Calmann Lévy (p. 93-103).


II


MADEMOISELLE RENAN, CHEZ MONSIEUR
LE COMTE ANDRÉ ZAMOYSKI
Par Cracovie, Zawichost. — à Zwierziniec (Pologne).


Issy, 15 septembre 1842.

Je n’ose me plaindre, ma bonne Henriette, de la rareté de tes lettres, tant l’espace qui nous sépare est désespérant. Pourtant, qu’il m’en coûte de n’avoir de toi que des nouvelles indirectes par maman et Alain ; elles suffisent, il est vrai, à me rassurer sur les inquiétudes que je pourrais concevoir, mais elles ne peuvent satisfaire au besoin que je m’étais fait de m’entretenir seul à seul avec toi. Je voudrais des volumes, et à peine ai-je quelques mots. Si nos cœurs étaient faits autrement, nous devrions presque être étrangers l’un à l’autre ; mais, ma très chère Henriette, entre nous, c’est un malheur que nous n’aurons jamais à craindre.

Tu sais probablement que, cette année, je ne vais pas passer mes vacances en Bretagne. La privation de voir ma bonne mère et des amis auxquels je suis sincèrement attaché a bien pu me coûter quelques regrets ; mais ils ont dû céder aux avantages réels de transporter le voyage à l’an prochain. Car, puisque nos finances ne nous permettent pas de l’exécuter chaque année, j’aime beaucoup mieux y renoncer en faveur de l’an prochain. Alors j’aurai achevé ma philosophie et mon séjour à Issy, et, étant sur le point d’entrer au séminaire de Paris, le voyage de Bretagne formera une fort agréable transition. De plus, cette année a passé si vite qu’il me semble encore être à mon retour de Bretagne : jamais mes impressions n’avaient été si fraîches. D’ailleurs, ma bonne Henriette, comment me plaindre quand je pense à toi et au courage avec lequel tu supportes ton exil, bien plus long et plus pénible que le mien, qui, après tout, n’en est un que par mon éloignement des objets que j’aime.

Du reste, Issy est fort propre à passer d’agréables vacances. La position en est agréable, le parc vraiment délicieux. On y jouit d’un repos et d’une tranquillité qui entrent merveilleusement dans mes goûts. On peut y penser et y étudier à son aise. La société y est assez choisie, on y trouve même d’agréables délassements, et la liberté y est pleine et entière. Du reste, je m’y trouve si bien que j’ai peine à en sortir, comme pendant l’année, où il m’arrivait de passer des trois et quatre mois sans sortir de la maison. Les courses par ici sont si longues et pour moi presque toutes si indifférentes depuis ton départ, que je manque de courage toutes les fois qu’il faut sortir, et que je me réduis au strict nécessaire en fait de visites.

Nous avons couronné dernièrement notre première année de philosophie et de mathématiques. C’est une chose singulière que la révélation que ces études opèrent dans l’esprit au sortir des études frivoles de la rhétorique. On y fait autant de chemin en un an que le genre humain en un siècle. On voit les choses d’une manière si différente ; on reconnaît tant de préjugés et d’erreurs, là où l’on ne croyait voir que vérité, qu’on serait tenté d’embrasser un scepticisme universel. C’est là la première impression de l’étude de la philosophie. On est frappé de l’incertitude des connaissances humaines et du peu de fonds de toutes les opinions qui ne sont fondées que sur la raison. On serait porté à douter de tout, si la nature le permettait et si rejeter toute vérité n’était pas plus absurde encore que d’embrasser toutes les erreurs. C’est là, il est vrai, un résultat bien négatif et peut-être faudrait-il être sobre de louanges envers la philosophie, si elle n’avait d’autre effet que d’ébranler toute conviction. Mais elle en a d’autres infiniment précieux, surtout quand on y joint l’étude des mathématiques qu’on ne doit jamais en séparer, non plus que la physique. Elle forme à une raison inflexible, elle apprend à tout voir à nu et sans voile, ce qui est aussi rare que difficile, à observer les faits, à les combiner, à raisonner sur ces faits, et surtout a ne pas vivre en aveugle au milieu des merveilles et des singularités qui nous environnent de toutes parts, plus encore dans l'ordre intellectuel que dans l’ordre physique, et auxquelles on ne fait aucune attention. C’est encore là une des impressions les plus vives de l’étude de la philosophie, c’est de montrer des singularités partout. Si elle ne donne pas la solution des problèmes, au moins apprend-elle à les voir. J’aime beaucoup la manière de tes penseurs allemands, quoique un peu sceptiques et panthéistes. Si tu vas jamais à Königsberg, je te charge d’un pèlerinage au tombeau de Kant.

Cette disposition d’esprit à la réflexion, jointe à la tranquillité et à la liberté d’esprit dont on jouit ici, vu qu’aucune occupation n’est imposée, m’a permis de réfléchir un peu sur moi et sur mon avenir. Jusqu’ici, je l’avoue, j’y avais peu pensé, et je m’étais contenté de suivre les impulsions que l’on me donnait ; j’ai commencé enfin à y porter un examen attentif. J’ai d’abord été frappé de l’influence prodigieuse des premiers actes de la vie sur cet avenir, et pourtant de la légèreté avec laquelle on les fait. Je me suis alors rappelé tout ce que tu m’as souvent répété, mais que je ne comprenais guère autrefois. J’ai d’abord craint d’avoir fait quelques démarches téméraires, et je me suis réjoui de n’en avoir fait aucune de décisive et d’irrévocable. Toutefois, après y avoir mûrement réfléchi, après avoir étudié mes goûts et le fond de mon caractère, après avoir examiné l’esprit de l’état que je voulais embrasser, les diverses carrières qu’il pourrait m’offrir, et le caractère de ceux que j’aurais pour collègues, enfin après avoir bien pesé mes convictions (quelque ébranlées qu’elles aient pu être par les premières études de la philosophie, qui donnent toujours un peu de fièvre), j’ai cru que je n’avais pas à me repentir des premiers pas que j’avais faits, et que si j’étais à refaire le choix, je ferais le même.

Ce n’est pas que sur tous les points que j’ai mentionnés je n’aie trouvé d’immenses inconvénients : j’avouerai même à une sœur pour qui je n’ai rien de caché, qu’il y a bien des choses que l’opinion a classées dans l’esprit de cet état et qui jamais ne sauraient entrer dans le mien ; que si j’étais condamné à vivre avec plusieurs de mes futurs collègues, dont je connais la frivolité, la duplicité, le caractère courtisan et rampant, j’aimerais mieux vivre à jamais séparé des hommes. Je ne me suis pas caché que je me soumettais à une autorité quelquefois ombrageuse, et qui ne me fera jamais plier si en pliant il faut faire une bassesse. Mais ces énormes inconvénients, je les rencontrais ailleurs, avec mille autres qui méritaient moins d’être appelés inconvénients qu’impossibilités ; j’ai cru remarquer qu’aucun autre état ne me mettait plus à portée de me livrer à mes goûts. Une vie retirée, libre, indépendante des volontés ou caprices d’un autre, utile toutefois, en un mot une vie d’études et de travail, tel est depuis longtemps mon but et mon désir. J’ai cru découvrir avec certitude que je n’étais pas fait pour vivre dans ce que l’on appelle vulgairement le monde, c’est-à-dire les cercles et les salons. Il faut pour cela tout ce que je n’ai pas, et tout ce que j’ai y est complètement inutile. D’ailleurs mes goûts y répugnent. Je ne suis pas né pour des fadaises et des niaiseries, et j’ai cru remarquer que ce monde, puisqu’il faut l’appeler ainsi, en était pétri.

Je ne dis pas ceci par le zèle d’une dévotion spirituelle : oh ! non ; ce n’est plus là mon défaut ; la philosophie est merveilleusement propre à en corriger les excès, et une réaction trop violente sur ce point est seule à craindre. Autrefois, je l’ai haï par principe de religion : maintenant, je le hais par principe de raison et de philosophie, et, je le reconnais, aussi par goût. Une pareille vie où l’on ne pense pas, où l’on ne réfléchit pas, où l’on ne vit pas un moment avec soi est donc incompatible avec le fond de mon être. Cela posé, je dois donc regarder comme fermée pour moi toute carrière qui n’est pas d’étude et de méditation. Dès lors, la question est bien simple et le choix facile ; de plus, la sublimité du sacerdoce, quand on le regarde d’un œil élevé et vrai, m’a toujours frappé ; quand même le christianisme ne serait qu’une rêverie, le sacerdoce n’en serait pas moins un type divin. Je sais bien que s’il est si grand par lui-même, les hommes l’ont fait bien petit ; il fallait bien qu’ils l’abaissassent à leur niveau : je m’explique même fort bien, tout en le regardant comme une prévention, le mépris que quelques-uns ont pour lui : mais cela ne regarde que les hommes qui l’exercent, et il est clair que dès qu’un ministère quelconque exigera de nombreux ministres, il se trouvera parmi eux des âmes basses et viles, qui le rabaisseront aux yeux de ceux qui, ne regardant les choses que superficiellement, mettent toujours l’homme à la place de son ministère ; mais il faut regarder les choses en elles-mêmes : d’ailleurs, ce n’est là qu’une opinion, et, grâce à Dieu, je crois être au-dessus de l’opinion.

Je viens de t’exposer, avec toute l’ouverture de cœur que tu me connais pour toi, le résultat de mes réflexions sur cet article important : ce n’est pas que j’aie cessé d’y penser : je cherche, au contraire, à m’éclairer et à raffermir de plus en plus mes idées sur ce point ; mais jusqu’ici, voilà ce que j’ai trouvé de plus positif. Je t’en prie, ne parle pas à maman de ces hésitations ; si elles n’ont d’autre résultat que de me confirmer dans les dispositions du passé, il vaut mieux qu’elle les ignore : elles lui causeraient de l’inquiétude ; toutefois, ne crois pas qu’elle ait jamais influencé mes décisions sur ce point ; on ne peut désirer une liberté plus entière que celle qu’elle m’a laissée.

J’ai reçu, avant-hier, une lettre de cette bonne mère ; elle m’y paraissait contente et en bonne santé : la veille, j’en avais reçu une d’Alain, également satisfaisante, sauf, toutefois, le torrent d’occupations dont il se plaignait et qui ne lui laissaient pas un moment de liberté. Quand donc ce pauvre Alain jouira-t-il d’un peu de repos et de lui-même ! — Je me flatte de recevoir bientôt une lettre de toi : j’ai bien quelque crainte, en t’expédiant celle-ci, qu’elle ne puisse te parvenir ; je l’affranchis toujours jusqu’à Huningue, peut-être vaudrait-il mieux prendre une autre frontière. Dis-le-moi dans ta prochaine.

Adieu, ma bonne et chère Henriette ; quand même tout l’univers serait entre nous, je ne t’en aimerais pas moins, ta pensée ne m’en serait pas moins présente à tout moment. Je ne cherche pas à t’exprimer mon amitié, tu la sais mieux que je ne pourrais la dire.

Ton frère et ami,

E. RENAN.