La renaissance du livre (p. 38-52).

IV

Comme Cady passait rapidement, le cœur soulevé, devant la cuisine, d’où soufflait une haleine nauséabonde de vaisselle grasse échaudée, de sueur humaine et de rinçures de vin, la cuisinière Clémence l’interpella :

— Dort-elle, la môme ?

— Oui, répondit Cady, laconiquement.

— Le sang ne pisse plus ?

— Non.

— Vous pourriez parler plus poliment !

La fillette passa sans daigner répondre.

Dans le couloir, Valentin lui barra le passage.

— Écoutez, princesse, si ça vous dit, ce soir, d’aller au fumoir, les mâles y sont, à pomper de la liqueur, pendant que les femelles jaspinent au petit salon.

Les sourcils froncés, Cady secoua la tête.

— Je n’irai pas aujourd’hui.

Le valet de chambre rit, la saisissant par le bras…

— Tiens ! qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?

— Rien.

— Alors, tu vas venir avec moi à l’office ?… Je t’ai gardé du champagne.

Elle secouait son étreinte, impatiemment.

— Tu m’embêtes !

— Écoutez donc !… Vous n’avez pas causé à Maria, toujours ?

Elle répondit avec colère :

— Je me fiche bien de Maria et de vous, sale larbin !…

Il la laissa, piqué.

— Allez donc, boule de crin !

Et sifflotant, il regagna l’office, où il avait à expédier le nettoyage des couteaux d’argent.

Du reste, cet incident avait modifié les dispositions de Cady. Lorsqu’elle pénétra dans sa chambre, elle constata avec plaisir que l’institutrice était déjà couchée et à moitié endormie.

— Vous vous mettez au lit, Cady ! balbutia Mlle Armande.

— Oui, mademoiselle, répondit la fillette avec calme.

Pourtant, sa robe jetée à travers la chambre, elle enfila prestement un fourreau de mousseline de soie gris pâle, qui seyait particulièrement à sa longue taille souple, et peigna ses cheveux avec soin.

Ensuite, elle tira du fond d’une cachette une boîte de poudre de riz, du rouge et un bâton de noir. Et, devant la glace de son cabinet de toilette, elle fit son visage, déjà fort experte.

Reculant alors, elle se contempla, ravie ; étrange et séduisante miniature de femme, à l’inquiétante flamme du regard à la fois innocent et averti ; curieuse fleur précoce de civilisation, adorable et troublant petit monstre.

Elle glissa comme une ombre dans le corridor, gagnant les appartements de réception, le cœur bat- tant de la crainte de rencontrer sa mère.

Elle souleva doucement la portière du fumoir et étudia la pièce avec une méfiance prudente avant de s’y hasarder.

Sept ou huit hommes qu’elle connaissait presque tous y étaient réunis, assis ou debout, par groupes sympathiques, leur tête émergeant vaguement de l’épais brouillard de fumée bleuâtre.

Cady respira avec délices cette atmosphère surchargée de tabacs divers et de liqueurs multiples qui l’enivrait tout de suite complément nécessaire des jouissances obscures et aiguës qu’elle goûtait dans la compagnie d’hommes qui l’adoraient et la traitaient ainsi qu’un jouet vivant. Une tacite discrétion assurait l’impunité à la fillette pour ces visites ignorées de Mme Darquet.

Elle allait s’élancer vers son père, lorsqu’une main l’arrêta au passage, tandis qu’une grosse voix s’écriait gaiement :

— Voilà enfin notre petit démon ! Tu as bien tardé, ce soir, Cady ?… Que faisais-tu ? Tu endormais ta poupée ?

Coquette et souple, Cady se laissa asseoir sur les genoux du vieillard qui lui parlait et qui n’était autre que le sénateur Le Moël, dont les on-dit faisaient son grand-père.

Il portait gaillardement ses soixante-douze ans. Admirablement charpenté, avec un tempérament de bronze, il résistait depuis plus d’un demi-siècle à une noce et un labeur réunis qui eussent écrasé tout autre.

— Je ne joue pas à la poupée ! déclara la fillette avec dédain.

— Alors, tu flirtes ? railla Le Moël, la couvrant d’yeux attendris et égrillards.

Elle ne répondit que par le roucoulement d’un long rire, et, fuyant d’un geste rapide, elle vint s’abattre aux côtés de son père, qui causait avec Alexis Draven, le colossal 7 À norvégien, tous deux demi-couchés sur un divan et soufflant d’énormes bouffées blanches.

— Papa, mon cher papa ! murmura-t-elle caressante, s’allongeant près de M. Darquet, enlaçant son cou et y nichant des baisers passionnés.

Dans sa démonstration tendre, il y avait une part de sincérité indéniable ; mais, aussi, la conscience nette, orgueilleuse du joli tableau qu’offrait aux regards des spectateurs son corps mince étendu, l’’étoffe légère de sa robe collant à ses formes gracieuses, ses jambes nerveuses et fines découvertes en leur gaine transparente de soie noire.

Des exclamations admiratives vinrent immédiatement la chatouiller. Elle savourait, enfiévrée, les éloges presque brutaux de ces hommes aux instincts raffinés qu’émouvait en secret ce fruit vert et qui affectaient, par convenance, de la traiter ainsi qu’un simple animal gracieux.

Du reste, elle ne s’attarda pas en sa pose et se redressa, les mains dans celles de son père.

— Donne-moi une cigarette ? supplia-t-elle,

— Jamais de la vie ! s’écria Cyprien avec une fausse indignation.

Draven l’attira ; les poils rudes de son épaisse barbe d’or effleurèrent le visage de la petite.

— Est-ce cette fois-ci que je t’emmène dans mon pays ? plaisanta-t-il avec son accent chantant.

Cady hocha la tête, entrelaçant ses doigts menus aux énormes doigts du Norvégien.

— Ma foi non, j’ai peur des ogres !

Il se renversa en riant sur les coussins, sans désunir leurs mains, en sorte que le corps souple de la fillette s’étala un instant complètement sur le torse du géant.

— Prends garde que je te mange ! fit-il en montrant une denture formidable.

Mais elle eut tôt fait de se retrouver sur ses pieds ; et, affectant de bouder :

— Vous m’avez égratigné le bras !

— Pas possible ?

— Oui… C’est cette vilaine breloque-là, pendue à votre chaîne.

Il détacha l’objet, un morceau d’ambre curieusement travaillé, et le fourra dans l’ouverture décolletée du corsage de la fillette.

— Tiens, casse-le, ou jette-le.

Elle retira le cadeau avec vivacité, le baisa coquettement et le glissa dans sa poche :

— Vous êtes tout de même gentil ! s’écria-t-elle.

Et, lui tournant le dos sans plus de reconnaissance, elle courut à son ami Victor Renaudin, le jeune magistrat originaire de la Sambre qui, depuis un an, grâce au député, occupait les fonctions enviées de juge suppléant près du tribunal de la Seine.

Celui-ci, qui avait suivi avec amusement la petite scène précédente, l’accueillit en souriant.

— Ah ! ma pauvre Cady, tu as tort de venir me trouver, railla-t-il. Aujourd’hui, je t’ai oubliée, je n’ai rien à te donner.

Elle posa une main sur son cœur, roula des yeux passionnés et proféra avec une intonation impayable :

— Si vous m’apportez votre amour, c’est tout ce qu’il me faut !…

Louis Albert-Debouvieille, l’élégant et toujours jeune conseiller d’État, le célèbre pacifiste, ôta sa cigarette de ses lèvres pour mieux rire.

— J’espère que voilà une déclaration !… Vous avez de la chance, Renaudin !… Moi je n’ai jamais pu me faufiler dans les bonnes grâces de Cady !…

Elle le toisa avec un sérieux comique.

— Pardi ! s’écria-t-elle. Vous êtes un fumiste, vous ! Je n’aime que les bons types sincères !

Le ministre des colonies Martin-Menier s’esclaffa :

— C’est envoyé, cela !

Le docteur Trajan sourit, ironique, hochant sa tête fine à la moustache autrefois blonde et qui s’argentait à présent.

— Sans compter qu’elle a du flair, cette enfant ! remarqua-t-il négligemment à demi-voix, en faisant tomber la cendre de son cigare dans une soucoupe.

Le Moël et Cyprien Darquet s’étaient rapprochés. Le sénateur s’empara du bout de l’oreille de Cady.

— Qu’est-ce que je te donnerai pour ta fête ? Un bijou, ou toujours de l’argent ?

Elle répondit vivement :

— De l’argent !… Et le plus possible, tu entends, parrain ?

Avec un rire complaisant, Darquet observa :

— Elle est d’une vénalité abominable, ma Cady !… Et avec cela, d’une avarice sordide… Tout ce qu’elle extorque, elle le place sans en rien dépenser !…

Assise sur le coin de la grande table-bureau, ba- lançant ses jambes dans le vide, Cady jeta, ironique et importante :

— D’abord papa, qu’est-ce que tu en sais ?… Mes dépenses sont cachées, comme mes revenus !

Martin-Menier applaudit.

— Elle a ses fonds secrets !

— Enfin, continua Cyprien Darquet, tu ne nieras pas, petite Harpagon, que tu as un livret de caisse d’épargne presque plein.

Elle l’interrompit joyeusement.

— Il l’est !… Depuis quinze jours, on m’a acheté du trois pour cent !

Un éclat de rire accueillit cette communication.

— Ah çà ! s’écria le député stupéfait. Qui est donc ton homme d’affaires ?

Elle désigna du doigt le jeune magistrat qui souriait.

— Renaudin !… Il est peut-être bien un peu voleur comme tous les hommes de loi, mais j’ai tout de même plus confiance en lui qu’en toi, papa !… Et puis, il est très obéissant, et c’est l’essentiel…

Le juge salua.

Très flatté du compliment, mademoiselle Cady !

Elle reprit, de plus en plus excitée par les rires louangeurs de son cénacle :

Sur mon nouveau livret, il y a déjà trois cents francs !

— À qui as-tu chipé cela ? s’exclama Cyprien.

— À toi, papa ! répondit-elle promptement.

— À moi ? fit-il étonné.

— Parfaitement !… C’est l’argent que tu m’as donné pour avoir un caniche.

— Comment, tu n’as pas acheté le chien ?

— Maman ne l’a pas permis… Oh ! ça, je le savais bien d’avance !… Mais, si je te l’avais dit, tu ne m’aurais pas donné l’argent !…

Des rires et des bravos éclatèrent.

Elle sauta à terre, saisit les mains de son père et dit, les yeux brillants, le petit bout de la langue passant sur ses lèvres :

— Je veux de la chartreuse !

— Du tout !… C’est très mauvais pour les enfants…

Elle courut néanmoins s’en verser un verre et revint, triomphante, lapant le liquide avec des mines de chatte.

Caressant la tête de la fillette, Darquet déclara en riant :

— Gourmande, dissimulée, vénale, coquette, ivrogne, elle a tous les vices en herbe, ma fille !…

Une voix juvénile et un peu affectée traversa la pièce.

— Elle est délicieuse !

Cady courut vers celui qui avait parlé.

— Enfin ! s’écria-t-elle boudeuse. C’est heureux que vous m’aperceviez, mon peintre !…

Et, appuyant son genou sur le canapé où était assis

Jacques Laumière, elle posa effrontément ses lèvres sur la joue imberbe du jeune homme qui reçut cette caresse en riant, sans un geste pour arrêter la fillette, ni pour l’encourager.

Ah ! c’est que ce soir j’ai un interlocuteur plus intéressant que toi, ma petite ! dit-il. Cady jeta un regard méfiant et colère au personnage assis à côté de son ami et qui fumait en l’examinant avec indifférence.

Celui-ci, très brun, de forte carrure, l’air viril et énergique, portait une barbe courte, où apparaissaient prématurément quelques fils blancs. Son front se dégarnissait. Il avait cet on ne sait quoi d’ardent et de desséché qui caractérise ceux qui ont vécu aux colonies.

Maurice Deber était, en effet, un fonctionnaire colonial en passe, vu de solides protections, d’obtenir un poste fort élevé au Tonkin, malgré sa jeunesse.

Car son apparence, ainsi que celle de son ancien camarade de collège Jacques Laumière, était également trompeuse, en sens inverse.

Alors qu’on eût donné aisément dix ans de plus aux trente ans de Maurice, ceux de Jacques eussent facilement bénéficié de sept ou huit années en moins.

Le jeune peintre avait le teint blanc, la souplesse blonde de la chevelure, la pureté indolente et comme lassée des yeux d’un adolescent. Seule, une ride profonde, coupant en deux le front, apportait une contradiction en ce visage menteur, car rien dans la vie et l’âme de l’artiste ne confirmait la juvénilité de son aspect physique.

— Tu reconnais l’original de mon tableau destiné au prochain Salon de la Nationale ? demanda-t-il à Deber, en désignant d’un clin de paupières la fillette absorbée dans sa contemplation malveillante.

Le colonial acquiesça.

Certes… et j’ai une fois de plus admiré ton œuvre… Tu as précisé avec une prodigieuse habileté la physionomie déconcertante de ton modèle… Je ne me pique pas d’être un connaisseur ; pourtant, il me semble que tu as fait un chef-d’œuvre et je crois que ton succès sera éclatant.

Jacques sourit avec satisfaction.

— Je t’avouerai que je l’escompte un peu… Moins à cause de mon talent que tu veux bien louer que par suite de l’intérêt troublant qu’offre cette petite énigme que je me suis efforcé de rendre avec fidélité.

Il attirait auprès de lui la fillette d’un geste tendre et familier, ajoutant avec l’affectation qui lui était propre :

— N’est-ce pas qu’elle est affolante ?

Le regard de Maurice Deber pesa un instant sur Cady.

— Oh ! moi, tu sais, prononça-t-il froidement, je suis très vieux jeu… Je n’admets pas les enfants modern-style… Cela me paraît de petits monstres exaspérants et, en somme, rien moins qu’intéressants… Des phénomènes destinés à faire des adultes pitoyables…

Sous l’insulte inattendue, Cady bondit comme une chèvre. Mais le peintre la tenait solidement contre lui. Il éclata de rire.

— Calme-toi !… Ne fais pas attention aux rosseries de ce Tonkinois… de cet opiomane misogyne !… Il ignore la Parisienne et ne comprend plus que la congaï primitive !…

Maurice Deber eut un bon rire.

— Tu te trompes totalement !… D’abord, sache que j’ignore le goût de l’opium, et apprends que la congaï est certainement un être aussi compliqué et mystérieux que la jeune personne que voilà. Si j’aime les enfants vieux jeu, c’est que je puis les apprécier… j’en connais qui sont de braves petites filles, couchées à neuf heures, candides comme des agneaux et tout à fait ignorantes du flirt que, j’espère bien, elles éviteront, même à l’âge où il deviendrait normal.

Jacques flattait de la main la joue de Cady frémissante, ses yeux chargés de colère fixés sur Deber.

— Ah oui ! tes nièces, fit-il négligemment. Elles sont gentilles, mais pas suggestives le moins du monde.

— Ma sœur serait enchantée de ton appréciation ! riposta Maurice.

Maintenant, la main du peintre palpait le torse libre de la fillette.

— Si tu sentais comme ce petit cœur bat d’indignation et de fureur en ouïssant tes paroles peu galantes, tu serais honteux ! s’écria-t-il en riant.

Cady se dressa, les yeux étincelants, affectant un suprême dédain. Et, à voix basse, elle glissa à l’oreille de Jacques :

— Moi ?… Qu’est-ce que tu veux que cela me fasse ce que dit ce vieux monsieur grognon, chauve, barbu et mal habillé ?…

Jacques éclata de rire et Deber lui-même sourit, car elle avait parlé avec une adresse merveilleuse : assez distinctement pour être parfaitement entendue de Maurice, et, néanmoins, assez bas pour n’être point accusée d’impolitesse flagrante.

Le colonial s’inclina.

— Mademoiselle, vous êtes un jeune monstre, je ne m’en dédis pas… Mais je comprends la séduction que vous exercez et si je devais rester dans votre voisinage, il est probable que j’en arriverais, moi aussi, à vous trouver adorable.

Comme Cady ne désarmait pas, toujours irritée et palpitante, Jacques prit sur le bureau un objet singulier, sorte de pierre grisâtre, de forme irrégulière.

— Regarde bien ceci.

— C’est très laid ! déclara Cady méprisante.

Jacques reprit avec emphase :

— Eh bien, mon enfant, c’est le cas de comparer ton nouvel ami, Maurice Deber, à cette pierre qu’il vient d’offrir à ton père… Cette curieuse pierre, jeune élève, d’aspect peu engageant, est néanmoins d’une valeur inestimable !… Elle contient sous sa gangue grossière un diamant… Telle la parole bourrue de l’homme que voici cache un cœur qui…

Cady appuya sa main sur la bouche du jeune peintre, tout à coup vivement intéressée, oubliant son dépit.

— Assez ! Tu nous rases !… Qu’est-ce que tu dis ? Il y a un diamant sous cette vilaine enveloppe ? Un vrai ?

Jacques regarda Maurice en riant.

— Est-elle assez femme, déjà ! Parlez-lui pierre précieuse, et la voilà conquise !… Toute femme a une âme de lapidaire.

Cady tournait la pierre entre ses doigts.

— C’est vrai, monsieur ? demanda-t-elle au colonial.

— Oui, mademoiselle. Ce fragment contient un diamant. Non point de valeur inestimable, comme le prétendait Jacques, mais curieux justement à cause de cette gangue qui présente des particularités rares.

Cyprien Darquet approchait.

— Qu’est-ce que c’est ?… Cady, fais-moi le plaisir de ne pas toucher à cet objet !… C’est un cadeau royal que me fait Deber, et je ne tiens pas à ce que tu l’égares !…

Et il saisit la pierre des mains de la fillette qui protesta :

— Oh ! papa : je veux encore la regarder !…

— Du tout !

Le député enferma le diamant dans un tiroir de son bureau.

Deber riait de la déconvenue de Cady.

— Mademoiselle, si vous étiez une simple gamine comme une de mes nièces, je vous raconterais l’histoire de ce diamant qui, là-bas, s’appelait la Pierre de Lune, et passait pour un talisman.

Tout doucement, onduleuse et avec une grâce singulière, la fillette se glissa sur le canapé, dans l’étroit espace libre, entre les jeunes gens, et, se blottissant contre tous deux, elle prononça avec une simplicité et une candeur parfaitement jouées :

— Mais, monsieur, je suis aussi un tout petit enfant, et j’aime les histoires…

Séduit, malgré lui, Maurice caressa les cheveux de soie de la fillette, et, se penchant sur sa nuque parfumée, il dit :

— Eh bien, voici le conte de la Pierre de Lune…

Tandis qu’il poursuivait son récit, lovée de plus en plus intimement contre lui, avec un étrange instinct de la séduction sensuelle que la femme porte en soi, Cady s’efforçait sournoisement de troubler le conteur par le contact irritant de ce trop jeune corps animé de vouloirs encore obscurs, mais néanmoins disproportionnés à son âge.

Quand il se tut, peu à peu sourdement gagné par un embarras inexpliqué, elle se haussa lentement et l’embrassa dans le cou, avec une apparente douceur soumise.

— Je vous remercie, vous avez été très bon, fit- elle tout bas.

Et elle s’échappa d’un saut, tandis que le jeune homme avait un geste impatient et gêné. Ses yeux rencontrèrent ceux de Jacques, qui l’étudiaient.

— Singulière petite créature ! murmura le colonial.

Jacques ralluma une cigarette.

— Étonnante.

Bas, pour ne pas être entendu des autres hommes, Maurice jeta, avec une animation contenue :

— Veux-tu que je te dise ? Cela m’indigne !… Inconsciemment, je l’admets, mais bien réellement, on déprave ici cette enfant !… qui, peut-être, sans la déplorable éducation qu’on lui donne, ferait plus tard une femme charmante !

Jacques tira une bouffée de sa cigarette et proféra, candide :

— On la déprave ? Comment cela ? Tu as des idées bien perverses ! C’est une enfant, cette pauvre Cady ! et elle n’entend pas plus malice que nous.

Deber fit un geste et prononça sèchement, mécontent de s’être laissé aller à une morale bien inutile en ce lieu :

— Mettons que je n’aie rien dit.

Valentin, le valet de chambre, venait d’entrer, et, tout en rangeant les tasses à café, il glissa à l’oreille de Cady :

— Méfiance !… Y a une gonzesse qui réclame après son homme… On va venir par ici… Faudrait calter…

Aussitôt la fillette disparut comme une souris.

Mais, au lieu de regagner sa chambre, elle courut à l’office, où elle avala goulûment le champagne mis en réserve par Valentin.

Elle avait une indicible sensation de malaise physique et moral ; tout son être était enfiévré, écœuré, profondément intoxiqué.

Elle avait envie de mordre, de pleurer, de crier, surtout d’être étreinte par des bras puissants et cruels, jusqu’à l’évanouissement.

Dans la petite pièce vide, souffrant follement de sa solitude, elle se précipita à genoux, les coudes sur le siège d’une chaise où traînaient des torchons, et, les mains sur son visage, elle éclata en sanglots brefs et colères, évoquant l’image de Maurice Deber, qu’elle invectiva tout haut avec haine.

— Méchant !… brute !… imbécile !…

La voix de Valentin la tira brusquement de son délire rageur.

— Eh bien ! vous voilà dans un joli état !… Qu’est-ce qu’ils vous ont donc fait, là-bas ?…

Elle se releva d’un saut, essuyant ses larmes du revers de son bras.

— Toi, ne m’ennuie pas ! dit-elle avec langueur.

Un revirement total se faisait en elle. Ses nerfs s’étaient amollis ; elle se sentait telle qu’un chiffon.

Le domestique s’assit sur la chaise qu’elle avait arrosée de ses larmes, et l’attira contre lui.

— Viens me raconter ton chagrin, mon chou.

Elle ne s’offusqua point de cette familiarité et céda, docile.

Il avait passé les bras de la fillette autour de son cou à lui, et il la tenait debout entre ses genoux, ses deux mains la serrant à la taille :

— Allons, cause-moi, souffla-t-il, très sérieux, la respiration écourtée.

Cady se courba, appuya sa joue sur l’épaule du jeune homme, la tête alourdie, la pensée trouble, inexplicablement apaisée.

— Cause-moi donc, répéta-t-il avec une sorte d’impatience, l’étreignant plus étroitement. Elle demanda tout à coup, d’un accent timide et piteux :

— Dis-moi… Est-ce que je suis une petite fille ?

Il répondit, ses mains s’attardant à palper les hanches frêles.

— Dame, pour sûr !…

Elle insista, avec une coquetterie renaissante :

— Mais, une vraie petite fille ?… Ou presque une petite femme ?

Il tendit les lèvres avec un rire sensuel.

— Embrasse-moi, et je te le dirai…

Elle allait obéir, lorsque la voix aigre de Maria éclatant dans le corridor les fit se séparer précipitamment.

— Où te caches-tu donc, Valentin ?

Cady se jeta dans un retrait que protégeait le battant ouvert d’un placard.

Debout, ramenant son tablier blanc, Valentin s’écria :

— Voilà ! voilà !

Radoucie à sa vue, Maria dit en riant :

— Crois-tu !… J’imaginais que tu étais couché avec la demoiselle-j’apprends !… Oui, avec l’institutrice !

Il haussa les épaules.

— Es-tu bête ! Ce paquet d’os.

Et, dans sa cachette, Cady perçut un bruit de baisers, puis des paroles crues.

Lorsque tous deux furent partis, elle regagna son lit, les jambes molles, brisée de fatigue. Mais tous ses sens étaient trop exacerbés pour qu’elle pût dormir. Très longtemps elle s’agita fiévreusement sur sa couchette.