort à propos : car, quoique notre chère maman m’ait fait, il y a peu de temps, une remise, comme j’ai été obligé d’acheter une soutane, etc., elle s’est trouvée assez vite à fond. Il me permettra aussi de monter ma bibliothèque allemande, dont l’insuffisance paralyse en partie mes progrès. Je te devrai tout, ma pauvre Henriette : tu auras été ma seconde mère ; aussi, avec notre bonne mère et notre cher Alain, tu partages toutes mes affections. J’ai souvent pensé que c’est un grand bonheur pour nous, condamnés à vivre séparés, de nous aimer comme nous le faisons. La peine de la séparation en est mille fois diminuée. Tâche de couvrir en quelque manière ton éloignement de Vienne à notre chère maman : atténue-lui la distance ; j’ai été témoin durant les vacances de l’impression que faisaient sur elle tous ces voyages. Épargnons-lui autant que nous le pouvons toutes les inquiétudes : après une vie aussi agitée que la sienne, elle a bien besoin d’un peu de repos.

Adieu, ma chère Henriette. Ta pensée est mon plus cher entretien : le plaisir que je ressens en recevant ta lettre est bien troublé, quand je songe que plusieurs mois s’écouleront peut-être, avant que j’en reçoive une autre. Maintenant que tu sais mon adresse, procure-moi ce plaisir un peu plus souvent. Directement, indirectement, peu importe, pourvu que je les reçoive. Adieu encore une fois ; tu sais combien mon cœur t’aime : toujours, mon excellente Henriette, tu seras ma joie et mon bonheur.

Ton frère bien-aimé,

E. RENAN.

N. B. — Tu peux m’écrire en toute liberté : on n’ouvre pas les lettres avant de les remettre ; on les reçoit immédiatement.


II


MADEMOISELLE RENAN, CHEZ MONSIEUR
LE COMTE ANDRÉ ZAMOYSKI
Par Cracovie, Zawichost. — à Zwierziniec (Pologne).


Issy, 15 septembre 1842.

Je n’ose me plaindre, ma bonne Henriette, de la rareté de tes lettres, tant l’espace qui nous sépare est désespérant. Pourtant, qu’il m’en coûte de n’avoir de toi que des nouvelles indirectes par maman et Alain ; elles suffisent, il est vrai, à me rassurer sur les inquiétudes que je pourrais concevoir, mais elles ne peuvent satisfaire au besoin que je m’étais fait de m’entretenir seul à seul avec toi. Je voudrais des volumes, et à peine ai-je quelques mots. Si nos cœurs étaient faits autrement, nous devrions presque être étrangers l’un à l’autre ; mais, ma très chère Henriette, entre nous, c’est un malheur que nous n’aurons jamais à craindre.

Tu sais probablement que, cette année, je ne vais pas passer mes vacances en Bretagne. La privation de voir ma bonne mère et des amis auxquels je suis sincèrement attaché a bien pu me coûter quelques regrets ; mais ils ont dû céder aux avantages réels de transporter le voyage à l’an prochain. Car, puisque nos finances ne nous permettent pas de l’exécuter chaque année, j’aime beaucoup mieux y renoncer en faveur de l’an prochain. Alors j’aurai achevé ma philosophie et mon séjour à Issy, et, étant sur le point d’entrer au séminaire de Paris, le voyage de Bretagne formera une fort agréable transition. De plus, cette année a passé si vite qu’il me semble encore être à mon retour de Bretagne : jamais mes impressions n’avaient été si fraîches. D’ailleurs, ma bonne Henriette, comment me plaindre quand je pense à toi et au courage avec lequel tu supportes ton exil, bien plus long et plus pénible que le mien, qui, après tout, n’en est un que par mon éloignement des objets que j’aime.

Du reste, Issy est fort propre à passer d’agréables vacances. La position en est agréable, le parc vraiment délicieux. On y jouit d’un repos et d’une tranquillité qui entrent merveilleusement dans mes goûts. On peut y penser et y étudier à son aise. La société y est assez choisie, on y trouve même d’agréables délassements, et la liberté y est pleine et entière. Du reste, je m’y trouve si bien que j’ai peine à en sortir, comme pendant l’année, où il m’arrivait de passer des trois et quatre mois sans sortir de la maison. Les courses par ici sont si longues et pour moi presque toutes si indifférentes depuis ton départ, que je manque de courage toutes les fois qu’il faut sortir, et que je me réduis au strict nécessaire en fait de visites.

Nous avons couronné dernièrement notre première année de philosophie et de mathématiques. C’est une chose singulière que la révélation que ces études opèrent dans l’esprit au sortir des études frivoles de la rhétorique. On y fait autant de chemin en un an que le genre humain en un siècle. On voit les choses d’une manière si différente ; on reconnaît tant de préjugés et d’erreurs, là où l’on ne croyait voir que vérité, qu’on serait tenté d’embrasser un scepticisme universel. C’est là la première impression de l’étude de la philosophie. On est frappé de l’incertitude des connaissances humaines et du peu de fonds de toutes les opinions qui ne sont fondées que sur la raison. On serait porté à douter de tout, si la nature le permettait et si rejeter toute vérité n’était pas plus absurde encore que d’embrasser toutes les erreurs. C’est là, il est vrai, un résultat bien négatif et peut-être faudrait-il être sobre de louanges envers la philosophie, si elle n’avait d’autre effet que d’ébranler toute conviction. Mais elle en a d’autres infiniment précieux, surtout quand on y joint l’étude des mathématiques qu’on ne doit jamais en séparer, non plus que la physique. Elle forme à une raison inflexible, elle apprend à tout voir à nu et sans voile, ce qui est aussi rare que difficile, à observer les faits, à les combiner, à raisonner sur ces faits, et surtout a ne pas vivre en aveugle au milieu des merveilles et des singularités qui nous environnent de toutes parts, plus encore dans l'ordre intellectuel que dans l’ordre physique, et auxquelles on ne fait aucune attention. C’est encore là une des impressions les plus vives de l’étude de la philosophie, c’est de montrer des singularités partout. Si elle ne donne pas la solution des problèmes, au moins apprend-elle à les voir. J’aime beaucoup la manière de tes penseurs allemands, quoique un peu sceptiques et panthéistes. Si tu vas jamais à Königsberg, je te charge d’un pèlerinage au tombeau de Kant.

Cette disposition d’esprit à la réflexion, jointe à la tranquillité et à la liberté d’esprit dont on jouit ici, vu qu’aucune occupation n’est imposée, m’a permis de réfléchir un peu sur moi et sur mon avenir. Jusqu’ici, je l’avoue, j’y avais peu pensé, et je m’étais contenté de suivre les impulsions que l’on me donnait ; j’ai commencé enfin à y porter un examen attentif. J’ai d’abord été frappé de l’influence prodigieuse des premiers actes de la vie sur cet avenir, et pourtant de la légèreté avec laquelle on les fait. Je me suis alors rappelé tout ce que tu m’as souvent répété, mais que je ne comprenais guère autrefois. J’ai d’abord craint d’avoir fait quelques démarches téméraires, et je me suis réjoui de n’en avoir fait aucune de décisive et d’irrévocable. Toutefois, après y avoir mûrement réfléchi, après avoir étudié mes goûts et le fond de mon caractère, après avoir examiné l’esprit de l’état que je voulais embrasser, les diverses carrières qu’il pourrait m’offrir, et le caractère de ceux que j’aurais pour collègues, enfin après avoir bien pesé mes convictions (quelque ébranlées qu’elles aient pu être par les premières études de la philosophie, qui donnent toujours un peu de fièvre), j’ai cru que je n’avais pas à me repentir des premiers pas que j’avais faits, et que si j’étais à refaire le choix, je ferais le même.

Ce n’est pas que sur tous les points que j’ai mentionnés je n’aie trouvé d’immenses inconvénients : j’avouerai même à une sœur pour qui je n’ai rien de caché, qu’il y a bien des choses que l’opinion a classées dans l’esprit de cet état et qui jamais ne sauraient entrer dans le mien ; que si j’étais condamné à vivre avec plusieurs de mes futurs collègues, dont je connais la frivolité, la duplicité, le caractère courtisan et rampant, j’aimerais mieux vivre à jamais séparé des hommes. Je ne me suis pas caché que je me soumettais à une autorité quelquefois ombrageuse, et qui ne me fera jamais plier si en pliant il faut faire une bassesse. Mais ces énormes inconvénients, je les rencontrais ailleurs, avec mille autres qui méritaient moins d’être appelés inconvénients qu’impossibilités ; j’ai cru remarquer qu’aucun autre état ne me mettait plus à portée de me livrer à mes goûts. Une vie retirée, libre, indépendante des volontés ou caprices d’un autre, utile toutefois, en un mot une vie d’études et de travail, tel est depuis longtemps mon but et mon désir. J’ai cru découvrir avec certitude que je n’étais pas fait pour vivre dans ce que l’on appelle vulgairement le monde, c’est-à-dire les cercles et les salons. Il faut pour cela tout ce que je n’ai pas, et tout ce que j’ai y est complètement inutile. D’ailleurs mes goûts y répugnent. Je ne suis pas né pour des fadaises et des niaiseries, et j’ai cru remarquer que ce monde, puisqu’il faut l’appeler ainsi, en était pétri.

Je ne dis pas ceci par le zèle d’une dévotion spirituelle : oh ! non ; ce n’est plus là mon défaut ; la philosophie est merveilleusement propre à en corriger les excès, et une réaction trop violente sur ce point est seule à craindre. Autrefois, je l’ai haï par principe de religion : maintenant, je le hais par principe de raison et de philosophie, et, je le reconnais, aussi par goût. Une pareille vie où l’on ne pense pas, où l’on ne réfléchit pas, où l’on ne vit pas un moment avec soi est donc incompatible avec le fond de mon être. Cela posé, je dois donc regarder comme fermée pour moi toute carrière qui n’est pas d’étude et de méditation. Dès lors, la question est bien simple et le choix facile ; de plus, la sublimité du sacerdoce, quand on le regarde d’un œil élevé et vrai, m’a toujours frappé ; quand même le christianisme ne serait qu’une rêverie, le sacerdoce n’en serait pas moins un type divin. Je sais bien que s’il est si grand par lui-même, les hommes l’ont fait bien petit ; il fallait bien qu’ils l’abaissassent à leur niveau : je m’explique même fort bien, tout en le regardant comme une prévention, le mépris que quelques-uns ont pour lui : mais cela ne regarde que les hommes qui l’exercent, et il est clair que dès qu’un ministère quelconque exigera de nombreux ministres, il se trouvera parmi eux des âmes basses et viles, qui le rabaisseront aux yeux de ceux qui, ne regardant les choses que superficiellement, mettent toujours l’homme à la place de son ministère ; mais il faut regarder les choses en elles-mêmes : d’ailleurs, ce n’est là qu’une opinion, et, grâce à Dieu, je crois être au-dessus de l’opinion.

Je viens de t’exposer, avec toute l’ouverture de cœur que tu me connais pour toi, le résultat de mes réflexions sur cet article important : ce n’est pas que j’aie cessé d’y penser : je cherche, au contraire, à m’éclairer et à raffermir de plus en plus mes idées sur ce point ; mais jusqu’ici, voilà ce que j’ai trouvé de plus positif. Je t’en prie, ne parle pas à maman de ces hésitations ; si elles n’ont d’autre résultat que de me confirmer dans les dispositions du passé, il vaut mieux qu’elle les ignore : elles lui causeraient de l’inquiétude ; toutefois, ne crois pas qu’elle ait jamais influencé mes décisions sur ce point ; on ne peut désirer une liberté plus entière que celle qu’elle m’a laissée.

J’ai reçu, avant-hier, une lettre de cette bonne mère ; elle m’y paraissait contente et en bonne santé : la veille, j’en avais reçu une d’Alain, également satisfaisante, sauf, toutefois, le torrent d’occupations dont il se plaignait et qui ne lui laissaient pas un moment de liberté. Quand donc ce pauvre Alain jouira-t-il d’un peu de repos et de lui-même ! — Je me flatte de recevoir bientôt une lettre de toi : j’ai bien quelque crainte, en t’expédiant celle-ci, qu’elle ne puisse te parvenir ; je l’affranchis toujours jusqu’à Huningue, peut-être vaudrait-il mieux prendre une autre frontière. Dis-le-moi dans ta prochaine.

Adieu, ma bonne et chère Henriette ; quand même tout l’univers serait entre nous, je ne t’en aimerais pas moins, ta pensée ne m’en serait pas moins présente à tout moment. Je ne cherche pas à t’exprimer mon amitié, tu la sais mieux que je ne pourrais la dire.

Ton frère et ami,

E. RENAN.


III


30 octobre 1842.

Il y a environ douze jours que ta lettre du 15 septembre m’est parvenue, mon Ernest bien aimé ; puisses-tu, en lisant ces lignes, comprendre la joie qu’elle m’a donnée ! Oui, cher ami, un monde nous sépare, et, à voir la rareté de nos lettres, un indifférent pourrait croire que, pour nous aussi, l’éloignement a entraîné l’oubli ; nos cœurs seuls sentent qu’un tel malheur ne peut nous atteindre, car tu ne saurais hésiter à croire que, dans tous les lieux, j’aurai pour toi une tendresse sans égale, un dévouement sans limites. Mon pauvre enfant ! je ne vis que de souvenirs ; mais aussi la pensée de ceux que j’aime ne me quitte jamais : qu’est-ce qui pourrait en détacher mon âme ?…

Ta lettre, mon Ernest, est, depuis que je l’ai reçue, l’objet de mes continuelles réflexions. Involontairement, je frissonne en lisant les questions qui s’agitent dans ton esprit et en songeant que tu es livré à ces graves pensées dans l’âge où la vie est ordinairement insouciante et frivole ; et, cependant, malgré toute ma tendresse pour toi, je ne puis qu’être heureuse en te voyant envisager sérieusement ce que tant d’autres ne jugent qu’avec légèreté ou d’après les passions de leur cœur. Oui, mon bon ami, les premiers débuts de la vie ont une influence souvent irréparable sur toute l’existence et je le sentais profondément lorsque j’appelais sans cesse tes réflexions sur cette vérité. On prend pour un goût inné les velléités que témoigne un adolescent de quatorze à seize ans, sans songer que l’homme de seize ans et celui de trente ans sont deux êtres presque différents. Je ne saurais trop te le répéter, mon Ernest chéri, et te le demander avec une tendresse presque maternelle : que rien de précipité ne te lie ; que tu sois capable de connaître, avant de les accepter, les engagements qui fixeront ton sort. Je pourrais peut-être, cher ami, employer envers toi l’ascendant que me donnent mon amitié et l’expérience d’une vie éprouvée ; mais j’en serai sobre parce que je crois en ta raison et que je me contenterai toujours d’y faire appel. Tu le dis avec vérité, mon Ernest, tu n’es point né pour une vie légère, et je conviendrais avec toi que celle dont tu te fais l’idée serait peut-être la meilleure pour tes goûts, si elle pouvait se réaliser. Plus que tout autre, ta sœur est capable de comprendre le charme d’une vie retirée, libre, indépendante, laborieuse et surtout utile ; mais où la trouver ?… Partout je crois cette indépendance, sinon impossible, du moins accordée à un bien petit nombre, et pour ma part je ne l’ai jamais connue ; comment donc puis-je espérer qu’elle sera ton partage dans une société dont la hiérarchie est la première base et où tu entrevois avec raison une autorité soupçonneuse ?…

Il ne faut pas se faire d’illusion ; cette autorité existe dans toutes les carrières ; mais ici n’est-elle pas plus à redouter qu’ailleurs, puisqu’un serment indélébile oblige de s’y soumettre ? Je ne te pose ceci qu’en question, te laissant entièrement la liberté d’y répondre, le droit d’en décider. À cette demande j’en ajouterai une autre qui en dépend : un ecclésiastique peut-il disposer de lui-même ? n’est-il pas obligé de suivre la direction que lui donnent ses supérieurs ? Je ne combattrai point ce que tu me dis de l’élévation de ce ministère ; certainement, si tous ceux qui l’embrassent l’envisageaient comme toi, rien ne serait plus grand, plus digne d’une âme supérieure que de consacrer sa vie à alléger le malheur, à propager et à mettre en pratique les sublimes vérités de l’Évangile : je n’ajouterai qu’un mot à tes réflexions. Tu souffres, mon Ernest, en découvrant personnalité et ambition où ton cœur droit et pur n’avait rêvé qu’abnégation et dévouement ; tu as senti qu’une grande partie de ceux qui semblent voués à cette mission sont loin de la comprendre et de la pratiquer dignement ; mais te sera-t-il accordé de choisir la voie que tu voudras suivre ? n’y a-t-il pas un chemin tracé duquel il ne faut en rien s’écarter ? Le nombre et la coutume n’entraînent-ils pas la minorité et le devoir ?… Je te le répète, mon ami, je ne te pose ici que des questions ; puissent ta raison et ta conscience t’aider à les résoudre !… J’ai beaucoup vécu, je t’aime comme un cœur dévoué sait aimer, — et pourtant je m’arrête lorsqu’il s’agit en cette circonstance de te donner des conseils. Si précédemment il avait dépendu de moi de guider ta carrière, je ne me serais pas contentée de te laisser une entière liberté, car tu n’étais encore qu’un enfant ; j’aurais cru devoir résister longtemps avant de céder aux goûts que tu témoignais ; — aujourd’hui, j’agis différemment parce que je te crois une raison au-dessus de ton âge et que je sens qu’il faut que ta détermination vienne de toi seul et non des convictions d’autrui. Mais, mon bon Ernest, c’est un motif de plus pour te supplier de ne rien hâter en un sujet de telle importance. Laisse venir l’âge où tu seras homme et capable de juger ce que tu repousses, ce que tu acceptes. Lors même que tu persisterais dans tes opinions présentes, ne te serait-il pas toujours nécessaire d’avoir acquis l’expérience de la vie avant de te trouver chargé d’y conduire les autres ? Comment un jeune homme de vingt-quatre ou de vingt-cinq ans, qui ne serait jamais sorti d’une studieuse retraite, serait-il capable de servir de guide ou d’appui à ceux qui ont sans cesse à lutter contre mille orages ?

Qu’aucune considération sur l’intérêt de ta famille ne puisse t’arrêter ; je te demande en grâce de ne point exposer le bonheur de ta vie entière pour calmer les craintes de ton bon cœur : ne trouvé-je pas un allégement à mes travaux en songeant que le fruit en peut être utile à ceux que je chéris, à mon enfant d’adoption, à mon Ernest bien-aimé ? Un jour, ce sera ton tour, si je reste longtemps sur la terre ; d’ailleurs, pense-t-on à s’acquitter envers ceux que l’on aime ?

Sois parfaitement tranquille sur le secret que tu me demandes à l’égard de maman ; j’en sens toute l’importance. Tu sais que sans agir avec dissimulation, j’aime à ne lui rien faire connaître de ce qui peut troubler son repos. Sa tranquillité est le bien de ma vie. Dis-moi toujours ta pensée tout entière et sois sûr qu’elle ne sortira jamais de mon cœur. Écris-moi plus souvent, je t’en supplie ; j’ai besoin de lire dans ton âme, de me sentir encore et toujours ta première amie. Dans mes réponses, il m’arrivera sans doute, comme aujourd’hui, de te redire des choses que je t’aurai déjà exprimées plusieurs fois ; mais je ne te les répète que parce qu’elles occupent vivement ma pensée. Mon pauvre enfant ! Souviens-toi que, quoi qu’il arrive, tu as pour tout partager avec toi une sœur dont tu seras toujours l’affection chérie ! Reçois ce que je pourrai te dire comme étant dépouillé de tout sentiment personnel et dicté par le plus tendre intérêt, par le plus grand désir de te voir heureux. Heureux !… l’est-on sur cette terre de troubles et de douleurs !… Et sans compter les coups des hommes et du sort, ne trouve-t-on pas dans son propre cœur une source intarissable d’agitations et de misères ?…

Ce que tu me dis de ton goût pour les philosophes germaniques me fait plaisir sans m’étonner : l’Allemagne est la terre classique de la tranquille rêverie et des raisonnements métaphysiques. Difficilement les autres nations de l’Europe élèveront leur école philosophique à la hauteur où s’est placée l’école allemande ; son humeur contemplative, ses mœurs tranquilles, son climat même, tout tend à développer chez l’Allemand du Nord cette liberté d’esprit qui fait partie de son être et dont il jouit entièrement. Notre esprit français si vif, si aimable, si prompt à tout saisir, est généralement trop léger pour être profondément philosophe ; l’Anglais est froid, calculateur, soumettant tout au plus glacé des raisonnements ; mais l’Allemand, conservant partout sa bonhomie, même dans les questions les plus élevées, se laisse aller à sentir, à penser, à tout poétiser. Si tu continues tes études dans la langue de Kant, de Hegel, de Gœthe et de Schiller, tu trouveras bien de douces distractions dans cette littérature si riche et si variée : je ne puis saisir que des parcelles de ces richesses, mais ce peu-là m’a fait souvent bien plaisir. Malheureusement, loin d’avancer, je recule depuis mon séjour en Pologne ; nous habitons un désert où il m’est impossible d’avoir un maître, et en étudiant seule je me trouve arrêtée à chaque pas. — L’étude, mon bon Ernest, fait oublier bien des dégoûts ; on vit alors dans un monde idéal qui, quel qu’il soit, vaut toujours mieux que le monde positif. Moins il m’est possible de m’y livrer, plus j’en apprécie le charme et la douceur.

J’ai passé à Varsovie, dont nous sommes à environ soixante lieues, le mois d’août et une partie de septembre : nous ne sommes de retour que depuis environ un mois. — Pour te former une idée du pays que j’habite, il faut, mon bon ami, te représenter d’immenses et monotones plaines de sable qui feraient penser à l’Arabie ou à l’Afrique, si d’interminables forêts de sapins et de bouleaux ne venaient, en les interrompant, rappeler qu’on se trouve dans le voisinage du nord. D’ailleurs, le climat ne le laisse pas oublier : il a déjà fait froid, mais froid comme à Paris à la fin de décembre. Le 30 avril, j’ai vu tomber de la neige en traversant la Galicie, et, le 14 octobre, j’ai revu des glaçons, en me promenant à midi sur le bord de la rivière. Le printemps, l’été et l’automne occupent ici un intervalle de cinq mois ; l’hiver prend tout le reste. Nous passerons celui qui commence, dans cette solitude dont rien en France ne peut donner une idée. C’est une fort belle demeure, entourée d’immenses forêts et où l’on vit entièrement séparé du reste de l’univers. Ceci me serait bien égal si les correspondances n’y étaient si lentes et si difficiles : ce ne sont point les nouvelles de ce pays que je regrette, ce sont celles de ma famille chérie et si éloignée ! Il est des lettres qui m’arrivent assez promptement, mais d’autres ne me parviennent qu’ouvertes, retardées…

Tu vois, mon cher Ernest, que mes goûts laborieux et sédentaires sont ici un bienfait. Qu’irais-je d’ailleurs chercher au dehors ? Le paysan polonais est l’être le plus pauvre, le plus abruti que l’on puisse se représenter ; les deux tiers de la population des villes sont formés de juifs, malpropres et dégoûtantes créatures qui vivent dans un état d’abjection inimaginable. Nulle part, on ne pousse plus loin que dans ce pays l’esprit de fanatisme et de haine religieuse ; nulle part, on ne couvrit plus souvent les passions des hommes du nom de la divinité : battre un juif est une action méritoire pour un chrétien ; voler un chrétien est le seul but de l’israélite. Ce n’est pas tout encore : les dissidences du christianisme ne sont guère plus tolérantes entre elles, et partout on voit se former des haines au nom de celui qui n’a enseigné que paix et charité. « Pardonnez-leur, Seigneur, ils ne savent ce qu’ils font ! »

J’ai reçu hier une lettre de maman, du 22 septembre ; elle paraît bien portante et tranquille. De Varsovie, je lui ai fait une remise sur laquelle je la priais de renvoyer cent cinquante francs pour ton commencement d’hiver. Je lui demandais cependant de ne pas se gêner, et, en réalité, si elle ne te les a pas envoyés, je trouverai un autre moyen pour te les faire parvenir. Dis-le-moi franchement et n’en parle qu’à moi seule. Sois tranquille, mon bon enfant, tout cela m’est possible. Je fais peu de dépenses personnelles : quoique obligée de vivre dans le monde que tu appelles avec raison vain et frivole, j’y porte mes goûts de simplicité ; il est impossible que je croie acquérir un mérite de plus en m’entourant d’une robe plus brillante. Adieu, mon bon Ernest ! j’ai peine à me séparer de toi. Pour t’écrire plus longuement, j’ai rétréci mon écriture, j’ai rempli tous les coins de mon papier. — Conserve-moi ton souvenir et ton affection et ne doute jamais de mon inaltérable amitié. Adieu ! oh ! bien tendrement adieu !

H. R.


IV


MADEMOISELLE RENAN,
CHEZ MONSIEUR LE COMTE ANDRÉ ZAMOYSKI
Zwierziniec-Zaivichost, par Cracovie (Pologne).


Issy, 17 janvier 1843.

Depuis que j’ai reçu ta dernière lettre, ma très chère Henriette, elle m’est un continuel entretien. L’affection sans bornes dont j’y retrouve l’expression est une bien douce consolation pour mon cœur, et les réflexions si sages et si vraies que tu m’y proposes sont le perpétuel objet de ma pensée. Je ne puis t’exprimer tout ce que sa lecture répétée a fait naître en mon âme de sentiments contraires, de désirs qui se combattent.

Depuis longtemps, j’avais commencé à regarder d’un œil sérieux ce qu’auparavant je n’avais fait qu’entrevoir, ce que j’avais même évité d’approfondir : ta lettre est venue me plonger plus avant encore dans ces importantes réflexions.

Le tableau que tu me traces des innombrables difficultés auxquelles m’expose le choix de l’état ecclésiastique, n’offre aucun trait que mon imagination ne m’eût déjà présenté. Une autorité ombrageuse et souvent crédule, un lien indissoluble, l’obligation (si c’en est une) de suivre les voies tracées, fussent-elles les moins droites, la nécessité d’appeler ses frères et ses collègues ceux que souvent on est forcé de mépriser, tout cela m’avait apparu, grossi même peut-être par la surprise de l’imagination étonnée de trouver des difficultés là où auparavant elle ne voyait nul obstacle. La singulière conformité de la peinture que tu m’en fais avec les impressions qui me dominaient m’a étonnamment frappé, et m’a fait remonter qu’elles ne fussent que trop vraies. J’ai désiré bien des fois que le coup décisif eût été porté d’un côté ou de l’autre pour trancher tant de pénibles incertitudes, quoique plus souvent je me sois réjoui d’avoir encore en mon pouvoir cette liberté, le plus précieux de tous nos biens, et par là même le plus difficile à conserver.

Quand je traite la grande question qui occupe mes pensées les plus sérieuses, je pose toujours en principe que chacun, pour connaître l’état auquel il est destiné, doit chercher dans l’étude de lui-même la solution de ce problème, le plus important et le plus négligé de tous. Les goûts et les penchants de chaque homme en sont les véritables données, et je crois qu’il n’y a si peu d’hommes à leur place que parce qu’il y en a si peu qui se connaissent. Ceci étant démontré pour moi, je cherche de toutes mes forces et avec toute l’application dont je suis capable, a connaître mes inclinations et mes penchants. Or, je le répète, une seule chose a ressorti pour moi de cet examen, c’est un goût constant et exclusif pour une vie retirée et tranquille, pour une vie d’étude et de réflexion. Toutes les occupations ordinaires des hommes me paraissent fades et insipides, leurs plaisirs feraient mon ennui, les mobiles qui les gouvernent dans leurs diverses conditions ne m’inspirent que du dégoût : d’où je conclus sans hésiter que je ne suis pas fait pour elles.

La carrière de l’instruction elle-même, quoique mieux accommodée à mes goûts studieux et sédentaires, me répugne par les manœuvres qu’elle nécessite pour sortir de la poussière de l’enseignement élémentaire. Mais, me diras-tu, l’état ecclésiastique t’offre-t-il plus de facilité pour te livrer à tes goûts chéris ? Hélas ! ma bonne Henriette, je te le répète, je ne me flatte point le tableau : j’ai vu et je vois encore les choses de trop près pour me livrer à des illusions, qui seraient désormais impardonnables comme provenant d’une irréflexion manifeste. Mais, que veux-tu donc que je fasse ? Une de ces carrières toutes remplies d’occupations extérieures répugne à mes goûts ; là, on ne vit point avec soi, on ne réfléchit pas, on est étranger à soi-même. Une vie toute privée, si je peux le dire, ferait bien mon bonheur ; mais elle me paraît entachée d’égoïsme : là on vit bien avec soi, mais aussi on ne vit que pour soi ; d’ailleurs pourrais-je soutenir la pensée d’être à charge à ceux que j’aime ? L’état ecclésiastique, au contraire, en réunit tous les avantages, sans en avoir les inconvénients : le prêtre est le dépositaire de la sagesse et des conseils, c’est l’homme de l’étude et de la méditation, et c’est avec cela l’homme de ses frères.

Cet heureux mélange de vie privée et publique, de solitude pour soi, de sacrifice pour les autres, constituerait pour moi le beau idéal de la vie heureuse et parfaite. Pourquoi faut-il que la malice des hommes vienne le troubler ! Du reste, c’est une chose à laquelle il faut s’attendre : tout ce qu’il y a de plus beau et de plus pur s’altère et se corrompt en passant par leurs mains. Quoi de plus bienfaisant et de plus grand que la religion ! quoi de plus funeste et de plus petit, si on la considère dans les hommes, qui en font l’instrument de leurs passions, et la rabaissent au niveau de leur petitesse ! Quoi de plus sublime que le sacerdoce ! quoi de plus vil si on l’envisage en ceux qui l’exercent par un méprisable intérêt ! Mais il faut s’accoutumer à s’élever au-dessus de ces vues superficielles, faire abstraction des hommes, et voir les choses en elles-mêmes, si on veut trouver quelque chose de bon et de beau.

Les hommes qui m’entourent (je parle des directeurs de la maison) seraient du reste assez propres à me faire concevoir des préventions favorables, si je ne me souvenais qu’il en est bien peu qui leur ressemblent. Les séminaires de Saint-Sulpice et d’Issy sont dirigés par une congrégation de prêtres indépendante de l’autorité épiscopale et toujours connue par sa modération. M. Cousin vient de faire paraître un ouvrage où il en fait un éloge mérité. La parité que j’ai reconnue entre mes aspirations et celles de notre supérieur m’a fait prendre en lui une grande confiance. Je l’ai poussée jusqu’à m’ouvrir à lui sur le sujet qui nous occupe, avec la réserve, toutefois, qui ne doit jamais être exclue qu’en famille : « Monsieur, lui ai-je dit avec simplicité, je vous avoue que j’aimerais bien à n’être comptable qu’à moi-même de mes actions : une vie libre et indépendante serait bien de mon goût. — Hélas ! mon cher ami, me répondit-il, où la trouverez-vous ? » Il avait l’air de me dire : « Moi aussi, je l’ai cherchée, et je l’ai cherchée en vain. » Je le reconnais, pour être libre dans un siècle comme le nôtre, il faut commander : cela seul serait capable de me donner de l’ambition. Du reste, c’est une réflexion que je fais souvent et qui me console. L’homme a toujours une ressource assurée : c’est de se retrancher en lui-même, et là de se venger, en jouissant de lui, de toutes les servitudes extérieures. C’est un bienfait inestimable de celui qui est l’auteur de notre être d’avoir cette liberté intérieure à l’abri de toute force extérieure, du moins pour qui sait la conserver : car ce bien encore, combien peu en jouissent ?

Si je faisais cet examen froidement et en parfait équilibre, il ne me serait pas aussi pénible. Mais ce qui me cause une peine indicible, c’est que je ne sens que trop que le bonheur de ma pauvre mère en dépend. Cela ne m’influencera pas : car ma conscience me le défend. Mais il me faut, pour l’empêcher, recueillir toutes les forces dont je suis capable. Car je t’assure bien du fond de mon âme, que s’il ne s’agissait que de mon bonheur, je consentirais volontiers à être malheureux toute ma vie, plutôt que de lui causer une heure de déplaisir.

Continue, je t’en prie, ma bonne Henriette, à m’entretenir avec toute ta franchise. Dis-moi ta pensée tout entière et ne crains pas d’indiscrétion. Tu peux me faire parvenir les lettres directement : elles ne sont point ouvertes ; d’ailleurs nous pouvons aller les prendre chez le concierge, à l’heure où le courrier les remet. Je t’envoie cette lettre par l’entremise d’Alain : l’affranchissement jusqu’à la frontière est une affaire trop compliquée pour l’esprit du domestique que je suis obligé d’en charger ; j’ai toutes les peines du monde à la lui faire comprendre et plus de crainte encore qu’il ne sache pas l’exécuter.

L’étude de la philosophie et de la physique qui m’occupe cette année continue à avoir pour moi le même attrait et m’est un véritable soutien. Ce que tu me dis dans ta lettre des charmes de l’étude est d’une ravissante vérité, et j’en fais tous les jours l’expérience. Notre professeur de physique est un homme de premier mérite : ses digressions sur l’histoire de la science et l’esprit propre qui la caractérise sont du plus grand intérêt. Quant à la philosophie, notre professeur en est à ses premiers essais : mais je me convaincs de jour en jour que, pour la philosophie, la médiocrité du professeur est un fort mince inconvénient : pour bien faire la philosophie, il faut à la lettre la faire soi-même : nulle part le dire du professeur ne doit avoir moins d’influence. Je lis en ce moment avec un extrême plaisir les œuvres philosophiques de Malebranche, qui était bien le plus beau rêveur et le plus terrible logicien qui ait jamais existé. J’y trouve une double joie : Malebranche était sans doute un hardi penseur, et pourtant il était prêtre, bien plus, membre d’une congrégation religieuse, et il vécut tranquille à une époque où le concours de l’autorité séculière et l’esprit du siècle donnaient à l’autorité ecclésiastique encore plus de fierté et de pouvoir. Voilà comme l’homme est porté par son propre poids vers l’espérance.

L’espace me manque, ma chère et excellente Henriette ; je m’effraie en songeant que, dans un mois peut-être, cette lettre ne te sera point parvenue, et que plusieurs mois s’écouleront peut-être avant qu’il me soit donne d’en recevoir la réponse. Je te supplie que ce soit le plus tôt possible. Adieu, ma très chère Henriette ; mon bonheur est de me reposer dans ta pensée : ton amitié fait toute ma joie ; puisses-tu comprendre combien je te paie de retour !

E. RENAN.


V


12 mars 1843.

Mon Ernest,

Ta dernière lettre est arrivée dans mon désert depuis environ quinze jours. Comme nul doute sur ma tendresse pour toi ne peut, je l’espère, entrer dans ton cœur, je ne te répéterai point que recevoir un témoignage de ton amitié est l’une des joies les plus vives qui puissent m’être accordées. Oui, c’est une douce pensée que celle d’avoir une affection à l’abri de tout changement au milieu d’une vie où tout est si instable, si incertain ; eh bien ! mon bon frère, ce bonheur-là, le seul qu’il me soit donné de t’offrir, tu peux toujours y compter en t’appuyant sur ma vieille et dévouée amitié. Rappelle-toi quelquefois ce souvenir qui me fortifie fréquemment et qu’il me serait si précieux de t’inspirer. Que ne m’est-il possible de partager plus directement ce qui a tant d’écho dans ma pensée, ce qui est toujours dans mon cœur !… Pauvre ami ! comme, en lisant ta lettre, j’ai cruellement senti combien il est dur d’être séparés quand l’esprit et l’âme ont besoin d’appui !

Je reviens, cher bien-aimé, aux idées que ta lettre m’exprime. Tu as parfaitement raison en disant que les goûts et l’inclination de chaque homme sont la base sur laquelle doit s’appuyer toute décision relative à son sort. Cela est tellement vrai que tout le monde trouvera naturellement cette conclusion que ce qui ferait la félicité des uns ne serait souvent pour les autres qu’une source de malheurs. En te répétant souvent que ta décision ne peut venir que de toi seul, j’ai appliqué ce principe à ce que j’ai de plus cher sur la terre, à ton repos, à ton avenir, mon pauvre ami. Cependant, sois-en certain, autant je désire que tes détermina lions viennent de toi-même, autant je suis résolue à te dire toujours sans restriction mon avis et mes craintes. Jamais je n’ai eu ni n’aurai la pensée de te les imposer ; je ne veux qu’appeler ton attention sur ce qui me frappe, et te laisser ensuite la plus grande liberté d’action en ce qui touche mes conseils. Que ceci, je t’en prie, soit bien entendu dans toutes les circonstances.

Oui, mon ami, une vie de solitude pour soi, de dévouement pour autrui, d’indépendance envers tous serait certainement la réalité des rêves de toute âme généreuse ; malheureusement, elle n’existe pas sur notre terre. L’indépendance, ce premier des biens, est à elle seule une brillante chimère, et le supérieur qui s’est attiré ta confiance avait bien raison de te dire : « Hélas ! où la trouverez-vous ? » Que de fois, comme toi, je l’ai désirée au-dessus de tout ! Que de fois, dans un salon magnifique ou près d’une table somptueuse, je me suis écriée dans mon cœur : « Mon Dieu ! du pain, du repos et la jouissance de moi-même ! » Vains désirs, que bien d’autres ont sans doute inutilement formés et qui ne doivent se réaliser que pour un petit nombre. Je dirai avec toi qu’il est heureusement en nous des facultés que nul homme ne peut contraindre et dont le témoignage nous fait oublier bien des injustices ; mais, crois-moi, mon Ernest, je puis, par expérience, t’assurer qu’il faut bien des combats pour mettre cette liberté intérieure à l’abri de toute investigation et qu’il est bien difficile de faire comprendre à ceux qui paient qu’il est des choses dont on ne doit compte qu’à Dieu et à sa conscience.

Ces vérités sont pénibles à dire, plus pénibles encore à sentir ; mais cela est, il faut donc avoir le courage de l’envisager. Cependant, alors même que les conditions humaines enchaîneraient toujours, il y aurait encore la grande différence du plus au moins. Comme femme et comme institutrice, j’ai dû n’avoir en partage que le minimum ; mais, mon bon Ernest, je suis loin d’être convaincue que, par opposition, la plus grande part de cette chère indépendance se trouve dans la carrière que tu dois embrasser. Là particulièrement, la subordination me fait peur, parce qu’il ne reste aucun moyen de s’y soustraire. Je sais, mon ami, qu’on peut opposer beaucoup d’objections à mes craintes, et, si je ne le pensais pas, mon langage serait probablement plus explicite encore ; je sais aussi que je puis être accusée de juger ce que je n’ai pas pu examiner de près ; — mais tu avoues toi-même que bien des espérances que tu avais formées se sont évanouies sous tes yeux ; comment donc ne serais-je pas portée à craindre pour l’avenir de nouvelles déceptions ? Mon Ernest, mon bien cher ami, pardonne-moi d’ajouter mes inquiétudes à celles de ton propre cœur, sans te rien dire qui puisse résoudre tant de difficultés. Je m’accuse souvent de creuser de plus en plus l’abîme de tes pensées en te portant à les sonder, en les approfondissant avec toi ; mais, mon ami, il me serait impossible de te dissimuler la moindre de mes impressions ; pourrais-je par conséquent te cacher celles qui tiennent le premier rang dans mon cœur ?...

Tu dis avec beaucoup de vérité, cher Ernest, que les manœuvres qui font réussir dans la plupart des carrières, et même dans celle de l’enseignement, répugneraient à tes sentiments ; j’ajoute qu’elles pourraient souvent aussi blesser la droiture de ton âme. — L’instruction publique, prise à une certaine hauteur, offre une voie attrayante et noble en ce qu’elle permet une vie studieuse et qu’elle comporte les moyens d’être utile ; mais y arriver est fort difficile, et tout ce qui n’est pas à cette élévation est bien rebutant : comme moi, tu as pu voir ceci de bien près. Remarque cependant que, si je parle de grandes difficultés pour arriver au professorat, je suis loin de croire qu’on ne puisse pas y atteindre ; d’autres y arrivent, ce n’est donc pas une chose impossible. D’ailleurs, il faut bien penser qu’il n’est pas une profession où les premiers pas ne soient difficiles. L’enseignement privé est, pour un homme, une carrière sans perspective qui souvent ne lui laisse pas la possibilité de songer aux jours à venir, et qui l’expose par conséquent à être bien à plaindre dans sa vieillesse. C’est encore une vie où la dépendance et l’assujettissement sont poussés à l’extrême, où il faut sans cesse renoncer à ses goûts et faire le sacrifice d’études chéries pour surveiller ou accompagner des élèves dont l’instruction est souvent hérissée de difficultés par la faiblesse de leurs parents. Elle exige moins de travaux et de fatigue que la carrière de l’enseignement public, et cependant, je crois que, pour un homme, cette dernière est bien préférable.

Je ne cherche, mon pauvre ami, à t’embellir aucun tableau ; partout, hélas ! je me vois forcée de dire que vivre c’est souffrir et combattre, que se faire un sort est une chose difficile. Cependant, il ne faut pas perdre courage, bien au contraire : si la route est pénible, nous avons beaucoup de forces pour en franchir les obstacles. Avoir en tout une conscience droite, un but louable, une volonté ferme et constante, c’est avoir déjà acquis le fonds principal sur lequel l’édifice doit reposer. Quoi qu’il arrive, mon bon, mon cher Ernest, tu auras, en tout cas, une coopération active et dévouée. Malheureusement ce que je puis est bien borné ; mais du moins ce peu-là ne te faillira jamais. Courage, mon ami, continue à marcher avec droiture, raison et prudence, et, quel que soit ton choix, tu seras toujours un honnête homme. N’affaiblis jamais ta confiance en moi ; sois bien certain qu’elle me sera toujours chère et sacrée. J’y compterai toute ma vie, comme sur la réciprocité de l’affection sans bornes que je te porte ; il est si doux de se sentir une telle force et de pouvoir s’y appuyer sans aucun mélange de crainte !

Depuis bien longtemps, je n’ai pas de nouvelles de notre bonne et chère maman. Sans en concevoir aucune inquiétude particulière, j’en suis profondément attristée, et cela parce que je semble être coupable envers elle d’une négligence qui m’est pourtant bien involontaire. — Depuis près de trois mois, je lui ai promis une remise de fonds que je m’étais mise en mesure de lui adresser. Comme j’habite un pays où je ne connais presque pas une âme et où par conséquent je ne puis rien par moi-même, j’ai été obligée, et je le suis toujours en pareil cas, de m’adresser au père de mes élèves. Il y a d’abord mis beaucoup de retard, comme les riches en mettent toujours, sans mauvaise intention, en affaires d’argent ; puis il s’est absenté et n’est pas encore de retour. Notre pauvre mère m’accuse peut-être, tandis que je n’ai rien négligé pour être exacte à remplir ma promesse ; il n’est pas un moment où je ne songe qu’elle est peut-être dans l’embarras, et que toi-même … Mon Dieu ! cela me désole !… Pourquoi donc les grands ne peuvent-ils pas penser que ceux qui n’ont d’autre fortune que le fruit de leur travail ont besoin de le recevoir régulièrement ! C’est qu’hélas ! mon cher ami, l’homme ne sait entrer que dans les peines qu’il a souffertes, tout le reste n’existe pas pour lui : que de fois j’ai eu l’occasion de reconnaître cette vérité. Ceci n’est une accusation contre personne ; au contraire, c’est une excuse. — J’espère que bientôt je pourrai lever cette difficulté qui me pèse si lourdement.

Dis-moi, mon ami, à quelle époque commencent tes vacances ; je n’oublie pas que tu dois les passer cette année près de notre bonne mère et je veux à l’avance prendre mes mesures pour la réalisation de ce cher projet. Écris-moi, je t’en supplie, quand cela te sera possible. Ah ! si tu savais comme je suis heureuse en recevant une lettre de toi ! Pauvre Ernest ! que mon cœur a souffert en te quittant ! Adieu, mon bien cher ami ! Aime-moi toujours, et sois bien assuré que j’invoque souvent ton souvenir dans les moments où mon âme est oppressée de cette tristesse que l’on retrouve fréquemment sur la terre étrangère, quels que soient les efforts que l’on fasse pour la vaincre. Que ceci ne t’attriste pas, cher Ernest ; si j’ai rencontré bien des difficultés dans ma vie, j’ai aussi trouvé en moi bien du courage, et j’en puise de nouveau dans la pensée de ta bonne amitié. — Adieu encore ! n’oublie jamais que je serai toujours ta première amie.

H. R.


Donne de mes nouvelles à maman, je te prie. Voici mon adresse exacte ; il n’est pas nécessaire d’affranchir pour que les lettres me parviennent :

Mademoiselle R…, au château de Clemensow, poste de Zwierziniec, près Zamosc (Pologne).


VI


MADEMOISELLE RENAN
Au château de Clemensow, poste de Zwierziniec, près
Zamosc (Pologne).


Issy, 16 juin 1843.

Ma bonne Henriette,

Tu me pardonneras mon long silence quand tu en connaîtras les motifs. Depuis nos derniers entretiens, il s’est passé bien des choses qui, dans une vie aussi paisible que la mienne peuvent passer pour des événements, et dont je sens plus que jamais le besoin de m’entretenir avec toi. Je n’avais jamais si bien senti quel mal est l’isolement de ses proches, que dans ces moments de perplexité, dont je vais me soulager en t’offrant le récit. Oh ! que je me suis souvent rappelé avec envie ce temps heureux où mes peines n’étaient jamais longues ; car je pouvais, en te les confiant, les calmer aussitôt. C’est maintenant, ma bonne Henriette, que j’aurais besoin de ta présence et de tes conseils. Mon Dieu ! c’est donc un sort jeté que nous n’apprécierons jamais nos biens que quand il ne nous est plus donné d’en jouir.

La fin de mon séjour à Issy a amené l’époque où l’usage de la maison est d’appeler à la tonsure ceux que l’on en a jugés dignes : effectivement j’ai été du nombre de ceux que MM. les directeurs ont cru devoir inviter à faire ce premier pas de la carrière ecclésiastique. Tu conçois que ceci ne pouvait être un ordre, à peine même un conseil : ce n’était qu’une simple permission dont l’usage était laissé aux réflexions de chacun et aux conseils de son directeur particulier. Tu peux sentir, mais je ne peux t’exprimer toutes les incertitudes et les perplexités où une telle proposition a dû me plonger. Je ne crois ni m’être exagéré, ni m’être dissimulé l’importance de la démarche qui faisait l’objet de mes réflexions. L’engagement que l’on me proposait n’était pas irrévocable : ce n’était pas un vœu, mais c’était une promesse, une promesse faite sur l’honneur et la conscience, une promesse faite à Dieu : or une telle promesse approche bien d’être un vœu. J’ai donc cru qu’elle exigeait avant d’être faite les plus sérieuses méditations, et ma conscience ne me reproche d’avoir omis aucun des moyens qui étaient à ma portée pour m’éclairer.

Les conseils ne m’ont pas manqué : Dieu m’a ménagé un trésor également rare et inestimable dans un directeur d’une sagesse et d’une bonté remarquables : j’ai trouvé en lui un caractère simple et vrai, parfaitement en harmonie avec le mien, et surtout un tact fin et exercé, habile à comprendre et à sentir ce qui ne peut se dire qu’à demi en des matières aussi délicates. Ses conseils ont d’abord penché vers une décision affirmative : à un certain moment même ils ont été positifs ; mais mes tentations et mes incertitudes semblaient redoubler à mesure que j’envisageais avec plus de fixité une détermination d’une aussi haute portée.

J’avais d’ailleurs l’exemple de plusieurs de mes amis, qui s’étaient décidés à attendre leur séjour à Saint-Sulpice et l’époque de leurs études théologiques (suivant l’usage généralement établi), pour prendre leur premier engagement. En un mot toutes les difficultés qui m’avaient occupé se sont de nouveau présentées en foule à mon esprit : tes conseils, mes propres réflexions, tout contribuait à augmenter mon anxiété. Je dois, il est vrai, à la vérité de dire que l’idée de faire un pas en arrière de la carrière sacerdotale ne s’est pas présentée à moi : je n’ai jamais envisagé la question que comme un délai, et mon directeur m’a engagé à ne pas l’envisager autrement. Mais je n’ai pu lui cacher que ce délai était devenu presque un besoin pour moi. Enfin les nouvelles considérations que je lui ai présentées l’ont emporté sur son premier avis, et il m’a déclaré que puisqu’il n’y avait aucun inconvénient à attendre, et qu’il pouvait y en avoir à précipiter dans ma disposition actuelle, il consentait au délai que je lui demandais. « Mais toujours, ajouta-t-il, séparez la question qui nous occupe de celle de votre vocation à l’état ecclésiastique : elles sont entièrement et absolument distinctes, et vous savez ma décision sur la seconde. »

Voilà, ma bonne Henriette, le simple récit de ce qui s’est passé. Peut-être traiteras-tu ma conduite d’irrésolution : reconnais au moins que le sujet le comportait, s’il en fut jamais. Dieu sait si l’inconstance et la légèreté ont eu quelque part à mes motifs. Si j’ai commis quelque faute, en tout ceci, c’est, peut-être, lorsque l’affaire sembla prendre une tournure plus décisive, de l’avoir présentée à maman sous un point de vue trop positif, et peut-être d’avoir fait naître en elle des espérances qui lui étaient chères et que j’ai ensuite été obligé de lui ravir. C’est là, je te l’avoue, le point qui m’a été de beaucoup le plus sensible : il m’a fallu rappeler tout mon courage pour suivre la voix de ma conscience, contre celle du sang et de la tendresse, dans une occasion où je craignais de causer une vive peine à la plus chérie des mères. Ses lettres ont semblé me témoigner qu’elle n’en avait pas été trop affectée ; néanmoins les terribles appréhensions que j’en ai conçues seront pour moi une grande leçon pour l’avenir.

Du reste, ma bonne Henriette, tu vas peut-être être surprise, quand je te dirai que jamais mes idées sur l’état ecclésiastique n’avaient été plus arrêtées que depuis cette première épreuve à laquelle je viens d’être soumis. Jamais je n’ai cru plus intimement, jamais mes supérieurs ne m’ont assuré avec plus de concert que la volonté de Dieu était que je fusse prêtre. Ce n’est pas que je m’y construise un idéal de bonheur humain. Ni mon caractère, ni l’expérience ne m’y portent. Mais après tout, ma bonne Henriette, c’est folie de nous amuser à courir après une telle chimère, puisqu’elle n’est pas d’ici-bas. Le devoir, la vertu et les jouissances inséparables de l’exercice des facultés nobles, voilà tout ce qu’il est permis et raisonnable à l’homme de rechercher ; la jouissance, dans le sens le plus étendu du mot, n’est pas faite pour lui, il s’épuise en vain à la poursuivre. Le christianisme une fois posé, comme cela se peut rationnellement, il a bien une autre fin à remplir. Rien ne me prouve mieux la divinité de la théorie chrétienne de l’homme et du bonheur, que les reproches mêmes que lui font si amèrement les écoles modernes, d’obliger l’homme à sortir sans cesse de lui-même, à refluer, pour ainsi dire, contre sa nature, à placer son bonheur hors du moi et des jouissances. En vérité, je leur pardonne bien volontiers de n’admettre pas le christianisme ; l’homme n’est pas chrétien par lui-même, mais par Dieu ; ce n’est donc qu’à demi leur faute ; mais je ne leur pardonne pas de n’avoir pas vu que cette théorie n’est que l’expression d’un fait, la déchéance et la misère actuelle de l’homme ; la simple étude expérimentale de l’homme aurait dû les y conduire.

Ce point établi, le christianisme prouvé, et la volonté de Dieu manifestée, comme j’ai lieu de croire qu’elle l’a été pour moi, la conséquence logique est, ce me semble, inévitable. Il est pourtant une difficulté qui m’a souvent occupé. Supposé même, comme je le crois, que la crainte de me priver de quelques douceurs et peut-être de m’attirer bien des peines, ne soit pas une raison suffisante pour reculer, au moins, me suis-je dit à moi-même, le désir de conserver cette douce liberté et cette honnête indépendance si nécessaire pour la pleine action des facultés intellectuelles et morales, ne pourrait-il pas suffire pour me dispenser d’embrasser une carrière où je ne puis me dissimuler que je ne saurais guère les trouver ?

Voici ce que je me suis répondu : Il y a deux sortes d’indépendance d’esprit, l’une, hardie, présomptueuse, frondant tout ce qui est respectable : celle-là, mon devoir de prêtre me l’interdit ; mais, quand même j’embrasserais une autre voie, ma conscience et l’amour sincère de la vérité me l’interdiraient encore ; ce n’est donc pas de cette sorte d’indépendance qu’il peut être question. Il en est une autre plus sage, respectant ce qui est respectable, ne méprisant ni les croyances ni les personnes, examinant avec calme et bonne foi, usant de sa raison puisque Dieu la lui a donnée pour s’en servir, ne rejetant ni n’adoptant jamais une opinion sur une simple raison d’autorité humaine. Voilà celle qui est permise à tous, et pourquoi ne le serait-elle pas au prêtre ? Il est vrai qu’il est soumis sur ce point à un devoir de plus que les autres. C’est de savoir se taire à propos et de garder pour lui sa pensée : car le nombre de ceux qui s’effarouchent de ce qu’ils ne comprennent pas est infini. Mais après tout, est-il donc si pénible de ne penser que pour soi, et n’est-ce pas par un secret mobile de vanité que l’on est si empressé de communiquer ses réflexions aux autres ? La loi de silence dont je viens de parler, tout homme qui veut vivre en paix ne doit-il pas se l’imposer ? « Il faut avoir une pensée de derrière, dit Pascal, et juger du tout par là, en parlant cependant comme le peuple. » C’est aussi ce que me disait l’habile directeur dont je t’ai déjà dit quelques mots, et qui a tant appuyé sur ce point qu’il semblait en parler par expérience : « Mon cher, me disait-il, si je savais que vous n’eussiez pas la force de vous taire, je vous supplierais de ne pas entrer dans l’état ecclésiastique. — Monsieur, lui ai-je répondu, je me suis consulté, et j’ai cru pouvoir me répondre de la trouver. »

Voilà, ma bonne Henriette, le récit historique de l’état où je me trouve. C’est pour moi une indicible consolation, de songer que j’aurai au moins toujours dans ton cœur un refuge où je pourrai trouver cette liberté qu’il est si difficile de rencontrer hors de soi. Je crois que c’est par un effet tout spécial de bienveillance, que Dieu a ménagé à l’homme, dans les jouissances et l’abandon de la famille, une compensation aux contraintes auxquelles il est nécessairement soumis par les conditions de la société. J’éprouve souvent beaucoup de plaisir à rêver à ces vieux temps où elle constituait l’unique lien social. On a, dit-on, beaucoup progressé depuis : en vérité, tout est relatif.

Une consolation un peu moins chimérique est celle que j’éprouve à songer qu’avant peu je jouirai de ma bonne mère et de notre cher Alain. Jamais, je crois, je n’avais désiré avec tant d’empressement de les revoir. Les itinéraires sont déjà dressés. Il est décidé que j’irai directement à Tréguier et que, vers la fin des vacances, nous nous rendrons, maman et moi, à Saint-Malo. Maman y fera quelque séjour après mon départ. Serait-ce ici un acheminement à une réunion plus décisive ? Je me permettrais de l’espérer, si les considérations pleines de prudence dont tu me faisais part en ta dernière lettre ne me rendaient bien circonspect en mes désirs dans une affaire aussi délicate. Enfin, ce sera toujours un essai, lequel, comme tu l’as bien senti, devait en être le préliminaire indispensable. Tu as sans doute appris l’heureuse affaire qu’Alain vient de conclure, en se chargeant de la suite des opérations commerciales de M. Lemonnier. Quoique je sois bien peu à portée d’en apprécier les suites, je m’imagine pourtant qu’elle devra lui être fort avantageuse.

Rassure-moi, ma bonne Henriette, sur les alarmes que m’avait fait concevoir un passage de ta dernière lettre. Tu semblais m’y dire à demi-mot, du moins j’ai cru comprendre, que la famille à laquelle tu t’es attachée semblait peu attentive à payer de retour les immenses sacrifices que tu as faits pour elle, et qu’il te fallait bien des combats pour mettre à l’abri de toute investigation cette liberté intérieure qui est notre premier bien. O mon Henriette, serait-il possible que l’on payât ainsi tes services et que ce fût là le prix de ton exil ! Dis-moi tout, je t’en supplie, ne mets pas plus de réserve à m’exposer tes peines, que je n’en mets à te confier les miennes. Je souffrirai moins en voyant la triste réalité qu’en songeant que, peut-être, tu en es réduite à concentrer en toi-même des chagrins d’autant plus vifs qu’ils supposent une indigne ingratitude en ceux à qui tu as consacré ta vie. C’était là la plus terrible de mes appréhensions. Faudrait-il qu’elle se fût vérifiée ? Rassure-moi, je t’en prie. Alain m’a fait passer un billet de deux cents francs pour les frais du voyage et de la fin d’année, et maman m’a parlé d’un envoi plus considérable que tu lui avais fait pour remonter ma garde-robe. C’est donc sur toi que tout cela doit retomber de droit ? Pauvre Henriette, que te rendrai-je pour tout ce que je te dois ! Dieu sait que le plus grand sacrifice que je lui fais en me consacrant à lui est de renoncer à la pensée, non de te payer de retour, mais de le faire autant que tu le mérites. Ma tendresse y suppléera.

Mon départ aura lieu du 20 au 28 juillet ; si donc ta réponse, d’après tes calculs, ne pouvait me parvenir avant cette époque, tu me l’adresseras en Bretagne. J’aimerais pourtant beaucoup à la recevoir ici. Dis-moi donc un peu, est-ce que tu n’aurais pas quelque lueur d’espoir d’un voyage en France avant quelques années, soit en accompagnant tes élèves, ou la famille, ou autrement ? Tu m’en avais parlé lors de ton départ. Cette pensée me revient très souvent. Dis-moi si c’est un rêve.

Adieu, ma chère, mon excellente Henriette. Puisque l’unique consolation ici-bas est d’aimer et d’être aimé, aimons-nous sans réserve. Espérons aussi : espérer est toujours un bonheur et souvent un acte de courage. Soutenons-nous par ces pensées : pour moi, je n’aurai jamais de peine incurable tandis que je pourrai m’appuyer sur ton affection. Puisses-tu comprendre combien je sais la reconnaître !

E. RENAN.


VII


MADEMOISELLE RENAN
Palais Zamoyski, Varsovie (Pologne).


Paris, 27 novembre 1843.

C’est avec bonheur, ma chère Henrietle, que je reprends la suite de nos entretiens, qu’avaient interrompue les divers changements qui, depuis quelques mois, sont venus rompre la monotonie accoutumée de mon existence. Mon départ d’Issy, mon voyage à Tréguier et à Saint-Malo, mon installation à Saint-Sulpice sont autant d’événements, qui m’ont fait de très vives, quoique bien différentes impressions. Maintenant que je suis enfin rentré dans le cours ordinaire de ma vie, je viens, ma bonne Henriette, repasser un instant avec toi sur le passé, et essayer de te donner quelque idée de mon état présent. Tu es peut-être le seul être au monde à qui je puisse en faire l’entière confidence, sans voile et sans ménagements.

Le temps de mon séjour à Tréguier a été pour moi, chère Henriette, un vrai temps de bonheur. Il est vrai que j’en avais un extrême besoin : le travail sérieux et assidu auquel je me suis livré durant mes deux années d’Issy, le manque de vacances de l’année dernière, — car je ne compte pas pour vacances celles que j’y ai passées dans une solitude presque absolue — et surtout des peines sensibles que j’ai éprouvées sur la fin de ma seconde année, m’avaient tellement abattu au physique et au moral, que j’en étais devenu méconnaissable. J’ai presque effrayé toutes nos connaissances, et je n’ai pas été peu surpris à la question qu’on m’a parfois adressée, si j’étais enfin remis de ma maladie. Tu sais comme dans ce pays on est fécond en hypothèses, surtout sur le compte d’autrui. Quoi qu’il en soit, les soins de notre bonne mère m’ont complètement remis de mes fatigues, et les douceurs que j’ai goûtées auprès d’elle ont dissipé au moins momentanément les soucis qui depuis longtemps obsédaient ma pensée. Je ne crois pas, en effet, avoir jamais passé deux mois plus heureux dans ma vie, surtout à cause de contraste qu’ils faisaient avec le passé.

J’y ai trouvé une vie douce et tranquille, accommodée à mes goûts, une amitié franche et sincère, le plaisir de revoir ma Bretagne, auquel je serai toujours sensible, et par-dessus tout j’y ai trouvé ce cœur si bon, si aimant, si attentif, si sensible qu’on ne saurait trouver qu’en une mère et dont la nôtre est vraiment le modèle. C’est à peine si je l’ai quittée durant ces deux mois ; je ne trouvais nulle part autant de douceur qu’avec elle, car nulle part je ne trouvais tant d’abandon, de simplicité, de vérité. J’ai été ravi, ma chère Henriette, de l’état satisfaisant où j’ai trouvé notre mère sous tous les rapports. Sa santé est aussi bonne qu’elle peut l’être à son âge et après une vie comme la sienne ; elle a dans le caractère un courage et même une gaîté qui lui font parfaitement supporter son isolement, et d’ailleurs elle est entourée de tous les égards possibles de la part de nos parents et de tous ses compatriotes : enfin, ma bonne Henriette, c’est un bonheur pour moi d’avoir vu tout cela de mes yeux, et de pouvoir me rassurer complètement sur son état ; je suis persuadé que, tant qu’à être séparée de ses enfants, il est impossible que nulle part elle soit mieux.

J’en viens maintenant, ma bonne Henriette, à ce qui me concerne personnellement, et vais commencer par te dire quelques mots de la nouvelle maison que j’habite. Elle ne ressemble guère aux deux par lesquelles j’ai déjà passé. Le régime y est plus large et plus général qu’à Issy. Tout ce qui sentait encore à Issy la maison d’éducation est ici éliminé ; en effet, ce sont tous des jeunes gens de vingt à trente ans, ayant, pour la plupart, terminé leurs études ecclésiastiques, et travaillant en leur particulier. Aussi chacun a-t-il, pour ainsi dire, sa vie particulière. Le ton des élèves est excellent ; ce sont des égards parfaits, mais une froideur et une indifférence remarquables. L’immense majorité venant des provinces pour y passer un ou deux ans, on se soucie peu d’y faire des connaissances, qu’on ne reverrait plus. C’est donc une vie absolument particulière. D’ailleurs, on est si nombreux (environ deux cent vingt), qu’on se voit à peine l’un l’autre tous les deux ou trois mois. Tu peux juger, d’après cela, que les intimités sont rares. Tu conçois aussi que sur ce grand nombre il doit y avoir bien du mélange. Cela est vrai, pourtant le mauvais esprit, l’esprit intrigant, l’esprit envieux, etc., est comprimé, sinon étouffé.

La vie n’a pas ici cette monotonie qui rendait le séjour d’Issy insupportable à ceux qui ne savaient pas réfléchir. Pour moi, je me plaindrais plutôt de sa dissipation, et si je regrette quelque chose à Issy, c’est la douce quoique un peu triste tranquillité dont on y jouissait, à cause du petit nombre des élèves et du calme des lieux. Quant aux directeurs, ce sont encore des attentions et des soins admirables, mais on sent que tout cela est mécanique, que ce sont des hommes accoutumés, depuis vingt à trente ans, a en faire autant au premier venu, et qui n’envisagent en vous que l’élève confié à leur soin, et non votre individualité personnelle. Du reste, j’ai été surpris du nombre d’hommes distingués et savants qui se trouvent ici réunis. De tous les professeurs, il n’en est aucun qui n’ait un mérite réel, et quelques-uns sont remarquables par leurs talents et leur érudition. Les cours sont faits avec un soin extrême, et l’instruction y est beaucoup plus complète qu’en aucune autre maison ecclésiastique ; en un mot, on y trouve toutes les facilités possibles pour le travail. Quant au matériel, tout est parfait ; la propreté même y approche du luxe, tout en s’arrêtant à la limite convenable.

Quant aux études, l’unique, à proprement parler, qui soit ici professée, c’est la théologie avec tous ses accessoires, droit canon, Écriture sainte, etc. L’hébreu est la seule science, indépendante de la théologie, qui y ait un cours spécial. Il y a dans la théologie deux parties bien distinctes, aussi différentes par leur objet que par leur méthode, et pour lesquelles aussi je suis bien différemment disposé. L’une est ce que j’appellerais, pour ainsi dire, partie de démonstration ou apologétique, laquelle établit les principes généraux, les preuves de la religion, de l’Église, etc. La seconde, que j’appellerais partie d’exposition, laquelle, supposant lu première, expose les décisions, les dogmes définis par l’Église ou contenus dans les Écritures. La première de ces parties est grande et belle : c’est une vraie philosophie, nécessitant des analyses de l’homme, de la société, des discussions de critique, des recherches toutes expérimentales, en un mot. Elle est liée aux plus hautes questions qui ont préoccupé l’esprit humain, et me semble indispensable à tout homme qui veut réfléchir.

Il n’en est pas de même de la seconde. Sans doute, rien de plus profond que les dogmes qui en font la matière, mais c’est précisément là la source du mal. L’esprit humain a voulu pénétrer ces abîmes et s’y est perdu. En voulant catégoriser et soumettre à la forme de son entendement ce qui est d’un autre ordre de choses, il n’a enfanté que d’inconcevables subtilités, d’inintelligibles explications. Telle est cette seconde partie de la théologie, toute empreinte de la scolastique du moyen âge, moulée encore, pour ainsi dire, sur les formules abstraites et creuses de l’école. Heureusement que cette forme ne fait rien au fond des choses ; il y a eu une théologie dogmatique sans scolastique, rien n’empêche qu’elle s’en rende de nouveau indépendante. Rien n’en prouve mieux la possibilité que la forme si belle et vraie de la théologie apologétique, toute fondée sur des faits et des inductions, ce qui n’empêche pas qu’elle soit d’une profondeur étonnante ; car c’est, à mon sens, une des plus grandes marques de vérité du christianisme, que, pour en prouver la vérité, il faille analyser tout ce qu’il y a de plus profond dans l’homme : son nœud est là. S’il était faux, au contraire, l’analyse ne pourrait que le détruire.

A l’étude de la théologie, j’ai ajouté celle de l’hébreu, et je compte donner à cette dernière une ample part de mes heures de travail. Nous avons un excellent professeur d’une érudition immense et au courant de tout ce que la science moderne a ajouté à cette étude. Il nous a parlé plusieurs fois de ce M. Latouche, dont, ce me semble, je t’ai souvent entendu parler. J’ai entre les mains son ouvrage sur la grammaire hébraïque, et j’ai pris connaissance de sa méthode en général. Ses principes me semblent vrais, mais, autant que j’en puis juger, c’est une tête trop ardente pour construire l’édifice d’une science : il a outré presque tous ses principes, quoique, je le répète, parfaitement vrais en eux-mêmes. Toutefois, il y a là des vues excellentes, et surtout une pénétration et un esprit d'observation et de généralisation vraiment rares. C’est aussi le jugement de notre professeur. Nous suivons pour texte des leçons un abrégé français de la grammaire du célèbre Gésénius. Ici encore la palme aux Allemands : ce sont eux qui ont fait de l’hébreu une vraie science, toute rationnelle, une géométrie en un mot. Aussi la mémoire y joue-t-elle un rôle très minime. Après tout, les difficultés n’y sont que médiocres, dès qu’on s’est accoutumé au mode bizarre de l’écriture sans voyelles, et à la variété des sons qui sont communs à une même lettre. Du reste, cette étude mène à des lois de linguistique si importantes, et est d’une si indispensable nécessité pour entendre le plus ancien et le plus singulier, quand même on ne dirait pas le plus respectable des livres, qu’on ne saurait se repentir d’en payer les avantages par quelques travaux.

Tu t’étonneras peut-être qu’ayant déjà commencé l’allemand, j’aie entrepris l’étude d’une autre langue avant d’avoir poussé un peu loin la première. S’il faut te faire ma confession, voici le fait. Tu sauras qu’à l’époque où je commençai cette étude, les finances étant en souffrance, je vécus d’abord en parasite pour les livres, c’est-à-dire qu’au lieu d’acheter grammaire, dictionnaire, auteurs d’explication, etc., je me contentai de les emprunter à un de mes condisciples, qui avait fort cultivé cette étude. Mais il est arrivé par malheur que ce condisciple a quitté la maison, emportant avec lui toute ma bibliothèque allemande. Force donc m’a été d’interrompre pour un temps. Arrivé à Saint-Sulpice, j’aurais pu reprendre la suite de mes études ; mais comme j’avais ici l’avantage d’un cours spécial d’hébreu, fait avec un soin et un talent remarquables, tu comprends que j’ai dû préférer la seconde langue à la première, dans laquelle je n’eusse pu me diriger que par mes études particulières.

L’espace va bientôt me manquer, ma bonne Henriette, et je ne t’ai encore rien dit de la grave pensée qui occupe mon esprit, durant tous les instants où il n’est pas rempli par l’étude. Tu la devines sans peine. De nouvelles invitations, quoique nullement impératives, de faire un premier pas, m’ont été adressées presque dès mon entrée dans la maison. Me voilà donc rejeté dans toutes mes incertitudes et mes troubles. Je n’avais été heureux durant les vacances qu’en m’imposant la loi de la plus sévère abstraction à cet égard. C’est maintenant un devoir pour moi de reprendre l’examen, quelque pénible qu’il puisse être. Mon Dieu ! qu’il est dur de se décider si jeune sur une question qui doit avoir l’influence la plus immédiate sur toute l’existence. Mais enfin, ma bonne Henriette, c’est une nécessité entièrement inévitable et, de quelque côté que je me tourne, je suis obligé de la subir. Car enfin, l’éviterais-je en renonçant à l’état ecclésiastique ? Non sans doute ; c’est une décision pour une décision, mais toujours une décision : or ce mot est terrible.

S’il y avait un parti pour éviter la décision, bien certainement je le prendrais ; mais il n’y en a pas : c’est un dilemme d’une inflexible rigueur. À droite ou à gauche, c’est toujours un abîme. Jamais je n’avais compris combien l’action de la Providence est puissante sur les destinées de chaque homme, qu’en voyant combien l’acte le plus influent sur cette destinée est peu en son pouvoir. Car enfin, je ne puis me cacher à moi-même que toutes mes réflexions ne peuvent que fort médiocrement me diriger, vu que l’avenir, qui seul pourrait me donner un point fixe en cette recherche, m’est impitoyablement caché. Oui sans doute, nous sommes menés… Heureusement que le chrétien peut ajouter : nous sommes bien menés. Voilà à vrai dire la seule consolation logique et vraiment solide.

Du reste, mes idées sont à peu près les mêmes. Les choses en elles-mêmes, abstraction faite des faits, l’a priori m’attire, mais l’expérience m’épouvante. Mes réflexions et les faits dont je suis journalièrement témoin ne font que confirmer ces deux tendances opposées. Croirais-tu que déjà j’en puis appeler sur ce point à ma propre expérience ! Si l’espace me le permettait, ma bonne Henriette, je te raconterais diverses choses qui te feraient comprendre que mes craintes ne sont pas imaginaires, et que si je persévère, ce ne sera pas sans sacrifice de moi-même. Il te suffira de savoir que l’envie et le petit esprit ont bien empoisonné les derniers mois de mon séjour à Issy. Heureusement qu’après tout l’avantage m’est resté devant ma conscience et même devant les hommes.

Adieu, ma bonne Henriette. J’attends sans tarder une lettre de toi. Il m’a semblé par les dates que mentionnait le billet de mademoiselle Ulliac[1] que les lettres parviennent plus rapidement de Varsovie. Je serai donc en attente dans quelques jours. Oh ! si tu savais comme tes lettres me rendent heureux ! Ce sont des époques dans ma vie.

Adieu : encore une fois tu connais la confiance sans bornes et la tendre affection de ton

ERNEST.


VIII


MADEMOISELLE RENAN,
Palais Zamoyski, Varsovie (Pologne).


Paris, 16 avril 1844.

Ma bonne et chère Henriette,

Je viens me reposer quelques instants avec toi des études et des réflexions qui m’absorbent. Jamais peut-être je n’avais senti plus vivement le besoin de ce doux entretien qu’après six longs mois d’un isolement, qui pourrait paraître intolérable à celui qui ignore ce que peut l’habitude et l’assujétissement de l’esprit par la volonté, pour nous familiariser avec les situations les plus pénibles. Figure-toi que depuis que j’ai dit adieu à notre bonne mère, je n’ai pu trouver que dans tes lettres et dans les siennes cet échange d’affection véritable et désintéressée dont notre pauvre cœur a un besoin si impérieux. Pas un de ces chers entretiens, où deux cœurs se parlent et s’entendent, sans un intermédiaire embarrassant de formes artificielles et d’un langage d’emprunt. Parmi tous ceux qui m’entourent, les uns (heureusement peu nombreux) ne sont guères dignes de posséder mon amitié et ma confiance ; les autres, jetés ici en passant, ont leurs affections ailleurs, ou peut-être n’en ont pas du tout, et se soucient fort peu de celui que le hasard a fait asseoir à côté d’eux, et qui sera toujours pour eux un étranger. Figure-toi une de ces vieilles murailles romaines, qu’on dit être composées de pierres juxtaposées sans ciment, voilà exactement l’image de la maison où je passe la plus grande partie de ces années, que le monde appelle les plus belles de la vie. La contiguïté de lieu est l’unique lien qui réunit ces éléments souvent disparates et que des vues bien différentes ont rapprochés les uns des autres.

Aussi, c’est vers toi, ma bonne Henriette, c’est vers notre mère chérie, que se porte comme par son propre poids ma pensée, sitôt qu’elle peut en liberté se tourner où l’appellent ses affections. Que de fois je me suis surpris, au milieu de travaux ardus et d’études abstraites, transporté dans cette Pologne dont tu me fais de si tristes tableaux, mais que je ne puis m’empêcher de faire belle et riante, en songeant qu’elle possède l’objet de mes affections ! Que de fois encore je me suis figuré réuni avec toi et maman, complétant le délicieux trio. C’est une loi de notre nature de suppléer par des rêves à la réalité. Croirais-tu, ma bonne Henriette, qu’à un moment je me suis cru au moment de les voir s’accomplir. Il y a environ un mois je reçus une lettre de notre bonne mère, et juge avec quel étonnement et quelle joie j’y lis ces mots : « Henriette m’annonce qu’elle va faire un voyage en France ; nous tâcherons que ce soit à l’époque de tes vacances », etc., etc., etc., en un mot le plus admirable projet qui ait jamais été conçu. Il n’y avait pas jusqu’aux dates, jusqu’au nombre de jours qui n’eût été calculé.

Un si grand projet si peu attendu, si subitement concerté, me fit tomber de surprise ; toutefois tu peux croire qu’il flattait trop agréablement mes désirs les plus chers, pour trouver beaucoup de difficultés dans ma croyance : je crus donc, et moi aussi je me mis à dresser des plans, à enchérir presque sur les rêves de notre bonne mère : il paraît que cette maladie est contagieuse. Toutefois je ne pouvais m’empêcher d’éprouver parfois quelques arrière-pensées : si par hasard notre bonne mère avait plus écouté ses souhaits que les règles de l’interprétation !… si elle avait métamorphosé l’expression d’un désir en une réalité !… Cette possibilité me faisait d’autant plus appréhender, qu’en conférant avec le projet en question mes souvenirs du passé, je ne pouvais m’empêcher d’y voir de trop nombreuses invraisemblances. Enfin une nouvelle lettre m’a prouvé que mes craintes étaient trop bien fondées : « Hélas ! mon pauvre Ernest, m’y disait notre bonne mère, j’avais mal compris le passage de la lettre d’Henriette : Madame Gaugain m’a fait remarquer que ce n’est qu’à condition que la famille se décide au voyage de France !… » Quelle déception, ma pauvre Henriette ! Cela m’a mis de si mauvaise humeur, que j’ai pensé renoncer pour toujours aux châteaux en Espagne.

Par une coïncidence bien singulière, ma bonne Henriette, ta dernière lettre m’est parvenue le jour, je dirai presque à l’heure même, où, après de longues et pénibles incertitudes, je venais de faire le premier pas de la carrière ecclésiastique. L’avant-veille, j’étais encore dans l’hésitation la plus accablante ; maman, personne au monde, excepté celui avec qui j’en devais conférer, n’en savait rien. Je ne ferais que te répéter ce que je t’ai si souvent dépeint, si je voulais te représenter les pensées et les impressions qui se sont succédé dans mon âme, à l’occasion de cette démarche importante. Je ne l’ai faite que parce que je voyais que ne la pas faire, c’était faire la démarche contraire, à laquelle après tout je me sentais plus opposé. J’ai donc dû me décider : d’autant plus que l’engagement que je contractais n’avait encore absolument rien d’irrévocable devant Dieu et devant les hommes : ce n’était tout au plus que l’expression d’une intention actuelle, sauf l’avenir ; or, cette intention, ma conscience me la témoignait. D’ailleurs, je le répète, reculer encore une fois devant ce pas si peu décisif eût été faire en arrière le pas le plus décisif, eu égard aux circonstances, quoique je puisse t’assurer que je n’ai obéi à nulle détermination étrangère. En me consacrant à Dieu et à ce que je crois la vérité, en la prenant pour mon partage et la portion de mon héritage, selon les paroles que j’ai dû prononcer, en renonçant pour elle aux vanités et aux superfluités, aux folles joies et à ce qu’on appelle les plaisirs, je n’ai fait après tout que ce que j’ai toujours sans hésitation voulu faire. Je n’ai jamais hésité que pour savoir où était la vérité, ou si elle voulait que je la servisse dans l’Église, en dépit des difficultés humaines que je ne pouvais me dissimuler. Mais, soit que j’eusse embrassé ou non l’état ecclésiastique, je dis plus, quels qu’eussent été mes sentiments sur la religion dans laquelle j’ai cru trouver la vérité, une vie sérieuse et retirée, éloignée des superfluités et des plaisirs eût toujours fixé mon choix : or voilà tout ce que j’ai promis, et ces promesses me paraissent comme le préambule nécessaire de toute recherche vraiment sérieuse, l’initiation indispensable à une vie consacrée à la vérité et à la vertu.

Si j’eusse été chef de quelque école de philosophie, j’eusse imposé à mes disciples la cérémonie que l’Église a instituée au premier pas de la consécration sacerdotale, puisque son esprit se résume dans le renoncement à ce qui n’est ni beau, ni bon, ni vrai, et que, sans ce renoncement, il n’y a pas de philosophie. Si jamais je devenais un homme vain et futile, attaché à ces méprisables biens d’un jour, ou à une opinion plus misérable encore (je ne parle pas de la gloire, qui n’est pas une vanité, quand on sait l’entendre), alors seulement je croirais avoir manqué à ma promesse.

J’ai longtemps réfléchi, ma bonne Henriette, sur la proposition que tu me faisais dans ta dernière lettre par rapport à l’acceptation de quelque place qui me fournît l’occasion de voyager avant mon entrée définitive dans l’état ecclésiastique. Tu conçois, ma bonne Henriette, que, sans pouvoir te donner sur un point si important une décision positive, qui d’ailleurs ne pourrait avoir son effet immédiatement, je conserve précieusement pour l’avenir la possibilité d’user d’un offre si avantageux. Je crois comme toi que rien n’est plus propre à faire connaître les hommes et les choses et à former en nous cette raison qui ne saurait être le fruit que de l’expérience et du contact avec les hommes. Ce n’est pas, je te l’avoue, que je me croie jamais destiné à être un homme d’action proprement dit ; je crois que la pensée serait plutôt mon domaine ; mais je ne laisse pas de croire que, même sous ce rapport, la pratique, sinon l’habitude des voyages, n’ait encore de grands et inappréciables avantages, en élevant l’esprit au-dessus des préjugés partiels et bornés, où est comme resserré de force celui qui n’a respiré que l’atmosphère des opinions de son pays.

Toutefois, je me demande souvent si, eu égard à l’avenir vers lequel se tourneraient mes goûts, ces années qui resteront à ma disposition ne pourraient pas être plus utilement employées à d’autres études. Dans l’état actuel de mes idées, je n’oserais répondre ; tu sens bien que, par là, je ne veux nullement préjudicier à la liberté que je me réserve de prendre à l’avenir une résolution sur ce point. En tout cas, ce ne pourrait guère être avant dix-huit mois ; car je désire passer encore l’année prochaine toute entière à Saint-Sulpice, pour y avancer mes études théologiques et perfectionner celle de l’hébreu, pour laquelle on y trouve des facilités toutes particulières.

Il est plus que probable que l’on me proposera d’aller passer quelques années comme professeur à Saint-Nicolas : cet offre même pourrait assez peu tarder ; mais, quoique ce parti ne fût pas sans avantages, je ne le désire que médiocrement sous d’autres rapports. M. Dupanloup est un homme que j’estime et que j’aime pour l’esprit et pour le cœur : il joint à une pénétration remarquable une générosité de sentiments et une élévation assez rares dans le siècle où nous vivons : mais c’est un fait reconnu de tous que c’est l’homme le plus impérieux que la terre ait porté. Il est vrai que quelques désagréments fort sensibles qu’il vient d’éprouver en suite de ce caractère peuvent porter à croire qu’il profitera de la leçon, si un pareil défaut est corrigible. D’ailleurs, il règne parmi la plus grande partie des professeurs de cette maison un esprit de petitesse, quelquefois limitrophe du commérage, et qui s’accommoderait fort peu avec le mien. Néanmoins, comme je ne prétendrais pas disputer à M. Dupanloup le gouvernement de sa maison, et que, pour le second inconvénient, on peut toujours s’en mettre à couvert, au moins quant aux influences intérieures, en s’isolant, je ne répugnerais pas à y passer une ou deux années, afin de pouvoir, durant ce temps, fréquenter certains cours, et me livrer à certaines recherches qui ne peuvent se faire commodément qu’à Paris : après quoi, mon rêve serait d’aller m’ensevelir quelque temps au fond de notre Bretagne avec notre mère, pour y ruminer à mon aise les faits que j’aurais amassés et mûrir certaines idées. Je crois que les recherches doivent se faire à Paris, et la méditation et l’élaboration dans le silence et la tranquillité que je ne pourrais mieux trouver que dans notre petit réduit, auprès de ma pauvre mère : d’ailleurs, cela la rendrait quelque temps heureuse, et moi aussi. Mais tu sens bien, ma chère Henriette, que je comprends trop bien notre position, pour oser entrevoir la réalisation de ce dernier point autrement que comme un souhait, tout au plus comme une espérance bien éloignée. Ç’a pourtant été depuis longtemps un élément de tous mes projets. Que de rêves, ma chère Henriette, et que nous serions ridicules si en les formant nous n’en riions nous-mêmes !

Quant à un avenir plus éloigné, bien souvent, il est vrai, il attire aussi ma pensée ; mais je me suis imposé la loi de ne m’en laisser jamais préoccuper. Toutefois, je crois qu’il est utile d’y jeter parfois un coup d’œil pour régler sa marche d’après le point où l’on vise. Or, j’ai déjà des données importantes qui m’assurent que je ne serai pas contre mes inclinations engagé dans une sphère d’occupations disproportionnée à mes goûts et à mes besoins intellectuels. La principale de ces données est l’opinion bien formulée de mes directeurs sur mes aptitudes et la tendance de mon caractère, opinion qui, tu peux le croire, a la plus décisive influence sur l’avenir. Ils me l’ont souvent formellement déclaré, et je me l’étais dit avant eux : le ministère ordinaire, ce qu’on peut appeler le ministère des paroisses, ne serait nullement la fonction convenable à mon esprit.

Mais, dit-on, en dehors de ce ministère, il n’y a que l’instruction, et l’instruction en général, l’instruction surtout pour un ecclésiastique, dans les circonstances actuelles, n’est pas une perspective bien riante. Cela est vrai, ma bonne Henriette ; mais je crois qu’il y aurait quelque milieu possible entre ce ministère auquel Dieu ne m’a jamais appelé et la carrière épineuse de l’éducation. Sans le définir, je crois en entrevoir au moins la possibilité. L’archevêque de Paris mûrit actuellement un grand projet ; c’est la fondation d’une maison de hautes études, dont les fins seraient assez nombreuses et assez larges pour satisfaire tous les goûts. Mon directeur actuel au séminaire, homme d’un mérite assez distingué, est destiné a en être une des colonnes, et il m’a donné à entendre par plusieurs mots couverts, quand je lui exprimais la crainte qu’on ne m’appliquât à des fonctions peu en harmonie avec mes goûts, qu’il ferait en sorte que, supposé que je le voulusse, la porte m’en fût ouverte. Mais j’avoue que je serais difficile et qu’avant d’y entrer, j’en étudierais de près l’esprit et les constitutions. En tout cas, j’ai un pis aller : ce serait d’entrer au moins pour quelques années dans la société de Saint-Sulpice, où je suis sur d’être reçu à bras ouverts, d’après les propositions même assez explicites que j’en ai reçues, mais auxquelles je n’ai eu garde de rien répondre. Comme ces messieurs ne sont chargés que des grands séminaires, le professorat n’y a pas les épines que présente nécessairement l’enseignement élémentaire et classique. Mais je n’y entrerais qu’à la condition de n’être employé que dans les séminaires du diocèse de Paris, et avec l’intention de m’en retirer au bout de quelques années, comme le font la plupart de ceux qui s’y attachent ; car, quoique la réunion de ces messieurs porte le nom de société, parmi eux comme parmi les élèves, la juxtaposition est le seul lien d’agrégation, il n’y a ni engagement ni promesses.

Sans cela, je n’en voudrais pour rien au monde ; je veux absolument me réserver l’espérance de mener un jour cette vie solitaire et privée qui, dans un cercle peu nombreux, mais préside par l’amitié, a tant de charmes pour celui qui sait penser et sentir. O ma bonne Henriette, c’est là que je te retrouve comme élément nécessaire de mon bonheur ! C’est toi que Dieu m’a donnée afin d’aimer et d’être aimé de cette amitié pure, que la nature, c’est-à-dire la Providence elle-même, a instituée, et dont elle est d’ailleurs si peu prodigue. Je t’ai exposé tous les rêves qui occupent mon esprit dans ses moments d’oisiveté. A qui les dirais-je, sinon à la confidente de mes pensées les plus intimes, à celle qui ne partage qu’avec une autre un cœur que Dieu a fait capable d’aimer ? Quelle qu’en soit la réalisation, ce que je désire par-dessus tout, ce à quoi je me sens prêt à tout sacrifier, ce que je veux toujours conserver, quoique je sente bien que cela soit au-dessus des forces de la nature, ce sont ces principes de droiture et de vérité, qui mettent le bonheur au-dessus des événements fortuits et de tous les efforts des hommes.

J’ai reçu, il y a peu de temps, une lettre de notre bonne mère. Elle est toujours bien portante, gaie, contente, ne vivant que de nous et par nous. Cette pauvre mère est déjà tout en fête, en songeant que dans quelques mois elle me possédera encore : tu penses bien que ma joie ne serait pas moindre que la sienne. Mais, ma pauvre Henriette, je t’avoue que c’est pour moi une pensée bien pénible de songer que c’est au prix de tes fatigues et de ton exil que nous goûtons tout ce bonheur. Cette pensée m’empêche de m’y livrer sans une sorte de scrupule. Quand donc cesseras-tu d’être la seule à ne pas jouir de tes travaux ?

Adieu, mon excellente Henriette. Je remercie le ciel de m’avoir donné, dans ton amitié, la compensation de bien des peines, et, dans la confiance dont je peux user envers toi, une ample compensation de la réserve et du silence imposé à mon cœur dans ma vie habituelle. Je calcule les jours qui s écouleront avant que tu reçoives ma causerie, et je cherche à en induire l’époque où je puis espérer une réponse. Tu conçois combien je la désire. Adieu encore une fois. Celui qui m’a donné mon affection pour toi comprend seul combien elle est vive.

E. RENAN


IX


Varsovie, 9 mai 1844.

Je relis et j’embrasse encore une fois ta lettre, mon bon et mille fois cher ami, cette lettre si longtemps désirée et enfin reçue avec une si vive joie ! Mon cœur n’existe que dans ma correspondance ; quand cet aliment vient à lui manquer, il mesure avec une double amertume l’immense solitude qui l’entoure. Hélas ! oui, mon bon Ernest, la vie, pour beaucoup du moins, s’écoule au milieu de personnes avec lesquelles il n’est d’autres rapports possibles que ceux d’une froide politesse, et ni toi ni moi ne sommes de ceux que ces sortes de relations peuvent satisfaire. S’accoutumer à vivre ainsi est longtemps et peut-être toujours rude et pénible ; puisse le ciel permettre que l’épreuve que tu en fais ne soit que temporaire ! Déjà, je compte souvent les mois qui te séparent du moment où tu verras notre bonne mère, et je le vois approcher avec une joie presque égale à la sienne. Vous savoir heureux tous deux, n’est-ce pas la plus vraie satisfaction que je puisse éprouver ?

Je me demande en vain, mon Ernest, quel passage de mes lettres a pu donner à maman l’idée du beau rêve dont tu me parles et dont elle m’avait aussi écrit quelque chose ; on ne saurait créer un plus doux projet, mais malheureusement il n’en est pas de moins fondé. Tu penses bien, mon pauvre ami, que je n’ai jamais pu parler de dates à maman, quand rien ne permet à mon cœur la moindre espérance raisonnable. Courage, attente et résignation sont sur ce point ce qui nous reste à répéter. Loin de marcher vers notre patrie, je vais de nouveau prendre un chemin opposé. Nous quittons demain Varsovie pour retourner à ce château désert où j’ai déjà passé deux étés, et quoique cette résidence ne soit guère qu’à soixante lieues d’ici, je me sens le cœur tout oppressé en tournant encore le dos à cet Occident où j’ai laissé toutes mes affections ; mes lettres aussi m’arrivent là-bas avec un plus long retard, ce qui est pour moi la plus grande punition. Excepté ces deux causes, rien n’obtiendra mes regrets à Varsovie ; j’y mène une vie aussi retirée qu’à la campagne, et, depuis que je suis en Pologne, je suis devenue de la plus complète indifférence pour tous les séjours ; il n’en est pas un où je retrouve un cœur ami… En conséquence de ce départ, je te prie, mon Ernest, de m’adresser désormais mes lettres comme il suit : mademoiselle R…, au château de Clemensow, près Zamosc, Pologne. Je te demande aussi de vouloir bien faire la même recommandation à maman et à Alain, car je crains beaucoup pour les lettres qui viendraient me chercher après mon départ ; [rien] n’est plus irrégulier que le service des postes dans ce pays.

Notre frère m’avait déjà dit, en quelques mots, que tu t’étais décidé, cher Ernest, à prononcer ce premier engagement dont tu me parles aussi dans ta lettre. Je n’ai pas à y revenir, mon pauvre ami, pas plus qu’à te conseiller dans ceux qui t’attendent : mon premier devoir, mon premier désir est de laisser en liberté pleine toutes tes décisions. Pourquoi faut-il seulement que tu doives les prendre dans un âge où l’on connaît si peu les rudes sentiers de la vie !… En relisant ma dernière lettre, tu as pu voir, mon ami, que la perspective de voyage dont je te parlais n’était nullement rapprochée et que je t’ouvrais plutôt une idée que je ne te traçais une voie. Il en sera toujours ainsi, mon bon enfant. Je te dirai tout ce qui paraîtra mériter considération ; tu resteras, ensuite, parfaitement libre d’en décider ce que tu voudras : je n’ai jamais compris les conseillers qui trouvent mauvais qu’on ne suive pas leurs avis.

La pensée de te voir accepter si jeune une place de professeur à Saint-Nicolas, ne me sourit nullement. Il faudrait, pour que cette place fût de quelque avantage, qu’il y eût par ailleurs la possibilité de continuer de hautes études, car, sans cela, mon bon ami, que pourrais-tu acquérir dans le poste si rebutant de maître d’études, ni même dans l’enseignement d’une classe élémentaire de latin ? Ne serait-il pas malheureux d’y consacrer un temps qui pourrait être employé plus utilement ? Ton désir, après tes études, d’aller les mûrir dans la solitude de notre terre natale, n’est nullement inexécutable, cher Ernest. Que Dieu m’accorde vie et santé, qu’il conserve son aide à mon courage, et tu me trouveras heureuse de seconder ce projet, comme tous ceux que tu pourrais former.

Pénétrer dans un avenir plus éloigné serait peut-être une recherche vaine : tant de circonstances peuvent le modifier ! Mais, laisse-moi pourtant te conjurer, mon pauvre ami de ne jamais t’engager dans aucune agrégation qui t’ôterait toute liberté d’agir et t’enlèverait ainsi et à ta propre raison et à ceux qui t’aiment. N’oublie pas que celui qui s’engage dans une association abdique tout jugement personnel, et se trouve souvent dans l’obligation de faire pour un corps ce qu’il n’eût jamais entrepris comme homme privé. Le dernier malheur de ma vie serait de te voir entraîné dans des voies qui ne sont point celles de ton âme, et forcé de prendre part dans des querelles auxquelles, je l’espère, tu désireras toujours rester étranger. — Dis-moi souvent, mon Ernest, pour calmer les sollicitudes de mon triste cœur, que tu veux toujours conserver ton esprit de droiture et de vérité, que nul n’y saurait porter atteinte et que si le ciel nous réunit un jour, je trouverai encore en toi le frère que j’ai tant aimé et que je ne cesserai jamais de [chérir].

Rends-moi un service d’érudition, mon bon ami. Aie la bonté de m’inscrire les principaux historiens grecs et latins, en notant l’époque de l’histoire que chacun d’eux a embrassée, et envoie-moi ce travail le plus tôt qu’il te sera possible sans te déranger ni te fatiguer. J’ai lu (en traduction bien entendu) les œuvres de plusieurs d’entre eux, mais je crains encore d’avoir fait quelque omission importante, et j’ai recours à toi pour y remédier. Ne t’étonne pas de cette demande, cher Ernest ; seule, j’ai eu à remplir bien des lacunes de mes premières études, et seule aussi j’ai dû mi mettre à la hauteur d’une tâche immense. Après avoir fait beaucoup de recherches historiques, j’en suis revenue aux sources premières, aux purs classiques, comme un écolier de septième. Rien, mon cher ami, ne peut me rebuter pour le bien des jeunes esprits que je cultive, pour l’accomplissement de la mission qui m’a été confiée. D’ailleurs, dans ma vie isolée, l’étude est une immense consolation, la seule peut-être qui me reste dans un pays où les mœurs, les goûts, l’état social, tout enfin est si différent de ce qui m’entourait dans notre patrie. Je pense souvent qu’ici je voudrais ne vivre que dans ma chambre ou dans la salle de travail de mes élèves. Malheureusement, cela ne m’est pas toujours possible, quoique j’aie pris mon parti sur le brevet d’originalité que mes goûts de solitude m’ont fait obtenir. Il serait au-dessus de mes forces de gaspiller mon temps comme je le vois faire autour de moi, ou de passer de longues heures dans des conversations vides et futiles.

Je m’aperçois souvent que mes lettres mêmes se ressentent de cette disposition d’esprit ; je ne te dis presque rien de ce qui me frappe au dehors, d’abord parce qu’il me faut être fort circonspecte sur ce point, ensuite parce que je ne puis croire qu’il y ait pour toi quelque intérêt dans la description des Cosaques de toute forme, des Orientaux de toutes couleurs qui frappent à chaque instant mes regards. Lorsque, pendant l’hiver, je voyais passer de longues files de traîneaux devant la grille de cette riche demeure, je me suis souvent surprise à les regarder en me demandant si j’étais encore dans le même hémisphère où j’avais jusqu’alors vécu. J’ai fréquemment l’occasion de m’arrêter au même doute ; heureusement, j’ai pris le parti de ne m’occuper que de ce qui concerne l’avancement de mes élèves ; tout le reste m’est absolument égal. Être utile à ceux que j’aime, leur consacrer toutes mes forces, leur réserver toutes mes affections, voilà les premiers mobiles de ma vie, voilà l’intérêt que je n’oublie jamais et que je retrouve avec la même vivacité sous tous les climats. Sois pour moi sans inquiétudes, mon bon Ernest ; il est peu de choses qui m’ébranlent quand il ne s’agit que de moi-même. Pardonne le décousu de cette lettre, mon ami ; je la termine dans la nuit qui précède notre voyage et au milieu de tous les embarras d’un départ. Puisse-t-elle du moins te prouver que ma tendresse pour toi est toujours la même et que je ne saurai jamais tarder à te le dire !

J’espère que tu m’écriras avant les vacances ; dis-moi à quelle époque elles commencent et combien de temps tu pourras passer près de notre pauvre mère. Toutes les personnes qui la voient m’assurent qu’elle est bien et ta lettre me le confirme ; crois, mon bon enfant, qu’il ne faut rien moins que cette unanimité pour calmer des inquiétudes qu’il faut avoir supportées pour les comprendre. Du reste, ses lettres sont calmes et joyeuses même, lorsqu’elle a l’espérance de te revoir. Elle m’a annoncé qu’elle doit aller t’attendre à Saint-Malo. — Adieu, mon bien cher Ernest ! Sois assuré que la confiance et l’amitié que ta lettre m’exprime raniment et fortifient mon cœur. Tu sais qu’elles ne tombent pas dans une terre ingrate et qu’à jamais tu auras les premières affections de ta sœur, de ta vraie amie.

H. R.

J’emploie pour te faire parvenir cette lettre le même moyen que j’ai déjà mis en usage pour les précédentes. N’oublie pas, mon ami, d’envoyer mon adresse à maman et à Alain. Dans deux ou trois mois, tu les embrasseras pour moi.


X


MADEMOISELLE RENAN
Au château de Clemensow, près Zamosc (Pologne).


Paris, le 11 juillet 1844.

Je veux, avant d’aller embrasser notre bonne mère, ma chère et excellente Henriette m’entretenir encore une fois avec toi. Je pense que quand tu recevras ces lignes, je serai bien près de me réunir à elle, mon départ étant fixé du 20 au 25 de ce mois. Cette pensée depuis longtemps m’occupe tout entier ; elle est le centre naturel où se portent mes désirs et mes espérances, dans les moments où je les laisse libres de suivre leur pente naturelle. La vie solitaire a sans doute ses douceurs ; mais quand elle est dénuée de ces douces affections qui sont la vie de l’âme, et quand, avec cela, elle est longtemps prolongée, elle devient un cruel supplice. Figure-toi que pendant les dix mois que je viens de passer ici, il ne m’a pas été donné une seule fois de voir un visage connu, hors ceux qu’un concours fortuit a amenés ici simultanément avec moi. Triste amitié que celle qui n’est fondée que sur un rapprochement si étranger au cœur !

Je ne me plains pas de la privation de ces visites indifférentes, qui peuvent suffire à ceux qui ne cherchent, dans le commerce du dehors, qu’une occasion de sortir d’eux-mêmes et d’étouffer l’ennui inséparable de la réflexion sur le moi. Celles-là, je me réjouis d’en être privé. Mais celles dont l’absence me fait éprouver un vide cruel, ce sont celles de ces personnes qu’une affection si pure et si légitime m’a attachées ; ce sont ces doux entretiens où l’âme peut parler à une autre comme elle se parle à elle-même, tels, en un mot, que Dieu me les avait accordés, au temps où il voulait m’acclimater à une vie si nouvelle pour moi, et dont pourtant j’ignorais encore alors toutes les épines. Mais j’ai honte, ô ma bonne Henriette, de le parler des souffrances de l’isolement, quand je songe que c’est toi qui les souffres dans toute leur amertume, privée même de ce repos annuel qui vient interrompre pour moi la série accoutumée de ma pauvre vie. La pensée du bonheur dont je vais jouir ne me revient jamais, qu’elle ne me rappelle que celle à qui je le devrai en sera elle-même privée, peut-être encore durant des années. Cette pensée m’est bien pénible, ma bonne Henriette, et je n’y trouve d’adoucissement que par l’espérance et la conscience de cette affection qui est le seul retour par lequel on peut payer le dévouement. Te rappelles-tu qu’il y a cinq ans, quand je te quittai pour aller revoir notre bonne mère, tu pleurais. Je n’y pense jamais sans en faire presque autant. Pauvre Henriette, que dirions-nous maintenant ? Oh ! que ta pensée nous sera présente durant les doux instants qui s’approchent. L’an dernier, c’était là que se tournaient toutes nos conversations.

Je dois t’apprendre, ma chère Henriette, que depuis ma dernière lettre, j’ai fait un pas de plus dans la carrière ecclésiastique. Mais celui-ci ne m’a pas coûté les soucis et les longues alternatives de doute qui avaient accompagné le premier. Il n’en est, pour ainsi dire, que l’annexe, et n’a ajouté aucun lien, aucune obligation à l’état qui le précède, st qui n’entraîne lui-même aucun lien, ni aucune obligation. Je n’ai donc pas dû beaucoup hésiter. Mais désormais il n’en sera plus de la sorte. Le premier pas qui se présente maintenant à moi, sera définitivement irrévocable[2] ; heureusement qu’il ne se montre encore à moi que dans un avenir bien éloigné, dont le strict minimum est une année, mais qui, je le pense, s’étendra au delà. Je ne peux y penser sans crainte, et, quand je pense aux angoisses du passé, ô mon Dieu ! mon Dieu ! m’écrié-je, éloignez de moi ce calice. L’hésitation est si cruelle quand elle a pour objet une démarche qui pèsera sur la vie entière. Cependant que sa volonté soit faite et non la mienne. Tu me soutiendras, n’est-ce pas, mon Henriette, au moins en m’assurant que tu m’aimes?

Parmi les pensées d’avenir qui nous ont occupés dans nos dernières correspondances, il y en a une, ma bonne Henriette, sur laquelle je sens le besoin de revenir ; car je ne veux pas du tout que tu te méprennes sur mes vrais sentiments sur ce point. Ils sont parfaitement arrêtés et les voici. Quand je te manifestai le goût qui m’entraînait vers une vie studieuse et retirée, de préférence aux fonctions du ministère extérieur, tu semblas craindre que je ne cherchasse la réalisation de ce projet en m’agrégeant à quelque congrégation ou société religieuse. Cette pensée t’alarma, et je le conçois ; car je t’assure que, tout aussi bien que toi, je suis singulièrement éloigné de ce genre de vie qui absorbe l’individu dans un être abstrait ; un corps détruit, comme tu le dis si bien, tout sentiment personnel, et oblige celui qui s’y engage à faire pour un corps ce qu’il n’eût jamais entrepris comme homme privé. Je te le répète, j’ai sur ce point des idées fort décidées, car je les crois justes. Je suis persuadé que les corporations religieuses, utiles pour certains temps et pour certaines personnes, sont tout à fait déplacées et incompatibles avec d’autres temps et d’autres personnes. Et je crois de plus que notre époque est du nombre de ces temps, et que, moi, je suis du nombre de ces personnes.

Je pense que le pur chercheur de vérité évitera toujours ces liens qui lui imposent le devoir (ou plutôt la nécessité, car devoir c’est autre chose) d’adhérer non à la vérité, auquel l’amènera sa raison, mais [à] la doctrine de telle ou telle école. Au milieu de ces vives controverses, qui occupent l’opinion publique de notre pays, et que je regarde après tout comme un de ces futiles aliments, nécessaires à ceux dont les passions ont besoin d’être stimulées par un objet quelconque, quoique je reconnaisse que l’observateur qui sait s’en moquer et s’en tenir en dehors puisse en tirer des inductions utiles, au milieu, dis-je, de ces controverses, sur lesquelles j’ai réfléchi, j’ai pu me former un sentiment également éloigné et des furibondes déclamations de ceux qui voient souvent du mystère où il n’y en a pas, et des panégyriques ridicules de ceux qui ont l’esprit assez petit pour voir dans une institution humaine le type de la souveraine perfection.

Les uns et les autres me semblent ignorer également ces deux grandes lois de la nature humaine : 1° que chercher une œuvre humaine, quelque nom qu’elle porte, fût-il celui de Jésus-Christ, quel que soit son objet avoué, fût-il le plus saint, quelques moyens qu’elle emploie, fussent-ils les plus purs, où les passions humaines n’aient leur contingent d’influence et d’action, que chercher, dis-je, une telle œuvre, c’est chercher l’impossible ; 2° que l’humanité marchant toujours, et que les institutions ne marchant pas, il s’ensuit nécessairement que les institutions de tel siècle seront en désaccord avec le siècle suivant, et qu’alors vouloir les soutenir, c’est s’amuser à réchauffer un cadavre et faire preuve d’un bien petit esprit. Telle est mon idée, dont le corollaire pratique est de me tenir à part et complètement en dehors de ces mouvements intéressés et passionnés, qui sont si insupportables à celui qui cherche le vrai, et qui croirait trop faire honneur à des niaiseries, en s’échauffant la tête pour elles. Quand ils seront morts, et que je serai mort, cela leur servira et me servira beaucoup que j’aie perdu pour eux le peu de calme qui fait le charme de nos quelques instants ici-bas, et qui cherche sans cesse à nous échapper ! Je veux donc me tenir tout à fait à l’écart de ces vaines controverses qui ne servent qu’à éloigner l’homme de sa fin, et pour cela n’y être jamais partie intéressée. Mais, ma bonne Henriette, je ne renferme pas sous le nom de congrégation religieuse ces réunions d’hommes assemblés par un même but extérieur, par la similitude des occupations, et qui ne sont liés entre eux par d’autre lien que par une juxtaposition purement temporaire et rescindable à volonté. On ne croit pas enchaîner sa liberté en s’agrégeant à un corps enseignant, tel que l’université, etc. Or, je cherche en vain quelque lien plus étroit entre les membres des sociétés auxquelles je fais ici allusion : le fait est qu’il n’y en a pas.

Du reste, ma bonne Henriette, quelques événements, préludant à de plus importants, et qui ont commencé à se dessiner depuis ma dernière, changeront probablement du tout au tout mes plans pour l’avenir. Je ne t’en parle pas cette fois, car ils sont encore dans le vague des ouï-dire, et d’ailleurs la réponse à la demande scientifique que tu m’adressais et que tu trouveras ci-incluse, m’oblige à être cette fois plus laconique : ce sera l’objet de notre prochain entretien.

Pardonne-moi, je te prie, le désordre qui règne dans les seconds paragraphes des notes que je te transmets : il était facile de garder une méthode suivie en parlant des grands historiens ; mais pour l’observer au milieu du déluge des écrivains secondaires, il eût fallu consacrer à un travail de pur arrangement un temps et des soins auxquels j’ai pensé que ta perspicacité suppléerait. Permets-moi de te demander aussi un service analogue. Si tu avais quelques relations avec quelque ecclésiastique instruit, du pays que tu habites, pourrais-tu connaître de lui quel est l'enseignement général des écoles de la Pologne et des pays environnants sur les questions théologiques suivantes : 1° les décrets dogmatiques des souverains pontifes doivent-ils être considérés comme des règles de foi infaillibles et irréformables par elles-mêmes, ou bien est-il nécessaire que le consentement de l’Église universelle s’y ajoute, pour qu’ils méritent ce titre ; 2° quel est le pouvoir du souverain pontife par rapport aux canons de discipline, et peut-il obliger une église particulière à renoncer à ses usages et libertés ; 3° le pape est-il ou non supérieur au concile œcuménique en fait de dogme et de discipline ; 4° le pape a-t-il un pouvoir direct ou indirect sur le temporel des rois, et, s’il n’en a aucun, comment expliquer les faits nombreux où il se l’est arrogé au moyen âge. Sont-ce de vraies usurpations ou des effets du droit public qui régissait la société civile à cette époque. Je voudrais savoir si la réponse que font les théologiens français à ces questions, et qui est connue sous le nom de doctrine gallicane, leur est réellement exclusivement propre. C’est un point de fait actuellement fort contesté, et sur lequel j’ai pensé que tu pourrais me fournir quelque renseignement. Tu comprends dès lors que je demande l’enseignement des écoles et non le sentiment de tel ou tel en particulier, ou l’appréciation intrinsèque des doctrines ci-dessus énoncées. Ma question ne roule que sur le fait.

Il faut nous séparer, ma chère et excellente Henriette. J’espère que tu ajouteras au bonheur dont je vais jouir auprès de ma bonne mère, celui de recevoir une lettre de toi. Je lui écris aujourd’hui même pour lui apprendre une prochaine arrivée. Ce n’est que par la conscience de cette amitié réciproque, qui franchit les distances, que je me console du vide irrémédiable qui se mêlera à notre bonheur. Adieu, ma très chère Henriette ; puisses-tu comprendre toute l’affection et toute la tendresse qui vit dans le cœur de ton Ernest pour la meilleure des sœurs.

E. RENAN.


XI


MADEMOISELLE RENAN
Au château de Clemensow, près Zamosc (Pologne).


Ma bonne et chère Henriette,

Je veux aussi te dire quelques mots. Que de joies j’ai éprouvées depuis les dernières lignes que je t’écrivis de mon séjour habituel ! Embrasser notre mère chérie, revoir des lieux qui ne manquent jamais d’exciter de douces associations d’idées, retrouver ces habitudes domestiques, qui sont si puissantes pour répandre sur l’âme une certaine suavité, qui la fléchit sans l’amollir, c’était plus qu’il n’en fallait pour me remettre des fatigues de ma vie ordinaire, et de la trempe un peu raide, que mes pensées tendent à y prendre. Il semble que les paroles de la mère aient une efficace toute particulière pour tout adoucir, lors même qu’elles semblent y viser le moins. D’ailleurs, où chercher l’affection pure et désintéressée, si ce n’est sur son sein ? Comme c’est un besoin du cœur de l’homme, il était juste que Dieu réservât à chacun un cœur où il pût être sûr de trouver ce qu’il chercherait en vain ailleurs. Jamais aussi je n’avais eu l’esprit plus libre : les facultés intellectuelles tiennent par des liens secrets aux facultés morales et affectives, et ressentent le contrecoup de la souffrance ou du bien-être de ces derniers. Ce sont deux systèmes faits pour marcher ensemble et non pour se suppléer. Que l’étude, en nourrissant l’intelligence, puisse adoucir les souffrances de la partie affective privée d’aliment, cela est vrai ; mais c’est en trompant la faim et non en la rassasiant. Enfin, ma bonne Henriette, béni soit Dieu qui nous avait réservé ce doux repos, ce remède à tous les maux. Je fais trêve aux pensées d’avenir ; ce n’est pas que dans l’état de ma vie habituelle, ces pensées me troublent : je tâche de les maîtriser et de m’en occuper sans en être occupé. Mais ici, si quelques occasions les ramènent à ma pensée, c’est plutôt pour y rêver que pour y penser, et après tout le rêve n’est pas un mal, surtout en vacances. — J’ai trouvé notre bonne mère parfaitement bien : son isolement, quoique si profond, elle le supporte à merveille. C’est le plus heureux caractère que j’ai connu de ma vie. Sa santé m’a semblé aussi dans un état très satisfaisant. — Sa tendresse fait à elle seule tout l’agrément de mes vacances. Je suis difficile sur le choix de ceux à qui j’accorde ma confiance et mon amitié ; et le caractère de ceux qui m’entourent me porte peu à lier parmi eux de nouvelles connaissances. Le clergé de ce pays, quoique respectable, est circonscrit dans un cercle de vues si étroites, que je craindrais qu’un contact trop immédiat ou trop prolongé ne finît par m’y renfermer avec eux. Je ne connais qu’une chose à laquelle ils seraient éminemment propres : ce serait à prêcher une croisade contre l’université : je ne doute pas qu’ils ne le fissent dès demain, s’ils étaient sûrs de trouver des soldats. Quoi qu’il en soit, ils y mettent un enthousiasme et un zèle désintéressé tout à fait comique. J’aime beaucoup à en rire, et cela m’a fourni l’occasion de faire des observations psychologiques assez curieuses sur la manière dont se forment les opinions des hommes, et sur la simplicité avec laquelle des hommes innocents se jettent de la poudre aux yeux sur les motifs secrets qui les dirigent.

J’ai choisi pour occupation des vacances, la continuation de mes études hébraïques. Mes travaux de l’an dernier m’ont mis en état de m’élever au-dessus des difficultés littérales et de goûter cette littérature si antique et si pure. Je m’applique surtout à la poésie et spécialement aux Psaumes, qui en sont les plus précieux restes. C’est une source inépuisable d’admiration et même d’observations scientifiques, pour celui qui sait y voir les premiers chants de l’enfance du genre humain et la langue dans laquelle il balbutia ses premiers mots. Envisagés à ce point de vue, ces antiques fragments ont une valeur inestimable, et si quelque psychologiste s’occupait jamais de développer la théorie de l’une des facultés les moins étudiées de l’homme, la faculté d’inspiration spontanée ou de poésie, c’est là qu’il devrait chercher ses matériaux. Car, à mon sens, cette faculté était une faculté d’enfance qui a disparu du monde, qui n’existait que dans le monde antique, et dont ceux qui se disent maintenant poètes ne sont que les imitateurs quant à la forme. Mais pour le fonds, qui est l’inspiration, elle s’est éteinte, et nos poètes n’ont d’autre ressource que de nous dire en beaux vers qu’ils sont inspirés, à défaut d’inspiration réelle. Voilà pourquoi, comme dit Pascal, les honnêtes gens ne mettent guère de différence entre le métier de poète et celui de brodeur.

J’attends avant notre départ pour Saint-Malo une réponse à la lettre que je t’avais écrite de Paris et à ces quelques lignes. Ce sera le complément de mes agréments de vacances. J’ai laissé à maman les affaires sérieuses ; nous en dissertons pourtant à loisir dans nos promenades et nos conversations. Puissent-elles se terminer pour le mieux ! Adieu, ma bonne et chère Henriette, tu sais que le cœur de ton Ernest est partagé entre bien peu de personnes et tu sais aussi quelle place tu y occupes.

E. RENAN.


XII


MADEMOISELLE RENAN
Au château de Clemensow, poste de Zwierziniec,
près Zamosc (Pologne).


Paris, 1er décembre 1844.

J’ai quelque temps tardé à t’écrire, ma bonne et chère Henriette, parce que j’espérais tous les jours une lettre de toi. Il me semblait me souvenir que, dans les dernières lettres que nous reçûmes de toi durant les vacances, tu me promettais une longue réponse pour les premiers jours qui suivraient mon retour au séminaire, c’est-à-dire les premiers jours de novembre. C’est sans doute une erreur, puisqu’en effet je ne l’ai pas reçue ; il me sera arrivé ce qui arrive bien souvent, c’est de prendre mes désirs pour des réalités et, à force de souhaits, d’arriver à espérer. Mon attente voyage ainsi d’un courrier à l’autre, et l’heure des visites, auparavant si indifférente pour moi, réveille tous les jours mon impatience, parce que j’espère qu’elle m’amènera le messager de mademoiselle Ulliac, qui déjà si souvent m’a porté la bonne nouvelle. J’espère bien qu’il ne tardera plus longtemps ; mais je n’ai pas voulu reculer plus longtemps le plaisir de m’entretenir de nouveau à loisir avec toi.

J’ai donc quitté notre bonne mère il y a environ six semaines. Je crois t’avoir déjà dit, ma bonne Henriette, quelle avait été ma joie en la retrouvant toujours la même pour la santé et la gaîté. Avec quel bonheur je l’entendais reconnaître elle-même le contraste de ses dernières années avec les jours si agités et si douloureux qui avaient jusqu’ici rempli sa vie et en attribuer la cause après Dieu à ses enfants bien-aimés. Maman est vraiment un des plus beaux types de mère que je puisse imaginer. Elle ne vit que par nous, elle s’identifie avec nous. La seule différence que j’aie trouvé en elle à ce voyage, c’est que la solitude commence à lui peser davantage : elle ne me l’a pas dit, mais je l’ai induit de plusieurs petites circonstances.

La vie douce et calme que j’ai menée durant les vacances m’a complètement remis de l’état d’épuisement où je me trouvais l’an dernier dans les derniers mois de l’année. Ma santé n’a jamais été plus parfaite et même je me trouve maintenant plus fort qu’à l’époque de la rentrée. Pourtant, les premiers jours ont été bien pénibles. J’étais étonné, après avoir passé tant de fois par ce douloureux moment, de me trouver encore si faible. Tout un autre monde de pensées tristes, dures, souvent aigres et inquiètes, se réveillait en moi après s’être longuement assoupi. Enfin, au bout de quelques jours, j’étais de nouveau enfoncé dans l’étude et cela m’a rendu un peu de nerf. Du reste, ma bonne Henriette, il s’est opéré cette année en ma position, un changement que je considère comme important, moins sans doute en lui-même que par les suites qu’il peut avoir sur mon avenir et que j’ai déjà pu entrevoir. Je t’ai déjà parlé de mes études dans la langue hébraïque et des progrès assez rapides que j’y avais faits. En effet, quoique je n’aie encore qu’un an d’études, le professeur d’hébreu se trouvant trop occupé par les deux cours qui se font de cette langue au séminaire, m’a fait charger par les Directeurs de professer l’un de ces cours.

Je n’ai pas hésité à accepter, tant pour l’utilité scientifique que j’en pouvais retirer que parce que j’aperçus sur-le-champ que cela pouvait mener à quelque chose de plus. D’ailleurs, j’ai pour principe d’entrer toujours dans le chemin qui s’ouvre devant moi, parce que l’on ne sait pas où il mène. Bien d’autres l’ont envisagé comme moi, et tous ceux qui m’ont félicité n’ont pas manqué de me faire remarquer que le professeur actuel d’hébreu à la Sorbonne a commencé de la même manière. On m’a même déjà fait la proposition du reste d’accepter une place de professeur de la même langue, au moins d’abord comme suppléant, dans une sorte de faculté de théologie qui serait en projet dans la tête de M. Affre, archevêque de Paris ; mais ce projet me paraît si vague pour le temps, pour la manière, etc., que je n’en sais trop que penser. On assure pourtant qu’il doit s’ouvrir immanquablement dans un an. Nous verrons. Tu comprends, du reste, que je n’ai pas dit non. Cette place, si elle réalisait ce que je conçois sans toutefois l’espérer, me procurerait ce que j’ai toujours souhaité, une vie d’étude et de réflexion, sans entrer dans une société religieuse, à quoi je répugne plus que jamais.

Il paraît du reste que la position de ces professeurs serait honorable sous tous les rapports. Sans faire plus de fond sur ce projet que sur un autre, je puis certainement conclure de ce que je vois autour de moi à mon égard, de l’opinion de mes condisciples et de mes supérieurs, de l’espèce de réputation que m’a faite la manière assez remarquable dont on dit que je fais ma classe, que je n’ai plus rien à craindre par rapport à mon genre de vie à venir. Et ce qui me rassure contre les illusions qu’on se fait naturellement à soi-même, c’est que je n’ai jamais reconnu que je fusse grandement optimiste. Du reste, je te le répète, je ne fonde pas mes espérances précisément sur le projet que je t’ai ci-dessus spécifié : plusieurs raisons, au contraire, me portent à m’en défier. Je me contente d’en induire d’autres possibilités.

Je ne fus pas peu étonné quand le supérieur, en me proposant la charge dont je t’ai parlé, voulut en même temps me faire accepter une rétribution pécuniaire, vu que je continue comme les autres élèves mon cours de théologie, que je ne suis pas censé, par conséquent, sortir de leur rang. Il me proposa d’abord deux cents francs. Tu comprends que j’aurais accepté volontiers et pour toi et pour moi. Mais je crus remarquer au tour qu’il donnait à sa proposition, que la Compagnie consentait bien volontiers à faire cela et même plus pour moi, espérant qu’un jour je ne lui serais pas inutile. Je sais d’ailleurs qu’elle fait de même pour plusieurs autres qui se destinent à en faire partie. Ce tour me déplut et j’évitai soigneusement d’entrer dans ce point de vue, pour cela je refusai. Pressé par les instances du supérieur, je consentis à accepter cent francs, afin, disais-je, d’acheter quelques ouvrages considérables, dont ma classe nécessitera l’achat. Pour nous mettre d’accord, il fixa définitivement la somme à cent cinquante francs. J’ai préféré perdre cinquante francs et les recevoir à titre de gratification bénévole et non comme membre futur de la société. Une promesse même implicite, une simple reconnaissance envers une société me fait peur, car après tout, je ne vois pas comment on peut la lui témoigner, si ce n’est en y entrant. Or, il vaut mieux refuser un bienfait que de s’exposer à ne pas pouvoir le reconnaître. J’ai supposé ton consentement tacite ; car enfin, bonne Henriette, en un sens, cela te regardait plus que moi.

J’ai aussi commencé cette année à m’occuper sérieusement de l’étude de l’allemand. J’y ai déjà fait quelques progrès, et, d’après l’usage invariable, j’ai abordé il y a quelques jours les fables de Lessing. En somme, il n’y a que la bizarrerie de la construction et l’anomalie des verbes irréguliers qui me paraissent des difficultés réelles. J’ai un secours fort utile dans plusieurs condisciples allemands, qui m’aident de leurs conseils. Je pense fort souvent à la proposition que tu me fis il y a quelque temps par rapport aux voyages, etc., et je voudrais être en état de l’accepter au jour où je croirai y voir mon avantage. J’en suis, je te l’avoue, moins éloigné que jamais.

Malgré toutes ces occupations, ma bonne Henriette, c’est vers toi et vers notre bonne mère, que j’aime à diriger ma pensée, quand elle a besoin de ce repos qu’elle chercherait vainement ailleurs. C’est une triste chose d’être réduit à étouffer ses facultés l’une par l’autre, faute de pouvoir les développer toutes. Dieu me garde de jamais l’essayer : quelquefois, j’en suis comme tenté ; mais alors ton souvenir et celui de maman sont ma sauvegarde. Je ne serai jamais dans mon état normal que quand je pourrai joindre à l’étude et à la pensée les joies du cœur et de l’amitié. Les vacances passées ont été sous ce rapport l’idéal sur lequel je modèle mes souhaits d’avenir. Aussi que de rêves nous y avons formés, notre pauvre mère et moi ! Tu en étais toujours partie intégrante. Dis-moi donc dans ta prochaine lettre quelles seraient tes pensées par rapport l’avenir et à la France. J’ai souvent voulu conjecturer sur ce point ; mais faute de données, je n’ai pu arriver à rien de satisfaisant. Tu évites toujours de nous en parler. — Adieu, ma bonne et chère Henriette, tu connais la vérité de mon affection : c’est la seule reconnaissance que je puisse t’offrir pour tout ce que tu as fait pour moi. Puissé-je un jour te la prouver selon mes désirs.

Ton frère et ami,

E. RENAN.


XIII


MADEMOISELLE RENAN
Au château de Clemensow, poste de Zwierziniec,
près Zamosc (Pologne).


Paris, 13 février 1845.

Ta dernière lettre, ma bonne Henriette, m’a causé une peine bien vive, en m’apprenant les inquiétudes que t’avait causées notre long silence. Fallait-il encore ajouter cette autre souffrance à toutes celles que tu t’imposes pour nous ? Je ne puis, en vérité, comprendre comment nous avons pu négliger de t’écrire, alors que tu étais présente à toutes nos pensées et à tous nos entretiens. Sois bien sûre, chère Henriette, que désormais je saurai t’épargner une peine, dont mieux que tout autre je comprends l’amertume.

Je devance un peu cette fois l’époque de ma lettre, parce que je veux conférer plus sérieusement avec toi d’un avenir qui vient enfin m’obliger impérieusement de penser à lui. Jusqu’à ce jour, j’ai suivi passivement la ligne qu’une force supérieure traçait devant moi, et après tout je ne puis me résoudre à m’en repentir. Peut-on reprocher à l’homme encore incapable de faire une démarche avec sens et jugement, de ne pas résister à la force des circonstances souvent plus sage que lui, et qui saura bien après tout l’obliger à céder ? Mais enfin l’époque est venue, où le devoir m’oblige à insérer mon action dans la décision de ma destinée et à prendre un rôle actif dans ma propre vie.

On a donné suite à la proposition dont je t’ai déjà parlé, et en vertu de laquelle j’aurais occupé dès l’an prochain une chaire d’hébreu dans la maison des hautes études, qui doit, dit-on, éclore des projets de M. Affre. Un terme si rapproché m’avait toujours paru chimérique, et la réponse a été celle que je prévoyais. On m’a assuré pour l’avenir de l’accomplissement de l’offre qui m’avait été faite, mais seulement lorsque j’aurais achevé le temps du séminaire. En vérité, comment ne l’avaient-ils pas compris du premier coup ? Ce n’a pas été, je t’assure, une espérance déçue ; j’en ai même été satisfait, car je conserve ainsi ma liberté, et d’ailleurs la couleur de cette maison ne me plaît pas : j’y vois des vues d’antagonisme, et je ne veux pas être un homme de parti.

D’un autre côté, je vois approcher l’époque où l’on m’offrira de faire le pas irrévocable dans l’état ecclésiastique. Pour les démarches préliminaires que j’ai déjà faites, une raisonnable probabilité fondée sur de sages conseils a dû me suffire ; mais désormais une certitude absolue, résultat non d’influences étrangères ou des circonstances, mais d’une conviction intime, d’une volonté libre et personnelle, m’est devenue nécessaire. Et cette résolution, comment l’aurai-je ? Tu as paru conclure du silence que je gardais sur ces pénibles questions, que les irrésolutions avaient enfin disparu de mon cœur. Hélas ! ma bonne Henriette, que ce silence rendait mal ma pensée habituelle ! Mais aussi pourquoi répéter toujours de tristes pensées, dont le remède n’est pas au pouvoir de l’homme ? Dans ces pénibles alternatives, mon grand mot est toujours celui de l’irrésolu : attendre, attendre encore. Je commence pourtant à sentir qu’il n’est plus de saison. Serait-ce quand, par mes délais, j’aurais fermé toutes les issues, que je voudrais retourner en arrière ? J’ai donc dû tourner mes souhaits vers une position qui me laissât la liberté et l’expectative et servît en même temps à adoucir la transition et à m’ouvrir quelque issue, dans le cas où le devoir m’obligerait à reculer. Concilier ces deux choses, tel est maintenant le but de tous mes projets, et, pour les réaliser, c’est vers toi, ma bonne Henriette, vers toi, à qui je dois tout, et à qui je voudrais tout devoir, que j’ai tourné ma pensée.

Je me suis rappelé la proposition que tu m’avais souvent répétée, d’une place qui, en me procurant l’avantage de ne rien précipiter, me fournît aussi les moyens d’étudier le monde sur un théâtre plus vaste et souvent plus vrai que celui des livres, où j’ai seulement appris jusqu’ici à le connaître. D’ailleurs, ce serait un moyen d’acquérir des données sans lesquelles on ne peut vraisemblablement résoudre le problème de sa vie. Je crois que, si l’exécution en était encore possible, le moment où je me trouve serait le plus favorable. Libre de tout engagement, l’esprit suffisamment cultivé par des études suivies et des connaissances variées, parvenu à cet âge où l’on a assez de fermeté pour ne pas flotter au premier vent qui souffle, et assez de flexibilité pour saisir le bien et le beau partout où on le trouve, et pour se modeler sur lui, je trouverais dans l’exécution de ce plan le complément d’une éducation incomplète sous quelques points de vue, et une heureuse transition de l’éducation à la vie.

Outre ces avantages intellectuels, j’y trouverais encore le moyen le plus simple de faire agréer un refus au moins momentané à des supérieurs que la prudence me défendrait de choquer, quand même la probité ne me commanderait pas envers eux la reconnaissance. D’ailleurs, pourrais-je ne pas désirer de soulager le plus tôt possible ceux qui se sont imposés pour moi des sacrifices ? Enfin, chère Henriette, tu comprends aussi bien que moi tous les avantages que j’en pourrais retirer, puisque c’est toi-même qui m’en as suggéré l’idée. J’ignore entièrement quelle peut être la nature de la position que tu songeais alors à me procurer, ou quelles sont les modifications que le temps a pu apporter à tes projets primitifs. Je me garderai donc d’entrer dans aucun détail ; je t’accorde plein et absolu pouvoir. Je me suis jusqu’ici trop bien trouvé de ce que j’ai reçu de ta main pour ne pas m’y confier sans réserve. Il est inutile de te dire que la place qui me laisserait le plus de temps pour mes études particulières, ou qui ne m’occuperait qu’à des études fructueuses pour moi, serait celle qui me conviendrait le mieux ; car mon progrès intellectuel sera toujours la plus chère de mes intimes pensées.

Les parties auxquelles je m’appliquerais le plus volontiers, et dont je crois être capable de donner des notions étendues, sont les langues et les littératures anciennes, les langues orientales, les sciences mathématiques et physiques, l’histoire (quoique mes études y soient moins complètes) et surtout la philosophie. Enfin, je me fie assez à ma facilité et à l’habitude que j’ai des diverses études, pour oser promettre d’être bientôt capable de diriger un autre dans l’étude d’une branche quelconque. Quant à des études classiques élémentaires, je m’y résignerais. Le pays où le mouvement intellectuel serait le plus avancé, l’Allemage par exemple (j’entends les universités), serait aussi le séjour qui me plairait davantage ; d’autant plus que j’aurai bientôt une connaissance assez étendue de la langue de ce pays, et que j’ai toujours été surpris de voir mes pensées en parfaite harmonie avec les points de vue de ses philosophes et écrivains. Enfin, bonne Henriette, j’abandonne tout à tes soins maternels ; tout ce que tu feras, je l’approuve, je l’accepte comme l’œuvre d’une providence bienveillante, qui a toujours voulu se servir de ta médiation pour me faire du bien. Peut-être pourtant serait-il prudent de ne pas encore agir d’une manière décisive. Jusqu’à deux ou trois mois, je ne suis pas encore sûr de moi ; on pourrait me taire telle proposition, que je ne pourrais absolument refuser, sans tout briser. Si tu peux agir comme incertaine encore de mon consentement, agis : sinon, je te promets une réponse définitive dans quelques semaines. Malgré cette incertitude, j’ai voulu te mettre au courant des choses, afin que tu pusses toi-même me conseiller, et tout diriger en conséquence. Je pense que l’époque la plus propice pour l’exécution serait le commencement de l’année (classique) prochaine. Je ne répugnerais pourtant pas du tout à passer encore ici une grande partie de l’année prochaine. La facilité qui m’a été accordée d’assister à différents cours de la Sorbonne et du Collège de France, m’en rend le séjour utile et très supportable.

Que de projets, pauvre Henriette, pour un avenir que je ne verrai peut-être pas ! Cette pensée de la mort me poursuit toujours ; je ne sais pas ce qui fait cela : heureusement qu’elle ne m’attriste pas beaucoup. Je commence à envisager la vie avec plus de fermeté, quoique l’incertitude m’accable. Il est si pénible de marcher les yeux bandés, sans savoir où l’on val ! Il y a des moments où je regrette le peu de liberté, qui a été laissé à l’homme pour influer sur sa vie : je voudrais que sa destinée eût été ou tout à fait fatale, ou entièrement dépendante de lui, au lieu que maintenant il est assez fort pour y résister, et pas assez fort pour diriger ; et cette ombre de liberté n’aboutit qu’à le rendre malheureux. — Puis je me console, et je pense que Dieu fait bien ce qu’il fait. — Adieu, ma bonne et chère Henriette ; ton amitié me console et me soutient dans ces pénibles moments. Oh ! quand pourrons-nous à loisir nous dire toutes nos pensées ? Tu connais la sincérité et la tendresse de mon affection.

E. RENAN.


Notre mère est très bien : elle paraît fort contente. — Je lui avais parlé durant les vacances de notre affaire, comme d’une possibilité, et elle n’en parut pas éloignée ; car elle l’envisageait comme temporaire. La pensée de cette bonne mère me remplit de douceur ; car elle se lie à tous mes rêves de bonheur. Mais aussi, quelquefois elle me navre de tristesse. Grand Dieu ! que deviendrait-elle en telle hypothèse ? — Que l’opinion est cruelle d’ajouter tant d’importance aux démarches d’un enfant ! Je sacrifierais tout au bonheur de cette bonne mère, même le bonheur de ma vie entière. Je n’excepte que le devoir ; puisse-t-il ne pas me forcer à ce que lui seul pourrait m’arracher ! Adieu, ma très chère Henriette.


XIV


28 février 1845.

Je t’écrivais encore il y a quelques heures, mon Ernest bien-aimé, au moment où ta dernière lettre m’a été remise. J’abandonne trois ou quatre pages, que je t’avais déjà adressées, pour répondre à cette lettre si affectueuse dont chaque mot, chaque pensée est entrée au fond de mon âme. Bon et cher ami ! il y a aujourd’hui vingt-deux ans que tu ouvris les yeux à cette vie qui, pour toi aussi, devait avoir tant d’amertume ; depuis ce temps, quelle est l’heure où tu n’as pas été ma première, ma plus tendre préoccupation ? Oh ! que tu as raison de tourner vers moi ta pensée, quand tu te sens oppressé par la douleur ! C’est me prouver que tu as compris comment je t’aime ; c’est me rendre avec usure tout ce que je t’ai donné. — Oui, mon Ernest, avant d’aller plus loin dans la carrière où tu es entré, avant de faire un pas irrévocable dans une telle voie, il faut, comme tu le sens toi-même, que toute influence étrangère cesse d’agir sur ton esprit, que ta détermination vienne d’une volonté éclairée et libre. Or, pour qu’elle soit libre, il faut que tu sortes, pour quelque temps au moins, de l’atmosphère où tu as jusqu’à présent vécu, et, pour qu’elle s’éclaire, il est de toute nécessité que tu puisses connaître quelque peu ce monde où tu dois passer ta vie : il est des choses que tous les livres de l’univers ne sauraient enseigner. L’exécution de l’idée que je t’avais suggérée n’est aujourd’hui ni plus difficile ni plus impossible que lorsque je t’en parlai ; et, du moment que tu goûtes ce projet, mon bien cher ami, tu peux être assuré que je vais mettre tout en œuvre pour le rendre réalisable.

Sois parfaitement tranquille à l’égard du secret que tout nous commande, pour qu’aucune responsabilité ne pèse sur toi, pour que rien ne compromette ta position déjà si difficile ; j’agirai en tout en mon propre et privé nom ; je te conserverai ta liberté entière ; tu ne seras pour rien dans mes démarches ; moi seule aurai tout pensé, tout fait. Il y a plus : je n’emploierai peut-être pas d’abord l’intermédiaire de M. D… qui m’en avait le premier parlé, afin d’être bien assurée qu’aucune indiscrétion ne sera commise ; ce n’est pas la seule de mes connaissances dont je puisse réclamer les services. J’agirai donc, sois-en certain, mais sans que tu paraisses en rien, sans être sûre de ton consentement ni de ta participation.

Quoi qu’il en puisse être du résultat de mes démarches, je crois fermement que tu dois rester entièrement libre de tes engagements actuels pour toute l’année prochaine. Crois-tu que je recule devant l’idée de te savoir étudier et vivre librement pendant une année soit à Paris, soit à l’étranger ? Nullement, mon Ernest, et j’y reviendrai certainement, si je ne réussis pas à te trouver une position telle que je la désire. Toutes mes ressources t’appartiennent, elles me permettront même ceci, et je serai trop heureuse de les consacrer à porter quelque calme dans ton cœur, où je lis du fond de ma solitude et où je vois tant de troubles et de souffrances. J’ai eu l’âme navrée en lisant dans ta lettre que des pensées de mort traversaient ton esprit et que tu ne t’en attristais point. Hélas ! ami, qui désirerait vivre s’il ne songeait qu’à lui seul ?… Mais n’est-ce donc rien qu’une tendresse comme celle que je te porte ! Lorsque tu te complais dans de telles idées, penses-tu aux deux êtres dont tu es le premier bien, la plus vive affection ?… L’une de tes mères, tu parviens à lui persuader que tu es heureux ; mais celle qui dans ce moment pleure si douloureusement avec toi, ne mérite-t-elle pas aussi que tu relèves ton courage en lui donnant un souvenir ? Ranime-toi donc, mon Ernest, en pensant que tu n’es pas seul au monde, que tu as pour partager toutes tes peines, pour les alléger autant qu’elle le pourra, une sœur que le sort n’a pas épargnée et dont tu seras toujours la plus chère consolation. J’ai joué en tout ceci le triste rôle d’une Cassandre : j’ai prévu, j’ai prédit la cruelle incertitude qui t’accable ; nul n’a voulu me croire, et seule je ne pouvais résister.

Non, mon ami, non, l’opinion, quoique bien aveugle et bien injuste, n’est pas assez cruelle pour attacher aux démarches d’un enfant la responsabilité qui arrachait de ton cœur un cri si douloureux. J’ai connu des hommes honorables et honorés qui avaient reculé devant les liens qu’on te propose, et personne ne songeait à leur faire un crime d’une délicatesse de conscience qui n’est malheureusement que trop rare. Quelle âme honnête oserait le faire aujourd’hui, quand on voit, dans l’arène des partis et des querelles, ceux qui ne devraient connaître que des paroles de paix et de charité ?… Ne t’effraie donc pas à cette idée. Je ne veux ni t’offrir, ni te conseiller une rupture, mais si tes convictions et ta conscience t’y poussaient, ne crains pas le blâme de ceux dont l’opinion doit seule compter.

Ne redoute pas non plus les difficultés pécuniaires ; il n’en est pas que je ne sois prête à lever, du moins dans la sphère où mes faibles moyens me permettent d’atteindre. Quant à te créer une autre perspective, notre frère et moi nous serions encore tes appuis, et nous réussirions, je l’espère, non pas peut-être au gré de nos désirs ; mais enfin, mon Ernest, tout sort n’est-il pas momentanément acceptable quand il donne du pain et de l’indépendance, ces deux premières nécessités de la vie ? Je te le répète, bon et cher ami, mon but en tout ceci n’est de te pousser à rien : je veux seulement, je désire par-dessus tout que tu sois libre pendant deux années, que tu puisses juger sainement ce qu’on te propose ; puis, si tu voulais reprendre la même voie, je n’aurais plus la moindre observation à faire, dès que tu y rentrerais avec une résolution personnelle et éclairée. Je ne puis croire qu’un pareil arrangement coûte des larmes a notre mère ; je ne puis pas me représenter qu’il y ait quelque chose qu’elle désire plus que ton repos et la tranquillité de ton âme… D’ailleurs, tu l’as senti, quand une chose devient un devoir, toute autre question, quelque délicate qu’elle soit, s’affaiblit et disparaît devant cette loi impérieuse. Quand cela deviendra nécessaire, nous traiterons plus longuement ce point si cher et si important.

Je pense, mon ami, qu’il n’est pas nécessaire de résumer ce que je t’ai dit avec tant de longueurs. Tu as compris, je l’espère, qu’en toute hypothèse tu trouveras un appui et la plus tendre assistance. Je me flatte d’avoir tout prévu ; et alors même que de nouvelles difficultés surgiraient encore, elles me trouveraient prête à y opposer un nouveau courage. Ne te laisse donc point abattre, mon bien cher enfant ! La vie est une bien rude épreuve : de bonne heure la tienne est amère ; mais songe que tu n’es pas seul à en supporter le poids. Lorsque tu croiras qu’une indiscrétion sera moins à craindre pour les démarches que je vais commencer, dis-le-moi, mon bon Ernest, afin que je puisse réclamer les services de la personne qui m’avait conseillé la première de mettre un intervalle entre tes études et tes engagements. D’ici là, je ne lui en parlerai point ; mais j’agirai par ailleurs. Je pense même que, près de lui aussi, il me serait possible de faire une première demande sans te compromettre en rien. Je verrai… Tu comprends bien, n’est-ce pas, que j’ai plusieurs cordes à mon arc et que, dans tous les cas, des études libres te seront toujours possibles. Ernest, mon bon enfant, que ne puis-je te voir au moins pendant une heure ?… Je te sais accablé de tristesse et de tourments, et je suis à cinq cents lieues de toi. Mon Dieu, soyez pour lui ce qu’il ne m’est plus permis d’être, la voix qui console, l’ami qui soutient ! — De tout ceci, mon bon Ernest, tu concluras facilement avec quelle anxiété j’attendrai de tes nouvelles. Écris-moi donc quand cela te sera possible, et surtout si quelque nouveau chagrin venait encore bouleverser ton âme. Je ne sais plus prévoir que des douleurs.

Le même jour où j’ai reçu ta lettre du 1er décembre, j’eus aussi des nouvelles de notre bonne mère ; et aujourd’hui encore je reçois une autre lettre d’elle en même temps que la tienne. Elle se dit bien, très bien, et un petit mot d’Emma achève de me rassurer pour sa santé et sa position. Le courrier précédent m’avait aussi porté des nouvelles de notre frère et de sa femme ; eux du moins sont heureux. Puissent-ils l’être toujours ! — Donne de mes nouvelles à maman ; dis-lui que je l’embrasse tendrement et que j’ai reçu sa lettre. Ajoute aussi que l’attendrai un peu à y répondre, puisqu’elle saura par toi que je me porte bien. — Je t’écris à une heure bien avancée, mon pauvre enfant, et j’ai encore peine à te quitter. Adieu ! Courage et confiance en ceux qui t’aiment ! Il n’est pas possible que tu sois complètement malheureux avec une affection comme celle que je te porte. Dans ta vie, mon Ernest, j’ai confondu toute la mienne ; crois que je ne l’en séparerai jamais. — A toi toujours et de toute mon âme !

H. R.


XV


MADEMOISELLE RENAN
Au château de Clemensow, poste de Zwierziniec,
près Zamosc (Pologne).


Paris, 11 avril 1845.

Que ta dernière lettre, mon excellente sœur, est venue à propos pour soulager mon pauvre cœur et relever ses espérances ! Non, Dieu ne m’a pas délaissé, puisqu’il m’a conservé une affection si tendre et si généreuse ; jamais je ne renoncerai à l’espoir du bonheur, tandis que je pourrai compter sur elle. Rassure-toi donc, ma chère Henriette, sur les souffrances intimes et les cruelles perplexités que ton cœur a devinées dans le mien. Je suis trop vrai avec toi pour nier que mon âme en ait ressenti les plus dures atteintes. Mais ton amitié, qui m’est témoignée d’une manière si douce et si efficace, suffirait pour en tempérer l’amertume. D’ailleurs, bonne Henriette, jamais toute lueur d’espérance n’est sortie de mon cœur ; et même dans ces rares moments où la mort m’a semblé le seul remède à mes maux, eh bien ! même alors il y avait encore au fond de mon être une région assez calme. C’est dans ces moments qu’on est heureux d’être capable d’une pensée morale. Si la fin de l’homme était la joie, la vie serait insupportable à ceux à qui le sort l’a refusée ; mais quand on a placé le terme de sa vie dans un monde plus haut, on est moins ému des tempêtes qui agitent les régions inférieures. Je me consolais en songeant que je souffrais pour ma conscience et pour la vertu. La pensée de ce Jésus de l’Évangile, si pur, si beau, si calme, mais si peu compris de ceux même qui l’adorent, m’était surtout d’un admirable soutien. Quand je retraçais à ma pensée ce sublime idéal de souffrance et de vertu, je sentais mes forces renaître, et je consentais à souffrir encore. — Mon Dieu, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi ; pourtant que votre volonté soit faite, et non la mienne !

Je dois d’abord t’annoncer, ma bonne Henriette, que, conformément à tes conseils et à ce que j’ai cru mon devoir, j’ai refusé d’avancer cette année au sous-diaconat, auquel j’ai été invité, et qui, comme tu le sais peut-être, compte pour le pas irrévocable. Cette démarche n’aura, j’en suis sûr, aucune suite fâcheuse. — Avant d’entrer dans la discussion de nos projets, je veux, bonne Henriette, compléter les notions que je t’ai déjà données sur mes dispositions actuelles, afin que cette connaissance serve à te diriger dans les démarches que tu veux bien entreprendre pour moi. Je ne me rappelle pas t’avoir jamais exposé les motifs pour lesquels la carrière ecclésiastique a cessé de me sourire ; je veux le faire aujourd’hui avec toute la netteté d’une âme franche et droite, parlant à une intelligence capable de la comprendre. Eh bien ! le voici en un seul mot : je ne crois pas assez. Tandis que le catholicisme a été pour moi la vérité absolue, le sacerdoce s’est montré à moi entouré d’un éclatant prestige de grandeur et de beauté. Quelques circonstances accidentelles, provenant des hommes et non des choses, ont pu ralentir quelques instants l’élan spontané de mon âme ; mais ce n’étaient que de légers nuages, qui se sont dissipés, aussitôt que j’ai compris que toutes les conditions de la vie étaient assujéties à ces épreuves et à de plus cruelles encore. Maintenant plus que jamais je me sentirais prêt à les mépriser et, si Dieu m’accordait en ce moment celle illumination intérieure, qui fait toucher l’évidence et ne permet plus le doute, oui, dès ce moment, je me consacrerais au catholicisme, et je me dévouerais non pas à la mort, puisqu’il ne s’agit plus de cela, mais au mépris et à la raillerie, pour défendre une cause qui aurait ravi ma conviction.

Mais au milieu de tout cela, ma pensée poursuivait un immense travail. Du moment où ma raison se réveilla, elle réclama ses droits légitimes, tels que tous les temps et toutes les écoles les lui ont accordés ; j’entrepris dès lors la vérification rationnelle du christianisme. Dieu, qui voit le fond de mon âme, sait si j’y ai procédé avec attention et sincérité. Comment, en effet, juger légèrement et en se jouant les dogmes devant lesquels dix-huit siècles se sont prosternés ? Certainement, si j’avais à me défendre de quelque partialité, elle leur était favorable et non hostile. Tout ne me portait-il pas à être chrétien ? Et le bonheur de ma vie, et une longue habitude, et le charme d’une doctrine dont on s’est nourri, qui a pénétré toutes les idées de la vie ? Mais tout a dû céder à la perception de la vérité. Dieu me garde de dire que le christianisme est faux ; ce mot dénoterait bien peu de portée d’esprit : le mensonge ne produit pas d’aussi beaux fruits. Mais autre chose est de dire que le christianisme n’est pas faux, autre chose qu’il est la vérité absolue, au moins en l’entendant comme l’entendent ceux qui se portent pour ses interprètes.

Je l’aimerai, je l’admirerai toujours ; c’est lui qui a nourri et réjoui mon enfance ; il m’a fait ce que je suis ; sa morale (j’entends celle de l’Évangile) sera toujours ma règle ; toujours j’aurai en aversion ces sophistes qui emploient contre lui la calomnie et la mauvaise foi, car il y en a qui le font ; ceux-là le comprennent bien moins encore que ceux qui se livrent à lui en se fermant les yeux. Jésus surtout sera toujours mon Dieu. Mais quand on descend de ce christianisme pur, qui, bien entendu, ne serait que la raison elle-même, à ces idées mesquines et étroites, à toute cette mythologie qui tombe devant la critique… Henriette, pardonne-moi de te dire tout cela : je n’adhère pas à ces pensées, mais je doute, et il ne dépend pas de moi de voir autrement que je vois. Et pourtant ils vous disent qu’il faut admettre tout cela, qu’on n’est pas catholique sans cela. O mon Dieu, mon Dieu, que faut-il être donc ?… Voilà mon état, ma pauvre Henriette… Il ne s’agit pas entre nous de toute cette théorie ; mais tu comprends maintenant ma position. Oui, je te le répète, c’est là l’unique cause qui m’éloigne du sacerdoce. Humainement, tout m’y sourirait ; la vie qu’il impose ne serait pas bien différente de celle qu’en tout cas je mènerai ; je serais sûr en l’embrassant d’un avenir parfaitement conforme à mes goûts, toutes les circonstances semblent réunies pour m’aplanir les voies ; je puis même te le dire, une réputation commencée, qui m’assure que je parviendrais à sortir de cet insipide vulgaire… Mais tout doit céder au devoir. Il n’y a que maman qui me déchire le cœur ; là, il n’y a pas de remède.

Arrivons à nos projets, ma bonne Henriette. Je suis d’avis que tu avances, mais doucement, et surtout en ne présentant ma démarche que comme un délai à certaines personnes. Le fait est qu’il en est ainsi, et que s’il fallait faire un pas décisif en arrière, j’attendrais encore. Comment faire après cela, si des réflexions ultérieures amenaient un revirement ? Je n’accepterai jamais le parti que tu me proposes, d’une année d’études libres : Dieu sait s’il me plairait, envisagé en lui-même ; mais il me désolerait en songeant aux sacrifices qu’il t’imposerait.

Non, bonne Henriette ; je suis bien au séminaire, on y est plein d’égards pour moi. D’ailleurs j’y puis rester en conscience, puisque j’hésite seulement et que si tous les hésitants devaient en sortir, il serait bien désert. Un préceptorat ordinaire ne me plairait qu’autant qu’il m offrirait des avantages pour mon progrès intellectuel. Car tu comprends qu’il ne m’avancerait pas à grand’chose pour l’avenir. J’ai quelquefois songé à prendre mes grades ; quelques semaines me suffiraient pour le baccalauréat. Mais l’université ne me plaît qu’à demi ; non que je partage les idées exagérées de nos déclamateurs ; mais je sais qu’elle exerce une inquisition considérable sur ses membres, et que tout s’y fait par faveur. Si je me soustrais à une autorité, ce n’est pas pour me soumettre à une autre. Une nouvelle porte s’est depuis quelque temps ouverte devant moi. J’assiste deux fois par semaine au cours de langues orientales de M. Quatremère au Collège de France. Comme le nombre de ses élèves n’est que de quatre ou cinq, j’ai bientôt fait sa connaissance, appuyé sur la recommandation du premier professeur de langue hébraïque au séminaire, lequel est avec lui en commerce scientifique. Comme il a à peu près la direction de ces études en France, j’espérerais qu’il pourrait m’y avancer. Cette branche me plairait d’autant plus, que j’y ai fait des progrès considérables. Mais je ne voudrais m’arrêter décidément à aucun de ces projets avant de les avoir étudiés de plus près. Or, c’est ce que je pourrai, moyennant l’exécution du plan que tu travailles à réaliser pour moi. Tout le reste ne peut être que d’une exécution ultérieure. J’attends donc, ma chère Henriette, le résultat de tes démarches. Pourvu que le secret soit gardé à l’égard du séminaire et surtout de maman, et que la chose soit présentée sous le jour que je t’ai dit, c’est-à-dire comme délai et épreuve, il n’y a rien à craindre. Pauvre Henriette, que ne puis-je t’ouvrir ma pensée tout entière ! Je me désole quand je pense qu’il nous faut un mois entier pour échanger une pensée. Adieu, ma bonne et chère Henriette. Sur toi reposent toutes mes espérances de bonheur. Pourrai-je un jour te rendre tout ce que tu as fait pour moi ? L’avenir me désole par son incertitude. Au moins tu posséderas toujours la tendresse la plus vive de mon cœur ; c’est le seul retour que je puisse te promettre.

E. RENAN.


XVI


1er juin 1845.

Rien ne peut ajouter à la tendresse que je te porte, mon Ernest bien-aimé ; mais, si cela était possible, rien aussi n’y eut été plus propre que ta dernière lettre. Oui, mon ami, ouvre-moi ta pensée en tout, toujours, entièrement ; et sois assuré qu’elle sera non seulement comprise, mais partagée avec la plus douce sympathie. Il y a déjà plus d’un mois que je l’ai reçue, cette preuve de confiance qui m’a été si chère ; si je ne t’ai point dit plus tôt tout ce qu’elle m’a fait éprouver, c’est que je voulais, cher ami, attendre la réponse d’une lettre que j’ai écrite à Vienne, et dans laquelle je demandais si quelqu’un dont le cœur m’est tout dévoué pouvait me seconder dans des démarches que je lui indiquais. J’ai reçu cette réponse et je vais t’en parler tout à l’heure. D’abord, mon bon Ernest, je dois te dire que, d’après ta dernière lettre, je me suis décidée à ne pas m’adresser à M. Des… Ce que nous jugeons avec notre cœur et notre conscience, n’est pour lui, comme pour bien d’autres, qu’une affaire de parti. J’ai eu bien de la peine à le croire, mais il m’a fallu me rendre à l’évidence. Je ne pouvais compter sur sa discrétion à l’égard des personnes qui t’entourent ; au contraire, il m’est à peu près certain qu’avant toute chose il leur en eût parlé. J’ai donc tourné ailleurs ma pensée, et la réponse que j’ai reçue me fait part des démarches empressées que l’on a faites et dont il n’y a maintenant qu’à attendre le résultat. Sois parfaitement tranquille ; tu n’y es pour rien ; tout a été fait en mon nom personnel, et, quoi qu’on ait agi, tu ne te trouves nullement engagé. Tout cela marche, cher Ernest, comme doit marcher une telle affaire, avec la plus grande circonspection, la plus grande prudence. Maintenant, mon ami, revenons à ta lettre, et voyons si, d’après ce que tu me dis, l’idée d’un préceptorat est la meilleure à suivre. Comment, mon bon Ernest, pourrais-je te blâmer du doute qui agite ta pensée ? Ne sais-je pas par expérience que nous ne sommes point les maîtres de repousser ce que notre conscience nous suggère, ce que l’amour de la vérité nous inspire ? Il y a bien plus : dès que cette voix de la vérité se fait entendre, il ne dépend plus de nous d’y fermer l’oreille, elle nous oblige de suivre en tout ses inspirations. Crois donc, mon pauvre ami, que nul plus que moi ne peut prendre part à tout ce que tu me confies.

Je ne veux te rien dire de plus sur le fond même de tes agitations, car je crois sincèrement qu’en matière aussi délicate toute influence extérieure, viendrait-elle des êtres qui nous sont les plus chers, doit se taire et disparaître. Je prends donc la question au point où il me semble qu’était ton esprit au moment où tu m’écrivais ta dernière lettre, et je t’avoue que, d’après ce que j’ai entrevu, j’ai peine à croire que tu reviennes à ta première manière de voir, à tes précédentes dispositions. Lorsque certaines idées ont été agitées, elles laissent toujours quelques traces, et la moindre de ces traces, mon Ernest, doit suffire pour t’arrêter. Cette croyance me porte à me demander si un préceptorat, emploi certainement avantageux dans le présent, le serait aussi pour l’avenir. Sans rien décider, mon ami, je soumets à ton jugement les considérations que soulève cette question, pour nous si importante. Un pareil emploi aurait le grand avantage de te rendre à ta liberté d’examen et d’action sans secousse, sans bruit, sans rupture, et peut-être même sans explication, du moins pour le moment ; il te procurerait en outre, ce dont nous avons souvent parlé, la possibilité de connaître, d’étudier le monde sur une scène plus étendue, de perfectionner tes études par la comparaison. Mais si, comme je suis portée à le croire, cher Ernest, tu marches vers une voie différente de celle où l’on avait voulu t’engager, je crains que ce même emploi ne t’éloigne de toute autre route, et à lui seul il n’offre qu’une perspective bornée. Tu me parles de tes études de langues orientales, de la connaissance de M. Quatremère, de la possibilité qu’il y aurait peut-être de te créer des moyens d’avancement de ce côté : ne craindrais-tu pas, en t’éloignant, mon bon Ernest, de rompre tes rapports avec le savant professeur dont tu me parles, de rendre ensuite impossible toute reprise d’une telle connaissance ? Je t’avoue que je le redoute, et c’est là certainement le premier motif qui m’empêche de désirer ardemment la réussite des démarches que j’ai faites. Les études libres que je te proposais, et sur lesquelles je reviens encore, laissaient subsister ces rapports et permettaient même de les accroître ; — il est vrai que, d’un autre côté, elles feraient, j’en conviens, pressentir une rupture à ceux qui ont tout intérêt à ne point te perdre et qui ne manqueraient pas de s’en alarmer. Voilà, mon bon et cher Ernest, les deux idées sur lesquelles j’appelle toutes tes réflexions. Elles peuvent se résumer ainsi : un préceptorat ne peut laisser soupçonner à personne la moindre hésitation de ta part, et, lorsque deux ou trois ans seront écoulés, il sera infiniment plus facile d’amener tous les esprits, même celui de maman, à un changement qui les frapperait davantage s’il était brusque ; en supposant tes idées de changement à peu près arrêtées, cette même occupation ne t’éloignerait-elle pas d’une autre carrière, en te reculant encore de deux ou trois années ? Pense à cela, mon bon, mon cher Ernest, pendant que je laisserai agir mes amis, et communique-moi, sans la moindre restriction, toutes tes réflexions, tous tes sentiments. Quant aux craintes délicates qui t’empêchent d’accepter mon offre d’études libres, laisse-moi les combattre, mon ami, en te disant que te créer un avenir est ma première pensée, mon premier désir, le seul but de tous mes travaux ; pourrais-je donc être arrêtée par la considération d’une dépense bien minime, quand on songe qu’il s’agit de toute ton existence ? Un jeune homme rangé et studieux peut vivre une année à Paris avec douze cents francs ; faudrait-il multiplier deux ou trois fois cette somme pour te procurer une carrière, tu penses bien, cher ami, que je n’hésiterais pas un instant : ne serais-je pas trop heureuse de la voir clairement tracée ? Tout ceci, sois-en sûr, se passerait exclusivement entre toi et moi ; et n’avons-nous pas dit depuis longtemps qu’entre nous tout doit être commun ?… Maman m’écrit que tu t’es décidé à ne point avancer cette année vers des liens indissolubles ; je t’assure, je te proteste qu’elle n’en est ni surprise ni affectée ; avec du temps, on l’amènerait facilement à d’autres vues, et c’est en cela qu’un séjour à l’étranger serait particulièrement utile. Cependant, mon [bon] Ernest, il ne faudrait pas tourner le dos a un autre chemin p[our] s’arrêter entièrement à cette considération. Je ne puis croire que maman soit aussi affligée que tu le crains d’un changement dans tes résolutions : comme je pressentais toujours ce qui arrive, je lui ai dit plusieurs fois qu’il fallait s’y attendre, et jamais elle n’a cessé de me répéter qu’elle voulait avant tout te voir agir librement. Rassure-toi donc un peu sur ce point ; d’ailleurs cher ami, il s’agit ici d’une chose sur laquelle il est impossible de transiger. « Devoir, mot sublime ! tu n’offres rien d’agréable à l’homme, tu ne lui parles que de sacrifices, et cependant toi seul lui révèles sa dignité, sa liberté ! » Reconnaîtras-tu Kant dans cette maxime ?

Je t’écris en arrivant à Varsovie, où je suis de nouveau pour cinq ou six semaines. Ce voyage, les embarras d’une installation, les dérangements qu’un séjour à la ville ajoute toujours à mes occupations, ont beaucoup retardé ma lettre ; cette pensée me désole, mon Ernest, quand je songe que tu l’attends. Je la continue au milieu de mille interruptions, ne désirant rien plus vivement que d’envoyer vers toi quelques mots de calme et de tendre affection. Que je te remercie, mon ami, d’avoir écouté ma voix et celle de ta conscience, d’avoir repoussé les engagements qu’on voulait déjà t’imposer !… Je n’ose te rien dire de plus ; ma lettre est pleine de restrictions, parce que je suis convaincue que le secret de ma correspondance n’est pas respecté. Que Dieu et ta raison t’inspirent ! Que l’amour du bien et de la vérité te suggère les avis que mon éloignement ne me permet plus de te donner ! Ernest, viendra-t-il un temps où nous pourrons laisser parler sans contrainte deux cœurs qui sauront s’apprécier, qui seront heureux de s’éclairer, de se soutenir l’un par l’autre ?… Quel rêve ! Adieu, cher bien-aimé ! Crois que tu es dans toutes mes pensées ; crois que je veille sur toi avec la sollicitude la plus tendre, avec l’affection la plus dévouée. A toi toujours et de toute mon âme.

H. R.


J’espère que cette lettre te parviendra sans retard, puisque je la fais partir de Varsovie. Je serai ici jusque vers le 10 juillet, c’est-à-dire que, si tu m’écris dans le courant de juin ou les premiers jours de juillet, il faut m’adresser ta lettre : mademoiselle R…, palais Zamoyski, à Varsovie. Fais en sorte, mon ami, que j’aie ta réponse avant de retourner à la campagne. Dès que j’aurai quelques nouvelles des démarches que l’on fait pour nous en Allemagne, je te les communiquerai immédiatement. Si tu étais incertain sur l’adresse qu’il faudrait employer après le 2 ou 3 juillet, sers-toi toujours de celle de Varsovie : si j’étais partie, on m’enverrait mes lettres, et il faut toujours qu’elles passent par ici. Mille amitiés, cher Ernest.


XVII


MADEMOISELLE RENAN
Palais Zamoyski, Varsovie (Pologne)


Paris, 21 juillet 1845.

Dieu soit béni, ma chère Henriette, de m’avoir donné au monde quelqu’un qui me comprenne ! Oui, en toi seule j’ai trouvé cette intelligence parfaite de mon état, qui devine ces nuances délicates que l’on ne peut rendre, et cette appréciation large et sincère, qui ne cherche pas à dénigrer des intentions que je crois pures, et que tant d’autres interpréteront si mal. Que leur jugement m’importe peu, quand je jouirai de l’assentiment de ma conscience et de ceux dont j’estime l’opinion, tandis que je pourrai me rassurer sur la pureté de mes actions par le témoignage d’une amie, en qui je trouve le sens de la vraie morale plus éclairé qu’en tant d’autres qui passent pour habiles ! J’aurai fait au moins ce que bien peu auront fait dans une position comme la mienne. J’aurai secoué avec courage une destinée qui s’est imposée à moi bien fatalement, et sous laquelle j’en vois tant d’autres succomber. Parviendrai-je à la surmonter ? Quoi qu’il en soit, mon devoir à qui j’aurai tout sacrifié, me consolera de toutes les peines qui m’attendent. Admirable disposition de celui qui a créé l’homme, d’avoir caché la plus douce et la plus pure des jouissances sous les plus amers sacrifices ! Heureux qui a le courage de l’acheter à ce prix !

Les réflexions que tu me proposais sur les deux alternatives qui s’offrent actuellement à moi, seront celles que fera spontanément tout homme sensé qui verra ma position, et j’en ai fait l’expérience. Le préceptorat en Allemagne pourvoit merveilleusement au présent, mais non à l’avenir. Le parti contraire, d’après lequel je prendrais immédiatement une voie plus arrêtée vers telle ou telle carrière, offre bien des difficultés dans le moment actuel, mais il est rassurant pour l’avenir. Voici exactement ma position actuelle ; nous en tirerons ensuite les conséquences pour la pratique. Outre le préceptorat d’Allemagne, il y a trois voies principales qui s’ouvrent devant moi, et sur lesquelles il faut que j’aie des données plus positives, avant de prendre une décision quelconque. Je t’ai déjà parlé de mes relations avec M. Quatremère ; elles se sont encore resserrées vers la fin de l’année, où je suis resté presque son unique auditeur, et j’étais décidé à m’ouvrir à lui sur mes intentions, à la suite de l’une des dernières séances, lorsqu’un malencontreux incident y a mis obstacle. Il nous a fait annoncer subitement qu’il ne pouvait plus continuer son cours, et ainsi tous mes plans ont été déjoués. Mais je suis décidé au commencement de l’année prochaine à tenter une démarche de ce côté. Cette voie ne me mènerait peut-être pas vite ; mais je suis sûr d’y réussir, et le petit nombre des concurrents m’y dispenserait de cette rivalité ardente et intéressée, qui dévore tout dans les autres carrières, et qui déplaît à l’esprit moral et philosophique. Content d’être ce qu’il est, il n’aime pas à se mesurer avec cette tourbe d’adversaires.

Un second parti, sur lequel j’insiste davantage, m’a été conseillé par l’un de mes professeurs, celui qui certainement témoigne l’esprit le plus juste et le plus impartial. Il m’a nettement déclaré que ma place était à l’École normale. Un pareil conseil donné à Saint-Sulpice et dans les circonstances actuelles, prouve, ce me semble, un esprit assez libre. La difficulté la plus apparente contre ce parti, est évidemment celle de mon éducation tout ecclésiastique. Mais je doute bien qu’elle fût infranchissable. Je pense d’abord que Messieurs de l’université ne feraient pas difficulté de passer sur ce point, supposé qu’on leur manifestât l’intention de s’agréger à leur corps ; j’ai de nombreux exemples qui m’ autorisent à le croire, et c’est ainsi que, dans un des passages de ma dernière lettre, dont l’extrême concision a dû te paraître inexplicable, j’ai pu identifier mon initiation aux grades universitaires avec mon agrégation à l’université. D’ailleurs quand cela serait impossible, tout ce qu’il aurait de plus onéreux serait de me faire inscrire, moyennant la rétribution ordinaire, dans une de ces maisons préparatoires, où l’on est censé faire en six mois la rhétorique et la philosophie universitaires. Pendant ce temps je me préparerais à mes examens d’admission.

Cette carrière me plairait beaucoup. Car, je crois te l’avoir déjà dit, mes habitudes intellectuelles, contractées depuis tant d’années, et favorisées par mon genre de vie, me font un besoin indispensable d’une vie d’études et de pensée. L’homme ne vit pas seulement de pain, et je crois que je me passerais plus facilement du pain du corps que de celui de l’esprit. L’instruction publique me laisserait libre de satisfaire ce besoin, non sans doute avec cette large et pleine liberté du savant libre, qui pousse ses études et sa pensée avec une entière indépendance ; cet état, qui est mon rêve, est maintenant impossible en France à quiconque est obligé de songer à se procurer le pain du corps avec le pain de l’esprit. Mais enfin, j’y trouverais la possibilité de me faire un plan de vie à mon gré, outre que le cadre du professeur respecte assez la liberté individuelle. L’École normale renferme, comme tu sais, trois sections ; lettres, sciences physiques et mathématiques, philosophie. J’embrasserais cette dernière, où mes études sont le plus avancées, et qui convient le mieux à mes goûts. Ceux qui me connaissent me disent que je percerais. La difficulté d’une transition aussi brusque, l’impossibilité de me voiler sous le prétexte de l’expectative, les anathèmes du clergé qui, pour le coup, me déclarerait hérético-schismatique, ne m’arrêteraient peut-être pas, si cela ne faisait pas de peine à maman. Mais que ne ferais-je pas céder à cette considération ? Je vois là un devoir, et n’y verrais-je qu’une faiblesse, je ne sais si je serais assez fort pour la vaincre. J’espère pourtant qu’il y aurait moyen de calmer ses craintes par des espérances. Je sonderai durant les vacances ce point délicat.

Je t’ai parlé, chère Henriette, d’une troisième voie, qui m’offrirait peut-être quelque issue ; mais celle-ci ne me présente encore rien de déterminé ; ce ne sont que des possibilités. Je n’ai encore rien dit à M. Dupanloup de mon état ni de mes projets, et ne puis le faire actuellement, car il n’est pas à Paris. Or, j’ai assez bonne opinion de l’élévation de son esprit pour croire qu’il y prendra intérêt. J’ai vu plusieurs jeunes gens, mes anciens condisciples, dans des positions analogues à la mienne, à qui il a rendu d’immenses services, soit en les secondant dans la carrière qu’ils avaient embrassée, soit en leur ouvrant quelque issue. Il est naturellement généreux et grand, et son influence est fort étendue, même parmi ceux que le parti où il est engagé l’oblige à combattre : tu sais que les protections des opposants ne sont pas les plus mauvaises.

Je pense donc qu’il serait prudent de ne rien décider, avant de lui en avoir parlé. Néanmoins, ma chère Henriette, le parti que tu me proposes est incontestablement celui qui me sourit le plus. L’avantage de tout pacifier pour le moment, le plaisir de voir l’Allemagne et de compléter mes points de vue en me transportant sur un théâtre plus large, la facilité d’acquérir la connaissance des hommes et du monde l’emporteront, je le pense, dans mon esprit sur toute autre considération, outre que je ne sais quel instinct me porte à suivre l’impulsion de cette main, qui m’a toujours si bien mené.

Je n’ai encore fait dans l’intérieur du séminaire aucune démarche officielle. Trois directeurs seulement le savent à titre de confidence, et ils s’attendent à ce que je revienne l’an prochain, au moins pour commencer l’année. Quant à maman et Alain, je ne leur en ai pas dit un mot.

Tel est, ma bonne Henriette, l’état actuel de ma position. Il me semble que voici la conséquence pratique qui en ressort naturellement. — Je ne puis guère prendre une décision avant le commencement de la prochaine année scolaire, puisque une foule de données qui me sont nécessaires pour me déterminer ne me seront fournies qu’à cette époque. Mon dessein serait donc de revenir vers la fin des vacances, et alors de faire les démarches décisives. Je consulterais M. Dupanloup, M. Quatremère, je prendrais des informations sur l’École normale, j’arrangerais tout avec les directeurs du séminaire ; car la position que j’ai prise vis-à-vis d’eux m’oblige à beaucoup d’égards, et j’espère que ma décision serait prise vers le commencement de novembre. Tu conçois d’ailleurs que je suis bien aise que tous ces projets restent dans un certain vague durant tout le temps que je vais passer avec ma bonne mère. Si j’avais pris une décision positive, je ne pourrais la lui cacher ; et tout cela se fait mieux de loin que de près.

Mais une grande question sur laquelle je suis fort indécis, est de savoir si je dois rentrer au séminaire. Étant décidé à n’y pas rester, cette démarche en elle-même semble équivoque ; je m’en ferais même une sorte de conscience, si ces messieurs du séminaire ne m’y engageaient très fortement, malgré l’exposition claire et nette que je leur ai fait de mes desseins. J’avoue bien que cela aurait des avantages : je négocierais plus facilement avec M. Dupanloup et ces messieurs du séminaire, etc., etc. D’ailleurs, cela rassurerait notre bonne mère. Mais en vérité, je ne sais pourquoi, j’y répugne : rentrer ainsi pour quelques semaines me paraît une démarche détournée et peu sincère. L’expérience des vacances servira beaucoup à me déterminer sur ce point. Il y a près de Saint-Sulpice un bon hôtel, sur lequel j’ai pris des informations, et où je pourrais passer à peu de frais trois semaines ou un mois ; je suis persuadé qu’il ne me faudra pas davantage pour prendre une résolution en toute connaissance de cause. Cette dépense m’effraie, bonne Henriette, et si tu ne pouvais me donner qu’au bout de quelques mois une réponse pour le préceptorat, j’en parlerais à ces Messieurs qui me recevraient au séminaire à bras ouverts ; car, quand j’ai touché ce point, ils ont cherché de toutes les manières à combattre là-dessus mes délicatesses. — Ta lettre contribuera beaucoup à me décider.

Dans deux jours, chère Henriette, je pars pour rejoindre notre bonne mère. Voici encore un point bien difficile, et sur lequel j’ai dû réfléchir longtemps avant de découvrir la vraie ligne de conduite que j’y devais tenir. Voici celle à laquelle je me suis arrêté. Presque aussitôt mon arrivée, je parlerai à maman de notre projet pour l’Allemagne. Je suis certain qu’elle en sera satisfaite ; je lui en avais déjà parlé vaguement autrefois, et ce projet parut beaucoup lui sourire. Quand je lui ai dit que j’apprenais l’allemand, elle me fit d’elle-même la réflexion que cela me serait utile pour ce projet, et surtout, disait-elle, pour me rapprocher de toi. Cette bonne mère s’imagine que dès que je serai en Allemagne, nous serons près l’un de l’autre. Plût à Dieu que ce ne fût pas une illusion de son bon cœur ! Je lui laisserai, de plus, entrevoir que bien des incertitudes travaillent mon âme, qu’il serait possible, etc… En un mot je lui présenterai la chose aux termes où elle en était il y a six mois, comme une excellente place d’expectative. Mais je ne lui dirai absolument rien de tous nos autres projets, et en effet je regarde comme bien probable que celui d’Allemagne aura la préférence. D’ailleurs, s’il venait à se rompre, il aura servi au moins de transition à des démarches plus tranchées, et qu’il serait imprudent de présenter dès le premier abord.

Ta lettre, bonne Henriette, que je recevrai durant les vacances, servira beaucoup à la faire entrer dans cette manière de voir. Je t’en supplie, conforme-toi au point de vue que je viens de te présenter, et que je crois le seul praticable. Écris-moi comme tu m’aurais écrit il y a six mois ; présente cette place comme une manière utile d’employer des années où je ne puis encore prendre une détermination irrévocable. Ne suppose pas la possibilité, ou au moins l’existence d’autres hypothèses. Sois sûre que je comprendrai tout. Si tu ne veux pas que je rentre au séminaire, tu m’y engageras, me conseillant seulement de retourner à Paris vers la fin des vacances, afin d’arranger l’affaire avec mes supérieurs. Quant à l’affaire du préceptorat, tu la présenteras telle qu’elle est, mais comme à peu près immanquable, supposé qu’on ait la patience d’attendre.

Quant à l’École normale, si tu approuves mon projet, tu me conseilleras de prendre mes grades, cette phrase sera pour moi synonyme de faire des démarches de ce côté. La chose ainsi présentée ne pourra alarmer maman. — Mon Dieu ! qu’il m’en coûte de dissimuler ainsi quelque chose avec celle pour qui je n’eus jamais rien de caché ! Que ces détours pèsent à la sincérité de mon cœur ! Mais n’est-ce pas un devoir pour moi de ne rien négliger pour adoucir à cette bonne mère un coup si rude, que le plus strict devoir m’oblige à lui porter ? Ne dois-je pas au moins taire tout ce qui se peut taire ? Oh ! que je me soumettrais volontiers à la position la plus pénible, supposé que je susse lui épargner quelques instants de peine !

Tel est, ma bonne Henriette, le plan de conduite auquel je me suis arrêté après de bien sérieuses réflexions. Agis de ton côté comme tu l’as déjà commencé. Si tu trouves une place réellement avantageuse, qui me laisse le temps et m’offre la facilité de continuer mes études et [le cours] de mon perfectionnement intellectuel, accepte sans hésiter : sois bien persuadée que tout ce que tu feras sera pleinement ratifié par moi. Si tes recherches n’amenaient pas encore un résultat conforme à tes désirs, agis comme incertaine de mon consentement. Du reste, ton instinct délicat te guidera bien mieux en tout cela que tout ce que je pourrais te dire. Il a dû me suffire de te mettre au courant de ma position actuelle.

Que toutes ces pensées, ma chère Henriette, préoccupent mon âme et la jettent dans de cruelles perplexités ! Je suis peut-être plus calme qu’au temps où j’hésitais encore ; mais plus que jamais l’avenir, que je n’avais pas encore vu de si près, me remplit de crainte. Moi si faible, si inexpérimenté ; moi isolé de tout appui, n’ayant d’autre soutien que toi, mon Henriette, toi à cinq cents lieues de moi, chercher à briser des liens si forts, m’arracher à la voie où jusqu’ici une force supérieure m’a conduit !… Je m’effraie quand j’y songe ; mais je ne reculerai pas. Et puis, crois-tu que je peux me séparer sans regret de ces croyances, de ces projets, qui ont fait si longtemps ma vie et mon bonheur ? Et tout ce monde dans lequel je m’étais naturalisé, et qui va me renier !… Et l’autre monde voudra-t-il de moi ? Le premier m’aimait et me choyait ; que ne me dit-il pas encore ? Henriette, ma bonne Henriette, soutiens mon courage. Oh ! que dans ces moments-là où la vie m’apparait ainsi sèche et triste, j’ai besoin de penser à toi ! Car enfin, si je ne t’avais, je serais seul au monde. Encore si j’étais sûr de pouvoir réaliser mon idéal, d’être ce que je veux être ! Mais quand je serais sûr de moi, serais-je sûr des circonstances ? Que de fois j’ai maudit le jour où je commençai à penser, et j’ai envié le sort des simples et des enfants, que je vois autour de moi si contents, si paisibles. Dieu les préserve de ce qui m’est arrivé, et pourtant je l’en remercie.

Adieu, bonne et chère Henriette, fais-moi espérer encore des jours de bonheur.

Ton frère et ami,
E. RENAN.


Je pense revenir à Paris vers le 10 octobre, ou même auparavant. À cette époque, j’espère de toi une nouvelle lettre, où nous pourrons causer en liberté. Tu y discuteras tout ce dont je te parle en cette lettre. Si tu veux même, tu l’adresseras à Alain, en lui prescrivant de ne me la remettre qu’à mon passage à Saint-Malo, lors de mon retour ; cela préviendrait les incertitudes pour l’adresse.

[En marge :] Tu semblais craindre, bonne Henriette, dans ta dernière lettre, que le secret de notre correspondance ne fût violé. Je peux t’assurer que cela est impossible physiquement, sans qu’au moins je m’en aperçoive, pour l’intérieur du séminaire, et que, pour maman, je ne lui ai pas dit un mot. Je présume bien ce qui aura pu te le faire croire : c’est une malheureuse lettre que j’écrivais à un de mes amis du collège, à Trécy, à qui je pouvais tout dire, car il était dans une position assez semblable à la mienne. Une maladie rapide l’a enlevé, avant que ma lettre lui fût parvenue, et elle est restée entre les mains de maman. Encore n’y faisais-je aucune mention de nos projets.


XVIII


[Au sommet de la page externe et formant suscription]
Pour mon ernest, pour lui seul.


De nouveau, je recommande vivement ces lignes à ma chère Emma, en la priant de se rappeler la demande de ma lettre.


5 août 1845.

Aujourd’hui même, mon bien cher ami, je reçois ta lettre après laquelle je soupirais vivement. Au moment où elle m’est parvenue j’écrivais à ma bonne Emma, et je profite de cette circonstance pour la prier de te remettre confidentiellement ces quelques mots, en attendant la réponse que je t’adresserai dès que cela me sera possible. Ces lignes sont pour toi seul ; n’en parle point. Ta lettre, mon Ernest, m’a fortement émue ; mais elle m’a donné une grande joie, car j’y vois percer enfin de la résolution, j’y trouve quelques traces de cette énergie, de cette force de volonté que j’ai tant désirées pour toi et sans lesquelles nous ne sommes toute la vie que de grands enfants. Courage, oh ! courage, mon bien bon ami ! Oui, la loi du devoir est immuable, et lorsqu’elle parle on ne peut sans crime rejeter ses suggestions. Quoique je prenne des précautions pour que ces lignes ne passent que sous tes yeux, je n’ose y parler en toute liberté. Je te dirai seulement que le projet de prendre tes grades a plus que mon approbation, qu’il a toutes mes sympathies, que c’est celui qui me sourit le plus, celui qui me donnerait pour toi le plus de tranquillité, qu’il n’est rien que je ne sois disposée à faire pour le seconder. Tu as raison : c’est un honnête homme celui qui, dans la position où il se trouve, a pu te donner un tel conseil ; s’il n’y a pas d’obstacle insurmontable, écoute et suis ce sage avis. — Ton plan de retourner à Paris avant la fin des vacances, est parfaitement bon et raisonnable ; mais il faut absolument, mon ami, que tu prennes un logement libre, non seulement pendant l’espace de temps dont tu me parles, mais bien au delà, si cela devient nécessaire. Pas de voies détournées, pas de faux calculs sur ce point. J’en parlerai dans ma prochaine lettre, mais sache seulement que je regarde ceci comme essentiel. Tu trouveras à Saint-Malo des avis plus détaillés, et tu verras que j’aurai pourvu au plus pressé. Si l’hôtel dont tu me parles ne te convient pas, je puis facilement te faire chercher dans une maison convenable une chambre et ta pension ; tu serais peut-être mieux ; d’avance, je prierai toujours de faire quelques recherches ; elles n’engageront à rien. Mais, de grâce, n’accepte pas l’autre proposition que l’on t’a faite. Si tu désirais écrire à M. Quatremère j’aurais un moyen de lui faire parvenir ta lettre. Je connais personnellement M. Stanislas Julien qui, comme tu le sais sans doute, est chargé de la chaire de langue chinoise au Collège de France ; je l’ai entendu nommer M. Quatremère comme quelqu’un avec qui il avait de fréquents rapports ; si cela pouvait être utile, je lui demanderais sans crainte de vouloir bien se charger de faire parvenir ta lettre ;... mais, en y réfléchissant, je pense que tu seras à Paris avant que j’aie pu recevoir ta réponse et adresser de si loin cette demande. Tes démarches personnelles vaudront mieux et seront plus promptes que tout le reste. Ne néglige pas d’en faire de ce côté et dès ton arrivée à Paris, s’il est possible ; le plus tôt que tout cela sera éclairci sera le mieux, car alors seulement nous saurons avec précision dans quel chemin nous devons marcher, et c’est une bien bonne chose à savoir. Puissent les personnes auxquelles tu auras affaire se trouver à Paris dans les premiers jours d’octobre ! Je n’ai point de nouvelles d’Allemagne, mais je suis sûre que l’on agit : je laisserai continuer les démarches, libre à nous ensuite, d’après ce que tu dois éclaircir, de prendre la décision que nous croirons la meilleure. Sois tranquille pour maman ; tu verras les bons raisonnements que j’aurai dans ma prochaine lettre. Si plus tard il fallait aller plus loin, je me chargerais encore de beaucoup. Dans la lettre que je t’adresserai, prendre les grades semblera employé dans le sens propre ; mais lu démêleras sans peine le motif de ma diffusion. Ma lettre de Saint-Malo y sera avant la fin de septembre. Ernest, c’est de toute mon âme que je me reporte vers toi ! oh ! pourquoi sommes-nous séparés dans un tel moment !... Encore une fois, ami, courage ! on n’est homme qu’à la condition d’avoir beaucoup lutté. Mon frère, mon ami, mon enfant bienaimé ! appuie-toi toujours sur mon bras et sur mon cœur, et sois certain que ni l’un ni l’autre ne te manqueront jamais... Écoute avec patience les observations de chacun ; mais qu’elles ne puissent pas t’ébranler, ni surtout te faire sortir de la ligne que tu dois suivre. Je te le répète : certains voiles une fois soulevés ne se replacent jamais. A quelques jours, mon bon ami ! A toi constamment. Emma ne saura point pourquoi je t’adresse cette lettre en confidence ; elle croit qu’il s’agit de moi.


XIX


15 août 1845.

Ta dernière lettre, mon bien cher ami, remplit trop vivement ma pensée pour que je tarde à y répondre. La situation où tu te trouves, — ou plutôt où nous nous trouvons, car ce qui te concerne ne saurait manquer de nous être personnel, — cette situation demande que nous y réfléchissions avec le plus grand calme, que nous appliquions à y trouver remède, tous les efforts de notre raison et de notre conscience : n’oublions pas que ces deux voix sont en nous celle de Dieu. D’avance je conjure notre bonne mère de peser mûrement avec toi les réflexions que je vais te soumettre, et de me pardonner si je parle devant elle de conseils et d’expérience. Si je le fais, c’est d’abord parce que ton bonheur et son repos sont ici-bas ma première pensée, et ensuite parce que les agitations de ma vie ont doublé pour moi ce que les années font acquérir, la connaissance des événements des choses et surtout du cœur humain : oh ! puisse le résultat de telles observations, de telles épreuves, être utile à ceux pour lesquels je serais si heureuse de tout sacrifier !...

De tout temps, mon bon Ernest, je n’ai cessé d’appeler ta pensée sur le danger qui t’attendait au terme de tes études, celui d’un engagement aveugle et précipité ; ton âme droite devait me comprendre, et tes dernières lettres m’ont prouvé qu’en l’espérant je n’ai pas été trompée ; j’en rends au ciel de vives actions de grâces. J’ai toujours pensé, et des années de réflexion n’ont servi qu’à me convaincre de plus en plus, qu’il faut un point d’arrêt entre l’éducation et la vie, le temps enfin d’envisager raisonnablement et sans influence étrangère ce qu’on s’impose pour toujours.

Si dans quelque circonstance le cours des événements oblige à s’éloigner de cette sage maxime, la faire taire ou l’anéantir serait un crime à mes yeux quand il s’agit d’une carrière exceptionnelle comme celle vers laquelle ta jeunesse a été guidée. Oh ! de quelle responsabilité se chargerait la conscience d’une famille qui oserait pousser dans un lien indissoluble et sacré un jeune homme encore incapable de le comprendre ! — Te laisser le temps de te reconnaître, et employer ce temps d’une manière utile pour ton développement intellectuel, telle fut ma pensée lorsque je te parlai, il y a déjà environ deux ans, d’un préceptorat en Allemagne ; jamais, mon ami, je n’ai eu l’idée de te présenter cet emploi comme une carrière, mais toujours comme une place temporaire. Tu as su le comprendre, cher Ernest, tu as senti que ton bien est en tout mon premier but, mon premier besoin : oh ! que je t’en remercie ! — Mes amis de Vienne, auxquels je n’ai eu qu’un mot à dire pour être assurée de leur concours, sont, comme moi, persuadés que leurs démarches mettront certainement à notre disposition ce que je t’ai proposé. Il s’agira seulement d’attendre peut-être quelques mois. Les grands seigneurs d’Allemagne passent tout l’été dans leurs terres et ne reviennent à la ville que vers la fin de l’année ; c’est donc à cette époque seulement et dans les mois qui suivront que les recherches pourront devenir fructueuses. — Mais ce retard même, loin de nous être préjudiciable, te rendra possibles, mon bon ami, des démarches et des études que je regarde comme essentielles en ce moment, quelles que puissent être tes résolutions ultérieures. J’ai toujours désiré vivement, et je crois te l’avoir dit plusieurs fois, te voir en mesure de prendre tes grades universitaires, chose qui est généralement regardée comme le début de toute carrière : ecclésiastique ou séculier, un homme qui a fait ses preuves d’instruction n’en vaut toujours que davantage aux yeux de ceux dont le jugement se compte. Le baccalauréat est la première épreuve à subir, et c’est elle vers laquelle je te demande de tendre en ce moment, dès ton retour à Paris. Je sais que les classes que tu as faites sont un obstacle pour que tu te présentes immédiatement aux concours de la Sorbonne ; mais je sais aussi, et tu sais comme moi, qu’il y a des moyens de se mettre en règle, et, en dernier lieu, moyennant des inscriptions dans une maison préparatoire : je ne m’étends pas là-dessus, mon ami ; ceci t’est parfaitement connu. J’insiste seulement sur la nécessité du diplôme de bachelier et je te conjure, cher Ernest, d’y donner tous tes soins et immédiatement. Faudrait-il y employer six mois, — un an même, — n’importe ; je te le répète, c’est de la plus haute importance. L’affaire d’Allemagne sera toujours à notre disposition : j’ai là les meilleures connaissances et les plus dévoués amis ; tu comprends d ailleurs de quel poids seraient dans leurs recommandations un examen subi et un diplôme obtenu.

Pour ces démarches si importantes, pour les travaux et les études préparatoires aux examens, il est de toute nécessité, mon Ernest, que tu sois entièrement libre ; aussi mon avis est-il que tu ne reprennes pas à la rentrée ta chambre et ta table au séminaire. Ce serait entraver ce que je te demande, ou du moins t’imposer une gêne nuisible, lorsque tu as besoin de toute ta liberté d’action. Je crois que le parti le plus sage, ou plutôt le seul moyen à employer pour arriver au résultat d’un examen, serait de prendre une chambre d’étudiant et de rester entièrement libre de toute autre occupation.

Une autre raison que celle du baccalauréat me porte encore à désirer que tu suives mes conseils en ce point : tu m’as dit à diverses reprises que tes études historiques sont fort incomplètes ; il est de la plus haute importance que tu t’y adonnes cette année, et que tu suives autant que possible les grands cours publics qui ont lieu à Paris. Ceci est encore en première ligne ; l’histoire est l’enseignement de tous, et notre époque, où les recherches historiques tiennent une si grande place, exige de hautes connaissances sur ce point. Pour cette étude, mon bon Ernest, comme pour les démarches du baccalauréat, il est indispensable que tu puisses à toute heure disposer de toi-même, et aller chercher les renseignements qui te manqueront dans nos riches bibliothèques publiques et dans les autres grands centres d’instruction. Je voudrais donc, mon ami, que tu te rendisses à Paris vers la fin des vacances pour t’entendre sur ce point avec les supérieurs du séminaire, arranger avec eux cette affaire, et t’occuper ensuite activement de ce que je te conseille avec toute l’activité de ma tendresse pour toi et tout le poids d’une expérience que les événements ont développée. Tu sais comme moi que rien n’est plus facile pour un jeune homme que de s’établir à Paris de la manière dont je te parle ; mais afin de t’épargner tout embarras, j’ai demandé des informations et des renseignements détaillés que je t’adresserai dès qu’ils me seront parvenus et qui ne te laisseront, je l’espère, rien à désirer. Comme il se peut que je ne les reçoive pas assez tôt pour qu’ils te trouvent à Tréguier, je les enverrai à Alain qui te les donnera à ton passage. Qu’aucun faux calcul d’économie ne t’arrête en ceci, mon bon Ernest ; ce serait bien mal entendre nos intérêts, même en prenant ce mot dans son sens purement matériel. Rends-toi capable de fonctions élevées, dans quelque voie que tu veuilles ensuite t’engager, et crois qu’en ceci, épargner la semence ne serait pas seulement une bien fatale spéculation, ce serait aussi une grande faute morale. « On demandera beaucoup à celui qui a beaucoup reçu », dit l’Évangile… et à l’égal d’un dissipateur fut puni celui qui avait enfoui son talent. Mon Dieu, Ernest, quels enseignements dans ce livre, et que d’hommes s’en éloignent !… Faisons, ami, faisons, nous du moins, tout ce qu’il nous est possible de faire pour développer les dons que le ciel t’a accordés. Quelle que soit plus tard ta résolution définitive, sois sûr qu’elle aura mon approbation, — je dirai plus, qu’elle me rendra heureuse, — dès qu’elle viendra d’un esprit éclairé et capable de discernement ; mais le voir précipité dans l’irrévocable, à ton âge, et avec une telle ignorance du monde, de la vie, de tout ce que les livres ne peuvent enseigner, ce serait là, mon Ernest, une douleur qui pèserait sur mon existence entière. Et moi aussi j’entendrais au fond de mon âme une voix qui me dirait. « Qu’as-tu fait de ton frère ?... » Épargne-moi de tels regrets, cher bien-aimé ; épargne-les surtout à notre bonne mère en dirigeant sagement et prudemment tes premiers pas dans la vie. Il est impossible, — complètement impossible, à moins d’abdiquer toute raison, — que tu t’engages, à vingt-deux ans et avec ton inexpérience absolue, dans une carrière où tout retour est interdit, où une longue expérience suffit à peine pour donner l’élévation nécessaire à l’esprit, à l’âme, à la pensée. Ce point une fois posé, je crois assurément que les moyens que je t’indique sont les meilleurs pour utiliser le temps d’attente et réflexion. Ne rejette donc pas mes conseils, je t’en supplie. Ils sont dictés par une amitié si vraie, si exempte de toute pensée personnelle, que je ne puis craindre de les voir méconnus ni par toi, mon bon Ernest, ni par notre excellente mère. Oh ! que ne puis-je être au milieu de vous, ne serait-ce qu’un jour, une heure !... Il me semble qu’à force de conviction je saurais aussi vous convaincre !

Quant aux arrangements de finances, tout sera prévu, mon cher ami ; Alain aura les premières instructions, les autres te parviendront directement à Paris ; j’ai là-dessus toutes les données nécessaires, et tout cela est beaucoup moins effrayant que tu ne pourrais te l’imaginer. Partout avec de l’ordre et de la régularité on vit avec économie, et des milliers de jeunes gens de ton âge suivent à Paris, sans grands frais, l’existence studieuse que je te recommande pour quelque temps. Tu sais que tous les cours de la Faculté des lettres et de la Faculté des sciences sont gratuits, que tous les grands dépôts de la science humaine, que toutes les bibliothèques de Paris sont ouvertes au public tous les jours de la semaine, que l’on peut y lire, y compulser, y prendre des notes dans la plus parfaite tranquillité (et à ce propos je te rappellerai en passant que la bibliothèque Sainte-Geneviève est éclairée et chauffée jusqu’à dix heures du soir). Profite donc, puisque cela est possible, de ces précieuses ressources. Encore une fois, les mesures que je t’offre ne sont que transitoires : toi seul dois adopter celles qui seront définitives ; mais sachons au moins employer fructueusement ces temps de transition, souvent si nécessaires à prolonger quand on ne veut pas compromettre tout son avenir. Je m’étendrais indéfiniment là-dessus, mon cher ami, car mon cœur est plein de ce que je t’exprime ; puisses-tu le comprendre comme moi !... Je t’ai écrit des pages pour te dire ce qui se résumerait facilement par ces mots : Prends tes grades, et suis pour cela des études libres, au moins pendant quelques mois ; sans ces études, il serait impossible de les obtenir, et dans toutes les hypothèses je les regarde comme le premier pas à faire. Je me flatte, mon bon Ernest, que tu ne méconnaîtras pas ma voix, que tu ne fermeras pas l’oreille à mes raisonnements ; j’ai besoin de le croire pour calmer les vives, les constantes sollicitudes auxquelles ta situation me livre. Que Dieu t’inspire, ainsi que notre chère maman ! J’espère tant de la droiture de vos âmes et de vos intentions.

Je ne te parle jamais de nos affaires d’argent, mon bon ami, ne voulant pas te fatiguer l’esprit de chiffres inutiles ; mais aujourd’hui je t’en dirai quelques mots, espérant que l’exposé de notre situation te décidera à suivre mes avis, ce qui est en tout ma première, ma dominante pensée. Je t’assure, mon bon Ernest, que je puis sans imprévoyance et sans aucune gêne, mettre à ta disposition ce qui est nécessaire pour l’exécution de cet utile et cher projet. Nos affaires de famille doivent être bien avancées ; j’ai adressé à notre frère une remise qui devait les couvrir en grande partie, et il m’avait promis de s’en occuper particulièrement pendant son séjour près de notre chère maman. D’un autre côté, je me suis arrangée avec les parents de mes élèves, de manière a n’être pas complètement sans ressources quand je me séparerai de leurs enfants. Accepte donc sans crainte, je t’en supplie ; je te le demande les larmes aux yeux et avec les instances de la plus tendre amitié. Un jour viendra, ami, où tu me rendras tout cela avec usure, si Dieu prolonge au delà de mes forces une vie dont tu es et dont tu as toujours été depuis longtemps le premier mobile. J’espère, cher Ernest, oui, j’espère t’avoir fait comprendre que le conseil que je te donne est sur tous les points sage, prudent et réalisable ; puisse ta raison te dire le reste et ton amour du vrai te porter à l’exécuter ! Je te quitte pour notre bonne mère, cher ami, ou plutôt je continue avec elle la longue causerie dont je t’ai adressé les premières pages, car les deux lettres vous sont communes, comme l’est aussi mon dévoûment.

Adieu, ami ! Tu comprendras avec quelle anxiété j’attends de tes nouvelles. A toi toujours et de toute mon âme !

H. R.


XX


A Ernest, pour lui être remis à son arrivée seulement.


12 septembre 1845.

Enfin, mon bien cher Ernest, je puis t’écrire en toute liberté, je puis te dire sans restriction ce que ta dernière lettre a présenté depuis un mois à ma pensée ! Assurément, dans ce que je t’écrivais dernièrement, il n’y avait pas un mot qui ne fût vrai ; mais il m’en coûtait beaucoup de m’arrêter si souvent, d’appuyer sur ce qui n’était pas mon idée dominante, de parler d’irrésolution, lorsqu’en réalité ce que tu m’as écrit me prouve qu’il ne peut plus y en avoir. J’arrive donc vite, mon ami, à considérer notre position telle qu’elle est réellement, et à en tirer les conséquences qui en dérivent, c’est-à-dire à fortifier les idées que tu m’as exprimées dans ta dernière lettre.

J’espère que maintenant deux grands points sont établis : d’abord, que maman sait au moins que tu hésites beaucoup, et ceci je n’en doute pas, puisqu’elle en a parlé à Alain pendant son séjour à la maison et qu’elle n’en paraissait nullement affectée ; en second lieu, j’espère qu’il est bien décidé aussi que tu vas t’établir librement à Paris dès ton arrivée. Partant de ces deux bases, parlons d’abord de ton installation. Je t’ai écrit que j’ai adressé à mes amis la prière de chercher une maison convenable et tranquille où tu puisses trouver, pour tout le temps nécessaire, une chambre et peut-être même ta pension. Cette demande a été faite le jour même où j’ai reçu ta dernière lettre ; mais à la distance épouvantable où je suis, je n’ai pu recevoir encore de réponse. Prends donc provisoirement, cher ami, une chambre dans l’hôtel dont tu m’as parlé ; dès que la réponse que j’attends me sera parvenue, je l’enverrai à notre bon Alain, qui aura plus vite que moi ton adresse, et tu décideras alors ce que tu voudras sur les renseignements que je te transmettrai.

Tes premières démarches à Paris doivent consister à tout terminer dignement, mais à tout terminer avec la maison où tu étais, à voir M. Dupanloup, M. Quatremère, et à prendre toutes les informations relatives à l’École normale. Si M. Quatremère te dit qu’en t’adonnant entièrement à l’étude des langues orientales, il serait possible de te créer un avenir, je verrais comme toi, dans cette carrière, le grand avantage de n’avoir pas à lutter contre la foule des concurrents, que tu trouveras presque partout, et avec lesquels le combat est d’autant plus pénible que l’on sent en soi-même plus de mérite réel. Tes idées là-dessus sont fort justes, ne les oublie pas, mon Ernest, si tu voyais de ce côté quelque issue, et songe aussi qu’en ceci, comme en toute chose, tu me trouveras prête à faire tout ce qui dépendra de moi pour aplanir les difficultés des premiers temps. Vois d’un autre côté, si ton entrée à l’École normale est possible ; encore en ceci, envisage l’avenir, puis réfléchis, pèse et juge, mon bien cher ami, puisqu’il ne m’est pas donné de le faire avec toi.

Oh ! que dans ce moment, cette horrible séparation oppresse mon pauvre cœur ! Que de nuits je passe à songer à toi ! Que les jours me paraissent longs jusqu’à celui où je me dirai enfin que nous sommes sortis de l’état cruel où je te vois depuis si longtemps ! Je ne te rendrai jamais, mon Ernest, le bien que m’a fait ta dernière lettre en me prouvant que notre incertitude va finir, qu’à tant de ballottages entre ta raison et les volontés d’autrui, va succéder une détermination qui te sera toute personnelle. Quant au préceptorat d’Allemagne, permets-moi, mon bon ami, de te supplier de n’y songer que dans le cas où toute autre voie n’offrirait aucune issue. Je te le répète, je n’ai jamais pu te l’offrir que comme un moyen de gagner le temps de la réflexion, car je prévoyais toujours que tôt ou tard ce qui a eu lieu devait arriver ; mais aujourd’hui que la réflexion est venue, qu’elle a porté ses fruits, ce ne serait plus gagner du temps, ce serait en perdre et rendre peut-être impossible l’entrée d’une autre carrière. D’ailleurs, mon cher ami, puisqu’il s’agit de t’épargner des heures amères, je n’hésite pas à te dire que cette vie sous le toit, dans la famille, à la table d’autrui, est horriblement pénible et difficile... Si tout venait à nous manquer, nous reviendrions certainement à ce projet ; mais ne néglige rien pour que ce ne soit pas nécessaire, et, pour une épargne présente, ne vas pas compromettre tout notre avenir. Oui, notre avenir, cher Ernest, car je ne puis croire qu’aucun événement puisse séparer désormais ni nos intérêts ni nos cœurs.

J’arrive à mes supplications ordinaires pour l’article finances : de grâce, n’aie pas d’hésitations mal entendues sur ce point. J’ai chargé Alain de te remettre trois cents francs pour tes Irais de voyage, d’installation, et pour ton premier mois de séjour. En outre, j’attends tous les jours de Varsovie une lettre de change de quinze cents francs que j’y ai demandée ; dès qu’elle me sera parvenue, je l’adresserai à Paris à une personne sûre qui croira que cette somme est à toi seul, et qui te remettra tous les deux ou trois mois (plus ou moins souvent, si tu le désires), ce qui te sera nécessaire : à dater de la fin d’octobre, ces fonds seront à ton entière disposition. A moins d’imprévu, ils formeront le budget d’une année, et, si Dieu me prête vie, avant ce temps, j’aurai songé à la suivante. Sois tranquille ; je ferai en sorte que, quoi qu’il arrive, tu ne seras pas dans l’embarras. J’ai aussi pensé que d’autres toilettes vont te devenir nécessaires ; je crois même qu’il vaudrait mieux en faire l’emplette à Saint-Malo, afin d’arriver à Paris vêtu comme tout le monde, ne le crois-tu pas avec moi ?

J’en ai dit quelque chose à Alain, à qui je ne voulais ni ne devais plus, mon ami, taire entièrement notre situation présente ; je lui ai dit qu’il serait à désirer que tu eusses deux costumes complets, en arrivant à Paris, l’un pour mettre à l’ordinaire, l’autre convenable, pour te présenter chez les personnes que tu dois voir ; que ton peu d’expérience en pareille matière me faisait désirer que ces objets fussent achetés à Saint-Malo, que je laissais cela entièrement à ton goût ; que si tu pensais comme moi, je le priais de s’en occuper et d’ajouter tout cela à mon compte ; que si, au contraire, tu préfères acheter à Paris, je lui demande d’ajouter cent cinquante ou deux cents francs à la somme qu’il doit te remettre. Quelle que soit ta décision sur ce point, laisse-moi te dire en passant, mon bon ami, qu’il me semble qu’une redingote de couleur foncée, tout le reste du costume noir, serait ce qu’il y aurait de mieux et pour toi de plus convenable. Enfin, mon pauvre ami, je crois avoir tout prévu ; si quelque détail m’a échappé, ne l’attribue qu’à la préoccupation de mon esprit, et dispose entièrement du peu que j’ai, car ce peu t’appartient autant qu’à moi-même.

En fait d’argent, sois toujours bien à l’aise avec notre frère : tout ce qu’il te remet m’est passé en compte, et ta bourse et la mienne ne doivent jamais faire qu’une. Oui, mon pauvre cher ami, il y aura pour nous des jours heureux, il y en aura certainement dans notre existence, tant que notre amitié, notre union seront toujours les mêmes ; et ce qui se passe dans ce moment n’est propre qu’à les cimenter de plus en plus. Je sens, je comprends, je partage tout ce qui oppresse ton âme : oui, il est bien cruel, le moment où il faut rompre avec ce qui a rempli les rêves et fait la joie du passé ; longtemps cette rupture laisse au cœur un vide désolant ; mais nul ne peut éviter une telle douleur, quand ses yeux se sont ouverts, quand la voix de la conscience se fait entendre. « La vérité connue devient pour l’intelligence une loi qu’elle n’est pas maîtresse de rejeter ; il ne m’appartient point d’ouvrir ou de fermer la porte à la vérité comme il me plaît ; dès qu’elle s’est nommée, elle entre et m’ordonne de lui soumettre mon action. » C’est de l’œuvre d’une femme que j’ai retenu ces mots : ils n’en sont ni moins vrais ni moins justes. Je rends à Dieu les plus vives actions de grâces pour avoir fait naître en toi, pendant qu’il en était temps encore, les pensées qui ont déterminé ta résolution.

Ernest, pour trouver consolante ta situation du moment, songe au sort d’un honnête homme qu’un lien irrévocable oblige à enseigner, à imposer ce que sa raison et peut-être même sa conscience ne lui permettent pas d’admettre... Ce malheur pouvait être le tien ; puis-je trop remercier le ciel de t’en avoir préservé ? Sois donc courageux, ami ; oui, ta voie est épineuse, mais à chaque pas, comme à l’entrée, tu trouveras le cœur, la tendresse, l’appui de ta sœur, de ta première amie, de celle qui, après le souhait de te voir heureux, n’en forme pas de plus vif que de conserver une large part dans ton amitié. Que cette idée le soit chère ; que je retrouve toujours en toi ce que tu m’as donné jusqu’ici, et j’oublierai bien des larmes versées, et je retrouverai encore bien des espérances, bien des dédommagements dans l’avenir !

Ai-je besoin, mon Ernest, de te supplier de m’écrire, de te demander en grâce de m’envoyer ton adresse aussitôt qu’il te sera possible ? Si tu comprends mon affection, tu comprendras à quel point tu remplis ma pensée. En attendant que j’aie pu recevoir ton adresse à Paris, j’enverrai à notre frère tout ce que j’aurai à te communiquer ; ainsi, ne manque pas de lui dire sans retard où il devra te les adresser. J’espère que tu m’écriras quelques mots de Saint-Malo ; mon Dieu ! quelle douleur que cet éloignement !… Et si cette lettre allait être perdue !… Je t’ai écrit deux fois dans le courant du mois dernier ; l’une par Emma qui a dû te remettre un petit billet destiné à toi seul ; l’autre par maman. Tout cela t’est-il parvenu ? Je tremble toujours pour ce que j’écris, et je n’ai que trop raison de craindre.

En relisant ma lettre, je m’aperçois que je t’ai peu parlé aujourd’hui de l’École normale ; n’en conclus pas que j’ai changé d’avis depuis ma dernière lettre : cette voie aurait toujours mes sympathies ; mais, ne sachant pas s’il y a pour toi possibilité d’admission, je n’insiste pas plus longuement sur ce que je t’ai déjà dit ; cependant ne l’oublie pas. Agis et décide, mon bon Ernest ; j’ai toute confiance en ton jugement, en ta raison. Oui, bien des clameurs vont t’entourer ; mais, de grâce, ne t’en effraie point. Qu’est-ce que tout cela ? de vaines paroles dont il ne sera plus question au bout de quelques semaines ; des colères d’un moment qu’on méprise bien facilement quand on a pour soi le témoignage de sa conscience et l’approbation d’un cœur ami et dévoué. Laisse donc dire, mon pauvre enfant, et n’en crois que ta raison et mon cœur.

A toi toujours, mon Ernest bien aimé ; à toi de toute mon âme !

Ecris-moi au château de Clemensow, près Zamosc (Pologne).

H. R.


XXI


A Ernest,

Recommandée aux meilleurs soins de notre frère.


16 septembre 1845.

Très cher ami,

Je ne me trompais pas dans mes prévisions en t’écrivant il y a quatre jours que j’attendais incessamment de Paris des renseignements relatifs à ton logement et à ta pension ; la réponse sur laquelle je comptais me parvient aujourd’hui, et je m’empresse de te la communiquer, au risque de te faire recevoir mes deux lettres par le même courrier. C’était encore à mademoiselle Ulliac que je m’étais adressée, car elle aussi est douée d’un cœur qu’on ne trouve jamais en défaut, et son dévouement pour moi est sans changement et sans limites. Le M. Gasselin dont il est question en tout ceci, est le même qui t’a porté mes lettres durant les deux dernières années. Voici ce que m’écrit mon amie.

« Je viens de voir M. Gasselin. Il connaît, rue de Laharpe, un pharmacien qui loue des chambres garnies à des jeunes gens rangés, attendu qu’il faut passer par sa boutique pour entrer et pour sortir ; il connaît à côté un restaurant tranquille ; il recommandera, si vous le désirez, votre frère dans ces deux maisons et il ira le voir. Enfin, M. Gasselin veut bien se charger de lui compter ses trimestres et de lui rendre tous les services d’un ami. C’est un excellent homme, vulgaire par l’éducation, ou plutôt par le manque d’instruction, mais bien par le cœur... D’un autre côté, j’ai aussi pensé qu’il ne serait peut-être pas désagréable à monsieur votre frère d’entrer comme pensionnaire en chambre dans une institution de jeunes gens, chez M. Galeron, par exemple, successeur de M. Hallays-Dabot. Je puis le recommander là de façon à ce qu’il soit soigné et sous le rapport intellectuel et sous le rapport matériel. Beaucoup de jeunes gens se placent ainsi pour suivre les cours et prendre leurs inscriptions. Dans tous les cas, je m’assurerai si M. Galeron l’accepterait à titre de pensionnaire en chambre. Nous connaissons aussi, vous et moi, M. et madame Pataud ; ce sont de bonnes gens, vous le savez ; là aussi des soins lui seraient assurés... Il y a moyen, vous le voyez, de lui arranger cette vie matérielle qu’il doit ignorer complètement, d’après la manière dont il a passé sa jeunesse... Tout ceci doit vous rassurer, chère amie. Engagez donc monsieur votre frère, s’il a pris décidément son parti, à venir nous voir au retour. Nous monterons chez M. Gasselin et tout s’arrangera. D’ici là, des informations auront été prises, et votre frère ne sera pas obligé de se placer en hôtel garni, proprement dit. » — Tu le vois, mon cher ami, voilà bien des ressources ; voilà surtout une obligeance, une amitié parfaites. Je ne t’impose rien là-dessus, je ne t’oblige nullement à aller chez mademoiselle Ulliac ; je veux seulement te dire qu’en cas d’embarras tu trouveras chez elle de l’argent qui t’appartient, des amis intelligents et tout dévoués à t’être utiles, des renseignements précieux, et au milieu de tout cela des nouvelles de ta sœur. Peut-être, dans les premiers jours, préféreras-tu encore l’hôtel dont tu m’as parlé ; je laisse cela absolument à ton choix ; j’ajouterai seulement qu’il vaudrait mieux, ce me semble, choisir un autre moyen d’établissement, si, comme je n’en doute point, tes études libres doivent se prolonger. Mademoiselle Ulliac demeure dans la même maison que M. Gasselin ; voici son adresse : Mademoiselle Ulliac Trémadeure, boulevard Montparnasse, 40. C’est entre le jardin du Luxembourg et l’Observatoire. Si cela te contrariait d’aller chez elle, tu pourrais lui écrire un mot, en lui demandant, avec toute la politesse possible, de prier M. Gasselin d’aller jusqu’à toi : je suis certaine qu’il s’y rendrait de grand cœur, et je suis certaine aussi que mademoiselle Ulliac t’accueillerait avec une bonté accomplie ; je te demande seulement de n’aller chez elle qu’en habits semblables à ceux de tout le monde.

J’arrive maintenant à une autre partie de sa lettre qui n’est pas moins importante, mon bon Ernest, et qui te prouvera que j’ai en elle une vraie amie. Je t’ai dit que je connais personnellement M. Stanislas Julien, professeur au Collège de France ; mademoiselle Ulliac le connaît encore davantage, et, comme je sais qu’il est très lié avec M. Quatremère, j’ai encore voulu t’aplanir les voies de ce côté. J’ai donc prié mademoiselle Ulliac d’aller trouver pour moi M. Julien et de lui demander en mon nom qu’il veuille bien te recommander à M. Quatremère, en lui disant que tu appartiens à une honnête famille dont il connaît un membre, et que ton changement actuel, loin de t’étre imputé à crime, n’est que l’effort d’une âme droite et généreuse. M. Julien, ainsi que sa femme, m’a toujours accordé et témoigné une estime honorable ; je suis certaine qu’il me rendra ce service avec toute la délicatesse que nous pourrions désirer. Voici ce que mademoiselle Ulliac me répond à ce sujet : « Avant d’avoir su ce que vous me demandez pour monsieur votre frère, j’avais pensé de suite à le recommander à M. Julien ; ainsi c’est une chose convenue. Oui, l’étude des langues orientales est peu commune. Je vous promets, sans avancer rien de trop, que M. Julien s’intéressera vivement à votre frère ; je vous promets aussi d’intéresser à lui, lorsque la grande affaire sera décidée, M. Victor Mauvais, astronome-adjoint à l’Observatoire et ancien élève du séminaire ; M. Mathieu, beau-frère de M. Arago, et M. Regnauld, professeur de physique au Collège de France. Votre frère est travailleur ; il prend l’étude au sérieux ; ces messieurs le prendront, lui, en grande considération, et il fera son chemin dans le monde. Lorsque ses liens seront rompus, je le verrai avec beaucoup de plaisir, et alors bien des choses se trouveront simplifiées. »

Tu le vois, mon Ernest, dans ce monde, nouveau pour toi, où tu craignais tant l’abandon, il se trouvera aussi quelques voix pour t’ encourager. M. Julien n’est pas seulement un savant érudit, c’est un honnête et bien bon homme. Ouvre donc ton cœur à l’espérance, mon pauvre ami ; tu vois que de loin comme de près ta sœur cherche en tout à veiller sur toi. Je voudrais donner des ailes à mes lettres pour qu’elles aillent bien vite te fortifier, te dire que nulle part tu ne seras abandonné tant qu’il me restera un souffle de vie. Ernest, ne me désole point : ne commets ni faiblesse, ni imprudente concession ; moi qui connais le fond de ta pensée, je les regarderais comme coupables, et je ne puis croire que mon opinion soit à tes yeux de nulle valeur. Songe qu’il s’agit non seulement de toute ta vie, mais du repos de la mienne, du seul bonheur que la terre puisse me donner. Je suis dévorée d’inquiétude. La seule chose qui me donne quelque consolation c’est de te voir enfin résolu, d’espérer que tu vas suivre mes conseils, de penser que tu vas prendre, au moins pendant six mois ou un an, une petite chambre d’étudiant, et que tu emploieras ce temps à obtenir ton diplôme de bachelier, à suivre les grands cours des facultés des Lettres et des Sciences, et enfin à te préparer aux examens d’admission à l’École normale. Mademoiselle Ulliac, qui voit si sainement en tant de choses, approuve aussi ce projet. « L’idée de l’École normale est très bonne, me dit-elle ; c’est une carrière, cela. » Mais, je te le répète, mon ami, je ne serais pas moins satisfaite en te voyant t’adonner exclusivement aux langues orientales, si le savant professeur que nous avons si souvent nommé entrevoit pour toi une issue dans cette route. Pardonne toutes ces redites, mon Ernest ; mon cœur, mon esprit, ma pensée, tout en moi est plein de ton souvenir. Je voudrais donner à ma parole l’accent qui persuade, envoyer vers toi la voix de mon âme... Pauvre cher ami, que Dieu place toujours dans ta vie des affections aussi sincères, aussi désintéressées que la mienne ! Adieu ! J’ai passé une grande partie de la nuit à t’écrire tout ceci, et encore je te quitte à regret. Par le même courrier, je vais envoyer à mademoiselle Ulliac le billet de quinze cents francs dont je t’ai parlé ; je l’ai reçu hier ; il est payable au 10 novembre, chez MM. de Rothschild. Si tu as besoin de cette somme en une fois, tu n’as qu’un mot à dire ; je l’ai adressée à mon amie parce qu’il faut toujours à Paris se méfier des gens de service, particulièrement dans les chambres de jeunes gens, attendu qu’elles sont toujours moins bien fermées que les maisons moins banales. Encore une fois, adieu ! cher Ernest. Je crois et j’espère n’avoir rien oublié de ce qui dépend de moi ; puissent ta raison et la droiture de ta conscience faire le reste ! Mille souvenirs, mon ami, mille tendresses.

H. R.


Ne communique l’adresse de mademoiselle Ulliac à qui que ce soit, c’est pour toi seul.

Tu connais sans doute de réputation l’institution Hallays-Dabot et Galeron ; c’est l’une des plus célèbres de Paris ; elle est située place de l’Estrapade. M Pataud, que je connais, tient aussi une institution de jeunes gens, rue Neuve-Sainte-Geneviève, près la rue des Portes ; mais elle est beaucoup moins nombreuse et moins renommée. Ceci t’importerait peu, puisque tu ne dois pas suivre les cours de l’établissement. Ces deux pensions vont au collège Henri IV.


XXII


Tréguier, 22 septembre 1845.

Ma chère amie,

Jamais témoignage d’une amitié plus profonde et d’un dévouement plus généreux ne me parvint dans des circonstances plus douces et plus graves à la fois, que celui dont ta dernière lettre était la vive expression. C’est dans une des situations les plus décisives de ma vie, c’est entre les bras d’une mère bienaimée, qu’elle est venue me rappeler quel soutien Dieu m’avait réservé dans une sœur qui, pour le bonheur des siens, ne refuse pas d’accumuler les sacrifices. Et ne m’aurait-elle appris, pour la conduite de ma vie, rien autre chose, si ce n’est jusqu’où pouvait aller cette tendresse pure et désintéressée, et jusqu’à quel point je pouvais compter sur elle, ne serait-ce point assez, ma chère Henriette ? Est-ce donc sur la mesure d’un intérêt positif qu’il faut tout apprécier ici-bas, et les plus saintes affections de lame n’ont-elles d’autre valeur que celle d’un calcul personnel ? Non, ma bonne amie, l’assurance de ton amitié sera toujours mille fois plus précieuse pour moi que tous les avantages réels que je pourrais en retirer, et quand même les circonstances me défendraient d’en profiter jamais, n’en aurais-je pas retiré le fruit le plus doux, la conscience d’un cœur qui m’aime ?

Je goûte depuis deux mois un bonheur bien doux et bien pur auprès de notre bonne mère. J’ai été heureux de la retrouver toujours la même ; sa santé me paraît assez bonne, et elle supporte avec tout le courage possible son pénible isolement. Elle vit de notre pensée. Que ne peux-tu assister à quelqu’un de nos chers entretiens ! Si parfois l’avenir vient mêler quelque pensée amère aux joies du présent, c’est la même amitié qui inspire et la joie et la tristesse, et les rend également douces. Puissions-nous toujours préférer ces jouissances qui sont toujours en notre pouvoir, lors même qu’en apparence nous en faisons le sacrifice, à tant d’autres moins pures, qui ne sauraient être le partage de tous, et qui nous seront peut-être à jamais refusées. Dieu sait si je les désire autrement que comme condition des premières.

J’aborde maintenant, ma chère Henriette, la discussion des projets dont tu me faisais la proposition dans ta dernière lettre. Elle est grave, je le sais ; aussi les motifs tirés de la plus sérieuse raison seront-ils les seuls qui pourront exercer sur moi leur influence. Par rapport à la place d’Allemagne, j’en suis toujours aux termes où j’étais dans mes dernières lettres, et que tu as fort bien saisis. Il ne peut être question pour nous d’une carrière, mais simplement d’un emploi transitoire, qui me laisse la liberté de compléter mes études à l’étranger. Par conséquent, toute place qui absorberait tellement tous mes instants, qu’elle me laisserait peu de liberté pour des études tant soit peu libérales, toute place qui ne me mettrait pas à portée de saisir le mouvement des esprits dans le pays que j’habiterais, toute place en un mot qui ne serait qu’un simple préceptorat élémentaire, ne me semble guère pouvoir être acceptée, à moins d’avantages compensatifs, dont je te laisse le plein arbitrage. Mais pour moi, j’ai peine à en concevoir de suffisants. Bien plus, d’après les notions que j’ai pu acquérir sur l’état intellectuel de l’Allemagne, l’Autriche ne serait nullement le pays qui me sourirait le plus. Je ne fais guère, ma chère amie, que te répéter ce que déjà je t’ai souvent exprimé, et tu me trouveras peut-être bien difficile. Mais les principes que tu énonçais dans ta dernière lettre, et qui sont aussi les miens, m’assurent que nous tomberons d’accord sur les conséquences. Ne serait-ce pas un bien mauvais calcul, même au point de vue économique, que celui qui sacrifierait à des avantages pécuniaires les années de ma vie qui peuvent être pour moi les plus fructueuses, même à ce point de vue si mesquin ? D’ailleurs ma conscience intellectuelle s’y oppose ; je me le reprocherais comme un crime. Ainsi donc, chère amie, si tu trouves une place qui réunisse les conditions ci-dessus énoncées, tu peux accepter et être sûre du consentement de ma bonne mère et du mien. Mais j’avoue qu’elles me semblent assez difficiles à réunir, et c’est pour cela que ce voyage me paraît encore fort problématique.

Il n’en est point de même du projet en vertu duquel je consacrerais l’année qui va suivre à prendre mes grades dans l’université. Depuis longtemps je le nourrissais dans mon esprit, et maman elle-même m’en parla, avant que tu nous en eusses fait aucune communication. C’est une chose arrêtée. Le seul point qui puisse souffrir difficulté, c’est le mode de son exécution. Celui que tu me proposes, chère Henriette, et d’après lequel je m’établirais dans Paris comme un étudiant libre, tout en me prouvant jusqu’où peut aller ta générosité pour moi, souffre, il faut l’avouer, de graves difficultés, lesquelles ont tout d’abord alarmé notre bonne mère. Je n’y aurai recours qu’à la dernière extrémité, et après avoir essayé tous les autres. Quels peuvent être ceux-ci ? Je ne puis encore, chère amie, te le dire d’une manière positive : ce ne sera qu’après un séjour de quelque temps à Paris, et après en avoir conféré avec toutes mes connaissances, que je pourrai avoir là-dessus des données précises. Voici pourtant les partis possibles que j’entrevois. Rester à Saint-Sulpice serait le plus simple, mais de beaucoup le moins avantageux. Il me serait difficile de m’y livrer à tous les travaux et de suivre les cours nécessaires pour atteindre notre but. Quand même ces Messieurs me dispenseraient de toute étude théologique, ce qui n’est guère probable, le train général de la vie est loin d’y être accommodé à l’exécution d’un pareil dessein.

M. Dupanloup pourrait mieux m’offrir pour cela une position convenable. Aussitôt que je lui en parlerai, il est indubitable qu’il me proposera une place dans sa maison, car je sais que son personnel est cette année loin d’être au complet. Mais je n’accepterai que fort difficilement une place quelconque ; ce serait, comme tu le sens bien, me rendre impossible l’exécution de notre plan. Tout au plus, me chargerais-je de faire, trois ou quatre fois la semaine, un cours de mathématiques ou d’histoire, vu que le premier objet ne réclamerait de moi d’autre temps que celui de la classe, et que les études requises pour le second me seraient profitables. Quant aux autres charges de surveillance, etc., appendices ordinaires du professorat, je demanderais à en être absolument débarrassé. Ce ne serait donc pas comme professeur, mais à peu près comme pensionnaire rendant des services que j’aimerais à me poser. Plusieurs exemples m’autorisent à croire à la possibilité de cette position ambiguë.

Déjà l’an dernier, plusieurs jeunes gens de Paris et des provinces y résidaient de cette manière, précisément dans un but analogue au mien. Ils formaient le noyau d’une maison que M. Affre devait fonder avec cette destination spéciale, et pour laquelle des propositions mont été faites plusieurs fois. Mais ce n’est encore qu’un projet, et M. Affre en forme bien plus qu’il n’en exécute. — De tout cela réuni, j’entrevois néanmoins une possibilité pour la réalisation de notre projet, sans pouvoir préciser où elle se trouve. J’ai encore conçu quelques autres plans ; mais avant de t’en parler, je veux avoir quelques données sur leur possibilité. Je les aurai, je l’espère, dans quelques semaines, et je te les communiquerai immédiatement. Sois assurée, chère amie, que les vues les plus graves et les plus consciencieuses seront les seules qui me dirigeront en ces démarches, pour lesquelles tes conseils me seraient si nécessaires. Je pressentirai ceux que tu me donnerais, et je les suivrai.

Tout en me préparant de loin, et autant que les circonstances locales me le permettent, à mes grades universitaires, je consacre spécialement mes études des vacances à étendre mes connaissances sur la littérature allemande. Les difficultés de l’interprétation littérale commencent à s’évanouir pour moi ; je suis maintenant capable d’en apprécier l’esprit, et cette initiation marquera une époque dans ma vie. J’ai cru entrer dans un temple, quand j’ai pu contempler cette littérature si pure, si élevée, si morale, si religieuse, en prenant ce mot dans son sens le plus relevé. Quelle haute conception de l’homme et de la vie ! Qu’ils sont loin de ces points de vue mesquins, où la fin de l’humanité est ramenée aux misérables proportions du plaisir et de l’utilité ! Ils me semblent constituer, dans l’histoire de l’esprit humain, la réaction immédiate contre le xviiie siècle, en substituant la morale pure et l’idéal aux conceptions trop réelles et au positivisme matériel de ce dernier.

La même réaction qui a eu lieu en France par M. Cousin et l’éclectisme, n’a, comme toutes les imitations, que des couleurs bien pâles ; et puis quelle différence pour la pureté du concept moral ! C’est la différence de Jésus-Christ et de Socrate. L’école française s’est tenue trop en dehors du christianisme, rebutée sans doute par les formes âpres et sèches de l’orthodoxie française : le philosophe aime la latitude, et le christianisme du Nord de l’Allemagne en laisse autant qu’on peut en désirer. Aussi la philosophie allemande est-elle, en sa morale, imprégnée de christianisme, au moins pour l’esprit général d’amour, de douceur, de contemplation chaste et désintéressée. Ah ! qui ne serait chrétien comme cela ! Je les aime surtout quand ils stigmatisent ces systèmes qui voudraient refuser à l’homme le sens de l’infini et faire régner dans la littérature, dans l’art, dans la morale, un grossier réalisme.

En vérité, il ne vaudrait pas la peine de vivre, si l’homme n’avait de facultés que pour ce qui se touche. Ce qui me charme encore en eux, c’est l’heureuse combinaison qu’ils ont su opérer de la poésie, de l’érudition et de la philosophie, combinaison qui constitue selon moi le véritable penseur. Herder et Goethe sont ceux où je trouve la plus haute réalisation de ce mélange ; aussi attirent-ils surtout mes sympathies. Le second pourtant n’est pas assez moral. Faust est admirable de philosophie, mais désolant de scepticisme ; le monde n’est pas comme cela : il y a une vérité et un bien absolus ; il faut croire la première et pratiquer le second. Supposer le monde sans cela, c’est un cauchemar, et Faust n’est pas autre chose. Mais quelle peinture des angoisses du doute ! Il y a des endroits où je crois en le lisant raconter mon histoire intérieure. Je ne lis jamais l’admirable monologue : « Pourquoi, sons célestes », etc.. et surtout le beau vers : « Das Wunder ist des Glaubens liebstes Kind », sans en être touché au fond de l’âme. — Cette initiation à un esprit nouveau m’a beaucoup soutenu dans les moments pénibles que j’ai dû traverser. Que serait-on à certains moments de la vie, si l’étude et la culture intellectuelle ne formaient un alibi à l’âme fatiguée de lutter contre les difficultés extérieures ? Du reste, ma bonne amie, il ne me faudrait pour me les rendre supportables que l’assurance de posséder en toi un cœur qui sait les comprendre et y compatir. Puissé-je te prouver un jour que tu n’auras pas aimé un ingrat.

Ton frère et ami,

E. RENAN.


[Sur un petit papier à part] :

Ceci est entre nous deux, ma bonne amie. Maman a dû voir le reste de ma lettre ; tu sauras donc y faire les modifications nécessaires. — Le projet d’Allemagne lui a d’abord fort peu souri ; elle commence à se réconcilier avec lui. — Celui des études dans Paris l’alarma encore bien davantage ; mais maintenant j’ai su l’amener à n’en être plus effrayée ; toutefois, je le lui présente encore comme peu probable, et comme un pis-aller. — J’ai exagéré exprès ses difficultés, et présenté les autres un peu en beau. Mon Dieu ! mon amie, comme je souffre ! Je t’écris ceci à la dérobée, sans y voir presque ; j’espérais trouver l’occasion de le faire plus à l’aise ; mais je n’ai pu. Pourrai-je en dérober l’insertion ? Il faut que je descende à Saint-Sulpice. Là, je ferai comme je t’avais dit dans ma dernière lettre de Paris. Les difficultés se hérissent devant moi bien plus terribles que je ne pensais ; j’entends du côté de maman. Une sécularisation brusque est inabordable. J’ai un procédé qui achèvera de faire passer le projet des études libres : ce sera une lettre que je lui ferai écrire par mon directeur, en qui je lui ai fait prendre beaucoup de confiance. J’avais déjà employé ce procédé à Issy dans une circonstance difficile.

J’attends beaucoup de tes détails de Saint-Malo. Prends les informations dont tu parlais dans ta dernière pour un hôtel ou pension, elles me seront utiles. — Mon Dieu, dans quel filet tu m’as conduit ! Je n’y vois d’issue qu’en perçant le cœur de ma mère. Je cherche à l’égayer ; j’ai été bien obligé d’adoucir les couleurs pour ne pas la désoler ! Et intérieurement que de luttes ! Crois-tu que je n’a pas souvent été près de faire volte-face ? Je ne puis en dire plus ; elle est là à deux pas ; Dieu sait si je l’aime et la respecte du fond de mon âme. Jamais affection filiale ne fut plus vive ; elle ne sert qu’à me faire souffrir. Adieu, amie.


XXIII


10 octobre 1845

Le dernier courrier m’a porté la lettre de maman et la tienne, cher Ernest ; tout naturellement, c’est sur ton petit billet que mon attention s’est arrêtée, le reste n’étant point l’expression entière de ta pensée. Que moi aussi j’ai souffert en trouvant dans cette lettre moins de résolution que dans les précédentes, en voyant tes forces fléchir devant les premiers obstacles ! De toute l’ardeur de ma tendresse pour toi, je forme des vœux pour que les deux lettres que je t’ai adressées à Saint-Malo aient pu t’y parvenir : puissent-elles ranimer ton courage ! puissent-elles surtout te préserver de nouvelles fautes ! — Je ne te fais point de reproches, mon pauvre enfant, car je te vois bien à plaindre ; mais laisse-moi te supplier de te faire moins de mal, et de tâcher enfin de trouver assez d’énergie pour mettre fin à un état de choses qui doit faire ton supplice.

Je te vois sur le point d’accepter une de ces positions mixtes qui ne sont rien par elles-mêmes, qui ne conduisent à rien, et qui, après avoir absorbé une ou deux précieuses années, nous laisseront dans le même embarras qu’aujourd’hui. Qu’en résultera-t-il, mon ami ? Que tu auras acquis, il est vrai, une plus grande certitude de l’impossibilité qu’il y a pour toi de suivre la voie où l’on t’a poussé ; mais aussi que tu auras rendu les autres routes plus difficiles, par le temps perdu ou employé sans but déterminé. Qui sait d’ailleurs si, dans cet intervalle, le sort ne me réserve pas quelque nouvelle rigueur ! S’il me laissera la possibilité de faire alors ce que j’étais si heureuse de faire aujourd’hui ! — Enfin, mon Ernest, pas plus que ma manière de voir je ne veux t’imposer ma manière d’agir ; je désire seulement te conjurer d’être en garde contre la faiblesse, qui a souvent des suites si fatales, même pour ceux en considération desquels on s’en est rendu coupable.

Pour leur épargner une peine sans fondement, et, par conséquent, de courte durée, on leur prépare des douleurs amères et réelles. Il m’est impossible de comprendre ce qu’il y aurait de si cruel pour maman à te voir te former une carrière, lorsqu’il est de toute évidence que celle où tu es entré ne saurait désormais te convenir. Sois assuré, mon bon ami, que j’aime et que je respecte notre mère autant qu’il est possible de le faire, et cependant, en pareille occurrence, je n’aurais pas hésité à lui écrire moi-même et sans avoir recours à aucun intermédiaire. Je ne puis aller plus loin, parce qu’il me manque ce que nul ne peut donner ; il ne dépend de personne de s’obliger à croire. C’est le sens de ce que tu m’as dit, et il ne m’a fallu aucun effort pour comprendre que tu ne trouverais dorénavant qu’infortune dans les liens qu’on voulait t’imposer. J’espère encore que mes deux dernières lettres auront ranimé ton courage et t’auront arrêté sur la pente si dangereuse des concessions.

Dans la seconde, je t’adressais les détails que ma bonne mademoiselle Ulliac m’a envoyés relativement à un logement et à une pension. Je crains seulement que cette lettre ne t’ait plus trouvé à Saint-Malo, et, à tout événement, je prie mademoiselle Ulliac de te faire répéter par M. Gasselin ce que je te disais de sa part. Tu verras par ces renseignements que tu n’as à craindre aucun embarras de ce genre ; l’obligeant messager de mademoiselle Ulliac a trouvé, je crois, ce qu’il te faut, et chaque fois que tu auras besoin de lui, il te suffira d’écrire un mot à mon amie pour que son voisin arrive aussitôt vers toi. Dans ma dernière lettre, je t’ai donné l’adresse de mademoiselle Ulliac ; pourvu que tout cela arrive jusqu’à toi !…

D’esprit et de cœur je ne te quitte pas un instant ; je suis plongée dans la plus cruelle incertitude, et par un étrange concours de circonstances cette incertitude va être pour moi de bien longue durée. Le voyage d’Italie dont je disais quelques mots à maman est tout à fait décidé ; nous partons dans douze ou quinze jours, et malgré toute l’anxiété avec laquelle j’attends une lettre de toi, je suis obligée de renoncer pour longtemps à cette consolation. Ne m’écris plus ici, mon bon Ernest, après la réception de ces lignes ; mais si tu l’as déjà fait ne t’en inquiète pas : on m’enverra ta lettre à Vienne où nous devons séjourner deux ou trois semaines. Si quelque chose est décidé dans les premiers jours de novembre, écris-moi à Vienne, en mettant ta lettre sous une enveloppe portant l’adresse suivante : madame Catry, chez S. A. la princesse de Liechtenstein, hôtel Razumowsky, Landstrasse, à Vienne (Autriche). Cette amie sera prévenue, elle me remettra fidèlement tout ce qu’elle recevra pour moi ; l’adresse intérieure ne devra porter que ces mots : à mademoiselle Renan. Je te rappelle seulement que pour l’Autriche il faut affranchir jusqu’à la frontière, autrement les lettres ne parviendraient pas. Tu peux m’adresser ainsi jusqu’au 15 novembre, en comptant que ta lettre sera huit jours à me parvenir. Si je reçois de tes nouvelles ou si j’ai quelque chose à te communiquer, je t’écrirai de Vienne. Ce n’est pas, mon Ernest, que je pense dans ce moment à stimuler le zèle des personnes que j’avais priées d’agir pour toi. Un préceptorat, quel qu’il puisse être, ne serait qu’une mesure transitoire, et c’est quelque chose de définitif que je regarde aujourd’hui comme essentiel. J’avais bien compris de suite, mon pauvre ami, que ce n’est pas l’Autriche qui te convient ; aussi j’avais demandé qu’on fît des démarches pour Munich, ne pouvant pas espérer qu’on en pût faire dans le nord de l’Allemagne, où malheureusement je ne connais personne. Je dis malheureusement sans le regretter beaucoup, car, dans ta situation actuelle, je ne verrais aucun avantage à accepter un emploi qui ne t’ouvre aucune perspective.

Mon bon ami, laisse-moi te le répéter, songe, songe surtout à te créer une carrière, un avenir, et n’épargne pour cela aucun sacrifice. C’était sous ce point de vue que l’École normale ou l’étude exclusive des langues orientales me souriait tant ; il me serait bien douloureux d’y renoncer pour toi. Tu absorbe ? tellement toutes mes idées, mon cher Ernest, que je pense à peine à l’immense voyage que je vais entreprendre. Oh ! que mon cœur serait soulagé, si avant de partir je recevais une lettre de toi, et que cette lettre m’apprît que tu es enfin résolu, comme je l’espère et le désire ! Sois sûr, mon ami, que revenir au passé t’est complètement impossible : dès lors, il faut songer, et raisonnablement, à tirer parti de la situation présente. Ta dernière lettre m’a affligée ; mais j’espère encore en ton bon sens, en ta raison, en ta droiture...

Au décousu de ces lignes, tu t’apercevras, mon ami, que je t’écris au milieu de mille soins, de mille préoccupations ; mais en tout une idée fixe me poursuit : toi, mon Ernest, et toujours toi !

Je pense que tu ne te seras pas présenté chez mademoiselle Ulliac, puisque je te priais de n’y aller que dans le cas où tes liens seraient rompus, et que ta dernière lettre m’apprend qu’ils ne le sont pas encore. Tu ne m’as point parlé, mon Ernest, de quelques lignes confidentielles que j’avais chargé Emma de te remettre : ne te seraient-elles point parvenues ? Dis-moi toujours, je t’en prie, quelles sont les lettres que tu as reçues de moi dans l’intervalle de tes réponses ; quel supplice de trembler toujours ainsi pour ce qu’on écrit !

Adieu, mon ami ; je ne puis terminer ma lettre, et il faut qu’elle parte aujourd’hui. A toi, mon Ernest, à toi de toute mon âme.

H. R.


Envoie, je te prie, ce billet à maman. Je ne sais pas ce que j’écris ; je n’ai même pas le temps de relire ma lettre.


XXIV


MADEMOISELLE RENAN
Au château de Clemensow, près Zamosc (Pologne).


Paris (rue du Pot-de-Fer), 13 octobre 1845.

Enfin, ma bonne et chère amie, je puis te parler sans réserve, et te dire à cœur ouvert toutes les angoisses qui dévorent mon âme. Les jours qui viennent de s’écouler compteront dans ma vie ; peut-être en ont-ils été les plus décisifs ; mais certainement ils en ont été les plus pénibles. Tant de faits importants se sont croisés dans ce court espace, qu’il me suffira presque cette fois de t’en faire le récit. Ce sera pour moi un grand soulagement ; car mon isolement, maintenant, est terrible, et mon cœur seul et fatigué trouve une douceur infinie à s’appuyer sur le tien.

Un mot encore, chère amie, de ces vacances, qui ont été à la fois pour moi si douces et si pénibles. Ma position durant ce temps a été des plus singulières. Jouir de ma bonne mère, la soigner, l’embrasser, l’égayer par des rêves, est pour moi si doux que j’oublierais, je crois, auprès d’elle les peines et les inquiétudes les plus actuelles. Et puis, j’éprouve là, en ce lieu natal, un sentiment indéfinissable de bien-être. Toute mon enfance, si simple, si pure, si insoucieuse, est là, et ce retour sur mon passé me charme et m’attendrit. La vie de ce pays est vulgaire ; mais il s’y trouve un fonds de repos et de bien-être, où la pensée et le sentiment, quand on ne les enferme pas dans le cercle étroit de cette vie mesquine, s’exercent avec beaucoup de suavité. Ah ! que je sens maintenant ce qu’elle a de douceur ! Je suis faible, bonne Henriette. Quelquefois je serais tenté de me contenter d’une vie simple et commune, que je saurais ennoblir par l’intérieur ; mais je pense à toi, et cela me relève.

Pourtant, au milieu de cette vie si douce et si calme, tu comprends sans peine ce que ma position vis-à-vis de maman a dû avoir de pénible. Elle n’avait encore que de très vagues soupçons de mon état, et elle cherchait à deviner ma pensée sous chacune de mes paroles et de mes démarches Et moi, je craignais de laisser voir, et pourtant je le devais... Juge combien je souffrais. La nécessité de lui faire entendre ce qui est, et la crainte de la désoler m’entraînaient dans des démarches presque contradictoires, et cette bonne mère, avec une habileté qui me désolait, savait tout interpréter suivant le désir de son cœur. Elle ne voulait rien entendre à demi-mot. Il a fallu qu’un certain jour, à certaine heure, que je n’oublierai jamais, j’aie été plus explicite. J’ai dit nettement qu’il était douteux... et qu’il fallait attendre. Eh bien ! depuis ce temps, elle a été plus calme ; le voyage d’Allemagne, qui a été le thème fondamental, le projet des études libres ne l’ont pas effrayée comme d’abord, je savais tourner tout cela vers ses idées chéries, notre réunion, l’avancement de mes études, etc...

Enfin, bonne Henriette, j’ai été très satisfait du progrès opéré dans son esprit, et avec des précautions infinies, nous pourrons lui épargner une douleur trop vive. Souviens-toi bien, en lui écrivant, de deux choses : 1° que, vis-à-vis d’elle, je suis indécis ; 2° que les études libres sont des préliminaires au voyage d’Allemagne, lequel n’est lui-même qu’un passe-temps, une place d’expectative. Ne lui dis pas même, jusqu’à nouvel ordre, que je suis à l’hôtel. Mon Dieu ! chère amie, que j’aime cette bonne mère ! Là est ma plus grande douceur ; mais là aussi est ma peine la plus amère. J’aurais horreur d’être vulgaire par aucune des parties de ma constitution interne ; mais sûrement je ne le suis point par celle-là.

Le voyage de Saint-Malo a été pour moi, ma bonne Henriette, le premier pas de ma rupture avec mon passé. J’y ai trouvé tes lettres, qui m’ont admirablement soutenu, car tu penses bien, bonne amie, que j’avais eu bien des moments de faiblesse, et je n’en rougis pas, car la cause m’en parait honorable. J’ai tout dit à notre Alain, qui a tout apprécié et saisi du premier coup avec son bon sens admirable. Il est tombé entièrement d’accord avec toi et moi sur le fond de nos projets et la manière de les mettre à exécution. Son amitié profondément vraie, sa pénétration et sa droiture m’ont été d’un grand soutien ; Fanny a été aussi fort bonne. Mais j’ai été difficile sur le chapitre des offres pécuniaires que notre bon frère n’a pas manqué de me faire pour te soulager un peu dans l’onéreux de notre plan. Henriette, me le pardonneras-tu ? Je me suis rappelé que tu me disais que nous n’étions qu’un. Oui, mon amie, un jour aussi j’aimerai à te le dire.

C’est le 9 octobre au soir que je suis arrivé à Paris. C’est surtout depuis cette époque, ma chère Henriette, que les événements se sont pressés avec une effrayante rapidité ; moi-même, malgré la décision prise et quoique je comprisse que cette rapidité ne faisait qu’en avancer l’exécution, j’eusse voulu parfois en arrêter la marche précipitée. Comme je te le disais dans ma dernière lettre, j’ai dû, pour suivre le plan de ménagements auquel je m’étais arrêté, prendre encore Saint-Sulpice pour mon but d’arrivée. Je t’avoue franchement que je croyais encore en être réduit pour longtemps aux demi-mesures, et je ne pensais pas qu’un événement imprévu allait hâter malgré moi mes pas un peu lents. A mon arrivée à Saint-Sulpice, on m’apprend que je ne fais plus partie du séminaire, que M. Affre m’a choisi avec quelques autres pour commencer cette maison d’études, dont je te parlais en ma dernière lettre, et qu’il va, à ce qu’il paraît, décidément réaliser. On m’intime en même temps l’ordre d’aller dans la journée lui rendre visite et lui porter réponse. Juge de mon embarras. Il redouble encore, quand, quelques heures après, on m’apprend que l’Archevêque est au séminaire et demande à me voir. Ma conscience me faisait un devoir de refuser, mais il m’était impossible d’exposer la vraie raison de mon refus, laquelle, présentée isolément et sans aucune connaissance préalable de mon caractère, eût été fort mal reçue. Ainsi du moins en jugèrent ceux à qui j’en parlai et qui se chargèrent avec bonté d’être mes entremetteurs auprès de l’Archevêque. Tout se termina sans orage, et monseigneur me fit même porter quelques paroles d’encouragement et d’espérance.

Après une démarche aussi nette et aussi franche aux yeux de tous, je crus devoir continuer immédiatement et sans détour ce que les circonstances avaient si bien commencé pour moi, et, dès le jour même, j’annonçai à mes directeurs l’intention de ne pas passer l’année au séminaire. Le soir, j’étais à l’hôtel. Que de liens, ma bonne amie, rompus en quelques heures ! Je ne me repens de rien ; je goûte au contraire le calme supérieur qui suit l’accomplissement d’un sacrifice, car c’en fut un pour moi. Tout me souriait si bien dans cette voie, et maman eût été si contente, et moi si tranquille ! Et puis il y avait des moments où mon passé reprenait son empire, mes doutes semblaient disparaître, et alors ma démarche me semblait mauvaise ; mais je sentais que ce n’était là qu’un effet momentané de ma fatigue intellectuelle et morale, et qu’au jour où je serais tranquille en ma chambre, je reviendrais à ma critique.

Les jours suivants, j’ai terminé dignement et gravement mes relations avec ces messieurs de Saint-Sulpice. J’ai été charmé de l'estime et de l’affection qu’ils m’ont témoignées. Je n’eusse pas cru à tant de largeur dans le centre de la plus stricte orthodoxie. Ils sont persuadés, eux, que je reviendrai ; mon Henriette, croirais-tu que moi, j’aime à me le figurer, et que quand ils me le disaient, cela me faisait plaisir. Accuse-moi de faiblesse, si tu veux ; je ne suis pas de ceux qui ont un parti pris et qui sont résolus à n’en changer jamais, à quelque résultat scientifique qu’ils arrivent, et, après tout, tel est le christianisme, que je conçois fort bien qu’un même homme puisse en porter des jugements divers, suivant ses différentes phases d’instruction. Mais actuellement je ne puis croire à un revirement, du moins assez fort pour me porter jusqu’à l’orthodoxie catholique et sacerdotale.

Du moment où mes liens ont été rompus, j’ai dû tourner mes pensées et mes efforts vers un nouvel avenir. Telle est, en effet, maintenant l’occupation habituelle de mon activité et de mes réflexions. Tout marche promptement, chaque heure amène presque un nouveau résultat, qui avance la solution : rien pourtant n’est encore terminé. Mais j’entrevois des possibilités très rapprochées qui me rassurent. Je continue mon journal.

Dès le lendemain de ma sortie du séminaire, j’écris à M. Dupanloup et à mademoiselle Ulliac. N’ayant point encore d’habits laïcs, je n’ai pu me rendre auprès d’elle en personne. Je la priais de me procurer une visite de M. Gasselin. Le lendemain, elle me répond par une lettre pleine de bonté et d’obligeance : j’ai cru t’entendre toi-même ; oh ! mon Henriette, comme elle parle de toi ! comme elle t’aime ! M. Gasselin me le disait aussi. Que je suis heureux de voir que nous ne sommes pas les seuls à t’apprécier ! Le ton si pur, si simple, si moral de ses petits billets me touche et me soutient. Lundi, 13, je reçois la visite de M. Gasselin ; il me sert d’intermédiaire pour l’achat de mes habits laïcs.

Je n’ai point encore reçu de réponse de M. Dupanloup ; cet homme est si occupé qu’on ne peut l’aborder. Une visite que je lui ai faite a été pareillement inutile. — Une proposition à laquelle je donnerai suite m’a été faite par le supérieur du séminaire. Il veut me faire entrer à quelque titre au collège Stanislas, et me promet toutes sortes de recommandations auprès du proviseur, M. Gratry, qu’il connaît personnellement et intimement. Tu comprends que je ne puis accepter qu’à condition que la charge ne soit pas trop onéreuse, et me laisse de longues heures pour le travail. Néanmoins, j’essaierai. — M. le professeur d’hébreu et d’Écriture sainte au séminaire m’a aussi promis de me recommander incessamment et très instamment à M. Quatremère, qu’il va voir fort souvent. Il tient beaucoup à moi comme à son élève favori. J’ai été fort souvent l’intermédiaire de son commerce scientifique avec le savant professeur du Collège de France. Du reste, ma chère Henriette, il y a, si je ne me trompe, pour nous, deux questions fort distinctes : premièrement celle du lieu où je fixerai mon séjour ; sera-ce le collège Stanislas, la pension Galeron, etc. ? Et, en second lieu, quelle sera ultérieurement la branche à laquelle je m’attacherai ? Sera-ce l’École normale, les langues orientales ? La solution de la seconde devra évidemment suivre celle de la première, vu qu’elle nécessite une foule de renseignements que je ne puis obtenir sur-le-champ. Ce ne sera que quand j’aurai mes habits convenables que je pourrai conférer directement de tout cela avec mademoiselle Ulliac. Ce terme ne peut être éloigné au delà de deux ou trois jours, et je suis persuadé que j’aurai à peine passé, en tout, huit jours à l’hôtel. Celui où je me trouve est du reste peu dispendieux, quoique fort convenable[3].

Je dois aussi t’assurer, bonne amie, que mon intention positive est de ne pas passer cette année entière absolument à ta charge, et que je suis décidé à prendre quelque emploi provisoire qui ne m’absorbe que peu d’instants, et puisse d’ailleurs m'être de quelque utilité. Quelques mots de mademoiselle Ulliac m’en ont fait entrevoir la possibilité. — En somme, bonne amie, je suis satisfait de la tournure que prend notre affaire, et mes peines sont loin de venir de ce côté. Mais quels avantages extérieurs pourraient compenser pour moi la peine que je suis obligé de faire a ma pauvre mère et le froissement de cœur que j’éprouve à dire adieu à mon aimable passé ! Ah ! que de sources de joie sont désormais taries pour moi ! Et pour ces sources grossières et vulgaires, jamais, jamais je n’y toucherai. — Je termine ici, bonne amie, le journal du 13. Te l’expédier immédiatement serait peut-être m’obliger à t’écrire encore demain ; car demain sera peut-être le jour décisif ; d’un autre côté, ce calcul me porterait peut-être de jour en jour à reculer trop loin son départ ; d’ailleurs il y a longtemps que tu n’as reçu de lettre de moi, et ma dernière, je me le rappelle, n’était pas rassurante. A demain donc, mais à demain irrévocablement.


Mercredi, 15.

Toutes ces affaires me font l’effet du mirage ; je crois voir devant moi le moment où elles vont se terminer, et ce moment fuit toujours. Hier, je croyais que tout finirait aujourd’hui, et je voulais attendre à t’envoyer ma lettre. Aujourd’hui je crois que tout finira demain ; mais je suis résolu à ne pas t’inquiéter plus longtemps par mon silence. Nos affaires ont grandement [avancé]. J’ai vu M. Dupanloup, qui m’a ravi. Il m’a accordé une conférence d’une heure et demie, ce qui est de sa part une vraie merveille. Oh ! qu’il m’a bien compris ! Qu’il m’a fait de bien ! Il m’a remis dans ma haute sphère, d’où ces préoccupations actives et le positit de ceux avec qui j’ai dû traiter m’avaient un peu tiré. J’ai été très franc et très explicite, et il a été fort content de moi. J’ai reconnu l’homme supérieur dans la ligne nette et décidée qu’il m’a conseillée. Il m’a promis tout ce qu’il pouvait. J’ai vu aussi M. Galeron. Il ne prend pas de pensionnaires libres ; mais il m’a adressé à un maître de pension de sa connaissance, M. Crouzet, rue des Deux-Églises[4] (tu dois connaître cette pension), qui m’a offert dans sa maison une place en vertu de laquelle je serais défrayé de la table, du couvert et du blanchissage. Mais l’onéreux compensatif est aussi fort honnête.

Enfin, j’ai vu le proviseur et plusieurs directeurs du collège Stanislas. On m’y a recommandé : j’y ai trouvé d’anciennes connaissances qui ont parlé de moi. Je t’avoue que je suis séduit. Là, bonne amie, je serai traité moralement et honorablement. Tu craindras peut-être, car ce collège est en partie ecclésiastique pour le personnel ; mais il est tout universitaire pour la constitution. Et puis, j’ai été fort net, en expliquant au proviseur le motif de ma sortie du séminaire. Regarde quelle admirable transition : nul ne sera étonné de me voir passer de Saint-Sulpice au collège Stanislas, nul ne sera étonné de me voir passer de Stanislas dans une autre maison universitaire. Et maman serait enchantée, elle m’en avait parlé, et m’avait beaucoup engagé à y entrer. Je ne t’en dis pas davantage cette fois. J’attends l’ultimatum de mademoiselle Ulliac et de M. Dupanloup, sans lesquels je ne puis rien faire. Je t’avoue que j’espère et désire la réussite. — Pardonne, ma bonne amie, l’horrible désordre de mes pensées. Tout ce positif m’accable. J’ai voué mon culte à une idée supérieure à ces misères ; j’y serai fidèle au milieu de toutes les traverses. Que serait la vie, si elle n’était que cela !

Adieu, ma bonne et chère Henriette. Ton souvenir, la lecture de tes lettres, la pensée que toi, qui n’es qu’une femme, as encore plus souffert, relève mon courage. Écris-moi bientôt, par Alain, par mademoiselle Ulliac, n’importe. J’espère que dans quelques jours, peut-être par le même courrier que celle-ci, tu recevras une autre lettre, qui t’annoncera le résultat définitif. A bientôt, bonne et chère amie ; tu connais toute ma tendresse.

E. RENAN.


N’écris pas à maman avant d’avoir reçu ma prochaine lettre ; ou, si tu lui écris, fais comme si j’étais à Saint-Sulpice. Laisse-moi, je t’en prie, avancer encore quelque temps en ce point délicat. Je te dirai le moment où il faudra que tu ailles plus loin que moi.


XXV


Paris, 17 octobre 1845.

Enfin, ma bonne amie, je puis te donner une réponse définitive. Tout ce qui pouvait et devait actuellement se décider, est conclu ; il ne nous reste plus que les questions ultérieures, qui devront se discuter à loisir, et après avoir vu les choses de près. Toutefois, je me hâte de te le dire, nul engagement ne m’enchaîne, et dès demain ce qui est fait pourrait se défaire.

C’est au collège Stanislas, bonne amie, que je compte cette année fixer mon séjour. Au nom du ciel, ne t’arrête pas à ce mot, qui, m’a-t-on dit, pourrait t’être désagréable ; laisse-moi continuer. J’y ai accepté une place de maître d’étude. Je sais tout ce que ce mot a de peu sonore, et tout ce que la réalité enferme de misères ; mais il faut du courage, et ne pas s’attendre à des roses dès les abords. Ceux qui s’y connaissent m’ont assuré que je trouverais, malgré cet emploi, tout le temps que je pourrais désirer. J’aurai six heures par jour entièrement libres, et, de plus, chaque étude étant peu nombreuse, et celle que je présiderai étant composée des jeunes gens les plus avancés, je pourrai en toute liberté continuer mes travaux durant ce temps. J’ai d’ailleurs une certaine habitude qui me permet de travailler au milieu de préoccupations extérieures, et même d’un certain bruit. Mes appointements seront de six cents francs, par an, outre la pension, le chauffage, etc. Telle est, ma chère Henriette, la place que j’ai acceptée. Laisse-moi maintenant t’énumérer les motifs qui ont dû m’y porter ; j’ajouterai ensuite ceux qui m’en ont fait un devoir et une nécessité.

Premièrement, ma bonne amie, je trouverai là toutes les facilités nécessaires pour prendre mes grades, des cours spéciaux pour la licence, cours institués spécialement pour tous les employés, qui étudient encore, une bibliothèque spéciale pour la même fin. Ces cours sont professés l’un par le proviseur, un autre par M. Lenormand, un autre par M Ozanau ; ces deux derniers sont professeurs à la Sorbonne. Là je me trouverai en contact avec des hommes distingués et influents, dont les conseils pourront me guider dans cette carrière universitaire, qui est plus compliquée qu’on ne le pense. Là enfin, je serai traité honorablement et moralement ; le caractère religieux et demi-ecclésiastique de la maison m’en est une sûre garantie, et mes premiers rapports avec les directeurs me l’ont également prouvé. Il faut le reconnaître, chère amie, il y a, dans les chrétiens et dans les ecclésiastiques respectables, une bonté, une charité, comme ils disent, qu’on ne trouve pas ailleurs. Que ce contraste m’a paru avec évidence ces jours-ci, où je me suis trouvé en contact avec les deux classes de personnes ! Tes maîtres de pension, par exemple, je n’y ai trouvé qu’un positivisme dégoûtant. N’auraient-ils pas voulu faire de moi un instrument de leurs spéculations ? Impossible, bonne Henriette, impossible ! Il me faut de la morale en moi et autour de moi. — De plus, bonne amie, un collège est un point central, où le mouvement de la vie étant plus actif ramène plus souvent les occasions favorables ; je suis censé commencer dès à présent mes services dans l’enseignement ; or tu sais que dans toutes les carrières, le nombre des années est d’un grand poids. Tous ces motifs, il me semble, sont graves et auraient dû suffire pour me décider. Mais en voici d’autres, qui n’ont pas dû me laisser hésiter.

L’affaire du baccalauréat n’est pas du tout aussi simple que nous le supposions, du moins quant à l’obtention des certificats nécessaires. On m’avait induit en erreur par rapport aux maisons préparatoires dont je t’ai parlé. Ces maisons se chargent bien il est vrai de donner, en cinq ou six mois, la capacité scientifique nécessaire pour passer ses examens, supposé qu’on ait ses certificats d’ailleurs, mais elles ne donnent point de certificats. Ainsi me l’ont fort bien expliqué MM. Galeron et Crouzet, à qui j’en ai parlé, et qui doivent être mieux que personne au courant de ces sortes d’affaires. Ils n’ont vu absolument d’autre moyen à employer que celui d’un certificat d’études domestiques, par lequel mon frère attesterait que j’ai fait sous ses yeux deux années distinctes de rhétorique et de philosophie, et ferait légaliser la pièce par le maire. Mais, en vérité, je n’aurai jamais recours à ce moyen ; comme me le disait hier mademoiselle Ulliac, si j’ai fait des sacrifices pour obéir à la droiture dans de grandes choses, le dois-je moins dans les petites ? Voilà donc une bien grave difficulté, ma bonne amie. Eh bien ! chère Henriette, tout est levé en entrant à Stanislas ; le proviseur m’a promis que, si j’entrais comme employé dans l’établissement, il m’obtiendrait une dispense spéciale du Conseil royal de l’Instruction publique, en vertu de laquelle je passerais mon baccalauréat quand je voudrais. Or, pour les grades ultérieurs, je n’ai plus d’autre pièce à exhiber que mon diplôme de bachelier. Celui-ci donc une fois obtenu, je serai libre et je pourrai marcher à mon aise.

Enfin, ma chère Henriette, une dernière raison, que j’ai envisagée presque comme un devoir. C’est que cet arrangement va merveilleusement plaire à notre mère. Nous avions parlé de ce projet, et elle en parut ravie. Je ne doute pas qu’il ne lui fasse encore beaucoup de plaisir. Ne semble-t-il pas que ce soit là, en effet, une transition ménagée exprès, pour ne heurter aucune susceptibilité ? Nul ne peut trouver étrange de me voir passer de Saint-Sulpice à Stanislas ; au contraire, tous les hommes de mon passé me l’ont conseillé. Nul ne pourra davantage trouver étrange de me voir passer de Stanislas à une autre branche d’instruction, et ainsi tout finira sans éclat. Mais cela me ravit surtout pour ma pauvre mère. Oh ! je suis soulagé d’un fardeau épouvantable, en songeant que le coup est encore reculé et par conséquent bien adouci. Et puis, quand elle verra s’ouvrir devant moi une carrière dans le monde, elle sera moins affectée. Ce qui l’effrayait, c’était de me voir sur le pavé comme elle disait, et repoussé de tous les emplois, et elle me faisait des rapprochements qui, en effet, me faisaient frissonner. De là dérive, bonne amie, vis-à-vis d’elle, toute une ligne de conduite. Il ne faut rien témoigner d’extraordinaire, rien de plus que par le passé : j’hésite, j’attends, et je suis dans une position qui me permet d’hésiter et d’attendre à mon aise, puisqu’en tout cas une issue s’ouvre devant moi. Voilà, ce me semble, comme nous devons nous poser vis-à-vis d’elle. Je suis sûr, je le répète, qu’en suivant cette ligne, tout se fera sans qu'elle souffre trop.

Je ne sais, bonne Henriette, si j’ai réussi à te prouver ma thèse. Car je t’avoue que c’est avec bien de la peine que j’ai appris de mademoiselle Ulliac que cela te serait peut-être désagréable. Si je l’avais cru, chère amie, je t’assure, dans toute la sincérité de mon âme, que je n’eusse pas accepté. Mais, obligé d’interpréter ta volonté, j’ai dû croire que les motifs que je t’ai énumérés étaient plus que suffisants pour te faire surmonter une légère antipathie plus instinctive que réfléchie. Tel a été aussi l’avis définitif de mademoiselle Ulliac. Acceptez, dit-elle, mais sans engagement, et écrivez-en à Henriette. C’est ponctuellement ce que j’ai fait. La grande objection était que ce collège est un collège de Jés... Oh ! bonne amie, se peut-il qu’au xixe siècle, une femme de l’esprit le plus distingué s’amuse à de pareils enfantillages ! En vérité, plus que tout autre, je suis peu sympathique à cette société ; je ne l’aime pas, dans toute la force du terme. Mais, je ne puis que rire de tout mon cœur de ces imaginations fantastiques, qui en font une sorte d’ogre-épouvantail, pour faire peur aux enfants. C’est là, pour moi, un fait psychologique très remarquable, et que je classe sous la même faculté qui a imaginé les contes de Barbe-Bleue et cent autres histoires merveilleuses : c’est l’amour du mystérieux et le besoin de voir partout du fantastique. N’y a-t-il pas des gens qui prennent le roman d’Eugène Sue pour une histoire ? Oh ! mon amie, ne nous assimilons pas à ces badauds. Le collège Stanislas est un collège tout comme les autres. Si tu lis les journaux français, tu as dû y voir les succès qu’il a remportés au dernier grand concours. Il y a quelques ecclésiastiques, surtout dans le personnel dirigeant et surveillant, mais tous les professeurs sont des hommes tout comme les autres. Assez sur ce point, bonne amie ; il faut pourtant que je te dise encore un mot de mes rapports avec le proviseur (l’abbé Gratry) ; ils ont été fort singuliers, et m’étonnent moi-même. Dans notre première entrevue, je laissai échapper quelques mots qui le frappèrent ; quelques heures après, il me fit rappeler, et il s’ensuivit une longue conférence, où le contact parfait s’opéra entre nous. C’est un homme fort instruit et fort distingué ; il m’a pris en singulière affection et me traite sur un ton dont je ne reviens pas. C’est d’autant plus bizarre que je n’ai jamais vu la confiance expansive s’établir entre un autre et moi qu’après un long commerce, pendant lequel nous nous explorions à distance. J’ai été franc et net ; et, remarque-le bien, car ceci est capital, ce n’est pas à titre d’ecclésiastique que je suis reçu dans la maison, ce n’est point une faveur que j’y reçois comme tel. Je me serais fait une délicatesse d’accepter encore une faveur à ce titre. J’y porterai l’habit ordinaire de tout le monde, et ceux-là seuls à qui je voudrai en faire part sauront ce que j’ai été.

Que je te dise maintenant un mot de cette délicieuse visite que j’ai faite hier soir à mademoiselle Ulliac. O ma bonne amie, qu’elle m’a ravi ! J’ai trouvé un idéal d’une beauté, d’une pureté délicieuses, dans la vie extérieurement si simple de cette âme si belle et si élevée avec sa mère. Cela m’a rappelé ma pauvre maman : j’ai failli en pleurer. Oui, cette visite fera époque dans ma vie. Elle m’a révélé toute une sphère nouvelle de moralité et de vertu. J’ai compris là qu’il y a quelque chose dans la vertu de la femme qui n’est pas dans la vertu de l’homme, et que ce quelque chose est extrêmement doux et pur. Elle a été pour moi d’une bonté charmante, ainsi que sa vieille mère, qui ne pouvait se lasser de parler de toi. Elles m’ont supplié de leur faire de fréquentes visites et d’envisager leur maison comme une maison maternelle. Que je te remercie, chère amie, de m’avoir introduit dans ce monde simple et pur. Ah ! que cela m’a fait de bien. J’étais fatigué du commerce fade que je venais d’avoir avec des hommes d’une banalité intérieure tout à fait intolérable, quoique fort distingués à l’extérieur. Ici, j’ai trouvé tout réuni. J’irai encore ce soir ou demain leur porter ma lettre. Mademoiselle Ulliac m’a aussi procuré aujourd’hui la visite de M. Stanislas Julien. C’est encore un excellent homme, d’une vivacité et d’un abandon tout à fait agréables. Malheureusement une tierce personne, qui était là présente, nous a beaucoup gênés. Il a fallu se tenir dans les généralités, dans des promesses de privilèges par rapport à la bibliothèque royale et à celle de l’Institut ; mais nous n’avons pu aborder la question délicate : comment un jeune homme, qui doit vivre de sa science, doit-il s’y prendre pour suivre la carrière des langues orientales. Il paraît qu’il peut en parler pertinemment ; car ç’a été, dit-on, sa position. Je dois lui rendre bientôt une seconde visite pour prendre les lettres qui doivent m’obtenir les privilèges promis, et alors j’aborderai le point délicat. Je souffre moins maintenant à l’intérieur : le souvenir de maman ne m’est plus que doux et triste ; il ne me désole plus. La bonté que j’ai trouvée en tant de personnes me relève et me soutient. J’ai besoin qu’on me parle doucement et moralement. Ce sont ces hommes sans vie supérieure qui me tuent. Ah ! vive l’amateur qui peut penser à son aise, sans s’inquiéter de son pain matériel. Tous les philosophes devraient naître avec trois mille francs de rente à Paris et deux mille en province, ni plus ni moins. — Adieu, ma bonne et chère amie ; écris-moi bien vite, si tu ne l’as déjà fait. Dis-moi franchement ce que tu penses de ma nouvelle position, et je ferai ce que tu me diras. Oui, chère amie, j’y suis décidé. — Tu connais ma tendresse vive et pure. Ton frère et ami.

E. RENAN.


Les quinze cents francs resteront intacts. L’argent que m’a donné notre frère est plus que suffisant pour mes frais d’installation, et puis, je recevrai mes quartiers. J’aurai plus tard recours à toi, bonne amie, car tu conçois que le projet des études libres n’est que retardé, et qu’il faudra un jour y revenir, si je veux pousser un peu loin. Mais il sera mieux placé plus tard.


XXVI


Collège Stanislas, 31 octobre 1845.

Je viens de recevoir, il y a quelques heures, ma bonne et chère Henriette, ta lettre du 11 octobre. Elle m’a gravement inquiété en me faisant craindre que tu ne fusses encore longtemps privée de recevoir de mes nouvelles dans un moment si critique pour nous deux. Je tremble quand je songe que tu es peut-être encore sous l’impression de cette lettre que je t’écrivis d’auprès de notre mère, et qui t’offrait un tableau bien triste, parce qu’il était vrai, de mon état d’alors. Qui sait si ces lignes ne te parviendront pas avant celles que je t’écrivis dans les premiers jours après mon arrivée, et qui auraient pu te rassurer un peu ? Elles t’auraient au moins appris, bonne amie, comment, par un singulier concours de circonstances, tous mes liens se trouvèrent rompus avec une rapidité qui m’étonnait moi-même, comment je pus immédiatement faire les démarches nécessaires pour me procurer une position convenable à nos nouveaux projets, comment enfin, par les soins des personnes qui me sont attachées, et spécialement de mademoiselle Ulliac, plusieurs voies s’ouvrirent simultanément devant moi. Enfin, bonne amie, la seconde de ces lettres t’aurait appris comment, de tous ces projets divers, celui d’après lequel je devais me fixer au collège Stanislas avait eu la préférence. Je reprends ici la narration des faits qui ont suivi, et qui sont venus remettre en question tout ce que je croyais terminé.

Voici bien exactement comment j’envisageais ma position au collège Stanislas. C’était, me disais-je, une position en elle-même très décidément laïque, mais qui, aux yeux de ceux dont il sera besoin, pourrait bien se colorer d’une teint ecclésiastique, et je m’applaudissais d’avoir trouvé en elle le vrai terme de solution du problème que je poursuivais si péniblement : concilier ce qu’exigent de moi les rigoureuses prescriptions de ma conscience avec les ménagements que me commandent mes affections les plus chères. Hélas ! mon amie, je me suis trompé, et je vois maintenant que je cherchais une impossibilité. Peu s’en est fallu que je n’aie vu se renouer tous mes liens extérieurs ; mais ne t’effraie pas ; le récit des faits va te prouver que si tu as pu avec quelque raison m’accuser de faiblesse, cette fois-ci j’ai été ferme et décidé, même plus que le strict devoir ne m’obligeait à l’être.

Je fus grandement surpris quand, lors de mon entrée au collège, le proviseur me fit observer que je devais garder l’habit ecclésiastique dans mes fonctions intérieures. Je n’avais, je l’avoue, nul motif de le soupçonner, et des exemples positifs m’autorisaient à n’avoir là-dessus nulle inquiétude. Je combattis vivement cette singulière injonction, je rappelai l’exposition franche et nette que j’avais faite de mes dispositions actuelles, lorsque nous en étions aux premières ouvertures ; j’opposai nominativement des exemples. Il me fut répondu à tout cela d’une de ces manières, qui ne laissent plus à l’inférieur possibilité de réplique pour le moment. Fallait-il rompre subitement au point où en étaient les choses, ou fallait-il entrer provisoirement, afin de garder quelques apparences ? Je pris ce dernier parti. Fis-je bien ou mal ? Je serais encore embarrassé pour le décider. Au moins, si je fis mal, ce fut une maladresse, mais non une faute morale ; car j’étais fermement décidé à tout rompre au bout de quelques jours, si je ne pouvais obtenir raison sur le point difficultueux ; et même si ce fut une maladresse, elle aura eu peu de fâcheuses conséquences.

L’expérience de quelques jours me prouva, en effet, qu’il n’y avait pas de milieu pour moi entre sortir de la maison et conserver toute l’apparence ecclésiastique. D’où je concluais avec une inflexible netteté que je ne pouvais y rester. Quelques jours après, je le déclarai positivement au proviseur ; et dès lors commença, ou plutôt se continua entre lui et moi une suite de rapports fort singuliers, et où j’ai trouvé l’occasion de faire des remarques psychologiques fort importantes. Je sens que mes raisons ne peuvent rien sur lui ; car il est persuadé et me proteste qu’au bout de quelques mois de rapports intellectuels avec lui, j’aurai changé d’idée. Mais moi qui sais ce qu’il en est, je ne puis davantage appuyer sur de pareilles raisons. Cela nous met tous les deux dans une position unique, où il nous est aussi impossible de nous entendre qu’à deux hommes qui parlent une langue différente. Et pourtant cet homme est fort distingué ; c’est un docteur es lettres, ancien élève de l’École polytechnique, etc.

Pour conclusion pratique, il a exigé de moi un séjour expectatif de quelques mois ; mais j’ai à peine promis quelques jours. Du reste, il m’a promis de faire pour moi les démarches nécessaires pour le baccalauréat, soit que je reste, soit que je ne reste pas, et il m’a rendu un vrai service en me faisant faire la connaissance de M. Lenormant et de M. Ozanau. Celui-ci sera, dans quelques jours, mon examinateur pour le baccalauréat.

En vérité, ma bonne Henriette, quand je réfléchis sur ce singulier épisode, je n’en reviens pas. Il faut toujours qu’il m’arrive des aventures uniques au monde. On dirait une ronce qui me poursuit. Du reste, c’est là, je t’assure, la seule raison qui m’oblige à sortir de ce collège ; car j’y étais parfaitement bien sous tous les rapports, et je fais un vrai sacrifice en abandonnant une position parfaitement appropriée à ma situation actuelle, pour me rejeter dans des embarras qui m’avaient été si pénibles, et dont la réussite paraissait si incertaine. Mais c’est un devoir, et après avoir embrassé un grand sacrifice, je ne dois point reculer devant un moindre. — Dès lors, j’ai dû recommencer les démarches que j’avais interrompues, pour me procurer dans Paris une position convenable pour l’exécution de nos plans actuels. Je ne puis te donner encore rien de définitif sur ce point ; mais je suis sans aucune inquiétude, parce que j’ai l’option entre deux places également avantageuses, et qui ne peuvent me manquer à la fois.

La première serait chez M. Crouzet (rue des Deux-Églises), dont je t’ai déjà parlé, et avec qui j’ai renoué les rapports que mon entrée à Stanislas m’avait fait rompre. Il ne me propose plus la même place qu’auparavant, mais une autre qui, à mon sens, est bien préférable, quoique pécuniairement plus onéreuse. Je serais dans sa maison comme pensionnaire entièrement libre. Seulement, le soir, je donnerais une heure et demie de répétition aux élèves très peu nombreux de rhétorique et de seconde qui sont dans sa pension ; moyennant quoi, il me donnerait ma pension à trente francs par mois. Et même, il promet encore quelques répétitions à moi particulières de mathématiques, qui me mettraient, comme l’on dit, au pair. Remarque bien que je ne suis pas fonctionnaire, mais bien pensionnaire de la maison, que, par conséquent, je n’ai aucune des charges des fonctionnaires même enseignants, telles que surveiller, coucher au dortoir, etc. J’y suis absolument comme dans un hôtel garni, libre de suivre tous les cours qu’il me plaira, etc. Seulement, une heure et demie par jour, je suis occupé.

Encore ce travail sera-t-il loin de m’être inutile, et quand même je n’en devrais retirer aucun avantage pécuniaire, il me semble que je le désirerais pour la simple utilité scientifique. La vie d’étude et de pensée demande, pour être agréable et fructueuse, une occupation peu onéreuse et intellectuelle, qui vienne de temps en temps couper la vie. Il est vrai que cet homme me plaît peu, mais après tout j’aurai peu de contact avec lui, et que m’importe ? J’ai d’ailleurs pu remarquer qu’il me traitait comme les maîtres de pension traitent non pas leurs employés, mais leurs pensionnaires. Or tu sais pour qui sont les égards. Je crois qu’il prétend y trouver un avantage pécuniaire. Tant mieux pour lui et pour moi.

Le second parti, qui ne saurait me manquer, au cas que le premier fît défaut, serait d’accepter une place analogue chez M. et madame Pataud, a qui mademoiselle Ulliac a eu la bonté de m’adresser. J’y serais occupé quatre heures par jour, et, deux jours par semaine au moins, cela irait à six heures. Et ce serait une surveillance, peu pénible il est vrai, sur dix jeunes gens, tous en rhétorique ou en philosophie. Pour les arrangements pécuniaires, je serais au pair. Mais considère, je te prie, la différence du temps et de la nature des occupations, et tu tomberas d’accord que la première place est plus avantageuse. Ici en effet, je suis employé, obligé de coucher au dortoir, ayant à peine une chambre à moi.

Il est vrai que M. et madame Pataud ont l’air d’excellentes gens. Ils m’ont témoigné beaucoup d’amitié, sitôt qu’ils ont su que j’étais ton frère, et m’ont parlé de toi avec les marques d’un grand intérêt. Je suis persuadé que ma vie y serait fort douce, et c’est ce dont m’assurait mademoiselle Ulliac qui, avec sa simplicité si délicate et si fine, m’a dit là-dessus des choses inénarrables, prétendant qu’il était absolument nécessaire pour moi de me trouver en rapport avec une femme bonne et aimable. J’en ris, mais non pas pour m’en moquer. Je me sens plus facilement vertueux et bon auprès de maman, et puis, sais-tu bien que tu me seras un jour nécessaire pour compléter ma vie morale et intellectuelle ! Il n’est pas bon à l’homme d’être seul ; mais est-il seul quand il a une sœur ? Sais-tu bien, bonne amie, que quand nous nous retrouverons, nous nous reconnaîtrons à peine, je dis en esprit ? Nous n’avons réellement fait connaissance que dans nos lettres. Observe beaucoup, et tu me diras ce que tu auras vu et senti ; moi je te dirai ce que j’aurai pensé, et cela fera une belle et douce vie.

Revenons au présent, bonne amie. Tu vois qu’il s’ouvre assez favorablement ; car les avantages des deux places dont je t’ai parlé se compensent si bien que, quelle que soit celle qui manque, je n’aurai aucun regret : je préfère pourtant, je te l’avoue, la première. Peut-être demain tout sera-t-il décidé ; peut-être, dans quelques jours, serai-je installé dans ma nouvelle position. Les provisoires me sont devenus insupportables.

Je travaille très activement à ma préparation immédiate au baccalauréat. Je suis surpris de la facilité que j’y trouve ; je serais prêt des à présent à passer mon examen ; mais je n’ai pas encore mes papiers ; j’espère n’être point retardé au delà de la mi-novembre. Je t’exposerai dans ma prochaine tout mon plan d’éludés, pour les grades ultérieurs.

Je veux me borner cette fois, bonne Henriette, à te parler de ce qui a trait à la solution de la première question que nous avons dû nous poser : Quelle est la position temporaire que je dois prendre dans Paris pour pouvoir exécuter nos projets ultérieurs ? Maintenant, quelle sera pour l’avenir la carrière spéciale (le genre n’est pas douteux) à laquelle je devrai m’attacher : autre question bien plus grave dont la solution n’est pas encore possible et, après tout, n’est pas urgente ; car, ce que je fais, il faudrait le faire en toute hypothèse. Du reste, j’ai déjà sur ce point des données très précieuses, recueillies de mes relations avec MM. Stanislas Julien, Quatremère, et plusieurs membres de l’université que j’ai consultés. Mais, je te le répète, je réserve tout cela pour la prochaine, où je traiterai la question dans toute son étendue.

Et notre pauvre mère ! Ah ! ma chère amie, voici le point désolant, et où je n’entrevois pas de remède. Je m’applaudissais surtout pour elle de mon entrée à Stanislas ; que va-t-elle dire, quand elle saura que j’en suis sorti ? Néanmoins, le séjour que j’y aurai l’ait aura bien contribué à lui adoucir le passage. Voici comme je compte lui arranger la chose. J’attendrai à lui en parler que je sois reçu bachelier ; alors, je lui ferai entendre que ce qui a suffi pour le baccalauréat ne suffit pas pour la licence, qu’il faut, pour celle-ci, des études spéciales, qu’il est même requis d’avoir assisté pendant un an aux cours de la Sorbonne, etc., et que tout cela ne peut se faire commodément à Stanislas ; toutes choses qui sont vraies dans une certaine limite. Je saurai ensuite colorer convenablement ma nouvelle situation ; mais, au nom du ciel ! laisse-moi toujours marcher en avant, et crains de dire un mot qui soit plus avancé que ne le demande la marche progressive que j’ai adoptée. Tu trouveras peut-être, bonne amie, dans plusieurs points de ma conduite, et spécialement dans celui-ci, quelque faiblesse. Avoue au moins que, si jamais elle fut pardonnable, c’est dans les circonstances où je me suis trouvé. Mais je n’en suis point à demander pardon pour elle ; je l’aime et je m’en fais honneur. Saint Paul était certes une âme énergique, et n’a-t-il pas dit : Je me glorifie dans mes faiblesses ? Oui, il y a une faiblesse sainte et vertueuse, nécessaire pour compléter la parfaite harmonie de la nature humaine. L’homme parfait serait, ce me semble, un peu faible, et le Christ ne l’a-t-il pas été ? Il n’y a que les barres de fer qui ne fléchissent jamais.

Quant à mon état intérieur, chère Henriette, il est beaucoup plus calme que je n’aurais pu l’espérer, et à toutes ces révolutions extérieures n’a correspondu aucune révolution intérieure. J’ai appris plusieurs choses, mais je n’ai changé en rien sur le système général de vie intellectuelle et morale. Ma tente s’est élargie, mais elle est toujours posée sur le même terrain. Mon éloigneraient de l’orthodoxie, qui aura exercé l’influence la plus décisive sur ma vie extérieure, en aura eu fort peu sur tout mon système intérieur. Je l’apprécie comme un changement d’opinion sur un point historique important, changement qui n’empêche pas de vivre sur les mêmes bases qu’auparavant. J’accepte et je conserve toutes les traditions pratiques et spéculatives de mon passé, me réservant de les contrôler avec les résultats ultérieurs de mes études et de mes pensées. Mais j’espère que, désormais, ces résultats ne m’obligeront plus à les traduire au dehors par des ruptures extérieures aussi pénibles que celles auxquelles je me suis vu condamné.

Adieu, bonne et chère amie. Écris-moi de Vienne, et donne-moi les instructions nécessaires, pour que je sache où t’adresser mes lettres. — Je n’ai pas encore songé à te dire combien j’ai été enchanté de voir s’effectuer ton voyage d’Italie. Puisse-t-il t’adoucir un peu les tourments de l’exil. Et la France !... chère amie. Qui peut savoir l’avenir ? Aimons-nous et espérons, et puis laissons couler le fleuve des choses. Il nous mènera quelque part.

Tu connais ma tendresse.

E. RENAN.


XXVII


A MADEMOISELLE RENAN


Paris, 5 novembre 1845.

Quoiqu’il y ait bien peu de jours que je t’ai écrit, chère amie, j’éprouve encore le besoin de le faire, et pour t’annoncer les nouveaux événements qui ont fixé définitivement ma position, et pour te communiquer les mille réflexions qui m’occupent. Jamais circonstances n’avaient été plus propres à en susciter de sérieuses.

Oui, chère Henriette, j’ai accepté définitivement l’une des deux places dont je te parlais dans ma dernière lettre, et c’est précisément celle pour laquelle je témoignais dès lors une certaine préférence. De nouvelles modifications apportées à nos premiers arrangements me l’ont fait encore envisager comme plus avantageuse. J’entre donc chez M. Crouzet, à titre de pensionnaire libre et de répétiteur. Mais il a désiré qu’au lieu de me charger uniquement de la répétition des classes supérieures, j’acceptasse aussi celle des classes inférieures, pour la partie des études grecques, dans laquelle le second répétiteur n’est pas fort exercé. De plus, il y a ajouté une leçon de mathématiques trois fois par semaine à un seul élève ; et, à raison de ces additions, il m’a mis au pair. Toutes ces occupations ne pourront jamais me prendre plus de deux heures et demie ou trois heures par jour. Encore aucune mesure de temps ne m’est-elle imposée : si je peux m’en acquitter en moins de temps, tant mieux pour moi. Or, ayant commencé hier à remplir mes fonctions, j’ai pu juger que je n’aurais jamais besoin d’atteindre ce maximum, et qu’une heure et demie par jour me suffirait pour les répétitions du soir, indépendamment de la leçon de mathématiques.

Je ne suis chargé en tout que de sept élèves. Je n’ai donc aucune crainte, chère amie, que ces fonctions m’enlèvent le temps qui m’est actuellement si nécessaire. Du reste, je le répète, nulle surveillance, nulle part à tout ce qui se fait dans la maison, ce dont je ne suis pas fâché ; car, il faut l’avouer, cette pension est sur un pied fort médiocre. Les élèves sont d’une extrême faiblesse, le maître de pension n’est rien moins qu’un homme supérieur. Mais tout cela m’importe assez peu, je ne suis pas chargé de leur donner de l’esprit. Le matériel de la vie, qui est presque le seul à considérer pour moi, puisque c’est le seul par lequel je ferai partie de la maison, y est du reste fort honnête. Je t’avoue que quand je songe qu’aux mêmes conditions pécuniaires, on me demandait, chez M. Pataud, quatre et quelquefois six heures de surveillance par jour, et avec cela de coucher au dortoir, de n’avoir pas de chambre à moi, je ne puis regarder ce que je viens d’accepter que comme fort avantageux, et mademoiselle Ulliac en porte le même jugement. Du reste, je laisse à l’avenir à décider la question.

Quand nos affaires, chère amie, s’aplanissent d’un côté, il semble qu’elles doivent se compliquer de l’autre. L’affaire du baccalauréat devient maintenant très sérieuse. Avant de tenter des démarches près du ministre, M. Gratry a voulu en parler à M. Rendu, membre du conseil royal et protecteur spécial de la maison. Or M. Rendu l’a fortement dissuadé d’employer cette voie. Une exception positive serait, d’après lui, très difficilement accordée, quels que fussent les motifs de la demande. On veut bien ne pas se rendre difficile sur la vérification des pièces, mais il faut au moins les apparences de la légalité ; autrement les lois n’auraient, disait-il, aucun effet. En outre, une telle démarche ne pourrait être tentée qu’avec la certitude absolue de la réussite, car ce serait se fermer pour l’avenir toute autre issue, supposé que celle-ci ne menât point au but. Que dirait-on par exemple en voyant paraître au ministère le certificat d’études domestiques de M. R... qui, il y a quelques semaines demandait une dispense sans restriction, laquelle dispense supposait évidemment qu’il n’avait à présenter ni études domestiques, ni études universitaires ? On m’a cité dans ce genre des faits effrayants. M. Rendu déclarait donc, que, si je ne pouvais ou ne voulais me procurer un certificat d’études domestiques, ce que j’avais de plus court à faire, était de me faire inscrire dans un collège pour deux années, et de me hâter de le faire, afin que celle-ci pût compter. Quelle infamie, chère Henriette ! Quelle absurdité de rendre un jeune homme responsable du lieu où la fatalité l’a placé, sans tenir compte de ce qu’il a pu faire pour lutter contre elle. Enfin, chère amie, il ne s’agit pas de raisonner ; nous avons affaire à des faits malheureusement trop réels. Que faire donc ? Le certificat d’études domestiques me répugnait d’abord outre mesure, surtout par la position difficile où je mettais notre Alain : tu sais en effet qu’il faut que ce certificat soit légalisé par le maire de la commune. Et puis cette démarche me paraissait peu droite et vraie. Des personnes d’une probité très exacte ont cherché à lever mes scrupules sur ce point. Il est de fait que tout le monde sait fort bien à quoi s’en tenir sur ces certificats, et s’il y a mensonge [sic], il n’est que dans les termes. Nul ne s’y laisse tromper, et ceux qui les reçoivent savent fort bien que les trois quarts sont faux quant à la forme. C’est une issue échappatoire que la loi a ménagée, pour diminuer l’odieux d’une exclusion aussi brutale, et cela est si vrai que le texte littéral de la loi dénote évidemment l’intention de se laisser tromper, toutes les fois que le bon sens l’exigera. Aussi, toutes les fois que j’ai parlé de mes scrupules sur ce point, tout le monde en a ri ; car on cesse de tromper du moment où l’on se sert d’une formule qui, quoique fausse en elle-même, est réduite par tous à sa juste valeur. Or ces études domestiques sont devenues, dans l’usage, synonymes de toute étude faite avec l’assentiment des parents hors de l’université. Qu’importe, en effet, que mon père ou frère m’ait fait enseigner la philosophie sous ses yeux par tel ou tel, ou qu’il m’ait envoyé à telle maison qu’il lui plaisait pour prendre des leçons ? D’ailleurs, le cas était si pressant et l’injustice si manifeste, que je n’ai pas cru devoir me priver d’une faculté que tous les autres s’accordent, et qui semble même concédée par l’intention tacite du législateur. J’ai donc écrit à notre Alain. Mais juge de mon embarras, chère amie ; quelle demande à faire à ce pauvre ami ! Je l’ai supplié, au cas où il prévît le moindre désagrément pour lui, de me le dire franchement, et de ne faire aucune démarche. Il est certain que toutes les autorités sensées ne font jamais la moindre difficulté ; et d’ailleurs, la signature du maire est sans contrôle ; on n’informe jamais pour vérifier l’exactitude de son assertion, surtout quand l’examen se passe dans une académie différente de celle où les études domestiques sont censées avoir été faites. J’ai craint, il est vrai, longtemps d’être obligé d’avoir recours à Rennes, en vertu de mes études faites à Saint-Malo ; mais des informations plus exactes, prises au secrétariat de la Faculté des lettres, m’ont appris que cela n’était pas nécessaire, et que tout pouvait se passer entre la Sorbonne et le ministère, sur une pétition présentée au ministère, par le doyen de la Faculté. Ceci n’est plus qu’une formalité, qui ne souffre jamais de difficulté, mais qui entraîne malheureusement bien des longueurs. Je m’estimerais fort heureux, si je pouvais passer mon examen dans un mois, ce qui lasse terriblement ma patience ; ces ennuyeuses formalités m’auront coûté dix fois plus de peine et d’inquiétude que la préparation scientifique de l’examen. Encore si j’étais sûr au bout de mes peines d’arriver au terme ! J’attends avec une grande anxiété la lettre de notre frère.

A toutes ces inquiétudes de tête s’en est jointe une autre, chère Henriette, bien plus pénible encore, parce qu’elle m’attaquait au cœur, et que toi-même en étais l’objet. Un mot d’un petit billet de mademoiselle Ulliac me parlait de ta santé fort altérée. J’ai été sur-le-champ demander l’explication de cette terrible réticence, et il m’a été révélé des mystères. Quoi ! Henriette, mon amie, tu as souffert, et nous n’avons rien su ; moi surtout, devais-tu me le cacher ? Je conçois notre mère… mais moi ? Écoute, chère amie ; ce que je vais te dire est sérieux, c’est ma résolution intime, c’est le résultat d’une longue conversation que nous avons eue, mademoiselle Ulliac et moi, d’une ligue, comme elle dit, que nous avons formée ; de deux choses l’une : ou bien le voyage d’Italie se prolongera jusqu’en France, et alors ce sera ton voyage de retour ; car compte bien ne jamais nous quitter. Ou bien il se bornera à l’Italie, et alors tu diras adieu aux Zamovski dans ce beau pays, et tu nous viendras au printemps prochain. Entends-tu, chère amie ? Ceci est arrêté, immuable, sans appel. Dis donc un adieu éternel aux lieux que tu parcours, et livre-toi à cette délicieuse impression qui doit accompagner le retour de l’exil.

J’imagine tout ce que ton dévouement pourra objecter contre notre résolution commune. Oh ! que ne puis-je te convaincre, comme je suis convaincu moi-même, que c’est en vertu même de ce dévouement que tu dois nous revenir et nous rester. Il est évident que ta santé n’y résisterait pas ; or, ma pauvre amie, que serais-je sans toi ! Dieu, cette pensée me fait horreur : elle s’empara de mon imagination au moment où je lisais le mot fatal de mademoiselle Ulliac, et je n’oublierai jamais l’affreux cauchemar que j’éprouvai. Henriette, que serais-je sans toi, et à présent, et dans l’avenir surtout ? Je te déclare qu’à l’instant où je ne t’aurai plus, je renonce à tout intérêt à la vie ; elle devient pour moi décolorée, sans nerf et sans ressort, je me suicide en un mot pour la société. Mon Dieu ! que de fois j’en ai eu la tentation ; mais ton souvenir me sauvait et me faisait prendre la vie en estime et en affection. Je deviendrais égoïste, chère amie, égoïste d’une manière affreuse ; ah ! sauve-moi de ce malheur. Réfléchis à cela, bonne Henriette ; songe que ma vie est attachée à la tienne, et tu seras convaincue que la première marque par laquelle tu peux me témoigner ton affection, c’est de te conserver pour moi.

Opposerais-tu notre état financier ? Amie, laisse-moi te combattre encore sur ce point. D’abord, je ne m’imaginerai jamais que ces grands seigneurs te laissent partir les mains vides et sans ressource pour l’avenir ; ce serait inouï. Et moi, chère amie, si dès la première année je suis au pair, il n’est pas probable que j’aille par la suite en rétrogradant, surtout quand j’aurai mes grades. Un licencié ne peut manquer de trouver des places fort avantageuses, au moins comme expectative. J’ai déjà de fort bonnes connaissances dans les classes, qui peuvent m’être les plus utiles : MM. Julien, Quatremère, Galeron, Guihal, me témoignent beaucoup d’intérêt. C’est par M. Galeron que je suis arrivé à la place que j’occupe ; M. Guihal m’a tout promis, quand j’aurai ma licence ; et puis, chère amie, j’ai des projets dont je te parlerai. Enfin, j’espère bien que désormais je pourrai au moins me suffire, et que dans une couple d’années, je pourrai rapporter à mon tour au fonds commun. Tout ceci sans préjudice de mon avenir et sans suicide intellectuel.

D’ailleurs, chère Henriette, j’imagine bien qu’il ne serait guère dans tes goûts ni dans tes intentions de te condamner à l’oisiveté après ton retour. Mademoiselle Ulliac m’a parlé de plusieurs projets, tous plus beaux les uns que les autres. Il n’y en a qu’un seul qui m’ait fort peu souri : c’est celui du pensionnat. Aussi m’a-t-elle dit qu’il était fort peu probable. Au nom du ciel, délivre-nous de cette engeance. Elle m’a parlé de cours publics à donner à des jeunes personnes ; c’est magnifique, chère Henriette ; d’un journal, également pour les jeunes personnes ; encore plus beau. Mademoiselle Ulliac a un nom, des connaissances, tout ce qu’il faut en un mot pour bien entamer une affaire. Elle me parlait de tout cela avec un enthousiasme à ravir ; seulement, son Henriette était nécessaire à tout ; sans elle rien ne pouvait se faire. Reviens, chère amie ; je te donnerai des matériaux tant que tu voudras, du grec, de l’allemand, du latin, de l’hébreu, de la philosophie, de la philologie, de la théologie même au besoin ; je t’abandonne la propriété de tous mes travaux ; seulement, reviens. C’est là mon delenda Carthago. Ce sera la péroraison de toutes mes lettres, jusqu’à ce que j’aie réussi à te convaincre.

Oh ! je n’oublierai jamais ce soir du 2 novembre où mademoiselle Ulliac m’a ouvert les yeux. O mon Henriette, que tu as souffert ! Et à Paris... elle me racontait tout cela, et moi, je tombais de surprise. Nos soins seuls, bonne amie, peuvent te remettre des peines que tu as endurées pour nous. Nous la dorloterons, disait cette excellente amie. Oui, oui, chère Henriette, il est temps que ce cœur si aimant se voie entouré de cœurs qui lui répondent ; il est temps que ce corps affaibli par les sacrifices reçoive les soins de ceux pour qui il a tant souffert. — Autre raison, chère amie, qui depuis longtemps me préoccupe, et sur laquelle aussi mademoiselle Ulliac insistait beaucoup. C’est l’état politico-religieux de cette Pologne. Je ne pouvais t’en parler tandis que tu y étais ; mais combien de fois j’ai frissonné en lisant les journaux, et songeant que mon Henriette était là ! Tu comprends sans que j’en dise davantage. Y retourne qui veut, mais une Française n’y peut plus revenir.

Je reviens aux considérations financières ; car là, je le crains, sera le fort du combat. Mais serions-nous obligés durant quelque temps de subvenir péniblement au présent, l’avenir compenserait. Mademoiselle Ulliac paraît ne manquer de rien, excepté de fonds. Eh bien ! faudrait-il pour commencer l’exécution des projets communs, vendre notre petit patrimoine, qui empêcherait ? Nos deux parts réunies feraient encore quelque chose, et maman le verrait avec plaisir, si elle pouvait y voir un acheminement à ton établissement parmi nous. C’est là sa pensée dominante, et je te dirai par la suite tous les plans qu’elle a formés pour la réaliser. Et puis, chère Henriette, Alain nous aime et nous rendrait au moins des services. — Allons, bonne amie, laisse-toi aller à envisager l’avenir sous des couleurs moins sombres. Ne faut-il pas aussi se confier un peu dans celui qui gouverne ce monde, et qu’on nous a appris à appeler un père : « Considérez les oiseaux des cieux ; ils ne sèment, ni ne moissonnent, et votre père céleste leur donne la pâture. Considérez les lys des champs ; ils ne travaillent ni ne filent, et pourtant, je vous le dis, Salomon dans toute sa gloire n’était pas vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu prend ce soin d’un peu d’herbe qui demain sera jetée au feu, combien plus de vous-mêmes, gens de peu de foi ! » D’ailleurs, je le répète, chère amie, car c’est ici la raison solide et positive : songe qu’il s’agit de ta vie, et par conséquent de la mienne.

Je ne te parlerai point encore cette fois, chère amie, de mes projets ultérieurs, non plus que de mon plan d’études. J’ai encore quelques informations à prendre, avant qu’il soit parfaitement arrêté. J’assiste assidûment aux examens qui se font en ce moment à la Sorbonne pour le baccalauréat et la licence ès lettres et ès sciences, pour régler mes calculs. J’ai pris hier possession de ma petite chambre d’étudiant. Elle est tout à fait agréable. On y respire l’air pur du quartier du Luxembourg ; la vue est charmante : le Luxembourg, l’Observatoire, des parcs, des jardins, et là-bas, au coin, la petite maison carrée de mademoiselle Ulliac. J’ai sous mes fenêtres le parc de l’institution des sourds-muets : ma récréation est de considérer les jeux de ces pauvres enfants.

Me voilà donc, chère amie, dans cette position que tu rêvais pour moi. Elle est, comme tu le sais, parfaitement analogue à mes goûts ; l’isolement seul la rend pénible ; mais, au fait, je t’aurai bientôt. Quelques mois passent bien vite ; car c’est ainsi que je compte, chère Henriette. J’éprouve parfois, vers le soir surtout, des moments d’une indicible tristesse quand je me rappelle maman, mon Henriette, mon passé si doux et si pur, quand je jette les yeux sur ce monde froid et sans intelligence du divin qui m’entoure. Et puis, il est si dur de poser ainsi sur le sol sans y tenir ! J’éprouve bien en ce moment la vérité de ce que tu me disais sur la vie de voyage : l’homme tend à se fixer, à prendre racine partout, et, quand la rapidité des relations vient l’en empêcher, il souffre. L’habitude est si douce ! et l’habitude ne se forme que sur un sol où l’on peut s’asseoir et fixer sa tente. C’est maintenant que je comprends combien ta vie depuis dix ans a dû être pénible, et encore, quelle différence avec la mienne ! Ma position est excessivement douce et agréable en elle-même, et la tienne... Dieu, quand j’y pense !... Quel bonheur, le jour où la vie domestique te sera rendue avec toutes ses douceurs ! Nous serons heureux ensemble, bonne amie ; mon caractère est bon, doux ; et tu me laisseras mener ma vie simple et pensive, et je te dirai tout ce que je pense et ce que je sens. Et puis, nous aurons des amis distingués et purs, qui embelliront notre vie. Enfin, chère amie, il n’y a pas de beau trait dont je n’embellisse mon idéal ; mais songe que, sans toi, tout l’édifice s’écroule. Adieu, bonne et chère amie. Je me berce d’espérances qu’il dépend de toi de réaliser. Mais tu sais à quelle condition. Ma pensée se repose avec complaisance sur ce voyage d’Italie, qui, ce me semble, te sera fort agréable et fort salutaire. Mais pour achever de l’embellir, figure-toi bien, chère amie, que c’est le retour. Écris-moi souvent, je te prie, des différentes stations de ton voyage. Il me semble que maintenant l’espace qui nous sépare n’est plus rien. Nos lettres au moins, je l’espère, ne seront plus des mois à nous parvenir. Appuie-toi sur mon amitié, comme je m’appuie sur la tienne, Ton frère, ton ami.

E. RENAN.


Notre pauvre mère a fort bien accueilli la nouvelle de mon entrée à Stanislas, et ce qu’il y a de plus significatif c’est qu’elle croyait pourtant que cette entrée était purement laïque. Il y a un progrès réel. Mais il faudra mille précautions ; ne lui dis pas encore que j’ai quitté Stanislas. Le voyage d’Italie, et plus que tout cela, le retour en France fera oublier bien des choses. Et puis, je lui colore l’avenir. Que ne dépend-il de moi de la rendre heureuse ! Juge combien j’ai souffert quand j’ai cru que j’étais obligé de la rendre malheureuse pour toujours. Heureusement, tout s’est adouci, et j’espère que les joies de l’avenir effaceront la peine passagère.

M. Dupanloup vient, par une révolution soudaine, de quitter le petit séminaire, avec tous ceux qui ne faisaient qu’un avec lui. Il a éprouvé ce qu’éprouveront dans ce corps tous les hommes supérieurs.


XXVIII


A MADEMOISELLE RENAN


Paris, 15 décembre 1845.

Je t’écris, ma chère amie, dans une bien grande inquiétude. Ton long silence est pour moi une étrange énigme, et je m’épuise en conjectures pour y trouver quelque explication qui calme un peu mon anxiété. Voilà plus d’un mois que nous eussions dû recevoir ta lettre de Vienne. N’y serais-tu pas encore ? Ta lettre se serait-elle égarée dans ces malheureuses postes ? Quelque incident inattendu serait-il venu retarder ou empêcher le voyage projeté ? Telles sont les hypothèses auxquelles j’aime de préférence à m’arrêter. Mais quand je songe à ta santé déjà si fort altérée, à ces longues souffrances, dont tu m’avais dérobé le secret, ô ma bonne Henriette, c’est alors que je me livre à de cruelles angoisses. Mon imagination se crée des fantômes ; je me figure ma sœur, ma meilleure amie, souffrante, épuisée, loin de sa patrie et de ceux qui l’aiment.

S’il en était ainsi, mon excellente Henriette, je t’en supplie, au nom de notre amitié, ne tarde pas à me le faire savoir ; je vole près de toi ; nul sacrifice devrait-il être considéré dans une telle circonstance ? Que je sache tout, ma bonne amie, sans restriction ni réserve. Le temps n’est plus où tu pouvais craindre, en me dévoilant toutes tes souffrances, d'influer fatalement sur ma vie, en m’engageant plus avant dans la voie que je suivais alors. Maintenant, cette connaissance ne peut plus être qu’un aiguillon pour hâter mes pas et m’exciter à travailler pour y mettre un terme.

Mademoiselle Ulliac est la seule à qui je puisse faire confidence de mes inquiétudes, et ses craintes redoublent les miennes, car elle en sait plus que moi sur le fatal sujet de tes souffrances. Oh ! de quel poids je serai soulagé, si je puis encore apprendre que mon Henriette nous est conservée, et qu’elle s’achemine heureuse et contente vers la France. Oui, la France, chère amie, et pour toujours ! Je suis ravi sans doute de la perspective de ton voyage en Italie ; mais ce qui en fait pour moi le plus grand charme, c’est que je ne l’envisage que comme un agréable détour dans le voyage qui doit te ramener à ta patrie. Je l’ai dit, et je le maintiens, tu ne peux plus retourner en Pologne. Mais, mon Dieu ! qui sait si tu n’y es pas encore ? Je ne sais à la lettre à quel coin de l’Europe ma pensée doit s’adresser pour trouver ce qu’elle a de plus cher. J’ignore même complètement où ces lignes te rencontreront, et je n’ai tant tardé à te les adresser que parce que je pensais qu’elles ne te trouveraient déjà plus à Vienne. Oh ! si aujourd’hui, si demain je recevais la lettre bienheureuse ! Mais il y a déjà si longtemps que cette espérance me fait reculer de jour en jour, que je craindrais enfin de te causer à toi-même les mêmes inquiétudes que celles auxquelles je suis en proie.

Je n’ai guère de courage, chère amie, dans cette pénible attente, pour raisonner froidement avec toi sur les projets importants, qui occupent toutes mes pensées, quand des sujets bien plus sensibles ne viennent pas les absorber. Je dois pourtant te présenter l’esquisse des faits les plus importants qui se sont passés depuis nos derniers entretiens, et te dire les pensées qu’ils ont suscitées dans mon esprit. De longtemps peut-être nous ne pourrons entretenir de correspondance régulière, à cause des perpétuels déplacements du voyage.

Je te dirai d’abord une fois pour toutes, chère amie, que je me trouve fort bien dans cette maison, et qu’en fait de provisoire, je ne pouvais réellement m’attendre à mieux. L’expérience m’a fait confirmer tous les jugements que j’en avais portés dès le premier abord. Ce maître de pension est un honnête homme, mais fort peu élevé d’esprit et de sentiments. Il est en cela du grand nombre. Il faut que je t’avoue que j’ai éprouvé de singulières déceptions en me trouvant définitivement en contact avec les hommes. Jusqu’ici j’avais été obligé d’en juger par conjecture, et de les supposer tels ou tels : les faits me montrent maintenant que, dans mes hypothèses, je les faisais trop fins et trop intellectuels Je croyais d’abord avoir affaire à autant de phénix, et je calculais mes pas et mes paroles avec toutes les précautions d'un novice. Maintenant que j’ai mesuré mes gens, je commence à poser le pied avec assurance. Ma manière, je le sais, est très différente des autres, mais je ne veux pas la changer, car c’est le vrai pour moi, et elle me réussit fort bien.

Je suis réellement surpris des égards que l’on a ici pour moi, d’autant plus que cet homme n’en a pas pour tout le monde. Tout, comme tu sais, dépend de la première pose que l’on prend, et il est toujours plus ou moins au pouvoir de quelqu’un de donner le ton sur lequel il veut être traité. Lors de mes négociations avec le chef de l’établissement, je l’engageai à aller prendre quelques renseignements sur moi auprès de mes anciens professeurs de Saint-Nicolas ; il y alla, et on lui conta des merveilles ; tout cela m’a merveilleusement servi. Je suis aussi tout à fait bien avec les élèves, et mes rapports avec eux ne peuvent avoir rien de désagréable. J’ai déjà pour mon pécule une répétition à moi particulière qui me rapporte vingt-cinq francs par mois, elle n’a lieu que trois fois par semaine. J’en espère encore quelques autres. Mais tout ceci n’est qu’un jeu, bonne amie ; je ne puis rien prendre au sérieux de toutes ces misères ; parlons, parlons de l’avenir.

La détermination générique de ma carrière ultérieure n’avait jamais été, chère amie, un problème pour toi ; tu sais que, dès les premiers instants où nous commençâmes à remuer ces graves questions, je te déclarai nettement qu’il fallait qu’elle fût de celles que j’appelle intellectuelles. Mais ce mot, comme tu le sens, supporte bien du choix, et laissait encore un champ bien vaste à mon indécision Les circonstances le restreignirent, et nous sommes convenus bien des fois que notre élection n’avait guère à s’exercer qu’entre l’étude des langues orientales et mon agrégation à l’université. J’ai donc dû rechercher ce que chacune des deux voies offrait d’avantages et de chances de réussite. Mes informations se portèrent d’abord du côté des langues orientales, pour lesquelles tu semblais marquer une sorte de prédilection, et j’eus le bonheur de pouvoir recueillir les documents qui m’étaient nécessaires de la bouche des hommes assurément les plus capables d’en juger pertinemment. La recommandation de mon professeur d’hébreu au séminaire, et ma qualité de son ancien élève, me permirent d’en conférer avec M. Quatremère, et la bonne amitié de mademoiselle Ulliac, ainsi que ton bon génie, qui semble être partout mon introducteur, m’ouvrit entrée auprès de M. Stanislas Julien. Je fus frappé de la parfaite conformité des réflexions que l’un et l’autre me proposèrent et de la similitude de leurs conclusions. Il semblait qu’ils se fussent entendus, et cette singulière coïncidence, s’ajoutant a la parfaite justesse de leurs observations, devint pour moi une irréfragable autorité.

L’un et l’autre, après m’avoir engagé à continuer mes études dans cette partie, avec tout le zèle que déploient les érudits pour leur spécialité, m’avouèrent avec franchise que je commettrais une grave imprudence en fondant sur ces études l’espoir d’un avenir prochain. Ces études, étant actuellement fort peu suivies, ne pouvaient ouvrir la voie qu’à un nombre de places excessivement restreint. Croirais-tu que, tout calcul fait, je n’ai guère trouvé dans toute la France qu’une seule chaire, celle de M. Quatremère lui-même, à laquelle je pusse aspirer par les langues que j’ai étudiées et vers lesquelles je voudrais continuer à diriger mes études, c’est-à-dire les langues anciennes de l’Orient. Or, M. Quatremère a déjà adopté son futur successeur ; c’est M. Emmanuel Latouche, le neveu de l’abbé, dont j’ai fait la connaissance à son cours ; et quand même la concurrence serait possible, même malgré le choix du prédécesseur, je ne voudrais avoir l’air de supplanter personne.

Les langues orientales modernes offrent, il est vrai, plus de places. Les unes sont des chaires au Collège de France ou à l’École des Langues orientales annexée à la Bibliothèque royale, les autres sont des places de consuls, d’interprètes, etc. Quant aux chaires, elles sont toutes remplies, et, suivant la naïve expression de M. Julien, elles semblent l’être pour longtemps. — Les deuxièmes places n’ont aucun caractère scientifique, et ne sont évidemment pas ce que nous pouvons désirer. De plus, ces langues modernes sont beaucoup moins riches en résultats que les langues anciennes, et je ne pourrais, en vérité, me résoudre à consacrer ma vie à des études auxquelles on poserait un but aussi mince que celui de favoriser quelques relations commerciales.

Le conseil pratique auquel s’arrêtèrent donc les deux savants fut que je devais continuer en sous-œuvre mes études orientales, mais cependant embrasser quelque autre carrière qui se chargeât provisoirement de pourvoir à la vie, et qu’ensuite, quand l’occasion s’en présenterait, je serais là tout prêt à la saisir. Ils me firent passer en revue tous les orientalistes célèbres de l’époque, et me firent remarquer qu’à part ceux à qui leur fortune avait permis de suivre ces études en amateurs, telle avait été pour tous la marche qu’ils avaient suivie. Ce sera aussi la mienne, bonne amie, du moins quant à ces deux premiers points ; car il pourrait fort bien se faire que je ne m’adressasse jamais à cette partie de mes connaissances pour me créer une position extérieure.

Mais toute science a son prix, dans son rapport avec les autres, et celles-ci me seront d’autant plus précieuses, que je serai presque seul dans le corps universitaire qui en possède une connaissance étendue. Or, il y a dans le rapport de ces langues avec les langues classiques toute une veine de recherche que l’ignorance où sont plongées à leur égard nos sommités gréco-latines, a empêché d’exploiter. D’ailleurs, il y a, dans l’enseignement du Collège de France, deux ou trois lacunes qui nécessiteront de nouvelles chaires, et, dans celui qui les remplira, la connaissance de ces langues, comme par exemple, philologie comparée, exégèse biblique, littérature et poésie hébraïques, programme qui n’est nullement rempli par le cours de langue hébraïque, lequel est tout grammatical. J’ai, sur ces divers points, des travaux que je crois neufs et susceptibles d’être heureusement développés. Or telle est la constitution du Collège de France qu’on y crée assez facilement des chaires pour ceux qui émettent des idées nouvelles et avancées sur quelque point que les chaires déjà existantes ne sont pas censées embrasser. Tout ceci n’est que rêves, bonne amie ; mais j’ai voulu te montrer comment il était au moins possible que ces études me fussent d’une utilité même extérieure et actuelle, et que je ne devais nullement regretter le temps que j’y avais consacré.

Après cette élimination, il ne me restait donc plus de choix à faire ; toutes mes pensées et tous mes efforts ont dû se tourner du côté de l’université. Je ne t’énumère pas ici les nombreuses difficultés et répugnances qui auraient pu m’en dissuader, puisque, après tout, nécessité sera de n’en tenir aucun compte. J’avouerai franchement que la carrière universitaire ne me sourit qu’à demi, qu’elle n’a pas dans toutes ses parties un caractère scientifique, que l’enseignement secondaire n’est qu’un pis-aller que j’endure, parce que seul il peut donner la liberté d’étude, que la plupart des matières classiques ne seront pas mes spécialités, etc., etc. Tout cela n’empêche pas que je suis décidé irrévocablement à suivre cette voie, d’autant plus que nulle de ces difficultés n’est sans remède.

Mais, dans l’enseignement universitaire, quelle sera la partie à laquelle je m’attacherai ? Autre problème bien plus difficile, et sujet à bien plus de discussion. Le cadre universitaire contient quatre branches principales, ou classes d’agrégation : 1° études classiques littéraires, 2° histoire, 3° philosophie, 4° sciences mathématiques et physiques. Les trois premières branches constituent la faculté des lettres ; la quatrième constitue la faculté des sciences, et se subdivise en agrégation es sciences mathématiques, physiques et naturelles. Telle est de plus la nature des examens que, pour réussir dans l’une des divisions d’une faculté, il faut être fort versé dans les autres branches de cette même faculté ; ainsi par exemple, les épreuves de l’agrégé en philosophie son identiquement les mômes, sauf la dernière, que les épreuves de l’agrégé en histoire. Il suit de cet arrangement que le choix n’a guère à s’exercer qu’entre les deux facultés, et c’est là qu’a été en effet pour moi le champ d’une vaste controverse intérieure.

Les sciences ont pour moi tant d’attraits, je leur accorde une si haute supériorité au-dessus de la littérature qui n’est que littérature, que j’ai longtemps hésité si je ne m’attacherais point définitivement à elles. J’ajoute qu’en me consacrant à cette partie, je puis dire sans présomption que j’étais moralement certain d’y arriver, avec le temps, assez haut, cette branche étant moins suivie que celle des lettres, et de plus mon esprit n’y trouvant pas, comme dans la faculté des lettres, des parties qui lui sont presque antipathiques. Mais, hélas ! tout ce à quoi elle pouvait me mener, n’était pas la philosophie. La philosophie, voilà ce qui m’a déterminé pour les lettres et qui l’a emporté sur les considérations, d’ailleurs si puissantes, qui m’en détournaient. Mon esprit ne pouvait se contenter d’une chaire de physique ou autre semblable, même la plus brillante que je puisse espérer, dans une Faculté par exemple, Toute la vie n’est pas là, et que servira à l’homme d’avoir été savant dans la nature, s’il n’a été savant dans lui-même et dans Dieu, s’il n’a été philosophe ?

Une étude exclusive ne pourra jamais me captiver ; celle-là seule me possédera tout entier, qui est la reine de toutes les autres, leur couronnement et leur résumé, qui parle de Dieu, de l’âme et de la morale. Je suis loin de croire que la philosophie, telle qu’on l’enseigne dans la classe, telle qu’elle doit être dans l’enseignement d’un professeur, remplisse ce programme ; mais enfin, c’est, de toutes les branches de l’enseignement universitaire, celle qui s’écarte le moins de mon idéal d’études ; j’ai donc dû m’y attacher. Bien souvent j’ai maudit l’ordre de choses qui assujettit et associe mon étude bien aimée à d’autres études qui sont loin d’être ses sœurs les plus immédiates, et mon esprit, plus scientifique que littéraire, eût désiré ou que la philosophie formât une faculté à part, ou qu’elle fût associée à la Faculté des sciences. Mais outre qu’il faut apprendre à se faire une consolation de la nécessité, je suis loin de regarder comme inutiles ou peu assorties à mon esprit la plupart des études qu’on y associe. L’histoire et la haute littérature critique, telle qu’elle est dans Schlegel, Kant, etc., me sont tout aussi chères que la philosophie, parce que c’est déjà la philosophie même.

Tout ce qui me répugne, c’est cette pédante rhétorique, pour laquelle nos universitaires ont un respect tout à fait risible suivant moi. Plusieurs d’entre eux regarderaient, je crois, comme le premier homme du monde celui qui tournerait le mieux une de ces froides harangues qui servent d’exercice à la verve écolière des élèves de rhétorique et de seconde. J’ai failli avoir une faiblesse quand il a fallu exhumer de leur poussière ces vieilles nippes classiques. Que tout cela paraît froid et vide, quand on a goûté le nectar idéal de la seule science vitale !

Revenons aux faits, chère amie. Le choix des moyens par lesquels je pourrai arriver à l’agrégation ne m’a pas moins occupé que la détermination même de la partie à laquelle je m’agrégerais. Le plus brillant et le plus sûr de ces moyens, c’est incontestablement l’entrée à l’École normale. Aussitôt donc que j’ai joui de la liberté nécessaire, je me suis hâté de prendre à ce sujet toutes les informations possibles, et, pour plus d’exactitude, j’ai voulu aller moi-même voir le directeur de l’École. Il m’a parfaitement reçu, et le récit naïf que je lui ai fait de mon histoire lui a beaucoup plu. Il faut que tu saches, bonne amie, que c’est là, partout où je me présente, mon préambule obligé ; car la première question est toujours pour me demander où j’ai fait mon éducation. J’ai du reste remarqué que le nom de Saint-Nicolas, associé à celui de M. Dupanloup, sonne partout fort bien. Le directeur de l’École (M. Vacherot), avec une obligeance et un intérêt qui me ravirent, me donna tous les renseignements et les programmes nécessaires, en les accompagnant de quelques paroles fort significatives sur la haute libéralité de l’université, qui saisirait, dit-il, avec empressement, l’occasion de montrer qu’elle ne répudie pas les sujets formés à un autre enseignement que le sien.

Il y a bien du pour et du contre dans le projet d’entrée à cette École. Un espace de trois années, ajouté à une année de préparation, rejette dans un éloignement qui m’effraie l’époque où je cesserai de peser sur des êtres chers, que je voudrais au contraire soutenir le plus tôt possible par des secours réels. Quoi ! chère amie, ce ne serait qu’après quatre longues années, à l’âge de vingt-sept ans, que je pourrai commencer à te rendre ce que tu as fait pour moi ? Au contraire, en prenant mes grades en dehors de l’École normale, en supposant même, ce que je ne pense pas, que le terme de mon agrégation fût reculé jusque là, je pourrais, par des provisoires avantageux, tempérer l’onéreux de ces expectatives.

En outre, chère amie, n’es-tu pas effrayée comme moi de ces dix ans d’engagement ? Et si quelque coup de vent inattendu venait à souffler, si quelque heureuse circonstance s’offrait à moi, et que je me visse retenu par ce fatal lien ? D’ailleurs, tu le sens, une obéissance plus passive est par là imposée ; on risquerait de se voir gêné dans ses goûts et son développement intellectuel, et on m’en a bien cité quelques exemples. D’ailleurs, si mes études, faites solitairement, avaient un cachet plus personnel et moins accommodé à la manière de ceux qui en jugeront, elles auront aussi plus d’indépendance et d’originalité, et j’éviterai de les faire passer à ce moule commun, que je redoute par-dessus tout.

En un mot, chère amie, en restant indépendant, je me réserve beaucoup plus de largeur ; par exemple, j’ai une foule de travaux ébauchés et en germe, conçus à un point de vue original, que je désirerais continuer, et qui, présentés à des juges compétents, pourraient commencer quelque chose ; si je continuais mes études librement, rien ne serait plus facile, au moins quand j’aurais passé ma licence ; si, au contraire, j’entre à l’École normale, il faut y renoncer pour longtemps. Le seul avantage réellement considérable que j’y trouve, c’est la considération que donne ce titre, et les connaissances qu’il fait faire sans effort et sans intrigue. Mon caractère retiré et simple me rend les démarches pour me pousser en avant excessivement pénibles. Dans ces malheureuses positions isolées, loin des centres, il faut chercher à se faire voir, capter, pour ainsi dire, l’attention de ceux dont on peut attendre quelque chose. Combien n’est pas préférable une position où l’on est naturellement en vue, et où il suffit d’être ce que l’on est pour attirer les yeux.

Telle est l’école dont nous parlons : il est certain que quiconque s’y distingue n’a qu’à continuer paisiblement ses études et se décharger de ce que j’appelle le coup d’épaule, de cette inquiétude pratique dont nulle philosophie ne peut légitimement délivrer. Car enfin, il est bien clair que j’aurais beau, par mes études, devenir un savant de premier ordre, nul ne viendra jamais me chercher ni m’avancer comme tel, si je ne prends soin de le faire savoir aux autres. La science ne s’inscrit pas sur le front, il faut la contraindre à se montrer, et c’est un supplice quand la position que l’on occupe ne le fait pas d’elle-même. Quant à l’examen d’admission, et aux chances de réussite que je puis m’en promettre, voici, chère amie, bien nettement ma pensée. Quoique généralement mon défaut ne soit pas la défiance de mes forces, j’avoue que je n’envisage cette épreuve qu’avec une certaine crainte. — Cet examen est sans contredit plus facile que celui de la licence, puisque les élèves qui l’ont passé sont encore censés consacrer un ou deux ans à se préparer à ce dernier ; or mon intention serait, si je n’entrais pas à l’École normale, de me présenter à la licence dans un an. A plus forte raison donc, diras-tu, ne devrais-je pas craindre l’examen d’admission. Il n’en est pas ainsi, chère amie, et l’axiome : qui peut plus peut moins, ne saurait s’appliquer ici. Cela tient à la nature différente des épreuves, et surtout des compositions écrites, qui en forment la partie réellement grave et difficile. — Les compositions de la licence sont des dissertations critiques et philosophiques tout à fait assorties à la nature de mon esprit ; celles de l’admission, au contraire, sont des devoirs dans le genre de la rhétorique, pour lesquels j’ai toujours eu une antipathie très prononcée. D’ailleurs, les candidats sont la plupart des jeunes gens sortant de rhétorique et de philosophie et pleins d’une verve juvénile ; moi, au contraire, je suis déjà vieux, et je ne puis que rire de cette chaleur écolière. Tout, néanmoins, dépendra du sujet et il est tel que je crois pouvoir le traiter avec beaucoup de succès en l’adaptant à ma manière de concevoir. Quant aux épreuves orales, je ne les redoute nullement ; je suis tout à fait au-dessus d’elles.

Malgré ma fluctuation entre ces raisons contraires, dont les unes et les autres ont tant de valeur, ma conduite, chère amie, n’a pas néanmoins à hésiter sur la ligne qu’elle doit suivre. En effet, mon travail préparatoire devra être à peu près le même, soit que je me destine à l’École, soit que j’aborde directement la licence ; la décision prise entre ces deux partis ne changerait que fort peu de chose à ma direction pratique. Nous avons donc tout le temps nécessaire pour nous déterminer et prendre encore de nouvelles informations. Je viens de découvrir que l’un de mes anciens condisciples faisait actuellement partie de l’École : je compte aller dans quelques jours lui demander des renseignements qui ne seront pas, je crois, sans quelque intérêt. De plus, j’ai fait il y a quelques jours la connaissance de M. Feugère, professeur de rhétorique au collège Henri IV (et dont je corrige les élèves), par l’entremise d’un de mes anciens condisciples et de mes meilleurs amis de Saint-Sulpice, dont il est le très proche parent. Il avait d’abord été question qu’il me donnerait quelques conférences pour les préparations qui m’occupent ; mais il n’a pas voulu s’en charger d’une manière régulière et par conséquent rétribuée, ce qui était le premier plan concerté entre moi et mon ami de Saint-Sulpice ; mais il a consenti avec beaucoup de plaisir à me donner tous les conseils dont j’aurais besoin et m’a engagé à faire moi-même les devoirs qui me plairaient parmi ceux qu’il donne a ses élèves et qui doivent tous me passer par les mains, se chargeant de les voir et d’y joindre ses observations. Pour les conférences régulières, il m’a adressé à M. Egger, professeur de littérature grecque à la Sorbonne et célèbre helléniste, lequel a établi une conférence de cette espèce pour les jeunes gens qui se préparent à la licence et à l’agrégation en dehors de l’École normale. Je me suis immédiatement rendu chez M. Egger, auquel M. Feugère avait déjà eu la bonté de me recommander oralement. Malheureusement, sa conférence, limitée à quinze auditeurs par autorité supérieure, est complète. Mais la première place vacante m’est assurée. Ce sera à raison de cent francs par an ; mais en vérité, je crois que nulle dépense ne pourra être mieux placée. Ce qu’il y a de plus important, c’est que M. Egger est en même temps maître de conférences (c’est-à-dire professeur) à l’École normale et par conséquent fait partie du conseil d’admission.

Je m’oublie, chère amie, et pourtant que de choses encore j’aurais à te conter. J’ai oublié de te dire que tout est terminé par rapport à mes papiers du baccalauréat. J’ai reçu de notre frère ceux que je lui avais demandés et, présentés à la Sorbonne, ils n’ont souffert aucune difficulté. Mais mes études ayant été faites dans l’académie de Rennes ont nécessité une dispense du ministère pour passer mon examen à Paris. De là, de longues formalités qui ne sont plus qu’ennuyeuses. J’attends de jour en jour l’ordre de passer mon examen.

C’est encore ton bon ange, chère amie, qui m’a guidé dans cette affaire ; j’ai trouvé au ministère un excellent homme, M. Soulice, qui a conservé de toi un souvenir fort affectueux. Mademoiselle Ulliac m’a adressé à lui et il m’a rendu plusieurs services importants. Sans lui, j’eusse été prodigieusement retardé, et maintenant il est impossible que les plus longs délais dépassent le premier janvier. Du reste, ma préparation est depuis longtemps achevée et m’a coûté assez peu de travail.

Voici mon adresse exacte : rue des Deux-Églises, 8.

Quant à mes travaux, bonne Henriette, je t’en réserve le détail à ma prochaine lettre ; celle-ci a déjà atteint un volume menaçant. Je suis très régulièrement les cours de la Faculté des lettres a la Sorbonne, et ceux du Collège de France qui cadrent avec mon but actuel. Les cours de la Sorbonne ont cette année un intérêt et une activité toute nouvelle, la presse quotidienne ayant attiré sur eux l’attention publique qui s’en était un instant écartée. D’ailleurs, un contre-coup est venu du Collège de France : l’interruption volontaire, mais sciemment amenée, du cours de MM. Michelet et Quinet a fait refluer sur la Sorbonne la classe remuante et tapageuse du peuple étudiant, ceux qui vont à un cours pour battre des mains, frapper des pieds et pousser des cris.

Si la Sorbonne y a gagné des auditeurs, elle n’y a pas gagné beaucoup d’ordre, et elle a vu dans ses paisibles enceintes se passer des faits presque inouïs dans ses fastes. J’ai été témoin moi-même, au cours de M. Lenormant, d’une scène inqualifiable et indescriptible, vrai type du xixe siècle ; un professeur remarquable par sa liberté d’esprit, quoique je sois bien loin d’adopter toutes ses opinions, interpellé, durant toute la durée de son cours, par de grossières injures et de furieuses clameurs, sans qu’on sût trop pourquoi. C’était évidemment un complot formé entre les meneurs pour obliger celui-ci à quitter la chaire, jusqu’au moment où on leur aurait rendu M. Quinet. C’était M. Quinet qu’ils lui redemandaient à grands cris, comme s’il eût dépendu de lui de lui rendre la parole. Les journaux français, s’ils parviennent jusqu’à toi, t’auront sans doute porté le retentissement lointain de ces querelles d’école.

Mon Dieu ! ma chère amie, je m’endors dans ces longues causeries, et pourtant une pensée cruelle vient en troubler la douceur. Peut-être celle à qui je les adresse est maintenant souffrante, épuisée. Qui sait si elle pourra seulement les lire !!... Compare les dates, chère amie : aujourd’hui 16 décembre, et ta dernière lettre du 28 octobre, qui semblait m’en promettre une autre dans un terme assez rapproché ! J’attends, j’attends avec impatience : l’heure du courrier est tous les jours pour moi une heure solennelle. Maman et notre frère partagent aussi mon inquiétude.

Notre bonne mère est bien, et je vois avec plaisir qu’elle trouve l’occasion de faire de petits voyages à Lannion et à Guingamp, lesquels servent un peu à la distraire. Elle me croit encore à Stanislas, et je ne puis lui colorer ma sortie de cette maison que quand j’aurai passé mon baccalauréat. Aie donc bien soin, en lui parlant de moi, de te conformer à ce point de vue. Là, chère amie, est la plaie irrémédiable, et ma pensée ne peut se tourner de ce côté sans un cruel déchirement. Il me faut beaucoup de force de volonté interne pour en faire abstraction. Notre frère me soutient et m’encourage d’une manière toute amicale. Il a pris aussi de son côté des renseignements sur l’École normale, et me supplie d’y entrer. Je lui ai fait passer les quinze cents francs de Rothschild, lesquels m’étaient devenus complètement inutiles. En cas de besoin imprévu, il m’a ouvert un crédit chez Mallet frères. J’ai préféré ce système, qui mettra nos fonds en sûreté et les fera fructifier.

Mademoiselle Ulliac est bien ; je l’ai vue il y a peu de jours : elle attend ta lettre pour te répondre. Madame Ulliac est bien souffrante. Je trouve toujours en elles bonté et affection parfaites. Mon délassement hebdomadaire est de me rendre les mercredis soir à leurs séances magnétiques, dont pourtant, il faut l’avouer, le plus grand charme résulte pour moi de la société que j’y trouve ; car, je suis moins croyant qu’en y entrant, quoique ayant été moi-même le sujet d’expériences personnelles. Si tu ajoutes à cet agréable délassement une séance le dimanche soir au cabinet de lecture pour prendre connaissance des journaux de la semaine, tu auras le tableau complet de ma vie récréative.

Adieu, excellente amie, toi sur qui mon cœur aime à s’appuyer dans ses moments de faiblesse. Oh ! Henriette ! que j’ai besoin de te voir ! Conserve-toi, au nom du ciel, pour celui dont la vie ne serait sans toi qu’un affreux désert. Oh ! si je te disais tous mes châteaux en Espagne ! Tu verrais la belle place que tu y occupes. Adieu, chère amie, adieu.

E. RENAN.


XXIX


MADEMOISELLE RENAN


Paris, 25 décembre 1845.

Je n’y peux plus tenir, chère Henriette. J’écris à mademoiselle Catry pour la supplier de me dire la vérité telle qu’elle est. Il faut absolument que je sorte de cet état d’angoisse, qui m’est presque aussi pénible que la plus accablante réalité. Henriette, ma chère Henriette ! qu’as-tu donc ? Je suppose un retard dans le voyage, quelque séjour fait en Gallicie, etc. Mais enfin, les lettres ne peuvent-elles parvenir de tous les pays ? Je m’effraie, quand je songe que peut-être ces affreux cauchemars auxquels j’ai quelquefois laissé aller mon imagination, sont peut-être d’affreuses réalités. Notre mère est aussi horriblement tourmentée ; mademoiselle Ulliac ne sait que penser. Je compte les jours qui me rapporteront la lettre de madame Catry ; grand Dieu ! s’il faut attendre jusque-là ! Encore si je savais où te trouver, où m’adresser directement pour savoir quelque chose de toi ! Mais j’ignore tout ; qui sait même si madame Catry pourra me donner aucun renseignement ? Oh ! si quelque heureuse nouvelle met fin à mes inquiétudes, que je jurerai de bon cœur que c’est pour la dernière fois, et que ces affreux éloignements ne viendront plus ainsi nous navrer d’angoisse. France ! France ! chère amie ; c’est une immuable résolution ; je croirais jouer la vie de ma sœur bien-aimée, en souffrant que plus longtemps elle l’expose pour moi. J’aurais cette fois à t’annoncer une nouvelle tout à fait singulière et inattendue, et je le ferais avec bien du plaisir sans l’état cruel où je me trouve, lequel défleurit tout pour moi. Oh ! si en ce moment une heureuse nouvelle venait calmer mon cœur, comme je t’en parlerais avec transport ! Voici le simple fait.

Tandis que je professais l’hébreu à Saint-Sulpice, j’avais rédigé pour mon cours des notes fort étendues, lesquelles forment une grammaire hébraïque à peu près complète, sur un plan que je crois neuf et original ; ainsi du moins en jugèrent ceux qui m’entendirent. Mon ancien professeur d’hébreu, lequel est demeuré pour moi un excellent ami, m’a demandé ces notes et les a trouvées si bien faites qu’il m’a fortement engagé à les publier ; j’avoue que je n’y aurais pas songé de sitôt ; mais il a combattu mes objections par des propositions si avantageuses, qu’en vérité j’ai dû céder, au moins pour le moment. Et d’abord, il se chargerait de faire accepter comme sien propre l’ouvrage à son éditeur (car il est auteur lui-même), bien qu’il demeure en tout ma propriété. De plus, et c’est ici le point capital, se trouvant chargé de la direction des études hébraïques dans les séminaires qui dépendent de la compagnie de Saint Sulpice, il me promet de le faire adopter comme ouvrage classique pour l’enseignement de l’hébreu dans toutes ces maisons, et, en effet, il n’existe actuellement aucun ouvrage qui satisfasse pleinement sur ce point aux besoins de l’enseignement. Tu comprends combien cette dernière clause est capitale ; j’avoue qu’elle m’a ébloui et que je n’ai plus trouvé de termes pour refuser. D’ailleurs, chère amie, j’ai sur ce sujet tant d’idées que je crois justes et neuves, j’ai recueilli tant de matériaux et de recherches intéressantes, que ie ne doute pas que je ne réussisse parfaitement. Tous ceux qui suivirent mon cours en firent tant de cas, qu’ils eurent la patience de copier ces notes tout entières malgré leur étendue. Depuis, j’ai encore enrichi mon répertoire d’une foule de faits nouveaux ; enfin, chère amie, j’y jetterai tout mon feu, j’y mettrai tout moi-même, et j’ai l’instinct du succès. Tu conçois quelle initiative cela serait pour ma vie entière. Un livre est le meilleur introducteur dans le monde savant. Sa composition oblige à consulter une foule de savants, qui ne sont jamais plus flattés que lorsqu’on va ainsi rendre hommage à leur science. On peut encore, par sa dédicace, se faire des amis et des protecteurs élevés. Mon intention serait de dédier le mien à M. Quatremère. J’ai sur le même sujet, ou des sujets voisins, une foule de recherches et de travaux qui ne pourraient trouver place dans une grammaire, quoique je la conçoive sur un cadre fort large, et je ne doute pas que, quand je pourrai offrir des témoignages écrits de mes connaissances, ils ne puissent trouver place dans les colonnes de l’une des publications scientifiques, qui s’occupent spécialement de l’Asie. Je ne t’énumère pas, chère amie, tous les avantages qui en découleraient : tu les comprends toi-même. Je dois te dire, d’un autre côté, que le travail est à peu près fait, et que, si je ne désirais pas donner à ma première œuvre toute la perfection dont je suis capable, un travail de quelques mois y suffirait. Mais comme je désire ne commencer par rien de médiocre et que, d’ailleurs, je veux tout faire avec conscience, je m’obligerai à toute une nouvelle série de recherches, laquelle pourra bien reculer l’achèvement de mon travail jusqu’au terme de dix-huit ou vingt mois.

Il est vrai que ma position actuelle est bien précaire ; mais elle est suffisante, ou du moins le deviendra avec les améliorations que le temps y apportera. La véritable difficulté n’est pas dans le présent, elle serait plutôt dans l’avenir, et ma première question a été de me demander a moi-même ? Où cela me mènera-t-il ? Ceux qui ne veulent jamais marcher qu’à pied ferme trouveraient peut-être plus sûr que je m’attachasse le plus tôt possible à l’université, au risque de végéter peut-être longtemps dans quelque collège. Mais je n’aime pas que l’on se délimite d’une manière si précise le champ d’une vie entière ; je veux que l’on laisse aux circonstances et aux éventualités cette large part que nulle prévoyance humaine ne saurait atteindre, ni calculer. Laissons marcher les choses, et mettons-nous seulement en état de nous précipiter dans les issues, à mesure qu’elles s’ouvriront. D’ailleurs, chère amie, l’exécution de ce projet ne me forcerait à renoncer à aucun de nos plans primitifs. L’École normale devrait seule être éliminée ; je n’en suis qu’à demi fâché ; j’ai pris les renseignements dont je te parlais en ma dernière lettre auprès de mon ancien condisciple, qui s’y trouve, et le résultat n’a guère été engageant. Quant au projet de prendre mes grades, je veux absolument le réaliser. Je regarde le baccalauréat comme passé. Quant à la licence, elle serait bien un peu retardée, mais j’espère encore pouvoir passer mon examen dans le courant de l’année (scolaire) prochaine. C’est une règle que j’ai toujours observée dans la direction de mon travail, d’avoir toujours une étude principale et dominante, mais d’y allier en même temps quelques travaux secondaires, qui remplissent tous les intervalles que doit toujours souffrir l’étude principale. — Après la licence, il ne reste plus que le doctorat, qui n’est qu’un travail d’amateur, laissé au libre choix de chacun. — En supposant même, chère amie, ce que je regarde comme peu probable, que les langues orientales ne forment jamais mon occupation exclusive, tu comprends combien un livre estimé deviendrait pour moi une excellente recommandation dans une carrière quelconque de l’intelligence. Il y a une foule de places où le concours ne se décide entre les candidats que par l’examen de leurs publications ; telles sont les chaires de Faculté, auxquelles on peut aspirer aussitôt que l’on possède le diplôme de docteur es lettres. Quant aux recherches qui me sont nécessaires, je trouve toutes les facilités nécessaires dans ma position actuelle. M. Julien m’a procuré entrée à la Bibliothèque de l’Institut, pour y consulter de précieux manuscrits, et un de mes anciens condisciples de Saint-Sulpice, frère de l’un des bibliothécaires de Sainte-Geneviève m’a fait obtenir la permission d’en emporter les livres dont j’aurais besoin, en les prenant sous son nom. M. Emmanuel Latouche, dont je t’ai déjà parlé, est préposé à la partie des langues sémitiques à la Bibliothèque royale, et je ne doute pas qu’il ne me rende aussi beaucoup de services. Je suis assidûment les cours qui me sont devenus nécessaires pour mon nouveau projet, entre autres les cours d’arabe de la Bibliothèque royale et du Collège de France, et j’y ai déjà fait des connaissances utiles et agréables. Ces cours sont éminemment propres à cela par le petit nombre des auditeurs. M. Le Hir (c’est le nom du professeur de Saint-Sulpice) m’avait d’avance recommandé à M. Caussin de Perceval professeur d’arabe au Collège de France, son ancien professeur et ami. Enfin, M. Julien a été charmé quand je lui ai parlé de mon projet, et m’a promis toutes [les lumières dont j’aurais besoin relativement aux langues tartares. Je le vois fort souvent à la Bibliothèque royale, où il passe une bonne partie de ses journées. — Tu vois, chère amie, que ma vie d’études est sur un excellent pied, et que l’avenir, sans se dessiner encore, offre pourtant des lueurs rassurantes. Mon Dieu ! mon Dieu ! oui, si mon Henriette est là pour compléter mon bonheur ! Tout ce mouvement intellectuel me place dans une sphère d’activité que j’aime beaucoup ; mais quand je songe à ma pauvre amie : que peut-être je ne reverrai jamais, toute ma joie tombe, et la vie m’apparaît pâle et triste. Je serai bien heureux, quand l’espérance me sera rendue. — J’oubliais de te dire, chère amie, ce nouveau projet, si je l’exécute, servira merveilleusement à colorer bien des choses à notre mère. Elle me croit toujours à Stanislas, et, bien que cette feinte, qui n’est qu’un silence, soit fort innocente, elle me pèse horriblement. Je suis sûr que cette nouvelle perspective lui sourira, surtout voyant qu’elle se lie si pacifiquement à mon passé : il sera facile de lui faire entendre alors qu’une position plus libre m’est nécessaire pour mes recherches et mes travaux. Elle se complaisait beaucoup à mes travaux dans ce genre, et je suis sûr qu’elle en sera ravie. — Chère amie, je n’ai plus le courage de t’entretenir d’autre chose. Il ne me reste plus qu’à te faire la même prière que je t’adressais dans ma dernière lettre. Au nom du ciel, si tu es malade, dis-le-moi simplement, franchement, et rien ne saura m’arrêter. Henriette chérie, je t’en supplie, non seulement pour toi, mais pour moi-même. Oh ! si ma sœur ne me connaissait jamais ! Adieu, bonne et chère amie, je n’attends qu’un mot de ta part pour que ma tristesse se change en joie et en espérance. Ah ! si je t’aimais moins, je ne souffrirais pas tant. Adieu, chère Henriette.

Ton ami
E. RENAN.


FIN


TABLE

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  1. Mademoiselle Emma Ulliac-Trémadeure, amie dévouée de mademoiselle Renan, dont il est parlé dans Ma sœur Henriette.
  2. Le sous-diaconat.
  3. L’hôtel de mademoiselle Céleste, dont il est parlé dans les Souvenirs d’enfance et de jeunesse, p. 325-326.
  4. Aujourd’hui rue de l’Abbé-de-l’Épée.