Calmann Lévy (p. 206-215).


XIII


MADEMOISELLE RENAN
Au château de Clemensow, poste de Zwierziniec,
près Zamosc (Pologne).


Paris, 13 février 1845.

Ta dernière lettre, ma bonne Henriette, m’a causé une peine bien vive, en m’apprenant les inquiétudes que t’avait causées notre long silence. Fallait-il encore ajouter cette autre souffrance à toutes celles que tu t’imposes pour nous ? Je ne puis, en vérité, comprendre comment nous avons pu négliger de t’écrire, alors que tu étais présente à toutes nos pensées et à tous nos entretiens. Sois bien sûre, chère Henriette, que désormais je saurai t’épargner une peine, dont mieux que tout autre je comprends l’amertume.

Je devance un peu cette fois l’époque de ma lettre, parce que je veux conférer plus sérieusement avec toi d’un avenir qui vient enfin m’obliger impérieusement de penser à lui. Jusqu’à ce jour, j’ai suivi passivement la ligne qu’une force supérieure traçait devant moi, et après tout je ne puis me résoudre à m’en repentir. Peut-on reprocher à l’homme encore incapable de faire une démarche avec sens et jugement, de ne pas résister à la force des circonstances souvent plus sage que lui, et qui saura bien après tout l’obliger à céder ? Mais enfin l’époque est venue, où le devoir m’oblige à insérer mon action dans la décision de ma destinée et à prendre un rôle actif dans ma propre vie.

On a donné suite à la proposition dont je t’ai déjà parlé, et en vertu de laquelle j’aurais occupé dès l’an prochain une chaire d’hébreu dans la maison des hautes études, qui doit, dit-on, éclore des projets de M. Affre. Un terme si rapproché m’avait toujours paru chimérique, et la réponse a été celle que je prévoyais. On m’a assuré pour l’avenir de l’accomplissement de l’offre qui m’avait été faite, mais seulement lorsque j’aurais achevé le temps du séminaire. En vérité, comment ne l’avaient-ils pas compris du premier coup ? Ce n’a pas été, je t’assure, une espérance déçue ; j’en ai même été satisfait, car je conserve ainsi ma liberté, et d’ailleurs la couleur de cette maison ne me plaît pas : j’y vois des vues d’antagonisme, et je ne veux pas être un homme de parti.

D’un autre côté, je vois approcher l’époque où l’on m’offrira de faire le pas irrévocable dans l’état ecclésiastique. Pour les démarches préliminaires que j’ai déjà faites, une raisonnable probabilité fondée sur de sages conseils a dû me suffire ; mais désormais une certitude absolue, résultat non d’influences étrangères ou des circonstances, mais d’une conviction intime, d’une volonté libre et personnelle, m’est devenue nécessaire. Et cette résolution, comment l’aurai-je ? Tu as paru conclure du silence que je gardais sur ces pénibles questions, que les irrésolutions avaient enfin disparu de mon cœur. Hélas ! ma bonne Henriette, que ce silence rendait mal ma pensée habituelle ! Mais aussi pourquoi répéter toujours de tristes pensées, dont le remède n’est pas au pouvoir de l’homme ? Dans ces pénibles alternatives, mon grand mot est toujours celui de l’irrésolu : attendre, attendre encore. Je commence pourtant à sentir qu’il n’est plus de saison. Serait-ce quand, par mes délais, j’aurais fermé toutes les issues, que je voudrais retourner en arrière ? J’ai donc dû tourner mes souhaits vers une position qui me laissât la liberté et l’expectative et servît en même temps à adoucir la transition et à m’ouvrir quelque issue, dans le cas où le devoir m’obligerait à reculer. Concilier ces deux choses, tel est maintenant le but de tous mes projets, et, pour les réaliser, c’est vers toi, ma bonne Henriette, vers toi, à qui je dois tout, et à qui je voudrais tout devoir, que j’ai tourné ma pensée.

Je me suis rappelé la proposition que tu m’avais souvent répétée, d’une place qui, en me procurant l’avantage de ne rien précipiter, me fournît aussi les moyens d’étudier le monde sur un théâtre plus vaste et souvent plus vrai que celui des livres, où j’ai seulement appris jusqu’ici à le connaître. D’ailleurs, ce serait un moyen d’acquérir des données sans lesquelles on ne peut vraisemblablement résoudre le problème de sa vie. Je crois que, si l’exécution en était encore possible, le moment où je me trouve serait le plus favorable. Libre de tout engagement, l’esprit suffisamment cultivé par des études suivies et des connaissances variées, parvenu à cet âge où l’on a assez de fermeté pour ne pas flotter au premier vent qui souffle, et assez de flexibilité pour saisir le bien et le beau partout où on le trouve, et pour se modeler sur lui, je trouverais dans l’exécution de ce plan le complément d’une éducation incomplète sous quelques points de vue, et une heureuse transition de l’éducation à la vie.

Outre ces avantages intellectuels, j’y trouverais encore le moyen le plus simple de faire agréer un refus au moins momentané à des supérieurs que la prudence me défendrait de choquer, quand même la probité ne me commanderait pas envers eux la reconnaissance. D’ailleurs, pourrais-je ne pas désirer de soulager le plus tôt possible ceux qui se sont imposés pour moi des sacrifices ? Enfin, chère Henriette, tu comprends aussi bien que moi tous les avantages que j’en pourrais retirer, puisque c’est toi-même qui m’en as suggéré l’idée. J’ignore entièrement quelle peut être la nature de la position que tu songeais alors à me procurer, ou quelles sont les modifications que le temps a pu apporter à tes projets primitifs. Je me garderai donc d’entrer dans aucun détail ; je t’accorde plein et absolu pouvoir. Je me suis jusqu’ici trop bien trouvé de ce que j’ai reçu de ta main pour ne pas m’y confier sans réserve. Il est inutile de te dire que la place qui me laisserait le plus de temps pour mes études particulières, ou qui ne m’occuperait qu’à des études fructueuses pour moi, serait celle qui me conviendrait le mieux ; car mon progrès intellectuel sera toujours la plus chère de mes intimes pensées.

Les parties auxquelles je m’appliquerais le plus volontiers, et dont je crois être capable de donner des notions étendues, sont les langues et les littératures anciennes, les langues orientales, les sciences mathématiques et physiques, l’histoire (quoique mes études y soient moins complètes) et surtout la philosophie. Enfin, je me fie assez à ma facilité et à l’habitude que j’ai des diverses études, pour oser promettre d’être bientôt capable de diriger un autre dans l’étude d’une branche quelconque. Quant à des études classiques élémentaires, je m’y résignerais. Le pays où le mouvement intellectuel serait le plus avancé, l’Allemage par exemple (j’entends les universités), serait aussi le séjour qui me plairait davantage ; d’autant plus que j’aurai bientôt une connaissance assez étendue de la langue de ce pays, et que j’ai toujours été surpris de voir mes pensées en parfaite harmonie avec les points de vue de ses philosophes et écrivains. Enfin, bonne Henriette, j’abandonne tout à tes soins maternels ; tout ce que tu feras, je l’approuve, je l’accepte comme l’œuvre d’une providence bienveillante, qui a toujours voulu se servir de ta médiation pour me faire du bien. Peut-être pourtant serait-il prudent de ne pas encore agir d’une manière décisive. Jusqu’à deux ou trois mois, je ne suis pas encore sûr de moi ; on pourrait me taire telle proposition, que je ne pourrais absolument refuser, sans tout briser. Si tu peux agir comme incertaine encore de mon consentement, agis : sinon, je te promets une réponse définitive dans quelques semaines. Malgré cette incertitude, j’ai voulu te mettre au courant des choses, afin que tu pusses toi-même me conseiller, et tout diriger en conséquence. Je pense que l’époque la plus propice pour l’exécution serait le commencement de l’année (classique) prochaine. Je ne répugnerais pourtant pas du tout à passer encore ici une grande partie de l’année prochaine. La facilité qui m’a été accordée d’assister à différents cours de la Sorbonne et du Collège de France, m’en rend le séjour utile et très supportable.

Que de projets, pauvre Henriette, pour un avenir que je ne verrai peut-être pas ! Cette pensée de la mort me poursuit toujours ; je ne sais pas ce qui fait cela : heureusement qu’elle ne m’attriste pas beaucoup. Je commence à envisager la vie avec plus de fermeté, quoique l’incertitude m’accable. Il est si pénible de marcher les yeux bandés, sans savoir où l’on val ! Il y a des moments où je regrette le peu de liberté, qui a été laissé à l’homme pour influer sur sa vie : je voudrais que sa destinée eût été ou tout à fait fatale, ou entièrement dépendante de lui, au lieu que maintenant il est assez fort pour y résister, et pas assez fort pour diriger ; et cette ombre de liberté n’aboutit qu’à le rendre malheureux. — Puis je me console, et je pense que Dieu fait bien ce qu’il fait. — Adieu, ma bonne et chère Henriette ; ton amitié me console et me soutient dans ces pénibles moments. Oh ! quand pourrons-nous à loisir nous dire toutes nos pensées ? Tu connais la sincérité et la tendresse de mon affection.

E. RENAN.


Notre mère est très bien : elle paraît fort contente. — Je lui avais parlé durant les vacances de notre affaire, comme d’une possibilité, et elle n’en parut pas éloignée ; car elle l’envisageait comme temporaire. La pensée de cette bonne mère me remplit de douceur ; car elle se lie à tous mes rêves de bonheur. Mais aussi, quelquefois elle me navre de tristesse. Grand Dieu ! que deviendrait-elle en telle hypothèse ? — Que l’opinion est cruelle d’ajouter tant d’importance aux démarches d’un enfant ! Je sacrifierais tout au bonheur de cette bonne mère, même le bonheur de ma vie entière. Je n’excepte que le devoir ; puisse-t-il ne pas me forcer à ce que lui seul pourrait m’arracher ! Adieu, ma très chère Henriette.