Calmann Lévy (p. 123-132).


V


12 mars 1843.

Mon Ernest,

Ta dernière lettre est arrivée dans mon désert depuis environ quinze jours. Comme nul doute sur ma tendresse pour toi ne peut, je l’espère, entrer dans ton cœur, je ne te répéterai point que recevoir un témoignage de ton amitié est l’une des joies les plus vives qui puissent m’être accordées. Oui, c’est une douce pensée que celle d’avoir une affection à l’abri de tout changement au milieu d’une vie où tout est si instable, si incertain ; eh bien ! mon bon frère, ce bonheur-là, le seul qu’il me soit donné de t’offrir, tu peux toujours y compter en t’appuyant sur ma vieille et dévouée amitié. Rappelle-toi quelquefois ce souvenir qui me fortifie fréquemment et qu’il me serait si précieux de t’inspirer. Que ne m’est-il possible de partager plus directement ce qui a tant d’écho dans ma pensée, ce qui est toujours dans mon cœur !… Pauvre ami ! comme, en lisant ta lettre, j’ai cruellement senti combien il est dur d’être séparés quand l’esprit et l’âme ont besoin d’appui !

Je reviens, cher bien-aimé, aux idées que ta lettre m’exprime. Tu as parfaitement raison en disant que les goûts et l’inclination de chaque homme sont la base sur laquelle doit s’appuyer toute décision relative à son sort. Cela est tellement vrai que tout le monde trouvera naturellement cette conclusion que ce qui ferait la félicité des uns ne serait souvent pour les autres qu’une source de malheurs. En te répétant souvent que ta décision ne peut venir que de toi seul, j’ai appliqué ce principe à ce que j’ai de plus cher sur la terre, à ton repos, à ton avenir, mon pauvre ami. Cependant, sois-en certain, autant je désire que tes détermina lions viennent de toi-même, autant je suis résolue à te dire toujours sans restriction mon avis et mes craintes. Jamais je n’ai eu ni n’aurai la pensée de te les imposer ; je ne veux qu’appeler ton attention sur ce qui me frappe, et te laisser ensuite la plus grande liberté d’action en ce qui touche mes conseils. Que ceci, je t’en prie, soit bien entendu dans toutes les circonstances.

Oui, mon ami, une vie de solitude pour soi, de dévouement pour autrui, d’indépendance envers tous serait certainement la réalité des rêves de toute âme généreuse ; malheureusement, elle n’existe pas sur notre terre. L’indépendance, ce premier des biens, est à elle seule une brillante chimère, et le supérieur qui s’est attiré ta confiance avait bien raison de te dire : « Hélas ! où la trouverez-vous ? » Que de fois, comme toi, je l’ai désirée au-dessus de tout ! Que de fois, dans un salon magnifique ou près d’une table somptueuse, je me suis écriée dans mon cœur : « Mon Dieu ! du pain, du repos et la jouissance de moi-même ! » Vains désirs, que bien d’autres ont sans doute inutilement formés et qui ne doivent se réaliser que pour un petit nombre. Je dirai avec toi qu’il est heureusement en nous des facultés que nul homme ne peut contraindre et dont le témoignage nous fait oublier bien des injustices ; mais, crois-moi, mon Ernest, je puis, par expérience, t’assurer qu’il faut bien des combats pour mettre cette liberté intérieure à l’abri de toute investigation et qu’il est bien difficile de faire comprendre à ceux qui paient qu’il est des choses dont on ne doit compte qu’à Dieu et à sa conscience.

Ces vérités sont pénibles à dire, plus pénibles encore à sentir ; mais cela est, il faut donc avoir le courage de l’envisager. Cependant, alors même que les conditions humaines enchaîneraient toujours, il y aurait encore la grande différence du plus au moins. Comme femme et comme institutrice, j’ai dû n’avoir en partage que le minimum ; mais, mon bon Ernest, je suis loin d’être convaincue que, par opposition, la plus grande part de cette chère indépendance se trouve dans la carrière que tu dois embrasser. Là particulièrement, la subordination me fait peur, parce qu’il ne reste aucun moyen de s’y soustraire. Je sais, mon ami, qu’on peut opposer beaucoup d’objections à mes craintes, et, si je ne le pensais pas, mon langage serait probablement plus explicite encore ; je sais aussi que je puis être accusée de juger ce que je n’ai pas pu examiner de près ; — mais tu avoues toi-même que bien des espérances que tu avais formées se sont évanouies sous tes yeux ; comment donc ne serais-je pas portée à craindre pour l’avenir de nouvelles déceptions ? Mon Ernest, mon bien cher ami, pardonne-moi d’ajouter mes inquiétudes à celles de ton propre cœur, sans te rien dire qui puisse résoudre tant de difficultés. Je m’accuse souvent de creuser de plus en plus l’abîme de tes pensées en te portant à les sonder, en les approfondissant avec toi ; mais, mon ami, il me serait impossible de te dissimuler la moindre de mes impressions ; pourrais-je par conséquent te cacher celles qui tiennent le premier rang dans mon cœur ?...

Tu dis avec beaucoup de vérité, cher Ernest, que les manœuvres qui font réussir dans la plupart des carrières, et même dans celle de l’enseignement, répugneraient à tes sentiments ; j’ajoute qu’elles pourraient souvent aussi blesser la droiture de ton âme. — L’instruction publique, prise à une certaine hauteur, offre une voie attrayante et noble en ce qu’elle permet une vie studieuse et qu’elle comporte les moyens d’être utile ; mais y arriver est fort difficile, et tout ce qui n’est pas à cette élévation est bien rebutant : comme moi, tu as pu voir ceci de bien près. Remarque cependant que, si je parle de grandes difficultés pour arriver au professorat, je suis loin de croire qu’on ne puisse pas y atteindre ; d’autres y arrivent, ce n’est donc pas une chose impossible. D’ailleurs, il faut bien penser qu’il n’est pas une profession où les premiers pas ne soient difficiles. L’enseignement privé est, pour un homme, une carrière sans perspective qui souvent ne lui laisse pas la possibilité de songer aux jours à venir, et qui l’expose par conséquent à être bien à plaindre dans sa vieillesse. C’est encore une vie où la dépendance et l’assujettissement sont poussés à l’extrême, où il faut sans cesse renoncer à ses goûts et faire le sacrifice d’études chéries pour surveiller ou accompagner des élèves dont l’instruction est souvent hérissée de difficultés par la faiblesse de leurs parents. Elle exige moins de travaux et de fatigue que la carrière de l’enseignement public, et cependant, je crois que, pour un homme, cette dernière est bien préférable.

Je ne cherche, mon pauvre ami, à t’embellir aucun tableau ; partout, hélas ! je me vois forcée de dire que vivre c’est souffrir et combattre, que se faire un sort est une chose difficile. Cependant, il ne faut pas perdre courage, bien au contraire : si la route est pénible, nous avons beaucoup de forces pour en franchir les obstacles. Avoir en tout une conscience droite, un but louable, une volonté ferme et constante, c’est avoir déjà acquis le fonds principal sur lequel l’édifice doit reposer. Quoi qu’il arrive, mon bon, mon cher Ernest, tu auras, en tout cas, une coopération active et dévouée. Malheureusement ce que je puis est bien borné ; mais du moins ce peu-là ne te faillira jamais. Courage, mon ami, continue à marcher avec droiture, raison et prudence, et, quel que soit ton choix, tu seras toujours un honnête homme. N’affaiblis jamais ta confiance en moi ; sois bien certain qu’elle me sera toujours chère et sacrée. J’y compterai toute ma vie, comme sur la réciprocité de l’affection sans bornes que je te porte ; il est si doux de se sentir une telle force et de pouvoir s’y appuyer sans aucun mélange de crainte !

Depuis bien longtemps, je n’ai pas de nouvelles de notre bonne et chère maman. Sans en concevoir aucune inquiétude particulière, j’en suis profondément attristée, et cela parce que je semble être coupable envers elle d’une négligence qui m’est pourtant bien involontaire. — Depuis près de trois mois, je lui ai promis une remise de fonds que je m’étais mise en mesure de lui adresser. Comme j’habite un pays où je ne connais presque pas une âme et où par conséquent je ne puis rien par moi-même, j’ai été obligée, et je le suis toujours en pareil cas, de m’adresser au père de mes élèves. Il y a d’abord mis beaucoup de retard, comme les riches en mettent toujours, sans mauvaise intention, en affaires d’argent ; puis il s’est absenté et n’est pas encore de retour. Notre pauvre mère m’accuse peut-être, tandis que je n’ai rien négligé pour être exacte à remplir ma promesse ; il n’est pas un moment où je ne songe qu’elle est peut-être dans l’embarras, et que toi-même … Mon Dieu ! cela me désole !… Pourquoi donc les grands ne peuvent-ils pas penser que ceux qui n’ont d’autre fortune que le fruit de leur travail ont besoin de le recevoir régulièrement ! C’est qu’hélas ! mon cher ami, l’homme ne sait entrer que dans les peines qu’il a souffertes, tout le reste n’existe pas pour lui : que de fois j’ai eu l’occasion de reconnaître cette vérité. Ceci n’est une accusation contre personne ; au contraire, c’est une excuse. — J’espère que bientôt je pourrai lever cette difficulté qui me pèse si lourdement.

Dis-moi, mon ami, à quelle époque commencent tes vacances ; je n’oublie pas que tu dois les passer cette année près de notre bonne mère et je veux à l’avance prendre mes mesures pour la réalisation de ce cher projet. Écris-moi, je t’en supplie, quand cela te sera possible. Ah ! si tu savais comme je suis heureuse en recevant une lettre de toi ! Pauvre Ernest ! que mon cœur a souffert en te quittant ! Adieu, mon bien cher ami ! Aime-moi toujours, et sois bien assuré que j’invoque souvent ton souvenir dans les moments où mon âme est oppressée de cette tristesse que l’on retrouve fréquemment sur la terre étrangère, quels que soient les efforts que l’on fasse pour la vaincre. Que ceci ne t’attriste pas, cher Ernest ; si j’ai rencontré bien des difficultés dans ma vie, j’ai aussi trouvé en moi bien du courage, et j’en puise de nouveau dans la pensée de ta bonne amitié. — Adieu encore ! n’oublie jamais que je serai toujours ta première amie.

H. R.


Donne de mes nouvelles à maman, je te prie. Voici mon adresse exacte ; il n’est pas nécessaire d’affranchir pour que les lettres me parviennent :

Mademoiselle R…, au château de Clemensow, poste de Zwierziniec, près Zamosc (Pologne).