Calmann Lévy (p. 368-395).


XXVIII


A MADEMOISELLE RENAN


Paris, 15 décembre 1845.

Je t’écris, ma chère amie, dans une bien grande inquiétude. Ton long silence est pour moi une étrange énigme, et je m’épuise en conjectures pour y trouver quelque explication qui calme un peu mon anxiété. Voilà plus d’un mois que nous eussions dû recevoir ta lettre de Vienne. N’y serais-tu pas encore ? Ta lettre se serait-elle égarée dans ces malheureuses postes ? Quelque incident inattendu serait-il venu retarder ou empêcher le voyage projeté ? Telles sont les hypothèses auxquelles j’aime de préférence à m’arrêter. Mais quand je songe à ta santé déjà si fort altérée, à ces longues souffrances, dont tu m’avais dérobé le secret, ô ma bonne Henriette, c’est alors que je me livre à de cruelles angoisses. Mon imagination se crée des fantômes ; je me figure ma sœur, ma meilleure amie, souffrante, épuisée, loin de sa patrie et de ceux qui l’aiment.

S’il en était ainsi, mon excellente Henriette, je t’en supplie, au nom de notre amitié, ne tarde pas à me le faire savoir ; je vole près de toi ; nul sacrifice devrait-il être considéré dans une telle circonstance ? Que je sache tout, ma bonne amie, sans restriction ni réserve. Le temps n’est plus où tu pouvais craindre, en me dévoilant toutes tes souffrances, d'influer fatalement sur ma vie, en m’engageant plus avant dans la voie que je suivais alors. Maintenant, cette connaissance ne peut plus être qu’un aiguillon pour hâter mes pas et m’exciter à travailler pour y mettre un terme.

Mademoiselle Ulliac est la seule à qui je puisse faire confidence de mes inquiétudes, et ses craintes redoublent les miennes, car elle en sait plus que moi sur le fatal sujet de tes souffrances. Oh ! de quel poids je serai soulagé, si je puis encore apprendre que mon Henriette nous est conservée, et qu’elle s’achemine heureuse et contente vers la France. Oui, la France, chère amie, et pour toujours ! Je suis ravi sans doute de la perspective de ton voyage en Italie ; mais ce qui en fait pour moi le plus grand charme, c’est que je ne l’envisage que comme un agréable détour dans le voyage qui doit te ramener à ta patrie. Je l’ai dit, et je le maintiens, tu ne peux plus retourner en Pologne. Mais, mon Dieu ! qui sait si tu n’y es pas encore ? Je ne sais à la lettre à quel coin de l’Europe ma pensée doit s’adresser pour trouver ce qu’elle a de plus cher. J’ignore même complètement où ces lignes te rencontreront, et je n’ai tant tardé à te les adresser que parce que je pensais qu’elles ne te trouveraient déjà plus à Vienne. Oh ! si aujourd’hui, si demain je recevais la lettre bienheureuse ! Mais il y a déjà si longtemps que cette espérance me fait reculer de jour en jour, que je craindrais enfin de te causer à toi-même les mêmes inquiétudes que celles auxquelles je suis en proie.

Je n’ai guère de courage, chère amie, dans cette pénible attente, pour raisonner froidement avec toi sur les projets importants, qui occupent toutes mes pensées, quand des sujets bien plus sensibles ne viennent pas les absorber. Je dois pourtant te présenter l’esquisse des faits les plus importants qui se sont passés depuis nos derniers entretiens, et te dire les pensées qu’ils ont suscitées dans mon esprit. De longtemps peut-être nous ne pourrons entretenir de correspondance régulière, à cause des perpétuels déplacements du voyage.

Je te dirai d’abord une fois pour toutes, chère amie, que je me trouve fort bien dans cette maison, et qu’en fait de provisoire, je ne pouvais réellement m’attendre à mieux. L’expérience m’a fait confirmer tous les jugements que j’en avais portés dès le premier abord. Ce maître de pension est un honnête homme, mais fort peu élevé d’esprit et de sentiments. Il est en cela du grand nombre. Il faut que je t’avoue que j’ai éprouvé de singulières déceptions en me trouvant définitivement en contact avec les hommes. Jusqu’ici j’avais été obligé d’en juger par conjecture, et de les supposer tels ou tels : les faits me montrent maintenant que, dans mes hypothèses, je les faisais trop fins et trop intellectuels Je croyais d’abord avoir affaire à autant de phénix, et je calculais mes pas et mes paroles avec toutes les précautions d'un novice. Maintenant que j’ai mesuré mes gens, je commence à poser le pied avec assurance. Ma manière, je le sais, est très différente des autres, mais je ne veux pas la changer, car c’est le vrai pour moi, et elle me réussit fort bien.

Je suis réellement surpris des égards que l’on a ici pour moi, d’autant plus que cet homme n’en a pas pour tout le monde. Tout, comme tu sais, dépend de la première pose que l’on prend, et il est toujours plus ou moins au pouvoir de quelqu’un de donner le ton sur lequel il veut être traité. Lors de mes négociations avec le chef de l’établissement, je l’engageai à aller prendre quelques renseignements sur moi auprès de mes anciens professeurs de Saint-Nicolas ; il y alla, et on lui conta des merveilles ; tout cela m’a merveilleusement servi. Je suis aussi tout à fait bien avec les élèves, et mes rapports avec eux ne peuvent avoir rien de désagréable. J’ai déjà pour mon pécule une répétition à moi particulière qui me rapporte vingt-cinq francs par mois, elle n’a lieu que trois fois par semaine. J’en espère encore quelques autres. Mais tout ceci n’est qu’un jeu, bonne amie ; je ne puis rien prendre au sérieux de toutes ces misères ; parlons, parlons de l’avenir.

La détermination générique de ma carrière ultérieure n’avait jamais été, chère amie, un problème pour toi ; tu sais que, dès les premiers instants où nous commençâmes à remuer ces graves questions, je te déclarai nettement qu’il fallait qu’elle fût de celles que j’appelle intellectuelles. Mais ce mot, comme tu le sens, supporte bien du choix, et laissait encore un champ bien vaste à mon indécision Les circonstances le restreignirent, et nous sommes convenus bien des fois que notre élection n’avait guère à s’exercer qu’entre l’étude des langues orientales et mon agrégation à l’université. J’ai donc dû rechercher ce que chacune des deux voies offrait d’avantages et de chances de réussite. Mes informations se portèrent d’abord du côté des langues orientales, pour lesquelles tu semblais marquer une sorte de prédilection, et j’eus le bonheur de pouvoir recueillir les documents qui m’étaient nécessaires de la bouche des hommes assurément les plus capables d’en juger pertinemment. La recommandation de mon professeur d’hébreu au séminaire, et ma qualité de son ancien élève, me permirent d’en conférer avec M. Quatremère, et la bonne amitié de mademoiselle Ulliac, ainsi que ton bon génie, qui semble être partout mon introducteur, m’ouvrit entrée auprès de M. Stanislas Julien. Je fus frappé de la parfaite conformité des réflexions que l’un et l’autre me proposèrent et de la similitude de leurs conclusions. Il semblait qu’ils se fussent entendus, et cette singulière coïncidence, s’ajoutant a la parfaite justesse de leurs observations, devint pour moi une irréfragable autorité.

L’un et l’autre, après m’avoir engagé à continuer mes études dans cette partie, avec tout le zèle que déploient les érudits pour leur spécialité, m’avouèrent avec franchise que je commettrais une grave imprudence en fondant sur ces études l’espoir d’un avenir prochain. Ces études, étant actuellement fort peu suivies, ne pouvaient ouvrir la voie qu’à un nombre de places excessivement restreint. Croirais-tu que, tout calcul fait, je n’ai guère trouvé dans toute la France qu’une seule chaire, celle de M. Quatremère lui-même, à laquelle je pusse aspirer par les langues que j’ai étudiées et vers lesquelles je voudrais continuer à diriger mes études, c’est-à-dire les langues anciennes de l’Orient. Or, M. Quatremère a déjà adopté son futur successeur ; c’est M. Emmanuel Latouche, le neveu de l’abbé, dont j’ai fait la connaissance à son cours ; et quand même la concurrence serait possible, même malgré le choix du prédécesseur, je ne voudrais avoir l’air de supplanter personne.

Les langues orientales modernes offrent, il est vrai, plus de places. Les unes sont des chaires au Collège de France ou à l’École des Langues orientales annexée à la Bibliothèque royale, les autres sont des places de consuls, d’interprètes, etc. Quant aux chaires, elles sont toutes remplies, et, suivant la naïve expression de M. Julien, elles semblent l’être pour longtemps. — Les deuxièmes places n’ont aucun caractère scientifique, et ne sont évidemment pas ce que nous pouvons désirer. De plus, ces langues modernes sont beaucoup moins riches en résultats que les langues anciennes, et je ne pourrais, en vérité, me résoudre à consacrer ma vie à des études auxquelles on poserait un but aussi mince que celui de favoriser quelques relations commerciales.

Le conseil pratique auquel s’arrêtèrent donc les deux savants fut que je devais continuer en sous-œuvre mes études orientales, mais cependant embrasser quelque autre carrière qui se chargeât provisoirement de pourvoir à la vie, et qu’ensuite, quand l’occasion s’en présenterait, je serais là tout prêt à la saisir. Ils me firent passer en revue tous les orientalistes célèbres de l’époque, et me firent remarquer qu’à part ceux à qui leur fortune avait permis de suivre ces études en amateurs, telle avait été pour tous la marche qu’ils avaient suivie. Ce sera aussi la mienne, bonne amie, du moins quant à ces deux premiers points ; car il pourrait fort bien se faire que je ne m’adressasse jamais à cette partie de mes connaissances pour me créer une position extérieure.

Mais toute science a son prix, dans son rapport avec les autres, et celles-ci me seront d’autant plus précieuses, que je serai presque seul dans le corps universitaire qui en possède une connaissance étendue. Or, il y a dans le rapport de ces langues avec les langues classiques toute une veine de recherche que l’ignorance où sont plongées à leur égard nos sommités gréco-latines, a empêché d’exploiter. D’ailleurs, il y a, dans l’enseignement du Collège de France, deux ou trois lacunes qui nécessiteront de nouvelles chaires, et, dans celui qui les remplira, la connaissance de ces langues, comme par exemple, philologie comparée, exégèse biblique, littérature et poésie hébraïques, programme qui n’est nullement rempli par le cours de langue hébraïque, lequel est tout grammatical. J’ai, sur ces divers points, des travaux que je crois neufs et susceptibles d’être heureusement développés. Or telle est la constitution du Collège de France qu’on y crée assez facilement des chaires pour ceux qui émettent des idées nouvelles et avancées sur quelque point que les chaires déjà existantes ne sont pas censées embrasser. Tout ceci n’est que rêves, bonne amie ; mais j’ai voulu te montrer comment il était au moins possible que ces études me fussent d’une utilité même extérieure et actuelle, et que je ne devais nullement regretter le temps que j’y avais consacré.

Après cette élimination, il ne me restait donc plus de choix à faire ; toutes mes pensées et tous mes efforts ont dû se tourner du côté de l’université. Je ne t’énumère pas ici les nombreuses difficultés et répugnances qui auraient pu m’en dissuader, puisque, après tout, nécessité sera de n’en tenir aucun compte. J’avouerai franchement que la carrière universitaire ne me sourit qu’à demi, qu’elle n’a pas dans toutes ses parties un caractère scientifique, que l’enseignement secondaire n’est qu’un pis-aller que j’endure, parce que seul il peut donner la liberté d’étude, que la plupart des matières classiques ne seront pas mes spécialités, etc., etc. Tout cela n’empêche pas que je suis décidé irrévocablement à suivre cette voie, d’autant plus que nulle de ces difficultés n’est sans remède.

Mais, dans l’enseignement universitaire, quelle sera la partie à laquelle je m’attacherai ? Autre problème bien plus difficile, et sujet à bien plus de discussion. Le cadre universitaire contient quatre branches principales, ou classes d’agrégation : 1° études classiques littéraires, 2° histoire, 3° philosophie, 4° sciences mathématiques et physiques. Les trois premières branches constituent la faculté des lettres ; la quatrième constitue la faculté des sciences, et se subdivise en agrégation es sciences mathématiques, physiques et naturelles. Telle est de plus la nature des examens que, pour réussir dans l’une des divisions d’une faculté, il faut être fort versé dans les autres branches de cette même faculté ; ainsi par exemple, les épreuves de l’agrégé en philosophie son identiquement les mômes, sauf la dernière, que les épreuves de l’agrégé en histoire. Il suit de cet arrangement que le choix n’a guère à s’exercer qu’entre les deux facultés, et c’est là qu’a été en effet pour moi le champ d’une vaste controverse intérieure.

Les sciences ont pour moi tant d’attraits, je leur accorde une si haute supériorité au-dessus de la littérature qui n’est que littérature, que j’ai longtemps hésité si je ne m’attacherais point définitivement à elles. J’ajoute qu’en me consacrant à cette partie, je puis dire sans présomption que j’étais moralement certain d’y arriver, avec le temps, assez haut, cette branche étant moins suivie que celle des lettres, et de plus mon esprit n’y trouvant pas, comme dans la faculté des lettres, des parties qui lui sont presque antipathiques. Mais, hélas ! tout ce à quoi elle pouvait me mener, n’était pas la philosophie. La philosophie, voilà ce qui m’a déterminé pour les lettres et qui l’a emporté sur les considérations, d’ailleurs si puissantes, qui m’en détournaient. Mon esprit ne pouvait se contenter d’une chaire de physique ou autre semblable, même la plus brillante que je puisse espérer, dans une Faculté par exemple, Toute la vie n’est pas là, et que servira à l’homme d’avoir été savant dans la nature, s’il n’a été savant dans lui-même et dans Dieu, s’il n’a été philosophe ?

Une étude exclusive ne pourra jamais me captiver ; celle-là seule me possédera tout entier, qui est la reine de toutes les autres, leur couronnement et leur résumé, qui parle de Dieu, de l’âme et de la morale. Je suis loin de croire que la philosophie, telle qu’on l’enseigne dans la classe, telle qu’elle doit être dans l’enseignement d’un professeur, remplisse ce programme ; mais enfin, c’est, de toutes les branches de l’enseignement universitaire, celle qui s’écarte le moins de mon idéal d’études ; j’ai donc dû m’y attacher. Bien souvent j’ai maudit l’ordre de choses qui assujettit et associe mon étude bien aimée à d’autres études qui sont loin d’être ses sœurs les plus immédiates, et mon esprit, plus scientifique que littéraire, eût désiré ou que la philosophie formât une faculté à part, ou qu’elle fût associée à la Faculté des sciences. Mais outre qu’il faut apprendre à se faire une consolation de la nécessité, je suis loin de regarder comme inutiles ou peu assorties à mon esprit la plupart des études qu’on y associe. L’histoire et la haute littérature critique, telle qu’elle est dans Schlegel, Kant, etc., me sont tout aussi chères que la philosophie, parce que c’est déjà la philosophie même.

Tout ce qui me répugne, c’est cette pédante rhétorique, pour laquelle nos universitaires ont un respect tout à fait risible suivant moi. Plusieurs d’entre eux regarderaient, je crois, comme le premier homme du monde celui qui tournerait le mieux une de ces froides harangues qui servent d’exercice à la verve écolière des élèves de rhétorique et de seconde. J’ai failli avoir une faiblesse quand il a fallu exhumer de leur poussière ces vieilles nippes classiques. Que tout cela paraît froid et vide, quand on a goûté le nectar idéal de la seule science vitale !

Revenons aux faits, chère amie. Le choix des moyens par lesquels je pourrai arriver à l’agrégation ne m’a pas moins occupé que la détermination même de la partie à laquelle je m’agrégerais. Le plus brillant et le plus sûr de ces moyens, c’est incontestablement l’entrée à l’École normale. Aussitôt donc que j’ai joui de la liberté nécessaire, je me suis hâté de prendre à ce sujet toutes les informations possibles, et, pour plus d’exactitude, j’ai voulu aller moi-même voir le directeur de l’École. Il m’a parfaitement reçu, et le récit naïf que je lui ai fait de mon histoire lui a beaucoup plu. Il faut que tu saches, bonne amie, que c’est là, partout où je me présente, mon préambule obligé ; car la première question est toujours pour me demander où j’ai fait mon éducation. J’ai du reste remarqué que le nom de Saint-Nicolas, associé à celui de M. Dupanloup, sonne partout fort bien. Le directeur de l’École (M. Vacherot), avec une obligeance et un intérêt qui me ravirent, me donna tous les renseignements et les programmes nécessaires, en les accompagnant de quelques paroles fort significatives sur la haute libéralité de l’université, qui saisirait, dit-il, avec empressement, l’occasion de montrer qu’elle ne répudie pas les sujets formés à un autre enseignement que le sien.

Il y a bien du pour et du contre dans le projet d’entrée à cette École. Un espace de trois années, ajouté à une année de préparation, rejette dans un éloignement qui m’effraie l’époque où je cesserai de peser sur des êtres chers, que je voudrais au contraire soutenir le plus tôt possible par des secours réels. Quoi ! chère amie, ce ne serait qu’après quatre longues années, à l’âge de vingt-sept ans, que je pourrai commencer à te rendre ce que tu as fait pour moi ? Au contraire, en prenant mes grades en dehors de l’École normale, en supposant même, ce que je ne pense pas, que le terme de mon agrégation fût reculé jusque là, je pourrais, par des provisoires avantageux, tempérer l’onéreux de ces expectatives.

En outre, chère amie, n’es-tu pas effrayée comme moi de ces dix ans d’engagement ? Et si quelque coup de vent inattendu venait à souffler, si quelque heureuse circonstance s’offrait à moi, et que je me visse retenu par ce fatal lien ? D’ailleurs, tu le sens, une obéissance plus passive est par là imposée ; on risquerait de se voir gêné dans ses goûts et son développement intellectuel, et on m’en a bien cité quelques exemples. D’ailleurs, si mes études, faites solitairement, avaient un cachet plus personnel et moins accommodé à la manière de ceux qui en jugeront, elles auront aussi plus d’indépendance et d’originalité, et j’éviterai de les faire passer à ce moule commun, que je redoute par-dessus tout.

En un mot, chère amie, en restant indépendant, je me réserve beaucoup plus de largeur ; par exemple, j’ai une foule de travaux ébauchés et en germe, conçus à un point de vue original, que je désirerais continuer, et qui, présentés à des juges compétents, pourraient commencer quelque chose ; si je continuais mes études librement, rien ne serait plus facile, au moins quand j’aurais passé ma licence ; si, au contraire, j’entre à l’École normale, il faut y renoncer pour longtemps. Le seul avantage réellement considérable que j’y trouve, c’est la considération que donne ce titre, et les connaissances qu’il fait faire sans effort et sans intrigue. Mon caractère retiré et simple me rend les démarches pour me pousser en avant excessivement pénibles. Dans ces malheureuses positions isolées, loin des centres, il faut chercher à se faire voir, capter, pour ainsi dire, l’attention de ceux dont on peut attendre quelque chose. Combien n’est pas préférable une position où l’on est naturellement en vue, et où il suffit d’être ce que l’on est pour attirer les yeux.

Telle est l’école dont nous parlons : il est certain que quiconque s’y distingue n’a qu’à continuer paisiblement ses études et se décharger de ce que j’appelle le coup d’épaule, de cette inquiétude pratique dont nulle philosophie ne peut légitimement délivrer. Car enfin, il est bien clair que j’aurais beau, par mes études, devenir un savant de premier ordre, nul ne viendra jamais me chercher ni m’avancer comme tel, si je ne prends soin de le faire savoir aux autres. La science ne s’inscrit pas sur le front, il faut la contraindre à se montrer, et c’est un supplice quand la position que l’on occupe ne le fait pas d’elle-même. Quant à l’examen d’admission, et aux chances de réussite que je puis m’en promettre, voici, chère amie, bien nettement ma pensée. Quoique généralement mon défaut ne soit pas la défiance de mes forces, j’avoue que je n’envisage cette épreuve qu’avec une certaine crainte. — Cet examen est sans contredit plus facile que celui de la licence, puisque les élèves qui l’ont passé sont encore censés consacrer un ou deux ans à se préparer à ce dernier ; or mon intention serait, si je n’entrais pas à l’École normale, de me présenter à la licence dans un an. A plus forte raison donc, diras-tu, ne devrais-je pas craindre l’examen d’admission. Il n’en est pas ainsi, chère amie, et l’axiome : qui peut plus peut moins, ne saurait s’appliquer ici. Cela tient à la nature différente des épreuves, et surtout des compositions écrites, qui en forment la partie réellement grave et difficile. — Les compositions de la licence sont des dissertations critiques et philosophiques tout à fait assorties à la nature de mon esprit ; celles de l’admission, au contraire, sont des devoirs dans le genre de la rhétorique, pour lesquels j’ai toujours eu une antipathie très prononcée. D’ailleurs, les candidats sont la plupart des jeunes gens sortant de rhétorique et de philosophie et pleins d’une verve juvénile ; moi, au contraire, je suis déjà vieux, et je ne puis que rire de cette chaleur écolière. Tout, néanmoins, dépendra du sujet et il est tel que je crois pouvoir le traiter avec beaucoup de succès en l’adaptant à ma manière de concevoir. Quant aux épreuves orales, je ne les redoute nullement ; je suis tout à fait au-dessus d’elles.

Malgré ma fluctuation entre ces raisons contraires, dont les unes et les autres ont tant de valeur, ma conduite, chère amie, n’a pas néanmoins à hésiter sur la ligne qu’elle doit suivre. En effet, mon travail préparatoire devra être à peu près le même, soit que je me destine à l’École, soit que j’aborde directement la licence ; la décision prise entre ces deux partis ne changerait que fort peu de chose à ma direction pratique. Nous avons donc tout le temps nécessaire pour nous déterminer et prendre encore de nouvelles informations. Je viens de découvrir que l’un de mes anciens condisciples faisait actuellement partie de l’École : je compte aller dans quelques jours lui demander des renseignements qui ne seront pas, je crois, sans quelque intérêt. De plus, j’ai fait il y a quelques jours la connaissance de M. Feugère, professeur de rhétorique au collège Henri IV (et dont je corrige les élèves), par l’entremise d’un de mes anciens condisciples et de mes meilleurs amis de Saint-Sulpice, dont il est le très proche parent. Il avait d’abord été question qu’il me donnerait quelques conférences pour les préparations qui m’occupent ; mais il n’a pas voulu s’en charger d’une manière régulière et par conséquent rétribuée, ce qui était le premier plan concerté entre moi et mon ami de Saint-Sulpice ; mais il a consenti avec beaucoup de plaisir à me donner tous les conseils dont j’aurais besoin et m’a engagé à faire moi-même les devoirs qui me plairaient parmi ceux qu’il donne a ses élèves et qui doivent tous me passer par les mains, se chargeant de les voir et d’y joindre ses observations. Pour les conférences régulières, il m’a adressé à M. Egger, professeur de littérature grecque à la Sorbonne et célèbre helléniste, lequel a établi une conférence de cette espèce pour les jeunes gens qui se préparent à la licence et à l’agrégation en dehors de l’École normale. Je me suis immédiatement rendu chez M. Egger, auquel M. Feugère avait déjà eu la bonté de me recommander oralement. Malheureusement, sa conférence, limitée à quinze auditeurs par autorité supérieure, est complète. Mais la première place vacante m’est assurée. Ce sera à raison de cent francs par an ; mais en vérité, je crois que nulle dépense ne pourra être mieux placée. Ce qu’il y a de plus important, c’est que M. Egger est en même temps maître de conférences (c’est-à-dire professeur) à l’École normale et par conséquent fait partie du conseil d’admission.

Je m’oublie, chère amie, et pourtant que de choses encore j’aurais à te conter. J’ai oublié de te dire que tout est terminé par rapport à mes papiers du baccalauréat. J’ai reçu de notre frère ceux que je lui avais demandés et, présentés à la Sorbonne, ils n’ont souffert aucune difficulté. Mais mes études ayant été faites dans l’académie de Rennes ont nécessité une dispense du ministère pour passer mon examen à Paris. De là, de longues formalités qui ne sont plus qu’ennuyeuses. J’attends de jour en jour l’ordre de passer mon examen.

C’est encore ton bon ange, chère amie, qui m’a guidé dans cette affaire ; j’ai trouvé au ministère un excellent homme, M. Soulice, qui a conservé de toi un souvenir fort affectueux. Mademoiselle Ulliac m’a adressé à lui et il m’a rendu plusieurs services importants. Sans lui, j’eusse été prodigieusement retardé, et maintenant il est impossible que les plus longs délais dépassent le premier janvier. Du reste, ma préparation est depuis longtemps achevée et m’a coûté assez peu de travail.

Voici mon adresse exacte : rue des Deux-Églises, 8.

Quant à mes travaux, bonne Henriette, je t’en réserve le détail à ma prochaine lettre ; celle-ci a déjà atteint un volume menaçant. Je suis très régulièrement les cours de la Faculté des lettres a la Sorbonne, et ceux du Collège de France qui cadrent avec mon but actuel. Les cours de la Sorbonne ont cette année un intérêt et une activité toute nouvelle, la presse quotidienne ayant attiré sur eux l’attention publique qui s’en était un instant écartée. D’ailleurs, un contre-coup est venu du Collège de France : l’interruption volontaire, mais sciemment amenée, du cours de MM. Michelet et Quinet a fait refluer sur la Sorbonne la classe remuante et tapageuse du peuple étudiant, ceux qui vont à un cours pour battre des mains, frapper des pieds et pousser des cris.

Si la Sorbonne y a gagné des auditeurs, elle n’y a pas gagné beaucoup d’ordre, et elle a vu dans ses paisibles enceintes se passer des faits presque inouïs dans ses fastes. J’ai été témoin moi-même, au cours de M. Lenormant, d’une scène inqualifiable et indescriptible, vrai type du xixe siècle ; un professeur remarquable par sa liberté d’esprit, quoique je sois bien loin d’adopter toutes ses opinions, interpellé, durant toute la durée de son cours, par de grossières injures et de furieuses clameurs, sans qu’on sût trop pourquoi. C’était évidemment un complot formé entre les meneurs pour obliger celui-ci à quitter la chaire, jusqu’au moment où on leur aurait rendu M. Quinet. C’était M. Quinet qu’ils lui redemandaient à grands cris, comme s’il eût dépendu de lui de lui rendre la parole. Les journaux français, s’ils parviennent jusqu’à toi, t’auront sans doute porté le retentissement lointain de ces querelles d’école.

Mon Dieu ! ma chère amie, je m’endors dans ces longues causeries, et pourtant une pensée cruelle vient en troubler la douceur. Peut-être celle à qui je les adresse est maintenant souffrante, épuisée. Qui sait si elle pourra seulement les lire !!... Compare les dates, chère amie : aujourd’hui 16 décembre, et ta dernière lettre du 28 octobre, qui semblait m’en promettre une autre dans un terme assez rapproché ! J’attends, j’attends avec impatience : l’heure du courrier est tous les jours pour moi une heure solennelle. Maman et notre frère partagent aussi mon inquiétude.

Notre bonne mère est bien, et je vois avec plaisir qu’elle trouve l’occasion de faire de petits voyages à Lannion et à Guingamp, lesquels servent un peu à la distraire. Elle me croit encore à Stanislas, et je ne puis lui colorer ma sortie de cette maison que quand j’aurai passé mon baccalauréat. Aie donc bien soin, en lui parlant de moi, de te conformer à ce point de vue. Là, chère amie, est la plaie irrémédiable, et ma pensée ne peut se tourner de ce côté sans un cruel déchirement. Il me faut beaucoup de force de volonté interne pour en faire abstraction. Notre frère me soutient et m’encourage d’une manière toute amicale. Il a pris aussi de son côté des renseignements sur l’École normale, et me supplie d’y entrer. Je lui ai fait passer les quinze cents francs de Rothschild, lesquels m’étaient devenus complètement inutiles. En cas de besoin imprévu, il m’a ouvert un crédit chez Mallet frères. J’ai préféré ce système, qui mettra nos fonds en sûreté et les fera fructifier.

Mademoiselle Ulliac est bien ; je l’ai vue il y a peu de jours : elle attend ta lettre pour te répondre. Madame Ulliac est bien souffrante. Je trouve toujours en elles bonté et affection parfaites. Mon délassement hebdomadaire est de me rendre les mercredis soir à leurs séances magnétiques, dont pourtant, il faut l’avouer, le plus grand charme résulte pour moi de la société que j’y trouve ; car, je suis moins croyant qu’en y entrant, quoique ayant été moi-même le sujet d’expériences personnelles. Si tu ajoutes à cet agréable délassement une séance le dimanche soir au cabinet de lecture pour prendre connaissance des journaux de la semaine, tu auras le tableau complet de ma vie récréative.

Adieu, excellente amie, toi sur qui mon cœur aime à s’appuyer dans ses moments de faiblesse. Oh ! Henriette ! que j’ai besoin de te voir ! Conserve-toi, au nom du ciel, pour celui dont la vie ne serait sans toi qu’un affreux désert. Oh ! si je te disais tous mes châteaux en Espagne ! Tu verrais la belle place que tu y occupes. Adieu, chère amie, adieu.

E. RENAN.