Calmann Lévy (p. 193-198).


XI


MADEMOISELLE RENAN
Au château de Clemensow, près Zamosc (Pologne).


Ma bonne et chère Henriette,

Je veux aussi te dire quelques mots. Que de joies j’ai éprouvées depuis les dernières lignes que je t’écrivis de mon séjour habituel ! Embrasser notre mère chérie, revoir des lieux qui ne manquent jamais d’exciter de douces associations d’idées, retrouver ces habitudes domestiques, qui sont si puissantes pour répandre sur l’âme une certaine suavité, qui la fléchit sans l’amollir, c’était plus qu’il n’en fallait pour me remettre des fatigues de ma vie ordinaire, et de la trempe un peu raide, que mes pensées tendent à y prendre. Il semble que les paroles de la mère aient une efficace toute particulière pour tout adoucir, lors même qu’elles semblent y viser le moins. D’ailleurs, où chercher l’affection pure et désintéressée, si ce n’est sur son sein ? Comme c’est un besoin du cœur de l’homme, il était juste que Dieu réservât à chacun un cœur où il pût être sûr de trouver ce qu’il chercherait en vain ailleurs. Jamais aussi je n’avais eu l’esprit plus libre : les facultés intellectuelles tiennent par des liens secrets aux facultés morales et affectives, et ressentent le contrecoup de la souffrance ou du bien-être de ces derniers. Ce sont deux systèmes faits pour marcher ensemble et non pour se suppléer. Que l’étude, en nourrissant l’intelligence, puisse adoucir les souffrances de la partie affective privée d’aliment, cela est vrai ; mais c’est en trompant la faim et non en la rassasiant. Enfin, ma bonne Henriette, béni soit Dieu qui nous avait réservé ce doux repos, ce remède à tous les maux. Je fais trêve aux pensées d’avenir ; ce n’est pas que dans l’état de ma vie habituelle, ces pensées me troublent : je tâche de les maîtriser et de m’en occuper sans en être occupé. Mais ici, si quelques occasions les ramènent à ma pensée, c’est plutôt pour y rêver que pour y penser, et après tout le rêve n’est pas un mal, surtout en vacances. — J’ai trouvé notre bonne mère parfaitement bien : son isolement, quoique si profond, elle le supporte à merveille. C’est le plus heureux caractère que j’ai connu de ma vie. Sa santé m’a semblé aussi dans un état très satisfaisant. — Sa tendresse fait à elle seule tout l’agrément de mes vacances. Je suis difficile sur le choix de ceux à qui j’accorde ma confiance et mon amitié ; et le caractère de ceux qui m’entourent me porte peu à lier parmi eux de nouvelles connaissances. Le clergé de ce pays, quoique respectable, est circonscrit dans un cercle de vues si étroites, que je craindrais qu’un contact trop immédiat ou trop prolongé ne finît par m’y renfermer avec eux. Je ne connais qu’une chose à laquelle ils seraient éminemment propres : ce serait à prêcher une croisade contre l’université : je ne doute pas qu’ils ne le fissent dès demain, s’ils étaient sûrs de trouver des soldats. Quoi qu’il en soit, ils y mettent un enthousiasme et un zèle désintéressé tout à fait comique. J’aime beaucoup à en rire, et cela m’a fourni l’occasion de faire des observations psychologiques assez curieuses sur la manière dont se forment les opinions des hommes, et sur la simplicité avec laquelle des hommes innocents se jettent de la poudre aux yeux sur les motifs secrets qui les dirigent.

J’ai choisi pour occupation des vacances, la continuation de mes études hébraïques. Mes travaux de l’an dernier m’ont mis en état de m’élever au-dessus des difficultés littérales et de goûter cette littérature si antique et si pure. Je m’applique surtout à la poésie et spécialement aux Psaumes, qui en sont les plus précieux restes. C’est une source inépuisable d’admiration et même d’observations scientifiques, pour celui qui sait y voir les premiers chants de l’enfance du genre humain et la langue dans laquelle il balbutia ses premiers mots. Envisagés à ce point de vue, ces antiques fragments ont une valeur inestimable, et si quelque psychologiste s’occupait jamais de développer la théorie de l’une des facultés les moins étudiées de l’homme, la faculté d’inspiration spontanée ou de poésie, c’est là qu’il devrait chercher ses matériaux. Car, à mon sens, cette faculté était une faculté d’enfance qui a disparu du monde, qui n’existait que dans le monde antique, et dont ceux qui se disent maintenant poètes ne sont que les imitateurs quant à la forme. Mais pour le fonds, qui est l’inspiration, elle s’est éteinte, et nos poètes n’ont d’autre ressource que de nous dire en beaux vers qu’ils sont inspirés, à défaut d’inspiration réelle. Voilà pourquoi, comme dit Pascal, les honnêtes gens ne mettent guère de différence entre le métier de poète et celui de brodeur.

J’attends avant notre départ pour Saint-Malo une réponse à la lettre que je t’avais écrite de Paris et à ces quelques lignes. Ce sera le complément de mes agréments de vacances. J’ai laissé à maman les affaires sérieuses ; nous en dissertons pourtant à loisir dans nos promenades et nos conversations. Puissent-elles se terminer pour le mieux ! Adieu, ma bonne et chère Henriette, tu sais que le cœur de ton Ernest est partagé entre bien peu de personnes et tu sais aussi quelle place tu y occupes.

E. RENAN.