Calmann Lévy (p. 304-311).


XXIII


10 octobre 1845

Le dernier courrier m’a porté la lettre de maman et la tienne, cher Ernest ; tout naturellement, c’est sur ton petit billet que mon attention s’est arrêtée, le reste n’étant point l’expression entière de ta pensée. Que moi aussi j’ai souffert en trouvant dans cette lettre moins de résolution que dans les précédentes, en voyant tes forces fléchir devant les premiers obstacles ! De toute l’ardeur de ma tendresse pour toi, je forme des vœux pour que les deux lettres que je t’ai adressées à Saint-Malo aient pu t’y parvenir : puissent-elles ranimer ton courage ! puissent-elles surtout te préserver de nouvelles fautes ! — Je ne te fais point de reproches, mon pauvre enfant, car je te vois bien à plaindre ; mais laisse-moi te supplier de te faire moins de mal, et de tâcher enfin de trouver assez d’énergie pour mettre fin à un état de choses qui doit faire ton supplice.

Je te vois sur le point d’accepter une de ces positions mixtes qui ne sont rien par elles-mêmes, qui ne conduisent à rien, et qui, après avoir absorbé une ou deux précieuses années, nous laisseront dans le même embarras qu’aujourd’hui. Qu’en résultera-t-il, mon ami ? Que tu auras acquis, il est vrai, une plus grande certitude de l’impossibilité qu’il y a pour toi de suivre la voie où l’on t’a poussé ; mais aussi que tu auras rendu les autres routes plus difficiles, par le temps perdu ou employé sans but déterminé. Qui sait d’ailleurs si, dans cet intervalle, le sort ne me réserve pas quelque nouvelle rigueur ! S’il me laissera la possibilité de faire alors ce que j’étais si heureuse de faire aujourd’hui ! — Enfin, mon Ernest, pas plus que ma manière de voir je ne veux t’imposer ma manière d’agir ; je désire seulement te conjurer d’être en garde contre la faiblesse, qui a souvent des suites si fatales, même pour ceux en considération desquels on s’en est rendu coupable.

Pour leur épargner une peine sans fondement, et, par conséquent, de courte durée, on leur prépare des douleurs amères et réelles. Il m’est impossible de comprendre ce qu’il y aurait de si cruel pour maman à te voir te former une carrière, lorsqu’il est de toute évidence que celle où tu es entré ne saurait désormais te convenir. Sois assuré, mon bon ami, que j’aime et que je respecte notre mère autant qu’il est possible de le faire, et cependant, en pareille occurrence, je n’aurais pas hésité à lui écrire moi-même et sans avoir recours à aucun intermédiaire. Je ne puis aller plus loin, parce qu’il me manque ce que nul ne peut donner ; il ne dépend de personne de s’obliger à croire. C’est le sens de ce que tu m’as dit, et il ne m’a fallu aucun effort pour comprendre que tu ne trouverais dorénavant qu’infortune dans les liens qu’on voulait t’imposer. J’espère encore que mes deux dernières lettres auront ranimé ton courage et t’auront arrêté sur la pente si dangereuse des concessions.

Dans la seconde, je t’adressais les détails que ma bonne mademoiselle Ulliac m’a envoyés relativement à un logement et à une pension. Je crains seulement que cette lettre ne t’ait plus trouvé à Saint-Malo, et, à tout événement, je prie mademoiselle Ulliac de te faire répéter par M. Gasselin ce que je te disais de sa part. Tu verras par ces renseignements que tu n’as à craindre aucun embarras de ce genre ; l’obligeant messager de mademoiselle Ulliac a trouvé, je crois, ce qu’il te faut, et chaque fois que tu auras besoin de lui, il te suffira d’écrire un mot à mon amie pour que son voisin arrive aussitôt vers toi. Dans ma dernière lettre, je t’ai donné l’adresse de mademoiselle Ulliac ; pourvu que tout cela arrive jusqu’à toi !…

D’esprit et de cœur je ne te quitte pas un instant ; je suis plongée dans la plus cruelle incertitude, et par un étrange concours de circonstances cette incertitude va être pour moi de bien longue durée. Le voyage d’Italie dont je disais quelques mots à maman est tout à fait décidé ; nous partons dans douze ou quinze jours, et malgré toute l’anxiété avec laquelle j’attends une lettre de toi, je suis obligée de renoncer pour longtemps à cette consolation. Ne m’écris plus ici, mon bon Ernest, après la réception de ces lignes ; mais si tu l’as déjà fait ne t’en inquiète pas : on m’enverra ta lettre à Vienne où nous devons séjourner deux ou trois semaines. Si quelque chose est décidé dans les premiers jours de novembre, écris-moi à Vienne, en mettant ta lettre sous une enveloppe portant l’adresse suivante : madame Catry, chez S. A. la princesse de Liechtenstein, hôtel Razumowsky, Landstrasse, à Vienne (Autriche). Cette amie sera prévenue, elle me remettra fidèlement tout ce qu’elle recevra pour moi ; l’adresse intérieure ne devra porter que ces mots : à mademoiselle Renan. Je te rappelle seulement que pour l’Autriche il faut affranchir jusqu’à la frontière, autrement les lettres ne parviendraient pas. Tu peux m’adresser ainsi jusqu’au 15 novembre, en comptant que ta lettre sera huit jours à me parvenir. Si je reçois de tes nouvelles ou si j’ai quelque chose à te communiquer, je t’écrirai de Vienne. Ce n’est pas, mon Ernest, que je pense dans ce moment à stimuler le zèle des personnes que j’avais priées d’agir pour toi. Un préceptorat, quel qu’il puisse être, ne serait qu’une mesure transitoire, et c’est quelque chose de définitif que je regarde aujourd’hui comme essentiel. J’avais bien compris de suite, mon pauvre ami, que ce n’est pas l’Autriche qui te convient ; aussi j’avais demandé qu’on fît des démarches pour Munich, ne pouvant pas espérer qu’on en pût faire dans le nord de l’Allemagne, où malheureusement je ne connais personne. Je dis malheureusement sans le regretter beaucoup, car, dans ta situation actuelle, je ne verrais aucun avantage à accepter un emploi qui ne t’ouvre aucune perspective.

Mon bon ami, laisse-moi te le répéter, songe, songe surtout à te créer une carrière, un avenir, et n’épargne pour cela aucun sacrifice. C’était sous ce point de vue que l’École normale ou l’étude exclusive des langues orientales me souriait tant ; il me serait bien douloureux d’y renoncer pour toi. Tu absorbe ? tellement toutes mes idées, mon cher Ernest, que je pense à peine à l’immense voyage que je vais entreprendre. Oh ! que mon cœur serait soulagé, si avant de partir je recevais une lettre de toi, et que cette lettre m’apprît que tu es enfin résolu, comme je l’espère et le désire ! Sois sûr, mon ami, que revenir au passé t’est complètement impossible : dès lors, il faut songer, et raisonnablement, à tirer parti de la situation présente. Ta dernière lettre m’a affligée ; mais j’espère encore en ton bon sens, en ta raison, en ta droiture...

Au décousu de ces lignes, tu t’apercevras, mon ami, que je t’écris au milieu de mille soins, de mille préoccupations ; mais en tout une idée fixe me poursuit : toi, mon Ernest, et toujours toi !

Je pense que tu ne te seras pas présenté chez mademoiselle Ulliac, puisque je te priais de n’y aller que dans le cas où tes liens seraient rompus, et que ta dernière lettre m’apprend qu’ils ne le sont pas encore. Tu ne m’as point parlé, mon Ernest, de quelques lignes confidentielles que j’avais chargé Emma de te remettre : ne te seraient-elles point parvenues ? Dis-moi toujours, je t’en prie, quelles sont les lettres que tu as reçues de moi dans l’intervalle de tes réponses ; quel supplice de trembler toujours ainsi pour ce qu’on écrit !

Adieu, mon ami ; je ne puis terminer ma lettre, et il faut qu’elle parte aujourd’hui. A toi, mon Ernest, à toi de toute mon âme.

H. R.


Envoie, je te prie, ce billet à maman. Je ne sais pas ce que j’écris ; je n’ai même pas le temps de relire ma lettre.