Calmann Lévy (p. 326-337).


XXV


Paris, 17 octobre 1845.

Enfin, ma bonne amie, je puis te donner une réponse définitive. Tout ce qui pouvait et devait actuellement se décider, est conclu ; il ne nous reste plus que les questions ultérieures, qui devront se discuter à loisir, et après avoir vu les choses de près. Toutefois, je me hâte de te le dire, nul engagement ne m’enchaîne, et dès demain ce qui est fait pourrait se défaire.

C’est au collège Stanislas, bonne amie, que je compte cette année fixer mon séjour. Au nom du ciel, ne t’arrête pas à ce mot, qui, m’a-t-on dit, pourrait t’être désagréable ; laisse-moi continuer. J’y ai accepté une place de maître d’étude. Je sais tout ce que ce mot a de peu sonore, et tout ce que la réalité enferme de misères ; mais il faut du courage, et ne pas s’attendre à des roses dès les abords. Ceux qui s’y connaissent m’ont assuré que je trouverais, malgré cet emploi, tout le temps que je pourrais désirer. J’aurai six heures par jour entièrement libres, et, de plus, chaque étude étant peu nombreuse, et celle que je présiderai étant composée des jeunes gens les plus avancés, je pourrai en toute liberté continuer mes travaux durant ce temps. J’ai d’ailleurs une certaine habitude qui me permet de travailler au milieu de préoccupations extérieures, et même d’un certain bruit. Mes appointements seront de six cents francs, par an, outre la pension, le chauffage, etc. Telle est, ma chère Henriette, la place que j’ai acceptée. Laisse-moi maintenant t’énumérer les motifs qui ont dû m’y porter ; j’ajouterai ensuite ceux qui m’en ont fait un devoir et une nécessité.

Premièrement, ma bonne amie, je trouverai là toutes les facilités nécessaires pour prendre mes grades, des cours spéciaux pour la licence, cours institués spécialement pour tous les employés, qui étudient encore, une bibliothèque spéciale pour la même fin. Ces cours sont professés l’un par le proviseur, un autre par M. Lenormand, un autre par M Ozanau ; ces deux derniers sont professeurs à la Sorbonne. Là je me trouverai en contact avec des hommes distingués et influents, dont les conseils pourront me guider dans cette carrière universitaire, qui est plus compliquée qu’on ne le pense. Là enfin, je serai traité honorablement et moralement ; le caractère religieux et demi-ecclésiastique de la maison m’en est une sûre garantie, et mes premiers rapports avec les directeurs me l’ont également prouvé. Il faut le reconnaître, chère amie, il y a, dans les chrétiens et dans les ecclésiastiques respectables, une bonté, une charité, comme ils disent, qu’on ne trouve pas ailleurs. Que ce contraste m’a paru avec évidence ces jours-ci, où je me suis trouvé en contact avec les deux classes de personnes ! Tes maîtres de pension, par exemple, je n’y ai trouvé qu’un positivisme dégoûtant. N’auraient-ils pas voulu faire de moi un instrument de leurs spéculations ? Impossible, bonne Henriette, impossible ! Il me faut de la morale en moi et autour de moi. — De plus, bonne amie, un collège est un point central, où le mouvement de la vie étant plus actif ramène plus souvent les occasions favorables ; je suis censé commencer dès à présent mes services dans l’enseignement ; or tu sais que dans toutes les carrières, le nombre des années est d’un grand poids. Tous ces motifs, il me semble, sont graves et auraient dû suffire pour me décider. Mais en voici d’autres, qui n’ont pas dû me laisser hésiter.

L’affaire du baccalauréat n’est pas du tout aussi simple que nous le supposions, du moins quant à l’obtention des certificats nécessaires. On m’avait induit en erreur par rapport aux maisons préparatoires dont je t’ai parlé. Ces maisons se chargent bien il est vrai de donner, en cinq ou six mois, la capacité scientifique nécessaire pour passer ses examens, supposé qu’on ait ses certificats d’ailleurs, mais elles ne donnent point de certificats. Ainsi me l’ont fort bien expliqué MM. Galeron et Crouzet, à qui j’en ai parlé, et qui doivent être mieux que personne au courant de ces sortes d’affaires. Ils n’ont vu absolument d’autre moyen à employer que celui d’un certificat d’études domestiques, par lequel mon frère attesterait que j’ai fait sous ses yeux deux années distinctes de rhétorique et de philosophie, et ferait légaliser la pièce par le maire. Mais, en vérité, je n’aurai jamais recours à ce moyen ; comme me le disait hier mademoiselle Ulliac, si j’ai fait des sacrifices pour obéir à la droiture dans de grandes choses, le dois-je moins dans les petites ? Voilà donc une bien grave difficulté, ma bonne amie. Eh bien ! chère Henriette, tout est levé en entrant à Stanislas ; le proviseur m’a promis que, si j’entrais comme employé dans l’établissement, il m’obtiendrait une dispense spéciale du Conseil royal de l’Instruction publique, en vertu de laquelle je passerais mon baccalauréat quand je voudrais. Or, pour les grades ultérieurs, je n’ai plus d’autre pièce à exhiber que mon diplôme de bachelier. Celui-ci donc une fois obtenu, je serai libre et je pourrai marcher à mon aise.

Enfin, ma chère Henriette, une dernière raison, que j’ai envisagée presque comme un devoir. C’est que cet arrangement va merveilleusement plaire à notre mère. Nous avions parlé de ce projet, et elle en parut ravie. Je ne doute pas qu’il ne lui fasse encore beaucoup de plaisir. Ne semble-t-il pas que ce soit là, en effet, une transition ménagée exprès, pour ne heurter aucune susceptibilité ? Nul ne peut trouver étrange de me voir passer de Saint-Sulpice à Stanislas ; au contraire, tous les hommes de mon passé me l’ont conseillé. Nul ne pourra davantage trouver étrange de me voir passer de Stanislas à une autre branche d’instruction, et ainsi tout finira sans éclat. Mais cela me ravit surtout pour ma pauvre mère. Oh ! je suis soulagé d’un fardeau épouvantable, en songeant que le coup est encore reculé et par conséquent bien adouci. Et puis, quand elle verra s’ouvrir devant moi une carrière dans le monde, elle sera moins affectée. Ce qui l’effrayait, c’était de me voir sur le pavé comme elle disait, et repoussé de tous les emplois, et elle me faisait des rapprochements qui, en effet, me faisaient frissonner. De là dérive, bonne amie, vis-à-vis d’elle, toute une ligne de conduite. Il ne faut rien témoigner d’extraordinaire, rien de plus que par le passé : j’hésite, j’attends, et je suis dans une position qui me permet d’hésiter et d’attendre à mon aise, puisqu’en tout cas une issue s’ouvre devant moi. Voilà, ce me semble, comme nous devons nous poser vis-à-vis d’elle. Je suis sûr, je le répète, qu’en suivant cette ligne, tout se fera sans qu'elle souffre trop.

Je ne sais, bonne Henriette, si j’ai réussi à te prouver ma thèse. Car je t’avoue que c’est avec bien de la peine que j’ai appris de mademoiselle Ulliac que cela te serait peut-être désagréable. Si je l’avais cru, chère amie, je t’assure, dans toute la sincérité de mon âme, que je n’eusse pas accepté. Mais, obligé d’interpréter ta volonté, j’ai dû croire que les motifs que je t’ai énumérés étaient plus que suffisants pour te faire surmonter une légère antipathie plus instinctive que réfléchie. Tel a été aussi l’avis définitif de mademoiselle Ulliac. Acceptez, dit-elle, mais sans engagement, et écrivez-en à Henriette. C’est ponctuellement ce que j’ai fait. La grande objection était que ce collège est un collège de Jés... Oh ! bonne amie, se peut-il qu’au xixe siècle, une femme de l’esprit le plus distingué s’amuse à de pareils enfantillages ! En vérité, plus que tout autre, je suis peu sympathique à cette société ; je ne l’aime pas, dans toute la force du terme. Mais, je ne puis que rire de tout mon cœur de ces imaginations fantastiques, qui en font une sorte d’ogre-épouvantail, pour faire peur aux enfants. C’est là, pour moi, un fait psychologique très remarquable, et que je classe sous la même faculté qui a imaginé les contes de Barbe-Bleue et cent autres histoires merveilleuses : c’est l’amour du mystérieux et le besoin de voir partout du fantastique. N’y a-t-il pas des gens qui prennent le roman d’Eugène Sue pour une histoire ? Oh ! mon amie, ne nous assimilons pas à ces badauds. Le collège Stanislas est un collège tout comme les autres. Si tu lis les journaux français, tu as dû y voir les succès qu’il a remportés au dernier grand concours. Il y a quelques ecclésiastiques, surtout dans le personnel dirigeant et surveillant, mais tous les professeurs sont des hommes tout comme les autres. Assez sur ce point, bonne amie ; il faut pourtant que je te dise encore un mot de mes rapports avec le proviseur (l’abbé Gratry) ; ils ont été fort singuliers, et m’étonnent moi-même. Dans notre première entrevue, je laissai échapper quelques mots qui le frappèrent ; quelques heures après, il me fit rappeler, et il s’ensuivit une longue conférence, où le contact parfait s’opéra entre nous. C’est un homme fort instruit et fort distingué ; il m’a pris en singulière affection et me traite sur un ton dont je ne reviens pas. C’est d’autant plus bizarre que je n’ai jamais vu la confiance expansive s’établir entre un autre et moi qu’après un long commerce, pendant lequel nous nous explorions à distance. J’ai été franc et net ; et, remarque-le bien, car ceci est capital, ce n’est pas à titre d’ecclésiastique que je suis reçu dans la maison, ce n’est point une faveur que j’y reçois comme tel. Je me serais fait une délicatesse d’accepter encore une faveur à ce titre. J’y porterai l’habit ordinaire de tout le monde, et ceux-là seuls à qui je voudrai en faire part sauront ce que j’ai été.

Que je te dise maintenant un mot de cette délicieuse visite que j’ai faite hier soir à mademoiselle Ulliac. O ma bonne amie, qu’elle m’a ravi ! J’ai trouvé un idéal d’une beauté, d’une pureté délicieuses, dans la vie extérieurement si simple de cette âme si belle et si élevée avec sa mère. Cela m’a rappelé ma pauvre maman : j’ai failli en pleurer. Oui, cette visite fera époque dans ma vie. Elle m’a révélé toute une sphère nouvelle de moralité et de vertu. J’ai compris là qu’il y a quelque chose dans la vertu de la femme qui n’est pas dans la vertu de l’homme, et que ce quelque chose est extrêmement doux et pur. Elle a été pour moi d’une bonté charmante, ainsi que sa vieille mère, qui ne pouvait se lasser de parler de toi. Elles m’ont supplié de leur faire de fréquentes visites et d’envisager leur maison comme une maison maternelle. Que je te remercie, chère amie, de m’avoir introduit dans ce monde simple et pur. Ah ! que cela m’a fait de bien. J’étais fatigué du commerce fade que je venais d’avoir avec des hommes d’une banalité intérieure tout à fait intolérable, quoique fort distingués à l’extérieur. Ici, j’ai trouvé tout réuni. J’irai encore ce soir ou demain leur porter ma lettre. Mademoiselle Ulliac m’a aussi procuré aujourd’hui la visite de M. Stanislas Julien. C’est encore un excellent homme, d’une vivacité et d’un abandon tout à fait agréables. Malheureusement une tierce personne, qui était là présente, nous a beaucoup gênés. Il a fallu se tenir dans les généralités, dans des promesses de privilèges par rapport à la bibliothèque royale et à celle de l’Institut ; mais nous n’avons pu aborder la question délicate : comment un jeune homme, qui doit vivre de sa science, doit-il s’y prendre pour suivre la carrière des langues orientales. Il paraît qu’il peut en parler pertinemment ; car ç’a été, dit-on, sa position. Je dois lui rendre bientôt une seconde visite pour prendre les lettres qui doivent m’obtenir les privilèges promis, et alors j’aborderai le point délicat. Je souffre moins maintenant à l’intérieur : le souvenir de maman ne m’est plus que doux et triste ; il ne me désole plus. La bonté que j’ai trouvée en tant de personnes me relève et me soutient. J’ai besoin qu’on me parle doucement et moralement. Ce sont ces hommes sans vie supérieure qui me tuent. Ah ! vive l’amateur qui peut penser à son aise, sans s’inquiéter de son pain matériel. Tous les philosophes devraient naître avec trois mille francs de rente à Paris et deux mille en province, ni plus ni moins. — Adieu, ma bonne et chère amie ; écris-moi bien vite, si tu ne l’as déjà fait. Dis-moi franchement ce que tu penses de ma nouvelle position, et je ferai ce que tu me diras. Oui, chère amie, j’y suis décidé. — Tu connais ma tendresse vive et pure. Ton frère et ami.

E. RENAN.


Les quinze cents francs resteront intacts. L’argent que m’a donné notre frère est plus que suffisant pour mes frais d’installation, et puis, je recevrai mes quartiers. J’aurai plus tard recours à toi, bonne amie, car tu conçois que le projet des études libres n’est que retardé, et qu’il faudra un jour y revenir, si je veux pousser un peu loin. Mais il sera mieux placé plus tard.