La Petite Cady/Texte entier

La renaissance du livre.

Camille Pert La petite Cady. 8fr50. La Renaissance du livre.
Camille Pert
La petite Cady. 8fr50. La Renaissance du livre.
LA


Petite Cady

DU MÊME AUTEUR

Cady mariée.

Le Divorce de Cady.

Georges à Paris.

Cady remariée.


CAMILLE PERT

LA


Petite Cady


PARIS


LA RENAISSANCE DU LIVRE


78, Boulevard Saint-Michel, 78



Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction
réservés pour tous pays.
Copyright by La Renaissance du Livre 1918.

LA PETITE CADY


Le mardi qui suivit le jour du crime, Mme Darquet, la femme de Cyprien Darquet, le député de la Sambre, pénétra dans le cabinet du juge d’instruction, leur ami, Victor Renaudin, suivie de sa fillette Cady. Le jeune magistrat, qui devait son poste de juge suppléant à l’active protection du député, s’empressa au-devant de la femme influente, s’excusant d’un air navré :

— Je suis désolé de vous déranger ainsi, ma- dame !…

Mme Darquet fit un geste de condescendance, en s’asseyant dans le fauteuil poussé devant elle.

— C’est bien naturel !… Seulement, notre témoignage aura peu de valeur, car moi, vous savez que j’ignore tout ; et rien ne peut vaincre le mutisme stupide de ma fille.

Renaudin, s’emparant de la main de la fillette, l’attira sur une chaise, près de lui.

— Voyons, Cady, avec un ami comme moi, tu ne t’entêteras pas ?… Tu comprends bien qu’il faut me raconter tout ce que tu as vu, tout ce qui s’est passé…

Très grande pour ses douze ans, svelte, le teint mat et pâle, l’ovale du visage élégamment allongé avec de grands yeux gris clair énigmatiques, la bouche crispée par une émotion énergiquement refoulée, l’enfant répondit d’une voix calme :

— Mais, monsieur Renaudin, je vous ai toujours dit tout ce que je savais… Je ne peux pas inventer.

D’un geste, le juge réprima la phrase colère qui commençait à s’échapper des lèvres de Mme Darquet.

— Chut !… Laissez-moi l’interroger !…

Et, avec une douceur qui contenait pourtant une certaine solennité et une sourde menace, tenant toujours la main de la fillette dans la sienne, il dit :

— Écoutez-moi bien, Cady… Rappelons les faits… Jeudi dernier, vos parents étant en voyage et ayant emmené votre jeune sœur, vous vous trouviez seule, à Paris, avec votre institutrice et les domestiques… Le repas terminé, le soir venu, les domestiques sont montés au sixième, vers dix heures comme d’habitude. Vous m’avez dit qu’alors vous dormiez déjà, ainsi que votre gouvernante, Mlle Armande Lavernière, dans la chambre que vous occupiez toutes deux… Vous répétez encore la même chose aujourd’hui ?…

Cady, ses longs cils noirs baissés voilant complètement son regard, répondit sans aucune émotion apparente :

— Oui.

— Et dans la nuit, vous n’avez été réveillée par aucun bruit ?

— Non.

— Vous ne vous êtes pas aperçue que votre institutrice se levait, quittait la chambre ?

— Non.

— Vous n’avez entendu aucun cri ? perçu aucun bruit de lutte ?

— Non.

— Vous avez dormi tout le temps ?

— Oui.

Cependant, lorsqu’on vous a attachée et bâillonnée dans votre lit, vous vous êtes éveillée ?

La fillette essaya de dégager sa main de l’étreinte du juge et protesta :

— Je n’ai été ni bâillonnée, ni attachée. Je n’ai rien vu, rien senti, rien entendu… Je ne me suis ré- veillée qu’au matin…

Elle s’arrêta. Renaudin jeta vivement :

— Eh bien ! continuez !…

Elle poursuivit, détournant son regard, mais tou- jours d’une voix nette :

— Alors, j’ai vu que Mlle Armande n’était pas dans son lit… Je me suis levée, j’ai ouvert la porte de l’antichambre… Je l’ai aperçue tombée à terre… Je l’ai appelée… elle ne m’a pas répondu.

Elle s’arrêta de nouveau. Le juge l’encourages.

— Allez, allez !…

Sous ses doigts, il sentait frémir et se crisper la main frêle de la jeune fille.

Elle reprit courageusement :

— J’ai couru à elle… Je l’ai soulevée… J’ai vu qu’elle était morte… étranglée… Et vous n’avez pas crié ? appelé ?

— J’ai crié, mais pas bien haut.

— Pourquoi ?

— Je savais que personne n’entendrait… qu’il faudrait aller chercher les domestiques au sixième… et j’ai voulu la soigner d’abord…

— Qu’avez-vous fait ?

Le frémissement de la petite main augmentait.

L’épiderme devenait moite.

— J’ai coupé la corde avec des ciseaux… J’ai essayé de la faire boire…

Elle se tut avec une contraction pénible de tout son joli visage, au rappel de la scène atroce.

Renaudin poursuivit pour elle :

— Puis, m’avez-vous déjà déclaré, voyant que Mlle Lavernière ne revenait pas à elle, vous vous êtes décidée à appeler du secours. Vous êtes montée chercher le valet et la femme de chambre.

— Oui.

— Quelle heure était-il ?

— Huit heures.

Le juge se tourna vers Mme Darquet.

— À quelle heure descendent donc vos domestiques ?

— Quand je suis à Paris, à sept heures au plus tard ; mais lors de mes absences, j’imagine qu’ils en prennent à leur aise.

M. Renaudin revint à l’enfant et dit avec douceur et précision :

— Pourquoi mens-tu, Cady ?

La petite arracha subitement sa main de celle du juge et riposta avec sécheresse :

— Je ne mens pas !

— Si ! À huit heures, lorsqu’on a examiné le cadavre de Mlle Lavernière, il était froid et rigide, la mort remontait à plus de six heures… Or, il est prouvé que la corde enserrant le cou a été coupée le corps étant encore chaud… que l’eau a été ingurgitée par la victime, qui, alors, n’était pas complètement morte. Quand tu es venue au secours de ta malheureuse institutrice assassinée par des cambrioleurs qui ont pillé ensuite l’appartement, il n’était pas plus de minuit ou une heure du matin ! Pourquoi n’as-tu pas appelé à ce moment ?… et pourquoi as-tu attendu jusqu’à huit heures ?…

La fillette répondit sans hésitation, la voix frémissante, mais résolue :

— Je ne mens pas… Il était huit heures quand je me suis éveillée, quand j’ai soigné Mlle Lavernière, et quand j’ai appelé… Avant, je dormais.

Brusquement, le juge jeta :

— Et comment as-tu enlevé le bâillon que l’on a trouvé dans tes draps ?… dénoué les cordes qui t’attachaient à ton lit ?…

Elle répondit obstinément :

— Je n’avais pas de bâillon, je n’ai pas été attachée.

Le juge s’impatienta :

— Tu es folle de mentir contre toute évidence, Cady !… Comment expliques-tu la présence dans ton lit de cette serviette de toilette tordue et ayant visiblement été nouée ?… et les fragments de cette corde enroulés autour des montants de cuivre de ton lit ?… ainsi que les ecchymoses de tes bras.

Elle planta hardiment ses yeux dans ceux du juge d’instruction.

— Moi, je n’ai rien vu de tout cela ! affirma-t-elle. La serviette et les cordes, c’est une invention des domestiques !… Je n’ai été ni attachée ni bâillonnée, et je n’ai rien aux bras ni aux poignets… Regardez !…

— Aujourd’hui, non… mais, il y a quatre jours, tout le monde a constaté ces marques, légères, mais significatives.

Cady riposta dédaigneusement :

— J’ai eu un « bleu », au bras, oui… Mais c’est Valentin qui me l’avait fait la veille !

La voix stupéfaite de sa mère la fit tout à coup rougir violemment.

— Que dis-tu, Cady ? Comment le valet de chambre peut-il t’avoir fait un bleu au bras ?

La fillette balbutia :

— Il a poussé la porte sur moi… sans me voir…

M. Renaudin s’était levé, s’adressant à Mme Darquet.

— Chère madame, voulez-vous me permettre une prière ? Je désirerais interroger Cady seul à seule, pendant quelques minutes.

Et il sourit devant le geste étonné de la dame.

— Oh ! vous ne pensez pas que je veuille torturer votre fille ?

Elle sourit aussi.

— Je n’ai pas cette crainte, mais, croyez-vous qu’elle vous avouera ce qu’elle m’a tu, à moi, sa mère ?

— Qui sait ?

Mme Darquet se leva, un peu piquée.

— Oh ! libre à vous d’essayer !…

Mais Renaudin la retint, comme elle se dirigeait vers la porte de l’antichambre.

— Non, non, vous seriez trop mal !… Venez dans le cabinet voisin.

Il ferma soigneusement la porte et, revenant vers la fillette, il jeta gaiement, les yeux attachés sur elle :

— À nous deux, maintenant !…

Loin de s’effrayer, Cady rit effrontément et se laissa tomber sur un fauteuil, croisant ses jambes menues, gainées de soie noire, aux tout petits pieds chaussés de souliers vernis.

— Et alors ? fit-elle avec une intonation fort réussie de jeune apache.

Le magistrat se pencha, passa son bras sous la taille de la fillette et la força à se relever.

— Devant moi, tout seul, tu ne vas pas continuer à débiter ces stupidités, hein ?…

Elle n’opposait aucune résistance, abandonnant son corps souple aux mains viriles qui le pétrissaient.

— Je n’ai rien à dire de plus, répéta-t-elle du bout des lèvres, d’un air de lassitude ennuyée.

Il serra la taille étroite entre ses dix doigts avec énervement.

— Ah ! démon !… Quel diable y a-t-il au fond de ce petit être-là ?

Elle se renversa coquettement, un peu suffoquée, mais sans se plaindre, de l’étreinte brutale, murmurant avec familiarité :

— C’est toi qui es idiot et assommant, à me taquiner ainsi !

Souvent, au fumoir, où elle se rendait à l’insu de sa mère après les dîners hebdomadaires du député, la fillette et le jeune magistrat causaient intimement ; lui, profondément intéressé par cette petite âme énigmatique ; elle, déjà passionnément flirteuse.

Courbé sur elle, la tenant de près sous son regard inquisiteur, il questionna bas, la voix un peu altérée :

— Réponds-moi franchement… Tu ne veux pas avouer qu’on t’a bâillonnée et attachée parce qu’il faudrait parler de quelque chose qui te fait honte et que tu veux cacher ?

Et, apercevant une teinte pourprée qui envahissait le visage de la fillette ; saisissant le soudain éclair douloureux et affolé de son regard :

— Ah ! ah ! j’ai deviné !… Il est venu un misérable qui t’a attachée et qui a abusé de toi !… Et tu mens parce que tu ne veux pas raconter ce qui s’est passé !… Avoue, Cady, avoue !…

Mais, par un effort violent et imprévu, la fillette se libéra de l’étreinte des bras noués autour d’elle.

— Vous dites des bêtises ! cria-t-elle hargneusement. Personne n’est venu !… Personne ne m’a touchée !… J’ai dormi !…

Le magistrat eut un geste de rage et, tout tremblant, il se rassit devant son bureau.

Un silence régna. Tous deux s’observaient muets. Enfin, le jeune homme frappa un coup sec sur la table.

— Écoutez, Cady fit-il. Je ne sais si vous me comprendrez… Mais je pense que oui, parce que vous êtes une jeune fille extraordinairement avancée pour votre âge… J’ai un moyen de savoir si vous avez menti… et je vous avertis que si vous vous refusez à être franche avec moi, je l’emploierai !… Si, comme je le suppose, un homme vous a violentée… un médecin me le dira… un médecin qui vous examinera ! Vous me comprenez, Cady ?…

Mais, comme il achevait de parler, un émoi le saisit.

L’enfant, toute blanche, droite, les yeux élargis par une mystérieuse angoisse, lui jeta un regard de détresse et de souffrance inexprimables.

— C’est inutile !

Son accent était si singulier qu’il tressaillit et se dressa :

— Que voulez-vous dire ?

Et, marchant sur elle avec une subite inquiétude, il répéta :

— Pourquoi dites-vous que c’est inutile ?

Alors, soudain, le corps frêle de la jeune fille se tordit ; elle cacha son visage dans ses mains — geste de pudeur inattendue qui en fit brusquement une femme, malgré sa silhouette gracile. Et elle balbutia en sanglotant :

— C’est inutile !… Maman aussi a pensé… elle a exigé… Le docteur Trajan est venu, hier…

Une fureur, une révolte, bouleversèrent le jeune magistrat.

— Quoi, ils ont osé ?… Quelle folie !… Quel crime !

Et d’un geste spontané, il enveloppa la fillette de ses bras, la serra sur sa poitrine, couvrant de baisers éperdus les cheveux, la tempe, tout ce qui tombait sous ses lèvres du visage de l’enfant qui s’abandonnait docilement.

Enfin, il se reprit, et, encore profondément ému, il déposa la petite sur un fauteuil.

— Ma pauvre Cady ! balbutia-t-il d’une voix étouffée.

Mais, déjà, quelque chose d’inexplicable avait traversé le cerveau mobile et complexe de cette étrange enfant. Toute son émotion sincère de la minute précédente avait fui et, sous ses mains voilant ses yeux, elle examinait avec curiosité le trouble plus durable de l’homme qu’elle avait devant elle.

Il se pencha, suppliant :

— Ne pleure pas, Cady !… Je ne te tourmenterai plus !… Je te crois, ma pauvre petite fille… et c’est fini les questions…

Un mystérieux sourire de triomphe passa sur les lèvres de l’enfant ; mais, déjà adroite et prudente, elle ne cessa pas tout de suite ses sanglots.

M. Renaudin alla à la porte du cabinet où se tenait Mme Darquet.

— Vous pouvez entrer, madame.

Et, comme elle passait le seuil, il dit :

— Et je crois que je m’étais trompé en soupçonnant Cady de mensonge, et j’accepte ses déclarations.

Puis, plus bas, avec un reproche indigné :

— Il m’a semblé comprendre quelque chose dont je suis profondément surpris, madame… Me suis-je trompé en supposant que vous aviez cru devoir sou- mettre votre fille à un examen médical ?…

Mme Darquet répondit avec insouciance :

— C’est exact… Dans l’incertitude de ce qui avait pu se passer durant cette nuit du crime, son père et moi, nous avions pris peur… Heureusement le docteur Trajan nous a complètement rassurés…

M. Renaudin réprima un geste d’exaspération.

— Ainsi, le docteur Trajan ?… fit-il d’une voix tremblante.

— Oh ! cela n’a aucune importance ! déclara la mère paisiblement. D’abord, Cady est une enfant… et le docteur l’a mise au monde. Mais, dites-moi, est-ce que nous pouvons nous retirer ?…

Le jeune magistrat s’inclina avec un effort pour rester correct.

— Oui, madame, je n’ai plus rien à vous demander.

Mme Darquet interrogea :

— Espérez-vous retrouver ces misérables ?

— Évidemment, nous espérons… mais nous avons affaire, certainement, à des individus très habiles.

Mme Darquet soupira :

Alors, il est à craindre que mon mari et moi nous ne rentrions jamais dans la somme considérable que représentent les bijoux et les valeurs qui nous ont été dérobés ?

Le juge remarqua sèchement :

— Et, par la même occasion, le meurtre de votre institutrice demeurera impuni.

Comme elle sortait, Cady tendit, en cachette, son visage au jeune homme, qui mit ses lèvres avec émotion sur la joue froide et douce de l’enfant.

— Au revoir, Cady ! dit-il à voix basse.

— Au revoir, fit-elle caressante, comme avec une promesse obscure.


I

C’était en janvier, c’est-à-dire exactement cinq mois avant la scène chez le juge d’instruction qui vient d’être retracée.

Il était environ dix heures du matin, et Mlle Armande venait de pénétrer dans un bel immeuble de la rue Pierre-Charron.

Ne connaissant pas la manœuvre de l’ascenseur, elle gravissait lentement le vaste escalier de pierre blanche, à l’épais tapis de Smyrne moderne, aux bleus durs, au vert et au rouge éclatants.

Brune, jeune, de taille moyenne, vêtue très modestement, elle portait sur un visage, que l’oisiveté eût rendu joli, ce rien de tendu, d’amer, qui déflore les traits de la femme usant de son intelligence et de sa volonté pour vivre.

Au quatrième étage, elle s’arrêta, essoufflée, et admira les meubles garnissant le palier : un coffre de vieux chêne sculpté, au coussin taillé dans une chasuble, une console Empire, un fauteuil Louis XIV tout doré et une immense pendule allemande du XVIIIe siècle gainée de marqueterie.

Elle constata au cadran qu’il s’en fallait de quelques minutes que l’heure de son rendez-vous fût sonnée, et s’assit.

Ses pieds allongés sur le somptueux tapis montrèrent des chaussures grossières et fatiguées. Elle eut un geste d’impatience et les cacha sous sa robe, avec soudain en elle un bouillonnement de colère, de rancunes, d’aspirations vagues quoique véhémentes,

— Ah ! qu’elle me prenne seulement ! murmura-t-elle avec une sorte d’ardente menace.

Et, incapable de patienter plus longtemps, elle se décida à poser le doigt sur le bouton électrique de l’entrée.

Le battant s’ouvrit. Une vieille femme examina la visiteuse, tandis qu’au bout de la galerie, comble de meubles, un valet de chambre promenait paresseuse- ment un ramasse-poussière.

— Vous désirez ?

Mlle Armande entra hardiment.

— J’ai rendez-vous ce matin avec Mme Cyprien Darquet.

La vieille bonne lui jeta un regard hostile.

— Ah ! c’est vous sans doute, qui venez pour être l’institutrice de Cady ?… Alors, c’est bon, attendez…

Et, sans cérémonie, elle fila.

Mlle Armande resta plantée au milieu de l’antichambre, envahie d’un sentiment d’intimidation causé par tout ce luxe.

Le domestique la heurta.

— Pardon ! fit-il en lui jetant un regard impertinent et déshabilleur.

Tout jeune, un faible duvet au coin de la lèvre, les cheveux très noirs, le nez relevé, les bajoues déjà grasses, c’était le type achevé du larbin de bonne maison.

Lorsqu’il repassa, il s’arrêta devant la jeune fille, le poing sur la hanche.

— Si vous attendez que la vieille vous annonce, vous poserez longtemps ! ricana-t-il.

Elle recula, interdite sous son regard.

— Vous croyez ?

— Pour sûr ! C’est elle qui a élevé la gosse et elle est furieuse qu’on la lui enlève. Tenez, passez-moi votre carton, je vas vous annoncer.

Mlle Armande feignit de se fouiller.

— Justement, je n’ai pas de carte sur moi, murmura-t-elle rougissante, exaspérée par la mine gouailleuse et la familiarité du valet. Prévenez Mme Darquet que je suis la personne qu’elle attend…

— Mademoiselle qui ?

— Armande Poitrinaud.

Il partit d’un éclat de rire.

Arrondissant ses mains, il les approcha du buste un peu plat de la jeune fille et goguenarda :

— Rien menteur, par exemple !…

Elle bondit en arrière, cramoisie, outrée.

— Annoncez-moi immédiatement ! proféra-t-elle avec une dignité exagérée.

Le valet de chambre pirouetta.

— On y va, la belle brune…

Des larmes de rage humectaient les yeux flamboyants de l’institutrice.

— Laquais !… domestique, sale bête ! murmura-t-elle en piétinant le tapis avec colère.

Il était déjà revenu.

— Maria a été prévenir Madame.

Mlle Armande s’éloigna précipitamment.

— C’est bon.

Il fit un geste de voyou.

— Ah ! si Mademoiselle se fâche !…

Peu après, une femme de chambre très élégante souleva une portière.

— Si Mademoiselle veut venir, Madame la recevra. Armande tressaillit et s’élança avec une hâte maladroite dont elle se dépita aussitôt, et, sous l’attention ironique des deux domestiques, elle s’étudia à une démarche compassée et à une attitude dédaigneuse.

— Oh ! chérie ! murmura le valet de chambre en l’imitant comiquement.

Maria l’introduisit dans une pièce oblongue qu’éclairait un large vitrail polychrome.

Mme Darquet, déjà vêtue pour les courses en ville, écrivait à un bureau Empire.

Elle releva sa tête fine, casquée de savantes ondulations de cheveux d’un assez vilain roux artificiel. Son regard était froid et perçant ; elle gardait une grande beauté, malgré ses quarante-six ans, et son aspect annonçait bien la femme de tête qu’elle était.

Enfant unique de riches manufacturiers de la Sambre, elle avait été mariée très jeune à un noble, officier de cavalerie, viveur et joueur, qui avait dissipé sa dot. Devenue veuve à vingt-cinq ans, à la suite d’un duel malheureux pour son mari, Noémi de Bellocq rentra dans sa famille, à jamais guérie de l’envie de figurer parmi l’aristocratie qui avait ébloui sa première jeunesse.

Pendant huit ans, elle mena joyeuse vie à Nancy ; sa réputation ne fut pas sans recevoir quelques accrocs ; mais sa grande beauté et sa grosse fortune lui conservaient de sérieux et fidèles prétendants.

Ayant dépassé la trentaine, Noémi songea à l’avenir, se décida à se remarier, et se résolut à épouser un homme politique, afin de remplacer les joies de la galanterie par celles de l’ambition.

Elle jeta son dévolu sur un homme à peu près inconnu et qu’elle pourrait créer selon ses désirs. Il avait un an de plus qu’elle, se nommait Cyprien Darquet et était avocat, sans le sou, mais non pas sans talent.

C’était le fils, selon la loi, d’un brave homme d’avoué qui passait pour la buse la plus invétérée du département ; mais Noémi avait confiance, la chronique scandaleuse donnant à Cyprien pour véritable père le sénateur Le Moël, un noceur roublard, grand brasseur d’affaires, qui avait su amasser sans ennui de nombreux millions.

Allié par sa femme à tous les personnages influents de la contrée, Cyprien avait aisément enlevé son élection à la Chambre. Depuis onze ans, il représentait la Sambre, sous l’étiquette socialiste.

L’union de ces deux personnages était heureuse. Si la fidélité du député paraissait douteuse, ce dont sa femme ne se souciait guère, celle de Noémi était absolue. La jeune femme avait largement jeté sa gourme durant son veuvage, et les idées ambitieuses l’occupaient aujourd’hui exclusivement. Elle escomptait sa situation de « ministresse », qui lui écherrait sans doute à bref délai, et s’y préparait activement.

Pourtant, elle se piquait de ne rien négliger dans sa maison, et, entre temps, s’occupait des détails du ménage : ses deux filles en faisaient partie.

Elle fit signe à l’institutrice de s’asseoir, et parcourut un papier posé devant elle, résumant ces notes tout haut plutôt qu’elle n’interrogeait la jeune fille.

— Vous avez vingt-six ans, vous appartenez à une famille de paysans de la Mayenne. Vous avez passé par l’École de Sèvres, et dès votre arrivée au collège de jeunes filles de la Sambre, vous avez fait preuve de manque de tact et de souplesse.

Armande plaça un mot.

— J’ai, malheureusement pour mon humble situation, le sentiment de ma dignité.

— Ce que vous dites là est absurde, déclara Mme Darquet d’un ton péremptoire. La dignité est une chose absolument relative, qui doit différer selon la position que l’on occupe.

Les yeux d’Armande s’agrandirent.

— Ah ! fit-elle avec surprise.

Mme Darquet reprit :

— Là-bas, vous avez déplu. Les mères des élèves ont déclaré qu’elles retireraient leurs filles si vous restiez chargée du cours, où vous sapiez les sentiments religieux des enfants qui vous étaient confiées.

Mlle Armande expliqua :

— Enseignant dans un collège de l’Université, et non dans un pensionnat religieux, je me croyais autorisée à agir ainsi.

Mme Darquet rit ironiquement.

— Ignorez-vous donc que la religion sera toujours une élégance ?… Quelle jeune fille de la bourgeoisie renoncera aux distractions que la religion lui offre !…

Comme Armande allait protester, elle l’arrêta :

— Oh ! pas de controverses, je vous prie !… Bref, l’on a voulu vous déplacer ; vous avez demandé une enquête, et l’on vous a prouvé qu’il était plus habile de donner votre démission.

— C’est alors, poursuivit Armande, que le maire, qui approuvait mes efforts contre le cléricalisme, écrivit à M. le député pour me recommander à lui.

Mme Darquet inclina la tête.

— Mon mari saisit l’occasion d’affirmer au département son désir de soutenir le collège laïque. Justement, je songeais à prendre une institutrice pour ma fille aînée, et vous étiez toute désignée. Mais, entendons-nous bien… Ici, pas de prosélytisme anticlérical ! Je ne pratique pas… Étant donnée la situation politique de mon mari, ce serait déplacé… Cependant Cady a été élevée chez sa grand’mère paternelle qui était pieuse, elle a fait sa première communion et je désire que vous la conduisiez ponctuellement à la messe chaque dimanche. Elle fera ses Pâques à la campagne. Nous sommes des gens du monde, ne l’oubliez pas, et dans le monde, toute opinion extrême est choquante… Les discours que prononce Cyprien Darquet à la tribune, s’ils résonnaient dans un salon, feraient hausser les épaules des mêmes gens qui les applaudissent à la Chambre. Je tiens essentiellement à ce que ma fille, lorsqu’elle sera en âge de sortir, ne se présente point telle qu’une manifestante de réunion publique. Me comprenez-vous ?

— Je le crois, madame.

— Et il est bien entendu que vous vous conformerez à mes instructions ?… C’est une condition stricte à votre entrée chez moi.

La jeune fille eut un rapide regard à l’opulence des entours, où elle se sentait si bien. Et, domptée, elle affirma :

— Je vous obéirai, madame, et vous n’auriez qu’à me rappeler à l’ordre si je manquais…

Mme Darquet se leva avec un geste délibéré.

— Oh ! mademoiselle, je ne vous surveillerai point, je n’ai pas le temps !… Je vous crois assez intelligente pour savoir suivre fidèlement la voie que je vous ai tracée… en étant persuadée que si vous vous en écartiez, nous devrions nous séparer immédiatement.

— Je ferai de mon mieux, madame, balbutia Armande d’une voix de petite fille.

— J’y compte.

Mlle Armande se hasarda à questionner.

— Est-ce que ces demoiselles ne sont pas deux ?

Un sourire complaisant effleura les lèvres de la mère.

— Vous n’aurez pas à vous occuper de Baby, elle a son Anglaise. Je vais vous faire mener près de Cady.

Et, expliquant, tout en sonnant Maria :

— Son nom est Hélène, mais dans sa petite enfance, elle s’était affublée elle-même de ce nom de Cady qu’on lui a conservé…

Puis se rappelant que la question pécuniaire n’avait pas été abordée, elle jeta vivement, avant que la femme de chambre parût :

— En sus de votre entretien et de deux robes par an à prendre chez ma couturière, je vous donnerai quatre cents francs par mois.

Armande sursauta :

— Oh ! madame.

Mme Darquet la regarda durement.

— Trouveriez-vous que ce soit trop peu ?

— C’est que, avec les charges, les obligations…

L’autre l’interrompit.

— Que voulez-vous dire ?… Imaginez-vous que vous serez des réceptions ? Vous mènerez avec ma fille une vie tout à fait retirée, et je ne vous impose aucune élégance. Soyez propre, simplement. Oh ! pour cela, je suis exigeante, du moins pour les soins du corps… C’est une question d’hygiène pour ma fille, dont vous partagerez la chambre. Je suppose que vous ignorez l’usage du tub ?… Maria vous mettra au courant.

Et, changeant de ton :

— Car je pense que vous acceptez mes conditions ?

Rouge, humiliée, Armande répondit avec précipitation :

— Oui, madame.

Maria se tenait sur le seuil.

— Conduisez chez ma fille mademoiselle…

Mme Darquet s’arrêta court.

— Je ne me rappelle plus votre nom ?…

La jeune fille glissa timidement :

— Armande Poitrinaud.

Et son regard guetta la femme de chambre qui se tordait discrètement.

Mme Darquet elle-même sourit.

— Vous n’avez pas un autre nom ?… Comment s’appelait votre mère ?

L’institutrice se redressa et lança victorieusement :

— De Lavernière ?

Avec un petit de ? railla Mme Darquet.

— Oui, madame !

— En vérité ! Eh bien, si le nom de votre père est ridicule, celui de votre mère est trop beau… On vous appellera ici Mlle Lavernière. Cela vous va ?

— Comme Madame voudra !…

Noémi la reprit, impatientée de son manque de tact.

— Ne me parlez pas à la troisième personne !… C’est bon pour les domestiques.

— Madame, je n’ai pas la prétention d’être autre chose ici, répondit la jeune fille avec une emphase amère.

Mme Darquet intima sèchement :

— Mais moi, je ne tiens pas à ce que l’on croie que ma fille ait une simple bonne près d’elle. Sachez tenir exactement votre place, mademoiselle.

Mlle Armande quitta Mme Darquet, complètement anéantie par la réception de celle-ci.

Dans le corridor, Maria ricana.

— Hein, vous l’avez, votre paquet !… Ah ! mademoiselle, ici, il faudra vous dégourdir !…

Armande hésita, partagée entre la furieuse envie de lui appliquer un formidable soufflet et l’idée qu’il serait sage de se faire une alliée de cette fille.

La prudence l’emporta. Elle passa familièrement son bras sous celui de la bonne.

— Si vous m’aidiez, ce serait facile, murmura-t-elle avec une hypocrite douceur.

Maria s’humanisa aussitôt.

— Mon Dieu, ce n’est pas impossible, accorda-t-elle.

Triomphante, Armande lui serra la main de toutes ses forces.

— Amies, c’est promis ?

Et, drôle, elle fit le simulacre de cracher sur le sol, qu’elle gratta ensuite du pied.

— À l’École, c’est ainsi que nous rendions nos serments inviolables !

Maria rit, tout à fait désarmée.

— Au moins, vous êtes rigolo !… Tenez, voici la chambre de Mademoiselle. Mathurine y couchait, mais elle va partir pour son pays.

Lorsqu’elles entrèrent dans la pièce, une fillette agenouillée devant la vieille bonne pleurante bondit sauvagement :

— Qu’est-ce que c’est, Maria ?… Allez-vous-en !

Puis, apercevant l’étrangère, elle eut un sursaut confus et s’enfuit dans un cabinet adjacent dont elle tira la porte derrière elle.

On entendit un grand bruit de robinets, d’eau remuée et de sanglots étouffés.

Sans mot dire, Mathurine trotta vers la porte, tête basse, et disparut.

— En voilà une vieille malhonnête ! s’exclama Mlle Armande, scandalisée.

Maria fit un geste d’indulgence. Faubourienne abreuvée de cinéma, certains sentiments convenus l’amollissaient invinciblement.

— Que voulez-vous, son cœur est crevé ! Elle aimait Mademoiselle pire que son propre enfant… Dites-moi, vous allez m’aider ? Je vais tout de suite tirer les draps…

Et elle eut un cri.

— Oh ! bien vrai !… elle ne doit pas avoir les pieds trop propres, la vieille !… Voyez donc cette ordure, là-bas, au bout !…

Armande hocha la tête, pleine de rancœurs.

— Et Madame qui me faisait la leçon !… Cette vieille paysanne et sa crasse, c’en était une hygiène pour sa fille !

Maria haussa les épaules.

— Vous savez, c’est la mode chez les patrons, de ne parler que de la propreté !… Mais, au fond, ce qu’ils s’en moquent !… Du moins, les dames… parce que les messieurs, c’est autre chose !… Ils y viennent voir de près, souligna-t-elle avec égrillardise.

— Ah ?… Est-ce que M. Darquet ? interrogea Mlle Armande curieusement.

Maria affecta une discrétion.

— Vous jugerez par vous-même ! Mais quoi, les patrons sont tous taillés sur le même modèle !… La seule différence, c’est qu’il y en a qui préfèrent les femmes de chambre, et d’autres qui s’excitent sur le graillon de la cuisinière.

L’institutrice montra la fillette qui venait de rentrer.

— Prenez garde !…

Maria continua tout haut.

— Pas de danger !… Mlle Cady est quelquefois dans ses lunes, mais au fond, c’est une bonne fille et pas moucharde… D’ailleurs, elle sait ce qui en retourne pour son papa… et que c’est un fameux coq pour qui toutes les poules sont bonnes !…

Indifférente, comme absente, Cady avait traversé la chambre et s’était assise sur une chaise basse, où elle songeait, absorbée.

Armande fut frappée de la beauté mélancolique de ce visage d’enfant, d’un ovale allongé, à la peau mate et lisse, dont la bouche un peu grande était marquée d’un pli amer. Le nez petit, régulier, avait des narines extrêmement mobiles ; les yeux, très grands, s’encerclaient d’un halo bleuâtre à la moindre émotion. Les cheveux châtain clair, parsemés de mèches blondes, tombaient droit très épais : mais, autour du front et des oreilles, ils frisaient : poils d’or et de soie auréolant le visage d’énigme de cette jeune existence que l’on devinait déjà très personnelle, pleine de rêves mystérieux, de pensées inconnues, de joies et de tourments jalousement dérobés.

— En voilà une qui doit avoir sa tête ! pensa l’institutrice.

Et elle vint se planter devant son élève.

— Savez-vous qui je suis, mademoiselle Cady ?

Mais ce fut à elle de se décontenancer, car, au lieu de la boutade d’écolière mal élevée qu’elle attendait, elle vit une correcte fillette se lever et lui tendre la main poliment, le coude haut.

— Je vous demande pardon de ne pas vous avoir saluée, mademoiselle, dit-elle avec aisance. Mais j’ai beaucoup de chagrin du départ de ma nourrice.

Sur ces derniers mots, la voix de Cady s’altéra, ses yeux se voilèrent, ses narines frémirent, les coins de sa bouche se crispèrent nerveusement. Sur son visage d’enfant passa une expression qui, dans les traits d’une femme, eût dénoncé la volupté la plus vague.

— Une petite passionnée, remarqua Mlle Armande en elle-même. On la prendra par le sentiment.

Et elle fit trembler sa voix.

— Je suis désolée de votre chagrin, ma chère enfant… Mais j’essaierai de remplacer près de vous votre vieille amie.

Comme si elle eût flairé le piège, l’enfant examina l’institutrice d’un air sérieux et méfiant.

— Je vous remercie, mademoiselle, répondit-elle sans élan.

Maria, qui s’était absentée, rentra, portant des draps blancs. Elle annonça :

— Ce soir, il y a du monde à dîner, Cady, tu mangeras dans la salle de bain avec mademoiselle,

La fillette trépigna soudain, furieuse de la familiarité de la femme de chambre devant la nouvelle venue.

— Maria !… je vous défends de me tutoyer !.…

Maria ricana, sans s’émouvoir.

— Oh ! la la, qu’est-ce qu’il vous prend ? Du moment que Madame n’entend pas ! Vous n’êtes donc plus notre amie ?… C’est ça qui fera de la peine à Valentin !… Mais je parie que vous voulez bien qu’il vous tutoie, lui.

Pourpre, Cady répéta avec violence :

— Non, je ne veux pas !… Ni vous, ni lui…

Maria s’esclaffa.

— Regardez-moi cette petite furie ! Ça en a des idées, les enfants à riches ! Ma parole, ça se croit d’une autre pâte !.…

À la porte, elle goguenarda :

— Eh bien, ma fille, quand tu viendras après le dîner rafler les desserts, c’est moi qui te dénoncerai, tu peux y compter.

Cady se démenait exaspérée.

— Elle ment ! Ce n’est pas vrai !… Jamais je n’ai volé de dessert !…

Et soudain, elle éclata en sanglots, remuée jusqu’au fond de l’âme par cette injustice qui poursuit si souvent l’enfance et l’indigne d’autant mieux que ses instincts sont plus droits et plus délicats.

Mlle Armande s’égayait. Les pleurs des petites sont une secrète revanche pour les cœurs adultes qui ont pareillement souffert autrefois.

— Calmez-vous, ça n’en vaut pas la peine !

Un quart d’heure plus tard, Mlle Armande, longeant le corridor, se heurta presque à un gros homme demi-nu qui sortait de la salle de bain.

Au coup d’œil allumé et autoritaire qu’il lui jeta, elle devina le maître du logis.

— Pardon, monsieur ! fit-elle baissant les yeux avec une hypocrite pudeur.

Les pieds nus en des sandales de rafia, le caleçon tombant du ventre volumineux, M. Cyprien Darquet ramenait vaguement son peignoir de bain sur son torse gras, au sillon velu.

Son crâne était entièrement chauve, en contraste avec sa barbe brune épaisse. L’œil luisait, vif et jouisseur.

— C’est vous, la petite Poitrinaud ? demanda-t-il en inspectant la jeune fille avec satisfaction.

Elle minauda.

Mme Darquet m’a dit que l’on m’appellerait Lavernière… du nom de ma mère.

Le député rit.

— Ah ! bon ! Eh bien ! on se reverra, mon enfant !…

Et, sans plus insister, il gagna sa chambre. Mais, en passant devant Armande, il l’écrasa presque d’un lourd frôlement voulu.

II

Six heures et demie venaient à peine de sonner, lorsque Maria, entrebâillant la porte de la chambre, annonça :

— Ces demoiselles sont servies !

Cady, plongée dans un tiroir de commode où elle rangeait le linge de son institutrice, grogna :

— Déjà ?…

La femme de chambre jeta, en s’éloignant :

— Pour sûr… On aura assez d’aria tout à l’heure !… Autant se débarrasser de vous tout de suite !…

L’après-midi s’était passé à aller chercher la malle de Mile Armande et à faire des rangements dans leur chambre.

Avec l’ingratitude humaine et la versatilité sentimentale que l’on attribue à tort seulement à l’enfance, Cady, tout en regrettant sa vieille nourrice, éprouvait un vif plaisir de son départ qui lui permettait de tout bouleverser dans la chambre, où elle devinait que la paresse de Mile Armande la laisserait désormais maîtresse.

— Je mets les mouchoirs ici et les chemises de l’autre côté ? Vous voulez bien, mademoiselle ?

Respirant avec plaisir l’odeur des sachets parfumant le petit trousseau de l’institutrice, elle s’apercevait que le gros linge de Mathurine avait laissé au meuble une âcreté de torchon lessivé.

Mlle Armande souriait, affalée dans l’unique fauteuil de la pièce.

Arrangez tout comme vous l’entendrez, ma chérie…

Cependant, la fillette ne tarda pas à l’entraîner.

— Allons dîner.

Mlle Armande fit la grimace devant les pâtes trop cuites et visqueuses nageant dans du bouillon clair et refroidi.

— Voilà un potage qui rivalise avec ceux de l’École !…

Et, s’asseyant sans enthousiasme, elle eut un regard désapprobateur aux appareils d’hygiène qui les entouraient.

— Ça me fait un drôle d’effet de manger ici… Vous ne prenez donc pas vos repas avec vos parents ?

— Mais si, répondit l’enfant. Seulement, ils sortent beaucoup et reçoivent souvent. Je ne sais pas qui dîne à la maison, ce soir, je n’ai pas eu le temps de le demander à Maria.

Insidieusement, Armande glissa :

— À Maria… Pourquoi pas à votre mère ?

— Maman ? D’abord, je ne l’ai pas vue, aujourd’hui… et, du reste, je ne lui aurais pas parlé de cela.

— Vous n’êtes pas très libre vis-à-vis de votre mère ?

— Mais si, affirma la fillette avec réserve.

L’institutrice hocha la tête, sa conviction était faite.

— Et votre père ?

Cady eut un élan.

— Oh ! papa, c’est un amour !… Malheureusement, il est si occupé !… Quelquefois, le dimanche, il m’emmène au théâtre ou au cirque. Oh ! il ne faut pas le dire, maman ne le permettrait pas ! Ou bien, nous nous promenons en auto.

— Votre sœur vous accompagne ?

— Baby ? Oh bien, non !… Vous comprenez, ces jours-là, je suis la petite femme de papa, et alors Baby serait comme notre enfant… et nous trouve- rions cela très ennuyeux… Vous ne voyez jamais un mari et une femme emmener leur petit enfant pour se promener avec eux, n’est-ce pas ?…

Mlle Armande rit.

— En effet !… Dans le monde, du moins.

Cady s’impatienta soudain.

— Eh bien ! quoi, on nous oublie !… Vont-ils nous donner à manger ?

Et, jetant sa serviette, elle courut à la porte. Mais elle ne demeura pas longtemps absente. Elle revint, les yeux brillants, et mystérieuse :

— Venez voir !… Vite !… Chut !

Multipliant les signes recommandant le silence et la prudence, elle attira Mlle Armande au bout du corridor.

Là, désignant du doigt la fente d’une draperie masquant la porte ouverte de la salle à manger :

— Regardez ! souffla-t-elle imperceptiblement.

Mlle Armande retint une exclamation, à grand’peine.

À l’extrémité de la pièce faiblement éclairée par une seule lampe électrique, appuyé contre la longue table richement servie et décorée de fleurs, le valet de chambre tenait étroitement collée à lui la fleuriste qui venait de disposer le surtout.

C’était une fille au museau maigre et ardent. Ses lèvres attachées à celles du jeune homme, elle se pâmait, secouée de frissons.

Un éclat de rire aigu échappé des lèvres de Cady fit se séparer le couple en désordre.

— Sauvons-nous ! jeta la fillette en entraînant sa compagne.

Elles galopèrent jusqu’à la salle de bains, où elles tombèrent en riant sur leurs chaises.

— Oh ! ce Valentin, croyez-vous ! s’exclama Cady, tout enfiévrée.

Subitement, l’institutrice se rappela ses devoirs ; et, les lèvres pincées, étouffant son hilarité :

— Mademoiselle Cady !… Ce n’est pas convenable pour une jeune fille de s’occuper de choses pareilles…

Le fillette ne l’écoutait pas.

— C’est Maria qui serait furieuse si elle savait cela !…

Puis, elle s’aperçut qu’en leur absence on leur avait servi de la viande.

— Encore de la friture !… Oh ! cette Clémence, elle ne nous fait manger que les restes !… Quelquefois, il y a du poisson et de la viande mêlés ensemble !…

Puis, soudain consolée :

— Bah ! ce soir, on servira des glaces et nous en aurons, car je vais dire à Valentin que s’il ne s’arrange pas pour nous en apporter un gros morceau, je le dénoncerai à Maria !…

La curiosité de Mlle Armande lui fit oublier les convenances.

— Alors, Valentin et Maria ?…

— Oh ! ils sont dégoûtants, mademoiselle ! Ils se tripotent et s’embrassent devant tout le monde à la cuisine !… Ils pourraient réserver cela pour le soir, quand ils se retrouvent au sixième !…

Armande l’observait avec un vif intérêt, se demandant ce que cette imagination d’enfant pouvait deviner des réalités triviales de cette liaison dont elle parlait si hardiment.

— Ah ! vous croyez qu’ils se retrouvent ! fit-elle avec une fausse candeur.

— Pardi ! répliqua Cady. Leurs chambres se touchent !…

Précisément, le jeune valet de chambre entrait, portant une assiette de fruits.

— Voilà votre dessert, mesdemoiselles.

L’œil pétillant, Cady examinait les mandarines, le raisin, la belle poire.

— Où as-tu chipé cela, Valentin ?… Ce n’était sûrement pas pour nous ! s’écria-t-elle, oubliant sa récente résolution de se faire respecter et reprenant son habituel tutoiement.

Le valet, les paumes sur la table, cligna de l’œil aimablement.

— Bah ! il y en aura toujours assez pour eux autres !…

Espiègle et hardie, Cady tendit la main vers l’entre-bâillure de la chemise du jeune homme, au plastron de laquelle il manquait un bouton.

— Tiens, on voit ton gilet de flanelle !

Valentin se redressa, orgueilleux.

— Par exemple !… Jamais je n’ai porté de flanelle !

Et, écartant la fine toile de sa chemise, il fit voir un élégant maillot de soie mauve.

Cady pouffa.

— Oh ! là ! là… Ce sont tes conquêtes qui te payent de si belles choses ?…

— Dame, ça se pourrait.

Mlle Armande protesta.

— En vérité, Cady, vous avez de ces conversations !…

Valentin haussa les épaules avec indulgence.

— C’est une enfant, faut bien qu’elle s’amuse… La fillette le menaça du doigt.

— Vous, on voit bien que vous avez quelque chose sur la conscience !… Ça vous rend tout miel !.

Le jeune homme la regarda avec inquiétude.

— Écoutez, Cady, si vous alliez cancaner aux oreilles de Maria, ce ne serait pas gentil !…

Le rire de la fillette fusa.

— Hein, mademoiselle, a-t-il peur, est-il lâche ?…

L’institutrice affecta un air sévère.

— Ce n’est pas à vous de vous mêler de ce qui se passe entre M. Valentin et sa fiancée.

Cady jeta promptement :

— Maria n’est pas sa fiancée, c’est sa bonne amie. Armande et le domestique ne purent garder leur sérieux.

— Elle est impayable ! déclara Valentin.

Puis il eut un brusque rappel.

— Mais, j’ai mon ouvrage, là-bas, qui ne se fera pas tout seul !

Cady s’élança derrière lui comme il filait.

— Je serai muette comme une carpe si tu nous apportes de la glace !… Un gros morceau du milieu !… pas du fondu, et pas du bas qui a goût de serviette !…

Dans leur chambre, où l’institutrice et son élève rentrèrent, un quart d’heure plus tard, un parfum écœurant de fins coulis et de truffes saturait l’air.

Cady bondit jusqu’à la croisée, qu’elle ouvrit d’une secousse.

— Bon Dieu que ça pue ici…

L’appartement était intelligemment distribué par un architecte initié aux mœurs mondaines. Les chambres exiguës de la nursery, donnant sur une étroite cour intérieure, formaient avec la cuisine et l’office un département distinct, totalement séparé des pièces spacieuses du devant occupées par M. et Mme Darquet.

Aucun bruit, aucune odeur désagréable ne s’échappaient du domaine commun où les enfants et la domesticité vivaient à part, pour ainsi dire étrangers à l’autre existence que menaient les époux.

Heureusement pour Cady que l’appartement se trouvant à l’avant-dernier étage, un peu de clarté et d’air respirable descendait jusqu’à sa fenêtre.

Ce soir d’hiver, la nuit était superbe, et la fillette se penchant aperçut dans le carré de ciel visible une étoile qui brillait :

— Voyez, mademoiselle, comme elle est belle ! s’écria-t-elle, en extase.

Mlle Armande, prise entre la chaleur suffocante venant de la cuisine et le courant d’air du dehors, frissonna.

— Fermez, Cady, vous allez vous rendre malade !

La fillette ne l’écoutait pas, cherchant d’autres étoiles, s’irritant de ne pouvoir découvrir qu’un si infime fragment de la voûte céleste.

— À la campagne, je m’échappais la nuit et j’allais sur la grande pelouse… Autour de moi, le ciel tombait, tout rond, et des milliers et des milliers de petites étoiles flambaient…

Armande se récria :

— Vous n’aviez pas peur dans l’obscurité ?

— Non… On ne peut avoir peur sous un beau ciel plein d’étoiles.

— Vous vous plaisiez à la campagne ?

Les aisselles appuyées à la barre du balcon, les bras allongés, Cady, suspendue ainsi qu’une poupée de guignol, appuyait sa joue sur son épaule, étudiant toujours les étoiles.

— Oui, murmura-t-elle rêveuse. J’y ai pleuré bien souvent… Mais j’aime mieux pleurer là-bas que rire ici.

— Vous aimiez votre grand’mère ?

La voix de Cady s’éleva douce et nette.

— Non.

— En vérité !… Pourquoi ?

La fillette resta assez longtemps silencieuse, remuant en son cerveau une masse confuse de pensées et d’images.

La silhouette maussade de l’aïeule bigote, ses sèches réprimandes, le frein rigide qu’elle opposait à la nature exubérante de Cady, sa froideur glaçant les élans de celle-ci, voilà ce que le nom de sa grand’- mère évoquait en elle, avec mille petites blessures cruelles.

— Je ne sais pas, dit-elle enfin, renonçant à préciser les fantômes et les ressouvenirs se pressant en elle.

Mlle Armande bâilla.

— En somme, vous m’avez l’air de n’avoir guère de cœur, ma petite !…

Cady ne répondit point. Sa tête s’inclina davantage ; elle demeura immobile, figée, comme morte.

Cependant Mlle Armande secoua son assoupissement.

— Ah ! on gèle !… Rentrez vite, que je ferme !

Et sa main effleurant les cheveux de la fillette, elle les trouva tout humides.

— Il ne pleut pas, pourtant !… Est-ce que vous avez pleuré ?

Cady se sauva au fond de la chambre obscure.

— Non, non, mademoiselle !

Et brusquement, elle fit jaillir l’électricité. Mile Armande clignota, éblouie, tandis que le rire moqueur de Cady fusait.

Oh ! s’il est permis !… Je n’y vois plus ! Quelle enfant insupportable !…

Mais, soudain, des cris déchirants s’élevèrent suivis d’un tumulte de voix inquiètes ou maussades. Cady courut à la porte.

C’est Baby !… que lui est-il encore arrivé ?


III

Les hurlements de l’enfant guidèrent Cady et Mule Armande jusqu’à la cuisine.

L’institutrice eut un cri d’effroi.

— Ah ! mon Dieu !

Sous l’éclairage violent, dans la chaleur torride de la pièce peinte en rose-chair, au dallage en damier rouge et blanc, la cuisinière, assise à terre, tenait sur ses genoux le petit corps renversé, tordu de convulsions d’une blondine décolletée vêtue de blanc. La femme bandait solidement avec un torchon le bras de l’enfant d’où s’échappait du sang abondamment. De larges gouttes maculaient le carreau.

Tombée sur une chaise, Maria se lamentait, tandis que Valentin et les autres domestiques couraient fermer toutes les portes, afin que les cris stridents de Baby ne parvinssent pas jusqu’à la salle à manger.

La cuisinière hurla, menaçante.

— Allez-vous vous taire, petite bougresse !

L’enfant effrayée ne sonna plus mot. Ses yeux clairs errèrent égarés autour d’elle ; des sanglots convulsifs secouaient sa petite poitrine.

La cuisinière se releva et l’assit rudement sur une chaise.

— On dirait qu’on a saigné un cochon dans ma cuisine ! bougonna-t-elle.

Maria, qui avait repris ses sens, se rapprocha.

— La bigre de mâtine ! s’écria-t-elle aigrement. Elle avait bien nécessité de nous donner ce tintouin, aujourd’hui !

— Comment cela lui est-il arrivé ? demanda Mlle Armande toute bouleversée.

La femme de chambre expliqua.

— Elle était là à nous embarrasser… Elle jouait avec un couteau à défaire et elle est tombée dessus… C’est miracle qu’elle ne se soit pas embrochée !

Et comme l’enfant étourdie glissait de sa chaise, la bonne la bourra.

— Tenez-vous, petite sotte !…

Mlle Armande s’étonna :

— Où est donc la personne chargée de cette petite ?

Valentin, qui débouchait du bourgogne dans l’office, ricana.

— L’Anglaise ?… Elle a filé comme ça lui arrive souvent !… Elle rentrera saoule comme une bourrique !

— Couchez donc cette enfant, conseilla en passant le maître d’hôtel, un vieux efflanqué sous son habit trop large.

Maria répliqua impatiemment :

— On ne peut pas, sans quoi il y a longtemps qu’elle serait collée au pieu !… Madame a ordonné qu’on la tienne éveillée pour l’amener au salon quand ces dames seront seules !…

Mlle Armande se récria.

— Jamais vous ne pourrez la montrer !

Mais Maria hocha la tête avec décision.

— Si, si, elle ira ! Dans cinq minutes le sang ne coulera plus, je mettrai du diachylum, puis je lui fourrerai des mitaines et on n’y verra rien.

— Elle n’aura pas la force…

La femme de chambre se pencha, menaçante, sur l’enfant hébétée, pâle comme une petite morte…

— Elle ira !… et elle ne se plaindra pas ! Sans quoi, elle sait que je reprendrais le couteau et que je lui ouvrirais le ventre. Hein, tu entends, Baby ?

Une lueur épouvantée passa dans les yeux de Jeanne. Elle balbutia des paroles inintelligibles. Valentin accourait :

— On sort de table et madame demande la gosse !

Maria enleva brusquement l’enfant.

— Au trot ! Venez m’aider, mademoiselle Armande !…

Dans la chambre de Baby, elle arracha le pansement sans précaution. La petite poussa un cri de douleur. Cady s’élança indignée, les griffes en avant.

— Brute ! tu lui fais mal !

Maria la bouscula.

— Ouste !… Ôte-toi, tu me gênes ! Et quoi ? ça ne saigne plus, vous voyez bien !

Le diachylum collé sur la blessure, elle enfila les menottes de la fillette défaillante dans de longues mitaines blanches.

Puis, elle fit bouffer les cheveux blonds laborieuse- ment bouclés de Baby, renoua le ruban qui soulevait drôlement une mèche au-dessus de son front, défripa la robe en mousseline blanche merveilleusement brodée.

— En route !… Tâchez de vous réveiller et de ne pas chialer, hein ?… Ou je vous étripe !

Dix minutes plus tard, elle revenait, portant l’enfant demi-évanouie.

— Ouf ! ça s’est bien passé, mais j’en ai mouillé ma chemise !…

— On ne s’est aperçu de rien ? demanda Mlle Armande.

— Non ! Elles étaient bien trop occupées de sa robe pour regarder à sa peau !…

Au galop, elle déshabillait la petite et la fourrait au lit.

— Maintenant, dormez, et plus vite que ça…

L’enfant s’agita avec angoisse.

Maria gronda.

— Ah ! J’ai le temps de rester ici, en vérité !…

Cady se pencha sur le petit lit où sa sœur sanglotait désespérément.

— Eh bien ! fit-elle, importante, j’endormirai Baby, moi !…

De la porte, Maria jeta, ironique :

— Tiens, qu’est-ce qu’il vous prend ?… D’ordinaire, vous êtes si jalouse d’elle ?…

Restée seule avec la petite, Cady prit la menotte blessée et la posa doucement sur l’oreiller. Puis, courbée, sérieuse, pressant l’autre main fragile, elle contempla le visage convulsé et baigné de larmes de Jeanne, emplie d’amers ressouvenirs personnels.

— Baby… pauvre Baby, murmura-t-elle doucement.

Les yeux des deux enfants se rencontrèrent, se prirent longuement avec tristesse et timidité… Car, vivant si près l’une de l’autre, elles étaient néanmoins presque étrangères, séparées par leurs bonnes et la préférence de Mme Darquet pour la cadette.

Cependant, une expression de confiance et de soulagement montait dans les prunelles claires de la petite Jeanne, alors que les regards de Cady se chargeaient de pitié et de tendresse.

— Baby, pauvre Baby ! répéta-t-elle, la voix basse mouillée.

Ni l’une ni l’autre ne connaissaient les câlineries, les chansons, les doux baisers de la mère qui, le soir, endorment les tout petits, dans l’ombre tiède des rideaux tirés. Toutes deux avaient un embarras pour offrir ou réclamer des caresses.

Néanmoins, leurs regards s’embrassaient et la voix attendrie de Cady était une musique inestimable pour la petite abandonnée.

Les minutes se passaient ; les paupières frissonnantes de Baby s’étaient closes. La petite bouche entr’ouverte laissait passer un léger souffle, où sifflait parfois un rappel de sanglots. Deux taches roses piquaient les joues pâles. Baby dormait.

Cady détacha les petits doigts crispés aux siens et se leva, tout à coup oppressée, saisie d’un inexplicable effroi dans le silence de la pièce faiblement éclairée et devant le mystère du sommeil accablé de Baby.

Elle recula lentement ; puis, subitement, prit la fuite.


IV

Comme Cady passait rapidement, le cœur soulevé, devant la cuisine, d’où soufflait une haleine nauséabonde de vaisselle grasse échaudée, de sueur humaine et de rinçures de vin, la cuisinière Clémence l’interpella :

— Dort-elle, la môme ?

— Oui, répondit Cady, laconiquement.

— Le sang ne pisse plus ?

— Non.

— Vous pourriez parler plus poliment !

La fillette passa sans daigner répondre.

Dans le couloir, Valentin lui barra le passage.

— Écoutez, princesse, si ça vous dit, ce soir, d’aller au fumoir, les mâles y sont, à pomper de la liqueur, pendant que les femelles jaspinent au petit salon.

Les sourcils froncés, Cady secoua la tête.

— Je n’irai pas aujourd’hui.

Le valet de chambre rit, la saisissant par le bras…

— Tiens ! qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?

— Rien.

— Alors, tu vas venir avec moi à l’office ?… Je t’ai gardé du champagne.

Elle secouait son étreinte, impatiemment.

— Tu m’embêtes !

— Écoutez donc !… Vous n’avez pas causé à Maria, toujours ?

Elle répondit avec colère :

— Je me fiche bien de Maria et de vous, sale larbin !…

Il la laissa, piqué.

— Allez donc, boule de crin !

Et sifflotant, il regagna l’office, où il avait à expédier le nettoyage des couteaux d’argent.

Du reste, cet incident avait modifié les dispositions de Cady. Lorsqu’elle pénétra dans sa chambre, elle constata avec plaisir que l’institutrice était déjà couchée et à moitié endormie.

— Vous vous mettez au lit, Cady ! balbutia Mlle Armande.

— Oui, mademoiselle, répondit la fillette avec calme.

Pourtant, sa robe jetée à travers la chambre, elle enfila prestement un fourreau de mousseline de soie gris pâle, qui seyait particulièrement à sa longue taille souple, et peigna ses cheveux avec soin.

Ensuite, elle tira du fond d’une cachette une boîte de poudre de riz, du rouge et un bâton de noir. Et, devant la glace de son cabinet de toilette, elle fit son visage, déjà fort experte.

Reculant alors, elle se contempla, ravie ; étrange et séduisante miniature de femme, à l’inquiétante flamme du regard à la fois innocent et averti ; curieuse fleur précoce de civilisation, adorable et troublant petit monstre.

Elle glissa comme une ombre dans le corridor, gagnant les appartements de réception, le cœur bat- tant de la crainte de rencontrer sa mère.

Elle souleva doucement la portière du fumoir et étudia la pièce avec une méfiance prudente avant de s’y hasarder.

Sept ou huit hommes qu’elle connaissait presque tous y étaient réunis, assis ou debout, par groupes sympathiques, leur tête émergeant vaguement de l’épais brouillard de fumée bleuâtre.

Cady respira avec délices cette atmosphère surchargée de tabacs divers et de liqueurs multiples qui l’enivrait tout de suite complément nécessaire des jouissances obscures et aiguës qu’elle goûtait dans la compagnie d’hommes qui l’adoraient et la traitaient ainsi qu’un jouet vivant. Une tacite discrétion assurait l’impunité à la fillette pour ces visites ignorées de Mme Darquet.

Elle allait s’élancer vers son père, lorsqu’une main l’arrêta au passage, tandis qu’une grosse voix s’écriait gaiement :

— Voilà enfin notre petit démon ! Tu as bien tardé, ce soir, Cady ?… Que faisais-tu ? Tu endormais ta poupée ?

Coquette et souple, Cady se laissa asseoir sur les genoux du vieillard qui lui parlait et qui n’était autre que le sénateur Le Moël, dont les on-dit faisaient son grand-père.

Il portait gaillardement ses soixante-douze ans. Admirablement charpenté, avec un tempérament de bronze, il résistait depuis plus d’un demi-siècle à une noce et un labeur réunis qui eussent écrasé tout autre.

— Je ne joue pas à la poupée ! déclara la fillette avec dédain.

— Alors, tu flirtes ? railla Le Moël, la couvrant d’yeux attendris et égrillards.

Elle ne répondit que par le roucoulement d’un long rire, et, fuyant d’un geste rapide, elle vint s’abattre aux côtés de son père, qui causait avec Alexis Draven, le colossal 7 À norvégien, tous deux demi-couchés sur un divan et soufflant d’énormes bouffées blanches.

— Papa, mon cher papa ! murmura-t-elle caressante, s’allongeant près de M. Darquet, enlaçant son cou et y nichant des baisers passionnés.

Dans sa démonstration tendre, il y avait une part de sincérité indéniable ; mais, aussi, la conscience nette, orgueilleuse du joli tableau qu’offrait aux regards des spectateurs son corps mince étendu, l’’étoffe légère de sa robe collant à ses formes gracieuses, ses jambes nerveuses et fines découvertes en leur gaine transparente de soie noire.

Des exclamations admiratives vinrent immédiatement la chatouiller. Elle savourait, enfiévrée, les éloges presque brutaux de ces hommes aux instincts raffinés qu’émouvait en secret ce fruit vert et qui affectaient, par convenance, de la traiter ainsi qu’un simple animal gracieux.

Du reste, elle ne s’attarda pas en sa pose et se redressa, les mains dans celles de son père.

— Donne-moi une cigarette ? supplia-t-elle,

— Jamais de la vie ! s’écria Cyprien avec une fausse indignation.

Draven l’attira ; les poils rudes de son épaisse barbe d’or effleurèrent le visage de la petite.

— Est-ce cette fois-ci que je t’emmène dans mon pays ? plaisanta-t-il avec son accent chantant.

Cady hocha la tête, entrelaçant ses doigts menus aux énormes doigts du Norvégien.

— Ma foi non, j’ai peur des ogres !

Il se renversa en riant sur les coussins, sans désunir leurs mains, en sorte que le corps souple de la fillette s’étala un instant complètement sur le torse du géant.

— Prends garde que je te mange ! fit-il en montrant une denture formidable.

Mais elle eut tôt fait de se retrouver sur ses pieds ; et, affectant de bouder :

— Vous m’avez égratigné le bras !

— Pas possible ?

— Oui… C’est cette vilaine breloque-là, pendue à votre chaîne.

Il détacha l’objet, un morceau d’ambre curieusement travaillé, et le fourra dans l’ouverture décolletée du corsage de la fillette.

— Tiens, casse-le, ou jette-le.

Elle retira le cadeau avec vivacité, le baisa coquettement et le glissa dans sa poche :

— Vous êtes tout de même gentil ! s’écria-t-elle.

Et, lui tournant le dos sans plus de reconnaissance, elle courut à son ami Victor Renaudin, le jeune magistrat originaire de la Sambre qui, depuis un an, grâce au député, occupait les fonctions enviées de juge suppléant près du tribunal de la Seine.

Celui-ci, qui avait suivi avec amusement la petite scène précédente, l’accueillit en souriant.

— Ah ! ma pauvre Cady, tu as tort de venir me trouver, railla-t-il. Aujourd’hui, je t’ai oubliée, je n’ai rien à te donner.

Elle posa une main sur son cœur, roula des yeux passionnés et proféra avec une intonation impayable :

— Si vous m’apportez votre amour, c’est tout ce qu’il me faut !…

Louis Albert-Debouvieille, l’élégant et toujours jeune conseiller d’État, le célèbre pacifiste, ôta sa cigarette de ses lèvres pour mieux rire.

— J’espère que voilà une déclaration !… Vous avez de la chance, Renaudin !… Moi je n’ai jamais pu me faufiler dans les bonnes grâces de Cady !…

Elle le toisa avec un sérieux comique.

— Pardi ! s’écria-t-elle. Vous êtes un fumiste, vous ! Je n’aime que les bons types sincères !

Le ministre des colonies Martin-Menier s’esclaffa :

— C’est envoyé, cela !

Le docteur Trajan sourit, ironique, hochant sa tête fine à la moustache autrefois blonde et qui s’argentait à présent.

— Sans compter qu’elle a du flair, cette enfant ! remarqua-t-il négligemment à demi-voix, en faisant tomber la cendre de son cigare dans une soucoupe.

Le Moël et Cyprien Darquet s’étaient rapprochés. Le sénateur s’empara du bout de l’oreille de Cady.

— Qu’est-ce que je te donnerai pour ta fête ? Un bijou, ou toujours de l’argent ?

Elle répondit vivement :

— De l’argent !… Et le plus possible, tu entends, parrain ?

Avec un rire complaisant, Darquet observa :

— Elle est d’une vénalité abominable, ma Cady !… Et avec cela, d’une avarice sordide… Tout ce qu’elle extorque, elle le place sans en rien dépenser !…

Assise sur le coin de la grande table-bureau, ba- lançant ses jambes dans le vide, Cady jeta, ironique et importante :

— D’abord papa, qu’est-ce que tu en sais ?… Mes dépenses sont cachées, comme mes revenus !

Martin-Menier applaudit.

— Elle a ses fonds secrets !

— Enfin, continua Cyprien Darquet, tu ne nieras pas, petite Harpagon, que tu as un livret de caisse d’épargne presque plein.

Elle l’interrompit joyeusement.

— Il l’est !… Depuis quinze jours, on m’a acheté du trois pour cent !

Un éclat de rire accueillit cette communication.

— Ah çà ! s’écria le député stupéfait. Qui est donc ton homme d’affaires ?

Elle désigna du doigt le jeune magistrat qui souriait.

— Renaudin !… Il est peut-être bien un peu voleur comme tous les hommes de loi, mais j’ai tout de même plus confiance en lui qu’en toi, papa !… Et puis, il est très obéissant, et c’est l’essentiel…

Le juge salua.

Très flatté du compliment, mademoiselle Cady !

Elle reprit, de plus en plus excitée par les rires louangeurs de son cénacle :

Sur mon nouveau livret, il y a déjà trois cents francs !

— À qui as-tu chipé cela ? s’exclama Cyprien.

— À toi, papa ! répondit-elle promptement.

— À moi ? fit-il étonné.

— Parfaitement !… C’est l’argent que tu m’as donné pour avoir un caniche.

— Comment, tu n’as pas acheté le chien ?

— Maman ne l’a pas permis… Oh ! ça, je le savais bien d’avance !… Mais, si je te l’avais dit, tu ne m’aurais pas donné l’argent !…

Des rires et des bravos éclatèrent.

Elle sauta à terre, saisit les mains de son père et dit, les yeux brillants, le petit bout de la langue passant sur ses lèvres :

— Je veux de la chartreuse !

— Du tout !… C’est très mauvais pour les enfants…

Elle courut néanmoins s’en verser un verre et revint, triomphante, lapant le liquide avec des mines de chatte.

Caressant la tête de la fillette, Darquet déclara en riant :

— Gourmande, dissimulée, vénale, coquette, ivrogne, elle a tous les vices en herbe, ma fille !…

Une voix juvénile et un peu affectée traversa la pièce.

— Elle est délicieuse !

Cady courut vers celui qui avait parlé.

— Enfin ! s’écria-t-elle boudeuse. C’est heureux que vous m’aperceviez, mon peintre !…

Et, appuyant son genou sur le canapé où était assis

Jacques Laumière, elle posa effrontément ses lèvres sur la joue imberbe du jeune homme qui reçut cette caresse en riant, sans un geste pour arrêter la fillette, ni pour l’encourager.

Ah ! c’est que ce soir j’ai un interlocuteur plus intéressant que toi, ma petite ! dit-il. Cady jeta un regard méfiant et colère au personnage assis à côté de son ami et qui fumait en l’examinant avec indifférence.

Celui-ci, très brun, de forte carrure, l’air viril et énergique, portait une barbe courte, où apparaissaient prématurément quelques fils blancs. Son front se dégarnissait. Il avait cet on ne sait quoi d’ardent et de desséché qui caractérise ceux qui ont vécu aux colonies.

Maurice Deber était, en effet, un fonctionnaire colonial en passe, vu de solides protections, d’obtenir un poste fort élevé au Tonkin, malgré sa jeunesse.

Car son apparence, ainsi que celle de son ancien camarade de collège Jacques Laumière, était également trompeuse, en sens inverse.

Alors qu’on eût donné aisément dix ans de plus aux trente ans de Maurice, ceux de Jacques eussent facilement bénéficié de sept ou huit années en moins.

Le jeune peintre avait le teint blanc, la souplesse blonde de la chevelure, la pureté indolente et comme lassée des yeux d’un adolescent. Seule, une ride profonde, coupant en deux le front, apportait une contradiction en ce visage menteur, car rien dans la vie et l’âme de l’artiste ne confirmait la juvénilité de son aspect physique.

— Tu reconnais l’original de mon tableau destiné au prochain Salon de la Nationale ? demanda-t-il à Deber, en désignant d’un clin de paupières la fillette absorbée dans sa contemplation malveillante.

Le colonial acquiesça.

Certes… et j’ai une fois de plus admiré ton œuvre… Tu as précisé avec une prodigieuse habileté la physionomie déconcertante de ton modèle… Je ne me pique pas d’être un connaisseur ; pourtant, il me semble que tu as fait un chef-d’œuvre et je crois que ton succès sera éclatant.

Jacques sourit avec satisfaction.

— Je t’avouerai que je l’escompte un peu… Moins à cause de mon talent que tu veux bien louer que par suite de l’intérêt troublant qu’offre cette petite énigme que je me suis efforcé de rendre avec fidélité.

Il attirait auprès de lui la fillette d’un geste tendre et familier, ajoutant avec l’affectation qui lui était propre :

— N’est-ce pas qu’elle est affolante ?

Le regard de Maurice Deber pesa un instant sur Cady.

— Oh ! moi, tu sais, prononça-t-il froidement, je suis très vieux jeu… Je n’admets pas les enfants modern-style… Cela me paraît de petits monstres exaspérants et, en somme, rien moins qu’intéressants… Des phénomènes destinés à faire des adultes pitoyables…

Sous l’insulte inattendue, Cady bondit comme une chèvre. Mais le peintre la tenait solidement contre lui. Il éclata de rire.

— Calme-toi !… Ne fais pas attention aux rosseries de ce Tonkinois… de cet opiomane misogyne !… Il ignore la Parisienne et ne comprend plus que la congaï primitive !…

Maurice Deber eut un bon rire.

— Tu te trompes totalement !… D’abord, sache que j’ignore le goût de l’opium, et apprends que la congaï est certainement un être aussi compliqué et mystérieux que la jeune personne que voilà. Si j’aime les enfants vieux jeu, c’est que je puis les apprécier… j’en connais qui sont de braves petites filles, couchées à neuf heures, candides comme des agneaux et tout à fait ignorantes du flirt que, j’espère bien, elles éviteront, même à l’âge où il deviendrait normal.

Jacques flattait de la main la joue de Cady frémissante, ses yeux chargés de colère fixés sur Deber.

— Ah oui ! tes nièces, fit-il négligemment. Elles sont gentilles, mais pas suggestives le moins du monde.

— Ma sœur serait enchantée de ton appréciation ! riposta Maurice.

Maintenant, la main du peintre palpait le torse libre de la fillette.

— Si tu sentais comme ce petit cœur bat d’indignation et de fureur en ouïssant tes paroles peu galantes, tu serais honteux ! s’écria-t-il en riant.

Cady se dressa, les yeux étincelants, affectant un suprême dédain. Et, à voix basse, elle glissa à l’oreille de Jacques :

— Moi ?… Qu’est-ce que tu veux que cela me fasse ce que dit ce vieux monsieur grognon, chauve, barbu et mal habillé ?…

Jacques éclata de rire et Deber lui-même sourit, car elle avait parlé avec une adresse merveilleuse : assez distinctement pour être parfaitement entendue de Maurice, et, néanmoins, assez bas pour n’être point accusée d’impolitesse flagrante.

Le colonial s’inclina.

— Mademoiselle, vous êtes un jeune monstre, je ne m’en dédis pas… Mais je comprends la séduction que vous exercez et si je devais rester dans votre voisinage, il est probable que j’en arriverais, moi aussi, à vous trouver adorable.

Comme Cady ne désarmait pas, toujours irritée et palpitante, Jacques prit sur le bureau un objet singulier, sorte de pierre grisâtre, de forme irrégulière.

— Regarde bien ceci.

— C’est très laid ! déclara Cady méprisante.

Jacques reprit avec emphase :

— Eh bien, mon enfant, c’est le cas de comparer ton nouvel ami, Maurice Deber, à cette pierre qu’il vient d’offrir à ton père… Cette curieuse pierre, jeune élève, d’aspect peu engageant, est néanmoins d’une valeur inestimable !… Elle contient sous sa gangue grossière un diamant… Telle la parole bourrue de l’homme que voici cache un cœur qui…

Cady appuya sa main sur la bouche du jeune peintre, tout à coup vivement intéressée, oubliant son dépit.

— Assez ! Tu nous rases !… Qu’est-ce que tu dis ? Il y a un diamant sous cette vilaine enveloppe ? Un vrai ?

Jacques regarda Maurice en riant.

— Est-elle assez femme, déjà ! Parlez-lui pierre précieuse, et la voilà conquise !… Toute femme a une âme de lapidaire.

Cady tournait la pierre entre ses doigts.

— C’est vrai, monsieur ? demanda-t-elle au colonial.

— Oui, mademoiselle. Ce fragment contient un diamant. Non point de valeur inestimable, comme le prétendait Jacques, mais curieux justement à cause de cette gangue qui présente des particularités rares.

Cyprien Darquet approchait.

— Qu’est-ce que c’est ?… Cady, fais-moi le plaisir de ne pas toucher à cet objet !… C’est un cadeau royal que me fait Deber, et je ne tiens pas à ce que tu l’égares !…

Et il saisit la pierre des mains de la fillette qui protesta :

— Oh ! papa : je veux encore la regarder !…

— Du tout !

Le député enferma le diamant dans un tiroir de son bureau.

Deber riait de la déconvenue de Cady.

— Mademoiselle, si vous étiez une simple gamine comme une de mes nièces, je vous raconterais l’histoire de ce diamant qui, là-bas, s’appelait la Pierre de Lune, et passait pour un talisman.

Tout doucement, onduleuse et avec une grâce singulière, la fillette se glissa sur le canapé, dans l’étroit espace libre, entre les jeunes gens, et, se blottissant contre tous deux, elle prononça avec une simplicité et une candeur parfaitement jouées :

— Mais, monsieur, je suis aussi un tout petit enfant, et j’aime les histoires…

Séduit, malgré lui, Maurice caressa les cheveux de soie de la fillette, et, se penchant sur sa nuque parfumée, il dit :

— Eh bien, voici le conte de la Pierre de Lune…

Tandis qu’il poursuivait son récit, lovée de plus en plus intimement contre lui, avec un étrange instinct de la séduction sensuelle que la femme porte en soi, Cady s’efforçait sournoisement de troubler le conteur par le contact irritant de ce trop jeune corps animé de vouloirs encore obscurs, mais néanmoins disproportionnés à son âge.

Quand il se tut, peu à peu sourdement gagné par un embarras inexpliqué, elle se haussa lentement et l’embrassa dans le cou, avec une apparente douceur soumise.

— Je vous remercie, vous avez été très bon, fit- elle tout bas.

Et elle s’échappa d’un saut, tandis que le jeune homme avait un geste impatient et gêné. Ses yeux rencontrèrent ceux de Jacques, qui l’étudiaient.

— Singulière petite créature ! murmura le colonial.

Jacques ralluma une cigarette.

— Étonnante.

Bas, pour ne pas être entendu des autres hommes, Maurice jeta, avec une animation contenue :

— Veux-tu que je te dise ? Cela m’indigne !… Inconsciemment, je l’admets, mais bien réellement, on déprave ici cette enfant !… qui, peut-être, sans la déplorable éducation qu’on lui donne, ferait plus tard une femme charmante !

Jacques tira une bouffée de sa cigarette et proféra, candide :

— On la déprave ? Comment cela ? Tu as des idées bien perverses ! C’est une enfant, cette pauvre Cady ! et elle n’entend pas plus malice que nous.

Deber fit un geste et prononça sèchement, mécontent de s’être laissé aller à une morale bien inutile en ce lieu :

— Mettons que je n’aie rien dit.

Valentin, le valet de chambre, venait d’entrer, et, tout en rangeant les tasses à café, il glissa à l’oreille de Cady :

— Méfiance !… Y a une gonzesse qui réclame après son homme… On va venir par ici… Faudrait calter…

Aussitôt la fillette disparut comme une souris.

Mais, au lieu de regagner sa chambre, elle courut à l’office, où elle avala goulûment le champagne mis en réserve par Valentin.

Elle avait une indicible sensation de malaise physique et moral ; tout son être était enfiévré, écœuré, profondément intoxiqué.

Elle avait envie de mordre, de pleurer, de crier, surtout d’être étreinte par des bras puissants et cruels, jusqu’à l’évanouissement.

Dans la petite pièce vide, souffrant follement de sa solitude, elle se précipita à genoux, les coudes sur le siège d’une chaise où traînaient des torchons, et, les mains sur son visage, elle éclata en sanglots brefs et colères, évoquant l’image de Maurice Deber, qu’elle invectiva tout haut avec haine.

— Méchant !… brute !… imbécile !…

La voix de Valentin la tira brusquement de son délire rageur.

— Eh bien ! vous voilà dans un joli état !… Qu’est-ce qu’ils vous ont donc fait, là-bas ?…

Elle se releva d’un saut, essuyant ses larmes du revers de son bras.

— Toi, ne m’ennuie pas ! dit-elle avec langueur.

Un revirement total se faisait en elle. Ses nerfs s’étaient amollis ; elle se sentait telle qu’un chiffon.

Le domestique s’assit sur la chaise qu’elle avait arrosée de ses larmes, et l’attira contre lui.

— Viens me raconter ton chagrin, mon chou.

Elle ne s’offusqua point de cette familiarité et céda, docile.

Il avait passé les bras de la fillette autour de son cou à lui, et il la tenait debout entre ses genoux, ses deux mains la serrant à la taille :

— Allons, cause-moi, souffla-t-il, très sérieux, la respiration écourtée.

Cady se courba, appuya sa joue sur l’épaule du jeune homme, la tête alourdie, la pensée trouble, inexplicablement apaisée.

— Cause-moi donc, répéta-t-il avec une sorte d’impatience, l’étreignant plus étroitement. Elle demanda tout à coup, d’un accent timide et piteux :

— Dis-moi… Est-ce que je suis une petite fille ?

Il répondit, ses mains s’attardant à palper les hanches frêles.

— Dame, pour sûr !…

Elle insista, avec une coquetterie renaissante :

— Mais, une vraie petite fille ?… Ou presque une petite femme ?

Il tendit les lèvres avec un rire sensuel.

— Embrasse-moi, et je te le dirai…

Elle allait obéir, lorsque la voix aigre de Maria éclatant dans le corridor les fit se séparer précipitamment.

— Où te caches-tu donc, Valentin ?

Cady se jeta dans un retrait que protégeait le battant ouvert d’un placard.

Debout, ramenant son tablier blanc, Valentin s’écria :

— Voilà ! voilà !

Radoucie à sa vue, Maria dit en riant :

— Crois-tu !… J’imaginais que tu étais couché avec la demoiselle-j’apprends !… Oui, avec l’institutrice !

Il haussa les épaules.

— Es-tu bête ! Ce paquet d’os.

Et, dans sa cachette, Cady perçut un bruit de baisers, puis des paroles crues.

Lorsque tous deux furent partis, elle regagna son lit, les jambes molles, brisée de fatigue. Mais tous ses sens étaient trop exacerbés pour qu’elle pût dormir. Très longtemps elle s’agita fiévreusement sur sa couchette.


V

S’entortillant dans le peignoir que Maria venait de poser sur elle, Cady s’écria, les yeux pétillants :

— À vous, mademoiselle !

Maria remplaça prestement l’eau du tub et elles échangèrent, en cachette, un regard malicieux, escomptant les gaucheries, les résistances pudiques de l’institutrice devant la nécessité du bain, sous l’inspection de la femme de chambre, commandé par Mme Darquet.

« Elle n’est si guère dessalée ! » l’avait jugée Valentin.

Cependant, Mlle Armande se défaisait, en apparence, tranquille. Ni Maria ni Cady ne pouvaient compter les battements précipités de son cœur, ni sentir la chaleur du sang affluant à ses tempes. Elle s’était préparée à cette épreuve, et s’était juré que l’on ne rirait point d’elle.

D’un petit air décidé qu’elle croyait fort aristocratique, elle fit voler sa chemise par-dessus sa tête, enjamba le tub et s’y accroupit. Puis, saisissant la grosse éponge, elle s’aspergea d’eau qu’elle avait voulue très chaude, déclarant haïr la douche froide.

— Bravo ! ne put s’empêcher de s’écrier Maria.

Cady ne disait mot, très intéressée par l’inspection minutieuse du corps de son institutrice.

— Ma foi, remarqua la femme de chambre, à vous voir habillée, on ne vous dirait jamais si potelée.

La peau de Mlle Armande était bien d’un grain médiocrement fin et sa couleur plutôt noiraude. Tout l’ensemble de l’académie manquait d’élégance ; mais ses jambes s’emmanchaient bien aux hanches minces et les petits seins, que l’émotion gonflait, pointaient drôlement sur le torse grassouillet.

Aidez-la donc, dit Cady à Maria, en voyant que Mlle Armande parvenait difficilement à se savonner le dos.

Les mains douces de la femme de chambre s’empressèrent sur l’épiderme de l’institutrice qui frissonnait, inaccoutumée aux contacts étrangers.

Maria la fit lever.

— Montrez donc votre jambe ; on dirait que vous avez une écorchure.

Et à genoux, inspectant la jeune fille de bas en haut, elle eut un rire :

— Ah ! ça change d’avec Madame ! paraît qu’elle a eu un corps de statue, mais, depuis ses dernières couches, quelle cascade !… C’est pas étonnant qu’elle ait remisé ses amants !… Ça en serait un spectacle qu’elle leur donnerait !… Une série de tabliers… les seins par-dessus le ventre… le ventre par-dessus les cuisses… Et des plis, des fronces, des coutures !… Une vraie lingerie !…

Mlle Armande désigna Cady, qui écoutait en souriant froidement.

— Voyons, devant sa fille !…

Mais Maria se releva agilement, jetant le peignoir sur les épaules de l’institutrice.

— Et après ? s’écria-t-elle en riant. Ne vous esbrouffez pas, allez !… Il y a longtemps que Cady sait comment Julienne est faite, et qu’elle a rigolé dans les temps !…

Mlle Armande la considérant avec étonnement, elle pouffa et expliqua :

— Julienne, c’est une manière de surnom qu’on a donné à Madame entre nous, pour pas qu’on nous pige des fois à bavarder sur elle… et Monsieur, c’est l’Enflé…

Mlle Armande hocha la tête.

— Ah ! bien.

Cady enfilait sa chemise, dansant et chantant d’une voix langoureuse et ironique :

Julienne, Julienne, que tu me fais de peine !

— Voulez-vous bien vous taire et être plus respectueuse ! intima l’institutrice pour la forme.

Après de courtes hésitations, Mlle Armande avait prit le parti de faire résolument cause commune avec les domestiques contre les patrons, et de tolérer toutes les excentricités de Cady. La tâche de réduire un pareil petit diable paraissait trop rude à son indolence ; d’ailleurs, comment la soustraire à l’influence de son entourage ?… Enfin, sa courte entrevue avec Mme Darquet lui avait laissé un ferment de haine, un désir de vengeance qu’elle était enchantée d’assouvir sournoisement, par de quotidiennes trahisons cachées sous un mensonge impudent et une correction imperturbable.

Cependant, une forte émotion l’étreignit quelques heures plus tard, lorsqu’elle pénétra dans la salle à manger pour la première fois, afin d’y déjeuner avec ses patrons et son élève.

Cyprien Darquet s’y trouvait déjà, debout, causant avec l’un de ses secrétaires, M. Listonnet, un jeune politicien en herbe, très blond, myope, chauve, mais qui possédait de l’ampleur dans les gestes et une magnifique voix de tribune.

Le député avait trois secrétaires. Le premier, le seul qui remplit ces fonctions à proprement parler, paraissait très rarement rue Pierre-Charron, séjournant continuellement rue Laffitte, où Cyprien Darquet avait un bureau d’affaires. Les deux autres, exclusivement politiques, secondaient leur patron à la Chambre et dans le travail des commissions. Ils fréquentaient le salon de Mme Darquet sur un pied de demi-intimité. Cady les avait en horreur et feignait d’ignorer leur existence.

Le maître de la maison adressa de loin un sourire et un petit salut à l’institutrice ; mais elle eut le désappointement de n’entendre aucune parole d’accueil et de ne point voir de main se tendre vers elle. Une brève inclinaison de tête fut tout ce qu’elle obtint de Mme Darquet, qui serra la main de Listonnet et, d’un geste, invita chacun à s’asseoir.

Cady, raide et gourmée, ne soufflait mot, ses regards indifférents voyageant de son assiette à son verre. Valentin passa des œufs à la coque qu’elle refusa. Mlle Armande se repentit de n’en avoir pas fait autant. D’une fraîcheur douteuse, peu cuits et froids, ils lui causèrent une nausée.

M. Darquet parlait haut, donnant des explications touffues à son secrétaire. Les mots voltigeaient, sonores, vides de sens pour l’institutrice. La voix mesurée de Mme Darquet la fit tressaillir.

— Vous avez examiné Cady ?… Elle est bien en retard, n’est-ce pas ?… Chez sa grand’mère son éducation a été fort négligée.

Mlle Armande reprit son aplomb, décidée désormais à mentir effrontément en tout et pour tout. Et, simulant une surprise :

— Mais non, madame !… Sans doute, les connaissances de Mlle Cady manquent de cohésion, il y a des lacunes… Mais, avec de l’application et un bon système, elle aura bien vite rattrapé le temps perdu.

Sous la table, elle sentit le pied de la fillette frétiller sur le sien, tandis que Cady dissimulait un fol accès d’hilarité derrière son verre.

Un sourire satisfait de la mère récompensa l’impudence de l’institutrice.

— Vraiment ? Vous m’étonnez et vous m’enchantez… J’ai plusieurs fois essayé de voir clair dans le savoir de ma pauvre Cady sans y parvenir.

Mlle Armande affirma, pédante :

— La méthode, madame, c’est tout !… Dans trois mois, je réponds que Cady sera à la hauteur de jeunes filles beaucoup plus âgées.

— Est-elle docile ? Je tiens à ce qu’elle vous obéisse sans observation.

Les yeux de Cady se tournèrent, narquois, vers Mlle Armande.

Celle-ci déclara résolument :

— Je n’ai qu’à me louer de Mlle Cady !

Cyprien écoutait par hasard.

— C’est très bien, ma mignonne, continue ! s’écria-t-il, ravi.

Puis il se replongea aussitôt dans sa conversation avec Listonnet. On avait servi des côtelettes de mouton crues et molles avec des pommes paille desséchées. Mme Darquet, suivant un régime, ne prenait que du thé avec de minces tartines d’anchois.

Scandant ses paroles avec sa petite fourchette de vermeil qui frappait rythmiquement la nappe, elle déclara à voix contenue, pour ne pas gêner l’entretien de son mari avec le secrétaire :

— J’aurais voulu causer avec vous longuement, mademoiselle ; mais cela m’est impossible… Alors je m’en vais brièvement appeler votre attention sur les points de l’éducation de Cady sur lesquels j’exige que l’on ne transige jamais. Pour ce qui est de son instruction, je m’en remets à vous, sous la réserve que je vous ai indiquée, de ne pas heurter les principes religieux fondamentaux… Mais à côté de l’esprit de ma fille il y a son âme, qu’il s’agit de modeler et de réformer s’il en est besoin… Cady me paraît avoir une tendance fâcheuse à la rêverie. Habituez-la à penser tout haut, à montrer son cœur ouvert… Veillez à ce qu’elle ait le moins de contact possible avec les domestiques… Jusqu’à présent, elle a été intime avec sa vieille bonne ; cela ne présentait aucun inconvénient parce que c’était encore une enfant, mais, désormais, j’entends qu’elle cesse toute familiarité avec mes gens, bien que ce soient des personnes honnêtes et dévouées.

Mlle Armande s’inclina, comprenant que Mme Darquet attendait un mot d’approbation.

— Vos domestiques m’ont paru, en effet, parfaits.

Mme Darquet continua :

— Peut-être Cady a-t-elle pris quelques libertés de langage à la campagne. Vous proscrirez cela rigoureusement. Je tiens à une retenue de termes, à une pureté grammaticale absolue dans sa conversation… Inutile de vous dire que vous devrez observer une grande circonspection dans les lectures que vous lui permettrez… Je suis tout à fait contraire aux libertés que l’on accorde aux jeunes filles et je tiens à ce que l’on conserve à Cady, jusqu’au jour de son mariage, une innocence et une ignorance complètes. C’est dans ce but que j’éloigne ma fille de toute société d’hommes chez moi et que je lui défends, au dehors toute intimité avec des étrangères ou des personnes qui ne soient pas sûres. Vous conduirez Cady à ses cours de musique et de dessin, et vous tiendrez la main à ce qu’elle ne se lie avec aucune de ses camarades. Comme relations suivies, je lui permets uniquement ses cousines, Mlles Serveroy, qui sont à peu près de son âge, des jeunes filles très sévèrement élevées, irréprochables de tous points. Tous les jours. vous prendrez au moins deux heures pour lui faire faire de l’exercice… une marche régulière, d’un bon pas, quelque temps qu’il fasse, de préférence dans les grands espaces. Vous la mènerez deux fois par mois aux matinées classiques de l’Odéon… Le dimanche, elle le passe en compagnie de ses cousines. Vous vous arrangerez avec leur institutrice afin que chacune de vous preniez un congé tous les quinze jours.

Mlle Armande s’inclinait, imperturbable.

— Je n’oublierai aucune de vos prescriptions, madame, soyez tranquille.

Mme Darquet, conclut :

— Enfin, en général, préservez Cady avec vigilance du contact avec les gens grossiers ou communs.

Pendant qu’elle prononçait ces derniers mots, s’apercevant que son mari et le jeune Listonnet s’étaient tus, elle éleva la voix et y glissa une intonation un rien vibrante :

Mon rêve est que ma fille soit une fleur de serre, avec toutes les délicatesses de celle-ci, soigneusement garantie de tout ce que l’air du dehors a de rude et de desséchant !…

Cyprien approuva, touché et convaincu.

— On ne peut plus juste et charmant, ce que vous dites là, ma chère amie !

Mlle Lavernière hocha la tête d’un air pénétré.

— Vos intentions seront religieusement suivies, madame, assura-t-elle avec une austère simplicité. Raide sur sa chaise, Cady épluchait, absorbée, une mandarine, à l’aide d’une fourchette et d’un couteau à dessert, d’un petit air effarouché et pudique, uniquement préoccupée d’éviter à la pureté de ses doigts la souillure de cette peau d’orange.

Valentin en livrée, correct et sévère, allait et venait, sans bruit, attentif seulement au service.

VI

Le jeudi matin, Mlle Armande bâillait et se tournait dans son lit, sans courage pour se lever, quand elle s’aperçut que Cady était absente.

Par la porte entr’ouverte du cabinet de toilette venait un souffle glacé.

L’institutrice grommela.

— Qu’est-ce que cette enragée a encore inventé ?

Et elle se décida à revêtir un peignoir pour aller à la découverte.

Dans le cabinet, la fillette, penchée à la fenêtre, parlait avec animation. Cependant, elle dut saisir le bruit des pas sur le linoléum, car elle sursauta soudain, ferma la croisée avec précipitation et se tourna cramoisie et provocante.

— Avec qui causiez-vous ? interrogea Mlle Armande.

Elle répondit avec un étonnement simulé :

— Moi ?… Avec personne.

Les vives couleurs de son visage avaient déjà disparu ; elle recouvrait toute son impertinente audace habituelle. Mlle Armande fit un geste d’impatience.

— Cady, je suis très bonne pour vous, trop bonne, peut-être !… Car je tolère bien des choses contre lesquelles votre mère m’a recommandé d’être sévère !… Mais, en récompense, je dois au moins compter sur votre confiance !

La fillette la regarda ironiquement et prononça avec calme :

— Ce n’est pas par bonté que vous désobéissez à maman… C’est parce que vous la détestez, que vous avez peur des domestiques et que vous savez bien que vous ne pourriez jamais venir à bout de me faire céder !…

Ce fut au tour de Mlle Armande de devenir pourpre. Elle bégaya, décontenancée :

— Ah ! petit démon !… Vous dites des sottises, vous ne comprenez pas un mot de ce que vous répétez !…

Cady haussa les épaules, et, tournant les robinets d’eau chaude et d’eau froide, elle commença sa toilette, faisant un abominable gâchis autour d’elle, exprès, afin de chasser l’institutrice dont les pantoufles de feutre s’imbibaient comme des éponges.

Mlle Armande dut fuir ; néanmoins, sur le seuil, elle répéta, insistante :

— Avec qui parliez-vous à la fenêtre ?

Cady répondit tout en barbotant :

— Avec personne !… Je me racontais des histoires.

Mlle Armande haussa les épaules. Après tout, c’était peut-être vrai… Cette enfant était si bizarre !…

Lorsque Cady rentra dans la chambre, Mlle Armande, qui reprisait des bas, l’interrogea :

— Dites-moi, Cady, c’est le jour où nous allons à l’Odéon ?

La fillette fit la grimace.

— Oui.

Et, peu après, elle se rapprocha de l’institutrice, la flattant de la main, jouant avec les frisons de son cou.

— Ça vous amuse ? dit-elle.

— Quoi ?

— Ben, la conférence, la tragédie… tout le machin.

Mlle Armande se consulta indécise.

— Mais certainement, dit-elle sans conviction.

— Ah ! c’est malheureux.

— Pourquoi ?

Cady attira une petite chaise et s’assit tout contre son institutrice, levant sur elle des yeux brillants, pleins de mystère.

— C’est que, si ça vous embêtait autant que moi, il y aurait moyen de s’arranger pour passer une bonne journée autre part !…

Mlle Armande se récria, avec inquiétude.

— Ah ! quelle diablerie allez-vous encore proposer ?

— Rien de bien méchant, je vous assure ! On va jusqu’à l’Odéon… À la porte, on refile les billets pour cent sous au père Nicolas… et, en quelques tours d’auto, on est au Palais de Glace, où on retrouve mes cousines Serveroy.

— Ah ! fit Mlle Armande désarmée. Il est vrai que ce n’est pas pendable !

La fillette dansa, joyeuse.

— Vous voulez bien ?

— Et si votre mère l’apprenait ?

— Maman ?… Bon Dieu, comment voulez-vous ?… Elle est à la Chambre, maman, aujourd’hui, pour l’interpellation ; elle ne lâchera pas pied jusqu’à sept heures !

— Ah ! il y a une interpellation ?… De qui ? Pourquoi ?

Cady fit un geste dédaigneux.

— Dame ! vous ne lisez pas les journaux ! Tenez, un beau matin, nous serons ministre et vous ne vous en apercevrez pas s !

Sans insister, ayant conscience de son infériorité, Mlle Armande observa :

— Au fait… si nous brûlons l’Odéon, autant vaudrait n’y pas aller du tout…

Cady secoua la tête.

— Pas de blague !… Faut y aller, parce que c’est le sapin que prend toujours maman pour moi qui nous conduira, et il nous vendrait… Quant à l’auto… ce sera une chic auto, vous verrez !… et elle ne nous coûtera que cent sous de pourboire au chauffeur !

Mlle Armande s’effraya.

— Mais les entrées, c’est très cher…

— Phutt !… j’ai un abonnement.

— Qui vous l’a donné ?

— Un ami.

— Qui cela ?

— Vous ne le connaissez pas, ainsi !…

Mlle Armande branla la tête.

— Cady, vous m’épouvantez, fit-elle sérieusement.

La fillette enlaça la taille de la jeune fille et caressa affectueusement sa main.

— Puisque je vous affirme qu’on trouvera mes cousines… Vous savez bien que maman vous a dit que c’étaient des jeunes filles modèles !… Et vous verrez leur institutrice, c’est une perfection… Et puis, une femme respectable !… pas une gamine, pas une jolie fille comme vous !…

Mlle Armande rougit.

— Petite enjôleuse !… Et d’abord, comment savez-vous si je suis jolie ?

— Pardi ! il n’y a qu’à regarder les yeux que papa vous fait !…

Mlle Armande s’effondra.

— Cady ! voulez-vous bien vous taire ! balbutia-t-elle.

Le rire aigu de Cady sonna.

— Parions que, dimanche, il vous emmènera promener avec moi !… Et je vous promets que vous ne vous embêterez pas !… Vous verrez comme il est chic, papa, quand il est avec des femmes !…

Mlle Armande poussa un cri.

Dans son émoi, elle avait fait un faux mouvement et s’était cruellement piqué le doigt avec une aiguille.

Cela coupa court à la conversation qui devenait trop scabreuse pour l’institutrice, encore insuffisamment « dessalée », comme disait Valentin.

VII

Dans l’auto qui filait à grande allure le long du boulevard Saint-Germain, Mlle Armande, un peu effarée, essayait vainement de faire parler Cady.

— À qui est cette automobile ?… Comment s’est-elle trouvée là pour vous prendre, à la porte ?

Cady s’étalait avec enchantement sur les coussins de panne bleu-ciel. Elle montra le bouquet de fleurs de Nice entre les glaces claires, le miroir, la pendulette, le coffret rempli de menus objets : flacon de parfum, boîte de poudre de riz, bâton de rouge pour les lèvres…

— Vous voyez bien que c’est à une dame !…

— Qui est cette dame ?… Votre tante ? Cady éclata de rire.

— Oh ! non !… Ma tante n’a pas d’auto… Cela lui ferait mal aux nerfs !…

— Alors qui ?

Cady pointa tout à coup du doigt vers l’extérieur.

— Regardez !…

Mlle Armande sursauta avec effroi.

— Quelqu’un !…

— Mais non… tout simplement la Chambre des députés… Maman et père sont là, derrière ces murs…

Puis, brusquement, elle s’effondra sur le tapis.

— Mon Dieu, qu’avez-vous ?

— C’est Malifer, le second secrétaire de papa ! expliqua-t-elle. Il traversait la chaussée… On a manqué de l’aplatir !… C’est ça qui en aurait fait une affaire !… Voyez-vous qu’on aurait arrêté l’auto, dressé procès-verbal ! et qu’il aurait fallu donner notre nom !…

Mlle Armande pâlissait.

— Ah ! Cady, vous m’entraînez dans des aventures absurdement dangereuses !…

On traversait la place de la Concorde ; Cady se releva du fond de la voiture.

— Je vous dis des blagues !… Si on avait zigouillé Malifer, c’est le chauffeur qui aurait répondu… Nous, on se serait défilé…

Devant le Palais de Glace, elle sauta à terre et glissa le petit billet dans la main du chauffeur qui souriait.

— Tenez, Émile !…

— Merci, mademoiselle Cady !…

La clarté du cirque de glace, le ronflement causé par les patineurs lancés à toute vitesse, le tapage du grand orgue électrique éblouirent, abasourdirent Mile Armande qui ne savait littéralement ce qu’elle voyait. Cady l’entraîna.

— Elles sont déjà là !

Mlle Armande retrouva à peu près ses sens devant le visage aimable d’une femme d’une quarantaine d’années, courte et grosse, vêtue sans élégance, qui lui tendit la main dès les premiers mots de Cady.

— Enchantée de faire votre connaissance, mademoiselle Lavernière !… Je suis Mme Garnier, l’institutrice de Mlles Serveroy, les nièces de M. Cyprien Darquet.

Dix minutes plus tard, les deux femmes causaient avec une subite confiance, les jeunes filles envolées sur la glace et se confondant parmi la foule des autres patineurs.

Mme Garnier hochait la tête, un sourire désillusionné aux lèvres.

— Oui, ma pauvre petite, vous êtes en plein désarroi… sentant bien qu’il n’y a pas moyen de lutter contre ces mauvais singes ou ces poupées folles qui nous sont confiées… et, d’autre part, vous redoutez les représailles maternelles, au cas où l’on découvrirait vos défaillances. Eh bien, à ce sujet, je vous dis tout de suite : n’ayez aucune crainte… L’impunité vous est assurée, comme à nous toutes gardiennes de ces malfaisants troupeaux qu’il nous faut bien laisser brouter à tort et à travers… Non seulement les enfants sont forcément nos complices et nos défenseurs, mais les mères ne se soucient guère de la vérité et l’ignorent toujours… veulent toujours l’ignorer !… pour avoir la paix, pour être libres, pour n’avoir ni à combattre, ni à se tracasser, ni à se reprocher leur veulerie, leur égoïsme, leur sottise, leur lâcheté à remplir leurs devoirs de mères !…

— Ah ! que vous avez raison, et que vous les connaissez bien ! s’écria Armande avec un élan de haine. Si vous l’entendiez, ma patronne !… dégoulinant ses grandes phrases : « J’exige que vous préserviez ma fille de tout contact vulgaire. Elle n’aura aucune familiarité avec les domestiques… Elle sera ignorante de tout jusqu’à son mariage… » Miséricorde, il faut voir le phénomène dont il s’agit ! Une enfant qui parle un argot de voleur !… Qui en remonterait à une sage-femme… et qu’on trouve cachée dans tous les coins avec un voyou de valet de chambre ! Une enfant qui leur est plus inconnue que si elle était au Thibet.

Mme Garnier l’apaisa du geste.

— Chut ! ne parlez pas si haut, vous nous feriez remarquer. Et puis, quoi, c’est la vie !…

— Alors, chez vous, c’est pareil ! questionna Mlle Armande curieusement.

— On ne saurait guère comparer Mme Serveroy à Mme Darquet. Cependant en ce qui touche la question des enfants, aux résultats obtenus, c’est identique.

— Mme Serveroy est la sœur de M. Cyprien Darquet, n’est-ce pas ?

— Oui… elle avait épousé un riche fabricant de pâtes alimentaires qui a eu la discrétion de mourir après seulement quatre ans d’union.

— Mme Serveroy ne s’est pas remariée ?

— Elle l’aurait pu : elle était riche, jolie, jeune encore ; et soyez sûre que si elle ne l’a pas fait, ce n’est pas par dévouement pour ses filles ! Elle a préféré se dorloter… C’est une malade imaginaire… une égoïste dont vous ne trouverez pas facilement le second numéro !… Rien n’existe que pour elle, qu’à cause d’elle… On a inventé la terre pour qu’elle y marche, le soleil pour qu’il la chauffe…

— Eh bien, vous devez en avoir de l’agrément auprès de cette femme-là…

« Et vos petites sont-elles aimables ?… Vous êtes-vous attachée à elles ?

Mme Garnier haussa les épaules.

— Oui et non !… C’est si rosse, si vide !…

Mlle Armande allait poser de nouvelles questions, lorsque Mme Garnier, se penchant tout à coup, consulta la pendule placée en face d’elle.

— Déjà quatre heures !

Et, avec un regard inquisiteur à sa jeune collègue, elle demanda :

— Puis-je vous considérer dès à présent comme une amie et solliciter un service ?

— Mais certainement, assura Armande sans hésiter, quoique un peu surprise.

— J’aurais besoin de m’absenter une heure ou deux. Voulez-vous garder mes élèves avec la vôtre ?… Je viendrai les reprendre vers cinq heures.

Mlle Armande sourit.

— Bien volontiers, le service est léger et je vous le rendrai souvent si vous le désirez.

Mme Garnier parut enchantée et serra vigoureuse- ment la main d’Armande.

— Accepté, et à charge de revanche !

Et elle disparut si vite qu’Armande ne put deviner par où elle avait passé.

— Où diable court-elle, si pressée ? se dit-elle. Ce n’est pourtant pas à un rendez-vous galant !…

VIII

Maintenant qu’elle était seule, Mlle Armande suivait avec intérêt le mouvement des couples ou des patineurs isolés voltigeant sur la glace.

Peu à peu, s’accoutumant à ce papillotant cinématographe, elle parvenait à distinguer des personnages, les revoyait, les suivait dans leurs évolutions.

Elle constata que Cady était une patineuse remarquable.

Presque toujours seule, au centre de la piste, elle exécutait des voltes savantes, des exercices ardus avec une précision de professionnelle. Elle avait un air détaché, comme ne s’apercevant point du cercle de spectateurs attentifs, jaloux ou admiratifs, qui l’environnait. Puis soudain, elle trouait le mur humain et se lançait comme une flèche sur la glace du pourtour, venant unir ses bras à ceux de ses cousines, qui circulaient avec aisance, mais ne possédaient point un talent comparable au sien.

Les trois jeunes filles, les bras enlacés, s’arrêtèrent devant Mlle Lavernière, alors que l’orgue terminait un morceau.

— Mme Garnier vous a quittée, je parie ? demanda l’aînée des Serveroy en riant et en échangeant des regards malicieux avec sa sœur.

C’était une grosse fille épaisse, aux jambes énormes, de très petite stature pour ses quinze ans. Sa face de lune, pâle et malsaine, était trouée de petits yeux sans éclat, ordinairement bordés de rouge.

Au contraire, Marie-Annette, qui atteignait quatorze ans, était grande et svelte, assez gracieuse. Ses traits fins de brune eussent été jolis sans une asymétrie très prononcée.

Toute sa figure semblait avoir été secouée, ses éléments séparés et recollés de travers. Ce défaut, déjà très apparent quand sa physionomie était au repos, prenait des proportions fantastiques dès qu’elle riait ou parlait avec quelque animation.

Cady appelait ce phénomène le « tremblement de terre de Marie-Annette ».

Mlle Armande expliqua :

— Mme Garnier m’a demandé de la remplacer près de vous pendant une heure.

Alice éclata de rire et le visage de Marie-Annette se tordit.

— Ah ! s’écria celle-ci, vous pouvez être bien tranquille, on ne la reverra pas ! Comme d’habitude, nous serons obligés de rentrer seules boulevard de Latour-Maubourg !

Alice appuya :

— Elle nous plaque comme cela presque tous les jours.

Mlle Armande s’étonna, sa curiosité éveillée.

— En vérité ?… Mais quelles occupations a-t-elle donc ?

— Demandez-le-lui ? Elle ne vous répondra sans doute pas plus qu’à nous.

Cady prit un air de mystère.

Je le sais, moi. Une fois, je l’ai suivie, et j’ai vu… Elle va dans les fours à chaux de Belleville pour faire de la fausse monnaie !

Alice écarquilla les yeux.

— C’est vrai ?

— Je te le jure ! certifia Cady imperturbable.

Marie-Annette pouffa, le visage disloqué.

— Oh ! cette Cady !… D’abord, il n’y a pas de fours à chaux à Belleville.

La fillette était déjà en fuite, disparue dans le cycle toujours en mouvement des patineurs.

Soudain, Alice poussa le coude de sa sœur, tout émotionnée, et glissa bas :

— Oh ! le voilà !

Marie-Annette se tourna vivement :

— Où donc ?

— Là, en face, appuyé à la balustrade. Il cause avec elle… Elle a une robe nouvelle…

Marie-Annette eut un léger cri :

— Oh ! vois son œil !… C’est tout noir autour, comme s’il avait reçu un coup.

— Oui, il a un fameux pochon !… Peut-être qu’il est tombé et qu’il a attrapé un coup de patin.

— Ou plutôt qu’il s’est battu. Tiens, Cady est déjà avec le petit Georges…

Très intriguée par ce colloque, dont elle n’avait pas perdu un mot, Mlle Armande s’efforça de distinguer le couple duquel les jeunes filles s’entretenaient.

Mais justement, à cet instant, Cady passa, animée, une expression inusitée sur ses traits. Elle patinait à petite allure, les mains entrelacées à celles d’un petit garçon blond, aux longues boucles pâles tombant sur son jersey de marin, au pantalon long épousant étroitement ses formes qui gardaient le potelé de la première enfance.

Il pouvait avoir huit à neuf ans. Rien n’était plus joli que son visage au teint délicat, à l’ovale rappelant celui des vierges de Raphaël, aux doux yeux bleus un peu fuyants, bordés de longs cils très foncés — peut-être artificiellement avivés de noir car ses lèvres rieuses et tendres avaient certainement été aussi frottées de rouge.

Il s’appuyait contre Cady d’un air câlin, et ses yeux attachés sur sa grande amie exprimaient une affection passionnée.

Tous deux parlaient en même temps, sans s’écouter, en un besoin ardent de se confier tout ce que leur cœur mettait en réserve, sans doute depuis le dernier jour de leur rencontre.

Soudain, ils s’arrêtèrent, et Mlle Armande vit Cady tendre son front pour un baiser à une très jolie femme qui patinait avec un jeune homme. Elle était vêtue de velours vert, ses cheveux blonds bouffaient sous une toque de renard blanc.

Et, surprise, Mlle Armande reconnut précisément le couple qui attirait naguère les remarques des jeunes Serveroy. Le « pochon » de l’œil de l’homme était caractéristique.

Si peu expérimentée que fût l’institutrice, elle ne pouvait se méprendre sur la classe de ces personnages. Évidemment, la femme était une demi-mondaine ; et elle jugea l’apparence du jeune homme on ne peut plus louche.

Il était, il est vrai, fort élégamment mis ; sa taille était mince, bien prise, son allure aisée ; mais cette meurtrissure, cette trace de violence mettait une sinistre expression sur son visage jeune et pourtant extraordinairement fripé, aux yeux caves. Sa chevelure, qui devait être originairement noire, avait certainement subi une décoloration au henné qui lui donnait une singulière teinte acajou.

Et Cady causait familièrement avec ces gens !… La jeune femme l’avait embrassée… l’homme lui serrait la main en souriant et le petit garçon qui, visiblement, était le fils de la demi-mondaine dont il avait tous les traits, enlaçait tendrement Cady, paraissait avec elle dans la plus grande intimité !…

Mlle Armande s’apeurait.

Vraiment, les imprudences de son élève dépassaient les bornes, et il arriverait quelque malheur dont elle serait responsable, elle, la pauvre institutrice, si dénuée de moyens de répression !…

Là-bas, adossée à la balustrade drapée de velours, sans quitter les mains du petit Georges, Cady le questionnait, admirant la rare luminosité des yeux de l’enfant, dont l’émail pur semblait nager dans un bain de nacre fluide.

— Qu’est-ce que tu mets dans tes yeux pour qu’ils brillent comme cela ?

Georges se renversa coquettement :

— Dedans, je ne mets rien… Ça me piquerait. Mais Paulette, la femme de chambre de maman, me frotte les cils… C’est amusant, parce que c’est gras… alors, si je ferme les yeux — tiens, comme cela — ça colle… et puis quand j’ouvre, ça décolle et ça chatouille…

— C’est agréable ?

— Ça m’amuse.

— Et tes lèvres, qu’est-ce qu’elle y met ?

Georges rit, avec un air de mystère.

— Il y a trois choses rouges sur la toilette de maman… Une qui brûle… Une qui a goût de vanille, tout à fait bonne quand on lèche… et puis une autre qui est mauvaise… mais mauvaise !…

Cady écoutait, intéressée.

— Celle-là, tu n’en mets pas ?

— De la mauvaise ?… Si, quelquefois.

— Pourquoi ?

— Des jours.

— Quels jours ?

— Les jours où la grosse Loulou et Mme Darzy viennent.

— Qui est-ce, ces dames ?

— Des amies de maman… Une grande vache et un sale chameau… Alors, c’est à cause d’elles que je mets du rouge mauvais… parce qu’elles m’embrassent et ça les fait gueuler !

— Elles t’embrassent sur la bouche ?

— Oui, toujours… Alors, tu comprends, elles mangent l’amer… Et je suis content, parce qu’elles me dégoûtent.

Cady fronçait les sourcils.

— Et les autres amies de ta mère, elles ne te dégoûtent pas ?

Il sourit, le regard fuyant.

— Dame… pas toutes.

Les lèvres de Cady frémissaient, ses narines battaient.

— Pour les autres, tu mets du rouge à la vanille ? Et elles t’embrassent aussi sur la bouche ?…

Georges ne répondit pas, désireux de changer la conversation.

— Viendras-tu, ce soir, Cady ? Y aura pas de vieux, on rigolera… Y a Paul qui amène des copains à lui, et on boira du champagne…

Cady secoua la tête et les épaules avec une violente dénégation.

— Non, non, je n’irai pas !… D’abord, je ne peux pas, maintenant que j’ai M¹le Armande au lieu de la vieille Mathurine qui ronflait douze heures de suite comme un sabot. Et puis je pourrais que je n’irais pas, bien sûr !…

L’enfant se serra contre elle, levant des yeux pleins de tendresse.

— Pourquoi ? Si tu veux, on laissera les autres… On emportera des gâteaux et du champagne dans la chambre de maman, et on fera souper dans son lit ?

La fillette répondit durement :

— Non !

Et arrachant ses mains de celles de Georges, elle s’enfuit, de toute la vitesse de ses patins, tandis que l’enfant demeurait consterné à sa place.


IX

D’un pas raidi par les patins pesant à ses bottines, Cady gravit l’escalier montant à la galerie circulaire dominant la piste. Elle rejoignait ses cousines qui se reposaient. Elle s’assit à leurs côtés, tout de suite obsédée de questions sur le jeune homme aux yeux caves, la demi-mondaine et son petit garçon blond.

— Qu’est-ce que Paul t’a dit en t’abordant ? Il avait l’air drôle.

— Chez qui Charlotte a-t-elle fait faire ce bijou de robe en velours vert ?

— Qui lui a poché l’œil ?

— Est-ce que tu as parlé de tes amis à Mlle Lavernière ?

Cady répondit simplement :

— Zut !

Comme elle paraissait de fort méchante humeur, que ses yeux aux pupilles dilatées semblaient presque noirs, ses cousines, qui savaient qu’il ne faisait pas bon l’irriter, n’insistèrent point.

Un petit silence régna, que Cady rompit brusquement, jetant d’un ton rogue et impératif :

— Allons, parlez donc !… Êtes-vous devenues carpes ?… Amusez-moi !… ou je vous bascule toutes deux sur la glace, par-dessus le balcon !

Cette menace, le ton exagérément féroce de la fillette firent pouffer de rire les deux sœurs.

— Oh ! cette Cady ! s’exclama Marie-Annette, la figure agitée de convulsions.

Alice gloussait, avec parfois de petits éclats aigus.

Cady ferma les yeux et se boucha les oreilles.

— Oh ! la basse-cour !… Tais-toi, Alice, on dirait une oie qu’on étrangle !… Marie-Annette, je t’en prie, mets un mouchoir sur ta figure, il me semble que tout danse autour de moi !… Je vais avoir le mal de mer !…

Le rire de la brunette cessa. Elle se pencha d’un air mystérieux.

— Écoute !… Je vais te montrer quelque chose.

— Quoi ?

Elle tira un médaillon de son corsage, l’ouvrit avec précaution, et en retira un papier mince, replié dix fois sur lui-même.

— Lis cela !

Cady secoua la tête avec dégoût.

— Moi ?… Me casser les ongles à défaire ce chiffon !… et me crever les yeux sur ta sale écriture !…

Marie-Annette, piquée, déplia le papier.

— Bien ! fit-elle avec emphase. J’avais pourtant copié des choses curieuses, dans un livre de sport et d’élevage que, sûrement, tu ne connais pas !…

L’œil de Cady s’alluma légèrement. Cependant, elle laissa tomber avec dédain :

— D’abord, est-ce que tu sais ce que c’est que des choses curieuses, toi !…

Marie-Annette lui tendit le papier.

— Lis !…

Cady parcourut les lignes de fine écriture sans qu’un muscle de son visage bougeât. C’était une explication, en termes de maquignon, crus et précis, des procédés concernant le croisement des races chevalines et la saillie des juments.

La fillette rendit le papier à sa cousine en haussant les épaules.

— Et alors ? fit-elle railleuse.

Avide, l’autre demanda :

— Tu savais cela ?

Cady répondit simplement :

— Mais, à la campagne, je l’ai vu.

Les deux sœurs sursautèrent, saisies d’une curiosité maladive, qui faisait trembler leurs lèvres et chevroter leur voix.

— Tu as vu ?… Qu’est-ce que tu as vu ?

— Pas des chevaux… des vaches.

— Oh ! dis-nous ?

Mais Cady se fâcha.

— Vous êtes trop dindes !… Et puis après ? C’est très laid !…

Tout bas à l’oreille de la fillette, Marie-Annette susurra :

— Mais, Cady, le monde, c’est comme les bêtes, n’est-ce pas ?… Toi, tu n’as pas vu du monde, dis ?

Cady affirma :

— Oui, le monde c’est comme les bêtes.

Puis, après réflexion :

— C’est-à-dire… Ce n’est pas tout à fait comme les bêtes.

Marie-Annette, le visage grimaçant, insista :

— Tu as vu du monde, dis, Cady ?

Mais l’autre regarda avec épouvante les traits convulsés de sa cousine.

— Oh ! tu es trop laide pour que je te le dise ! déclara-t-elle d’un accent plein d’horreur.

Alice, qui n’entendait qu’à moitié les paroles des autres, penchée sur le balcon, remarqua :

— Les voilà qui s’en vont !… Tu ne vas pas dire adieu à Georges, Cady ?

— Non, répondit la fillette sèchement.

Pourtant, des larmes montaient dans ses yeux étincelants.

Cinq minutes plus tard, elle rejoignait Mlle Lavernière.

— Je suis fatiguée, nous partons, annonça-t-elle d’un ton bref.

— Et vos cousines ?

Elles rentrent aussi. Nous les mettrons en voiture.

Devant la véranda, à la sortie du Palais, le velours vert d’une robe de femme disparaissait dans une auto qui, la portière claquant, vira aussitôt.

Mlle Armande eut la rapide vision de cheveux blonds se détachant sur de la panne bleu-ciel.

— Tiens ! on dirait l’auto qui nous a amenées ! s’écria-t-elle avec surprise.

Cady, très occupée à prendre congé de ses cousines, sembla ne pas avoir entendu la remarque de l’institutrice.

Mlle Lavernière s’inquiéta.

— Vraiment, mesdemoiselles, vous ne préférez pas que je vous reconduise ?… Si madame votre mère s’apercevait que vous rentrez seules !…

Alice eut un gros rire.

— Il n’y a aucun danger ! À cette heure, tout est fermé chez maman !… Et nous rentrons par la porte de service.

Le fiacre s’éloigna. Mlle Lavernière et Cady gagnèrent la bande d’asphalte du trottoir.

Sur l’avenue des Champs-Élysées, quasi-obscure, la multitude des autos, filant à toute vitesse dans les deux sens, mettait une incessante fulguration de phares éblouissants, et l’air était empli par le doux sifflement de la fuite des roues sur le pavé de bois lissé par les pneus.

Mlle Armande appela tout son courage à elle.

— Cady, il me faut vous parler sérieusement… Croyez que je ne veux que votre bien… et soyez convaincue que, cette fois, je ne dois être ni faible ni complaisante !…

Elle fit une pause après ce préambule longuement prémédité, et, Cady, demeurant silencieuse, elle dut poursuivre, un peu gênée :

— Quelles sont ces gens à qui vous parliez au Palais de Glace ?

— Quelles gens ?

— Cady, vous me comprenez fort bien… Cette dame en velours vert, avec son petit garçon, et un jeune homme habillé de brun…

Cady répondit avec aplomb :

— Ah ! oui, la mère du petit Georges ? Eh bien, mais je ne sais pas.

Mlle Armande se rebiffa.

— Vous appelez l’enfant Georges… La mère vous embrasse… et vous ne savez pas qui ils sont ?

Cady répliqua, pleine de candeur :

— Mais non… Je ne les ai jamais vus qu’au Palais de Glace… Au commencement de l’hiver, le petit garçon et la dame apprenaient à patiner… Un jour, Georges est tombé devant moi… Je l’ai ramassé… Sa mère m’a remerciée… Depuis, j’ai patiné avec le petit, et on se dit bonjour avec la mère…

Mlle Armande était un peu désappointée.

— Voilà tout ?

— Mais oui.

L’institutrice rassembla ses idées.

— Eh bien ! c’est encore trop… Le genre de cette dame ne me paraît pas convenable et, certainement, votre mère ne serait pas contente si elle vous voyait causer avec elle… Il ne faudra plus l’approcher, et vous éviterez de patiner avec le petit garçon.

Cady, la tête basse, murmura des paroles inintelligibles.

— Que dites-vous ? s’écria Mlle Armande, qui avait cru saisir des consonances tellement choquantes qu’elle les jugeait invraisemblables, même dans la bouche de sa terrible élève.

La fillette répondit posément :

— Je ne dis rien, mademoiselle.

Encouragée par cette douceur inattendue, Mlle Armande recommença avec plus de fermeté :

— Je désire vous contrarier le moins possible, mon enfant, cependant, soyez certaine que lorsqu’il s’agira de choses importantes, vous devrez toujours m’obéir !…

Cette fois, tournée précipitamment vers l’institutrice, Cady, d’une voix tonnante, lui jeta au visage, irrémédiablement, les cinq lettres ordurières qu’elle mâchonnait auparavant.

— … !

L’autre chancela, littéralement assommée.

— Cady ! oh ! Cady ! balbutia-t-elle, épouvantée.

X

Le soir, après le dîner, Mlle Armande, le front sévère, le cœur battant secrètement, affermissant sa voix, essaya d’établir, une fois pour toutes, un semblant d’autorité.

— Cady, je n’ai pas voulu, aujourd’hui, entretenir votre mère de l’incident regrettable qui s’est passé entre nous, mais je vous préviens que si vous me donnez de nouveaux sujets de mécontentement, Mme Darquet saura tout.

La jeune fille la regarda hardiment.

— Vous ne pouviez rien raconter à maman, car il aurait d’abord fallu avouer que nous étions allées au Palais de Glace et non pas à l’Odéon.

Mlle Armande feignit de ne point avoir entendu cette remarque.

— Vous devez vous soumettre à moi. Et soyez persuadée que rien ne m’arrêtera pour que l’autorité de vos parents m’appuie si vous me résistez. En punition de votre conduite inqualifiable de l’après-midi, vous allez vous mettre au lit immédiatement.

— Bien, mademoiselle, répondit Cady impassible.

Et elle passa aussitôt dans le cabinet de toilette.

Mlle Armande sentit un baume descendre dans son cœur. Enfin, elle était victorieuse ! La petite pliait ; un peu de fermeté en viendrait à bout.

Elle s’assit à la table et commença d’écrire à une ancienne compagne de Sèvres. Non qu’elle lui gardât beaucoup d’amitié, mais elle éprouvait le besoin vaniteux de se vanter de la « superbe situation » qu’elle avait immédiatement trouvée après avoir « jeté sa démission au nez de l’Université ».

Elle écrivit quatre pages, mit la lettre sous enveloppe, inscrivit l’adresse. Et, machinalement, ses yeux allèrent au lit de cuivre de Cady où elle s’attendait à voir la forme mince de la fillette allongée. Le lit était vide.

Mlle Armande alla au cabinet de toilette.

— Que faites-vous, tout ce temps ? cria-t-elle avec colère.

Mais sa voix tomba soudain. Il n’y avait personne dans le cabinet.

Le sang monta au visage de l’institutrice.

— Misérable petit monstre !… qui m’a désobéi.

Elle courut à la cuisine.

— Où est Cady ? fit-elle menaçante.

Clémence, qui détestait l’institutrice, répondit d’un ton rogue :

— Est-ce que je sais ?… Je ne l’ai pas mise à la poêle !

Mlle Lavernière galopa de la chambre de Baby à l’office, interrogea Valentin indifférent. Cady n’était nulle part ; personne ne l’avait vue !…

La jeune fille rentra dans sa chambre, éperdue, une sueur froide baignant ses tempes.

Cady serait-elle allée se plaindre à ses parents ?… Ce démon était capable de préférer s’accuser afin de faire chasser l’institutrice !… D’ailleurs, elle était si menteuse et si adroite !…

Mlle Armande se laissa tomber sur une chaise, les jambes molles, guettant tous les bruits avec anxiété, s’attendant d’un moment à l’autre à être appelée, à devoir comparaître !…

Que dire ? Qu’avouer ? Que nier ? Elle était perdue, Elle serait chassée. Elle se trouverait demain sans place, sans asile, sans recommandations, avec cette double tare d’avoir dû quitter l’Université et d’avoir été renvoyée, à peine entrée, de la première maison qui l’avait accueillie !…

Elle se dressa. Tout valait mieux que cette attente !… Et, résolûment, elle se dirigea vers les appartements des maîtres de la maison.

Valentin l’arrêta.

— Où allez-vous ?

— J’ai à parler à Madame.

— Ni le patron ni la patronne ne sont là… Il y a réception ce soir au ministère des Affaires étrangères.

Mile Armande poussa un cri.

— Mon Dieu, alors où est Cady ?…

Le valet de chambre éclata de rire.

— Vous ne l’avez pas encore trouvée ?… Eh bien, cessez de la chercher, elle est plus maligne que vous et vous fera courir inutilement… Elle finira toujours par se montrer, allez !…

L’air goguenard de ce garçon excita les soupçons de Mlle Armande. N’était-ce pas lui qui cachait la fillette ?

Mais il se rapprochait, galant.

— Dites donc, si vous vous ennuyez seule, je pourrais vous tenir compagnie.

Elle le repoussa.

— Voyou !…

Elle rentra dans sa chambre en courant et se mit au lit, persuadée que l’indisciplinée ne tarderait pas à paraître.

Cependant, les minutes s’écoulant sans que sa solitude fût troublée, une lancinante inquiétude la faisait s’agiter, glissait une fièvre dans sa tête brûlante.

Des visions d’épouvante passaient brusquement devant ses yeux… Cette Cady était si bizarre, si incompréhensible !… Qui pouvait deviner ce qui fermentait dans son esprit ?…

Si elle était partie dans la rue !… Si elle s’était suicidée !…

Tremblante, Mlle Armande croyait entendre des bruits de voix, un tumulte… C’était Cady, ramenée par un sergent de ville… Ou bien, la fillette inanimée, étendue sur un brancard… Et Mme Darquet surgissait, menaçante…

Minuit, une heure, deux heures sonnèrent…

Enfin, un sommeil de plomb terrassa l’institutrice.

Et, au matin, lorsqu’une angoisse réveillée en même temps qu’elle-même la souleva dans son lit et la fit tourner le commutateur avec précipitation, elle aperçut Cady tranquillement endormie dans sa couchette.

Un flot de haine traversa l’institutrice, au souvenir de ses transes inutiles.

— Petite gredine ! proféra-t-elle, en grinçant des dents.

Cady bougea, ouvrit les yeux et considéra Mlle Armande, en silence.

— Où êtes-vous allée, hier soir, Cady ?

L’enfant répondit d’une voix blanche :

— Je suis montée au sixième voir Maria qui était souffrante… Je lui ai fait la lecture…

Un large halo bleuâtre cernait ses yeux, noircissait ses orbites ; elle semblait brisée de fatigue. Et refermant ses paupières, elle se rendormit. Mlle Armande ne proféra pas une parole. Elle se rejeta sous ses couvertures, où elle s’enfouit rageusement, se sentant à tout jamais vaincue.


XI

Dans la voiture qui les conduisait chez Jacques Laumière, pour la séance de pose de Cady, Mlle Armande demanda :

— Est-ce que d’habitude l’on demeure auprès de vous chez M. Laumière ?

— Oui, répondit Cady. Maman avait donné l’ordre à Mathurine de rester tout le temps dans l’atelier.

— Mme Darquet y est-elle venue quelquefois ?

— Jamais.

— Pourrait-elle y venir ?

— Ce n’est pas probable… En tout cas, pas cette après-midi, c’est son jour.

— Et votre père ?

— Papa est à la Chambre, et il ne sait même pas que je vais chez Jacques, aujourd’hui.

Mlle Lavernière conclut avec désinvolture :

— Alors, ma chérie, je ne vois pas qu’il y ait d’inconvénient à vous confier à votre peintre… J’irai faire quelques emplettes urgentes… Mais vous pouvez compter que je vous reprendrai à cinq heures.

Puis elle ajouta, devant le mutisme de son élève :

— À moins que cela ne vous soit désagréable ?… Alors, je resterais.

Les yeux énigmatiques et voilés, comme examinant au dedans des choses invisibles, se rappelant mille petits faits inconnus, Cady hocha la tête :

— Non, fit-elle lentement. Cela ne m’est pas désagréable.

— M. Laumière ne s’étonnera pas, je suppose ?… Et il ne bavardera pas ?

La fillette eut un sourire légèrement contraint.

— Oh ! Jacques ne s’étonne de rien… Et il sera discret.

Cependant, malgré sa hardiesse habituelle, elle éprouva une sensation de gêne et de malaise lorsque, pour la première fois de sa vie, elle se trouva entièrement seule, dans une pièce close et isolée, auprès d’un des commensaux de son père, de l’un de ses partenaires d’un flirt trouble que venait d’ordinaire, heureusement, limiter le public qui les environnait.

Toutes les audaces dissimulées de ses caresses, de ses frôlements hypocrites, de ses aguichantes câlineries de fausse enfant qu’elle prodiguait à des hommes dont elle s’amusait à suivre sournoisement le secret et vague émoi sensuel, elle n’en graduait point l’intensité avec prudence, car elle se savait suffisamment défendue par l’ambiance, par l’impossibilité où les autres se trouvaient de se laisser emporter par leur émotion.

Mais, à cette heure, sa petite science était brusquement désemparée devant la nécessité d’évoluer dans des conditions nouvelles au milieu du danger de la solitude, livrée à ses seules forces.

Elle comprenait que son rôle était doublement ardu aujourd’hui, parce qu’elle se trouvait en face d’un individu qui était précisément celui avec lequel ses coquetteries aiguës avaient été le plus loin et comportaient le plus de sous-entendus voluptueux. C’était aussi l’homme sans préjugés, sans responsabilités, sans frein, l’égoïste réfractaire aux illusions sentimentales et de sensualité surtout cérébrale, celui qu’elle pressentait le plus capable de s’émouvoir profondément pour le troublant mystère d’une âme et d’un corps de femme-enfant.

Si sûre d’elle-même dans les circonstances qui lui étaient familières, Cady éprouvait, à cette minute, une irritante appréhension de commettre des gaucheries, de se montrer au-dessous du rôle encore inconnu qui lui échéait.

Et quelque chose venait aggraver son embarras : l’évidente compréhension de Jacques Laumière qui, intéressé, souriant, semblait suivre, à mesure qu’ils se formulaient, les sentiments et les sensations de la fillette, dépaysée à ses côtés.

Cependant, elle ne tarda pas à reprendre son équilibre, car le peintre, avec tact, avait écarté tous les souvenirs de familiarité équivoque qui les unissaient, et, seul avec elle, il la traitait avec une camaraderie tranquille et presque respectueuse, supprimant même le tutoiement qui leur était habituel.

L’atelier, qui faisait partie de l’appartement du peintre, se trouvait tout au haut d’une maison moderne, située au coin des avenues Henri-Martin et Victor-Hugo.

C’était une vaste pièce, au sol revêtu de tapis, aux murs richement ornés de tentures, d’étagères, de bahuts supportant des bibelots précieux, mais dont peu de meubles encombraient le centre, Jacques aimant s’y promener librement.

Une particularité de cet atelier était que pas un tableau, pas une esquisse ne s’y voyait, sauf les toiles en train sur leur chevalet.

Laumière n’aimait pas les œuvres des autres, et les siennes, terminées, l’horripilaient quand il les avait perpétuellement sous les yeux.

Riche, orphelin, ayant horreur de toute attache, quelle qu’elle fût, Jacques faisait de la peinture avec un incontestable talent, la plupart du temps en amateur.

Pourtant, il vendait parfois, pour s’affirmer que ses œuvres étaient appréciées.

Ce qu’il préférait, c’était le portrait. Mais il voulait choisir ses modèles, et il avait créé une série de figures d’humanité moderne et curieuse, et dont l’image de Cady serait certainement parmi les plus attachantes.

Ces portraits, il les offrait à l’original, en se réservant seulement le droit de les faire figurer à toutes les expositions intéressantes. Les toiles qu’il destinait au public et auxquelles il attribuait une valeur marchande avaient toutes un sujet antique ou exotique. Il y montrait surtout une science du décor, une richesse de coloris qu’il abandonnait complètement lorsque, aux prises avec l’énigme d’une physionomie humaine, il traitait cette tête avec des minuties à la Memling, et l’entourait de hâtives ambiances estompées, rappelant l’individu plus qu’elles ne le précisaient.

C’est ainsi qu’il avait peint, sur la grisaille indéfinie d’un fond imprécis, la tête troublante de Cady, aux yeux lumineux, à la bouche arquée de mystérieuse mélancolie, à la chair mate, d’une vie impressionnante, tandis que se dessinait, en une sorte de hardi et insouciant croquis, le svelte corps habillé de gris, assis de face et renversé sur un canapé, les jambes emprisonnées de soie noire transparente croisée haut. Dans une ombre audacieuse, l’on devinait sans l’apercevoir la chair nue de la cuisse, au-dessus du bas haut tiré.

Sur un autre chevalet, un tableau destiné à la vente, également avancé, bien qu’un personnage central demeurât à peine tracé, représentait une scène de danse chez un roi d’Égypte.

De la danseuse, sujet principal, on ne voyait que l’esquisse vague d’un dos cambré, d’un profil perdu, de bras soulevant des voiles qui plaquaient sur les formes des jambes…

Cady, debout devant ce dernier tableau, l’examinait attentivement.

— C’est très joli, déclara-t-elle convaincue.

Laumière, occupé à préparer sa palette, sourit.

— Je parie, jeune fille, que vous préférez cette toile à votre portrait ?

Elle répondit sans hésitation, avec, sous la simplicité des termes, une justesse de sens artistique qui surprit le peintre :

— Ça n’a aucun rapport. Ceci est plus joli, et l’autre est plus beau.

— Enfin, lequel aimez-vous le mieux ?

— Cela dépendrait du salon où je le mettrais.

Et, comme Laumière riait, elle expliqua avec irritation :

— C’est vrai !… Ce tableau d’Égypte fera bien dans un salon de genre ancien, avec des tentures riches, un peu sombres… Et mon portrait y serait affreux… Il lui faut autour de lui de l’art nouveau, du blanc, du clair, du plein jour…

Laumière cessa de rire.

C’est parfaitement exact. Et, maintenant mademoiselle Darquet, ajouta-t-il avec un salut ironiquement respectueux, voudriez-vous être assez bonne pour prendre la pose ?…

Elle ne bougea pas, étudiant toujours la scène de danse.

— Pourquoi la danseuse n’est-elle pas finie ?

— Parce que le tableau n’est pas terminé.

— Si, il est terminé partout, excepté à l’endroit le plus important. Pourquoi ?…

Renversé sur son siège, le peintre, considérant la fillette qui lui tournait le dos, son fin profil effleuré par la lumière, eut un sourire singulier.

— Ah ! voilà !…

Elle vira sur elle-même avec une vivacité inattendue, comme si elle eût deviné le regard et le sourire attachés sur elle.

— Voilà, quoi ?

Leurs yeux se rencontrèrent. Jacques prononça :

— Eh bien ! cette danseuse, qui n’est pas terminée, ne le sera pas, tant que je n’aurai pas trouvé le modèle qui m’est nécessaire.

— Très sérieuse, Cady l’étudiait.

— Ah ?… Vous n’avez pas de modèle pour elle ?…

— Non… Il me faut un corps très jeune, très souple, très mince… et en même temps intéressant… Vous comprenez ?… Toute l’attention se porte sur ce personnage, ainsi que la lumière… Un effet de contre- jour sur lequel je compte beaucoup… Alors, je ne veux pas d’une silhouette banale… et j’attends…

— Qu’attendez-vous ?

Il l’enveloppa d’un coup d’œil insistant.

— L’occasion.

Elle ne répliqua point et vint silencieusement s’asseoir à sa place habituelle, où elle s’immobilisa.

Au bout de quelques minutes, Laumière fit un geste d’impatience.

— Il est impossible de vous peindre aujourd’hui !

L’œil de Cady quitta des lointains mystérieux pour venir se poser, moqueur, sur le jeune homme.

— Parce que ?

— Vous avez à présent une expression comme jamais je n’en ai encore vu sur votre insupportable physionomie mobile !… Tout est à reprendre !… Et je ne veux fichtre pas recommencer ce travail !… J’aime mieux attendre votre figure de tous les jours… Elle est déjà bien assez compliquée !.…

Elle répondit promptement, avec son rire aigu :

— Eh bien ! aujourd’hui, peignez-moi de dos !…

Il la regarda intensément, puis, déposant sa palette, il prit une cigarette dans un étui, l’alluma, et se mit à marcher en silence.

Cady, allongeant simplement ses jambes, n’avait pas autrement bougé. Ses regards suivaient le peintre, hardis et curieux. Elle avait recouvré toute son assurance et éprouvait la sensation de satisfaction la plus générale, la plus profonde qu’elle eût jamais ressentie.

Il s’arrêta tout à coup devant elle.

— C’est incroyable comme nous nous comprenons ! Décidément, vous êtes une petite créature bien spéciale, Cady !… Et nombre de femmes vous envieraient votre intuition, votre sens inné de la psychologie la plus subtile.

Elle l’enveloppa d’un long regard caressant.

— Tout ça, c’est des mots, déclara-t-elle d’une voix câline, Je te connais très bien, voilà tout !…

À ce tutoiement qu’elle reprenait parce qu’inconsciemment il lui paraissait à sa place désormais entre eux, le jeune homme eut un imperceptible tressaillement. Il recula et dit avec une indifférence affectée :

— Oui, tu devines parfaitement que l’idée de toi… de ce que devaient être tes formes, encore indécises a traversé mon esprit, quand j’ai tracé ce croquis… et s’est de plus en plus imposée lorsque j’ai essayé d’y dresser des corps quelconques…

Il s’arrêta et reprit au bout d’un moment :

Seulement… Serais-tu assez brave pour me poser réellement, ma bonne femme ?

Cady sourit dédaigneusement.

Quelle bêtise !… Bien sûr que je serais assez brave !

Jacques désigna de l’extrémité de sa cigarette un angle de l’atelier, qu’enfermaient des paravents. Et, avec un défi railleur :

Eh bien ! ma petite… Là, tu trouveras le costume de ma danseuse… Une coiffure très compliquée… et une robe de gaze qui l’est beaucoup moins. Va, et habille-toi…

Cady souriait toujours, mais sa bouche se crispait : un émoi l’envahissait ; une sorte de paralysie la gagnait, au moment où l’action s’imposait et se substituait, catégorique, matérielle, à l’idée abstraite qu’elle admettait sans difficulté.

Pourtant, d’un effort, elle se dressa, les jambes fourmillantes, l’estomac terriblement contracté par une émotion dont les éléments étaient tellement divers, multiples et enchevêtrés, qu’il lui eût été impossible de les séparer pour les reconnaître.

Laumière, qui l’observait curieusement, précisa :

— Tu as peur, hein ?

Elle avoua héroïquement :

— Oui, j’ai peur !… Mais, quand j’ai peur d’une chose, ça ne m’empêche pas de la faire, si je le veux !…

Et elle courut aux paravents, derrière lesquels elle disparut.

Elle ne fut pas longue à se débarrasser de ses vêtements, et, nue, passa la robe de gaze orange rayée d’or. Puis, tordant et relevant ses cheveux à la diable, elle posa sur son front l’espèce de casque d’émail à multiples pendeloques et pierreries…

Alors, devant la grande glace de la toilette, elle se regarda, surprise de se reconnaître et se trouver en même temps si nouvelle… Et un orgueil, une joie éperdue gonflèrent son cœur, débordèrent en un flot triomphant, vainqueur, insolent, qui chassa l’effroi de naguère, la vague pudeur instinctive, et l’appréhension plus réfléchie que sa gracilité d’adolescente ne fût pas à la hauteur de l’espoir de l’ami !…

— Je suis prête ! cria-t-elle d’une voix frémissante, qui chantait toute l’allégresse de l’Eve se découvrant.

Il répondit brièvement, presque maussade :

— Eh bien, arrive !…

Sans avoir besoin de le voir, elle comprit à son accent qu’il subissait un sentiment analogue à celui qui l’emplissait elle-même tout à l’heure. Il regrettait et redoutait l’épreuve qui, peut-être, le désillusionne- rait à jamais sur la valeur physique secrète de ce petit être dont l’âme et les sens l’intéressaient si étrangement.

Elle se glissa hors du paravent et avança, posant ses pieds nus avec précaution sur la haute laine du tapis, relevant d’une main sa robe trop longue et, de l’autre, en un geste heureux, soutenant sa lourde coiffure mal équilibrée.

Le peintre reçut le choc inoubliable de cette silhouette hardie de jeune corps svelte, qui avait de l’éphèbe toutes les grâces troublantes et de la femme d’indicibles promesses voluptueuses.

D’un coup d’œil rapide, elle mesura le trouble éperdu de l’homme et sentit s’épandre en elle la conscience de sa suprême force tranquille de femme.

— Je ne peux pas arriver à faire tenir cette coiffure ! dit-elle d’un accent boudeur et dont elle exagérait volontairement le ton enfantin et la sécurité candide.

Jacques reconquit d’emblée tout le calme apparent qui lui était nécessaire.

— Approche, je vais t’aider.

Ce fut, dès lors, entre eux, une affectation de naturel, de détachement, dont ils mesuraient exactement l’hypocrisie, sans pouvoir l’avouer, car ce mensonge était toute leur attitude en une situation qu’ils feignaient d’apprécier très ordinaire.

Cady s’était assise sur un tabouret, ramenant sur elle les plis de la gaze transparente ; et le jeune homme, ayant pris des épingles, disposa adroitement la chevelure épaisse de l’enfant en réservant de longues mèches qu’il releva parmi les pendeloques fixées avec solidité.

— Là ! fit-il gaiement. Voilà Cady à la dernière mode de Memphis !…

Elle se dressa, le corps raidi, sous la gaze flottante.

— Ma robe ne tient pas non plus, déclara-t-elle avec une moue, la paupière baissée, bridant l’œil et voilant à demi le regard sous les cils sombres.

Le peintre haussa les épaules.

— Parbleu !… Tu as oublié de mettre la ceinture.

Il alla chercher le bijou, et, les mains adroites et discrètes, il encercla les reins de la fillette sur la transparence de la tunique, dont il étira soigneusement les plis.

— Tu vois, expliquait-il, ces deux longs pans partant des épaules, ce sont des espèces de manches volantes, dont les danseuses saisissaient les extrémités et qui servaient à leurs attitudes, selon le pas de danse et le rythme de la musique.

En souriant, Cady prit la pose indiquée sur le tableau et, renversée, les reins cambrés, la sveltesse élégante de ses jambes et de ses cuisses dessinant un mouvement, elle érigea une exquise silhouette d’ardente petite danseuse antique…

Durant un instant, Jacques demeura émerveillé devant cette précieuse statuette, avec, au cerveau, cette flamme chaste et enthousiaste de l’artiste, chez lequel la beauté et même la sexualité n’évoquent plus la sensualité, mais uniquement une émotion religieuse, un avide besoin de recréer de ses mains une beauté pareille, encore magnifiée par sa propre collaboration.

— Oh ! s’écria-t-il avec ferveur. Si tu pouvais tenir la pose !…

En elle aussi s’infiltrait un bonheur orgueilleux de contribuer à la création d’une œuvre qui attirerait l’admiration d’une foule et demeurerait éternelle…

— Je te jure que je ne bougerai pas ! affirma-t-elle courageusement.

Il apporta des appuis et les fixa avec soin sous les bras étendus de l’enfant, qui n’eût pu, sans ce soutien, supporter la fatigue de son attitude.

Du reste, avec la conscience de ce qu’il y avait d’éphémère dans « l’occasion » vaguement rêvée et sur laquelle il n’avait jamais compté de façon positive, Jacques se hâtait de jeter sur la toile une esquisse qui caractérisât tout l’inestimable de ce corps inachevé, cette perfection de lignes élancées que la féminité définitive, tôt venue, détruirait et remplacerait par des beautés moins rares.

Durant les minutes de repos nécessaire qu’il imposait à son modèle, ni Jacques ni Cady ne quittaient leurs places, devinant obscurément que le charme pur de leur émotion artistique fondrait et s’altérerait si leurs personnes se rapprochaient.

Cependant, le temps s’écoulant, ils durent s’avouer leur harassement.

Le visage pâli et vieilli, la ride de son front profondément creusée, Jacques Laumière eut un geste de dépit.

— Allons, en voilà assez pour aujourd’hui ! s’écria-t-il la voix chargée de regret.

Cady ne protesta pas. Sa tête était lourde, ses membres douloureusement engourdis ; il lui semblait que ses pieds ne posaient plus sur le sol, mais foulaient quelque chose d’instable et de vacillant.

— Rhabille-toi bien vite, conseilla le peintre.

Elle obéit sans mot dire, et revint, ayant pris un temps assez long pour se revêtir.

Jacques fumait, paresseusement étendu sur la chaise longue.

— Tu n’as pas eu froid ?

Elle s’assit, bien sage, auprès de lui.

— Si, un peu.

Il se recula.

— Mets-toi là… et attends.

Il attira une peau de vison, et en couvrit la fillette étendue.

— Ne bouge pas. Tout à l’heure, tu auras chaud.

Mais, d’un geste souple, elle se coula contre lui, et appuya sa tête sur l’épaule du jeune homme.

— Je suis fatiguée.

— Dors.

— Je n’ai pas sommeil… Mais je voudrais rester comme cela, très longtemps, sans que tu remues, et sans que tu parles…

Jacques rit.

— Tu me permets de fumer ?

Elle s’interrogea, indécise.

— Oui…

Puis, plus affirmative :

— Oui, parce que le tabac, cela grise…

Il ne répondit pas. Des minutes muettes s’écoulèrent. Jacques avait passé son bras sous la taille de l’enfant, et, de sa main droite libre, il rallumait cigarettes sur cigarettes, le regard perdu, envolé dans une songerie inconnue, tandis que Cady, les paupières demi-closes, guettait furtivement, avec insistance, le visage du jeune homme, essayant de suivre ses pensées et de démêler ses sensations.

Mlle Lavernière les trouva dans la salle à manger, attablés devant un goûter. Cady dévorait, très en verve, très excitée, racontant des histoires fantaisistes avec des cascades de rire aigu.

— Vous avez fait une bonne séance ? demanda Mlle Armande banalement.

— Mais oui, répondit le peintre, les yeux attachés sur cette enfant énigmatique, en ce moment franchement, sincèrement gamine, disant des niaiseries avec des singeries impayables, et qu’il avait, naguère, cru sentir, contre lui, si mystérieusement femme et si prématurément raffinée.


XII

Comme Cady le prévoyait, M. Cyprien Darquet annonça que si Mlle Lavernière n’avait rien de mieux à faire ce dimanche-là, il l’emmènerait volontiers promener avec sa fille. Il déjeunait en ville et viendrait prendre les jeunes filles vers trois heures.

Après d’interminables jours brumeux et froids, le temps se montrait justement clair : l’air était doux.

Cady, ayant constaté à la fenêtre ouverte l’état engageant du ciel, ravie, se mit à danser, les cheveux envolés, tournant sur elle-même, « faisant le derviche » pour sentir dans un vertige la douceur des mèches de sa chevelure la fouetter au visage. Cady ! finissez, vous vous ferez mal ! implora Mlle Armande écœurée.

La fillette, les yeux fous, toute pâle, les narines pincées, se laissa tomber sur leur unique fauteuil.

— Écoutez, mademoiselle !… Quand je sors avec papa, c’est moi qui commande !… Aujourd’hui, je décrète que nous irons au Bois, tout là-bas, où c’est presque la campagne !… Et on marchera dans les feuilles pourries, qui sentent bon le bois pourri et la fougère écrasée.

— En effet, avec ce beau temps, ce sera charmant.

— Et puis vous allez vous habiller tout de suite pour que je voie si rien ne cloche à votre robe neuve.

Mlle Armande protesta.

— Il est encore de trop bonne heure !

Cady se dressa austère, la bouche pimbêche :

— Mademoiselle, j’ai charge d’âme !…

Et, soudain voyou :

— Si vous êtes fagotée à la va-te-faire-fiche, qui est-ce qui trinquera ?… C’est la môme Cady !… C’est qu’il n’est pas coulant comme du beurre le citoyen Cyprien Darquet, sur le chapitre toilette des gonzesses qu’il sort !… Faut être rupin !… et mieux que ça… Un mélange qui n’y a que moi qui le comprends ! Tâche de saisir, mademoiselle… Faut que papa soye flatté des fumelles qu’il promène… Mais faut tout de même pas que le peuple y dise derrière ses quilles : « Qui c’est’y que c’te camelote qu’y raccompagne le député ? » Faut être ni faub Saint-Germain débinard, ni cocotte flambante !…

Mlle Lavernière s’agita sous l’avalanche.

— Mon Dieu, Cady, est-ce que vous ne pourriez pas parler comme tout le monde ?

Cady observa philosophiquement :

— Mais… Qu’est-ce que c’est que tout le monde, jeune fille à l’âme banale ?

Puis, changeant de ton :

— Habillez-vous et passons l’inspection !

Mlle Armande se décida à obéir.

Après tout, cette Cady avait du goût et il ne fallait pas déplaire à M. Darquet !…

Examinant la combinaison mauve, assez élégante, mais d’une fraîcheur douteuse, Cady fit la grimace.

— Mon trésor, si vous croyez que c’est avec des objets de cette caducité que vous séduirez papa !… Je vous préviens que c’est l’homme des dessous virginaux !…

Mlle Armande devint pourpre, balbutiant :

— Voyons, Cady, ne dites pas de choses absurdes et inconvenantes !…

La fillette fit un geste d’indulgence, les yeux pétillants de malice.

— D’ailleurs, pour aujourd’hui — souligna-t-elle avec intention — ça n’a aucune importance… Voyons la robe ?

Mlle Armande, très intimidée, passa le costume acheté l’avant-veille à la Samaritaine. Très simple, en velours anglais côtelé noir, il parut correct à Cady qui approuva.

— Ça va… Le chapeau maintenant… Bon, encore… Les bottines passent… Vos gants ?

Mlle Armande montra un cuir jaune grossier, aux larges boutons de nacre, qui fit reculer Cady avec horreur.

— J’en pâlis ! affirma-t-elle. Mais attendez !…

Elle disparut durant cinq minutes et revint, triomphante, avec une paire de longs gants souples, en chevreau noir.

— Voilà l’affaire !

Mlle Armande questionna avec inquiétude :

— Qui vous a donné cela ?

La fillette roula des yeux sauvages :

— C’est pas donné !… C’est du butin !… vociféra-t-elle.

Mlle Armande se récria :

— Oh ! Cady, je parie que vous avez pris ces gants chez votre mère, sans sa permission ?

La fillette s’emparait des mains de son institutrice et la gantait de force.

— Tu l’as dit, ma crotte ! chantonna-t-elle.

Et, satisfaite, tandis que Mlle Armande protestait de plus belle :

— Ça va, ça colle, ça moule !… Taisez-vous donc, mademoiselle, ce que vous dites ou rien, ça fait la rue Michel !… Faut bien que vos pattes de devant soient chaussées convenablement, sans ça tout votre chie fiche le camp !… Et puis, il manque encore quelque chose… Tenez, avec ceci, vous voilà jolie comme un cœur !… un cœur de veau, de mouton, de rat, de cigogne, de petite grue jolie à se mettre à genoux devant !…

Et elle agrafait sous le menton de l’institutrice une de ses cravates en fourrure noire.

— Non, mais, regardez-vous !… Vous êtes tout à fait bien ! s’écria-t-elle enchantée.

Mlle Armande sourit, malgré elle, à l’image que lui renvoyait la glace, n’objectant plus que pour la forme :

— Mais je ne puis prendre les gants de votre mère… Je vais en acheter de pareils.

Cady jeta :

— Tu parles !… Ça coûte soixante francs, des enveloppes comme ça !…

— Eh bien ! justement, je ne puis…

Cady haussa les épaules.

Elle ne s’en apercevra seulement pas ! Elle en a des douzaines… Je lui chipe bien d’autres choses !… Et puis, tenez, ces gants-là, je crois bien qu’ils étaient mis de côté pour être jetés… Ils ont une égratignure, là, sur le pouce droit… Et, enfin, quoi, si ça vous écorche le gosier, on les remettra ce soir !

Mlle Armande céda.

— C’est cela, vous irez les reporter… Aujourd’hui, les magasins sont fermés, et je ne voudrais pas faire honte à M. Darquet.

Cady, enchantée de cette concession hypocrite, se mit à exécuter une danse folle, autour de son institutrice.

— T’as raison, mon ange ! hurlait-elle. Faut jamais faire rougir un homme d’âge !… Ça porte point chance !…

— Mon Dieu, Cady, où prenez-vous tout ce que vous dites ? s’exclama l’autre, complètement effarée.

Comme Mlle Armande allait retirer sa robe, Cady l’arrêta vivement.

— Du tout ! restez habillée !… Habituez-vous à votre pelure et habituez-la à vous. Sans quoi vous aurez l’air, tout à l’heure, d’un bâton de sucre de pomme qui admire ses peinturlures, ou d’un battant de cloche qui se promène sous son enveloppe…

Lorsque Maria vint annoncer :

— Monsieur attend ces demoiselles en bas, en auto.

Cady jeta sur sa tête son chapeau cloche brun garni de grelots et enfila sa grande pelisse de loutre : les royales étrennes de son père.

— Vite ! vite ! cria-t-elle à Mlle Lavernière qui la suivait, pleine d’émoi à la pensée de se trouver en quasi tête à tête avec le député.

Celui-ci, énorme, très rouge, emplissait à lui seul le taxi-auto. Il fumait un cigare et ses yeux un peu troubles dévisagèrent immédiatement l’institutrice.

— Très bien ! fit-il approbativement, comme elle montait dans la voiture, poussée par Cady. Vous êtes très bien !

Et, sans doute pour l’aider, il enfonça ses gros doigts dans la chair du bras, presque sous l’aisselle.

Dehors, Cady ordonnait au chauffeur :

— Au Bois, grande allure, hein ! Par la Porte Dauphine, les lacs, la route de l’Hippodrome… Et vous arrêterez à l’endroit où il y a de petits massifs… On vous dira !…

Et, grimpant dans l’auto, elle tomba au milieu du couple.

— Place, place, si’ou plaît !

Cyprien Darquet se redressa. Sa bouche, qui sentait le tabac et le fumet des vins fins, était presque dans le cou de Mlle Armande gênée et vaguement triomphante.

— Hé, hé, fillette ! s’écria-t-il, il t’en faut bien de l’espace !…

Elle répliqua effrontément, posa sa main sur la bedaine de son père :

— Parle pour toi !… Dieu que tu es gros, aujourd’hui… Qu’est-ce que tu as donc mangé ?… Hein, mieux qu’à la maison, je parie ?…

Le député fit la grimace.

— Ah ! le fait est que les repas, chez nous !…

Et, se tournant, vers Mlle Lavernière :

— Je ne sais à quoi cela tient… Nous dépensons pourtant beaucoup… Clémence est bonne cuisinière, puisque, lorsque nous avons du monde, ses dîners sont irréprochables… Eh bien ! à l’ordinaire, c’est infect… Et insuffisant, avec cela !…

Cady rit.

— Pardi, c’est bien simple !… C’est la gratte !… Si elle te donnait à manger, Clémence n’économiserait pas de quoi entretenir son fils à Saint-Cyr.

— Comment, ma cuisinière a un fils à Saint-Cyr ?

— Parfaitement !… Un joli garçon, qui a de petites moustaches noires, de petites joues roses… On en mangerait !

M. Darquet fit un grand geste, et, sans doute par inadvertance, sa main retomba derrière Mlle Lavernière, reposant sur la hanche de celle-ci.

— Écoutez, mademoiselle, déclara-t-il d’une voix empâtée, après une large bouffée tirée de son cigare. Je représente à la Chambre les idées socialistes et je m’en fais gloire…

Cady trépigna :

— Écoutez !… écoutez !… À l’ordre !… Très bien !… C’est idiot !… Bravo !… Vous êtes un crétin !…

— Cady ! Veux-tu te taire et tenir tranquille !… Tu es insupportable !…

— Mais, papa, tu prononces des phrases de tribune… Alors, je fais les « mouvements divers ».

Et, se laissant aller à l’impulsion de l’auto, qui virait à grande vitesse, elle se coucha sur son père, qu’elle embrassa.

— Je t’aime bien, mon gros !…

— Oui, ma mignonne, mais laisse-moi parler…

Cady s’empara de la main de son père et la mordit de ses dents aiguës :

— Non, c’est pas urgent… Tu troubles mes rêves !… C’est si bon de se laisser emporter sur les ailes du vent et les cheveux d’or de la chimère !…

M. Darquet éclata d’un rire épais, auquel Mlle Armande fit écho par politesse, pestant en secret contre la petite, qui ne lui permettait pas de déployer les charmes de sa conversation.

— Où as-tu appris un charabia pareil ? dit-il.

Et, recommençant :

— Oui, mademoiselle Lavernière, je suis socialiste de cœur, de principes, mais je ne puis m’empêcher de déplorer que les classes ouvrières n’aperçoivent pas le bonheur et la noblesse de leur état, qu’elles ne songent qu’à pousser leurs enfants jusqu’à des situations dont ils ne savent point envisager la précarité et les amers déboires…

Mlle Armande acquiesça, un peu gênée.

— En effet, c’est une folie ambitieuse trop générale.

Cady prit un air navré.

— Là !… Je pensais bien que tu ferais la gaffe !… Voyons, papa, tu sors toutes tes grâces pour épater Mlle Armande, et qu’est-ce que tu vas lui raconter ?… Sa propre histoire en la débinant !… Pardi, elle aussi c’est une fille de paysans, dont les parents ont fait une demoiselle !… Tu vois bien que tu aurais mieux fait de te taire !…

M. Darquet eut un geste désolé.

— Oh ! ma chère demoiselle, croyez bien que je n’avais pas l’intention de vous blesser !…

Mlle Lavernière, très rouge, balbutia :

— Mais, monsieur, je le pense bien… C’est tout naturel…

Du coin de l’œil, Cady dépista la main de son père qui remontait sur la jaquette de velours et s’appuyait sournoisement.

— Naturel, ça vous plaît à dire ! maugréa-t-elle entre ses dents. Mais, on va loin, avec la nature !

Le député, appuyé au fond de la voiture, se penchait vers l’institutrice.

— Vous ne m’en voulez pas, dites, mon enfant ?…

Cady se renversa brusquement, écrasant son père.

— C’est entendu !… Vous attendrissez pas… Autrement, faudrait vous embrasser pour signer le raccommodement !…

Sa voix était sèche. Elle avait bien prévu que son père ferait la cour à Mlle Lavernière, mais non pas avec cette promptitude et cette brutalité.

— Pardi, il a bu ! murmura-t-elle avec un âpre regard investigateur sur la face congestionnée du député à la lèvre gonflée, aux yeux voilés par une luxure soudaine, succédant à l’intoxication du déjeuner d’hommes, aux conversations pimentées, arrosées d’alcools divers.

Cady pensa avec dédain :

« Faut le faire marcher au grand air… ou bien il deviendra dégoûtant !… »

Et, sans prendre d’autre avis, elle fit arrêter l’auto.

— Ça va bien, on descend ici ! Papa, mademoiselle, grouillez-vous ! On va marcher, tels des zèbres !

M. Darquet sauta lourdement sur le sol.

— Ma foi, tu as raison. Cady, il fait bon dehors !…

Le soleil bas luisait doucement, envoyant une buée lumineuse au travers de la forêt dépouillée, aux branches grêles et tourmentées. Pas un brin de verdure ne surgissait du sol gris, couvert de la litière des feuilles desséchées ou de buissons de ronces rousses et flétries.

L’air était tiède et surprenait, enveloppant un paysage aussi franchement hivernal.

— J’ai chaud ! s’écria Cady en ouvrant sa pelisse.

Mlle Armande proposa, complaisante :

— Si vous voulez ôter votre manteau, Cady, je le porterai.

Mais Darquet protesta avec galanterie :

— Du tout !… Qu’elle le porte elle-même !… Vous la gâtez trop !…

Cady fit un brusque crochet, froissée, et les laissa passer en avant dans l’allée sinueuse.

— Allez donc ! Bavardez tous deux et laissez-moi tranquille ! murmura-t-elle, boudeuse.

Et, quittant le sentier, elle marcha sous bois, les yeux attachés sur la terre, cherchant vainement de petites bêtes, quelque vie animale ou végétale sourdant de cette étendue morte ; elle se sentait peu à peu envahie par un inexprimable et poignant sentiment de solitude, de vide et de lassitude.

Là-bas, Cyprien Darquet et Mule Armande causaient, sans s’occuper de la jeune fille. Ayant secoué l’influence de son trop plantureux déjeuner, le député, redevenu correct, se tenait à distance convenable de l’institutrice. Il l’interrogeait par petites phrases brèves, sournoises, pleines de sous-entendus, mais aussi assez vagues pour lui permettre de faire volteface si la jeune personne se montrait revêche et d’une vertu inabordable — ce qui était peu probable.

Il lui semblait tout naturel que cette commensale devînt sa maîtresse, tout au moins momentanément. Et, avec une complète sincérité, il ne mettait pas en doute que sa fille passât ignorante auprès de cette intrigue.

C’était une enfant, incapable de soupçons. Et puis, que diable ! lui-même n’était pas novice, et il savait cacher son jeu. Quant à la petite Poitrinaud, elle avait intérêt à être discrète et elle paraissait une fine mouche… Elle n’était pas jolie, jolie !… mais c’était un petit pruneau qui devait avoir d’agréables surprises, et elle semblait neuve, ou à peu près.

— Comment ? disait-il. Pas d’amoureux ?… Quelle blague !…

Secrètement émoustillée, sa vanité chatouillée. par l’attention de cet homme important, se laissant emporter par mille rêves ambitieux, Mlle Armande affectait une humilité et une candeur…

— Un amoureux, moi, grand Dieu ?… Où et quand l’aurais-je pris ?… Je suis une modeste travailleuse et aucun beau monsieur n’aurait voulu descendre jusqu’à moi !

— Ta, ta, ta !… Il n’y a pas que les beaux messieurs qui font battre le cœur des jolies filles !…

Elle repartit avec vivacité :

— Ah ! monsieur, vous m’appellerez peut-être orgueilleuse, mais je vous avouerai que j’ai toujours eu une répulsion pour les hommes de ma classe !… Paysans lourdauds, quand j’étais paysanne… Universitaires gourmés, gauches et pédants, lorsque je suis montée à ce degré !…

— Bigre !… Que vous faut-il donc, un prince ?… Un adolescent paré de toutes les séductions ?

Elle fit un geste coquet.

— Oh ! peu m’importe la jeunesse !… Et je ne me soucie guère des titres !… Moi, c’est l’homme fait, l’homme arrivé grâce à son talent qui m’intéresse et m’attire.

Cyprien sourit à cette invite trop directe.

— Vraiment, ma belle enfant ?

Elle rougit, comprenant qu’elle était allée un peu loin.

— Entendons-nous, rectifia-t-elle. C’est, de ma part, une admiration toute platonique…

Il fit la grimace :

— Oh ! le platonisme !… ça n’est guère mon affaire !…

Et, avec le sentiment qu’il pouvait brusquer les choses :

— Dites-moi donc, mon enfant, je voulais vous poser une question. Quels appointements ma femme vous a-t-elle offerts ?

Mlle Armande répondit, humiliée :

— Peu de chose, monsieur… Mais je tenais à entrer dans votre maison.

— Combien ?… insista-t-il, impatient.

— Quatre cents francs par mois.

Il se récria :

— Mais c’est miteux !… Véritablement, je ne comprends pas Mme Darquet et je lui dirai…

Mlle Armande protesta avec vivacité :

— Non, monsieur, je vous en supplie !… J’ai accepté les conditions de Mme Darquet, et il me serait aussi pénible que nuisible qu’elle pût croire que je me suis plainte à vous !…

Le député hocha la tête.

— Vous avez raison…

Et, faussement paternel :

— Eh bien ! ma petite, je ne vois qu’un moyen, c’est d’augmenter moi-même votre traitement… sans en parler à Mme Darquet qui, en effet, pourrait se froisser de mon intervention… Oh ! ne protestez pas !… Je trouve votre indemnité tout à fait mesquine, et je tiens à réparer une simple erreur… Chaque fin de mois, vous passerez à mon cabinet, rue Laffite, et je vous réglerai la petite différence.

Un peu pâle, Mlle Armande murmura confuse :

— En vérité, monsieur, je ne sais si je dois accepter…

Il la regarda fixement.

— Est-ce que je vous fais peur ?… Ça vous déplairait de me devoir un peu de reconnaissance ?

Elle sentait que toute sa vie, tout son avenir se décidaient en cet instant. Et c’était en elle un violent tiraillement.

Refuser ?… Oh ! comme elle aurait voulu pouvoir cracher au visage de ce gros homme luxurieux un « non » méprisant !… Mais c’était sa situation compromise, perdue !… Sans doute, repoussé, mortifié dans son amour-propre, il se vengerait !…

Accepter ?… Mais quelle perspective, grosse de dégoûts et de hontes !… Et aussi de compensations, de satisfactions, de triomphes secrets !… Oh ! se dire, muette et impassible devant « Julienne » : « Je suis la maîtresse de ton mari ! »

Elle répondit, cherchant ses termes, assurant sa voix qui tremblait :

— Je vous suis déjà très reconnaissante, monsieur, de votre délicate pensée, et je serais heureuse d’accepter vos bontés…

Il eut un geste de contentement.

— Allons, vous êtes une bonne fille, et vous ne vous en repentirez pas. Quand viendrez-vous à mon bureau ?

Elle sourit malicieusement.

— Mais, monsieur, ce n’est pas la fin du mois.

— Ah ! ah ! petite rosse ! Eh bien ! mais il faut bien que nous causions d’abord de votre gratification supplémentaire qui n’est décidée… qu’en principe.

— C’est vrai, monsieur.

— Voulez-vous demain ?

Elle songea tout à coup à sa fâcheuse combinaison.

— Non, non, c’est impossible ! s’écria-t-elle avec précipitation.

— Alors, fixez vous-même.

Elle réfléchit, calcula.

— Jeudi, si cela vous convient ?

— Soit !… Mais, je ne dispose que de l’heure du déjeuner… Midi à deux heures. Vous pourrez vous rendre libre ?

— Oui, monsieur.

Il sourit avec satisfaction.

— Nous ferons une gentille débauche. Je vous conduirai dans un petit restaurant. Ah ! c’est autre chose que la ratatouille de Clémence ! J’espère que vous êtes gourmande, hein ?

— Je ne sais pas, monsieur.

— Je vous éduquerai. Il faut qu’une femme soit gourmande !

Là-bas, sous les arbres défeuillés, Cady avançait à pas lents, de plus en plus absorbée dans une rêverie vague et pénible.

Son pied buta sur une souche ; elle trébucha, faillit tomber, se retint avec peine ; et le cœur crevé soudain, cet obstacle matériel inattendu ayant comme symbolisé en elle toutes les hostilités et les tristesses dont elle se sentait environnée, elle s’appuya au tronc d’un arbre et se mit à sangloter, à bout de forces et de courage.

— Oh ! que je voudrais m’en aller !… m’en aller ! balbutia-t-elle, les yeux noyés de larmes, ses mains énervées se froissant et s’écorchant à l’écorce rugueuse à laquelle elle s’accrochait désespérément.

Une voix connue la fit sursauter. Et décontenancée, en un indicible désordre qu’il lui était impossible de surmonter, elle vit devant elle son ami Renaudin, le jeune juge d’instruction.

— Que faites-vous là, Cady ? et que signifie cette désolation ? dit-il avec un accent plein de douceur et de compassion.

Il avait aperçu de loin le conciliabule équivoque de Cyprien Darquet et de l’institutrice, et il devinait la cause du mal dont souffrait cette enfant.

« Ils sont ignobles et fous ! pensait-il avec indignation. Comment imaginent-ils que cette pauvre petite si sensitive et si précocement perspicace n’aura pas l’intuition de leur sale intrigue ?… »

Cady avait pris son mouchoir et s’essuyait les yeux.

— Je n’ai rien, affirma-t-elle, la poitrine encore soulevée d’un sanglot profond.

Il n’insista pas, respectant son chagrin, voulant espérer qu’elle ne s’expliquait pas clairement la raison de sa désespérance.

— Viens avec moi… Je suis heureux de t’avoir rencontrée… Je suis seul aussi…

Elle releva son beau regard humide sur le jeune homme et lut tant de sympathie et de sincère émotion sur son visage qu’elle alla à lui instinctivement et se suspendit à son bras.

— Tu es bon, murmura-t-elle, pensive.

Il lui parlait gravement, avec tendresse, comme il se fût adressé à une femme :

— Il ne faut pas pleurer, souffrir et se désespérer, Cady… même lorsqu’on croit que les circonstances qui nous entourent sont particulièrement douloureuses et les gens indifférents, ou méchants et cruels… Il faut prendre la vie telle qu’elle est, courageusement et surtout toujours rester persuadé qu’il y a quelque part des êtres meilleurs et qui peuvent un jour devenir utiles et secourables… Il faut croire que des heures viendront où l’on sera heureux… Oui, il est triste et injuste que l’enfance ne soit pas chérie, choyée, préservée de tout chagrin, de toute décevance… Mais c’est comme cela, dans toutes les familles. Moi aussi, Cady, j’ai été enfant et j’ai été malheureux… Mon foyer était bien maussade, et pourtant, je ne saurais vous dire dans quel désespoir je suis tombé lorsque — j’avais à peine huit ans l’on m’a conduit dans un collège où je devais rester pensionnaire — prisonnier — onze ans de ma vie !… Quelles larmes j’ai versées, la nuit, enfoncé sous mes draps !… Quelle existence affreuse, décolorée, fastidieuse, exaspérante j’ai menée !… Sans une affection, sans une caresse !… Et je ne me suis pas endurci comme tant de mes compagnons… Je ne suis pas devenu une petite brute révoltée, cynique, ricanante devant la détresse des autres, et niant, usant la sienne propre… Mais j’avais fini par prendre mon parti résolument de ma misère actuelle, et je mettais tout mon espoir dans l’avenir… dans les êtres que je rencontrerais plus tard, hors de cette geôle, et parmi lesquels, sans doute, je trouverais, à un moment donné, celui ou celle ou ceux qui m’apporteraient la compensation de tant d’heures cruelles… Cady, ses larmes taries, écoutait attentive, sérieuse et émue.

— Et ceux-là, dit-elle, les avez-vous trouvés ?

Il eut un mince sourire.

— Je ne suis pas vieux encore, Cady, je cherche et j’espère…

Elle baissa la tête, se serra davantage contre son compagnon et prononça, d’une voix concentrée et douloureuse :

— Attendre, attendre… et puis mourir… Eh bien, moi, j’aimerais mieux, je crois, ne pas attendre, ne pas espérer… et mourir tout de suite… tout de suite !…

— Vous ne savez pas ce que c’est que la mort, Cady !

— Si, si… J’ai vu grand’mère morte… Elle était tranquille. Ils en avaient tous peur… Moi pas. Quand elle pensait et qu’elle parlait, elle avait l’air méchant, et après, les yeux fermés, toute blanche… elle paraissait avoir regret et demander pardon… et pour la première fois j’ai eu envie de l’embrasser. Et puis, j’ai vu des bêtes aussi… Un vieux chien qui souffrait, que chacun chassait à coups de pied… On l’a tué avec un revolver… Il s’est étendu tout doucement… Il avait l’air content de se reposer…

Le jeune homme pressa le bras de l’enfant.

— Tais-toi, Cady !… À ton âge, on ne doit ni parler de la mort ni la connaître !

Elle fit un geste de lassitude suprême.

— Ah ! c’est que, moi, vois-tu, je sais déjà tant de choses !…

XIII

Cyprien Darquet et l’institutrice, s’étant retournés, aperçurent Cady à quelque distance, au bras de son compagnon.

Le député s’étonna.

— Qui diable a-t-elle raccroché ?

Et reconnaissant le jeune magistrat, il l’interpella, en riant, à voix haute.

— Comment, Renaudin, c’est vous qui enlevez ma fille ?

Cady quitta le jeune homme et courut à son père en bondissant comme une chèvre. Toute trace de larmes et de chagrin avait disparu de son visage mobile.

— Pardi ! cria-t-elle de sa voix cinglante et insoucieuse, quand un père est en bonne fortune, la fille peut bien se barrer avec son type !

— Qu’est-ce qu’elle dit ? s’exclama le député, une seconde décontenancé et ahuri.

Puis, il haussa les épaules : la petite parlait à tort et à travers, sans comprendre la portée de ses paroles.

Renaudin, qui arrivait plus lentement, désireux de s’esquiver, n’avait pas saisi le sens de la remarque de Cady.

Il serra la main de Cyprien, s’enquérant banalement.

Mme Darquet va bien ? Elle n’est pas avec vous ?

— Non. Oh ! ma femme est rarement libre le dimanche. Vous savez qu’elle est à la tête de nombreuses œuvres charitables. Aujourd’hui, il y aura séance fort orageuse à l’Œuvre de l’Enfance abandonnée, dont elle est le plus ferme soutien. Renouvellement du bureau, approbation des comptes. Et il ne s’agit pas de laisser triompher certaines influences qui feraient tomber l’œuvre entre les mains de nos adversaires politiques, qui s’en feraient une arme…

Renaudin acheva en souriant :

— Qu’il vaut mieux garder entre les vôtres ?

— Vous croyez plaisanter, mon cher, mais rien n’est plus vrai. Tout se tient dans la machine sociale.

Cady le tirait par le bras.

— Papa, je meurs de faim !… Allons prendre du chocolat au restaurant de la Cascade !…

— Venez-vous avec nous, Renaudin ? proposa Darquet.

Le jeune homme s’excusa.

— Je vous remercie ; j’ai du travail, et je rentre chez moi au plus vite.

Dans la rotonde du café, comble de consommateurs, Cady, agile et pleine d’aisance, devança un couple qui se dirigeait vers l’unique table libre et se carra, le coude sur la nappe.

— Trois chocolats et des biscuits ! jeta-t-elle au garçon qui souriait.

Mlle Armande s’assit, intimidée.

— Que de monde !

L’orchestre, en veste rouge, attaquait une valse bruyamment, et sans cesse de nouveaux arrivants entraient, venant du Bois, ou déposés par des taxis-autos ou des fiacres.

Darquet repoussa son chocolat.

— Enlevez ça !… Un porto.

Cady voulut s’interposer.

— Oh ! papa, tu ne vas pas encore boire de ces saletés !

Mais, fronçant les sourcils, le député la pria rude- ment de se taire.

— Tu deviens impossible ! s’écria-t-il sèchement.

Puis il se remit à causer en riant avec Mlle Armande.

Cady demeura interdite. C’était la première fois que Darquet la traitait avec cette dureté… Ah ! c’était bien fini la joie de ses dimanches d’enfant gâtée aux côtés de son père !… Et cela, grâce à cette étrangère !…

Brusquement, tout lui parut affreux, triste, odieux autour d’elle. Elle examina ses compagnons et nota les veinules violettes du nez de Darquet, la patte d’oie striant profondément ses tempes, ses paupières et ses oreilles flasques. Auprès de lui, l’œil émerillonné, Mlle Armande montrait une peau jaune, au grain grossier, sur laquelle la chaleur de la salle commençait à faire luire de minuscules gouttelettes de sueur.

— Ils sont laids !…laids !… marmotta la fillette avec dégoût, avec désespérance, se sentant prodigieusement éloignée moralement de ces deux êtres dont le mutuel désir sensuel qui la frôlait l’emplissait d’une immense répulsion.

Jusque-là, elle avait gaiement raillé les liaisons, les fugues passionnelles de son père, que lui révélaient seulement les propos grossiers des domestiques.

Mais ce n’était chez elle que du verbiage, un machinal cynisme d’emprunt devant les faits intangibles. Face à face avec la réalité, le contact de celle-ci l’écœurait et désorientait sa pauvre petite âme de fillette, qui, d’instinct et obscurément, conservait pour son père un besoin de confiance et de respect, gardait le désir exaspéré d’une affection pure et protectrice de sa part.

— Oh ! oui, ils sont laids ! se répétait-elle rageuse- ment, sans démêler que son horreur dépassait les personnes physiques, allait jusqu’aux âmes vulgaires de ce couple.

— Qu’est-ce que tu dis ? demanda Cyprien qui recouvrait sa bonne humeur, son genou pressant celui de l’institutrice, sous la table.

Cady éleva une voix dédaigneuse.

— Je dis que tout le monde est affreux.

Mlle Armande promena autour d’elle un regard déçu.

— Le fait est que j’aurais cru le public plus élégant ici !

Le député s’esclaffa :

— Mais, ma chère, c’est dimanche, aujourd’hui, ne l’oubliez pas ! On vient casser la croûte !…

Et, clignant de l’œil, il désignait un ménage qui se faisait servir un pain, du gruyère et du vin blanc.

Justement, un individu cocasse, tête blafarde, moustaches jaunes hérissées, se penchait, très intimidé, devant Cady, que magnifiaient sa pelisse de loutre et son large chapeau.

— Madame, balbutia-t-il, voulez-vous me permettre de prendre cette chaise libre ?…

Mais, retrouvant tout à coup sa drôlerie primesautière habituelle, Cady protesta, d’une voix pointue de douairière revêche :

— Du tout, monsieur !… C’est la chaise de mon mari !…

L’homme s’éclipsa, effaré, avec force excuses.

Darquet se renversa sur son siège pour mieux rire.

— Ah ! mauvais petit microbe, va !

Cady redevenait morose.

— Partons, papa. On s’embête ici. Allons au thé de la rue Royale.

Il acquiesça.

— C’est cela, faisons l’éducation parisienne de Mlle Lavernière.

Un taxi-auto les emporta de nouveau.

Cette fois, dans l’ombre de cette fin de journée d’hiver qui tombait rapidement, Cady n’essaya plus d’entraver les mystérieux rapprochements qui s’effectuaient soi-disant à son insu.

Elle parlait, égrenait une folle suite de mots, pour s’étourdir et ne plus penser.

Les autres riaient de ses propos saugrenus. Ils riaient plus fort encore, croyant à une dernière singerie, lorsque, descendant rue Royale, elle ouvrit deux larges yeux clairs, demandant :

— Qu’est-ce que j’ai dit depuis une demi-heure ?… Je ne me souviens plus de rien !

Elle était sincère.

Cette fois, Mlle Lavernière resta saisie de l’élégance du lieu où l’on entrait et dont elle ne pouvait percevoir le frelaté de l’équivoque.

Un domestique en livrée voyante se hâta de faire manœuvrer la porte tournante, qui projeta l’institutrice à l’entrée d’une longue galerie blanche, tapissée de glaces, remplie de plantes vertes, meublée de canapés profonds, de moelleux fauteuils de panne claire, sur lesquels une nuée de jolies femmes aux toilettes de prix, aux fourrures opulentes, causaient bas, avec des gestes étudiés et toute une pantomime gracieuse et savante ; car leur conversation sans intérêt n’était qu’un prétexte à jolies attitudes.

Parmi elles, peu d’hommes ; et ceux-ci, de très jeunes gens — silhouettes de snobs — ou des étrangers cossus, d’un certain âge.

Des garçons en habit noir s’empressaient autour des nouveaux arrivants, qui s’installèrent à un guéridon nappé de blanche toile damassée ornée de guipure. Un cornet de cristal contenait une gerbe de roses, de mimosas, d’anémones bleues et cramoisies, au doux parfum frais.

Ici, l’orchestre revêtu de l’inévitable veste rouge, mais qui affectait la forme d’un smoking et dédaignait les soutaches d’or, jouait presque continuellement en sourdine des morceaux qui accompagnaient sans les troubler les causeries, les flirts, qui rythmaient harmonieusement les allées et venues des femmes qui entraient, sortaient, ou voisinaient de table en table, avec l’allure factice et spéciale des comédiennes en scène.

Au premier étage, une série de petits salons en galerie surplombante dominaient la salle du rez-de-chaussée, tels que des loges de théâtre, que l’on pouvait clore en baissant les stores.

Trois de ces cabinets étaient occupés et de derrière les frêles cloisons venaient parfois des rires féminins, des éclats de voix bruyants.

— On s’amuse là-haut ! dit Cady en levant la tête.

Juste à ce moment, deux stores se levaient, et un homme et une femme se penchèrent en riant, examinant la salle en bas.

Mlle Lavernière ébaucha un cri de surprise.

— Mais, cette dame, c’est…

Elle se tut, son pied écrasé sous celui de Cady. D’ailleurs, M. Darquet souriait, sans l’entendre.

— Tiens, mais c’est Draven ! fit-il à mi-voix.

L’homme était, en effet, le diplomate norvégien son ami. Quant à la femme, Mlle Armande ne pouvait s’y tromper : ces cheveux blonds, ce délicieux ovale de vierge de Raphaël appartenaient à la dame du Palais de Glace, à la mère du petit Georges.

Et voici que, suivant les regards de Cady impassible, elle apercevait à une table proche le jeune homme maquillé et teint, à l’œil poché, en compagnie de deux individus cuivrés, à la chevelure aile de corbeau, aux diamants étincelants piqués à la cravate et encerclant les doigts.

On avait apporté le service à thé, d’argenterie reluisante, et, pendant que Cady servait avec adresse, déjà experte, un maître d’hôtel solennel faisait flamber du rhum sur des crêpes minuscules dans une poêle de nickel à réchaud d’alcool la spécialité de la maison.

— C’est très mauvais, déclarait Cady, mais c’est amusant à voir brûler… Chaque fois, je crois que le garçon aura le nez roussi.

— Là-haut Draven et la jeune femme avaient disparu ; l’on referma les stores ; de nouveau des rires éclataient.

Darquet, qui avait dévisagé avec une surprise admirative la compagne de son ami, n’y tint plus.

— Attendez-moi, je vais serrer la main de Draven ; j’ai précisément quelque chose d’urgent à lui communiquer.

À peine était-il éloigné que Cady apostropha son institutrice à voix basse :

— Eh bien, un peu de plus c’était la gaffe !…

Mlle Lavernière fit un geste confus et vexé

— Que voulez-vous, je n’ai pas l’habitude de tous ces mensonges.

Cady lui lança un regard chargé d’obscurs ressentiments.

— Bah ! plus vous irez, et mieux vous saurez mentir… et sans que cela vous coûte, allez !…

Puis, gâchant sa crêpe, et abandonnant sa tasse de thé à demi pleine :

Tout ça, c’est détestable et je m’ennuie ! dit-elle d’un ton crispé. Allons-nous-en… Au thé Duphot, c’est moins snob et plus amusant.

Elle se levait déjà, remontant sa pelisse sur ses épaules.

— Mais, ma chérie, objecta Mlle Armande, nous ne pouvons pas partir sans votre père.

— Vraiment !… Eh bien, vous allez voir cela !

Elle fit signe à un garçon.

— Vous direz au gros monsieur, quand il redescendra qu’il nous retrouvera au thé Duphot…

Le domestique s’inclina.

— Bien, mademoiselle.

Et auprès de la porte, le larbin ajouta avec un accent de regret pénétré :

— Alors, mademoiselle s’ennuie chez nous ?

— Tu parles, mon vieux !…

Et elle s’enfourna dans l’alvéole de la porte tournante, en entraînant son institutrice avec elle.

Mlle Armande protesta, indignée :

— Dieu, comme vous vous tenez mal !…

Dehors, Cady prit son bras en jetant un regard satisfait autour d’elle.

— J’aime bien Paris, le soir…

L’air était calme, le ciel obscur et la vive clarté provenant des magasins et des cafés qui enveloppait la foule des promeneurs sur le trottoir ne franchissait pas le premier étage : c’était comme la coulée d’un fleuve lumineux encaissé entre de hautes berges sombres.

Les deux jeunes filles dépassèrent la lourde masse ténébreuse de la Madeleine, s’arrêtèrent un instant aux étalages coquets brillamment illuminés des Trois-Quartiers et s’engagèrent dans la rue Duphot.

Tout de suite elles se trouvèrent en face des devantures voilées de linon et de guipures de la maison de thé.

Au moment où elles allaient entrer, une femme sortit de la porte cochère précédente, regarda vaguement de leur côté, sans les apercevoir, et vira, regagnant le boulevard.

Cady arracha brusquement son bras de dessous celui de Mlle Armande.

— Ça, par exemple, c’est drôle ! s’écria-t-elle. Vous l’avez reconnue ?

Mlle Lavernière hésita.

— C’est-à-dire, il me semble bien…

— Pardi, c’est Mme Garnier, le cornac de mes cousines Serveroy !… Que diable fait-elle dans cette maison ?

Et Cady examina soupçonneusement le porche sombre. De chaque côté de l’entrée étaient appendues des plaques commerciales appartenant à une couturière, une modiste, une agence de contentieux.

La jeune fille revint désappointée.

— Entrons.

Dans la salle aux tentures vertes encadrées d’acajou, éclairée par des guirlandes de fleurs électriques, la musique assez bruyante couvrait à peine le bourdonnement des conversations très élevées.

Toutes les tables étaient occupées ; des arrivants allaient et venaient, montaient au premier étage pour découvrir un guéridon libre et redescendaient désappointés. Les uns sortaient, l’air déçu ; d’autres s’entêtaient, attendaient debout et anxieux que quel- qu’un sortît. Il semblait qu’il y eût un attrait immense à consommer du chocolat huileux et du thé de l’Inde exécrable en ce lieu, que desservaient avec une négligence pleine de désinvolture des « maids » en tabliers à bretelles et des nègres vêtus de blanc, le visage d’un noir d’ébène poli couronné de la masse crépue de leur épaisse chevelure.

Mlle Lavernière s’inquiétait.

— Mon Dieu, nous ne pourrons trouver de place… Alors, comment votre père nous rejoindra-t-il ?

Cady répondit avec tranquillité :

— Mais si, on va se caser tout de même, vous verrez…

Elle avança dans la salle, se frayant, un chemin entre les groupes avec aplomb. Et, soudain, elle eut un sourire de contentement.

— Voilà notre affaire !

Et elle fonça résolument jusqu’à une table occupée par deux jeunes gens.

Elle avait reconnu Maurice Deber et Jacques Laumière.

— Vous… vous allez nous faire place ! déclara-t-elle en s’emparant d’une chaise.

Et, couvrant le jeune peintre d’yeux subitement attendris, sans s’occuper de son institutrice ni du compagnon de son ami, elle ajouta, dégonflant son cœur :

— Mon petit Jacques, je suis si heureuse de te retrouver, aujourd’hui, si tu savais !…

Des larmes involontaires montaient à ses paupières ; elle se sentait amollie, vaincue par toute la fatigue morale et physique de cette journée.

Mais Deber s’était levé, offrant poliment une chaise à Mlle Armande, qui restait debout, silencieuse et décontenancée.

— Merci, monsieur, fit-elle avec reconnaissance.

Laumière l’avait saluée d’un signe de tête familier. Sans se lever, il aidait la fillette à retirer sa pelisse.

— Tu dois étouffer là-dessous ?

— Du tout, j’ai froid… Jacques, je suis un pauvre petit oiseau tout glacé…

Le jeune homme rit.

— Une tasse de thé te réchauffera.

Et il commanda au nègre qui approchait :

— Deux thés et sandwiches de foies gras.

Cady fit la grimace.

— Je suis écœurée de thé et de chocolat… Demande-moi un cocktail.

— Tu es folle ! D’ailleurs, tu sais bien que l’on ne sert cela qu’en haut au fumoir.

Elle se leva.

— Eh bien, viens… On redescendra après. Oh ! si, je veux aller là-haut… cela pue, cela sent exquis, le tabac, l’alcool, la poudre de riz, le nègre et le vieux chien, qui dort sous le comptoir du gérant !… J’adore cela !

Jacques se leva.

— Allons, cinq minutes seulement.

Mlle Armande s’interposa d’un air contrarié.

— Je vous en prie, monsieur, ne lui faites rien boire.

— Soyez tranquille, son cocktail sera anodin.

La fillette le pinça, lui glissant tout bas, d’une voix ardente :

— Il sera ce que je voudrai ! Est-ce que tu sauras me refuser quelque chose, par hasard, toi ! Et puis, au fond, tu adores me griser.

Une gêne pesait sur Maurice Deber et Mlle Lavernière, restés seuls. Le jeune fonctionnaire leva les yeux sur l’institutrice.

— C’est la première fois que vous conduisez Mlle Darquet ici ? demanda-t-il.

Elle devina dans ces mots un imperceptible blâme et rougit, répondant avec précipitation :

— Oh ! ce n’est pas moi qui l’ai amenée… Son père, M. Darquet, est avec nous, et il va nous rejoindre.

— Ah !

Il jeta les yeux autour de lui et remarqua, souriant de l’air dépaysé de l’institutrice :

— C’est une cohue assez amusante.

— Un peu effrayante, répondit-elle avec une timidité qui n’était pas jouée.

Les types les plus divers se coudoyaient dans cette salle rastas, provinciaux, quarts de mondaines, honnêtes familles bourgeoises venues pour observer le « grand monde », artistes, professionnels des deux sexes de vices spéciaux.

Précisément à cette minute, la corpulente silhouette du député se dressa au-dessus des tables. Il aperçut Mlle Armande, sourit et fonça, la main tendue.

— Tiens, c’est vous, Deber ?… Et ma gamine, que diable en avez-vous fait ?

Le fonctionnaire répondit avec une ironie que l’autre ne remarqua point :

— Elle est au fumoir, en train de faire des études comparées d’humanité et d’alcools en compagnie de Jacques Laumière.

— Ah ! parfait ! dit Darquet avec indifférence.

Et il s’installa tout contre Mlle Armande, son gros pied écrasant la bottine de celle-ci.

— Je viens de faire connaissance de la plus jolie femme de Paris, commença-t-il, l’œil brillant, la lèvre inférieure gourmande, gonflée et tremblotante.

Mais Cady, qui arrivait sans qu’on l’eût aperçue, se jeta sur une chaise, pâle, le regard étrange.

— Oh ! papa, s’écria-t-elle d’un ton crispé. Je t’en prie, ne parle pas femmes devant moi !… Cela m’écœure !…


XIV

Plusieurs jours pleins de banalité et d’atonie avaient coulé ; mais ce matin de jeudi, Cady s’éveilla troublée, avec l’intuition que quelque chose allait se passer.

Les yeux encore clos, elle perçut le chantonnement radieux de Mlle Armande, alerte et déjà levée à cette heure, contre son habitude. Elle s’agitait dans le cabinet de toilette et se vaporisait abondamment, avec des parfums récemment acquis, dont la senteur forte voltigeait jusqu’au lit de la fillette.

Celle-ci se rappela que l’institutrice avait demandé à Mme Darquet la permission négligemment accordée de déjeuner en ville avec des parents de passage à Paris.

Cady eut un brusque sursaut et se roula dans ses couvertures, enfonçant sa tête dans son oreiller, les paupières obstinément closes, comme si elle eût refusé violemment d’enregistrer la vision qui s’imposait en elle : son père et Mlle Armande entrant de compagnie, coude à coude, dans un restaurant, avec sur leur visage, dans leur attitude, ce quelque chose de grivois, de luxurieux que ses clairs yeux de fillette trop avertie avaient saisi en eux l’autre dimanche.

Mlle Armande rentra dans la chambre soigneusement coiffée et grimpa sur une chaise pour se mieux contempler dans la glace surmontant la cheminée.

Elle fait vraiment bien, constata-t-elle, satisfaite de sa silhouette mince, sous la combinaison neuve de soie orange.

Puis, rencontrant le regard noir et hostile de Cady qui, sans se détortiller de ses couvertures, avait tourné la tête et soulevé ses paupières, elle sauta à terre, un peu confuse.

— Ah ! vous voilà enfin réveillée, Cady ? Je sonne pour le chocolat ?

Cady referma les yeux.

— Si vous voulez.

Mais, le déjeuner apporté par Maria, aucune prière instante, aucune objurgation impatientée ne put la décider à se lever, ni même à essayer de tremper ses lèvres dans la tasse que Mile Armande posa près de la couchette où elle se terrait, d’un geste frileux et farouche.

— Je n’ai pas faim, j’ai sommeil, laissez-moi, répétait-elle maussade.

L’institutrice fit un grand geste.

— Après tout, faites comme vous voudrez !… On n’a pas idée de lubies pareilles !…

Et boudeuse, elle aussi, elle s’établit dans le fauteuil, le dos tourné à son élève, et parut se plonger dans la lecture d’un volume quelconque. Mais c’était à sa propre histoire qu’elle songeait, le cœur battant, les tempes enfiévrées, une émotion mettant un goût de cuivre dans sa bouche.

Allait-elle plaire à ce gros homme cynique ? Serait-elle capable de l’amener à cette liaison durable qu’elle ambitionnait et dont le but seul, à ses yeux, motivait son abandon d’aujourd’hui au caprice du maître ?

Elle se rappelait avec honte et rage ses précédentes aventures, si inutiles et si mortifiantes : l’espèce de viol consenti qui l’avait livrée au charretier de la ferme paternelle, quand elle atteignait ses treize ans ; sa courte liaison avec un employé de commerce louche et albinos, son voisin de chambre dans la pension de famille où elle logeait avant d’entrer à l’école de Sèvres ; et enfin l’étreinte hâtive, incomplète, d’un inspecteur qui l’avait assaillie dans un corridor du collège.

C’était tout son bilan passionnel.

Elle n’avait donc pas menti au député en certifiant n’avoir jamais aimé. Mais son inexpérience lui causait de pénibles tourments, car elle sentait qu’elle n’avait plus pour sa gaucherie sentimentale et sensuelle l’excuse d’une virginité depuis longtemps envolée.

« La vilaine… vilaine femme !… Je la hais !… Et père aussi, je le déteste ! » songeait Cady, remuant mille pensées confuses de vengeances absurdes, d’enfantillages cruels, de rancœurs cuisantes, de désespérance profonde.

Et, tour à tour, elle redescendait plusieurs échelons, redevenait puérilement petite fille, ou s’élançait en avant, franchissait, dépassait son adolescence présente, pour ressentir toutes les colères, toutes les blessures poignantes de la femme faite et mûre devant la défection de ceux qu’elle voudrait aimer sans restriction, respecter aveuglément, qu’elle voudrait croire sans tache, incapables de défaillance…

Et cette crise morale si aiguë finit par s’apaiser, telle qu’une souffrance physique. Comme un nerf s’atrophie et cesse d’être sensible, son affection de naguère pour son père, tumultueuse, mal définie, mais certaine et ardente, s’altéra soudain en son cœur, se désagrégea, s’évanouit. Et tandis qu’une grande lassitude, un froid et un découragement s’épandaient en elle, elle s’endormit.

À son réveil, comme après le repos léthargique qui suit une violente névralgie, elle ne retrouverait plus trace de cette tendresse disparue : pétale essentiel arraché de cette pauvre fleur prématurément éclose qu’elle était.

Une inhabituelle douceur se leva pour Cady du déjeuner pris solitairement avec Mme Darquet et la petite Jeanne, conviée par extraordinaire à la table de sa mère, en l’absence du député, de ses secrétaires et de tout invité étranger.

Le babil inécouté de l’enfant, le sourire indulgent et distrait de Mme Darquet enveloppaient la fillette d’une paix, d’une joie discrète, mais profonde, pareille à l’odeur attendrissante des roses de la veille, pâlies, un peu fanées, mais encore si jolies, qui décoraient la table.

Lorsqu’elles se levèrent, Baby supplia :

— Maman, veux-tu permettre que je vienne dans ta chambre pour jouer avec tes bijoux ?

Mme Darquet caressa la tête blonde de la petite qui se pressait contre elle avec une effusion intéressée.

— Si tu veux.

Un désir presque douloureux élança Cady. Elle balbutia, timide, les yeux attachés sur sa mère, avec subitement le vif et cruel sentiment du mur de glace qui les séparait, qui la faisait employer le « vous » cérémonieux avec celle que la cadette tutoyait :

— Et moi, maman ?… Puis-je venir aussi ?

Mme Darquet la regarda avec étonnement, hésita, puis acquiesça, ironique.

— Oui… Si tu retombes en enfance.

Cady baissa la tête et suivit silencieusement le groupe enlacé de sa mère et de Baby, qui pépiait comme un oiselet échappé de sa cage. Dans la vaste pièce aux meubles lourds et opulents, aux tentures sombres, mais où, néanmoins, flottait le parfum, régnait l’indéfinissable atmosphère de la femme qui fut jolie et galante, Mme Darquet, enfoncée dans un fauteuil profond, s’absorbait dans la lecture et la correction d’un projet de rapport financier concernant une de ses œuvres charitables.

Jeanne allait et venait, importante et affairée, du chiffonnier-secrétaire à la table sur laquelle elle disposait les écrins et rangeait les bijoux, de petits doigts adroits et précautionneux de précoce femmelette, déjà énamourée de gemmes précieuses et de coûteuses parures.

Assise devant le tablier abaissé du meuble, que Mme Darquet leur abandonnait avec la sécurité de la femme qui n’a plus de secrets, Cady faisait en silence l’inventaire curieux et minutieux des petits tiroirs intérieurs.

Les bijoux qui ravissaient sa sœur ne l’intéressaient pas ; toute l’attention avide de son esprit et de son cœur allait vers le mystère intime que représentait une multitude de petits objets rassemblés par la main de sa mère et sans valeur autre que celle du souvenir qu’évidemment chacun matérialisait.

C’étaient ces menues épaves du passé, des disparus, de l’enfance, de la jeunesse, que toute femme, même la moins sentimentale, conserve près d’elle, hiéroglyphes indéchiffrables pour autrui, clairs pour elle-même, et dont la vue fait lever mille fantômes lorsque, à de rares jours de désœuvrement et de mélancolie, elle les exhume et les contemple.

Attentive à respecter l’ordre du rangement, Cady vidait chaque tiroir, puis y replaçait tous les objets successivement, après les avoir maniés, retournés, examinés, comme pour leur arracher le secret qui les liait à la femme dont le cœur était aussi inconnu de sa fille que ces bibelots.

Ici, des lunettes, une tabatière d’argent, un dé d’ivoire cerclé d’or, un éventail de corne blonde incrustée de turquoises ; une minuscule croix de Sainte-Hélène liée par une chaînette d’or à une croix de la Légion d’honneur parlaient d’aïeuls ignorés. Là, c’étaient des portraits de femmes aux coiffures démodées en des médaillons d’or et d’émail ; des boucles d’oreilles brisées, une boucle de ceinture attachée à un ruban fané attestant une taille d’une remarquable minceur ; un carnet de bal aux feuillets d’ivoire encore maculés de noms de danseurs griffonnés au crayon ; de ces petits bracelets, de ces broches sans valeur que s’offrent les jeunes filles entre elles…

Maintenant, Cady demeurait en arrêt, songeuse, les sourcils froncés, devant une de ces petites poires de bois qui servent de flotteurs pour la pêche, sur laquelle l’initiale A était imparfaitement gravée au couteau, un fragment de porte-cigare en ambre, une carte d’invitation à un bal portant une date qui remontait à quatorze ans en arrière.

Qui lui apprendrait les pensées qu’évoquaient ces reliques d’autrefois, dans le cœur de sa mère ? De la femme vers laquelle, instinctivement, après la faillite paternelle, la détresse de Cady s’élançait obscurément en cette minute.

La fillette soupira et plongea la main dans un tiroir encore inexploré. Elle atteignit un porte-cartes en écaille incrustée d’or, un objet de prix jadis, mais aujourd’hui rayé et terni. L’intérieur doublé de soie rose usée lui parut d’abord vide ; puis, dans un soufflet, elle découvrit cinq ou six minuscules épreuves photographiques.

L’une montrait un tonneau attelé d’un cheval que sa position en avant faisait monstrueux. Il était conduit par un jeune homme. Une femme était assise à côté de lui, et, derrière eux, venait un nombreux peloton de cavaliers et d’amazones.

Sur l’autre papier, sept ou huit personnes assises dans une prairie déjeunaient sur l’herbe. Puis, une femme se profilait, en légère toilette d’été, démodée. On la revoyait en canot, accompagnée de deux rameurs en chandails, biceps nus. Enfin, un jeune homme — celui de la voiture — assis devant une table rustique, dans un jardin, le menton appuyé sur sa main, lisait, ayant sur ses genoux un petit chien à poil ras, au museau fin, que, subitement, dans un rappel surgi des tréfonds de sa mémoire, Cady reconnut.

— Jik ! murmura-t-elle stupéfaite, envahie d’une indicible émotion à retrouver l’image d’une bête vue et touchée par elle-même autrefois, à côté de cet inconnu.

Jik ? Oui, c’était bien le chien marron et blanc qui jouait avec elle. Où et quand ? Elle ne pouvait préciser. Ce souvenir, bien que très vif, se perdait dans un lointain très éloigné, où ses yeux de toute petite ne s’ouvraient que pour certaines visions restreintes et négligeaient l’ambiance.

Quel pouvait être ce jeune homme qui tenait ainsi Jik familièrement sur lui ?

Elle avait beau fouiller ses souvenirs, elle ne pouvait lui assigner de place parmi les silhouettes de gens aperçus jadis à la maison paternelle, ou chez sa grand’mère.

Dans la jeune femme de la voiture, du canot, assise dans la prairie, seule sous les vieux chênes, elle n’avait pas tardé à retrouver Mme Darquet.

Plus mince, plus élancée, plus nerveuse qu’aujourd’hui, avec un air d’entrain et de folie qui la différenciait grandement de son aspect actuel, mais néanmoins facilement reconnaissable à la fière coupe de son visage aux sourcils arqués, à la courbe du nez et à la beauté des yeux.

Cady rechercha une loupe aperçue naguère et étudia les photographies au verre grossissant. Et, soudain, une émotion l’étreignit, une idée folle l’envahit devant les traits si caractéristiques du jeune homme de la voiture et du livre.

N’était-ce pas un frère qu’elle avait eu sans qu’elle en eût jamais entendu parler, et qui serait mort ?

En vérité, ces traits, ce profil, c’étaient les siens à elle !… Cet ovale allongé, ce front, ce pli amer et désabusé de la bouche, ce regard indicible… et aussi, cette attitude spéciale pour lire, le buste courbé, les jambes entrelacées, le corps souple recroquevillé sur lui-même… c’était ainsi qu’elle se posait !…

Ce jeune garçon — car, imberbe et délicat il lui paraissait à peine adolescent c’était son propre portrait à elle, une Cady travestie en homme.

Dans la voiture, vu de face, son chapeau melon rejeté en arrière, la ressemblance persistait, bien que moins frappante.

Oui, c’était sûrement son frère !

Elle ne réfléchissait point aux mille improbabilités de cette supposition sans aucun fondement, aux âges respectifs de ce jeune homme et de sa mère, aux impossibilités matérielles…

Et son avidité de percer ce mystère dont elle se persuadait l’existence autour de ces images conservées au fond du vieux petit porte-cartes usé fut plus forte que sa timidité et son habituelle circonspection.

Les photographies à la main, elle sauta sur ses pieds et se dirigea vers sa mère, résolument.

— Maman, dites-moi, je vous prie, qui sont ces gens, avec vous ?

Mme Darquet se détacha de sa lecture avec ennui et distraction. Elle jeta un regard indifférent sur les papiers que Cady lui tendait.

Puis, une ombre passa sur ses traits. Elle demanda avec étonnement :

— Où as-tu trouvé cela ?

La fillette montra le porte-cartes.

— Ici, dans la pochette.

Mme Darquet ferma lentement sa brochure.

— Donne.

Et, le visage impassible, les paupières baissées sur son regard, elle examina longuement, l’un après l’autre, ces petits tableaux d’un passé où, indéniablement, elle avait joué un rôle. Passé, qui surgissait inopinément, car elle ne se souvenait pas d’avoir conservé ces médiocres épreuves d’amateur…

Cady l’étudiait avidement, sans pouvoir démêler aucune émotion sur ce visage de marbre.

— Qui est-ce ? questionna-t-elle ardemment.

À sa voix, Mme Darquet tressaillit, comme désagréablement rappelée à elle.

Eh bien ! mais, fit-elle avec une lueur d’emportement, que t’importe ?… Ce sont des gens que tu ne connais pas.

— Ils sont morts, dites ?

Les yeux attachés sur les photographies qu’elle tenait entre ses doigts comme les feuilles d’un éventail, Mme Darquet, retombée dans sa rêverie, répondit d’une voix distraite :

— Morts ?… Non, pas tous… Moi, d’abord, je suis là… Puis, Marguerite et son mari… il est général à présent… Les de Laferre ont marié dernièrement leur fille… Marcel Tadieu est substitut dans le Midi, je crois…

Cady s’était glissée derrière le fauteuil de sa mère. Elle se pencha, désignant le jeune homme au livre.

— Et celui-ci ? prononça-t-elle si bas que Mme Darquet ne remarqua point l’altération de sa voix.

Tous les papiers s’échappèrent des doigts de celle-ci, sauf celui où l’inconnu se profilait attentif et mélancolique, absorbé dans sa lecture.

Elle répondit comme si elle se fût parlé à elle- même, du reste, sans trouble apparent, bien que, pour qui la connaissait, son attitude, son accent, son regard fussent tout autres qu’à son ordinaire :

— Celui-ci. Oui, il est mort.

Cady soupira avec effort, la respiration coupée.

— Il est mort ? Qui est-ce ? Je ne l’ai jamais vu, et cependant je le connais.

Mme Darquet se redressa subitement.

— Quelle stupidité dis-tu, Cady ! s’écria-t-elle sèchement, la voix vibrante. Tu ne peux le connaître, car il est mort avant ta naissance !

— Ah !

Et, insistante :

— Qui est-ce ?

Mme Darquet laissa retomber le portrait sur ses genoux et reprit la feuille où le jeune homme repassait en voiture, à ses côtés.

— Il s’appelait Armand Woechlin. C’était un pauvre fou. Son père possédait l’une des plus importantes fabriques de la contrée. C’était un homme énergique et pratique, très travailleur. Il voulait que son fils lui succédât et prît la suite de ses affaires. Il se heurta à un entêtement contraire. Armand avait horreur de l’industrie, il voulait être poète, auteur dramatique. Il faisait des vers, il entretenait des relations avec des journaux, des sociétés littéraires en cachette de son père. Sans cesse ces deux hommes se choquaient, luttaient, de plus en plus exaspérés l’un contre l’autre. Enfin, un jour, il y eut une explication décisive, fatale.

Elle s’interrompit brusquement, saisit toutes les photographies, les froissa et les précipita dans le feu, où elles s’enflammèrent aussitôt.

Cady poussa un cri sourd et voulut s’élancer.

— Oh ! maman !

Mme Darquet la retint d’une main presque brutale.

— Ah ça, qu’est-ce qu’il te prend ?

Des larmes jaillissaient des yeux de Cady, emplie d’une détresse sans nom.

— Je voulais le revoir ! balbutia-t-elle éperdue.

Sa mère se récria vivement, une colère dans les yeux :

— Es-tu folle ?… À propos de quoi t’intéresses-tu à des gens que tu ne connais pas ?

Cady, agenouillée sur le tapis, regardait avec désespoir l’image de l’inconnu, qui achevait de se consumer. Pourtant, attentive à dissimuler son émotion, elle prononça avec une apparente indifférence :

— Cela m’amusait de regarder ces photographies.

Mme Darquet lui tendit le porte-cartes vide.

— Remets cela à sa place.

Et, se levant, avec un geste énervé, elle intima :

— Voilà assez de jeu et de désordre… Renfermez tout, petites, et allez-vous-en dans vos chambres. Les deux fillettes se hâtèrent d’obéir, sans protestation. Mme Darquet reprit sa lecture, mais elle restait visiblement distraite.

Au moment de sortir, Cady se ravisa, revint vers sa mère et demanda, d’une voix douce et insistante :

— S’il vous plaît, maman, je voudrais bien savoir quel âge il avait, M. Armand Woechlin, et quand il est mort…

Mme Darquet fronça les sourcils, jeta à sa fille un regard d’incompréhensible menace et répondit immédiatement, d’une voix dure, scandant ses mots :

— Armand Woechlin est mort il y a onze ans, il avait vingt-trois ans… Il s’est suicidé.

Cady baissa la tête, frappée d’étonnement, et s’éloigna sans mot dire.

Suicidé !… Ce mot sonnait étrangement à son oreille, n’évoquant rien de précis en elle, car il lui semblait qu’il ne pouvait s’allier qu’avec la vulgarité des faits divers parfois parcourus dans les journaux. Le suicide éveillait, en son imagination, des visions sordides et ignobles… Voyons, on ne se suicidait pas à vingt-trois ans, quand on était un garçon bien élevé, appartenant à une famille riche ?

Elle retrouva dans sa chambre Mlle Armande qui venait de rentrer. Elle ne remarqua point l’attitude gênée, la fébrilité de son institutrice, ses rougeurs subites, ses absences, son rire aigu et factice.

Absorbée, elle rassemblait les vagues indications arrachées à sa mère ; elle essayait, le cœur encore navré par la disparition des photographies, de reconstituer nettement l’image de cet Armand Woechlin qui lui ressemblait si singulièrement et qui s’était suicidé…

Puis, comparant des faits :

— Pourquoi m’a-t-elle dit qu’il était mort avant ma naissance, ce n’est pas exact, songea-t-elle. S’il est mort, il y a onze ans, j’avais alors un an…

Et, ne pouvant se soustraire à sa hantise, elle prit une glace à main et s’examina de profil, la tête penchée, dans l’attitude du jeune homme qui lisait. Mais, à présent, le souvenir de l’autre s’estompait, lui échappait, elle ne savait plus si la ressemblance qui, naguère l’avait frappée, existait réellement.

Une idée subite la traversa.

— Mathurine a dû le connaître, je vais lui écrire et la questionner.

Elle courut à la table, où elle disposa du papier et une enveloppe.

— Que faites-vous, Cady ? demanda Mlle Armande.

— J’écris à ma nourrice, répondit la fillette brièvement.

— Tiens… Vous auriez pu le faire plus tôt, remarqua l’institutrice. Cette pauvre bonne femme doit vous juger bien oublieuse et ingrate.

Cady, déjà toute à sa missive, ne l’écoutait pas.

Du reste, son questionnaire ne devait avoir aucun résultat. Soit que Mathurine redoutât de remuer de vieilles histoires, ou qu’elle fût médiocrement experte en l’art d’écrire ; soit enfin qu’elle fût déjà trop atteinte par l’affection qui l’emporta trois mois plus tard, jamais en fait Cady ne reçut de réponse.

Elle ne revit pas la brave femme, et ne l’entendit point raconter ce qu’elle pouvait savoir du jeune Wochlin et des raisons de son suicide.


XV

Mlle Armande sursauta dans son lit, en un réveil plein d’indicible alarme.

— Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est ? balbutia-t-elle éperdue.

Le miaulement grave, pénétrant, déchirant d’un félin de forte taille, ponctué de petits cris aigus, féroces, et de coups sourds répétés, impatients, que l’on eût dit frappés par la queue d’un tigre courroucé, emplissait la quiétude de la chambre aux rideaux fermés où le jour de huit heures ne pénétrait que faiblement.

Ce bruit partait du lit de Cady tout à fait invisible ; la couverture ondulait, s’agitait par brusques tressauts, comme si plusieurs animaux se fussent entre-dévorés là-dessous.

L’institutrice, complètement réveillée, s’exclama avec un mécontentement inquiet :

— Cady !… Que vous prend-il ?

Subitement, la couverture se rabattit et la tête échevelée, aux yeux brillants, de Cady apparut.

Elle grinça des dents et roula des prunelles terribles.

— La panthère ! C’est la panthère ! Garde à vous !

Et s’élançant d’un saut sur le tapis, la fillette, en chemise de nuit, cabriola, souple, frémissante, féline, miaulant, grondant, courant à quatre pattes, comme prise de folie.

Puis, lasse du jeu, elle se releva, gambada, courut tirer les rideaux, enleva sa chemise de nuit avec tant de précipitation que celle-ci se déchira du haut en bas, et, d’un bond, elle vint s’étendre sur son lit, entièrement nue, sa gracile poitrine palpitante, ses fins cheveux de soie épars autour d’elle.

— Mademoiselle Armande, déclara-t-elle d’un ton bref, je vous avertis qu’aujourd’hui vous ferez bien de vous montrer docile, de m’obéir sans observation et de ne vous épater de rien, car ça va barder !

L’institutrice semblait dans un mauvais jour. Maussade, les sourcils froncés, la bouche pincée, sans un coup d’œil aux ébats de son élève, elle se levait et passait ses vêtements, avec des gestes agacés et agressifs.

— Faites-moi donc le plaisir de vous taire ! s’écria-t-elle hargneusement. Je ne suis pas en humeur de plaisanter.

Ensuite, voyant que la fillette glissée à bas du lit se promenait tranquillement au milieu de la chambre, dans le costume d’une « Tanagra dévêtue », comme elle avait coutume de dire, elle s’enflamma d’une pudique indignation.

— Quelle abomination !… Voulez-vous bien vous habiller !…

Mais Cady se redressant, la toisa sérieuse, avec un tel éclair de haine et de mépris dans le regard que l’institutrice recula, décontenancée.

— En vérité ? s’écria la fillette avec un sifflement ironique. J’agace et j’offusque Mlle de Lavernière ? Mais elle oublie que, depuis jeudi, elle ne peut plus me faire l’ombre d’une observation, sur quelque sujet que ce soit !…

Et, haussant les épaules devant la pâleur verdissante de la jeune fille confondue, elle appuya, railleuse et acerbe :

— Oui, vous m’entendez bien !… Essayez de m’embêter, tâchez de ne pas filer doux… et, ma parole, je cours chez Mme Darquet, épouse du sieur Cyprien, député de la Sambre, et je mange le morceau ! Faudra voir sa figure, à ma mère, quand je lui raconterai, en douceur, qui est les parents de province du déjeuner de jeudi !… Ah ! ça ne traînera pas, mademoiselle de Lavernière !… Ce que vous serez vite priée d’aller ramer les choux de votre patelin !…

Les mâchoires contractées, bégayant, Mlle Armande essaya de nier.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire… Je ne vous crains pas… Je n’ai rien à me reprocher…

Cady partit d’un éclat de rire aigu en enfilant sa chemise de jour.

— Pardi ! Si vous êtes bonne enfant, je ne vous reproche rien, non plus !… Seulement, pas de rouspétance !…

Un étrange énervement gagnait Mlle Armande, fait de rage, de mortification, de sourdes rancœurs, de ressouvenirs pénibles, de déceptions et d’effrois obscurs du futur. À demi vêtue, elle se laissa choir sur une chaise, les coudes sur la table, le front dans ses mains, et sanglota.

— Ah ! la vie est vraiment trop dure ! s’écria-t-elle avec un désespoir plein de colère.

Elle venait de penser au cadeau encore à venir de son patron, et qui ne solderait peut-être même pas les frais de toilette exigés par le rendez-vous. Elle se rappelait les grossières caresses, l’air de désinvolture et de raillerie grivoise de l’homme ; ses plaisanteries obscènes, son indifférence, son détachement après le pitoyable amour, son manque d’égards les plus élémentaires. Et voici que, par surcroît, cette incompréhensible et terrifiante enfant avait tout deviné, la menaçait, tiendrait perpétuellement en suspens au-dessus de sa tête le scandale, l’ignominieux renvoi !…

Cady semblait à cent lieues de son institutrice.

Affairée, chantonnant, se parlant à elle-même tout haut, elle trottait dans la chambre, se livrait à mille mimiques impayables pour elle seule, pour son image que lui renvoyaient les glaces et à qui elle dédiait mille singeries.

Sa toilette expédiée, habillée, elle sortit de la chambre, sans un regard à Mlle Armande, suprêmement vexée de cette attitude.

Elle pénétra dans l’office, où Valentin fumait une cigarette en lisant les journaux, « pour se donner du cœur à l’ouvrage tout à l’heure ».

— Écoute, Valentin, tu vas dire à Maria que je veux parler à maman tout de suite.

Le valet de chambre goguenarda.

— Tiens, tiens, on vous revoit !… Ce que vous me dédaignez depuis quelque temps.

Il voulut enlacer Cady et l’attirer à lui, mais elle lui échappa adroitement. Elle n’aurait su dire pourquoi les familiarités du domestique la choquaient de jour en jour davantage.

En réalité, elle avait perçu la vulgarité brutale du valet, flairé son parfum d’homme mal tenu, à partir de l’instant où, dans l’atelier de Jacques Laumière, dans les bras de l’artiste soigné, élégant, raffiné, elle avait goûté d’indicibles joies de tous ses sens également flattés.

— Veux-tu faire ma commission ? demanda-t-elle gentiment, quoique se tenant sur la défensive.

— Si on n’est plus amis, je ne vois pas pourquoi je me décarcasserais pour vous !…

Elle se fit coquette avec prudence.

— Mais si, on est amis… Fais ce que je te dis, d’abord.

— Et après ?…

Elle eut un rire plein de promesses.

— Va donc !…

Il grommela, aguiché et obéissant :

— C’est bon… Mais, si vous faites encore votre sauvage, je me fâche, vous savez !…

Il revint deux minutes plus tard, suivi de Maria.

— Qu’est-ce qu’il vous faut, Cady ? demanda-t-elle.

La fillette entraîna la femme de chambre hors de l’office.

— Est-ce que je puis voir maman ?

L’autre haussa les épaules.

— Pensez-vous ?… À cette heure-ci, elle trempe, et fait pas bon venir la reluquer ; elle sait qu’il y a trop de déchet !… Y n’y a que moi qui regarde et qui touche.

— Eh bien, alors, voulez-vous lui demander si Mlle Armande et moi nous pouvons déjeuner ce matin chez Jacques Laumière ? Il m’en a priée, pour faire séance de très bonne heure, parce qu’il n’est pas libre dans l’après-midi.

— C’est vrai, cette menterie-là ?… Je parie que vous allez vadrouiller quelque part où vous n’osez pas dire !…

— Du tout, c’est absolument vrai. Allez, ma petite Maria. Je vous en prie. Pour la peine, j’irai moi-même à la cuisine chercher notre chocolat, et vous n’aurez pas besoin de mettre mes bottines.

Maria ricana.

— Comme c’est malin !… Vous avez déjà chaussé des souliers…

Pourtant elle se rendit à la prière de Cady, et revint peu après.

— Ça colle.

— Maman permet ?

— Elle s’en f… !

Cady rentra en galopant dans sa chambre, hurlant comme une possédée.

— Ça y est… On est libre pour toute la journée !… et la nuit aussi !… Maman et père dînent à la Présidence !…

Mlle Armande, remise de ses émotions et occupée à se savonner le cou, répondit froidement :

— Quels sont vos projets, Cady ?

— La noce, la grande noce !… Vous verrez !… Je sais et je ne sais pas !… On se décidera plus tard !…

Et, courant à la croisée du cabinet de toilette, elle l’ouvrit toute grande, malgré les protestations de Mlle Armande, appelant :

— Georges ! Georges !…

Puis, comme ses cris n’étaient pas entendus, elle enfonça deux doigts dans sa bouche et émit un sifflement perçant, formidable.

Mlle Armande leva les bras avec horreur.

— Il ne manquait plus que cela ! C’est un apache ! En face, au même étage sur la cour, une fenêtre s’ouvrit, et la tête blonde du petit garçon du Palais de Glace parut :

— Georges, mon petit Georges ! s’écria Cady avec ses inflexions les plus tendres, qu’est-ce que tu fais aujourd’hui ?… L’auto est-elle libre ?… Peux-tu venir avec nous ?

L’enfant sourit et secoua la tête négativement.

— Non… On va aux courses.

— On t’emmène ?

— Oui.

Cady frappa du pied.

— Je ne veux pas ! Viens avec moi.

— Je ne peux pas.

Elle cria avec colère :

— Dis que tu ne veux pas !

Cady étranglait de dépit et de déconvenue.

— Tu aimes mieux voir ces stupides courses que de venir avec moi ?

— Je voudrais bien demain, mais pas aujourd’hui.

— Oui… Paul m’a dit qu’il me mènerait toucher les chevaux.

— Idiot ! cracha la fillette furieuse. Je te déteste !…

Georges baissa la tête avec chagrin.

— Veux-tu venir ce soir ?… Ou si je peux aller chez toi ?

Toute droite, les mains crispées à l’appui du balcon, Cady hurla :

— Non, je n’irai pas !… Et je te défends de venir !…. D’abord, je ne serai pas là !…

— Ah ! fit le gamin avec regret.

Cady trépigna, rouge de colère, chercha une injure sanglante et rare, ne trouva rien, et finit par jeter, du ton digne d’une souveraine offensée, qui ne se mariait point avec le seul terme qui lui vînt dans son désarroi :

— Cochon !

Et elle ferma brusquement la fenêtre.

Mlle Armande avait écouté et vu avec la plus grande surprise cette scène rapide, du fond de la pièce où elle se rencoignait. Elle s’écria, frappée du rappel de mille petits faits passés inaperçus jusque- là :

— C’est donc avec ce garçon que vous causez chaque matin, quand vous vous enfermez ici sous des prétextes ?

Cady dédaigna de répondre et se jeta sur une chaise basse, se plongeant en des réflexions ardues.

— Cady ! voulez-vous parler ?… Pourquoi ne m’avez-vous jamais dit que la dame et l’enfant du Palais de Glace étaient nos voisins ? Comment s’appelle cette femme ?

Cady sortit de sa rêverie pour émettre avec indifférence :

— Elle se nomme Charlotte de Montigny.

Mlle Armande répéta, avec un rire persifleur :

— De Montigny !… Un nom de cocotte !…

— Eh bien, quoi ? fit Cady sèchement. C’en est une cocotte, qui est-ce qui prétend le contraire ?…

Mlle Armande se gonfla :

— Ah ! ah ! vous l’avouez ?… Quand je vous disais que ce n’était pas une connaissance convenable pour vous !…

Cady sauta sur ses pieds d’un air excédé :

— Ah ! la barbe !

Puis, retrouvant la gaîté délirante de l’heure de son lever :

— Et puis, zut !… Zut pour vous ! Zut pour Georges ! On va s’amuser sans lui ! Vite, mademoiselle Armande, habillez-vous jolie, avec votre robe de velours !

— Oh ! est-ce la peine ?

— J’te crois !… Je vais vous aider, et vous me mettrez ma robe neuve… Nous filerons par le grand escalier, pour pas que Maria et Valentin nous pigent…

— Où irons-nous ?

— Vous inquiétez pas !… Ça sera sur de la terre ferme… Ah ! qu’est-ce qui vous reste d’argent pour nos courses ?

— Pas grand chose. Quarante sous, je crois.

Cady fit la grimace.

— La purée !… Moi, j’ai six ronds !… Avant-hier, ma cousine Serveroy m’a emprunté dix francs. Alors, la première chose, c’est de saigner un pante… On ira déjeuner chez mon parrain, et il casquera… Allons-y immédiatement… Vous verrez, c’est amusant chez lui. Dans son cabinet, c’est plein de portraits de femmes nues, et je connais le truc pour ouvrir un meuble où il y a des albums de dessins dégoûtants… Nous les regarderons pendant que parrain s’habillera.

— Ah ça ! de qui parlez-vous ? demanda Mlle Armande, décidée à ne rien relever des paroles étranges de son élève.

— Du père Le Moël, le sénateur.

— Bon !… C’est chez lui que nous déjeunerons ?… Enfin, c’est au moins un homme vieux et respectable.

— Vieux, oui. Mais il n’y a pas plus cochon que lui, je vous en réponds !… Vous allez voir les petits yeux qu’il fait en m’embrassant et en me tripotant !…

— Cady !… Voyons !

— Quoi ? C’est tout simple… C’est justement parce que ce n’est pas un vrai bon vieux, qu’il est à la coule, qu’il ne nous vendra pas et qu’il allongera du pognon pour notre vadrouille.

Dans la voiture qui les menait rue Monsieur-le-Prince, où habitait le sénateur, Mlle Lavernière profita d’un instant de répit dans le verbiage de Cady pour lui poser une question, d’un ton ambigu :

— Dites-moi, Cady, cela ne vous est pas désagréable d’aller faire le pantin et de recevoir les caresses d’un vieillard égrillard, pour qu’il vous donne de l’argent ?

Cady eut un frémissement. Elle se renversa au fond de la voiture et lança un long regard d’amertume et de raillerie à son institutrice.

— Ma foi, mademoiselle, scanda-t-elle, insultante, c’est plutôt à vous qu’il faudrait demander des impressions à ce sujet-là.

Mlle Lavernière se détourna vivement, les joues cramoisies, comme si un soufflet les eût cinglées, et ne trouva pas un mot de riposte.

Aussitôt que le vieux domestique, gras et solennel, eut ouvert la porte, Cady le questionna, en s’élançant impétueusement dans l’antichambre :

— Monsieur est-il levé, Ludovic ?

— Pas encore, mademoiselle Cady, répondit l’homme en souriant, je vais l’avertir.

— C’est ça, et dites-lui que nous venons déjeuner… Vous savez ce qu’il y a à manger ?

— Non, mademoiselle, mais sûrement Célestine a le temps de vous faire des pommes flambantes.

La fillette battit des mains.

— Chouette !

Dès que le valet de chambre eut disparu, elle glissa bas à son institutrice :

— Veine, que parrain ne soit pas encore levé !… Il va me recevoir au lit, il sera tout attendri, à moitié endormi, et il lâchera le fafiot…

Mlle Armande examinait le salon sombre et austère, aux vieux meubles Louis-Philippe, avec, aux murs, des portraits de famille, émanant de pinceaux médiocres. Cady indiqua, avec un rire :

— Dans la chambre de parrain, il y a la tête de ma grand’mère… la mère de papa… quand elle était jeune.

— Tiens, pourquoi ? s’étonna Mlle Armande.

— Ah ! voilà !… Paraît qu’ils étaient plus qu’amis dans les temps.

— Dites donc remarqua Mlle Armande, ironique, votre parrain ne se presse pas de vous appeler ?… Je crains que vous n’obteniez rien.

— Vous ne voudriez pas qu’il se bichonnât pas un peu pour me recevoir !… Il sait bien qu’il est trop moche au naturel… Il met son râtelier… il se fait friser… Y se vaporise… Comme vous, quand vous allez déjeuner avec des parents de province…

Mlle Armande coupa avec précipitation :

— M. Le Moël sera peut-être contrarié de me voir… C’est très indiscret de venir s’imposer chez lui.

Cady jeta, dédaigneuse :

— Bah ! il m’aime assez pour vous avaler.

Ludovic passa la tête à la porte :

— Si Mademoiselle veut venir ?

Cady s’élança en gambadant :

— À l’assaut du pante !…

Deux minutes plus tard, elle rentrait, radieuse, agitant un billet bleu, triomphalement.

— Je l’ai !… Vite, serrez ce papier dans votre porte-monnaie. C’est vous qui paierez… Et maintenant, entrez ici !…

Elle ouvrit une porte découpée dans la tapisserie, et poussa Mlle Armande dans une petite pièce claire, dont les murs étaient constellés de dessins, d’aquarelles, de croquis, de photographies de femmes fort légèrement — ou pas du tout vêtues, dans les poses les plus coquettes et les plus aguichantes.

— Hein ! vous croyez, ce qu’il en a eu, des femmes ! … Mais approchez, que je vous montre les albums…

Et, faisant jouer le secret d’un buffet Louis XV de vernis Martin, la fillette atteignit un album couvert de velin blanc.

— De la peau de femme, expliqua-t-elle.

Elle ouvrit le volume.

D’abord Mlle Armande demeura hébétée ; puis, brusquement, elle recula, avec un cri étranglé :

— Oh !…

Cady, qui prêtait l’oreille, tressaillit :

— Méfiance !… Voilà parrain ! jeta-t-elle bas, en refourrant le livre à sa place, et bousculant sa compagne pour rentrer dans le salon.

L’aspect du vieillard impressionna Mlle Armande. Elle le trouva aristocratique. Le déjeuner l’enchanta. Il y avait de la truite à la mayonnaise, des rognons en brochette, du pâté d’alouettes, une salade, du fromage, des fruits, et les pommes au rhum, ajoutées pour Cady. Le tout abondamment servi et de qualité exquise, ainsi que le vin.

Le Moël mangeait lentement, en gourmet heureux d’avoir conservé un estomac solide, en dilettante qui jouissait de rassasier en même temps son palais de bonne chère et ses yeux de la mignonne créature placée en face de lui.

Depuis longtemps, le vieillard, par mesure de prudence, avait renoncé à l’un de ses plaisirs favoris d’antan : s’attabler en compagnie d’une jolie femme et entremêler les satisfactions culinaires et celles de l’amour. Aussi, la brûlure légère, sans danger, que lui causait cette présence de femme-enfant, lui était-elle une sensation tout à fait délicieuse.

Tout en émettant des paroles quelconques, en répondant poliment à Mlle Lavernière, dont le physique le laissait complètement indifférent, il savourait en connaisseur les trésors de cette chair juvénile, l’éclat incomparable de ces yeux, le grain fin de cette peau ; l’or semant cette chevelure soyeuse, tout ce qu’il y a d’indicible et d’inappréciable dans l’extrême jeunesse de l’être humain.

Peu à peu, enfourchant son dada favori, d’un ton solennel de grand-père vertueux, avec des yeux pétillants de vieux marcheur, le sénateur déplorait en termes amers la progressive évolution sociale, où la femme se virilise, perd sa grâce, son charme, répudie ses fonctions, oublie sa raison d’être :

— Pauvres folles qui, pour dominer l’homme, renoncent à l’asservir !… Ne sois jamais pareille à ces disgracieuses péronnelles, Cady !… Ne deviens pas une femme supérieure. Tu as le bonheur d’être fille… Tu promets même d’être une jolie fille… Aspire à ne devenir qu’une femme, qu’une très jolie femme !…

Et, mélangeant les prescriptions morales à celles qui touchent à l’hygiène de la beauté, il recommandait :

— Soigne ta peau… C’est le satiné, la fermeté, la fraîcheur savoureuse de l’épiderme qui rend irrésistibles tant de femmes à peine jolies… Est-ce qu’il ne vaut pas mieux consacrer des heures à sa toilette, aux mille soins intimes de son corps — un trésor sans pareil, vois-tu, que le corps féminin — que de s’occuper de politique, de piocher les sciences, le droit, la médecine, même les arts ?…

Mlle Armande, choquée dans son féminisme universitaire et roturier, insinua :

— Cependant, monsieur, la femme intelligente ne saurait borner son horizon à son cabinet de toilette, ni repousser tout autre savoir que celui des attitudes et de la coquetterie.

Le Moël la regarda de travers, ripostant avec feu :

— Hé ! mademoiselle, croyez-vous que ce soit une petite science que celle de la coquetterie, et un art médiocre que celui des attitudes ?… Les attitudes !… Mesurez-vous la profondeur de ce mot ?… C’est la clef du mystère de la passion, du désir que la femme déchaîne à sa volonté chez l’homme !… Ton attitude, Cady, si tu veux être séduisante et séductrice, il te faudra l’étudier, la varier, la recréer cent fois le jour… Quelque sentiment que tu veuilles exprimer, ce ne sera point à l’aide de pensées et de phrases, mais par ton attitude… Car, sache-le bien, ce n’est pas l’âme que l’homme regarde et aime dans la femme, c’est sa divine silhouette !…

Cady hochait la tête avec un sourire énigmatique,

— Oui, oui, conclut-elle, je sais que pour plaire. une femme doit prendre de la peine. Mais avouez, parrain, que se donner un pareil turbin pour un seul homme, pour son légitime seulement… ça serait rudement de la foutaise !…


XVI

Comme Mlle Armande et Cady sortaient du Métro, à la station de la Porte-Maillot, la fillette, qui avait décidé de commencer la journée par une visite au Jardin d’Acclimatation, où il y avait une attraction — trois cents Africains et leurs animaux domestiques — pressa subitement le bras de son institutrice en murmurant :

— Regardez ce joli garçon ; ce qu’il a tiqué sur nous !…

Remontant l’avenue, un jeune homme s’était, en effet, arrêté, frappé par la joliesse excitante du petit visage ardent de Cady, qui émergeait de l’escalier aux vitrages glauques.

De taille moyenne, un peu replet, mais pourtant l’allure aisée et vive sous le pardessus cambré, le blondin montrait toutes les caractéristiques du mondain sportif et de l’officier de cavalerie qu’il était.

Son teint était frais, avec, par places déjà, la couperose commençante des militaires. Ses lèvres charnues annonçaient le sensuel, comme ses yeux bleus à fleur de tête, sans éclat, sous le front blanc légèrement dégarni, révélaient l’anti-intellectuel.

Machinalement, sans projet défini, il avait rebroussé chemin et suivait d’un pas indécis les deux jeunes filles, peu à peu refroidi par un examen plus attentif de Cady, qui lui découvrait une enfant où il avait cru d’abord apercevoir une femme.

Tout à coup, Cady, qui avait saisi avec dépit son hésitation, s’arrêta et lança d’une voix vibrante, comme si elle eût continué une discussion avec son institutrice :

— Moi, j’adore les hommes blonds !… Et à seize ans, on peut avoir une opinion !…

Puis, avec un éclat de fou rire, elle passa son bras sous celui de Mlle Armande, ahurie, et l’entraîna vers le train miniature du Jardin.

— Vous perdez la tête, Cady !… gronda Mlle Armande. Ce monsieur a certainement entendu vos paroles saugrenues !…

— Croyez-vous ? se récria la fillette d’un air exagérément candide.

— Il reste là, planté, à nous regarder… C’est fort ennuyeux.

— Et puis, quand même il nous suivrait et nous parlerait… Ça arrive tous les jours aux femmes, à Paris, vous savez…

— Cela vous est arrivé ?

— Plus de cent fois, quand je sortais avec Mathurine.

— S’adresser à une enfant comme vous, c’est scandaleux !…

— C’est rigolo, parfois…

Mlle Armande s’indigna.

— Moi, je ne souffrirai pas qu’un individu vous parle dans la rue !…

— Un « individu », bien sûr !… Mais un jeune homme gentil et bien élevé, qu’est-ce que cela fait ?… C’est chameau et bête, les hommes, mais ce n’est guère méchant, je vous en réponds… On en fait ce qu’on veut… Au fond, ils sont bien plus intimidés que nous, dans ces aventures-là…

— Je vous répète…

Cady poussa un éclat de rire

— Non, ne répétez pas, j’ai bien entendu… Inutile d’user votre tapette.

Elles arrivèrent au jardin, et Cady musa longuement à l’entrée, sous des prétextes, l’œil aux aguets, bavardant sans penser à ce qu’elle disait. Enfin, un éclair de triomphe brilla dans ses yeux, elle rit sans cause, une ardeur passionnée répandue en toute elle.

Elle avait aperçu le jeune homme de naguère, descendant du second convoi.

— Venez dans la serre, mademoiselle Armande !…

Et, parvenue à la palmeraie, la jeune fille suggéra :

— Peut-être préférez-vous vous asseoir ici, pendant que j’irai visiter les perruches, là, auprès ?. Vous savez qu’elles font un horrible tapage…

Mlle Armande accepta avec empressement, en s’emparant d’un fauteuil.

— Oui, c’est cela !… Je vous attends.

Cady s’élança vers la sortie ; puis, au lieu de gagner la porte de gauche, qui conduisait au hall des perroquets, elle rebroussa vivement vers la droite et rentra dans la grande serre par une galerie latérale.

Le jeune homme s’y promenait, une cigarette non allumée à la bouche.

Il sourit en apercevant Cady, et parut surpris en reconnaissant qu’elle se dirigeait résolument vers lui.

Arrêtée devant lui, un sourire hardi entr’ouvrant ses lèvres, les yeux bridés par les paupières demi-closes, un peu pâle car, malgré tout son aplomb, une vive et délicieuse émotion l’étreignait-elle lui tendit les doigts :

— Bonjour, Charley ! fit-elle d’une intonation à la fois moqueuse et caressante.

— Je ne m’appelle pas Charley, remarqua-t-il en souriant.

Il prit la petite main, avec un regard autour d’eux.

— Ça va pourtant à votre genre de beauté… Alors, comment ?

— Maurice… Et vous ?

— Charlotte, répondit-elle sans hésitation.

Il examinait de nouveau les entours avec appréhension :

— Où est votre amie ?

— C’est mon institutrice, pas mon amie. Ne vous tourmentez pas, elle est assise là-bas et ne bougera pas.

Il ramena les yeux sur elle, avec une autre inquiétude :

— Écoutez, fit-il, contrarié, c’est de la folie !… Vous êtes une enfant… Quel âge avez-vous ?

Cady posa la main sur sa main à lui, désignant un banc à l’abri des grandes fougères arborescentes, qui dressaient leur dentelle d’un vert intense dans l’air humide et tiède, au milieu de la paix extraordinaire de ce lieu clos, à la lumière tamisée d’aquarium.

— Venez là un instant, dit-elle à voix basse, câline. Vous pouvez bien perdre cinq minutes à causer avec moi, quand même je ne serais qu’un baby.

Avec une singulière angoisse, elle sentait qu’elle perdait l’influence fugitivement acquise sur cet inconnu, et elle voulait impérieusement le reconquérir, passionnée à ce jeu de félin qui est l’essence même de la femme…

Il céda avec un malaise. Cette étrange petite créature l’attirait invinciblement, et, néanmoins, son âme simple de snob pas du tout pervers lui suggérait des révoltes.

— Mon garçon, tu t’embarques dans une aventure idiote, pensait-il, perplexe.

Assise, gardant la main du jeune homme dans la sienne comme pour l’empêcher de fuir, Cady l’interrogeait, ses yeux le scrutant profondément.

— Qu’est-ce que vous êtes ?… Officier, je parie ?…

— En effet… Et vous ?

Elle repartit gouailleuse :

— Dame, il y a des chances pour que je ne sois pas militaire, moi !…

— Vos parents ?…

Elle mentit effrontément :

— Je suis la fille de Mme X…

Elle nomma une personnalité parisienne très connue : théâtreuse et demi-mondaine.

Le jeune homme la regarda avec étonnement :

— Comment, elle a une fille ?… Et de votre âge ?… C’est impossible !…

Cady comprit qu’il n’était pas assez informé pour qu’elle ne pût risquer le petit roman soudain surgi dans sa cervelle.

— Probable, qu’elle a une fille, puisque je vous dis que c’est moi !… Elle ne me sort guère… Je ne la rajeunis pas… bien que je ne paraisse guère mon âge… Dix-sept ans, la prochaine fois…

Il hocha la tête, acceptant la fable. Après tout, bien que fluette, cette enfant avait des yeux et des allures de jeune fille sinon de femme !…

L’idée de son état social l’enhardit.

Il retira sa main prisonnière des doigts de Cady, et se mit en devoir d’allumer sa cigarette.

— Ah ! ah ! vous êtes Mlle X…

Cady, choquée de cette désinvolture, fit tomber allumette et cigarette, d’une chiquenaude adroitement appliquée.

— On ne fume pas ici, monsieur Maurice !… Et puis, ce n’est pas poli, vous savez !…

Il s’inclina avec un respect ironique :

— Toutes mes excuses, mademoiselle Charlotte… Je ne vous aurais pas cru si susceptible !…

Elle rougit, dépitée par le ton goguenard de son interlocuteur.

— Brute, imbécile, lourdaud ! pensa-t-elle rageusement… Attends, je vais te faire marcher !…

Et, possédée du besoin de se venger en excitant, chez son partenaire, des désirs qui devaient être frustrés, elle velouta son regard et sa voix, comédienne accomplie, se rapprochant du jeune homme d’un mouvement onduleux.

— Pourquoi nous avez-vous suivies ?

Il répondit, sincère :

— Ma foi, je serais bien embarrassé de le dire !…

— Quelle blague !… C’est mon institutrice qui vous intéresse ?

Il fit un geste de protestation :

— Je n’ai même pas vu sa figure !…

— Alors, c’est moi ?

— Vous savez parfaitement que oui.

— Naturellement… Mais, alors, pourquoi prétendiez-vous que vous ne saviez pas dans quel but vous nous accompagniez ?

— Parce que c’est vrai… Votre visage m’a intrigué et m’a plu… Je suis venu sans réfléchir pourquoi… Et, en réalité, c’est idiot. J’ai une affaire urgente, avenue de la Grande-Armée… rendez-vous chez Hurtu, pour essayer une auto…

Et, pris d’une idée subite :

— Tenez, je vous emmène… Oh ! avec votre gouvernante, cela va sans dire !… Nous boufferons quelques kilomètres et je vous mettrai chez vous… Ou mieux, nous dînerons ensemble à Saint-Germain ou autre part… Cela va ?…

Il pensait :

— Fille d’une grue, déjà demi-grue, cela ira tout seul, elle est vraiment excitante, cette enfant…

Il ne lui déplaisait pas, en outre, de devenir le « gendre » de la célèbre X…

Cady suivait presque nettement ses pensées, moitié irritée, moitié voluptueusement remuée.

Elle secoua la tête :

— Pas possible.

— Non ?

— Non.

— C’est dommage.

D’un coup d’œil rapide, il explora la serre vide, tout au moins à proximité, et, se courbant, il entoura la taille de la jeune fille de son bras. Ses lèvres cherchaient les lèvres de Cady, qui se déroba, le cœur battant avec violence sous cette étreinte vigoureuse de mâle dont les sens s’échauffaient.

Il l’abandonna, vexé.

— Pourquoi faites-vous la farouche ?

Elle répondit, un peu haletante :

— On ne s’embrasse pas en public.

Elle regrettait de n’avoir pas senti la caresse chaude de ces lèvres frémissantes, et, cependant, elle éprouvait un plaisir aigu et meilleur encore aguicher l’homme et à le décevoir.

— Il n’y a pas de public, répondit-il.

— Il peut y en avoir.

Il réfléchit, la regarda sournoisement, quasi menaçant, et se leva :

— Venez.

— Où ?

— Eh bien, je ne sais pas, moi… Dans quelque restaurant du Bois… À cette heure-ci, nous serons tranquilles.

— Vous êtes toqué !… Et mon institutrice ?

— Elle m’a l’air passablement complaisante, hein ?…

— Vous verrez.

— Non… dites ?…

— Du tout !… Elle est convaincue que je fais manger les perruches.

— Quelles perruches ?

— Celles du bâtiment là-bas.

— Et vous ne pouvez pas la semer pendant une heure ou deux ?

— Certes non.

Une lueur de contrariété durcit les traits du jeune homme.

— Ce soir alors, venez…

Cady sourit énigmatiquement.

— Peut-être pourrais-je… Mais pourquoi viendrais-je ?…

Il sourit d’un air fat :

— Vous devez le savoir !… Car, enfin, si je vous ai suivie, c’est que vous m’y avez invité… Vous ne direz pas le contraire ?…

— Non, je ne mens pas, moi… Je vous ai trouvé gentil, et j’ai désiré vous voir encore et vous parler.

— Très bien. Alors, nous nous entendrons… Donc, voici ce que nous allons faire ? Vous continuez votre promenade ; je vais essayer mon auto, et, à huit heures tapant, on se retrouve devant la Madeleine… Je vous conduirai dîner dans un petit restaurant discret, rue Caumartin… Cela va ?

Elle le regarda dans les yeux :

— Vous devez être très rosse ?

— Moi ?… Pas du tout, je suis un excellent garçon.

Elle secoua la tête :

— Depuis que nous causons, vous ne m’avez pas dit une chose gentille, ni même aimable.

Il parut embarrassé.

— Écoutez !… Je ne suis pas à mon aise… Vous êtes une drôle de petite bonne femme, vous savez !… Mais vous verrez, quand nous serons bien chez nous… Je suis très tendre avec les femmes, et, auprès de vous, je sens que je serai épatant…

— Je vous plais ?

Les yeux du jeune homme flambèrent, puis se noyèrent dans une volupté brève et intense. Ses lèvres se crispèrent.

— Oui, beaucoup, fit-il bas, la voix changée…

Puis il lui serra la main avec une hâte.

— Séparons-nous, cela vaut mieux… A ce soir, c’est entendu ?

— Oui.

— Pas de lapin, surtout ?

— Non.

Il se pencha brusquement, effleura le visage de la jeune fille.

— À ce soir.

Et il s’éloigna.

Cady le suivit du regard, et renversa sa tête en arrière, un rire muet d’ironie joyeuse illuminant sa physionomie :

— Ce qu’il est gourde ! murmura-t-elle.

Et, avec des sauts de chèvre, elle regagna la palmeraie.

— Comme vous avez tardé, Cady, remarqua Mlle Armande.

La fillette prit un air innocent :

— Ces perroquets sont des amours !… Il y avait surtout un petit ara huppé, l’air content de lui !…

Elle s’étouffa dans un éclat de rire.

Mlle Armande se levait.

— Où allons-nous, à présent ?

— Voir les sauvages, pardi !…


XVII

Au milieu de la foule grouillante des badauds qui se pressaient dans la vaste enceinte où s’élevaient les petites cases de plâtre et de roseaux, les nègres, vêtus d’oripeaux, passaient, affairés ou nonchalants, de l’allure souple, déhanchée et balancée de grands félins qui est le propre des races noires.

Réunis sous le nom unique d’une peuplade saharienne, ces individus ramassés un peu partout sur la terre de feu offraient des types fort différents : quelques-uns simiesques et hideux ; beaucoup d’autres dressant, au contraire, de superbes statues de bronze, aux formes parfaites, aux traits d’une esthétique spéciale, mais qui ne manquait ni de charme ni de beauté.

Cady adorait l’exotisme ; moins pour son pittoresque et son imprévu que par une raison obscure de mystérieuse volupté émanant des races primitives et ardentes — quasi bestiales — qui grisait son imagination et faisait tressaillir les fibres profondes de son petit être surexcité par son milieu, sa vie, ses pensées, et qui vibrait sans trêve, sans choix, à toutes les ondes passionnelles rencontrées sur son chemin.

Et quelque chose d’indicible créait immédiatement entre elle et n’importe quelle peau noire une communion sympathique, une confraternité tendre, mêlée d’admiration réciproque.

Cady, enfiévrée, ravie, galopait à travers le village, jetant les sous à poignée aux enfants et aux négresses, ardente à recueillir les naïfs témoignages d’admiration qu’elle provoquait chez les mâles adultes.

Enfin, un indigène la captiva plus particulièrement.

Assis, solitaire, dans une case ouverte, il travaillait avec indolence, mais sans distraction, à des bijoux frustes, bien que d’un art vraiment original. Il les fabriquait à l’aide de procédés on ne peut plus primitifs et d’outils grossiers dont il se servait à la fois avec ses mains et ses pieds agiles.

Auprès de lui, dans un trou creusé à même le sol, brûlait un feu où mijotait on ne sait quelle préparation au fond d’une minuscule marmite. Il en activait parfois la combustion en manœuvrant un soufflet en cuir encore revêtu de poils de vache.

Deux pinces, un marteau, une lime, une enclume faite d’un bloc de fer informe, c’était tout ce dont disposait l’ouvrier bijoutier qui tordait de l’argent ou du cuivre, sertissait des pierres de couleur et formait des bracelets, des agrafes, des bagues, des coffrets tout à fait dignes de l’intérêt d’un artiste.

Demi-accroupi, demi-allongé, il paraissait très grand, d’une maigreur élégante, les mains fines et délicates. Une chemise de laine grise trouée, serrée à la ceinture par une écharpe rose prodigieusement sale, laissait voir le bronze fauve du torse, des bras et des jambes nus. Une mousseline verte enroulée autour de son front ombrageait un superbe visage jeune, fier, de coupe anguleuse, à l’expression dédaigneuse, sournoise et tendre.

Indifférent — plutôt méprisant — du public qui se pressait autour de lui, il relevait rarement ses paupières qui voilaient d’admirables yeux sombres. Impassible et lent, il poursuivait sa besogne minutieuse, comme perdu en des pensées lointaines ou enseveli dans un étrange néant.

Cady s’était faufilée au premier rang et étudiait, absorbée, le bel Arabe.

— De longues minutes s’écoulèrent ; le public se renouvela dix fois autour de la forge du joaillier, puis devint plus rare : ce nègre silencieux et dédaigneux ne retenait pas la foule.

Cady demeura presque seule, debout, figée en sa contemplation.

Soudain, comme s’il eût été obscurément averti de cette présence, il leva la tête, et ses yeux de ténèbres enveloppèrent d’un regard rapide la silhouette de la jeune fille. Il ne dit mot, rabaissa ses paupières et se remit à travailler.

Cependant, à plusieurs reprises, son regard se releva, s’attacha de plus en plus longuement au visage, aux yeux de Cady, droite, silencieuse comme lui et suivant patiemment son travail.

C’était un bracelet composé de deux tors d’argent, terminé aux extrémités par des boules grossièrement modelées que l’ouvrier criblait de pierres de couleur en relief, serties en un filigrane délicat.

Subitement il se redressa et fit signe à Cady d’approcher.

— Viens, dit-il d’une voix gutturale. Achète.

Et, étendant le bras, il saisit la jeune fille au poignet, l’attira et lui glissa le bijou encore chaud de son contact à lui.

Elle rit, montrant ses dents, une lueur caressante en ses yeux. Et elle secoua la tête.

— Non, Je n’ai pas d’argent.

Il reprit le bijou qu’elle lui rendait, un désappointement répandu sur ses traits à la fois virils et candides.

— Pas d’argent ?… Mais si, toi riche.

Ses yeux inspectaient la toilette de la jeune fille. Elle affirma de nouveau :

— Non, je n’ai plus un sou.

Il lui tendit le bracelet avec entêtement.

— Toi prendre… demain apporter de l’argent.

— Demain non plus, je n’aurai pas d’argent !

— Après, plus tard… n’importe, j’attendrai.

Cady se laissa choir sur le sol, assise comme lui, les jambes ramenées sous elle.

— Non, dit-elle sérieusement, je suis pauvre et je ne peux pas acheter ton bijou.

Il l’étudia avec attention et proféra, l’accent monotone et naïf, tandis que ses yeux intelligents scrutaient profondément la jeune fille :

— Ton mari donnera l’argent.

Elle riait.

— Je n’ai pas de mari.

— Ton papa ?

— Non, non, mon papa n’est pas généreux !

Il reprit le bracelet, le frotta, fit briller l’argent et les pierres, et le tendit encore.

— Joli ! fit-il admirativement.

Cady affecta un air pensif et chagrin.

— Certainement, il est très joli et je l’aimerais bien, mais je ne peux pas l’acheter.

— Pas cher, vingt francs pour toi…

Et, quelque chose lui paraissant défectueux dans le bijou, il prit une énorme tenaille, une lime cassée et retailla, rogna avec soin.

Quand il eut fini, ses yeux s’attardant sur Cady immobile et attentive, il posa le bracelet sur ses genoux.

— Prends, dit-il laconiquement.

Et appelant un badaud qui passait, il lui demanda impérieusement :

— Cigarette !

L’autre ayant donné l’objet en riant, l’Arabe ne le remercia même pas, alluma la cigarette au feu de la forge et se mit à fumer en silence, son regard insistant ne quittant pas Cady.

Les paupières baissées, un sourire de triomphe courant sur ses lèvres frémissantes, elle prononça bas :

— Tu me donnes le bracelet ?

Il ne répondit pas, immobile, absorbé, une volupté sauvage répandue sur ses traits.

Ils restèrent ainsi face à face, sans parler, jusqu’à ce que la cigarette fût consumée. Alors, d’un geste souple, Cady se leva, tenant le bracelet du bout de ses doigts.

— Tu me le donnes ? répéta-t-elle câlinement.

Il se traîna près d’elle, toujours accroupi, prit le bijou et le passa au poignet de la fillette, autour duquel il dansait.

— Attends.

Il saisit une pince et imprima adroitement une torsion qui rapetissa le cercle.

De ses deux mains agiles, il fit monter et descendre le bracelet, ses doigts caressant l’épiderme velouté du bras de Cady.

Enfin, souriant, en découvrant ses belles dents blanches, il releva les yeux :

— Toi, jolie. Toi, jamais quitter cela, même pour la mort… Toi, souvenir de moi.

Cady inclina la tête avec une reconnaissance sincère et attendrie.

— Je te remercie.

Il insista :

— Toi, jamais donner, jamais vendre bijou, hein ?… Toujours porter ?

— Je te le promets, affirma-t-elle avec gravité, ses doigts menus caressant le bracelet.

Il se recula et ranima le feu qui s’éteignait.

— Tu viendras encore me voir ?

— Oui, promit-elle.

— Toi, Parisienne ?

— Oui.

Il soupira.

— Je voudrais voir Paris… Ici, pas moyen sortir, jamais.

Comme Cady allait s’éloigner, il lui tendit la main,

— Toi partir ?

— Oui.

— Adieu. Je t’attends demain.

Cady fit un geste espiègle.

— C’est cela, attends-moi !

Il ne se méprit pas à son accent.

— Toi, méchante… toi, pas revenir.

Et, avisant une épingle tombée des cheveux de Cady, il la ramassa et la lui tendit.

— Tiens.

Une idée de gamine surgit en l’esprit de la fillette.

— Regarde, s’écria-t-elle.

Et s’agenouillant devant le feu, elle posa l’extrémité de l’épingle en celluloïd sur la braise.

Une flamme jaillit en fusant, accompagnée d’une fumée blanche.

— Oh ! s’exclama l’Arabe surpris.

Cady souffla sur l’épingle et la lui tendit.

— Amuse-toi !…

De nouveau, comme un enfant, il enflamma l’objet, l’éteignit, le fit encore brûler avec des exclamation de plaisir et d’étonnement ; tandis que, de tous côtés, des nègres accouraient en piaillant et en se bousculant.

Cady s’esquiva et rejoignit Mlle Armande.

— Vite, filons, s’écria-t-elle. Nous allons prendre le thé quelque part, je meurs de faim !

Mlle Lavernière avisa le bracelet.

— Où avez-vous pris cela ?

Cady répondit, innocente :

— Je l’ai acheté quarante sous. Et comme je voudrais le porter, vous seriez bien gentille de dire à maman que vous me l’avez donné, pas ?… Ce sera une vieillerie que vous aurez retrouvée dans vos affaires…


XVIII

La représentation du cirque de la place Blanche touchait à sa fin. Les derniers artistes se retirèrent et le public commença à se déplacer tumultueusement pour la séance de cinématographe qui terminait le spectacle.

Cady se leva, agacée.

— Filons ! pas de cinéma, c’est rasant !

Sur la place Blanche, dans la nuit de laquelle se croisaient les feux de l’illumination des cafés, le lent tournoiement hallucinant du Moulin flamboyant, le va-et-vient incessant des autos, Mlle Armande, suprêmement dépaysée et ahurie, implora :

— Nous rentrons, n’est-ce pas, Cady ?

Elle était lasse ; un besoin provincial de sommeil piquait ses paupières.

Mais la fillette, les yeux enfiévrés, secoua la tête.

— Pas encore !… Il faut souper, j’ai très faim.

Elles n’avaient pas dîné, l’estomac mal rempli par du thé, des sandwiches et des gâteaux.

Mlle Armande s’effara.

— Souper ?… Où cela ? Pas ici, toujours…

Elle examinait avec terreur les restaurants débordant de monde, l’avalanche des filles audacieuses, aux allures banalement provocantes, aux toilettes raccrocheuses et minables, qui entraient et sortaient, fébriles ou veules, toutes en chasse.

Cady jeta un regard d’envie sur les entresols clos et éclairés où une clientèle plus choisie s’enfermait,

— Non, malheureusement, ce n’est pas possible… Il faudrait un homme avec nous. Mais on ira à une brasserie que je connais.

— Oh ! Cady, une brasserie !

— Puisque je vous dis qu’il n’y a aucun danger !… Ici, oui, on pourrait tomber sur papa ou des amis, mais pas là-bas.

Sans écouter les supplications de Mlle Lavernière, elle héla un fiacre et y sauta en jetant :

— Faubourg Saint-Denis, à la Taverne Alsacienne.

Basse d’étage, à la fois sombre et étincelante grâce à ses boiseries foncées et aux glaces renvoyant les lumières à l’infini, la brasserie s’enfonçait en un long boyau étroit, garnie de banquettes de cuir, de tables de chêne, comble de consommateurs : commerçants, représentants, commis-voyageurs de toutes contrées. On jouait partout, aux cartes, aux dames, au jaquet : manilles bruyantes, piquets absorbés, jeux étrangers dont les partenaires s’interpellaient en italien, en allemand, en anglais. Beaucoup de femmes : petits collages en compagnie de leurs amants, demi-veuves momentanément séparées de leurs époux intermittents. Vertus qui s’indignent d’une proposition pour une nuit unique, qui exigent avec rigueur le nom, l’identité du personnage dont elles accepteront volontiers l’intimité durant les huit ou quinze jours qu’il passe à Paris, expliquant leur solitude par le départ de leur « ami » pour ses foyers.

Familiers, bavards, polyglottes et maladroits, les garçons circulaient, la main aux épaules des clients, transportant les « demis », les assiettes de choucroute, les craquelins, les œufs durs, causant volontiers et essuyant indifféremment les tables, les tasses et les verres avec le même coin de leur tablier.

Et au-dessus des conversations, des rires, des courses des serveurs, des récriminations des joueurs mécontents, s’épandait la musique impérieuse et assourdissante d’un orchestre en smoking écarlate qui tapait et raclait à tour de bras des fox-trotts, des refrains de music-halls et même d’impitoyables fragments wagnériens.

Bondissante et légère, Cady, entraînant Mlle Armande dans son sillage, gagna un coin de table libre, près de l’orchestre, et tout en échangeant des sourires avec les musiciens, elle se laissa tomber sur le cuir du divan.

— Ah ! on est bien ici ! s’écria-t-elle en respirant avec délices l’air lourd, saturé de tabac, d’émanations de bière, de café, de liqueurs, que des ventilateurs suspendus au plafond brassaient furieusement.

Mlle Armande se récria bas, révoltée par l’attention de l’orchestre :

— Pourquoi ces hommes vous sourient-ils ? Est-ce que vous les connaissez ?

— Bien sûr, répondit Cady avec calme. Ce sont les musiciens du thé Duphot. Seulement, là-bas, on est correct, on ne se dit pas bonjour… Ici, ça n’a pas d’importance.

Justement le morceau finissait ; les smokings rouges se disséminaient dans la salle, invités de-ci, de-là, seul la contrebasse, un vieil homme grognon, occupait ses loisirs à se battre sournoisement avec le caniche obèse et galeux de l’établissement.

Le pianiste, un Milanais blond, mince, élégant, la mine obséquieuse et impertinente, les doigts noueux et malpropres, s’approcha en souriant de la table de Cady.

— C’est gentil de venir nous voir, dit-il d’une voix caressante, où se mélangeaient curieusement l’accent italien et celui de Montmartre.

Malgré les protestations mimées de l’institutrice, Cady poussa vers le jeune homme un bock que le garçon venait d’apporter avec du thé, des œufs durs et du jambon.

— C’est pour vous.

Il sourit, salua et s’assit prestement.

— Merci.

Puis, ayant bu, les yeux attachés sur la jeune fille avec une expression de caresse audacieuse, il demanda :

— Vous allez jouer avec nous ce soir ?

— Peut-être.

— Nous avons une nouveauté très bath…

Cady s’empara du papier qu’elle parcourut.

— Ça paraît très joli.

Et, déjà rendue au piano, elle déchiffrait d’un doigt, en sourdine, la musiquette napolitaine, canaille et langoureuse d’une volupté saisissante.

Mlle Armande se dressa :

— Cady, vous êtes folle !… Revenez à votre place !

Le pianiste la saisit au poignet et la fit rasseoir.

— Bah ! laissez-la donc, elle s’amuse, cette petite.

— Mais, je ne veux pas ! Il ne faut pas qu’elle s’affiche ainsi ! balbutia l’institutrice avec angoisse. C’est une jeune fille du monde, monsieur !…

Le Milanais sourit.

— N’ayez crainte, on n’est pas des mufles…

Les musiciens revenaient, attirés par la présence de Cady, et reprenaient gaiement leurs places.

Les consommateurs, intrigués par la nouvelle pianiste, tournaient la tête, les parties de cartes s’arrêtaient.

La ritournelle éclata, précédant la voix chaude et juste, d’une vulgarité exotique du Milanais.

Mlle Armande suivait, stupéfaite, le jeu assuré de Cady, l’agilité de ses doigts, le rythme endiablé, la volupté innée de son exécution. Elle n’assistait point aux leçons de piano et ne soupçonnait pas le talent précoce de cette écolière, si rétive et si paresseuse pour tout le reste de son éducation.

À la fin du morceau, les applaudissements crépitèrent, furieux et enthousiastes. Cady se leva, souriante, salua imperceptiblement et s’échappa du cercle complimenteur de l’orchestre pour venir se jeter aux côtés de Mlle Armande, la poitrine palpitante, les yeux brillants de fièvre.

— Oh ! Cady, quelle folie ! Je vous en prie, allons-nous-en, supplia l’institutrice.

La fillette attira le jambon.

— Attendez que j’aie mangé.

Cependant, elle ne pouvait avaler, la gorge contractée.

Un gros homme blond s’était levé d’une table, et, après un peu d’hésitation, il s’adressa au pianiste avec un fort accent germanique :

— La demoiselle… Est-ce qu’on peut lui causer ?

Mlle Armande gémit :

— Vous voyez !…

— Oui, faut calter, murmura-t-elle avec satisfaction. Payez, mademoiselle.

Pendant que Mlle Lavernière cherchait de la monnaie, d’une main hâtive et maladroite, le musicien répondait sèchement à la demande indiscrète qui lui était posée :

— Non, monsieur, cette demoiselle est ma sœur… et on ne lui cause pas…

— Ah !… fit l’autre surpris.

Cady se levait, jetait un sourire aux musiciens, et poussait son institutrice vers la porte, en la pinçant cruellement au gras du bras et des hanches.

— Au trot !

À la porte, elle arrêta un fiacre :

— Sept bis, rue Pierre-Charron !…

Affalée sur les coussins, Mlle Lavernière soupira :

— Enfin, nous rentrons !… Oh ! Cady, quelle épouvantable soirée vous m’avez fait passer !…

L’autre haussa les épaules.

— Qu’est-ce qui vous tourmente ?… et quel mal ai-je fait ?

L’institutrice eut un élan inattendu de sensibilité. Je vous jure, Cady, que je vous plains !… Tout ce que vous dites, tout ce que vous faites est étrange, malsain… C’est vrai, l’on ne peut pas dire que vous faites le mal, mais c’est pis… Je voudrais, oui, je vous assure que je voudrais de tout mon cœur vous réformer, vous arracher à cette pente… Mais je ne sais comment m’y prendre.

Surprise par cet accent sincère, Cady sentit brusquement sa griserie tomber. Elle baissa la tête, pensive.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, murmura-t-elle.

Le bras de l’institutrice l’enlaça affectueusement.

— Si, vous me comprenez parfaitement, et si vous vouliez m’écouter, vous redeviendriez bien vite une jeune fille comme il faudrait.

Le corps souple de Cady s’abandonna un instant à cette étreinte. Puis, la fillette se redressa soudain, avec un éclat de rire aigu.

À ce geste, ce renversement au fond de la voiture, un brusque rappel lui était venu d’une autre voiture, d’un autre enlacement, du bras de Cyprien Darquet, essayant de rejoindre la taille, les hanches de M¹¹e Ar- mande, hypocrite et consentante…

— Ah ! ah ! jeta-t-elle d’un ton de rancune et de raillerie amère. Pour prêcher la morale, il faudrait un autre oiseau que vous, mademoiselle Armande !… l’amie des gros vieux messieurs comme papa !…

Mlle Lavernière bégaya, frappée de honte :

— Oh ! Cady, pouvez-vous dire !…

Le reste du trajet s’acheva dans un silence absolu.

Devant la loge du concierge, sous le porche obscur, Cady cria, déguisant sa voix, d’un accent enroué :

— Service Darquet.

Et elle gagna le petit escalier desservant les cuisines et le sixième, faiblement éclairé par du gaz en veilleuse qui brûlait toute la nuit pour les rentrées tardives des domestiques.

Sur le palier, elle recula devant un petit corps blotti devant la porte.

Mlle Armande tremblait de peur.

— Un homme !

Cady jeta énervée :

— Hé non ! un gosse, tout au plus !…

Puis, penchée, elle eut un cri de surprise et de tendresse angoissée :

— Georges ! mon petit Georges !

L’enfant, réveillé, se releva.

— Enfin, Cady, te voilà !

Elle le saisit, ouvrit la porte et le poussa dans l’appartement.

— Que fais-tu là ? Qu’est-il arrivé ? questionna-t-elle avec inquiétude.

Ils pénétraient dans la chambre de Cady, suivis par Mlle Armande, qui renonçait à s’étonner.

Le petit gémit plaintivement, des larmes jaillissaient de ses beaux yeux bleus, des sanglots entrecoupant sa voix au ressouvenir des chagrins récents.

— Oh ! Cady !… Ce matin, ils n’ont pas voulu m’emmener, je suis resté tout seul. Paulette m’a enfermé dans le cabinet de toilette de maman et elle est partie aussi… Alors, j’ai pleuré, j’ai crié, j’ai tout cassé sur la toilette… et puis, j’ai brisé la vitre de la porte, et j’ai pu ouvrir… Je suis venu t’appeler, mais tu étais partie… J’ai bu une bouteille de champagne et j’ai dormi dans le lit de maman, qui n’était pas fait. Quand je me suis réveillé, il faisait noir et j’ai eu peur… J’ai essayé encore de t’appeler et je suis venu à la porte de service… les domestiques s’en allaient… Maria m’a dit que tu étais en bombe… Alors, j’ai fait semblant de rentrer, et, quand il n’y a plus eu personne, je suis revenu sur le palier pour que tu me trouves en rentrant !… J’ai eu froid et j’étais bien mal… Méchante Cady !…

Les bras autour de l’enfant, le berçant avec un attendrissement maternel, Cady murmura :

— C’est toi, méchant… qui m’as envoyée dinguer ce matin…

Il pleurait, de grosses larmes luisant sur le satin de ses joues.

— Ce n’est pas vrai !… Et puis après, j’ai eu tant de chagrin !…

La voix inquiète de Mlle Armande s’éleva.

— Voyons, mon petit, vous ne pouvez pas rester ici, il faut rentrer chez vous.

Il sanglota plus fort.

— Je suis tout seul, j’ai peur !

Cady décida avec fermeté :

— Il ne s’en ira pas… Il couchera ici.

Par exemple ! protesta Mlle Lavernière. Et où cela, s’il vous plaît ?

Cady fit un geste impératif.

— Prenez mon lit, mademoiselle, nous deux, nous dormirons dans le vôtre, il est assez grand.

Mlle Lavernière s’affala sur une chaise.

— Il ne manquait plus que cela !… Vous allez coucher avec ce petit garçon ?

Cady haussa les épaules, narquoise.

— Probable ! Ce n’est pas la première fois que ça nous arrive.

— Mais…

— Oh ! ne nous rasez pas !… parce que, ce que vous dites ou rien !…

Georges, ravi, se pelotonnait contre son amie.

— Oui, oui, Cady, garde-moi !… Cady, ma loute chérie, suppliait-il câlin, les yeux brillants, sa petite bouche gourmande cherchant la douceur du cou de la fillette qui se penchait complaisamment pour goûter ses caresses.


XIX

Ce dimanche matin, Cady refusa obstinément de se lever, arguant de malaises vagues, et manifestant la volonté inébranlable de demeurer couchée durant toute la journée.

Mlle Armande piétinait, furieuse.

— Vraiment, Cady, avec vous, on ne sait jamais quelle tuile va vous tomber sur la tête !… Pour une fois où Mme Garnier consent à vous garder avec vos cousines et à me procurer une Journée de liberté, il faut que vous inventiez un prétexte pour me contrarier !…

— Ce n’est pas ma faute si je suis malade, grogna la fillette, les yeux clos, frileusement recroquevillée dans sa couchette.

— L’êtes-vous malade ? C’est ce qu’il faudrait savoir, émit l’institutrice hargneusement. Qui sait si ce n’est pas une malice, uniquement pour m’être désagréable !…

— Mais je n’ai pas du tout envie de vous empêcher de sortir. Allez où vous voudrez, je n’ai besoin de personne pour me regarder dormir… D’ailleurs, Maria ne sort pas aujourd’hui ; s’il me faut quelque chose, elle me le donnera.

Le visage de Mlle Armande s’éclaircit. Pourtant, elle crut devoir protester.

— Je ne puis pas vous quitter… Ou, au moins, il me faut la permission de votre mère.

Cady leva les épaules.

— Comme ce serait malin de parler de cela à maman !… Vous savez bien quels chichis cela causerait…

Mlle Armande faiblit.

— Alors, vous me promettez d’être sage, de ne pas bouger de votre lit et d’appeler Maria si vous désirez quelque chose.

Cady cacha son visage sous ses draps pour dissimuler l’éclair joyeux de ses yeux et le rire involontaire de sa bouche.

— Oui, oui, oh ! comme je vais bien dormir ! bégaya-t-elle d’une voix qui sortait étouffée de dessous les couvertures.

Alerte et satisfaite, Mlle Armande mit à peine un quart d’heure à s’habiller. Et après plusieurs recommandations banales et un baiser distrait sur le front de Cady, elle sortit, déclarant :

— Je vais vous envoyer Maria ; vous lui expliquerez de quoi il retourne.

Justement, ce jour-là, la femme de chambre était d’une humeur charmante. Elle entra en coup de vent chez Cady.

— Qu’est-ce que c’est, ma crotte, t’es claquée ? questionna-t-elle avec sollicitude.

Mais aussitôt elle partit d’un éclat de rire.

— Ah ! petite bougresse, je vois que vous avez encore fait grimper la maîtresse d’école !…

Assise sur son lit, les yeux pétillants, échevelée, Cady se livrait à de petits bonds sur place qui révélaient une prodigieuse souplesse de reins et une indéniable bonne santé.

Elle se jeta à la renverse sur son oreiller, la voix câline !

— Ma petite Maria, tu vas être bonne et gentille… mignonne comme une petite caille rôtie, un petit poulet plumé, un petit derrière de lapin tout blanc !…

La femme de chambre rit aux éclats :

— Quelle sottise allez-vous me demander ?

Cady sauta délibérément hors de son lit.

— Oh ! c’est bien simple… Y a Georges qui va à la campagne… Emile, le chauffeur, l’emmène dans l’auto avec Paulette… Alors, j’ai promis d’aller avec eux… Tu me laisseras filer et tu ne diras rien à per- sonne.

— Oh ! ce culot !… se récria Maria gaiement. Merci, pour que vous vous fassiez pincer, et c’est moi qui ramasserais la tatouille !…

Cady s’habillait rapidement.

— C’est ni maman ni papa qui peuvent le savoir si tu ne le dis pas… Pour Mlle Armande, même si elle apprenait… ben quoi ! je la musellerais.

Maria rit de nouveau :

— Oh ! ça, vous y avez la main, pour sûr, bellotte !

— Alors, vous voulez bien ?

— Qu’est-ce que je gagnerai pour ma peine ?

La fillette se jeta à son cou.

— Une bise !

La femme de chambre l’embrassa.

— Pardi ! jolie monnaie de guenon que tu me donnes !

Cady eut un rire aigu.

— Tu aimerais mieux que ce soit Valentin ?

Maria branla la tête avec un dédain.

— Oh ! Valentin…

— Ben quoi, ça se décolle, vos amours ?

Maria se pencha mystérieusement :

— Écoute, tu ne le diras pas… Mais, y a Clément, le nouveau valet du second qui est joliment parti sur moi… Un gentil garçon… avec un amour de petite verrue sur la tempe gauche qu’on croquerait !…

Et, prise d’uns inspiration subite :

— Ah ! chouette !… Justement, il est de garde aussi… Comme il n’y aura personne, je vas le faire venir dans la turne !

Cady dissimula une grimace de mécontentement.

— Te gêne pas !

Mais elle n’insista pas, comprenant qu’il fallait payer la complaisance de Maria.

Une heure plus tard, l’auto de Mlle de Montigny filait à grande allure sur la route de Maisons-Laffite, à travers le bois d’aspect hivernal, mais que venait égayer un radieux rayon de soleil.

Blottis sur le devant de la voiture, à côté du chauffeur, les deux enfants se serraient l’un contre l’autre, entortillés dans une couverture de fourrure, ravis, un peu ivres de vitesse, de vent froid et de bonnes senteurs pénétrantes émanant de la forêt. Seuls, leurs yeux brillants et un peu de leur nez rosé par l’air vif apparaissaient entre la fourrure, la toque de castor et le bonnet de tricot blanc enfoncés sur leur front.

Leur babil, leurs rires frais et joyeux éveillaient un vague sourire sur les lèvres d’Emile, qui les écoutait sans les regarder, le masque immobile, attentif à sa direction.

Un passe-montagne, une pelisse, des gants de fourrure en faisaient une masse quasi-animale, surmontée d’un visage franc et gai, de type très français, avec son nez droit, ses yeux gris, son teint clair un peu rougi par la continuelle exposition à l’air de ses moustaches blondes. Il dédaignait l’usage des lunettes, prétendant avec une certaine coquetterie que ses cils roux, longs et drus, suffisaient à préserver ses yeux du vent.

Dans l’intérieur de la voiture, Paulette, la femme de chambre, se prélassait seule, revêtue des plus riches atours de sa patronne, la demi-mondaine : splendide pelisse de loutre garnie de skungs sur une merveilleuse robe de velours souple géranium brodée de cabochons de rubis et de vieil or.

Précisément, Georges expliquait la raison de cette tenue inusitée à Cady abasourdie.

— Maman l’a permis… C’est elle qui prête ses affaires à Paulette pour pas qu’elle manque le bon chopin… une veine qu’elle a eue… c’est tout plein rigolo… un vieux birbe qu’habite la campagne juste où nous allons, tu saisis ? Alors, qu’il a rencontré un jour Paulette qui se promenait habillée très bath… Et qui lui a dit que si elle était une baronne, elle lui ferait bien plaisir de lui rendre visite.

Cady pouffa.

— Paulette, une baronne ?

— Oh ! il n’était pas si gourde que de le croire, mais il s’en fichait… Qu’il lui a dit : Je ne m’occupe pas de ce que vous pouvez être en réalité, mais dites- moi ça qui me fait plaisir, et que je vous traiterai toujours avec les égards dus à votre rang. » Et alors, il lui a encore dit qu’elle viendrait une fois tous les mois à sa maison et qu’il fallait qu’elle soit superbe- ment habillée, et qu’il lui donnerait mille francs chaque fois, et que si elle arrivait dans une belle auto — pas un locatis — il donnerait deux cents francs au chauffeur.

Cady s’adressa à Émile, admirative :

— C’est vrai qu’il vous donne deux cents francs ?

Le chauffeur sourit et inclina la tête.

— Pour sûr, et un déjeuner au champagne… C’est un ancien négociant en vins, et ce qu’il y en a, du liquide soigné, dans ses caves !…

— Il s’appelle comment ?

— Ma foi, je n’en sais rien, c’est pas ça qui me tracasse.

Georges reprit :

— Tu verras ses magnes, c’est rien tordant !… Quand l’auto stoppe devant son perron, y se précipite, le crâne à nu, y se courbe, avec des bras arrondis. « Madame la baronne, qu’il dit, je suis confus de l’honneur que vous me faites en venant me voir. » Tu sais, toutes les fois, c’est la même comédie, les mêmes mots… Et puis, il faut que Paulette fasse sa pimbêche, le nez relevé, et qu’elle le rudoie, qu’elle le traite de vieux clampin qui n’est pas capable de se déranger, et qu’elle est trop bonne de venir trouver dans son sale trou… Et toujours qu’il se confond en excuses… Et puis alors, ils entrent dans la maison et on ne voit plus ce qu’ils font, mais paraît que c’est à l’instar… Ça a fait bien rire Paulette au commencement… Maintenant, ça la barbe, parce que c’est toujours la même chose. Seulement, tu comprends, elle est contente de palper mille balles… et pendant les minutes où elle se rase, elle tâche de ne plus penser qu’à la galette.

Cady déclara :

— Mille francs, cela vaut de s’embêter un peu.

— Oui, mais tu sais, c’est pas toujours commode de lui causer, à ce vieux, il est vétilleux !… Un jour que Paulette lui a dit « M… » il s’a foutu dans une colère !…

Cady interrogea.

— Alors, tu viens toujours avec elle ?

— Des fois pas. Quand il pleut, c’est moche la campagne… Mais, quand il y a du soleil, j’aime bien. Tu verras, c’est joli.

— C’est un château !

— Oh ! non, une petite maison, mais gentille, et puis surtout que c’est au bord de l’eau.

— Une rivière ?

— Oui, une rivière.

— Quelle rivière ?

— Ah ! je ne sais pas… y a des canards.

Émile glissa :

— C’est la Seine, parbleu.

Cady reprit au bout d’un instant :

— Et qu’est-ce qu’il dit, le type de te voir ?

— Paulette lui a raconté que j’étais son neveu. Il m’a salué un jour en m’appelant M. le marquis. Si y demande, on dira que tu es ma sœur.

Un rire secoua Cady.

— Oh ! oh ! alors, je serai la marquise ?

— Pour le moins.

Émile avertit tout à coup :

— Fermez… Nous arrivons.

À une allure ralentie, l’auto traversa la rue d’un village, puis fila pendant quelques minutes le long de propriétés aux murs moussus, surmontés de vieux arbres fort élevés. De temps en temps, une grille ou une ouverture aménagée dans la clôture laissait voir une échappée de pelouses semées de feuilles mortes, de corbeilles vides, d’arbustes soigneusement empaillés pour la rude saison.

L’auto stoppa devant une lourde porte cochère encastrée dans un haut mur sur lequel retombaient les branches dépouillées de frênes pleureurs et d’acacias.

Émile fit deux ou trois fois résonner la trompe. Les deux battants de l’entrée s’ouvrirent en silence ; il lança rapidement sa machine dans une allée qui contournait une pelouse.

Cady aperçut une vieille bonne à l’air revêche, qui se hâtait de clore la grand’porte, comme si elle l’eût refermée sur un scandale vivant. Puis, elle se vit devant un perron de pierre occupant toute la façade de l’habitation, beaucoup trop grandiose pour la maison à un seul étage, banale, couronnée d’un maigre toit d’ardoises.

La porte centrale s’ouvrit précipitamment, et le propriétaire du lieu parut. Cady retint à grand’peine un rire devant cette silhouette falote de petit homme court et ventru.

Une énorme chaîne d’or brimqueballant sur sa panse, il dégringolait les degrés, l’œil inquiet, la lèvre tremblotante, la figure glabre comme son crâne.

— Madame la baronne, vous me voyez confus de l’honneur que vous me faites en venant me visiter, bégaya-t-il à demi prosterné en ouvrant la portière de l’auto.

— Ne me parlez pas ! Je suis excédée, furieuse ! L’on n’a pas idée de faire courir ainsi une femme comme il faut !… Vous pouvez vous le dire, c’est bien la dernière fois que je mets les pieds ici !…

Et passant dédaigneusement devant le bras que l’homme incliné lui tendait, elle franchit les marches du perron d’un pas de reine outragée. Il suivait, balbutiant d’humbles excuses. La porte se referma derrière eux.

Et voilà, conclut Emile en remettant l’auto en marche. La séance ne finira que vers quatre heures.

Cady trépignait, gagnée par une folle hilarité.

— Oh ! ce vieux ! ce vieux !… Et Paulette ! Que c’est farce !…

Georges se dégagea impatiemment de la couverture.

— Va-t-on bientôt déjeuner ? J’ai faim.

Ils étaient arrivés auprès des communs. Emile remisa l’auto, et alluma une cigarette.

— On peut toujours aller voir du côté de la cuisine, observa-t-il.

Sur le seuil de la petite porte vitrée conduisant au sous-sol, la vieille femme de l’entrée, les poings sur les hanches, considérait les visiteurs avec malveillance.

— Alors, fit-elle agressive, ce n’était pas assez du petit, en voilà une autre ?… Ça sera bientôt une pension qu’on m’amènera. Si vous croyez que je supporterai cela !…

Émile conseilla en riant, avec tranquillité :

— Taisez-vous donc, la vieille ! Vous avez vos ordres, n’est-ce pas ?

— Pour sûr que je les ai !… Sans cela, pensez-vous que je vous nourrirais, vous, la traînée de là-haut et toute sa séquelle de gosses ?… Ah ! Seigneur, si ce n’est pas une désolation que de voir des infamies pareilles !… Si j’aurais cru ça de Monsieur, un homme qui a été si rangé des vingt ans durant… Et voilà que ça le travaille, à cette heure !

Le chauffeur s’esclaffa.

— Oh ! bien, voyons, faut pas vous manger le sang… Une fois par mois, ça ne vous fait pas trop de dérangement.

— Vous croyez ça ?… Plus de huit jours avant ces tragédies, et plus de huit jours après, il en est tout retourné, le pauvre cher homme !… C’est pire qu’une maladie.

Émile haussa les épaules :

— Et puis, que voulez-vous que j’y fasse ? Ça ne me regarde pas. Voulez-vous, oui ou non, nous donner à manger ?… Si c’est non, on va aller au café du bourg et on fera porter la note à votre monsieur… Je m’en fous, moi !

La vieille se radoucit.

— Qui est-ce qui vous parle de cela ?… Entrez, c’est prêt… Y a des œufs frits, du poulet et des salsifis… avec une crème au chocolat pour le gosse.

Georges battit des mains.

— Veine !… Faut que je vous embrasse, mère la Chouette !

Et, d’un élan, il se jeta au cou de la vieille femme, qui l’embrassa en dissimulant un sourire.

— Mauvaise graine !… Allons, venez…

Mais Émile secoua la tête, en désignant Cady :

— Mademoiselle ne doit pas manger à la cuisine. Servez-nous en haut.

Cette fois, la cuisinière pensa suffoquer d’indignation :

— Dans ma salle à manger ?… Vous autres ? Ah bien ! il faudrait voir ça !…

— C’est tout vu !

— Jamais de la vie !

Cady s’interposa en riant :

— Mais, Émile, ça m’est bien égal de manger à la cuisine.

— Du tout, ça ne se fera pas.

La vieille fonça tout à coup sur la jeune fille, d’un air terrible.

— Vous êtes donc une vraie baronne, vous ?

— Pas le moins du monde !

La bonne femme agita les bras, grommela des paroles inintelligibles, les yeux attentivement attachés sur la fillette. Puis, soudain, elle tourna le dos.

— C’est bon ! fit-elle, calmée, on vous servira dans le cabinet de Monsieur.

C’était, au rez-de-chaussée, une petite pièce close, bien chauffée et sentant un peu le moisi et le vieux papier. Pendant que Georges s’installait au bureau, couvrant le papier de correspondance d’affreux bonshommes informes tracés à l’encre, Cady s’asseyait dans un grand fauteuil où elle avait eu la joie de découvrir un chat gris qui se pelotonna immédiatement contre elle en ronronnant.

— Quel amour !

Émile, enchanté, aidait la gouvernante à apporter une table de l’antichambre, disposait la nappe et surtout comptait et étudiait les bouteilles de vieux vin la vieille avait montées de la cave à son intention. Au fond et malgré ses injures, elle avait un faible pour lui.

— C’est du choix ! constata-t-il avec satisfaction.

La vieille remarqua, de son ton rude habituel :

— Oui… oui… Si vous vous piquez le nez, ça ne sera pas avec de la rinçure de pot de chambre.

Et elle descendit chercher les œufs, puis le poulet, la salade et les légumes. Les enfants dévoraient avec appétit ; Émile vidait verre sur verre, les pommettes peu à peu allumées ; Georges réclama du champagne.

La gouvernante déposa la crème sur la table, ainsi que deux dernières bouteilles.

— Tiens, mauvais moucheron, voilà plus qu’il n’en faut pour te pocharder !

De fait, dix minutes plus tard, le petit garçon étourdi, assommé par le liquide capiteux trop rapidement absorbé, s’affaissait sur la table, la figure dans ses mains, ses boucles blondes allongées sur la nappe.

Cady s’inquiéta.

— Tu es malade ?

Émile rit, la parole un peu empâtée.

— Mais non, il est rond… Laissez-le dormir… Dans une heure, il n’y paraîtra plus. Ça n’a jamais fait de mal, voyez-vous, un verre de trop.

À ce moment, Cady fut distraite par un grand tapage venant de l’étage supérieur. Dans un bouleversement de meubles, on distinguait la voix faussement colère de Paulette et les supplications, le chevrotement sénile de son hôte.

La fillette partit d’un éclat de rire et fit le geste de courir à la porte.

— Oh ! que c’est amusant ! Je voudrais les voir !

Mais la main du chauffeur s’abattit sur son bras et la ramena presque brutalement sur son siège.

— Bougez pas, n… de Dieu !… C’est pas un spectacle pour vous !…

Elle se rassit, étonnée de cette sortie indignée, inattendue.

Il poursuivit, le regard un peu trouble, évidemment sous l’influence de tout ce qu’il avait ingurgité et qui donnait l’essor à ses sentiments intimes. Ah ! si vous seriez à moi, je vous fous mon billet que vous ne traîneriez pas comme cela dans les jupes d’une Margot et que vous ne feriez pas votre société de types comme moi pendant des journées !… Je vous respecte, ça va bien, mais il y a des camarades qui n’en feraient pas autant !… Et je vous le demande, c’est-il une place pour une demoiselle que d’être ici, derrière les cloisons de ce vieux malpropre qui s’en donne avec ce torche-cuvette de poupée à quatre sous !… Non, mais c’est à faire bouillir le sang que de penser que vous avez des parents honorables et qu’ils ne sont pas fichus de vous surveiller !… Qu’est-ce qu’elle fout, votre mère ?… Je ne serais pas fâché de le savoir !… Non, vraiment, dites-le moi, où est-elle ? De quoi qu’elle s’occupe, pendant que vous vadrouillez avec le tiers et le quart ?

Cady se renversa sur sa chaise avec un petit rire contraint.

— Ma mère ?… Est-ce que je sais, moi, ce qu’elle fait ?… Je ne la vois pas souvent, allez !… Probable que je l’embête.

Il laissa rudement tomber son poing sur la table dont les verres et les bouteilles s’entrechoquèrent bruyamment.

— Misère !… Voilà comment sont les bourgeois ! Ils méprisent le peuple… Et, à côté de ça, ils flanquent leurs enfants à élever à ce qu’il y a de moins propre !… Tout cela pour ne pas se donner la peine de les éduquer eux-mêmes… Flemme et compagnie, c’est ça le grand monde !

Il saisit une bouteille, emplit un verre qu’il vida d’un trait. Puis il reprit :

— Moi, je suis un garçon sérieux, et c’est pas parce que vous me voyez chez des poupées que je m’oublie pour ça. Ça ne serait pas malin, voyez-vous, et un type qui tient à sa peau et qui n’a pas envie d’aller crever pourri à l’hôpital, y se garde de ces fumelles, je vous en fous mon billet !…

Il but encore, et regardant Cady qui l’écoutait en silence avec intérêt, les yeux attachés sur lui, il haussa les épaules, fronça les sourcils et, avec un effort, rappela ses pensées vagabondes.

— Qu’est-ce que je vous raconte ? ce n’est pas ça que je voulais vous dire… Voyez-vous, faudrait pas vous familiariser avec du monde que vos parents ne connaissent pas… Oui, il y a longtemps que ça me démange de vous parler, parce que vous êtes une gentille demoiselle et une bonne fille… et que ça me retourne de penser qu’un jour ou l’autre il vous arrivera malheur dans ces fréquentations.

Il désigna le petit Georges, toujours étendu sur la table, dormant profondément.

— Tenez, le gosse que voici… C’est peut-être la plus fichue amitié que vous pouvez avoir… Ça sort de nourrice et c’est déjà pourri… Ça a le vice dans le sang…

Cady s’impatienta brusquement.

— Ah ! laissez-moi donc tranquille !… Si Georges est comme il est, est-ce que c’est sa faute ?… Et si je suis comme je suis, est-ce ma faute aussi ?

Et soudain elle se leva de table et alla se jeter dans le grand fauteuil, toute ramassée sur elle-même, le visage caché dans ses mains, secouée de sanglots.

— Pauvre mioche ! murmura Émile, navré, avec l’envie de prendre l’enfant pleurante dans ses bras, de la câliner tendrement, et retenu par la conviction que ce ne serait pas convenable de sa part.

La marque de sympathie que l’homme n’osait lui accorder lui vint d’un animal. Le chat gris, après avoir dévoré la carcasse du poulet, au grand dommage du parquet, s’était livré ensuite à une toilette minutieuse ; puis, il avait rôdé autour de Cady, guettant l’instant favorable pour regagner son giron. Le désespoir de sa nouvelle amie l’émotionna et lui fit oublier toutes ses instinctives précautions. D’un bond, il fut sur les genoux de la fillette, et, s’allongeant, il appuya ses deux pattes de devant sur la poitrine de Cady, fixant son regard intelligent sur le visage humain contracté par le chagrin qui l’intéressait passionnément.

Elle tressaillit sous le léger contact, écarta ses mains, vit le geste expressif de la bête, et cette pitié qu’elle inspirait inonda son cœur esseulé d’une chaude reconnaissance.

— Oh ! minet… minet ! balbutia-t-elle en recommençant à pleurer, ses bras enveloppant l’animal et serrant contre elle avec une tendresse émue ce petit corps vivant, tout tressaillant d’affection spontanée.

Mais ses pleurs n’avaient plus autant d’amertume que naguère.


XX

Mme Darquet était absente pour quarante-huit heures, devant assister au mariage d’une parente à Nancy.

Après le repas, que l’institutrice et son élève avaient pris dans la salle de bains, le député dînant dehors, Mlle Armande s’adressa à Cady, d’un air à la fois résolu et gêné, le regard fuyant.

Ma chérie, si cela ne vous ennuie pas de rester seule ce soir, j’ai affaire à sortir… Une conférence par un de mes anciens maîtres de l’Université, à laquelle je désire vivement assister.

Cady ne la regarda même pas, répondant froidement :

— Bien, mademoiselle.

— Il va sans dire que vous me garderez le secret ?… Je ne fais rien de mal, mais madame votre mère pourrait se choquer de cette sortie sans sa permission…

La fillette haussa les épaules sans desserrer les dents. Les niaiseries hypocrites de Mlle Lavernière l’excédaient.

Du reste, ce soir-là, elle ne ressentait contre la maîtresse de son père nulle animosité, nulle curiosité ; seulement, une lassitude extrême l’accablait.

Tournant le dos aux apprêts de toilette minutieux de l’institutrice, elle s’enfonça dans la lecture d’un roman dont le style baroque et les répétitions oiseuses l’exaspéraient, quoique le fond lui plût, de ces contes de rude et libre vie sauvage.

Elle ne parut point entendre l’adieu de Mlle Armande et demeura immobile, le front dans ses mains, captivée par ces lignes, qui mettaient en elle une sorte d’ivresse brutale.

La porte s’ouvrit brusquement ; sa jeune sœur Jeanne dévala dans la chambre en dansant joyeusement.

— Tu viens, Cady ? C’est la fête à miss, et Clémence paie un chouette gueuleton dans la salle à manger ! cria l’enfant d’une petite voix argentine, où l’argot apportait une étrange fausse note.

Et, agrippée aux mains de son aînée indécise, elle l’entraînait.

— Viens, on va rigoler !… Y a Maria, y a Valentin, et puis deux bonnes de la maison, et puis le gros maître d’hôtel du premier, et puis tout plein d’autres !…

Cady la suivit, un peu choquée.

— Dans la salle à manger ?… Eh bien ! ils en ont du culot !…

Elles arrivèrent au moment où on s’attablait, toute l’électricité étincelant sur la profusion des surtouts, des jardinières de fleurs entassées sur la nappe, que maculait déjà le contenu d’une bouteille de vin brisée.

Clémence, la grosse cuisinière, blafarde, aux chairs flasques, aux yeux en trou de vrille, le nez retroussé canaille, relevant la lèvre violacée au-dessus de la brèche des dents, Clémence trônait au milieu du couvert, en face de l’héroïne de la fête, l’Anglaise de Baby.

Celle-ci, trop grande, plate, dégingandée, avec de gros os, une tête de cheval, les pommettes rougies et les yeux éraillés par l’alcool dont elle abusait, montrait, dans le décolletage d’une robe de crêpe de Chine bleu fripée, une chair fine, remarquablement blanche.

— Entrez, les gosses, et venez baffrer ! Pour une fois, vous aurez du bon ! cria Valentin très excité.

C’était en habit noir, cravaté de blanc qu’il avait reçu les invités, avec mille singeries pour blaguer les gens du monde, et quelques obscénités afin de faire rire les convives.

Puis, pour se mettre à table, il avait retiré son habit qui lui « déchirait les entournures ». En manches de chemise, il gesticulait et pinçait galamment ses voisines, l’Anglaise et Paulette, la femme de chambre de la « cocotte d’en face », tandis que Maria le regardait jalousement, s’abandonnant, sans y penser, aux entreprises sournoises du concierge et du gros maître d’hôtel, entre lesquels elle se trouvait.

Le service était fait par la femme de ménage qui nettoyait les escaliers, louée pour la circonstance, ces messieurs et ces dames voulant se payer, pour un soir, l’illusion d’être les maîtres du logis.

Jeanne se glissa auprès du petit groom louche de l’entresol, et Cady se plaça, l’air froid et détaché, à côté de la concierge, une femme douce qui portait le deuil éternel des quatre enfants qu’elle avait perdus.

Le menu était copieux, les mets fins, les vins abondants ; et, même avant que les têtes fussent réellement échauffées, tous riaient et parlaient fort haut pour se prouver à eux-mêmes qu’ils s’amusaient.

Et, dans le décousu des conversations, des lieux communs, des plaisanteries vulgaires, que l’on échangeait, un même thème s’imposait, interminable et obsédant. Les uns et les autres revenaient invinciblement au ressassage de leurs griefs, de leurs rancunes contre leurs patrons. Tous, à tour de rôle ou simultanément, détaillaient les tours joués, les hypocrites représailles, remâchaient leur fiel, exhalaient leur mépris, leur dégoût, leur haine envers ceux qui les payaient, et à l’ombre desquels ils devaient vivre, aveugles, sourds, en rouages silencieux et actifs, plutôt que comme des êtres humains…

Après la vindicte exprimée en termes généraux, pleins d’une emphase redondante, pittoresquement mêlée de termes platement grossiers, chacun arrivait au déshabillage de son propre patron, qu’il peignait en gros par brèves phrases typiques ou par anecdotes innombrables, complaisamment allongées.

— C’est tous des cochons ! déclarait péremptoirement le maître d’hôtel glabre et obèse, aux yeux vicieux. Et quant à leurs gonzesses, avec toutes leurs simagrées, c’est plus chaud que des chattes… Y a pas de saloperies qu’elles ne fassent si elles en trouvent l’occasion.

La femme de chambre du second sur la cour ricana.

— Vous parlez des quatre filles de ma boîte !… Les parents n’osent plus engager de valet de chambre, rapport à ce qu’elles en flambent de suite… Même que l’aînée se serait fait pincer, à ce que l’on dit, et que si le docteur Trajan ne l’aurait pas soulagée à temps, ça aurait fait un joli raffut !…

Le valet du premier, aux quarante ans replets, le profil bourbonien, prit un air noble.

— C’est pas des choses à faire pour un type qui sait vivre !… Une pucelle est toujours une pucelle ; c’est pas parce que c’est la fille des patrons pour qu’un homme propre lui fasse un enfant… On peut s’amuser sans causer de lardon, à moins, comme de juste, qu’on n’ait son idée à soi. S’il s’agit de la patronne, c’est une autre affaire. Si elle encaisse, elle a son mari pour endosser.

La femme de chambre du troisième jeta aigrement :

— Avec cela que les vieilles et les jeunes sont si ragoûtantes !… On voit bien que vous ne les guettez pas comme nous dans leurs cabinets, ça vous en rassasierait !…

Le valet sourit avec une condescendance avertie.

— C’est vrai, en général, mais il y a des exceptions, et j’ai vu des fois des gamines sur lesquelles on n’avait pas envie de cracher. Tenez, il y a de ça six ans, je me trouvais chez des nobles, à la campagne. Oui, une place au vert que j’avais prise pour me refaire. J’étais un peu vanné par Clara Desbords…

La chanteuse ? questionna le cuisinier intéressé.

— Précisément, j’ai été chez elle durant un an. Un record, mon cher, personne n’y a résisté plus de six mois !… On peut dire qu’elle a la passion de la livrée, cette femelle-là !… Ah ! une rude femme !… Vous parlez d’un corps !… Et un de ces tempéraments ! Donc, j’étais à la campagne, et chez mes patrons, vous trouviez une fille unique, une grande jument blonde qui ne manquait pas d’allure. Elle était fiancée à un marin qui naviguait dans les mers de Chine à l’époque… Ah ! j’ai été vite fixé !… La première fois que j’ai fait le salon, elle rappliquait : « Ludovic, ne brouillez pas ma musique. » « Ludovic, prenez garde que mon perroquet s’envole ! » Trois jours plus tard, nous causions de son perroquet, au fond de son alcôve !…

Maria lança furieusement :

— Des chipies !… et avec cela vicieuses, pire que des singes !… Et qui vous considèrent, vous autres, plus bas que des nègres !… Faut que vous ayez guère de cœur pour marcher avec elles !…

— Bast ! ça vaut tout de même la peine ! Quant à moi, j’en connais une que je m’enverrai un jour ! déclara Valentin en clignant de l’œil du côté de Cady. Mais il faut qu’elle ait dix-huit ans et qu’elle soit remplumée… C’est core trop maigre !…

— Tu as peut-être bien déjà tâté ! insinua le cuisinier en s’esclaffant.

Le maître d’hôtel ricana.

— Hé, hé, les fruits verts ont du bon !

Bien qu’elle ne perdît pas un mot de cet entretien, Cady restait imperturbable, la pensée planant au-dessus de ces grossièretés. Même, l’allusion personnelle qu’elle saisit parfaitement ne la toucha guère. Elle se contenta de jeter un regard dédaigneux au jeune valet, qui ne le remarqua pas. Il s’adressait à présent à l’Anglaise, la main audacieusement fourrée dans son corsage.

— Mâtin, c’est doux !

Elle bégaya, demi-saoule :

— Oh ! vilain sale ! voulez-vous bien pas toucher mon peau !…

Il se pencha et cueillit un baiser sur ses lèvres.

— Ton pot ?… De quel pot parles-tu, mon ange.

— Oh ! vous embrassez joliment, master Valentin !

— N’est-ce pas ? fit le jeune homme avec une emphase comique. Et au lit, tu parles que c’est mieux encore !

— Oh ! vraiment ? soupira la miss, avec un hoquet d’ivrogne.

Le maître d’hôtel eut un gros rire et fit un geste.

— Allons, mes enfants, essayez de suite ! La carrée des patrons est par là !

Par plaisanterie, Valentin se leva, arrondissant le bras vers l’Anglaise.

— Je t’attends, ma chérie.

Comme l’autre, étourdie, se soulevait sur sa chaise, Maria se récria avec colère :

— Tu n’as pas honte, Valentin !… Cette soulaude !… On n’a pas encore mangé le rôti et elle en a déjà par-dessus la bonde !…

La miss gesticula, très digne.

— Vous, impolie !… Vous, chameau de Française !…

Maria se leva violemment.

— Ah ! sortez-la !… Vous n’allez pas me laisser insulter par cette roupie anglaise !…

Valentin la calma du geste.

— Allons, voyons, pas tant de foin, tu nous barbes !

Et, pesant sur l’épaule de l’Anglaise, il la fit se rasseoir.

— Crie : Vive la France ! » et qu’il n’en soit plus question.

Sans prêter attention au tumulte, Clémence, la cuisinière, tout en sirotant du bourgogne auquel elle ajoutait un petit verre de cognac, déversait dans le sein du concierge, qui ne l’écoutait que de temps à autre, ses rancœurs et ses ressouvenirs :

— Treize ans que je suis dans la maison, monsieur, cela peut compter !… Et vous pourriez croire qu’on a des égards ?… Pas le moindre ! J’en suis encore à exiger un congé pour revoir ma famille qui s’a éteinte sans que j’assiste jamais à aucun enterrement. Mais je suis trop bonne, et ce serait à croire que « Julienne » a le mauvais œil, tant elle m’interloque… Et pourtant, Dieu sait si je pourrais marcher dessus et lui faire baisser les yeux !… Vous pensez si j’en sais long… et le pourquoi et le comment de toutes choses !… Une créature qui a fait la vie autrefois, pire qu’une traînée ! Mais quoi, ça avait le sac et tous ces salaupiauds se traînaient à genoux devant elle !… Après la noce, ne croyez pas qu’elle se soit refroidie de suite… Et la grande qui est là ne sort pas de la fabrique du mari, je vous l’affirme !… Une histoire pas propre… Un petit jeune homme que le mari s’en servait pour ses élections, pendant que la femme s’en régalait… et, un beau jour, je te plaque !… si bien que lui en est devenu loufoque et qu’il a ingurgité une mauvaise drogue dont il a passé !…

Cady, sur laquelle jusqu’alors coulait le verbiage de la cuisinière sans qu’elle parût l’entendre, tourna la tête et ses yeux assombris s’attachèrent avidement sur la bavarde.

Celle-ci poursuivit, buvant toujours son mélange à petits coups, tandis que sa voix s’empâtait peu à peu :

— Ensuite, ça a été un autre jeune homme, et puis un ministre… Lorsque, tout à coup, elle a dételé : croyez bien que c’est parce qu’elle était trop esquintée pour risquer le coup… Un jour, elle s’a fait faire un affront, dont elle n’est pas revenue… Et c’est pour lors qu’elle n’a plus trotté après les hommes… Mais, ce qu’elle s’en est appuyé, la salope !…

Lentement, la tête de Cady s’était courbée. Du doigt, elle traçait inconsciemment des dessins sur la nappe. Elle se sentait singulièrement étourdie, avec une sorte de nausée.

La femme du concierge toucha doucement son coude, murmurant avec timidité :

— Si vous n’avez plus faim, mademoiselle, vous feriez peut-être mieux d’aller vous coucher. Cady ne répondit pas, ne bougea pas, paralysée par une invincible inertie.

Cependant, le repas s’avançait. Une des jeunes femmes de chambre s’étira.

— Ah ! on a assez mangé !… Si on danserait ?

— Et la musique ?

L’Anglaise se jeta un verre de champagne dans le gosier et se dressa, inspirée :

— Oui, la gigue !…

Le maître d’hôtel rit.

L’ont-ils dans le sang, leur danse, ces Angliches !

Le cuisinier, qui avait fait des saisons à Brighton, se mit à siffler un « hornpipe » célèbre.

Des applaudissements éclatèrent.

— Bravo !… La gigue, l’Anglaise !…

Valentin avait couru à la cuisine et rapporté deux poêles et des cuillers de bois.

— V’là l’accompagnement !…

Le gros valet et le maître d’hôtel s’emparèrent des poêles sur lesquelles ils frappèrent à tour de bras, pendant que le cuisinier dirigeait le rythme de son sifflet aigu.

Comme irrésistiblement emportée, l’Anglaise bondit au milieu de la pièce et se mit à se démener.

— Cré bon Dieu ! elle en a tout de même du nerf ! constata avec stupéfaction le valet de chambre replet.

En face de la miss, Valentin gigotait de son mieux,

— Ça va-t-il ?

— Bravo !

— Ah ! bon sang, ce qu’on sue !

Et le jeune homme retira sa chemise, aux applaudissements et aux rires énervés de l’assistance féminine, restant le torse complètement nu, blanc et imberbe.

— Très allumé, le maître d’hôtel brailla :

— À toi, l’Anglaise !

L’ivrognesse entendit, et, en une seconde, déchira, arracha ses vêtements, sans cesser de danser, apparut entièrement nue, tandis que de véritables hurlements joyeux et des tempêtes de rire éclataient.

Debout, droite, les mains nouées derrière, Cady contemplait, impassible, ce spectacle : la nudité épileptique de l’Anglaise, celle à peine plus décente du valet, ainsi que les faces congestionnées des spectateurs.

La concierge répéta de nouveau près d’elle, d’une douce voix suppliante :

— Mademoiselle, allez-vous-en !…

Mais, sans l’écouter, frappée par un fait inattendu, qui la fit subitement sortir de son apparente indifférence, la fillette s’élança en avant avec un cri d’indignation.

— Baby !… Que fais-tu, Baby !

Grisée, folle, la petite Jeanne, par esprit d’imitation, venait d’enlever sa robe, et, aux côtés de sa gouvernante, agitait de toutes ses forces ses petits membres nus sous la chemise, courte.

— La gigue !… Je veux danser la gigue avec miss !

Personne ne l’écoutait ni ne la remarquait. Le sifflet du cuisinier claironnait l’air monotone, les poêles heurtées résonnaient de plus en plus fort, des houles de rires et d’encouragements aux danseurs emplissaient la pièce.

Cady bondit sur sa sœur, et, malgré la résistance de l’enfant, l’enleva dans ses bras et fuit en l’emportant, tout son être soulevé de colère. Une sorte d’instinct maternel se levait en elle pour préserver sa jeune sœur, alors que pour elle-même, elle demeurait indifférente.

Précisément à cette minute, l’Anglaise s’effondrait à terre, sa gorge s’écrasant sur le tapis, vomissant des flots de boisson avec d’atroces haut-le-cœur.

Des cris de protestation s’élevèrent :

— En voilà un choléra ! s’écria Maria en se bouchant le nez.

Ce fut une débandade générale. La femme de ménage resta seule pour réparer le désastre, ranger la pièce et traîner péniblement le corps de la gouvernante jusqu’à sa chambre.


XXI

Tandis que Cady se réveillait toute courbaturée, la pensée vague, noyée en cette onde imprécise de tristesse et de souffrance qui suit les sommeils agités, Mlle Armande sauta à bas de son lit et s’habilla en chantonnant, alerte, radieuse.

— Comme vous êtes paresseuse, Cady !

Et, tout de suite, elle lui annonça une bonne nouvelle, sans se préoccuper des réflexions et des déductions que pourrait faire la jeune fille.

— Votre père va vous donner un piano pour vous toute seule, sur lequel vous jouerez tant que cela vous fera plaisir.

Ces paroles inattendues eurent raison de l’apathie de Cady. Elle se souleva dans sa couchette, ses deux bras nus allongés sur la couverture.

— Un piano pour moi ?… Et où sera-t-il ?

— Ici, naturellement. Ah ! il faut que je vous aime bien, Cady !… Car je déteste la musique, et vous allez me donner d’affreuses migraines !…

Cady se balançait dans son lit comme un jeune ours.

— Un piano ici, pour moi ? répéta-t-elle incrédule. Et je pourrai étudier quand je voudrai ?… C’est papa qui vous a dit cela ?

L’institutrice hocha la tête triomphalement, tâtant, pour la deuxième fois depuis cinq minutes, au fond de sa poche, le petit carnet de cuir fauve qui contenait le billet de cinq cents francs que le député lui avait remis la nuit précédente.

— Oui, votre père lui-même !… Ah ! il est généreux quand il s’y met !…

Elle délirait, entrevoyant un avenir doré, échafaudant des projets, des rêves sans nombre.

Gagnée à présent d’une fébrilité, Cady s’habilla rapidement.

— Où est-il le piano ?

Mlle Armande éclata de rire.

— Chez le marchand, pardi !

— Quand l’aurai-je ?

— Ah ! je ne sais pas !… Bientôt.

Et elle reprit vivement :

— N’allez pas en parler à votre père. Je suis censée de ne pas le savoir.

Cady fronça les sourcils, froissée à vif par un enchaînement de pensées. D’ailleurs, ce malaise s’effaça vite. Elle questionna :

— C’est vous qui lui avez demandé ce piano pour moi ?

— C’est-à-dire que, je ne sais à propos de quoi, j’ai dit à votre père combien vous aviez du talent pour votre âge, et quel chagrin c’était pour vous de ne pouvoir travailler que chez votre professeur, puisque votre maman ne vous permet pas de jouer sur le piano du salon. Alors, comme probablement il était très content à ce moment-là, il s’est écrié : « Eh bien ! je vais lui en payer un, à ma petite fille, elle l’aura chez elle, et tapera dessus à sa fantaisie ! »

Jetant alors les yeux sur la physionomie ambiguë de Cady, l’institutrice ajouta, d’un accent dépité :

— Vous pourriez me dire merci !

La fillette tressaillit et prononça du bout des lèvres :

— Je vous remercie.

— Quel ton !… Quelle enfant désagréable vous faites !… Si j’avais su, je vous réponds que je n’aurais pas pris cette peine !

Un éclair de colère étincela dans le regard de Cady. Elle fit un grand geste et cria d’une voix stridente :

— Faut-il aussi que je vous remercie parce que vous couchez avec papa ?

Mlle Armande, cramoisie, furibonde, s’élança vers elle, menaçante.

— Petit monstre !… Petite grossière !… Petite menteuse !…

La porte du cabinet de toilette se ferma à un doigt de son nez et l’on entendit Cady se verrouiller sauvagement à l’intérieur.

Mlle Armande revint se jeter dans le fauteuil, haletante.

— Ah ! Dieu ! faut-il en supporter ! gémit-elle, en frappant furieusement ses talons sur le sol.

Après le dîner tout intime, où assistaient seulement Listonnet et Malifer, les deux secrétaires politiques du député, le peintre Jacques Laumière et Maurice Deber, le fonctionnaire colonial à la veille de son départ pour l’Indochine, Cyprien Darquet arrêta sa fille au moment où elle disparaissait discrètement, accompagnée de son institutrice.

— Reste, Cady.

Le cœur tressautant, car elle devinait qu’il serait question du piano, la fillette s’immobilisa. Mlle Armande hésita sur le seuil ; puis, comme aucune invitation pour elle ne suivait, elle acheva de sortir, rouge et vexée.

Le député attira sa fille qui approchait à petits pas, les yeux brillants et interrogateurs.

— Dis-moi, tu étudies toujours le piano ?

— Oui, papa.

— Cela t’amuse ?

— Oh ! oui, s’écria l’enfant ardemment.

— Cela te ferait plaisir d’avoir un instrument chez toi ?

La réalisation de son rêve, de l’espoir qui l’avait bouleversée pendant toute la journée suffoqua la fillette, qui ne répondit que par un balbutiement inintelligible.

Mme Darquet abandonna sa conversation avec Laumière pour jeter d’un air alarmé :

— Vous êtes fou, Cyprien ?… Vous savez bien que je ne puis supporter les études de piano !

— Aussi, répliqua M. Darquet, s’agit-il de placer un piano chez Cady. Son appartement est suffisamment séparé des nôtres pour que le bruit ne vous gêne pas.

Mme Darquet insista, contrariée.

— Cela n’est pas sûr !… Les domestiques sont si négligents… Les portes de communication ne sont que trop souvent ouvertes. D’ailleurs, Cady est une élève déplorable et des leçons au dehors, constamment surveillées, lui sont infiniment plus profitables.

Malgré l’indignation, la révolte et la douleur bouillonnant en elle, Cady se taisait sans une objection. Mais son regard ému et suppliant s’attachait avec une telle éloquence sur son père que celui-ci sourit, caressant la fillette de sa grosse main lourde qui faisait plier le corps frêle sous son poids amical.

— Rassure-toi, Cady, tu l’auras, ton instrument… Ah ! si, toutefois, tu peux me jouer quelque chose de passable… Allons ! mets-toi au piano et barbotte…

Cady se sentit défaillir. Une sueur froide humectait ses tempes et ses paumes.

— Jouer !… Jouer pour cet auditoire froid, indifférent, incompréhensif !…

— Jouer quoi ?… balbutia-t-elle, éperdue.

— N’importe !… une bêtise quelconque. Tu sais bien quelque chose par cœur ?

— Non, non ! rien par cœur, je joue toujours avec la musique ! dit Cady précipitamment.

Mme Darquet intervint encore, avec mécontentement :

— Voilà qui est absurde !… Je dirai à Mlle Lavernière qu’elle veille à ce que tu exécutes tous tes morceaux de mémoire… C’est indispensable. Te vois-tu, plus tard, dans le monde, apportant ta musique comme une artiste, ou alors incapable de jouer !… À quoi bon travailler si l’on ne peut pas se produire ?…

La tête basse, Cady retenait les paroles passionnées qui faisaient frémir ses lèvres.

Jouer, mon Dieu ?… Mais l’on jouait d’abord et surtout pour soi !…

Cependant, comme M. Darquet faisait mine de se fâcher, elle rassembla tout son courage et courut au casier de musique, avec le rappel de certain cahier…

Elle annonça, un peu rassérénée, plaçant le volume sur le pupitre :

— Papa, si tu veux, je te jouerai une Romance sans paroles, de Mendelssohn ?

Maurice Deber, qui écoutait en buvant son café, sourit :

— Rien que cela, miss Cady !… Vous avez de l’ambition !…

Mme Darquet se leva avec ennui.

— Si nous faisions un bridge dans votre cabinet, mon ami ?

Cyprien acquiesça avec empressement.

— Excellente idée !… Venez-vous, Deber ?

Le jeune homme se récusa :

— Je vous avoue que je n’y entends rien… Et, si vous le permettez, je resterai à écouter Mlle Cady.

Quant à Laumière, il eut un geste d’effroi simulé :

— Un bridge !… Vous ne voulez pas ma mort, chère madame ? D’ailleurs, vous voyez comme je suis agréablement occupé.

Dînant chaque quinzaine chez les Darquet, le jeune peintre, très curieux de littérature et de publications nouvelles, fouillait en toute liberté dans le tas de volumes, de revues, de brochures que le député recevait, sans jamais y jeter un coup d’œil. Laumière passait sa soirée à parcourir ce butin et faisait son choix, qu’il emportait ensuite.

C’était chose convenue ; aussi n’insista-t-on point pour le distraire, et la partie s’organisa entre les maîtres de la maison et les deux secrétaires.

Soulagée par la fuite de son auditoire, Cady ouvrit le piano et l’essaya en sourdine.

— Quel sabot ! fit-elle avec une grimace.

Deber s’était installé près d’elle, dans un fauteuil.

Allons, miss Cady, décidez-vous, fit-il en souriant avec indulgence. Je suppose que je ne vous intimide pas ?

— Oh ! mon Dieu, non ! répondit-elle en riant.

Et elle attaqua très doucement le morceau choisi.

C’était une pièce d’une sentimentalité passablement vulgaire, mais Cady la jouait avec une simplicité, une discrétion qui en faisaient une chose vraiment charmante.

Deber écoutait, surpris et séduit, les yeux attachés sur le visage de la pianiste qui, dans l’immobilité et l’application, reprenait toute la juvénilité, fuyant parfois cette physionomie de petite Parisienne précoce.

Quand elle s’arrêta et se détourna lentement, il dit malgré lui :

— Qui vous a appris à jouer ce morceau de cette façon ?

Elle secoua la tête.

— Personne.

Il l’examinait curieusement.

— Comment, à votre âge, savez-vous lui donner cette expression ?

Le rire de Cady fusa.

— Oh ! ça, je ne sais pas !… Je fais les notes, voilà tout !…

Il l’étudiait intensément, de plus en plus intéressé.

— Non, non, murmura-t-il. La musique, ce n’est pas simplement « faire les notes ».

Et, presque durement :

— À quoi songez-vous quand vous jouez ?

La fillette lui lança un regard énigmatique.

— Moi ?… À rien… Je vis dans la musique, c’est bien assez.

Il répéta, frappé :

— « Je vis dans la musique. » Savez-vous que c’est très profond ce que vous venez de dire là, petite fille !…

Mais Cady, préoccupée, ne l’écoutait plus.

— Papa, est-ce bien ?

La voix indifférente de Cyprien traversa le salon.

— Très bien, mignonne… Tu auras ton joujou. Dès demain, tu viendras le choisir avec moi.

À ces mots consacrant définitivement une joie dont elle avait toujours douté, Cady, fauchée par l’émotion, s’abattit sur le clavier, la figure cachée dans ses mains, en poussant une série de petits cris articulés.

— Vous êtes contente ? demanda Deber.

Elle releva un visage radieux.

— Vous voyez bien !… Quand je fais le petit cochon joyeux, c’est que je ne sais plus exprimer combien je suis heureuse.

Les yeux du jeune homme ne la quittaient pas.

— Quelle nature curieuse et attachante ! laissa-t-il tomber involontairement.

Elle lui jeta un regard vif.

— Je croyais que vous me trouviez insupportable ? Vous m’avez appelée « jeune monstre sans aucun intérêt ».

Il rit.

— Vous vous souvenez de cela ?

— On se souvient toujours des choses désagréables.

Il fit un geste.

— Bah ! que vous importe le jugement d’un individu qui part dans trois jours pour six ans ! Quand je reviendrai, je serai pour de bon un « vieux monsieur grognon », ajouta-t-il en citant les paroles que Cady avait eues pour lui naguère.

Elle l’examinait avec attention.

— Non, vous n’avez pas l’air vieux… Et, ce soir, vous n’êtes point grognon.

Il salua.

— Enchanté de votre nouvelle appréciation ! Alors, nous nous séparerons avec, mutuellement, meilleure appréciation que lors de notre première entrevue ?

Elle demanda, coquettement :

— Vous penserez à moi, là-bas ?

Son ton déplut au jeune homme, qui fronça les sourcils et répondit sèchement :

— Ma foi, il est probable que j’aurai d’autres occupations !…

Puis, il se radoucit et prit la main de la fillette amicalement.

— Savez-vous ce que je vous souhaite pendant ces six ans ?

— Non.

— Eh bien, de rajeunir… Afin que je retrouve non pas une petite poupée truquée comme à présent, mais une vraie jeune fille.

Elle questionna, avec un rappel soudain :

— Quand vous reviendrez, voudrez-vous m’apporter un diamant dans sa gangue comme celui de papa ?

Il la regarda fixement et dit avec lenteur. :

— Oui… Je vous apporterai un diamant… Mais un diamant débarrassé de sa vilaine enveloppe… Et je vous promets qu’il sera à vous… si, vous aussi, vous avez rejeté votre gangue.

Elle fit un geste d’impatience.

— Vous parlez déjà chinois, monsieur Deber.

Il sourit :

— Tant mieux si vous ne me comprenez pas… C’est signe que vous êtes heureusement plus enfant que vous n’en avez l’air.

Jacques Laumière, ayant achevé son choix de livres, approcha.

— Que jabotez-vous tous deux ? Vous êtes donc réconciliés ?

— Oui, répondit Maurice.

Cady fit la moue.

— On verra cela dans six ans.

— Diable ! pourquoi ce long terme ?

— Lorsqu’il reviendra d’Indochine.

— Six ans ! s’écria Laumière. Que serons-nous devenus, grand Dieu, dans six ans ! Toi, Cady, tu seras mariée…

La fillette se rebiffa.

— Jamais de la vie, par exemple !

Deber déclara légèrement :

— Du tout, elle m’attendra. Si elle est devenue un ange, je l’épouserai.

Laumière rit.

— Je ne vois pas Cady en femme mariée ! D’ailleurs, j’ai un droit de priorité que je réclame.

Cady lança impétueusement :

— Oh ! c’est toi, Jacques, que je ne vois pas marié, et surtout avec moi ! Tu seras mon amant, si tu veux, mais pas mon mari, je t’en réponds !

— Patatras ! s’écria Laumière. Il y avait trop longtemps que Cady était sage ! Il lui fallait bien commettre une incongruité !

Deber haussa les épaules et se leva, visiblement contrarié.

— C’est une pauvre enfant déplorablement élevée ! dit-il en s’éloignant.

Cady salua son dos avec une révérence comique.

— Va donc ! vieux barbant !

Et, revenant à Jacques, elle entrelaça ses doigts à ceux du peintre, le regardant dans les yeux.

— Tu veux de moi, demain, pour poser ? dit-elle bas, ardemment.

Il l’étudiait, un rien troublé, comprenant qu’elle ne parlait point du portrait officiel presque terminé et dont le peintre faisait traîner volontairement les dernières séances ; mais bien du tableau pour lequel, une seule fois, elle avait livré son corps nu, audacieusement.

— Oui, je veux de toi, répondit-il bas aussi, les yeux attachés sur la grâce de cette fillette, dont il se rappelait la beauté avec un mystérieux frisson intime.

XXII

— Vous vous couchez, Cady, demanda Mlle Armande avec un bâillement, en se retournant dans son lit.

— Oui, mademoiselle, tout de suite, répondit la fillette avec une exemplaire docilité.

Pourtant, malgré cette promesse, elle se garda de quitter sa lecture et demeura immobile, patiemment, guettant le prompt sommeil qui vint tomber sur son institutrice.

Quand la respiration régulière et un peu sifflante de celle-ci lui apprit que Mlle Armande était profondément assoupie, elle se leva et sortit doucement de la chambre.

Les domestiques étaient partis de bonne heure, les patrons dînant en ville. Cady s'assura que Baby et sa gouvernante dormaient dans leur appartement, et elle se dirigea vers la porte de service, qu'elle ouvrit avec le passe-partout qui demeurait pendu dans l'office.

Elle traversa le palier et vint gratter à la porte en face avec précaution.

Au second signal, le battant s'ouvrit sans bruit, et le petit Georges parut, tirant la porte derrière lui.

— Tu es seule? demanda-t-il d'une voix mesurée.

— Oui, viens !

Les deux enfants rentrèrent dans l'appartement à pas de loup, retenant leur souffle, un peu émus par le mystère de l'obscurité et du silence.

— Veux-tu que j'allume l'électricité ? proposa Cady.

Georges se récria.

— Tu es pas maboul ?… Pour faire venir du monde !…

— On va se cogner, objecta la fillette qui se sentait mal à l’aise dans ces ténèbres.

— Pas de danger !… Et puis, on peut tout de même un peu éclairer… Tiens, regarde…

Le garçonnet tira de sa poche une minuscule lampe électrique, dont la lueur dissipa faiblement la nuit qui les enveloppait.

— On se dirait dans le brouillard ! admira Cady.

— Où sommes-nous ?

— Dans la salle à manger.

Il questionna avec vivacité.

— Il reste du dessert ?

Je pense… Il y avait des gens à déjeuner, alors c’était chic.

— Où le met-on ?

— Ici, dans le meuble d’encoignure.

Le petit garçon découvrit avec une vive satisfaction des amandes fraîches, des cerises déguisées, des biscuits.

— Donne ta robe… On va en emporter une provision et nous la mangerons à notre aise. Où sera-t-on bien ?

Cady réfléchit.

— Dans le cabinet de papa… Passe par là, moi je vais à l’office voir s’il reste du champagne.

Lorsque Cady revint, Georges était blotti parmi les coussins du divan, et, son délicieux visage blanc et blond penché sous la lueur électrique, il s’occupait de grouper coquettement les friandises grappillées.

— Tu as du champagne ?

— Une bouteille entière. Tu sauras la déboucher ?

— Tu parles ! C’est Paul qui m’a montré.

— Qu’est-ce qu’il devient, Paul ?

Le garçonnet hocha la tête.

— Il fout des coups à maman.

— Vraiment ? s’écria Cady intéressée. Et pourquoi cela ?

— À cause du pognon.

— Quel pognon ?

— Ben, celui de maman… ça ne va pas fort de ce moment, on est dans la purée, et alors, tu comprends, ça embête Paul.

Accroupie à la turque sur le divan, Cady croqua l’amande épluchée que Georges lui mettait dans la bouche.

— En somme, remarqua-t-elle posément, Paul, c’est son souteneur, à ta mère ?

— Mais non, voyons, tu ne sais pas comment tu parles : Les souteneurs, c’est ceux des pierreuses… Maman est une femme comme il faut… Paul, c’est son ami.

— Tout de même, elle lui donne de l’argent.

— Bien sûr, mais c’est parce qu’elle l’aime et qu’il est bien gentil pour elle… et, des fois, si rigolo !…

Cady balança la tête.

— Il l’aime, et il la cogne ?

— Ça n’empêche pas !… Et puis, tu sais bien, il est très endurant, et ce n’est que quand elle fait trop la vache qu’elle prend quelque chose.

Se rapprochant de Georges dont elle caressait doucement les boucles soyeuses, Cady demanda, pensive :

— Qu’est-ce que tu appelles faire la vache ?

— Eh bien ! elle dit qu’elle est fatiguée, que ça la barbe, et elle refuse carrément les occasions.

— Quelles occasions ?

Georges s’impatienta.

— Ah ! tu es trop gourde, on ne peut pas causer avec toi !… Tu ne comprends rien !… Alors, qu’est-ce qu’on t’apprend ?

Cady se rebiffa, piquée.

— Tiens, je peux bien te demander, peut-être !… Ma mère à moi n’est pas une cocotte !…

Il riposta promptement :

— Ça ne l’empêche pas d’être une… !

Cady ne broncha pas devant le mot grossier qui lui était connu, faisant partie du vocabulaire usuel de l’office.

— Et puis après ? dit-elle tranquillement. Ce n’est tout de même pas la même chose que ta mère… Elle a un mari, et elle ne demande pas d’argent aux hommes, ni elle n’en donne non plus.

Georges cracha trois noyaux de cerises et déclara avec conviction :

— Alors, c’est qu’elle est une sale bête sans cœur, et qu’elle est trop vieille ou trop moche pour savoir travailler… sans quoi, elle ferait comme les autres femmes.

Cady se scandalisa.

— Georges ! petit sale !… ne crache pas tes noyaux sur le tapis.

— Où faut-il les envoyer ?

— Dans le fond du divan… Y a pas de danger que Valentin les découvre, il ne brosse jamais les meubles. Donne, je sais comment fourrer la main.

Georges lui passa des débris divers : coques d’amandes, papier plissé, noyaux, miettes.

— Tiens !…

Quand la fillette se redressa, il l’enlaça tendrement et l’embrassa longuement dans le cou.

— Si tu veux, quand nous serons grands, je serai ton Paul… Tu voudras ? dis… Mais dis donc !…

Cady rit, caressant de ses lèvres le visage du petit garçon…

— Merci !… je ne donnerai pas d’argent aux hommes, moi, je t’en réponds, c’est trop bête !

Il répondit naïvement :

— Tu n’en donneras pas aux autres, bien sûr… Mais à moi, si tu m’aimes beaucoup, ça te fera plaisir. Du reste, tu sais, j’en aurai de l’argent à moi.

— Comment cela ?

— J’en gagnerai comme Paul.

— Il gagne de l’argent, Paul ?

— Certainement.

— En faisant quoi ?

— D’abord, il joue aux courses.

Cady haussa les épaules et prononça d’un air entendu :

— Les courses !… On s’y fait enfiler plus souvent qu’on n’y rafle du pognon !…

— Des fois, on a la veine. Et puis, Paul joue aussi dans les cercles… Et là, il gagne toujours.

— Il triche, alors ?

— Pour sûr !… Tu ne voudrais pas qu’il soit assez poire pour laisser faire le coup aux autres !…

— Comment est-ce qu’il triche ?

— Oh ! il y a bien des façons. Ça dépend du jeu, et puis des pontes, et puis de l’endroit… Des fois, il triche à la mise, ou à la retourne, ou c’est la carte filée, ou bien il fait la séquence, mais, pour cela, il faut des copains, et puis surtout une boîte où on ne soit pas sur l’œil.

Cady hocha la tête en riant.

— Tu as l’air bien calé, toi !… Il te montre les coups ?

— Oh ! je suis déjà adroit ! Tu n’as pas de cartons ?

— Si, dans la table de bridge.

Le garçonnet sauta sur ses pieds, s’empara d’un jeu de cartes, le battit, l’étala et expliqua :

— Je suppose que nous jouons à l’écarté. C’est l’autre qui fait… Tu laisses courir la chance, si elle est pour toi, tant mieux ; si elle est contre toi, tant pis, c’est pas mortel… La main te vient ensuite, et tu es sûr de te remonter… Quand tu ramasses les cartes, une supposition que tu vois un roi… Tu le saques, et puis tu fais courir derrière toute sa couleur… Au moment où tu présentes à la coupe, c’est ton affaire que ton tas y se trouve dessus… En relevant, tu détruis comme de juste la coupe, à l’invisible ; mais, comme il ne faudrait pas que tu n’aies que de l’atout et que tu ne dois pas non plus en envoyer à ton adversaire, tu distribues en faisant glisser le dessous pour le ponte et le dessus pour toi, à l’excepte d’une ou deux cartes que tu t’envoies au hasard.

Cady opina, admirative :

— Ça doit être joliment difficile !

— Ah ! il ne faut pas avoir les doigts nickelés !… Tiens, je vais te montrer la conduite.

Et le petit garçon battit, tripota les cartes, fit couper, distribua et étala les deux mains retournées sur le tapis, faisant remarquer, triomphant :

— Tu vois… J’ai le roi d’atout, la dame, le dix et un sept… Toi, tu n’as que l’as seulement et des bûches. Tu n’as pas vu comment je faisais, hein ? C’est richement exécuté, pas ?

Cady sourit dédaigneusement.

— Pardi, il fait presque noir !…

Georges, piqué, courut à l’électricité qu’il fit jaillir.

— Eh bien, recommençons !…

Cette fois, penchée et attentive, Cady l’arrêta avec un cri.

Là, entre tes doigts !… J’ai vu que tu retenais une carte !…

— Tu as vu ?

— Oui, j’ai vu.

— C’est pas vrai !

— Si, c’est vrai ! C’était une dame de pique.

Dépité, le garçonnet jeta le paquet de cartes sur la table, grimaça piteusement et se mit à sangloter.

— C’est parce que j’ai la main trop petite ! balbutia-t-il avec désolation. Mais Paul a dit que, plus tard, je serai encore plus adroit que lui !…

Cady l’attira sur sa poitrine.

— Petit idiot, fit-elle tendrement, ne pleure pas. Et comme les larmes ne tarissaient pas dans les grands yeux bleus éplorés de l’enfant, pour le distraire, elle le mena devant le bureau, frappant du doigt sur un tiroir.

— Regarde, c’est là-dedans que se trouve le diamant dans sa gangue dont je t’ai parlé.

Les yeux de Georges flambèrent soudain séchés.

— Oh ! le diamant ? s’écria-t-il avec avidité. Fais voir !

— Mais, je n’ai pas la clef du meuble, tu penses !

Georges se pencha pour étudier la serrure.

— Tu es bien sûre que c’est là ?

— Très sûre.

Le petit garçon se redressa, avec un rire sournois.

— Toi aussi, Cady, tu voudrais le voir le diamant ?

— Évidemment.

Georges fouilla dans sa poche, et en tira un petit outil de fer qu’il engagea dans la serrure, d’un geste prompt, avec un coup d’œil méfiant autour de lui.

— Que fais-tu ? s’écria Cady, interloquée.

L’autre ne répondit pas, tournant, poussant son crochet ; une ride profonde se creusait dans son front délicat, tandis que ses petites mains se crispaient sur l’instrument, pesant dessus de toutes leurs forces.

Enfin, il poussa un soupir de satisfaction, et ramena le tiroir ouvert.

— Ça y est, sans douleur ! s’écria-t-il d’une voix à la fois enfantine et canaille, en brandissant son crochet avec triomphe.

Cady le considérait avec un mélange de stupeur, d’effroi et d’admiration.

Il ne s’occupait guère des impressions de son amie et la questionnait âprement :

— Où est-il, le diamant ? Cherche, toi… Moi, je ne veux rien bousculer, ça se verrait.

À l’idée de toucher de nouveau la précieuse pierre, pour laquelle elle ressentait une si grande curiosité, toute réflexion s’enfuit du cerveau de Cady. Elle se précipita, fébrile, les mains tremblantes, et se saisit de la pierre grisâtre.

— C’est seulement ça ? s’écria le garçonnet déçu.

Cady expliqua :

— Tu vois bien que ce qui est laid, c’est une enveloppe… Le diamant est à l’intérieur… Il est très beau… Papa a dit à Maurice Deber que c’était un magnifique cadeau. Et, tu sais, papa y ne se frappe pas pour rien.

Georges reprenait de l’intérêt pour l’objet.

— Donne, fit-il.

Et il le tourna, le palpa, le gratta longuement.

— Tu vas l’user ! plaisanta Cady.

Il fit le geste de le glisser dans sa poche. Et, penchant la tête coquettement, il demanda avec une supplication câline :

— Cady, donne-le-moi ?

— Tu es fou !

— Je t’en prie !…

— Mais je ne peux pas te le donner ; il est à papa, il n’est pas à moi.

Le gamin fourra le diamant audacieusement dans sa veste.

Alors, ma chérie, s’il n’est pas à toi, ça m’est bien égal, je le prends !

Un afflux de sang empourpra subitement les joues de Cady. Elle fondit menaçante sur l’enfant.

— Rends le diamant de papa, tout de suite !

L’enfant, intimidé, céda, jetant la pierre à travers la chambre.

— Va donc le chercher, sale rosse ! cria-t-il rageusement.

Sans mot dire, Cady ramassa le diamant, le remit dans le tiroir, et ordonna, la voix brève :

— Referme !…

Georges se détourna, maussade.

— Je ne peux pas.

Elle repoussa le tiroir.

— Alors, tant pis… Y se débrouilleront comme ils voudront !

Puis, revenant vers son ami, les mains derrière le dos, elle le contempla longuement, et elle déclara, la voix apaisée :

— Tu n’es tout de même qu’un sale petit cambrioleur.

Georges éclata de rire, sa rancune envolée.

— Tu es bête, Cady !

Et l’enlaçant, il l’attira près de lui sur le divan.

— Il y a encore des amandes, tu sais ?

Mais elle repoussa doucement les baisers du petit, ainsi que les fruits que, du bout de ses lèvres, il cherchait à glisser entre les dents de son amie. Préoccupée, elle demanda :

— Qui t’a donné cet outil ?

— Personne.

— Qui t’a appris à t’en servir ?

— Personne.

— Ne mens pas !…

Il rectifia :

— Je te le jure !… Je l’ai trouvé un jour dans la chambre de maman, je l’ai essayé dans les serrures, et je l’ai gardé pour quand je voulais des choses qu’on ne me donne pas, ou des sous.

D’un geste brusque, Cady enveloppa le cou de l’enfant de ses deux mains, faisant mine de serrer.

— Hein ! si je t’étranglais, méchante petite bête ? Ça ne serait pas un grand dommage !

Il se tordit en riant sous l’étreinte, tendant ses lèvres.

— Bah ! tu m’aimes trop pour me tuer !… N’est-ce pas que tu m’aimes, Cady ?

Elle le lâcha et, se penchant, l’embrassa longuement.

— Oui, je t’aime…

Il recommençait ses projets d’avenir.

Quand nous serons grands, nous nous mettrons ensemble et nous voyagerons… À l’étranger, vois-tu, on fait fortune…

Elle l’interrompit.

— Moi, j’aimerais habiter en Italie, en Afrique, où il y a du soleil.

— Bien sûr, c’est les plus chic pays….

Mais, soudain, un léger bruit les fit sursauter.

— Nom de Dieu, v’là du monde ! fit Georges sourdement. Eteins vite, Cady !

La fillette se précipita sur le commutateur, et, dans les ténèbres, les deux enfants galopèrent sans bruit, se tenant serrés par un bras et l’autre étendu pour se garer des heurts.

Dans le corridor, Georges, tout haletant d’effroi, murmura :

— Je me barre ?

— Pour sûr !… Vite !

Et le garçonnet ayant filé par la porte de service, Cady, arrachant ses vêtements en hâte, se jeta dans sa couchette et s’enterra sous ses couvertures, avec un soupir de soulagement.

Mlle Armande vira dans son lit, soupira, se retourna encore, ainsi qu’un cachalot échoué, et ne bougea plus.

De nouveau, le silence, la paix s’établirent dans la chambre.


XXIII

Comme elle le faisait toujours, depuis qu’elle était en possession de son piano, Cady, avant de se mettre à l’étude, fit une ronde soigneuse dans l’appartement, pour vérifier si toutes les portes étaient bien closes, afin que nul bruit n’arrivât aux oreilles de Mme Darquet.

Devant la chambre de Baby, dont la porte était entr’ouverte, un ricanement bizarre l’arrêta net.

Cady poussa brusquement la porte et demeura un instant immobile sur le seuil, pétrifiée par le spectacle, qu’elle comprit mal tout d’abord.

Étendue à plat sur le sol, les épaules touchant terre, l’Anglaise, les genoux relevés, ses jupes retombées, découvrant des jambes maigres aux gros os, avait les yeux stupidement fixés au plafond et riait d’une voix de démente.

Auprès d’elle, Jeanne, nue, enfoncée dans l’eau d’une petite baignoire, renversait sa tête livide, tordait son buste et ses bras, solidement maintenue par des cordes.

Les yeux hagards, elle ne pleurait pas, ne criait pas ; elle se débattait seulement, le corps singulière- ment blême, avec des plaques bleuâtres et violacées.

— Baby !… Pourquoi es-tu attachée ?

Puis elle eut un cri de terreur, ses doigts ayant effleuré le corps froid de l’enfant, l’eau glacée de la baignoire.

L’Anglaise cessa de rire et se tourna sur le côté, avec un répugnant hoquet.

Alors, subitement, Cady comprit.

Une punition, une torture inventée par l’Anglaise ivre !…

Rapidement, à coups de ciseaux, elle coupait la corde ; elle saisissait le petit corps grêle, ruisselant, trop lourd pour ses bras, que l’émotion affaiblissait. Elle dut le déposer sur le tapis.

— Maria !… mademoiselle Armande ! Au secours ! appela-t-elle avec détresse.

Ce fut Valentin qui parut d’abord, attiré par l’accent d’angoisse de Cady.

Maria et Clémence survinrent. Il y eut un instant de désordre et d’incompréhension. Cady expliquait mal, bouleversée.

Baby avait entièrement perdu connaissance et son corps verdâtre, violacé, devenait affreux.

— Elle est morte ! elle est morte ! miss l’a assassinée ! gémit Cady, livide, tragique.

Comme elle s’élançait affolée au dehors, Valentin la saisit à bras-le-corps, pâle, lui aussi.

— Voulez-vous bien vous taire !

Mlle Armande accourait au bruit, effarée.

— Mon Dieu, qu’y a-t-il ?… Quel tapage ! Madame va entendre !…

Clémence saisit l’enfant évanouie qu’elle porta sur son lit.

— Vite ! il faut la frictionner !… Des serviettes !… Maria, courez faire chauffer des serviettes à la cuisine !…

La femme de chambre dut enjamber le corps de la gouvernante, toujours vautrée à terre, ricanant, bavant, hoquetant, battant le sol du pied pour une gigue imaginaire.

— Ah ! l’horreur de femme ! fit-elle répugnée.

Cady, penchée sur le corps inerte de sa sœur, répétait :

— Elle est morte, je vous dis ! Elle est morte !… Il faut avertir maman !

— Faites pas ça, toujours, crièrent ensemble les domestiques effrayés et menaçants.

Son chausson de laine à la main, Clémence frottait vigoureusement le torse et les membres de l’enfant, dont l’épiderme rougissait.

— Elle revient ! cria-t-elle. La voilà qui bouge !

En effet, les mâchoires contractées de la petite Jeanne se desserraient. Ses bras se relevèrent, puis retombèrent. Soudain, ses dents claquèrent bruyamment, et ses paupières soulevées montrèrent des yeux qui chavirèrent, ne laissant plus voir que le blanc.

— Oh, Dieu ! elle passe ! murmura Mile Armande en se laissant tomber sur un siège, près de se trouver mal.

— Mais non, mais non ! Ça va mieux, au contraire, affirma Clémence.

Et elle recommença les frictions avec les torchons brûlants que Maria lui apportait.

— Oh ! ce qu’elle claque ! fit la femme de chambre impressionnée. Ça fait mal dans les os de l’entendre !

Cady n’y tint plus.

— Je vais chercher maman ! cria-t-elle en s’élançant vers la porte avec tant de rapidité et si inopinément que nul ne put la retenir.

Il y eut un cri de consternation.

— Nom de Dieu ! hurla Valentin. On va tous nous foutre à la porte !… Ah !… chameau d’Anglaise, va ! Te ramasseras-tu, rosse ? Attends un peu voir !

Et, à coups de pied, à coups de poing, il releva la femme qui ricanait toujours, inconsciente, sa tignasse blonde couvrant son visage, et il la recoiffa de deux tapes.

Maria se précipita.

— Tiens, là, de l’ammoniaque, sur la cheminée. Fais-lui respirer, ça la remet sur ses pieds de suite ! Elle en a toujours une provision pour ses cuites !

Et, avisant la baignoire, les cordes coupées demeurées au milieu de la pièce :

— Ah ! Julienne qui va voir tout ça !…

Elle emporta les liens ; et, les forces décuplées par la peur d’être surprise, elle enleva la petite baignoire, l’emporta dans la cuisine pour la vider.

— Mademoiselle Armande, aidez-nous, rangez la chambre ! jetait Valentin qui, se pinçant le nez d’une main, fourrait impitoyablement le flacon d’ammoniaque débouché sous les narines de l’Anglaise.

— Surtout, recommanda hâtivement Clémence, on ne sait rien, nous autres, on n’a rien entendu ! Filons !…

Et, enlevant les serviettes, rabattant d’un coup de pied un coin de tapis relevé, elle abandonna la fillette dans son lit, fuyant dans la cuisine, dont elle ferma la porte.

Après une dernière bourrade à l’Anglaise, avachie dans un fauteuil, mais dont les yeux commençaient à. recouvrer un regard lucide, Valentin s’esquiva également.

— Barrez-vous, mademoiselle, conseilla-t-il à l’institutrice. Ça va chauffer.

Demeurée seule, Mlle Armande hésita : Affronterait-elle Mme Darquet ?… Au bout du compte, elle n’avait personnellement rien à se reprocher !… Cependant, entendant des portes s’ouvrir et des pas précipités approcher, elle perdit courage et s’éclipsa comme les autres.

— Ma foi, qu’elles se débrouillent ! murmura-t-elle, le cœur chaviré d’appréhension.

Dans le salon, la brusque apparition de Cady, pâle et bouleversée, vêtue d’une robe défraîchie, chaussée de pantoufles en feutre trouées à l’extrémité, avait fait tressaillir désagréablement Mme Darquet, ainsi que les deux dames qui prenaient le thé en causant doucement dans la pièce tiède, close et assoupie.

Noémi Darquet se redressa, stupéfaite, fronçant les sourcils avec contrariété.

— Qu’est-ce que c’est ?

L’intrusion de sa fille aînée chez elle, en cet équipage, à cette heure, quand il y avait des visites, était un fait sans précédent.

Très bas, suffoquée par l’effroi de la scène qui se passait là-bas, et par l’émotion d’avoir à troubler cette froide paix maternelle —tâche qui, subitement, lui parut au-dessus de ses forces la fillette murmura :

— C’est Baby, maman… Baby est très malade !

— Qu’est-ce que tu racontes ? s’écria Mme Darquet, avec incrédulité et impatience. Pourquoi viens-tu ici sans qu’on t’appelle ?… Comment Mlle Lavernière te laisse-t-elle courir ainsi fagotée ?…

— Baby est évanouie… J’ai peur qu’elle soit morte, balbutia Cady qui sentait des vertiges la gagner.

Mme Darquet sursauta à ces paroles inconcevables ; les deux dames poussèrent de petits cris d’étonnement.

— Mais tu es folle ! s’écria la mère avec violence. Où est miss ?… miss n’est donc pas avec Baby !…

Adossée à un grand fauteuil, pâle et frémissante, Cady jeta avec reproche, avec colère, avec désespoir :

— Miss est ivre, comme d’habitude !… Elle est tombée par terre… Miss avait attaché Baby dans une baignoire d’eau froide pour la punir !… Miss a peut-être tué Baby !

Cette fois, Mme Darquet bondit, furieuse, honteuse vis-à-vis de ses amies de ces paroles inqualifiables.

— C’est de la démence. Cette enfant perd la tête ! s’écria-t-elle.

Et, s’adressant aux deux dames :

— Vous m’excusez ? Je suis désolée, mais il faut absolument que je voie moi-même ce qui se passe !… Un instant et je suis à vous ! Il n’y a rien du tout, j’en suis sûre ! Cette enfant a une imagination désordonnée.

Cady avait déjà disparu. C’étaient ses pas qui avaient fait fuir les domestiques.

Noémi Darquet pénétra dans la chambre en tempête, ses beaux traits exprimant toute la mortification, la colère, la rage qu’elle ressentait.

— Voulez-vous m’expliquer ce qui se passe ici ? cria-t-elle d’une voix tonnante, s’adressant à l’An- glaise qui s’était dressée à sa vue, galvanisée par la peur.

— Rien, madame, rien ! affirma la fille, subitement dégrisée.

Mme Darquet courut au lit où Jeanne s’agitait, pourpre à présent, les yeux égarés. L’inquiétude gagnait la mère, malgré son optimisme obstiné.

— Ma fille ! Qu’est-ce qu’a ma fille ?

L’Anglaise approcha en chancelant, répétant stupidement :

— Rien, madame.

— Rien ? s’écria Noémi impétueusement. Alors, pourquoi est-elle couchée. Comme elle est rouge ! Baby, regarde-moi !… réponds-moi… Mais elle ne m’entend pas !…

Et saisissant l’Anglaise par le bras, elle la secoua rudement :

— Parlerez-vous à la fin ? Qu’est-il arrivé à ma fille ?

Cady fit un pas en avant, le courage revenu, lançant d’une voix déterminée :

— Je vous l’ai dit, maman !… Miss était saoule !… Elle a mis Baby dans une baignoire d’eau glacée !… Elle l’a attachée et l’y a laissée très longtemps. C’est moi qui ai coupé les cordes et tiré Baby ! Elle était toute verte et ne parlait plus !

Mme Darquet jeta violemment :

— Qu’est-ce que cette histoire absurde, miss ?

L’Anglaise protesta.

— Ce n’est pas vrai, madame !… Je ne sais ce qu’a miss Cady contre moi !… J’ai baigné Baby comme d’habitude, pour sa propreté…

— Dans de l’eau froide ?

L’autre détourna ses yeux encore troubles, niant avec véhémence.

— Non, non, chaude !… Et puis, après, Baby a été toute drôle… et je l’ai couchée… J’allais lui donner de la tisane… peut-être qu’elle a pris le rhume…

— Vous mentez ! cria Cady révoltée. Ce n’est pas vous qui l’avez couchée, c’est Clémence ! Baby était évanouie… Vous étiez tombée par terre ! Vous étiez saoule !…

Mme Darquet tressauta, abominablement choquée.

— Cady ! Qu’est-ce que c’est que ces termes !… cria-t-elle avec indignation. D’ailleurs, tais-toi !… Tu te mêles de ce qui ne te regarde pas !…

Et, à la porte ouverte, elle appela, courroucée :

— Maria ! Clémence !…

Les deux bonnes accoururent.

— Que s’est-il passé ici, tout à l’heure ?

Elles affectèrent une ignorance.

— Mais, madame, nous ne savons pas !

— Clémence, Mlle Cady prétend que vous avez couché Baby.

La cuisinière protesta aigrement :

— Moi ? Jamais de la vie !… D’abord, je ne suis pas entrée ici ! Ah ! si Madame écoute les rapports de Mlle Cady !… On ne sait pas à qui elle en a, en ce moment… Elle s’en prend à tout le monde !…

La fillette bondit en avant, et, convulsée, livide d’indignation, elle cracha au visage de la domestique :

— Saleté !…

Mme Darquet s’effondra sur une chaise.

— Cady !… Quelle horreur !… Mais où sommes-nous ? bégaya-t-elle suffoquée.

La petite avait fui, affolée.

Mme Darquet se lamenta, complètement démoralisée.

— Mon Dieu ! ces dames qui sont au salon à m’attendre, pensant on ne sait quoi… On ne peut donc pas avoir une minute de tranquillité !…

Maria s’avança doucereuse.

— Si Madame veut, je vais téléphoner à M. le docteur Trajan ?… Vraiment, je crois que Baby est un peu souffrante… Miss me le disait ce matin…

L’Anglaise larmoyait à présent, marmottant :

— J’aime tant Baby !… Je suis désolée !… Je ne voulais pas ennuyer Madame… Sans quoi je l’aurais prévenue… Je n’avais pas idée que miss Cady s’affolerait pour rien du tout… Elle a menti, pour me faire tort…

Mme Darquet, courbée avec souci sur la petite Jeanne, tâtait son visage fiévreux, ramenait la couverture sur ses mains agitées.

— Évidemment, il faut téléphoner au plus vite. N’avez-vous pas donné le bain trop chaud, Miss ?… ou trop près du déjeuner ?… Et quelle idée de la baigner à cette heure-ci ?…

— Non, non, madame, pas trop chaud, je mettais le thermomètre ! pataugea l’Anglaise. J’avais pas baigné ce matin parce que Baby avait mal à la tête… Mais, ce soir, c’était passé. Alors, pour propreté…

Mme Darquet se redressa, levant les épaules avec mauvaise humeur.

— Certainement, il y a eu maladresse commise de votre part, dit-elle sèchement. C’est inconcevable que vous ne sachiez pas soigner un enfant, puisque c’est votre métier !…

Et, sur le seuil de la porte, elle ordonna :

— Téléphonez tout de suite, Maria ! Je retourne au salon, mais je reviendrai bientôt… Je suis très inquiète.

Dès qu’elle eut disparu, Maria se retourna sur l’Anglaise, menaçante.

— Vous, vous allez foutre le camp ! On n’a rien dit contre vous, parce que tout le monde aurait ramassé, mais on ne vous endurera pas ! On vous a assez vue !… Donnez vos huit jours, ou on vous trépignera, je vous en préviens !…

— Laissez-moi, sale fille ! grogna la gouvernante. Je partirai quand je voudrai !

Maria hurla, exaspérée :

— Sale fille ? C’est moi que tu appelles sale fille !… Traînée, roulure !… Ah ! tu veux donc étrenner ?

Valentin s’élança dans la chambre.

— Ah ça ! vous perdez la boule ? vous faites un potin ! gronda-t-il. Et Madame qui va rappliquer, c’est choisi !

Maria, encore tremblante de colère, se sauva, tapant la porte.

Devant l’office, elle but un grand verre d’eau.

— Tiens, Valentin, téléphone au docteur pour la gosse, moi j’ai le sang retourné, je ne pourrais pas. Cette Anglaise, cette pourrie, cette charogne, j’aurais voulu lui manger les foies ! Je ne la reverrai pas, car je ferais un malheur.

. . . . . . . . . .

Très calme, la physionomie imperturbable, un peu hautaine et sceptique comme à son ordinaire, le docteur Trajan examinait et auscultait avec soin la petite Jeanne, toujours rouge, fiévreuse et sans connaissance.

De l’autre côté du lit, tiré au milieu de la chambre, Noémi Darquet, profondément émue, attendait la sentence du médecin avec anxiété.

— Ce n’est pas grave ? interrogea-t-elle sans pouvoir attendre plus longtemps le diagnostic.

Le docteur dit avec lenteur :

— Je trouve une forte congestion au poumon… Mais il y a eu aussi une commotion cérébrale intense. Pas d’imprudence ?… Pas d’accident ?

La mère fit un geste d’ignorance.

— Mais non !… Je ne pense pas.

Et, s’adressant avec impatience à la gouvernante, qui se tenait debout derrière le docteur, dissimulant de son mieux son inquiétude :

— Parlez donc, miss. Expliquez ce que vous avez remarqué !… Vous m’avez dit que le matin Baby était mal à son aise.

Rouge comme une tomate, sous le regard appuyé de Trajan, qui s’était tourné pour la dévisager, l’Anglaise balbutia :

— C’est-à-dire, madame, Baby était grognon… elle se plaignait de sa tête…

— Vous l’avez promenée, néanmoins, comme d’habitude ?

La bonne hésita, cherchant ce qui lui serait le moins défavorable d’avouer.

— Non… J’ai pensé que c’était mieux de rester en chambre, parce qu’elle toussait un peu…

— Elle toussait ? s’écria Mme Darquet, qui s’exaspérait peu à peu, vexée par le silence désapprobateur du docteur, qui semblait la blâmer elle aussi. Elle toussait et vous l’avez quand même baignée ?… Mais c’est de la folie !…

L’Anglaise objecta stupidement :

— C’était pour la propreté, madame.

Mme Darquet fit un geste violent.

— C’est bien, vous pouvez vous retirer… inutile de rentrer ici, vous n’êtes plus à mon service.

La gouvernante s’esquiva avec soulagement.

Noémi soupira.

— Ah ! mon cher docteur, que l’on est malheureux avec ces bonnes !… J’avais toute confiance en celle-ci… Elle paraissait sérieuse. Et voyez cette imprudence inconcevable !

Silencieux, ne quittant pas la petite Jeanne du regard, le docteur Trajan semblait absorbé par la solution d’un problème difficile.

Soudain, relevant la tête, il aperçut la silhouette mince de Cady, qui, pâle et anxieuse, se tenait derrière le lit de sa sœur.

D’une voix mesurée, il s’adressa à Mme Darquet.

— Voudriez-vous téléphoner rue de Trévise, à l’Office des Ambulances ? Vous demanderez de ma part au directeur s’il peut envoyer avant six heures, pour des ventouses.

— Ah ! vous pensez appliquer des ventouses ?

— Oui… Demandez également une garde… le numéro soixante-trois, ou le quarante-neuf.

Noémi joignit les mains, en une étreinte si étroite que ses phalanges craquèrent.

— Enfin, docteur, s’écria-t-elle, d’une voix troublée et presque colère… Ma fille ne peut pas être gravement prise si subitement !… Il n’y a pas de danger ?

Il répondit sèchement :

— Il y en aurait si elle manquait de soins professionnels. Je vous prie, veuillez téléphoner.

Mme Darquet sortit de la chambre précipitamment. Alors, Trajan se tourna vers Cady.

— Avance et parle.

À voix basse et nette, elle expliqua :

— On vous a menti tout le temps. Baby n’avait absolument rien ce matin. Si Miss n’a pas voulu sortir, c’est qu’elle avait renouvelé sa provision d’eau-de-vie et qu’elle n’a pas eu le courage d’attendre le soir pour boire… Elle en a pris encore plus que d’habitude… Après déjeuner, j’ai vu qu’elle était déjà ivre… Ensuite, je ne sais pas ce qui s’est passé… J’ai entendu rire… Je suis entrée… et j’ai vu miss roulée par terre, et Baby attachée dans une baignoire d’eau glacée… Il devait y avoir longtemps qu’elle y était, car elle était toute bleue et elle ne m’a pas reconnue…

Les yeux attachés sur Cady, impassible, le docteur demanda :

— Alors, qu’as-tu fait ?

— J’ai sorti Baby de l’eau… J’ai appelé les bonnes. On l’a séchée, mise au lit et frictionnée… Mais j’avais peur, parce qu’elle ne revenait pas… J’ai été chercher maman… Je lui ai dit ce qu’il y avait.

— Et ? interrogea le docteur, les yeux sympathiquement fixés sur la fillette.

Elle répondit, la voix saccadée par des sanglots :

— Maman n’a pas voulu me croire… Elle a écouté les domestiques, qui prétendaient que j’avais menti !… Maman croit toujours ce qu’ils disent… Moi, j’ai toujours tort !… Je m’en fiche ordinairement, mais là, j’avais peur que Baby ne meure si l’on ne savait pas ce qui était arrivé réellement.

Et, tout à coup, suffoquée par l’émotion, elle se mit à pleurer convulsivement.

— Chut Cady, fit le docteur. Rentre dans ta chambre ; voici ta mère qui revient… N’aie pas peur, ta petite sœur ne mourra point, on va la soigner énergiquement.

Cady retourna chez elle au galop, saisie d’une horreur invincible à l’idée de revoir Mme Darquet, d’entendre sa voix.


XXIV

Souffrante et exagérant son indisposition, ce qui satisfait son humeur morose du moment, Mlle Armande s’était couchée de bonne heure, exigeant impérieusement le silence et l’obscurité autour d’elle.

Justement, ce soir-là, Cady n’avait point sommeil et éprouvait une invincible répugnance à se mettre au lit.

Son inaction, son isolement la faisaient particulièrement souffrir, exaltant en elle la sensation d’être partout étrangère, intruse en cette maison, qui, néanmoins, représentait pour elle le foyer.

L’irritabilité de son institutrice lui interdisant la musique ou la lecture, sa ressource ordinaire, c’était en elle, durant ces heures pesantes d’oisiveté et de double solitude morale et matérielle, un malaise presque insupportable.

Cependant, elle fut distraite de l’énervement que lui causait le ronflement de Mlle Lavernière par deux ou trois rayons de clarté traversant la croisée à intervalles réguliers et pressés.

Elle ne douta pas que ce fût un signal et devina de qui il pouvait provenir.

— Georges ? murmura-t-elle, soudain intéressée.

Elle ouvrit la fenêtre du cabinet de toilette avec précaution et appela doucement :

— C’est toi ?

La lumière reparut de l’autre côté de la cour, et le petit garçon se pencha à la croisée ouverte.

— Je suis tout seul, viens ! implora-t-il, avec un tel accent de détresse et de mystère que le cœur de Cady fut instantanément gagné à tout ce qu’il pourrait exiger d’elle à cette minute.

— Je viens, dit-elle avec résolution, sans vouloir envisager la difficulté de s’évader de l’appartement à cette heure, alors que tous les domestiques étaient encore occupés dans la cuisine, qu’elle devait traverser, pour gagner l’escalier de service et rejoindre son ami.

Mais celui-ci l’émut encore bien davantage, en ajoutant avec timidité, le cœur gros :

— Si tu pouvais m’apporter quelque chose à manger ?… On est parti depuis ce matin… on ne m’a rien laissé… Il n’y a plus de bonne, et j’ai bien faim.

Bouleversée de pitié et de tendresse, Cady se rejeta en arrière, déterminée à tout risquer plutôt que de ne pas soulager cette souffrance. Sa sollicitude, sa compassion pour l’enfant submergèrent instantanément sa propre détresse, aussitôt oubliée, évanouie. Le cœur battant, le front brûlant, dans un état de surexcitation extraordinaire qui la préparait à n’importe quelle lutte, aux pires violences, Cady sortit de la chambre et traversa la cuisine au pas de charge.

Et, chose qu’elle ne pouvait prévoir, nul ne s’occupa d’elle.

Clémence et son aide, plongées dans la vaisselle ébouillantée, Maria qui essuyait l’argenterie, ne la virent même pas.

Valentin, en train de transvaser des restes de vin, ne se dérangea pas, se contentant de demander, goguenard et familier à la fillette qui le frôlait :

— Tu vas aux cabinets ?

Elle parvint sans autre incident à la petite pièce précédant l’escalier de service, qui renfermait le garde-manger et les armoires à linge et à provisions.

Alors, sans bruit, dans une demi-obscurité, elle ouvrit des portes, plongea la main et tâta.

Pas un reste. Mais, quelques légumes dans une corbeille, et un poulet cru posé sur une assiette, tout préparé pour le lendemain.

Il ne fallait pas songer à grappiller le moindre morceau de pain ; on le serrait à l’office, et Cady aurait dû revenir sur ses pas.

Envisageant avec quelque épouvante les suites probables de son vol lorsqu’il serait découvert, elle s’empara malgré tout du poulet, jeta quelques carottes, des pommes de terre dans sa robe relevée, et y ajouta une motte de beurre.

Puis, avec précipitation, elle ouvrit la porte de l’escalier dont elle conserva la clef, et se glissa dehors. Georges l’attendait de l’autre côté du palier.

Tous deux s’engouffrèrent dans l’appartement vide et sombre de Charlotte de Montigny.

— Tu m’apportes quelque chose ? demanda Georges avidement.

Cady répondit avec une effusion joyeuse :

— Oui, mon chéri !… Un poulet tout entier… Il est cru, mais nous allons le faire cuire.

Le petit garçon se lamenta.

— Le faire cuire ?… Cela sera long, et j’ai si faim !

Ils revinrent dans la cuisine, où ils firent de la lumière hardiment ; le verre dépoli des vitres les garantissait des indiscrétions d’en face.

Cady s’activait, vidant le beurre et le poulet dans une casserole qu’elle posa en plein feu sur le fourneau à gaz.

— Je vais ajouter des pommes de terre et des carottes ; ce sera excellent, affirma-t-elle.

Georges, captivé par ces apprêts, oublia sa fringale.

— Il faut éplucher les légumes ? émit-il avec un doute.

— Sûr !… et les couper en petits morceaux… Où y a-t-il un couteau ? fit Cady affairée.

Et, comme on entendait déjà le poulet grésiller, elle s’écria, enchantée :

— Tu verras, ce sera vite prêt !

Ils se hâtèrent de peler les légumes et de les jeter dans la casserole.

Cependant, la fillette eut un scrupule.

— Il est bien trop gros, ce poulet ! Il faut le découper, il cuira mieux.

Ce fut un carnage lamentable. Tous deux s’y évertuèrent avec un succès plus que discutable.

— C’est dégoûtant ! déclara Cady écœurée, les joues en feu, les mains poissées.

Mais Georges avait avisé un couperet.

— Attends, j’y arriverai !

Et, plaçant le poulet à demi déchiqueté sur la table, il frappa à tort et à travers, finissant par obtenir une défectueuse, mais complète fragmentation.

— Hein, ça y est-il ? s’écria-t-il triomphant.

Pendant qu’il remettait le volatile dépecé dans la casserole, Cady implora, ses mains souillées en l’air :

— De l’eau pour me laver !…

— Viens dans le cabinet de maman.

Ils traversèrent le salon où traînaient des robes, des dessous luxueux au parfum violent, la chambre à coucher au grand lit en désordre, puis, ils parvinrent au cabinet de toilette très élégant, assez spacieux, ayant la forme d’un triangle. Toutes les pièces prenaient jour sur la cour où donnaient également les cuisines et les chambres d’enfants de l’appartement Darquet.

Avant de tourner le commutateur, Georges ferma soigneusement les rideaux des fenêtres.

— Comme ça, on ne nous mouchardera pas de chez toi.

Cady se lava longuement, amusée par l’examen des mille outils et ingrédients qui encombraient la toilette de marbre rose.

— Ça sent bon, mais trop fort, chez ta mère.

Puis, avec une inquiétude :

— Mais c’est sûr que tu es seul ?… Personne ne va rentrer ?

Georges secoua la tête, des larmes revenant dans ses yeux.

— Non, je te dis !… Maman est partie ce matin en auto avec un type. Elle a dit qu’elle ne reviendrait pas avant deux jours.

— Et ta bonne ?

Le petit sanglota tout à fait.

Paulette a filé dès que maman a été sortie !…

Elle a raflé un bracelet qui restait dans l’armoire, et elle m’a dit : « Tu diras à ta mère que j’en ai assez de ne pas manger à ma faim et de ne plus voir la couleur de sa galette depuis six mois. »

Cady s’indigna.

— Mais si elle a volé, il faut la faire arrêter !…

Les larmes de Georges cessèrent de couler.

— Ah ! c’est pas maman qui ira chercher la police !… D’abord, Paul ne voudrait pas… D’ailleurs, le bracelet est en toc… Et puis, on lui devait de l’argent à Paulette, n’est-ce pas ? Seulement, la rosse, elle aurait bien pu me laisser quelque chose à boulotter !…

Un rappel fit bondir Cady.

— Le poulet !… il va brûler ! cria-t-elle consternée.

Ils s’élancèrent dans la cuisine d’où s’échappait un fumet peu rassurant.

Néanmoins, le dommage n’était pas grand, et les morceaux de viande et de légumes ayant été fortement secoués, Georges, dont l’odeur de la nourriture aiguisait encore le besoin, déclara que la cuisson était très suffisante.

— Tu crois ? fit Cady avec doute.

— Bien sûr !… C’est assez cuit puisque ça brûle. Cet argument paraissant sans réplique à la fillette, le ragoût fut vidé dans un plat et les enfants l’emportèrent dans le cabinet de toilette, où la vaste chaise longue leur parut le meuble le plus confortable pour effectuer leur repas.

— C’est délicieux ! s’écria Georges avec conviction, en dévorant un fragment d’aile.

— Vrai ?

— Jamais je n’ai rien mangé de si bon !… Tu es une cuisinière épatante, Cady !… Mange aussi toi, ma loute !…

Cady, qui se sentait subitement de l’appétit, essaya d’une carotte.

— Oui, c’est bon, déclara-t-elle en broyant avec effort le légume cru à l’intérieur et fortement rissolé sur le dessus.

Puis, elle goûta du poulet, et décréta, après réflexion, que ce qu’il y avait de meilleur, c’étaient les pommes de terre.

L’absence de pain ne les gênant point, ils burent de l’eau du broc de toilette dans un verre dans lequel demeurait un parfum de dentifrice.

À cette minute qui devait rester profondément gravée dans leur souvenir, mieux encore que leur appétit satisfait, la certitude de leur accord, de leur affection pour ainsi dire involontaire, les emplissait d’un sentiment de joyeuse sécurité, de bonheur sans prix.

Et l’entente absolue, la rare communion de ces deux êtres si différents de race, de milieu, de nature, avait cette force étrange, cet élan mystérieux de l’amour irréfléchi, souverain, qui parfois lie les adultes, sans que leur raison puisse intervenir pour proscrire ou ratifier leur choix.

Brusquement, leur quiète griserie se glaça. Cady se dressa à demi, comme un chevreuil apeuré.

— On vient !

Georges devint pâle, niant obstinément, bien que sans conviction :

— Mais non !… C’est dehors, le bruit !…

Cady s’empara nerveusement de la main de son ami qu’elle froissa entre ses doigts.

— On vient !… Tu entends bien, voyons ? On a ouvert la porte !… On parle !…

Cette fois, Georges ne contredit plus et courut tourner le commutateur de l’électricité.

Dans les ténèbres, l’émoi de la fillette s’exagéra.

— Je veux m’en aller ! fit-elle d’une voix sourde, éperdue.

Beaucoup moins troublé, le petit garçon la saisit aux poignets.

— Bouge pas !… Fais pas de musique !… Y a pas moyen de s’en aller, tu sais bien !…

En effet, dans le petit appartement de la demi-mondaine, le cabinet était sans autre issue que celle de la chambre à coucher qui, elle-même, était commandée par le salon.

Georges prêtait l’oreille.

— C’est maman… et le type, fit-il d’une voix imperceptible.

Par la porte entr’ouverte, l’on entendait le murmure d’une voix de femme plaintive et dolente, ainsi qu’une autre voix basse, passablement avinée.

Il y eut un remue-ménage, de légères plaintes, des exclamations d’impatience, scandées par des rires imbéciles d’homme dont la raison est sombrée.

Georges écoutait attentif.

— Il y a quelque chose qui ne va pas, murmura-t-il à l’oreille de Cady. Sûr, maman à été malade… C’est pour ça qu’ils ont arrêté leur voyage et rappliqué…

Cady ne soufflait plus mot, toute glacée par l’effroi d’être découverte.

Le petit garçon sentit son frémissement, et, apitoyé, il l’embrassa, l’étreignant câlinement.

— N’aie pas peur, y a pas de danger même s’ils nous apercevaient… Maman t’aime bien.

— Mais, je ne veux pas qu’on me voie !

— Eh bien ! on ne te verra pas… Écoute voir, voilà maman qui se couche… Elle geint. Sûr qu’elle ne viendra pas dans le cabinet… Alors, quand le type sera endormi, on filera tout doucement. Y n’entendront rien.

— Non, non, je veux m’en aller… Débrouille-toi.

Et, ouvrant la porte sans précaution, elle bondit dans la chambre et dévala, sans s’occuper des exclamations de surprise et d’effroi provenant du lit de Charlotte de Montigny.

Sur le palier, elle ouvrit prestement la porte de service de son appartement, traversa la cuisine déserte, fila le long du corridor et rentra à pas feutrés dans la chambre où Mlle Armande dormait pesamment.


XXV

Pour célébrer la guérison de Baby, Mme Darquet donnait un dîner sans cérémonie où figuraient ses deux filles et leurs cousines Alice et Marie-Annette.

Les autres convives étaient Mme Serveroy, les deux secrétaires, Listonnet et Malifer, Jacques Laumière, Victor Renaudin, le jeune juge suppléant, et trois personnes qui, depuis peu, s’étaient faufilées dans l’intimité de Noémi Darquet avec cette ténacité et cette hardiesse que donnent l’intérêt et l’ambition sans scrupules.

Mme Durand de l’Isle, d’une laideur apoplectique qui la classait à quarante-quatre ans parmi les grand’mères, avait pour fille une assez jolie créature, mince, d’une grâce câline, visiblement affectée, néanmoins attachante à force d’exagération, et pour fils un coquebin parfaitement nul, le sachant, mais ne s’en troublant point, comptant avec raison sur l’entregent de sa mère et de sa sœur pour lui trouver une situation que son mérite ne saurait lui procurer.

Mme Durand de l’Isle était veuve d’un chef de bureau des Finances, et sa fille Fernande, à vingt-quatre ans, avait déjà divorcé d’avec un avocat qui la battait, prétendait sa mère. D’ailleurs, la jeune femme refusait avec obstination de révéler les causes de sa prompte séparation d’avec son époux et se contentait de sourire énigmatiquement lorsqu’il y était fait allusion.

Le but de la veuve, sans fortune, intrigante et avide, était de caser son fils comme secrétaire du député et de glaner un second mari avantageux pour Fernande, aux côtés et sous l’égide de la femme influente qu’était Noémi Darquet.

Il va sans dire que celle-ci lisait clairement dans le jeu des deux femmes et n’était point dupe de leur comédie d’empressement, d’admiration et d’affection ; mais, leurs flagorneries lui plaisaient.

Elle adorait être entourée, complimentée, flattée avec outrance. Cependant, comme elle n’était point sotte et qu’elle ne fermait les yeux que volontairement sur l’hypocrisie de ses commensaux, elle se dégoûtait vite de ceux-ci. Le règne de ses favoris n’était jamais de longue durée. Tels qui fréquentaient assidûment pendant six mois disparaissaient brusquement de l’atmosphère de Mme Darquet pour ne plus y jamais reparaître.

Du reste, à part quelques exceptions, la femme du député ne les renvoyait que pourvu de ce qu’ils étaient venus quêter près d’elle, et qu’ils avaient payé d’avance en courbettes, lâchetés et adulations.

Sitôt le dîner terminé, la petite Jeanne, qui méditait de rafler le reste du dessert avant que les domestiques desservissent, obtint la permission de se retirer, en simulant une fatigue excessive.

Lorsqu’on quitta la salle à manger, ainsi qu’il arrive fréquemment dans une société intime, les groupes se scindèrent immédiatement, sans souci de la politesse qui élargit le cercle des convives moins familiers.

Le bridge accapara Cyprien Darquet, Renaudin, M. Durand de l’Isle et la jeune divorcée, que sa mère rallia vivement dès qu’il fut certain que le juge serait de la partie.

C’était le gendre en vue, et la veuve manœuvrait avec d’autant plus d’audace qu’elle sentait que la maîtresse de maison approuvait son dessein.

Cette dernière, plongée en des réflexions personnelles touchant son prochain départ pour le Midi, décidé pour consolider la convalescence de Baby, demeurait en tiers, assez distraite, dans la conversation qu’avaient sa belle-sœur, Mme Serveroy et Jacques Laumière.

La mère d’Alice et de Marie-Annette gardait de jolis traits à quarante ans. C’était en elle un singulier mélange d’apparente jeunesse, de lassitude et de grâce fanée.

Extrêmement avaricieuse et parfois hantée de snobisme, elle avait mis dans sa tête d’obtenir son portrait par Laumière, sachant que celui-ci ne faisait point payer ses toiles et que, grâce à l’originalité du peintre, elles avaient un grand succès à l’exposition annuelle de la Société Nationale.

Tout de suite, Jacques devina la raison des cajoleries de la dame, et son premier mouvement avait été de se dérober. Néanmoins, sans laisser deviner son impression, il l’étudiait, pesant dans sa tête les avantages et les inconvénients de son acceptation.

Évidemment, la tête de cette névrosée offrait de l’intérêt et pouvait donner lieu à une œuvre curieuse. Mais les séances seraient mortelles.

D’un autre côté, sous ses dehors d’indifférence et de détachement, Jacques Laumière, arriviste prudent et dissimulé, ambitionnait vivement la croix.

Or, Mme Serveroy, certaine, avec l’aide de son frère, de l’obtenir pour son peintre, la promettait carrément sous ses discrètes allusions.

Cady s’était montrée sombre, taciturne et préoccupée durant tout le dîner. Et, refusant de jouer avec ses cousines et les deux secrétaires au ping-pong installé sur la table de la salle à manger promptement débarrassée, elle demeura pendant quelques instants auprès des joueurs, visiblement absorbée par d’autres pensées que celles qui animaient si vivement et si joyeusement les deux camps adverses.

Enfin, lorsque les jeunes gens, tout à leurs exercices, ne la regardèrent plus, elle s’esquiva sans bruit et gagna la galerie, d’où elle inspecta soigneusement les convives.

Dans le cabinet-fumoir du député, les bridgers s’enfonçaient complètement dans les péripéties du jeu. Au bout du grand salon, Noémi Darquet, étendue dans un fauteuil, semblait installée pour toute la soirée en face de sa belle-sœur et de Jacques Laumière engagés à fond dans leur petite lutte de diplomatie particulière.

La fillette pénétra dans la chambre de Mme Darquet à peine éclairée.

Lentement, elle s’approcha du chiffonnier où Noémi serrait ses bijoux et elle l’examina avec attention.

Dans sa tête, deux idées ressassées depuis le commencement de la soirée s’agitaient, la troublant profondément.

Là-bas, dans l’appartement de Charlotte de Montigny, la demi-mondaine souffrait, abandonnée par tous ses amis, sans le sou, menacée d’être expulsée, car elle devait plusieurs termes, et le gérant de l’immeuble, peu flatté d’avoir une « cocotte » pour locataire, lui avait signifié que l’on ne tolérerait désormais aucun retard dans les paiements.

Pendant la journée, venu secrètement auprès de Cady, Georges lui avait conté sa détresse en pleurant à chaudes larmes. Il demeurait seul avec sa mère pour la soigner, mourant presque de faim, tandis que Paul s’évertuait sans succès à glaner un peu d’argent, dans une déveine noire également.

Et Georges ayant supplié Cady de lui venir en aide, celle-ci n’avait pu que mêler ses larmes à celles de son ami.

Alors, le petit garçon avait insinué que les parents de Cady étaient riches… qu’il y avait certainement dans l’appartement beaucoup d’argent, en tout cas, des bijoux de grande valeur…

— Le moindre bracelet, une bague de diamants, une broche nous sauverait… Paul ne serait pas embarrassé pour laver l’objet, murmura-t-il câlin, ses beaux yeux bleus tout brillants de larmes.

Cady n’avait ni tressailli ni protesté. Elle-même songeait à ce que le petit lui suggérait.

Cependant, elle secoua la tête négativement.

— C’est impossible.

Il n’avait pas insisté et s’était retiré, le dos courbé, pâle, laissant dans le cœur de Cady une véritable blessure saignante.

Voir Georges souffrir, et ne pas pouvoir le soulager !

C’était une pensée lancinante qui la hantait là, debout, devant le chiffonnier qui contenait tant de richesses !…

Les bijoux de Mme Darquet étaient justement célèbres. Provenant de sa mère, ils n’avaient jamais été remontés ; ils étaient démodés, mais d’une beauté qui défiait la critique.

Cady connaissait trois rivières de diamants dont la plus petite valait certainement une fortune… Le collier tiendrait dans le creux de sa main… Mme Darquet ne s’apercevrait de rien, au moins pendant très longtemps, car elle ne portait ses parures que très rarement…

Ce serait aussitôt le soulagement des peines qu’enduraient la malade et son fils…

Et, s’interrogeant, la jeune fille constatait que l’idée de voler sa mère ne lui inspirait pas plus de répugnance que d’effroi. Elle ressentait peut-être, au contraire, tout au fond d’elle-même, une espèce de joie rancuneuse à léser Mme Darquet.

C’était cependant fort simple. Il y avait beau temps que, furetant en cachette chez Noémi, pendant les absences de celle-ci, elle avait découvert le ressort secret qui ouvrait une petite boîte en marqueterie, dans laquelle Mme Darquet déposait son trousseau de clefs.

Elle avait parfois fait usage de celles-ci pour d’insignifiants larcins, surtout pour avoir le plaisir de constater qu’elle était à même d’ouvrir et de visiter armoires, secrétaires, chiffonnier…

Jamais l’idée ne lui était venue de dérober de l’argent pour elle ; mais, une fois, elle s’était plu à déchirer un billet de cent francs en menus morceaux et à le fourrer au fond d’un soulier… attendant avec anxiété le résultat de son acte, qui lui était suggéré par des impulsions assez complexes. Il n’avait eu aucune suite et elle avait cessé de songer à cet incident, après quelque déception de son peu de retentissement.

Elle revint dans la galerie sans avoir pu prendre un parti.

Justement Mme Darquet répondait à une question que Mme Durand de l’Isle lui adressait du fumoir, pendant le loisir des comptes d’une première manche.

— Non, non, je n’emmène point Cady au Cap-d’Ail ! s’écriait Noémi… Il n’en a jamais été question… C’est exclusivement pour la santé de Baby que je me résous à quitter Paris à cette époque, et il ne faut pas que les études de ma fille aînée soient interrompues.

Le sang monta aux joues de Cady. Elle eut une sorte d’éblouissement.

Jusqu’alors, elle n’avait point mis en doute qu’elle fît avec sa mère et sa sœur le voyage décidé après la maladie de Baby. Elle s’en était follement réjouie et entassait silencieusement en elle-même mille projets radieux, que la phrase sèche de sa mère venait de culbuter…

Elle serra les dents et les poings, touchée comme par la douleur physique la plus aiguë, murmurant éperdue, exaspérée :

— Sale bête, va !…

Et, mue par un irrésistible besoin de vengeance, elle courut vers la chambre de sa mère, où elle se saisit de la boîte à secret dont elle fit jouer le ressort brutalement. Si les clefs ne s’y fussent pas trouvées, elle eût été capable d’essayer de briser la serrure du meuble, sans souci du bruit, du scandale possible…

Le trousseau était à sa place. Elle s’approcha du chiffonnier, ouvrit le tiroir sans hésitation. Elle connaissait l’écrin, qu’elle négligea de prendre, attachant avec une folle témérité le collier de diamants autour de son cou.

Elle referma le tiroir, remit les clefs dans leur cachette, et la rivière dansant sur sa poitrine, elle se précipita dans son appartement.

Mlle Lavernière, ayant congé pour la soirée, ne s’y trouvait naturellement point.

Cady ouvrit la fenêtre du cabinet de toilette et se mit à siffler bruyamment.

Au troisième appel, Georges parut.

— C’est toi, Cady ?

Elle répondit haut, sa voix résonnant entre les murs rapprochés.

— Oui, j’ai un collier… pour toi.

Georges poussa un cri joyeux :

— Oh ! Cady, mignonne Cady !

Penchée à la croisée, la fillette mesura le vide.

— Si je le jette, il va tomber dans la cour, sûr !

Il dit précipitamment :

— Ne le jette pas !… Attends !

Et il disparut.

Peu après, Cady se redressa avec un sursaut de contrariété. Auprès de Georges, elle apercevait le buste et la tête équivoque de Paul, le jeune homme fripé, aux cheveux teints au henné.

— Ne t’en va pas, Cady ! s’écria Georges alarmé de son geste.

Paul sourit d’un air engageant.

— Tenez, mademoiselle, voilà qui fera l’affaire.

Il tendit par la fenêtre le long manche d’une tête de loup, à l’extrémité duquel il avait fixé un mouchoir noué en forme de sac.

— Mettez l’objet dans le mouchoir. N’ayez crainte, il ne tombera pas.

Mais Cady, révoltée, recula.

— Ce n’est pas à vous que je le donne ! s’écria-t-elle frémissante et hautaine.

Le jeune homme sourit avec contrainte.

— Ne parlez pas si haut !… et ne vous fâchez pas, Charlotte est malade, vous savez bien, et Georges n’a pas le bras assez long.

Le petit garçon se penchait, inquiet.

— Voyons, Cady, fais donc pas de magnes !…

La jeune fille se saisit brusquement du mouchoir que Paul maintenait à sa portée, le roula en boule et le lança à toute volée dans la direction du jeune homme.

— Zut ! cria-t-elle outrée.

Et, le collier à la main, elle reprit le galop vers la chambre de sa mère, où elle le lança brutalement sur la cheminée, dans une coupe.

Puis, sans s’occuper de l’étonnement, des commentaires auxquels donnerait lieu la présence inexpliquée du bijou à cette place, elle revint dans la salle à manger, où s’agitaient et piaillaient les jeunes filles et les secrétaires.

— Monsieur Malifer, donnez-moi votre place ! s’écria Cady impérieusement. Vite, vite !… je veux jouer !…

Et, bousculant tout le monde, elle fit voler les balles légères avec une virtuosité sans pareille.

— Hein ! c’est exécuté cela ? s’écria-t-elle avec triomphe, tandis que les jeunes gens applaudissaient à son adresse.

Alice grogna, maussade :

— Oh ! dès que tu es là, il faut que tu éclipses les autres…

Cady lui fit une grimace :

— Il y a des gens près de qui ça n’est pas difficile !…

Puis, comme Valentin apportait le thé, elle planta là le jeu et courut à Mme Darquet.

— Maman, me permettez-vous de servir le thé ? fit-elle d’une voix étudiée.

Étonnée, Noémi acquiesça.

— Si tu veux.

Alors, la fillette rejoignit le domestique dans la galerie en gambadant, les yeux flambants d’une joie dont elle eût été bien embarrassée de déterminer la cause.

Grande andouille, dit-elle bas. Pose ton plateau et fous le camp, je suis la demoiselle de la maison et je fais tout le turbin !…

Les dames servies, elle expédia les hommes, et se délivra de ses cousines en leur confiant les assiettes de petits fours, pour apporter une tasse à Renaudin, avec l’impayable singerie des minauderies auxquelles se livrent la plupart des jeunes filles en cette occupation.

— Eh bien, cher ange, glissa-t-elle bas au jeune magistrat. À quand le mariage ?

Renaudin sourit à ses mines, sans saisir le sens de sa question.

— Avec qui ?… Avec toi ?

Cady haussa les épaules.

— Fais donc le malin !… Avec mademoiselle-madame, là-bas !…

Et, d’un clin d’œil furtif, elle désignait Fernande, que, tout bas, sa mère admonestait vertement pour son manque de vivacité pendant le bridge et ses fautes impardonnables à un jeu où Renaudin était de première force et paraissait se complaire.

Cette fois, le jeune homme dut comprendre.

— Oh ! tu crois ? fit-il frappé par mille ressouvenirs de petits faits.

— Pardi !…

Il rit de bon cœur.

— Oh ! bien, tu sais !

Elle l’examinait curieusement.

— Oui, j’imagine que toi, tu n’es pas pour les divorcées.

Il fit la grimace.

— En effet.

Elle poursuivit, péremptoire et sérieuse :

— Toi, tu épouseras une jeune fille… très jeune… beaucoup plus jeune que toi, avec qui tu seras content de faire le papa.

Il haussa les épaules avec un certain embarras :

— Tu dis des bêtises, Cady !

Elle partit d’un éclat de rire clair.

— Veux-tu que je te dise ?… Eh bien, c’est toi qui en feras, des bêtises… Au moins une… Tu m’épouseras, quand je serai sortie de nourrice !… Tu ne penses qu’à ça…

— Cady, tu passes les bornes !… Tu es vraiment trop mal élevée !…

Et, réellement furieux, il tourna le dos à la terrible gamine et s’en fut ostensiblement rejoindre le groupe Durand de l’Isle.

— Faisons-nous un second tour de bridge ? demanda-t-il empressé.

Le visage de Mme Durand s’illumina :

— Comment donc !… C’est-à-dire, ma fille jouera ; elle a une telle passion pour le bridge !… Madame Darquet, c’est votre tour, vous me permettrez de suivre votre jeu ?… Vous êtes si supérieure !… Je prendrai une bonne leçon.

Les secrétaires, prétextant un travail pressé, avaient pris congé. Les deux Serveroy, désœuvrées, retombèrent sur Cady.

— Viens avec nous dans la galerie… Dis donc, quelle chance tu as de voir ces deux jeunes gens tous les jours, ils sont charmants !

— Zut ! zut et zut !… répondit Cady, agacée. Vous ne croyez pas que je vais vous écouter chanter les louanges de Listonnet et de Malifer !… un grand jackdale et un pisse-vinaigre !…

— Qu’est-ce que tu dis ? s’esclaffa Marie-Annette, dont le visage se tordit.

Cady répondit majestueusement :

— C’est des mots à ma nourrice !

Et, brusquement, une tristesse, une mélancolie sans nom l’envahirent. Elle s’absorba si bien en elle-même qu’elle n’eût pu dire, le lendemain, comment les hôtes étaient partis, quand elle avait regagné sa chambre, s’était couchée et était tombée dans le profond sommeil qui la conduisit d’une traite jusqu’au lendemain matin, sans que la rentrée de Mlle Armande troublât son repos.

XXVI

Quelques jours avaient passé, durant lesquels les fenêtres de Charlotte de Montigny demeurant obstinément closes, Cady n’avait pu avoir de nouvelles du petit Georges.

Du reste, il restait assez d’enfance en elle pour qu’elle se persuadât que tout avait dû s’arranger ; et sa propre déconvenue au sujet du voyage escompté et manqué l’absorbait complètement.

Bien qu’elle cachât orgueilleusement sa déception, elle ne pouvait en prendre son parti, et les préparatifs que l’on faisait, la joie banale de la petite Jeanne la jetaient dans un sombre désespoir.

Pendant trois jours, Mlle Armande, surprise et ravie, n’entendit pas une note de musique.

Cependant, le matin du départ de Mme Darquet et de Baby, que le député accompagnait pour quarante-huit heures, Cady se composa une attitude si habilement indifférente que nul n’eût pu deviner le désarroi, la souffrance, la désespérance, que masquait cette apparence correcte et naturelle.

Maria suivait sa maîtresse. Valentin fila un quart d’heure après les patrons. Clémence s’apprêta un déjeuner sommaire, en bougonnant, et demanda d’un tel ton de menace à Mlle Armande si elle ne se contenterait pas d’un dîner froid, qui permettrait à la cuisinière des courses urgentes, que l’institutrice se hâta de l’assurer qu’elle pouvait agir comme il lui conviendrait le mieux.

Après le déjeuner, Cady ayant refusé obstinément de sortir, Mlle Lavernière s’octroya un congé et ne revint qu’à la nuit tombante.

Les sons du piano frappèrent son oreille, et malgré son incompétence musicale, elle eut l’intuition de la fougue, de la passion, de l’espèce de maîtrise du jeu de la fillette enfiévrée, énervée par le chagrin, qu’exaspérait encore l’exaltation de la musique, rouée par la fatigue corporelle d’un exercice musculaire qui durait depuis plusieurs heures.

Arrachée à son rêve, Cady, silencieuse, maussade, mangea du bout des dents un peu de viande froide, et se coucha pour s’endormir presque instantanément.

Elle n’entendit point Mlle Armande se mettre au lit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand elle fut réveillée en sursaut, il était environ une heure du matin.

L’on était en plein drame.

La chambre était obscure ; pourtant la porte donnant sur le corridor, ouverte, se découpait, faiblement éclairée par une lueur lointaine.

Et Cady perçut des cris étouffés, un râle, un bruit de chute… et encore un râle, un râle affreux.

Elle sauta à terre, éperdue, et courut au lit de son institutrice qu’elle tâta, sans rencontrer celle-ci.

— Mademoiselle Armande ! cria-t-elle d’une voix altérée.

Elle avait compris que le lit était vide avant que ses mains eussent rencontré les draps ouverts, l’oreiller froissé, déjà froid.

Mais le râle s’éteignit… Elle courut à la porte, en chemise, cria encore :

— Mademoiselle Armande !… Où êtes-vous ?

Des pas précipités retentirent sourdement dans le corridor. Une ombre d’homme s’abattit sur elle, se découpant sur le reflet d’une lampe qui vacillait là- bas.

Deux mains vigoureuses saisirent la fillette, rabattirent ses bras instinctivement levés en une défense.

— Pas de musique, nom de Dieu ! souffla une voix qu’elle reconnut.

— C’est vous, voleur, assassin ! s’écria-t-elle avec une prescience du drame que, néanmoins, elle n’imaginait point clairement.

La lumière se rapprochait. Cady aperçut Georges qui portait une lampe électrique. Elle vit que Paul qui la maintenait fortement était sans veston ni gilet, les manches de sa chemise mauve relevées jusqu’au coude. Il n’avait que des chaussettes aux pieds.

Il la repoussait dans sa chambre.

— Vous allez vous taire, sale moucheron ? fit-il d’un accent de colère. Ou bien, on vous fera votre affaire !

Georges s’élança, tout pâle.

— Ne lui fais pas de mal, cochon !

Le jeune homme ricana.

— On ne lui fera rien si elle reste bouche cousue !…

Le petit garçon affirma vivement :

— Elle ne dira rien !… Cady, jure que tu ne diras rien ?

Paul enleva la fillette, l’étendit sur son lit, et rapidement, il l’attacha avec une corde prise dans la poche de son pantalon.

Anéantie, elle n’opposait aucune résistance, ses yeux allant de Georges au jeune homme, son cerveau reconstituant presque à l’insu de sa volonté, la genèse de cette scène.

Évidemment, Georges, mis au courant par elle du départ des Darquet, connaissant l’appartement, sachant la quantité considérable de bijoux que possédait Noémi, avait renseigné l’ami de sa mère… À la nuit close, ils s’étaient introduits par l’escalier de service… Les serrures n’étaient pas pour les embarrasser…

Mais Mlle Lavernière ?… Sans doute, la malheureuse avait entendu du bruit, s’était levée… et trouvée face à face avec l’homme !…

Cady cria involontairement :

— Mademoiselle Armande ?…

Georges avait disparu, laissant la lampe sur une table.

Paul se pencha sur la fillette, menaçant.

— Son compte est réglé !… Toi, ma petite, comprends que ton intérêt est de te taire… D’abord, nos affaires terminées ici, nous filons à l’étranger et bien malin qui se lancera sur notre piste… Si tu nous dénonçais, réfléchis bien que tout le monde dirait que c’est toi qui nous as fait entrer dans l’appartement. Donc, écoute-moi bien et rappelle-toi ce que tu diras à tout le monde… Tu dormais, tu n’as rien vu, rien entendu… Tout à coup, tu t’es sentie bâillonnée, ligotée, et tu ne sais pas ce qui est arrivé… Tu m’entends ?

Les regards de Cady se posèrent fermes et sombres sur le jeune homme.

— Oui, dit-elle la gorge sèche, articulant difficilement.

— Tu es un bijou ! Ça serait dommage de faire du bobo à un petit ange comme toi… Et puis, Georges t’aime bien et, moi aussi, j’ai de l’amitié pour toi.

Il prit une serviette dans le cabinet de toilette.

— Donne ta bouche, que je te musèle… Ne crains rien, je ne serrerai pas… Là, comme cela, ça suffit. Et maintenant, on file… Merci des indications, mon petit rat, il y a gros !…

Cady demeura seule, les membres immobilisés, la serviette lui causant une pénible sensation de chaleur.

Son effroi du premier instant avait fui. Son impression générale était une intense mortification.

Elle s’était laissée jouer !… Georges avait tenu un rôle d’indicateur, d’espion !…

Peut-être feignait-il la tendresse envers elle pour mieux l’abuser, pour obtenir d’elle les renseignements nécessaires à l’accomplissement du cambriolage… Et elle, pauvre sotte, elle avait aimé, chéri, ce petit traître ?… Elle était humiliée, elle souffrait cruellement… Pour la première fois de sa vie, elle sentait une solidarité avec ses parents. Le vol dont ils étaient l’objet l’indignait et elle enrageait d’en être la cause indirecte.

Elle songeait peu à son institutrice, toute à sa déconvenue personnelle, à la chute douloureuse de la seule affection qui eût réchauffé son existence glacée.

Georges avait eu la lâcheté de l’abandonner !… de la laisser à la merci de cet homme qui pouvait l’assassiner !… Il avait fui, sans un regard pour son amie, sans un mot.

Les yeux de Cady s’emplirent soudain de larmes et sa poitrine se souleva, gonflée de sanglots.

Un léger bruit la fit tressaillir. Elle essaya de se soulever, saisie d’une épouvante… sentant la mort approcher.

L’homme s’était ravisé, revenait pour la tuer !… Elle eut l’affre atroce de doigts posés sur sa gorge, l’étranglant. À son cri inarticulé, poignant, la voix douce du petit Georges répondit :

— N’aie pas peur, Cady, c’est moi… Je suis seul, Paul est parti… D’ailleurs, il ne te ferait pas de mal, c’était promis, tu comprends.

Et soudain, la faible lueur de la petite lampe électrique jaillit. Il se pencha, caressa le front de Cady de ses lèvres avec effusion.

— Cady, ma loute !… Ma pauvre chérie, tu as eu bien peur !…

Rapidement, il défaisait le bâillon, coupait la corde.

— Cady, parle-moi ; tu n’es pas fâchée ? On avait absolument besoin de galette… Faut pas en vouloir à Paul… Il aime tant maman !…

La fillette s’était redressée, les yeux attachés sur Georges, les idées bouleversées.

Il multipliait les paroles câlines, et doucement, avec précaution, il risquait des caresses qu’elle ne repoussait pas.

— Dis que tu me pardonnes, Cady ?… Moi, c’est pas ma faute !… C’est Paul qui a voulu… Il m’aurait zigouillé si j’avais refusé de le conduire…

Cady frissonna tout à coup et pointa du doigt vers le corridor.

— Elle !… Il l’a tuée, n’est-ce pas ?…

Georges détourna la tête avec embarras.

— Dis donc ! cria-t-elle violemment.

— Ben, oui, je crois… Dame, elle s’est jetée à crier… elle aurait fait venir du monde…

— Elle est là ?

— Oui, dans le couloir.

— Par terre ?

— Oui.

— Comment l’a-t-il tuée ?

— Avec ses mains… Oh ! il n’y a pas de sang, c’est propre.

Cady sauta à bas de son lit, tout à coup résolue.

— Viens avec moi !… Elle n’est peut-être pas encore morte…

Georges recula avec effroi.

— Oh ! non, j’ai peur !

Elle avança sur lui, indignée.

— Tu as peur ? Tu n’as pas eu peur, tout à l’heure, quand il l’a tuée !…

Georges protesta.

— J’étais pas là… J’étais dans le petit salon… J’ai rien vu…

Cady fit la lumière et le poussa.

— Marche !…

Pourtant, dans le corridor, quand elle aperçut à terre la masse blanche de l’institutrice, vêtue de sa chemise de nuit, elle eut une défaillance…

Georges la tirait en arrière.

— Laisse-la donc, va… Paul n’a pas manqué son coup, je t’en réponds !

La fillette vainquit son émoi, et à pas précipités arriva devant le corps. Mlle Armande était étendue sur le dos, livide, le visage convulsé, les bras levés et crispés comme pour une lutte.

Cady, agenouillée, la souleva, essaya d’effacer l’affreux rictus avec sa main.

Elle n’est pas morte, elle est chaude ! s’écria-t-elle avec un singulier sentiment d’effroi et de répulsion.

Confusément, malgré toute son horreur pour le crime, elle préférait au fond d’elle-même que son institutrice ne fût plus, dans sa terreur que la vérité apparût. Pourtant, elle ordonna :

— Apporte-moi de l’eau.

Georges lui ayant donné un verre plein, elle essaya de desserrer les dents de l’étranglée, parvint à faire tomber un peu de liquide dans sa bouche.

Puis elle essaya des frictions sur le cou, sur la poitrine.

Au bout de quelques instants, elle reposa le corps, courbaturée, écœurée.

— Elle se refroidit, murmura-t-elle.

Georges insista.

— Je te l’avais bien dit. Laisse-la où elle est.

Cady hésitait.

— Si j’appelais ?… Peut-être qu’un médecin la ferait revenir.

Mais Georges lui montra le visage verdissant de Mlle Armande, l’espèce d’éclat vitreux qui se répandait sur ses yeux grands ouverts, l’indéfinissable aspect de l’ensemble, qui prenait l’aspect d’un cadavre.

— Elle est morte, Paul ne l’a pas manquée, affirma-t-il de nouveau.

Cette fois, la conviction de Cady était faite. Elle se détourna et fuit à pas précipités.

Georges l’avait suivie, préoccupé.

— Cady, écoute-moi, j’ai quelque chose à te dire…

Et, tendrement, il enlaça la fillette qui s’abandonna machinalement.

— Cady, il faut que je m’en aille… Nous partirons tout à l’heure… Je ne te verrai plus… Maintenant, du moins, parce que je te jure que, plus tard, quand je serai grand, je reviendrai te trouver.

— Tu pars ? s’écria-t-elle avec vivacité, oubliant presque le drame.

— Oui, on va prendre le bateau à Marseille… je ne sais pas où nous allons, mais ça doit être loin. Mais écoute, Cady, ce que j’ai à te dire… Pendant que Paul, il fouillait, moi, j’ai pris aussi quelque chose… mais, si tu ne dis pas que tu me le donnes, je le laisserai…

— Tu as pris quoi ?

Le garçonnet tira de sa poche une petite chose grise. Cady y jeta un coup d’œil et s’écria :

— Le diamant de Maurice Deber !…

Il reprit, suppliant :

— J’en ai bien envie, Cady ?

Elle se saisit de la pierre et regarda le petit garçon, profondément.

— Tu le veux ?…

— Oui, je voudrais… Mais si tu désires le garder, toi, Cady ?… Personne n’en saura rien… Tu le cacheras et on croira qu’il est parti avec le reste…

Cady reporta ses regards sur le diamant, hésita, puis, lentement, le tendit à Georges.

— Tiens.

Il le saisit avidement.

— Tu me le donnes ?

— Oui.

Ivre de joie, il lui sauta au cou.

Elle le repoussa.

— Va, puisqu’il faut que tu partes ! dit-elle avec une certaine dureté.

— Cady !… embrasse-moi, toi ?

Elle se pencha, et embrassa longuement la joue veloutée du petit garçon.

— Adieu.

Elle se rejeta dans son lit, ferma les yeux et se boucha les oreilles pour ne pas entendre les pas de Georges qui s’éloignaient.

Et, l’affolante veillée commença pour elle, avec l’idée obsédante du cadavre grimaçant, tombé là- bas… si près !…

Enfin, au jour, elle s’assoupit, et ce ne fut que vers huit heures que, réveillée brusquement, elle comprit que, puisqu’elle ne voulait ni ne pouvait révéler la vérité de ce qui s’était passé, il lui faudrait jouer une lugubre comédie.


XXVII

Les jours avaient passé. Les jours rapides et niveleurs de l’existence parisienne, où tout s’oublie, tout s’efface, disparaît si promptement.

À l’heure où la foule est le plus dense à l’Exposition de tableaux du Grand-Palais, Mme Darquet fit son apparition dans les salles, accompagnée de Mme Durand de l’Isle, et poussant triomphalement devant elle Cady, dont le portrait était le succès — presque le scandale du Salon de cette année-là.

— Écarte donc ton manteau ! s’écriait la mère avec impatience. C’est absurde, tu auras trop chaud tout à l’heure.

Affectant une candide incompréhension, Cady, qui s’esclaffait intérieurement, répondait en boutonnant plus étroitement son long pardessus :

— Mais non, maman, au contraire, je gèle… Il fait humide, ici. Elle savait que la sollicitude de sa mère n’avait pour but que de permettre au public de remarquer le costume gris du portrait et de provoquer la reconnaissance de l’original de la toile en vogue.

Depuis l’ouverture du Salon de la Société Nationale, Mme Darquet y venait pour la troisième fois, emmenant toujours Cady avec elle. En ce moment, la faveur de Baby avait une éclipse.

Arrivée à la salle où le tableau de Jacques Laumière se révélait de loin par la foule compacte qui se pressait devant lui, Mme Darquet, affectant une lassitude extrême, se laissa tomber sur le canapé central.

— Je suis déjà brisée ! déclara-t-elle haut. Ma foi, je vais attendre ici Laumière qui nous fera visiter les autres salles.

Mme Durand de l’Isle approuva avec son obséquiosité ordinaire.

— Oh ! ce sera délicieux !… Quelle bonne fortune pour moi que vous me permettiez de vous accompagner !…

Mme Darquet ne l’écoutait pas, rappelant durement sa fille qui s’écartait.

— Cady ! où vas-tu ?… Assieds-toi près de nous, tout de suite !

La fillette essaya de regimber.

— Mais maman, je peux bien regarder les tableaux de l’autre salle !… Ici, je les connais par cœur.

— Assieds-toi, je te dis ! ordonna Noémi, et ouvre ton pardessus. Tu es grotesque emmitouflée comme pour sortir en auto… Défais-toi, tu entends ?

Cady obéit avec tant de mauvaise humeur et de brusquerie que deux boutons du pardessus sautèrent.

Puis, elle se jeta sur le divan, repoussant son chapeau en arrière et croisant ses jambes gainées de soie noire.

— Là ! marmotta-t-elle entre ses dents, la pose y est !… N’y a maintenant qu’à passer faire la quête parmi tous ceux qui vont me zieuter !

Mme Darquet ne l’entendit point, adressant des paroles quelconques à son amie, avec un air de détachement, radieuse parce que plusieurs personnes avaient reconnu la fillette et se la montraient en chuchotant. Peu après, un revirement se produisait dans la salle. On délaissait le portrait pour se repaître de la vue du modèle vivant, que l’on appréciait tout bas, ou même tout haut.

Une envie folle démangeait Cady de contorsionner son visage en une série de grimaces hideuses ou de se livrer à des cabrioles, ou de simuler une attaque d’épilepsie.

Elle eut un soupir d’aise en apercevant Victor Renaudin qui fendait la foule et s’approchait, le chapeau à la main.

Mme Darquet se leva avec empressement, enchantée de cette diversion. Elle avait assez de tact pour comprendre que la scène qu’elle avait provoquée, si elle se prolongeait, risquait de sombrer dans le ridicule.

— C’est vous, Renaudin ?… Enchantée de vous rencontrer… Vous avez vu le portrait de Cady ?… Oh ! Jacques Laumière a fait une œuvre vraiment curieuse avec ma petite fille !… Nous l’attendions précisément pour continuer notre promenade…

Le jeune juge sourit, point du tout dupe de la comédie que jouait la dame pour la galerie.

— Je crains que vous ne l’attendiez longtemps… Je l’ai aperçu tout à l’heure, à la sculpture…

Et, se tournant vers Mme Durand de l’Isle :

— Il était justement avec madame votre fille et deux autres dames, en train de conférencier…

— Vous avez vu ma fille ? Vous lui avez parlé ? demanda la grosse dame avec précipitation, la respiration écourtée par une subite émotion.

Cady, qui s’était levée pour serrer la main du jeune homme, lui donna une bourrade sournoise. Il pinça les lèvres pour dissimuler un sourire.

Je l’ai vue, oui, madame, mais de très loin.

Il fallait aller la retrouver !… Vous lui auriez fait tant de plaisir !… Précisément, elle me disait ce matin qu’elle serait si heureuse de visiter le Salon en votre compagnie.

Renaudin salua respectueusement, et répondit avec une nuance d’ironie qui passa inaperçue de la veuve, mais que Mme Darquet remarqua :

Je suis extrêmement flatté, madame, mais, Mme votre fille est en bien meilleures mains avec Laumière, qui est artiste. Moi, je ne suis qu’un amateur… un ignorant. Noémi coupa avec irritation les protestations louangeuses où son amie allait s’embourber. Pas de fausse modestie, Renaudin. Vous êtes un connaisseur en peinture et une véritable encyclopédie pour tout ce qui touche aux artistes… Venez avec nous et servez-nous de guide, puisque Laumière nous délaisse !… Allons, Cady, marche devant… Et vous, chère amie, accompagnez-nous.

Mme Durand se récusa avec vivacité.

— Chère madame, voulez-vous me permettre d’aller chercher ma fille ?… Elle sera charmée de vous voir, et nous vous rejoindrons dans dix minutes.

Mme Darquet jeta un coup d’œil sur le jeune juge qui demeurait impassible.

— Bien, allez… Nous suivons les salles de gauche. Mais, lorsque la veuve eut disparu, de toute la vitesse que lui permettait son extrême corpulence, Noémi Darquet s’arrêta au seuil de la première salle.

— Dites-moi, Renaudin… Je me sens extraordinairement lasse… Voulez-vous que nous allions prendre une tasse de thé en bas ?

Le jeune homme s’inclina.

— À vos ordres.

Comme ils se dirigeaient vers l’escalier, elle le questionna en souriant.

— Alors, c’est non ?

Il feignit de ne point la comprendre, quoiqu’il saisît parfaitement le sens de cette brève demande.

— Quoi donc ?

— Vous refusez d’épouser cette brave Fernande de l’Isle ?… Elle est délicieuse, cependant.

— Écoutez !… je suis doux de caractère, pourtant je me soucie fort peu d’être battu par ma femme… et il paraît qu’elle rossait son premier époux !

— Quelle calomnie et quelle sottise ! c’est bien plutôt lui qui se livrait à des sévices sur elle !

Renaudin prit un air naïf.

— Ah ! c’est possible, après tout, je croyais que c’était l’inverse. Et puis, tenez, je crois que cela me déplairait encore davantage… L’idée que ma femme a pu être corrigée par un autre me serait insupportable.

Mme Darquet eut un léger éclat de rire.

— Vous aimez mieux que ce soit vous qui vous livriez à cet exercice ?

— Non, mais je préfère un corps indemne… à tous points de vue, d’ailleurs.

Mme Darquet redevint sérieuse.

— Tout cela, ce sont des plaisanteries ou de méchants potins… Fernande n’a eu que des démêlés d’intérêts avec son mari, qui était un triste sire.

— Ah ! oui, fit Renaudin avec détachement. C’est lui qui avait la fortune… et le mauvais goût de vouloir la garder après la séparation.

Mme Darquet ne put s’empêcher de rire de nouveau.

— Mon Dieu, que vous êtes devenu rosse depuis que vous êtes Parisien !

Le jeune homme s’inclina avec une gratitude sincère.

— Grâce au poste inespéré, que je vous dois, madame, je ne l’oublie pas, croyez-le bien !… Mais il serait peu généreux de votre part et pas du tout dans votre caractère d’exiger de ma reconnaissance que j’épouse une femme qui, je vous le dirai très franchement, m’inspire une aversion tout à fait insurmontable, toute séduisante, et probablement tout honnête et charmante qu’elle soit !…

Mme Darquet pinça les lèvres, vexée.

— Voilà qui est on ne plus net, j’espère !…

Il la regarda hardiment.

— J’ai une assez haute opinion de vous, madame, pour être certain que ma sincérité ma brutalité même — ne me nuira pas près de vous.

Elle se rasséréna, ne sachant pas résister à un compliment, sous quelque forme qu’il se présentât.

Et le sourire revenu sur ses lèvres, elle jeta ses amies par-dessus bord avec désinvolture.

— Écoutez, j’en suis désolée pour ces dames aux yeux de qui vous êtes le mari rêvé !… Mais, je vous aime trop pour vous en vouloir… Après tout, vous êtes libre de choisir une femme à votre gré !…

— Oh ! je vous assure qu’actuellement le mariage c’est le dernier de mes soucis !

Mme Darquet réfléchissait.

— D’ailleurs, Mme de l’Isle aura une compensation… Malifer nous quitte, pourvu d’une sous-préfecture, je déciderai Cyprien à donner sa place au frère de Fernande.

Renaudin s’inclina avec une gravité impeccable.

— Pour M. Darquet, ce sera une excellente acquisition.

Mme Darquet le menaça du doigt.

— Taisez-vous, mauvais pince-sans-rire !… Ce petit garçon n’a peut-être pas une intelligence hors ligne ni des moyens extraordinaires…

— Je le crois aussi !…

— N’importe ! il représente bien, et il a foi en lui, du moins en son avenir. C’est beaucoup.

Imperturbable, en apparence à cent lieues de cette conversation, Cady n’en perdait pas un mot.

Lorsque sa mère les distança pour aller s’asseoir à une table du buffet, elle glissa tout bas, en serrant sournoisement la main de son ami :

— Je m’amuse comme une petite folle !

Il répondit presque involontairement à la pression des doigts de la fillette et lui jeta un regard long, ambigu.

— Tu ne t’amusais pas autant, il y a un mois, dans mon cabinet, murmura-t-il.

Elle se détacha de lui, le visage soudain morose, fermé.

— Oh ! que c’est bête ! dit-elle avec dédain du bout des lèvres ? Qui est-ce qui songe à cela, à présent ? C’est de l’histoire ancienne !…

— En effet, le « drame de la rue Pierre-Charron » qui, durant un temps, avait éveillé la curiosité publique, tombait déjà dans la nuit du passé.

L’affaire avait dû être classée, l’instruction ne découvrant aucune piste digne d’être suivie.

Mais, pour Victor Renaudin, il restait une énigme dont évidemment Cady seule avait la clef, et qu’il ne renonçait pas à déchiffrer.

L’épaisse silhouette du sénateur Le Moël se dressa tout à coup devant la table où fumait le thé.

— Ah ! ah ! je vous trouve enfin ! s’écria-t-il avec animation. Noémi, vous ne savez donc pas ce qui se passe ?…

Mme Darquet lui sourit gracieusement.

— Mais non. Asseyez-vous donc, cher ami.

Le vieillard se laissa tomber entre Renaudin et sa pseudo-belle-fille.

— Alors, vous ne savez rien ? jubila-t-il. Eh bien, je suis heureux d’être le premier à vous apprendre que Cyprien sera probablement ministre demain !…

Noémi tressaillit tout entière ; une pâleur l’envahit ; ses yeux s’illuminèrent ; elle eut une seconde d’éclat éblouissant, ses beaux traits tendus par un triomphe qui n’était pas dépourvu d’angoisse.

— Vous dites ?

— Le ministère vient de tomber. Oh ! comme toujours, quand on s’y attendait le moins… Sur une question à côté… une ineptie !… Mais Cyprien a eu le mot juste, et tous les honneurs de la séance sont pour lui !…

Renversée sur sa chaise, comme ivre, Noémi pro- nonça, la voix altérée :

— Président du Conseil, alors ?

Le Moël secoua la tête.

— Non, non, il ne veut pas… Martin-Menier ou Lucien Daveaux probablement.

Elle hocha la tête, remuant mille pensées profondes.

— Il a raison. Donc, il prendra le Commerce ?

— Je le suppose.

Victor Renaudin s’inclina :

— Je suis bien heureux pour M. Darquet.

Mme Darquet prit spontanément la main du jeune magistrat et la serra avec force.

— Merci !

Quinze ans plus tôt, ce garçon actif, d’une ambition mesurée et persévérante que, sur certains points, elle sentait de sa trempe, eût tout obtenu d’elle, aux heures de fièvre et d’émotion.

Elle se leva.

— Adieu, mes amis… je rentre, nous avons à causer, Cyprien et moi.

Le Moël attendri et radieux jeta un billet de cent francs sur la table.

— Garçon, ici, vivement !… Noémi, attendez-moi… j’ai mon auto, je vous mettrai chez vous.

Renaudin questionna Cady :

— Tu es contente ?

La fillette fit un geste d’indifférence.

— La belle jambe que ça me fera ?

Quand elles sortirent, avenue d’Antin, Mme Darquet montait déjà dans la limousine du sénateur, distribuant des sourires et des poignées de main à une vingtaine d’amis soudain surgis.

L’auto s’ébranla.

— Alors, elle me plaque ? fit Cady amèrement.

Renaudin, qui la suivait, dit avec douceur :

— Ta mère a un peu perdu la tête, cela se comprend… Mais, je suis là, moi.

Tandis qu’ils remontaient vers l’avenue des Champs-Élysées, Cady déclara, pensive :

— Écoute, que je te dise… Avec ces histoires de ministère… je crois que c’est fini de rire pour moi… Ça ne sera plus Cady… Je vais devenir Mlle Hélène Darquet.

Renaudin pressa contre lui le bras fragile de la fillette, avec un rien d’émotion dont il n’aurait su dire la cause.

— Pour moi, murmura-t-il, malgré le temps, malgré les circonstances, tu seras toujours Cady.

Elle sourit mélancoliquement.

— La petite Cady !…

Il appuya avec tendresse :

— Ma petite Cady.
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(ne fait pas partie de l’ouvrage original)