Calmann Lévy (p. 273-283).


XX


A Ernest, pour lui être remis à son arrivée seulement.


12 septembre 1845.

Enfin, mon bien cher Ernest, je puis t’écrire en toute liberté, je puis te dire sans restriction ce que ta dernière lettre a présenté depuis un mois à ma pensée ! Assurément, dans ce que je t’écrivais dernièrement, il n’y avait pas un mot qui ne fût vrai ; mais il m’en coûtait beaucoup de m’arrêter si souvent, d’appuyer sur ce qui n’était pas mon idée dominante, de parler d’irrésolution, lorsqu’en réalité ce que tu m’as écrit me prouve qu’il ne peut plus y en avoir. J’arrive donc vite, mon ami, à considérer notre position telle qu’elle est réellement, et à en tirer les conséquences qui en dérivent, c’est-à-dire à fortifier les idées que tu m’as exprimées dans ta dernière lettre.

J’espère que maintenant deux grands points sont établis : d’abord, que maman sait au moins que tu hésites beaucoup, et ceci je n’en doute pas, puisqu’elle en a parlé à Alain pendant son séjour à la maison et qu’elle n’en paraissait nullement affectée ; en second lieu, j’espère qu’il est bien décidé aussi que tu vas t’établir librement à Paris dès ton arrivée. Partant de ces deux bases, parlons d’abord de ton installation. Je t’ai écrit que j’ai adressé à mes amis la prière de chercher une maison convenable et tranquille où tu puisses trouver, pour tout le temps nécessaire, une chambre et peut-être même ta pension. Cette demande a été faite le jour même où j’ai reçu ta dernière lettre ; mais à la distance épouvantable où je suis, je n’ai pu recevoir encore de réponse. Prends donc provisoirement, cher ami, une chambre dans l’hôtel dont tu m’as parlé ; dès que la réponse que j’attends me sera parvenue, je l’enverrai à notre bon Alain, qui aura plus vite que moi ton adresse, et tu décideras alors ce que tu voudras sur les renseignements que je te transmettrai.

Tes premières démarches à Paris doivent consister à tout terminer dignement, mais à tout terminer avec la maison où tu étais, à voir M. Dupanloup, M. Quatremère, et à prendre toutes les informations relatives à l’École normale. Si M. Quatremère te dit qu’en t’adonnant entièrement à l’étude des langues orientales, il serait possible de te créer un avenir, je verrais comme toi, dans cette carrière, le grand avantage de n’avoir pas à lutter contre la foule des concurrents, que tu trouveras presque partout, et avec lesquels le combat est d’autant plus pénible que l’on sent en soi-même plus de mérite réel. Tes idées là-dessus sont fort justes, ne les oublie pas, mon Ernest, si tu voyais de ce côté quelque issue, et songe aussi qu’en ceci, comme en toute chose, tu me trouveras prête à faire tout ce qui dépendra de moi pour aplanir les difficultés des premiers temps. Vois d’un autre côté, si ton entrée à l’École normale est possible ; encore en ceci, envisage l’avenir, puis réfléchis, pèse et juge, mon bien cher ami, puisqu’il ne m’est pas donné de le faire avec toi.

Oh ! que dans ce moment, cette horrible séparation oppresse mon pauvre cœur ! Que de nuits je passe à songer à toi ! Que les jours me paraissent longs jusqu’à celui où je me dirai enfin que nous sommes sortis de l’état cruel où je te vois depuis si longtemps ! Je ne te rendrai jamais, mon Ernest, le bien que m’a fait ta dernière lettre en me prouvant que notre incertitude va finir, qu’à tant de ballottages entre ta raison et les volontés d’autrui, va succéder une détermination qui te sera toute personnelle. Quant au préceptorat d’Allemagne, permets-moi, mon bon ami, de te supplier de n’y songer que dans le cas où toute autre voie n’offrirait aucune issue. Je te le répète, je n’ai jamais pu te l’offrir que comme un moyen de gagner le temps de la réflexion, car je prévoyais toujours que tôt ou tard ce qui a eu lieu devait arriver ; mais aujourd’hui que la réflexion est venue, qu’elle a porté ses fruits, ce ne serait plus gagner du temps, ce serait en perdre et rendre peut-être impossible l’entrée d’une autre carrière. D’ailleurs, mon cher ami, puisqu’il s’agit de t’épargner des heures amères, je n’hésite pas à te dire que cette vie sous le toit, dans la famille, à la table d’autrui, est horriblement pénible et difficile... Si tout venait à nous manquer, nous reviendrions certainement à ce projet ; mais ne néglige rien pour que ce ne soit pas nécessaire, et, pour une épargne présente, ne vas pas compromettre tout notre avenir. Oui, notre avenir, cher Ernest, car je ne puis croire qu’aucun événement puisse séparer désormais ni nos intérêts ni nos cœurs.

J’arrive à mes supplications ordinaires pour l’article finances : de grâce, n’aie pas d’hésitations mal entendues sur ce point. J’ai chargé Alain de te remettre trois cents francs pour tes Irais de voyage, d’installation, et pour ton premier mois de séjour. En outre, j’attends tous les jours de Varsovie une lettre de change de quinze cents francs que j’y ai demandée ; dès qu’elle me sera parvenue, je l’adresserai à Paris à une personne sûre qui croira que cette somme est à toi seul, et qui te remettra tous les deux ou trois mois (plus ou moins souvent, si tu le désires), ce qui te sera nécessaire : à dater de la fin d’octobre, ces fonds seront à ton entière disposition. A moins d’imprévu, ils formeront le budget d’une année, et, si Dieu me prête vie, avant ce temps, j’aurai songé à la suivante. Sois tranquille ; je ferai en sorte que, quoi qu’il arrive, tu ne seras pas dans l’embarras. J’ai aussi pensé que d’autres toilettes vont te devenir nécessaires ; je crois même qu’il vaudrait mieux en faire l’emplette à Saint-Malo, afin d’arriver à Paris vêtu comme tout le monde, ne le crois-tu pas avec moi ?

J’en ai dit quelque chose à Alain, à qui je ne voulais ni ne devais plus, mon ami, taire entièrement notre situation présente ; je lui ai dit qu’il serait à désirer que tu eusses deux costumes complets, en arrivant à Paris, l’un pour mettre à l’ordinaire, l’autre convenable, pour te présenter chez les personnes que tu dois voir ; que ton peu d’expérience en pareille matière me faisait désirer que ces objets fussent achetés à Saint-Malo, que je laissais cela entièrement à ton goût ; que si tu pensais comme moi, je le priais de s’en occuper et d’ajouter tout cela à mon compte ; que si, au contraire, tu préfères acheter à Paris, je lui demande d’ajouter cent cinquante ou deux cents francs à la somme qu’il doit te remettre. Quelle que soit ta décision sur ce point, laisse-moi te dire en passant, mon bon ami, qu’il me semble qu’une redingote de couleur foncée, tout le reste du costume noir, serait ce qu’il y aurait de mieux et pour toi de plus convenable. Enfin, mon pauvre ami, je crois avoir tout prévu ; si quelque détail m’a échappé, ne l’attribue qu’à la préoccupation de mon esprit, et dispose entièrement du peu que j’ai, car ce peu t’appartient autant qu’à moi-même.

En fait d’argent, sois toujours bien à l’aise avec notre frère : tout ce qu’il te remet m’est passé en compte, et ta bourse et la mienne ne doivent jamais faire qu’une. Oui, mon pauvre cher ami, il y aura pour nous des jours heureux, il y en aura certainement dans notre existence, tant que notre amitié, notre union seront toujours les mêmes ; et ce qui se passe dans ce moment n’est propre qu’à les cimenter de plus en plus. Je sens, je comprends, je partage tout ce qui oppresse ton âme : oui, il est bien cruel, le moment où il faut rompre avec ce qui a rempli les rêves et fait la joie du passé ; longtemps cette rupture laisse au cœur un vide désolant ; mais nul ne peut éviter une telle douleur, quand ses yeux se sont ouverts, quand la voix de la conscience se fait entendre. « La vérité connue devient pour l’intelligence une loi qu’elle n’est pas maîtresse de rejeter ; il ne m’appartient point d’ouvrir ou de fermer la porte à la vérité comme il me plaît ; dès qu’elle s’est nommée, elle entre et m’ordonne de lui soumettre mon action. » C’est de l’œuvre d’une femme que j’ai retenu ces mots : ils n’en sont ni moins vrais ni moins justes. Je rends à Dieu les plus vives actions de grâces pour avoir fait naître en toi, pendant qu’il en était temps encore, les pensées qui ont déterminé ta résolution.

Ernest, pour trouver consolante ta situation du moment, songe au sort d’un honnête homme qu’un lien irrévocable oblige à enseigner, à imposer ce que sa raison et peut-être même sa conscience ne lui permettent pas d’admettre... Ce malheur pouvait être le tien ; puis-je trop remercier le ciel de t’en avoir préservé ? Sois donc courageux, ami ; oui, ta voie est épineuse, mais à chaque pas, comme à l’entrée, tu trouveras le cœur, la tendresse, l’appui de ta sœur, de ta première amie, de celle qui, après le souhait de te voir heureux, n’en forme pas de plus vif que de conserver une large part dans ton amitié. Que cette idée le soit chère ; que je retrouve toujours en toi ce que tu m’as donné jusqu’ici, et j’oublierai bien des larmes versées, et je retrouverai encore bien des espérances, bien des dédommagements dans l’avenir !

Ai-je besoin, mon Ernest, de te supplier de m’écrire, de te demander en grâce de m’envoyer ton adresse aussitôt qu’il te sera possible ? Si tu comprends mon affection, tu comprendras à quel point tu remplis ma pensée. En attendant que j’aie pu recevoir ton adresse à Paris, j’enverrai à notre frère tout ce que j’aurai à te communiquer ; ainsi, ne manque pas de lui dire sans retard où il devra te les adresser. J’espère que tu m’écriras quelques mots de Saint-Malo ; mon Dieu ! quelle douleur que cet éloignement !… Et si cette lettre allait être perdue !… Je t’ai écrit deux fois dans le courant du mois dernier ; l’une par Emma qui a dû te remettre un petit billet destiné à toi seul ; l’autre par maman. Tout cela t’est-il parvenu ? Je tremble toujours pour ce que j’écris, et je n’ai que trop raison de craindre.

En relisant ma lettre, je m’aperçois que je t’ai peu parlé aujourd’hui de l’École normale ; n’en conclus pas que j’ai changé d’avis depuis ma dernière lettre : cette voie aurait toujours mes sympathies ; mais, ne sachant pas s’il y a pour toi possibilité d’admission, je n’insiste pas plus longuement sur ce que je t’ai déjà dit ; cependant ne l’oublie pas. Agis et décide, mon bon Ernest ; j’ai toute confiance en ton jugement, en ta raison. Oui, bien des clameurs vont t’entourer ; mais, de grâce, ne t’en effraie point. Qu’est-ce que tout cela ? de vaines paroles dont il ne sera plus question au bout de quelques semaines ; des colères d’un moment qu’on méprise bien facilement quand on a pour soi le témoignage de sa conscience et l’approbation d’un cœur ami et dévoué. Laisse donc dire, mon pauvre enfant, et n’en crois que ta raison et mon cœur.

A toi toujours, mon Ernest bien aimé ; à toi de toute mon âme !

Ecris-moi au château de Clemensow, près Zamosc (Pologne).

H. R.