Calmann Lévy (p. 215-223).


XIV


28 février 1845.

Je t’écrivais encore il y a quelques heures, mon Ernest bien-aimé, au moment où ta dernière lettre m’a été remise. J’abandonne trois ou quatre pages, que je t’avais déjà adressées, pour répondre à cette lettre si affectueuse dont chaque mot, chaque pensée est entrée au fond de mon âme. Bon et cher ami ! il y a aujourd’hui vingt-deux ans que tu ouvris les yeux à cette vie qui, pour toi aussi, devait avoir tant d’amertume ; depuis ce temps, quelle est l’heure où tu n’as pas été ma première, ma plus tendre préoccupation ? Oh ! que tu as raison de tourner vers moi ta pensée, quand tu te sens oppressé par la douleur ! C’est me prouver que tu as compris comment je t’aime ; c’est me rendre avec usure tout ce que je t’ai donné. — Oui, mon Ernest, avant d’aller plus loin dans la carrière où tu es entré, avant de faire un pas irrévocable dans une telle voie, il faut, comme tu le sens toi-même, que toute influence étrangère cesse d’agir sur ton esprit, que ta détermination vienne d’une volonté éclairée et libre. Or, pour qu’elle soit libre, il faut que tu sortes, pour quelque temps au moins, de l’atmosphère où tu as jusqu’à présent vécu, et, pour qu’elle s’éclaire, il est de toute nécessité que tu puisses connaître quelque peu ce monde où tu dois passer ta vie : il est des choses que tous les livres de l’univers ne sauraient enseigner. L’exécution de l’idée que je t’avais suggérée n’est aujourd’hui ni plus difficile ni plus impossible que lorsque je t’en parlai ; et, du moment que tu goûtes ce projet, mon bien cher ami, tu peux être assuré que je vais mettre tout en œuvre pour le rendre réalisable.

Sois parfaitement tranquille à l’égard du secret que tout nous commande, pour qu’aucune responsabilité ne pèse sur toi, pour que rien ne compromette ta position déjà si difficile ; j’agirai en tout en mon propre et privé nom ; je te conserverai ta liberté entière ; tu ne seras pour rien dans mes démarches ; moi seule aurai tout pensé, tout fait. Il y a plus : je n’emploierai peut-être pas d’abord l’intermédiaire de M. D… qui m’en avait le premier parlé, afin d’être bien assurée qu’aucune indiscrétion ne sera commise ; ce n’est pas la seule de mes connaissances dont je puisse réclamer les services. J’agirai donc, sois-en certain, mais sans que tu paraisses en rien, sans être sûre de ton consentement ni de ta participation.

Quoi qu’il en puisse être du résultat de mes démarches, je crois fermement que tu dois rester entièrement libre de tes engagements actuels pour toute l’année prochaine. Crois-tu que je recule devant l’idée de te savoir étudier et vivre librement pendant une année soit à Paris, soit à l’étranger ? Nullement, mon Ernest, et j’y reviendrai certainement, si je ne réussis pas à te trouver une position telle que je la désire. Toutes mes ressources t’appartiennent, elles me permettront même ceci, et je serai trop heureuse de les consacrer à porter quelque calme dans ton cœur, où je lis du fond de ma solitude et où je vois tant de troubles et de souffrances. J’ai eu l’âme navrée en lisant dans ta lettre que des pensées de mort traversaient ton esprit et que tu ne t’en attristais point. Hélas ! ami, qui désirerait vivre s’il ne songeait qu’à lui seul ?… Mais n’est-ce donc rien qu’une tendresse comme celle que je te porte ! Lorsque tu te complais dans de telles idées, penses-tu aux deux êtres dont tu es le premier bien, la plus vive affection ?… L’une de tes mères, tu parviens à lui persuader que tu es heureux ; mais celle qui dans ce moment pleure si douloureusement avec toi, ne mérite-t-elle pas aussi que tu relèves ton courage en lui donnant un souvenir ? Ranime-toi donc, mon Ernest, en pensant que tu n’es pas seul au monde, que tu as pour partager toutes tes peines, pour les alléger autant qu’elle le pourra, une sœur que le sort n’a pas épargnée et dont tu seras toujours la plus chère consolation. J’ai joué en tout ceci le triste rôle d’une Cassandre : j’ai prévu, j’ai prédit la cruelle incertitude qui t’accable ; nul n’a voulu me croire, et seule je ne pouvais résister.

Non, mon ami, non, l’opinion, quoique bien aveugle et bien injuste, n’est pas assez cruelle pour attacher aux démarches d’un enfant la responsabilité qui arrachait de ton cœur un cri si douloureux. J’ai connu des hommes honorables et honorés qui avaient reculé devant les liens qu’on te propose, et personne ne songeait à leur faire un crime d’une délicatesse de conscience qui n’est malheureusement que trop rare. Quelle âme honnête oserait le faire aujourd’hui, quand on voit, dans l’arène des partis et des querelles, ceux qui ne devraient connaître que des paroles de paix et de charité ?… Ne t’effraie donc pas à cette idée. Je ne veux ni t’offrir, ni te conseiller une rupture, mais si tes convictions et ta conscience t’y poussaient, ne crains pas le blâme de ceux dont l’opinion doit seule compter.

Ne redoute pas non plus les difficultés pécuniaires ; il n’en est pas que je ne sois prête à lever, du moins dans la sphère où mes faibles moyens me permettent d’atteindre. Quant à te créer une autre perspective, notre frère et moi nous serions encore tes appuis, et nous réussirions, je l’espère, non pas peut-être au gré de nos désirs ; mais enfin, mon Ernest, tout sort n’est-il pas momentanément acceptable quand il donne du pain et de l’indépendance, ces deux premières nécessités de la vie ? Je te le répète, bon et cher ami, mon but en tout ceci n’est de te pousser à rien : je veux seulement, je désire par-dessus tout que tu sois libre pendant deux années, que tu puisses juger sainement ce qu’on te propose ; puis, si tu voulais reprendre la même voie, je n’aurais plus la moindre observation à faire, dès que tu y rentrerais avec une résolution personnelle et éclairée. Je ne puis croire qu’un pareil arrangement coûte des larmes a notre mère ; je ne puis pas me représenter qu’il y ait quelque chose qu’elle désire plus que ton repos et la tranquillité de ton âme… D’ailleurs, tu l’as senti, quand une chose devient un devoir, toute autre question, quelque délicate qu’elle soit, s’affaiblit et disparaît devant cette loi impérieuse. Quand cela deviendra nécessaire, nous traiterons plus longuement ce point si cher et si important.

Je pense, mon ami, qu’il n’est pas nécessaire de résumer ce que je t’ai dit avec tant de longueurs. Tu as compris, je l’espère, qu’en toute hypothèse tu trouveras un appui et la plus tendre assistance. Je me flatte d’avoir tout prévu ; et alors même que de nouvelles difficultés surgiraient encore, elles me trouveraient prête à y opposer un nouveau courage. Ne te laisse donc point abattre, mon bien cher enfant ! La vie est une bien rude épreuve : de bonne heure la tienne est amère ; mais songe que tu n’es pas seul à en supporter le poids. Lorsque tu croiras qu’une indiscrétion sera moins à craindre pour les démarches que je vais commencer, dis-le-moi, mon bon Ernest, afin que je puisse réclamer les services de la personne qui m’avait conseillé la première de mettre un intervalle entre tes études et tes engagements. D’ici là, je ne lui en parlerai point ; mais j’agirai par ailleurs. Je pense même que, près de lui aussi, il me serait possible de faire une première demande sans te compromettre en rien. Je verrai… Tu comprends bien, n’est-ce pas, que j’ai plusieurs cordes à mon arc et que, dans tous les cas, des études libres te seront toujours possibles. Ernest, mon bon enfant, que ne puis-je te voir au moins pendant une heure ?… Je te sais accablé de tristesse et de tourments, et je suis à cinq cents lieues de toi. Mon Dieu, soyez pour lui ce qu’il ne m’est plus permis d’être, la voix qui console, l’ami qui soutient ! — De tout ceci, mon bon Ernest, tu concluras facilement avec quelle anxiété j’attendrai de tes nouvelles. Écris-moi donc quand cela te sera possible, et surtout si quelque nouveau chagrin venait encore bouleverser ton âme. Je ne sais plus prévoir que des douleurs.

Le même jour où j’ai reçu ta lettre du 1er décembre, j’eus aussi des nouvelles de notre bonne mère ; et aujourd’hui encore je reçois une autre lettre d’elle en même temps que la tienne. Elle se dit bien, très bien, et un petit mot d’Emma achève de me rassurer pour sa santé et sa position. Le courrier précédent m’avait aussi porté des nouvelles de notre frère et de sa femme ; eux du moins sont heureux. Puissent-ils l’être toujours ! — Donne de mes nouvelles à maman ; dis-lui que je l’embrasse tendrement et que j’ai reçu sa lettre. Ajoute aussi que l’attendrai un peu à y répondre, puisqu’elle saura par toi que je me porte bien. — Je t’écris à une heure bien avancée, mon pauvre enfant, et j’ai encore peine à te quitter. Adieu ! Courage et confiance en ceux qui t’aiment ! Il n’est pas possible que tu sois complètement malheureux avec une affection comme celle que je te porte. Dans ta vie, mon Ernest, j’ai confondu toute la mienne ; crois que je ne l’en séparerai jamais. — A toi toujours et de toute mon âme !

H. R.