La Petite Cady/3
III
Les hurlements de l’enfant guidèrent Cady et Mule Armande jusqu’à la cuisine.
L’institutrice eut un cri d’effroi.
— Ah ! mon Dieu !
Sous l’éclairage violent, dans la chaleur torride de la pièce peinte en rose-chair, au dallage en damier rouge et blanc, la cuisinière, assise à terre, tenait sur ses genoux le petit corps renversé, tordu de convulsions d’une blondine décolletée vêtue de blanc. La femme bandait solidement avec un torchon le bras de l’enfant d’où s’échappait du sang abondamment. De larges gouttes maculaient le carreau.
Tombée sur une chaise, Maria se lamentait, tandis que Valentin et les autres domestiques couraient fermer toutes les portes, afin que les cris stridents de Baby ne parvinssent pas jusqu’à la salle à manger.
La cuisinière hurla, menaçante.
— Allez-vous vous taire, petite bougresse !
L’enfant effrayée ne sonna plus mot. Ses yeux clairs errèrent égarés autour d’elle ; des sanglots convulsifs secouaient sa petite poitrine.
La cuisinière se releva et l’assit rudement sur une chaise.
— On dirait qu’on a saigné un cochon dans ma cuisine ! bougonna-t-elle.
Maria, qui avait repris ses sens, se rapprocha.
— La bigre de mâtine ! s’écria-t-elle aigrement. Elle avait bien nécessité de nous donner ce tintouin, aujourd’hui !
— Comment cela lui est-il arrivé ? demanda Mlle Armande toute bouleversée.
La femme de chambre expliqua.
— Elle était là à nous embarrasser… Elle jouait avec un couteau à défaire et elle est tombée dessus… C’est miracle qu’elle ne se soit pas embrochée !
Et comme l’enfant étourdie glissait de sa chaise, la bonne la bourra.
— Tenez-vous, petite sotte !…
Mlle Armande s’étonna :
— Où est donc la personne chargée de cette petite ?
Valentin, qui débouchait du bourgogne dans l’office, ricana.
— L’Anglaise ?… Elle a filé comme ça lui arrive souvent !… Elle rentrera saoule comme une bourrique !
— Couchez donc cette enfant, conseilla en passant le maître d’hôtel, un vieux efflanqué sous son habit trop large.
Maria répliqua impatiemment :
— On ne peut pas, sans quoi il y a longtemps qu’elle serait collée au pieu !… Madame a ordonné qu’on la tienne éveillée pour l’amener au salon quand ces dames seront seules !…
Mlle Armande se récria.
— Jamais vous ne pourrez la montrer !
Mais Maria hocha la tête avec décision.
— Si, si, elle ira ! Dans cinq minutes le sang ne coulera plus, je mettrai du diachylum, puis je lui fourrerai des mitaines et on n’y verra rien.
— Elle n’aura pas la force…
La femme de chambre se pencha, menaçante, sur l’enfant hébétée, pâle comme une petite morte…
— Elle ira !… et elle ne se plaindra pas ! Sans quoi, elle sait que je reprendrais le couteau et que je lui ouvrirais le ventre. Hein, tu entends, Baby ?
Une lueur épouvantée passa dans les yeux de Jeanne. Elle balbutia des paroles inintelligibles. Valentin accourait :
— On sort de table et madame demande la gosse !
Maria enleva brusquement l’enfant.
— Au trot ! Venez m’aider, mademoiselle Armande !…
Dans la chambre de Baby, elle arracha le pansement sans précaution. La petite poussa un cri de douleur. Cady s’élança indignée, les griffes en avant.
— Brute ! tu lui fais mal !
Maria la bouscula.
— Ouste !… Ôte-toi, tu me gênes ! Et quoi ? ça ne saigne plus, vous voyez bien !
Le diachylum collé sur la blessure, elle enfila les menottes de la fillette défaillante dans de longues mitaines blanches.
Puis, elle fit bouffer les cheveux blonds laborieuse- ment bouclés de Baby, renoua le ruban qui soulevait drôlement une mèche au-dessus de son front, défripa la robe en mousseline blanche merveilleusement brodée.
— En route !… Tâchez de vous réveiller et de ne pas chialer, hein ?… Ou je vous étripe !
Dix minutes plus tard, elle revenait, portant l’enfant demi-évanouie.
— Ouf ! ça s’est bien passé, mais j’en ai mouillé ma chemise !…
— On ne s’est aperçu de rien ? demanda Mlle Armande.
— Non ! Elles étaient bien trop occupées de sa robe pour regarder à sa peau !…
Au galop, elle déshabillait la petite et la fourrait au lit.
— Maintenant, dormez, et plus vite que ça…
L’enfant s’agita avec angoisse.
Maria gronda.
— Ah ! J’ai le temps de rester ici, en vérité !…
Cady se pencha sur le petit lit où sa sœur sanglotait désespérément.
— Eh bien ! fit-elle, importante, j’endormirai Baby, moi !…
De la porte, Maria jeta, ironique :
— Tiens, qu’est-ce qu’il vous prend ?… D’ordinaire, vous êtes si jalouse d’elle ?…
Restée seule avec la petite, Cady prit la menotte blessée et la posa doucement sur l’oreiller. Puis, courbée, sérieuse, pressant l’autre main fragile, elle contempla le visage convulsé et baigné de larmes de Jeanne, emplie d’amers ressouvenirs personnels.
— Baby… pauvre Baby, murmura-t-elle doucement.
Les yeux des deux enfants se rencontrèrent, se prirent longuement avec tristesse et timidité… Car, vivant si près l’une de l’autre, elles étaient néanmoins presque étrangères, séparées par leurs bonnes et la préférence de Mme Darquet pour la cadette.
Cependant, une expression de confiance et de soulagement montait dans les prunelles claires de la petite Jeanne, alors que les regards de Cady se chargeaient de pitié et de tendresse.
— Baby, pauvre Baby ! répéta-t-elle, la voix basse mouillée.
Ni l’une ni l’autre ne connaissaient les câlineries, les chansons, les doux baisers de la mère qui, le soir, endorment les tout petits, dans l’ombre tiède des rideaux tirés. Toutes deux avaient un embarras pour offrir ou réclamer des caresses.
Néanmoins, leurs regards s’embrassaient et la voix attendrie de Cady était une musique inestimable pour la petite abandonnée.
Les minutes se passaient ; les paupières frissonnantes de Baby s’étaient closes. La petite bouche entr’ouverte laissait passer un léger souffle, où sifflait parfois un rappel de sanglots. Deux taches roses piquaient les joues pâles. Baby dormait.
Cady détacha les petits doigts crispés aux siens et se leva, tout à coup oppressée, saisie d’un inexplicable effroi dans le silence de la pièce faiblement éclairée et devant le mystère du sommeil accablé de Baby.
Elle recula lentement ; puis, subitement, prit la fuite.