Calmann Lévy (p. 241-256).


XVII


MADEMOISELLE RENAN
Palais Zamoyski, Varsovie (Pologne)


Paris, 21 juillet 1845.

Dieu soit béni, ma chère Henriette, de m’avoir donné au monde quelqu’un qui me comprenne ! Oui, en toi seule j’ai trouvé cette intelligence parfaite de mon état, qui devine ces nuances délicates que l’on ne peut rendre, et cette appréciation large et sincère, qui ne cherche pas à dénigrer des intentions que je crois pures, et que tant d’autres interpréteront si mal. Que leur jugement m’importe peu, quand je jouirai de l’assentiment de ma conscience et de ceux dont j’estime l’opinion, tandis que je pourrai me rassurer sur la pureté de mes actions par le témoignage d’une amie, en qui je trouve le sens de la vraie morale plus éclairé qu’en tant d’autres qui passent pour habiles ! J’aurai fait au moins ce que bien peu auront fait dans une position comme la mienne. J’aurai secoué avec courage une destinée qui s’est imposée à moi bien fatalement, et sous laquelle j’en vois tant d’autres succomber. Parviendrai-je à la surmonter ? Quoi qu’il en soit, mon devoir à qui j’aurai tout sacrifié, me consolera de toutes les peines qui m’attendent. Admirable disposition de celui qui a créé l’homme, d’avoir caché la plus douce et la plus pure des jouissances sous les plus amers sacrifices ! Heureux qui a le courage de l’acheter à ce prix !

Les réflexions que tu me proposais sur les deux alternatives qui s’offrent actuellement à moi, seront celles que fera spontanément tout homme sensé qui verra ma position, et j’en ai fait l’expérience. Le préceptorat en Allemagne pourvoit merveilleusement au présent, mais non à l’avenir. Le parti contraire, d’après lequel je prendrais immédiatement une voie plus arrêtée vers telle ou telle carrière, offre bien des difficultés dans le moment actuel, mais il est rassurant pour l’avenir. Voici exactement ma position actuelle ; nous en tirerons ensuite les conséquences pour la pratique. Outre le préceptorat d’Allemagne, il y a trois voies principales qui s’ouvrent devant moi, et sur lesquelles il faut que j’aie des données plus positives, avant de prendre une décision quelconque. Je t’ai déjà parlé de mes relations avec M. Quatremère ; elles se sont encore resserrées vers la fin de l’année, où je suis resté presque son unique auditeur, et j’étais décidé à m’ouvrir à lui sur mes intentions, à la suite de l’une des dernières séances, lorsqu’un malencontreux incident y a mis obstacle. Il nous a fait annoncer subitement qu’il ne pouvait plus continuer son cours, et ainsi tous mes plans ont été déjoués. Mais je suis décidé au commencement de l’année prochaine à tenter une démarche de ce côté. Cette voie ne me mènerait peut-être pas vite ; mais je suis sûr d’y réussir, et le petit nombre des concurrents m’y dispenserait de cette rivalité ardente et intéressée, qui dévore tout dans les autres carrières, et qui déplaît à l’esprit moral et philosophique. Content d’être ce qu’il est, il n’aime pas à se mesurer avec cette tourbe d’adversaires.

Un second parti, sur lequel j’insiste davantage, m’a été conseillé par l’un de mes professeurs, celui qui certainement témoigne l’esprit le plus juste et le plus impartial. Il m’a nettement déclaré que ma place était à l’École normale. Un pareil conseil donné à Saint-Sulpice et dans les circonstances actuelles, prouve, ce me semble, un esprit assez libre. La difficulté la plus apparente contre ce parti, est évidemment celle de mon éducation tout ecclésiastique. Mais je doute bien qu’elle fût infranchissable. Je pense d’abord que Messieurs de l’université ne feraient pas difficulté de passer sur ce point, supposé qu’on leur manifestât l’intention de s’agréger à leur corps ; j’ai de nombreux exemples qui m’ autorisent à le croire, et c’est ainsi que, dans un des passages de ma dernière lettre, dont l’extrême concision a dû te paraître inexplicable, j’ai pu identifier mon initiation aux grades universitaires avec mon agrégation à l’université. D’ailleurs quand cela serait impossible, tout ce qu’il aurait de plus onéreux serait de me faire inscrire, moyennant la rétribution ordinaire, dans une de ces maisons préparatoires, où l’on est censé faire en six mois la rhétorique et la philosophie universitaires. Pendant ce temps je me préparerais à mes examens d’admission.

Cette carrière me plairait beaucoup. Car, je crois te l’avoir déjà dit, mes habitudes intellectuelles, contractées depuis tant d’années, et favorisées par mon genre de vie, me font un besoin indispensable d’une vie d’études et de pensée. L’homme ne vit pas seulement de pain, et je crois que je me passerais plus facilement du pain du corps que de celui de l’esprit. L’instruction publique me laisserait libre de satisfaire ce besoin, non sans doute avec cette large et pleine liberté du savant libre, qui pousse ses études et sa pensée avec une entière indépendance ; cet état, qui est mon rêve, est maintenant impossible en France à quiconque est obligé de songer à se procurer le pain du corps avec le pain de l’esprit. Mais enfin, j’y trouverais la possibilité de me faire un plan de vie à mon gré, outre que le cadre du professeur respecte assez la liberté individuelle. L’École normale renferme, comme tu sais, trois sections ; lettres, sciences physiques et mathématiques, philosophie. J’embrasserais cette dernière, où mes études sont le plus avancées, et qui convient le mieux à mes goûts. Ceux qui me connaissent me disent que je percerais. La difficulté d’une transition aussi brusque, l’impossibilité de me voiler sous le prétexte de l’expectative, les anathèmes du clergé qui, pour le coup, me déclarerait hérético-schismatique, ne m’arrêteraient peut-être pas, si cela ne faisait pas de peine à maman. Mais que ne ferais-je pas céder à cette considération ? Je vois là un devoir, et n’y verrais-je qu’une faiblesse, je ne sais si je serais assez fort pour la vaincre. J’espère pourtant qu’il y aurait moyen de calmer ses craintes par des espérances. Je sonderai durant les vacances ce point délicat.

Je t’ai parlé, chère Henriette, d’une troisième voie, qui m’offrirait peut-être quelque issue ; mais celle-ci ne me présente encore rien de déterminé ; ce ne sont que des possibilités. Je n’ai encore rien dit à M. Dupanloup de mon état ni de mes projets, et ne puis le faire actuellement, car il n’est pas à Paris. Or, j’ai assez bonne opinion de l’élévation de son esprit pour croire qu’il y prendra intérêt. J’ai vu plusieurs jeunes gens, mes anciens condisciples, dans des positions analogues à la mienne, à qui il a rendu d’immenses services, soit en les secondant dans la carrière qu’ils avaient embrassée, soit en leur ouvrant quelque issue. Il est naturellement généreux et grand, et son influence est fort étendue, même parmi ceux que le parti où il est engagé l’oblige à combattre : tu sais que les protections des opposants ne sont pas les plus mauvaises.

Je pense donc qu’il serait prudent de ne rien décider, avant de lui en avoir parlé. Néanmoins, ma chère Henriette, le parti que tu me proposes est incontestablement celui qui me sourit le plus. L’avantage de tout pacifier pour le moment, le plaisir de voir l’Allemagne et de compléter mes points de vue en me transportant sur un théâtre plus large, la facilité d’acquérir la connaissance des hommes et du monde l’emporteront, je le pense, dans mon esprit sur toute autre considération, outre que je ne sais quel instinct me porte à suivre l’impulsion de cette main, qui m’a toujours si bien mené.

Je n’ai encore fait dans l’intérieur du séminaire aucune démarche officielle. Trois directeurs seulement le savent à titre de confidence, et ils s’attendent à ce que je revienne l’an prochain, au moins pour commencer l’année. Quant à maman et Alain, je ne leur en ai pas dit un mot.

Tel est, ma bonne Henriette, l’état actuel de ma position. Il me semble que voici la conséquence pratique qui en ressort naturellement. — Je ne puis guère prendre une décision avant le commencement de la prochaine année scolaire, puisque une foule de données qui me sont nécessaires pour me déterminer ne me seront fournies qu’à cette époque. Mon dessein serait donc de revenir vers la fin des vacances, et alors de faire les démarches décisives. Je consulterais M. Dupanloup, M. Quatremère, je prendrais des informations sur l’École normale, j’arrangerais tout avec les directeurs du séminaire ; car la position que j’ai prise vis-à-vis d’eux m’oblige à beaucoup d’égards, et j’espère que ma décision serait prise vers le commencement de novembre. Tu conçois d’ailleurs que je suis bien aise que tous ces projets restent dans un certain vague durant tout le temps que je vais passer avec ma bonne mère. Si j’avais pris une décision positive, je ne pourrais la lui cacher ; et tout cela se fait mieux de loin que de près.

Mais une grande question sur laquelle je suis fort indécis, est de savoir si je dois rentrer au séminaire. Étant décidé à n’y pas rester, cette démarche en elle-même semble équivoque ; je m’en ferais même une sorte de conscience, si ces messieurs du séminaire ne m’y engageaient très fortement, malgré l’exposition claire et nette que je leur ai fait de mes desseins. J’avoue bien que cela aurait des avantages : je négocierais plus facilement avec M. Dupanloup et ces messieurs du séminaire, etc., etc. D’ailleurs, cela rassurerait notre bonne mère. Mais en vérité, je ne sais pourquoi, j’y répugne : rentrer ainsi pour quelques semaines me paraît une démarche détournée et peu sincère. L’expérience des vacances servira beaucoup à me déterminer sur ce point. Il y a près de Saint-Sulpice un bon hôtel, sur lequel j’ai pris des informations, et où je pourrais passer à peu de frais trois semaines ou un mois ; je suis persuadé qu’il ne me faudra pas davantage pour prendre une résolution en toute connaissance de cause. Cette dépense m’effraie, bonne Henriette, et si tu ne pouvais me donner qu’au bout de quelques mois une réponse pour le préceptorat, j’en parlerais à ces Messieurs qui me recevraient au séminaire à bras ouverts ; car, quand j’ai touché ce point, ils ont cherché de toutes les manières à combattre là-dessus mes délicatesses. — Ta lettre contribuera beaucoup à me décider.

Dans deux jours, chère Henriette, je pars pour rejoindre notre bonne mère. Voici encore un point bien difficile, et sur lequel j’ai dû réfléchir longtemps avant de découvrir la vraie ligne de conduite que j’y devais tenir. Voici celle à laquelle je me suis arrêté. Presque aussitôt mon arrivée, je parlerai à maman de notre projet pour l’Allemagne. Je suis certain qu’elle en sera satisfaite ; je lui en avais déjà parlé vaguement autrefois, et ce projet parut beaucoup lui sourire. Quand je lui ai dit que j’apprenais l’allemand, elle me fit d’elle-même la réflexion que cela me serait utile pour ce projet, et surtout, disait-elle, pour me rapprocher de toi. Cette bonne mère s’imagine que dès que je serai en Allemagne, nous serons près l’un de l’autre. Plût à Dieu que ce ne fût pas une illusion de son bon cœur ! Je lui laisserai, de plus, entrevoir que bien des incertitudes travaillent mon âme, qu’il serait possible, etc… En un mot je lui présenterai la chose aux termes où elle en était il y a six mois, comme une excellente place d’expectative. Mais je ne lui dirai absolument rien de tous nos autres projets, et en effet je regarde comme bien probable que celui d’Allemagne aura la préférence. D’ailleurs, s’il venait à se rompre, il aura servi au moins de transition à des démarches plus tranchées, et qu’il serait imprudent de présenter dès le premier abord.

Ta lettre, bonne Henriette, que je recevrai durant les vacances, servira beaucoup à la faire entrer dans cette manière de voir. Je t’en supplie, conforme-toi au point de vue que je viens de te présenter, et que je crois le seul praticable. Écris-moi comme tu m’aurais écrit il y a six mois ; présente cette place comme une manière utile d’employer des années où je ne puis encore prendre une détermination irrévocable. Ne suppose pas la possibilité, ou au moins l’existence d’autres hypothèses. Sois sûre que je comprendrai tout. Si tu ne veux pas que je rentre au séminaire, tu m’y engageras, me conseillant seulement de retourner à Paris vers la fin des vacances, afin d’arranger l’affaire avec mes supérieurs. Quant à l’affaire du préceptorat, tu la présenteras telle qu’elle est, mais comme à peu près immanquable, supposé qu’on ait la patience d’attendre.

Quant à l’École normale, si tu approuves mon projet, tu me conseilleras de prendre mes grades, cette phrase sera pour moi synonyme de faire des démarches de ce côté. La chose ainsi présentée ne pourra alarmer maman. — Mon Dieu ! qu’il m’en coûte de dissimuler ainsi quelque chose avec celle pour qui je n’eus jamais rien de caché ! Que ces détours pèsent à la sincérité de mon cœur ! Mais n’est-ce pas un devoir pour moi de ne rien négliger pour adoucir à cette bonne mère un coup si rude, que le plus strict devoir m’oblige à lui porter ? Ne dois-je pas au moins taire tout ce qui se peut taire ? Oh ! que je me soumettrais volontiers à la position la plus pénible, supposé que je susse lui épargner quelques instants de peine !

Tel est, ma bonne Henriette, le plan de conduite auquel je me suis arrêté après de bien sérieuses réflexions. Agis de ton côté comme tu l’as déjà commencé. Si tu trouves une place réellement avantageuse, qui me laisse le temps et m’offre la facilité de continuer mes études et [le cours] de mon perfectionnement intellectuel, accepte sans hésiter : sois bien persuadée que tout ce que tu feras sera pleinement ratifié par moi. Si tes recherches n’amenaient pas encore un résultat conforme à tes désirs, agis comme incertaine de mon consentement. Du reste, ton instinct délicat te guidera bien mieux en tout cela que tout ce que je pourrais te dire. Il a dû me suffire de te mettre au courant de ma position actuelle.

Que toutes ces pensées, ma chère Henriette, préoccupent mon âme et la jettent dans de cruelles perplexités ! Je suis peut-être plus calme qu’au temps où j’hésitais encore ; mais plus que jamais l’avenir, que je n’avais pas encore vu de si près, me remplit de crainte. Moi si faible, si inexpérimenté ; moi isolé de tout appui, n’ayant d’autre soutien que toi, mon Henriette, toi à cinq cents lieues de moi, chercher à briser des liens si forts, m’arracher à la voie où jusqu’ici une force supérieure m’a conduit !… Je m’effraie quand j’y songe ; mais je ne reculerai pas. Et puis, crois-tu que je peux me séparer sans regret de ces croyances, de ces projets, qui ont fait si longtemps ma vie et mon bonheur ? Et tout ce monde dans lequel je m’étais naturalisé, et qui va me renier !… Et l’autre monde voudra-t-il de moi ? Le premier m’aimait et me choyait ; que ne me dit-il pas encore ? Henriette, ma bonne Henriette, soutiens mon courage. Oh ! que dans ces moments-là où la vie m’apparait ainsi sèche et triste, j’ai besoin de penser à toi ! Car enfin, si je ne t’avais, je serais seul au monde. Encore si j’étais sûr de pouvoir réaliser mon idéal, d’être ce que je veux être ! Mais quand je serais sûr de moi, serais-je sûr des circonstances ? Que de fois j’ai maudit le jour où je commençai à penser, et j’ai envié le sort des simples et des enfants, que je vois autour de moi si contents, si paisibles. Dieu les préserve de ce qui m’est arrivé, et pourtant je l’en remercie.

Adieu, bonne et chère Henriette, fais-moi espérer encore des jours de bonheur.

Ton frère et ami,
E. RENAN.


Je pense revenir à Paris vers le 10 octobre, ou même auparavant. À cette époque, j’espère de toi une nouvelle lettre, où nous pourrons causer en liberté. Tu y discuteras tout ce dont je te parle en cette lettre. Si tu veux même, tu l’adresseras à Alain, en lui prescrivant de ne me la remettre qu’à mon passage à Saint-Malo, lors de mon retour ; cela préviendrait les incertitudes pour l’adresse.

[En marge :] Tu semblais craindre, bonne Henriette, dans ta dernière lettre, que le secret de notre correspondance ne fût violé. Je peux t’assurer que cela est impossible physiquement, sans qu’au moins je m’en aperçoive, pour l’intérieur du séminaire, et que, pour maman, je ne lui ai pas dit un mot. Je présume bien ce qui aura pu te le faire croire : c’est une malheureuse lettre que j’écrivais à un de mes amis du collège, à Trécy, à qui je pouvais tout dire, car il était dans une position assez semblable à la mienne. Une maladie rapide l’a enlevé, avant que ma lettre lui fût parvenue, et elle est restée entre les mains de maman. Encore n’y faisais-je aucune mention de nos projets.