La renaissance du livre (p. 81-93).

XI

Dans la voiture qui les conduisait chez Jacques Laumière, pour la séance de pose de Cady, Mlle Armande demanda :

— Est-ce que d’habitude l’on demeure auprès de vous chez M. Laumière ?

— Oui, répondit Cady. Maman avait donné l’ordre à Mathurine de rester tout le temps dans l’atelier.

— Mme Darquet y est-elle venue quelquefois ?

— Jamais.

— Pourrait-elle y venir ?

— Ce n’est pas probable… En tout cas, pas cette après-midi, c’est son jour.

— Et votre père ?

— Papa est à la Chambre, et il ne sait même pas que je vais chez Jacques, aujourd’hui.

Mlle Lavernière conclut avec désinvolture :

— Alors, ma chérie, je ne vois pas qu’il y ait d’inconvénient à vous confier à votre peintre… J’irai faire quelques emplettes urgentes… Mais vous pouvez compter que je vous reprendrai à cinq heures.

Puis elle ajouta, devant le mutisme de son élève :

— À moins que cela ne vous soit désagréable ?… Alors, je resterais.

Les yeux énigmatiques et voilés, comme examinant au dedans des choses invisibles, se rappelant mille petits faits inconnus, Cady hocha la tête :

— Non, fit-elle lentement. Cela ne m’est pas désagréable.

— M. Laumière ne s’étonnera pas, je suppose ?… Et il ne bavardera pas ?

La fillette eut un sourire légèrement contraint.

— Oh ! Jacques ne s’étonne de rien… Et il sera discret.

Cependant, malgré sa hardiesse habituelle, elle éprouva une sensation de gêne et de malaise lorsque, pour la première fois de sa vie, elle se trouva entièrement seule, dans une pièce close et isolée, auprès d’un des commensaux de son père, de l’un de ses partenaires d’un flirt trouble que venait d’ordinaire, heureusement, limiter le public qui les environnait.

Toutes les audaces dissimulées de ses caresses, de ses frôlements hypocrites, de ses aguichantes câlineries de fausse enfant qu’elle prodiguait à des hommes dont elle s’amusait à suivre sournoisement le secret et vague émoi sensuel, elle n’en graduait point l’intensité avec prudence, car elle se savait suffisamment défendue par l’ambiance, par l’impossibilité où les autres se trouvaient de se laisser emporter par leur émotion.

Mais, à cette heure, sa petite science était brusquement désemparée devant la nécessité d’évoluer dans des conditions nouvelles au milieu du danger de la solitude, livrée à ses seules forces.

Elle comprenait que son rôle était doublement ardu aujourd’hui, parce qu’elle se trouvait en face d’un individu qui était précisément celui avec lequel ses coquetteries aiguës avaient été le plus loin et comportaient le plus de sous-entendus voluptueux. C’était aussi l’homme sans préjugés, sans responsabilités, sans frein, l’égoïste réfractaire aux illusions sentimentales et de sensualité surtout cérébrale, celui qu’elle pressentait le plus capable de s’émouvoir profondément pour le troublant mystère d’une âme et d’un corps de femme-enfant.

Si sûre d’elle-même dans les circonstances qui lui étaient familières, Cady éprouvait, à cette minute, une irritante appréhension de commettre des gaucheries, de se montrer au-dessous du rôle encore inconnu qui lui échéait.

Et quelque chose venait aggraver son embarras : l’évidente compréhension de Jacques Laumière qui, intéressé, souriant, semblait suivre, à mesure qu’ils se formulaient, les sentiments et les sensations de la fillette, dépaysée à ses côtés.

Cependant, elle ne tarda pas à reprendre son équilibre, car le peintre, avec tact, avait écarté tous les souvenirs de familiarité équivoque qui les unissaient, et, seul avec elle, il la traitait avec une camaraderie tranquille et presque respectueuse, supprimant même le tutoiement qui leur était habituel.

L’atelier, qui faisait partie de l’appartement du peintre, se trouvait tout au haut d’une maison moderne, située au coin des avenues Henri-Martin et Victor-Hugo.

C’était une vaste pièce, au sol revêtu de tapis, aux murs richement ornés de tentures, d’étagères, de bahuts supportant des bibelots précieux, mais dont peu de meubles encombraient le centre, Jacques aimant s’y promener librement.

Une particularité de cet atelier était que pas un tableau, pas une esquisse ne s’y voyait, sauf les toiles en train sur leur chevalet.

Laumière n’aimait pas les œuvres des autres, et les siennes, terminées, l’horripilaient quand il les avait perpétuellement sous les yeux.

Riche, orphelin, ayant horreur de toute attache, quelle qu’elle fût, Jacques faisait de la peinture avec un incontestable talent, la plupart du temps en amateur.

Pourtant, il vendait parfois, pour s’affirmer que ses œuvres étaient appréciées.

Ce qu’il préférait, c’était le portrait. Mais il voulait choisir ses modèles, et il avait créé une série de figures d’humanité moderne et curieuse, et dont l’image de Cady serait certainement parmi les plus attachantes.

Ces portraits, il les offrait à l’original, en se réservant seulement le droit de les faire figurer à toutes les expositions intéressantes. Les toiles qu’il destinait au public et auxquelles il attribuait une valeur marchande avaient toutes un sujet antique ou exotique. Il y montrait surtout une science du décor, une richesse de coloris qu’il abandonnait complètement lorsque, aux prises avec l’énigme d’une physionomie humaine, il traitait cette tête avec des minuties à la Memling, et l’entourait de hâtives ambiances estompées, rappelant l’individu plus qu’elles ne le précisaient.

C’est ainsi qu’il avait peint, sur la grisaille indéfinie d’un fond imprécis, la tête troublante de Cady, aux yeux lumineux, à la bouche arquée de mystérieuse mélancolie, à la chair mate, d’une vie impressionnante, tandis que se dessinait, en une sorte de hardi et insouciant croquis, le svelte corps habillé de gris, assis de face et renversé sur un canapé, les jambes emprisonnées de soie noire transparente croisée haut. Dans une ombre audacieuse, l’on devinait sans l’apercevoir la chair nue de la cuisse, au-dessus du bas haut tiré.

Sur un autre chevalet, un tableau destiné à la vente, également avancé, bien qu’un personnage central demeurât à peine tracé, représentait une scène de danse chez un roi d’Égypte.

De la danseuse, sujet principal, on ne voyait que l’esquisse vague d’un dos cambré, d’un profil perdu, de bras soulevant des voiles qui plaquaient sur les formes des jambes…

Cady, debout devant ce dernier tableau, l’examinait attentivement.

— C’est très joli, déclara-t-elle convaincue.

Laumière, occupé à préparer sa palette, sourit.

— Je parie, jeune fille, que vous préférez cette toile à votre portrait ?

Elle répondit sans hésitation, avec, sous la simplicité des termes, une justesse de sens artistique qui surprit le peintre :

— Ça n’a aucun rapport. Ceci est plus joli, et l’autre est plus beau.

— Enfin, lequel aimez-vous le mieux ?

— Cela dépendrait du salon où je le mettrais.

Et, comme Laumière riait, elle expliqua avec irritation :

— C’est vrai !… Ce tableau d’Égypte fera bien dans un salon de genre ancien, avec des tentures riches, un peu sombres… Et mon portrait y serait affreux… Il lui faut autour de lui de l’art nouveau, du blanc, du clair, du plein jour…

Laumière cessa de rire.

C’est parfaitement exact. Et, maintenant mademoiselle Darquet, ajouta-t-il avec un salut ironiquement respectueux, voudriez-vous être assez bonne pour prendre la pose ?…

Elle ne bougea pas, étudiant toujours la scène de danse.

— Pourquoi la danseuse n’est-elle pas finie ?

— Parce que le tableau n’est pas terminé.

— Si, il est terminé partout, excepté à l’endroit le plus important. Pourquoi ?…

Renversé sur son siège, le peintre, considérant la fillette qui lui tournait le dos, son fin profil effleuré par la lumière, eut un sourire singulier.

— Ah ! voilà !…

Elle vira sur elle-même avec une vivacité inattendue, comme si elle eût deviné le regard et le sourire attachés sur elle.

— Voilà, quoi ?

Leurs yeux se rencontrèrent. Jacques prononça :

— Eh bien ! cette danseuse, qui n’est pas terminée, ne le sera pas, tant que je n’aurai pas trouvé le modèle qui m’est nécessaire.

— Très sérieuse, Cady l’étudiait.

— Ah ?… Vous n’avez pas de modèle pour elle ?…

— Non… Il me faut un corps très jeune, très souple, très mince… et en même temps intéressant… Vous comprenez ?… Toute l’attention se porte sur ce personnage, ainsi que la lumière… Un effet de contre- jour sur lequel je compte beaucoup… Alors, je ne veux pas d’une silhouette banale… et j’attends…

— Qu’attendez-vous ?

Il l’enveloppa d’un coup d’œil insistant.

— L’occasion.

Elle ne répliqua point et vint silencieusement s’asseoir à sa place habituelle, où elle s’immobilisa.

Au bout de quelques minutes, Laumière fit un geste d’impatience.

— Il est impossible de vous peindre aujourd’hui !

L’œil de Cady quitta des lointains mystérieux pour venir se poser, moqueur, sur le jeune homme.

— Parce que ?

— Vous avez à présent une expression comme jamais je n’en ai encore vu sur votre insupportable physionomie mobile !… Tout est à reprendre !… Et je ne veux fichtre pas recommencer ce travail !… J’aime mieux attendre votre figure de tous les jours… Elle est déjà bien assez compliquée !.…

Elle répondit promptement, avec son rire aigu :

— Eh bien ! aujourd’hui, peignez-moi de dos !…

Il la regarda intensément, puis, déposant sa palette, il prit une cigarette dans un étui, l’alluma, et se mit à marcher en silence.

Cady, allongeant simplement ses jambes, n’avait pas autrement bougé. Ses regards suivaient le peintre, hardis et curieux. Elle avait recouvré toute son assurance et éprouvait la sensation de satisfaction la plus générale, la plus profonde qu’elle eût jamais ressentie.

Il s’arrêta tout à coup devant elle.

— C’est incroyable comme nous nous comprenons ! Décidément, vous êtes une petite créature bien spéciale, Cady !… Et nombre de femmes vous envieraient votre intuition, votre sens inné de la psychologie la plus subtile.

Elle l’enveloppa d’un long regard caressant.

— Tout ça, c’est des mots, déclara-t-elle d’une voix câline, Je te connais très bien, voilà tout !…

À ce tutoiement qu’elle reprenait parce qu’inconsciemment il lui paraissait à sa place désormais entre eux, le jeune homme eut un imperceptible tressaillement. Il recula et dit avec une indifférence affectée :

— Oui, tu devines parfaitement que l’idée de toi… de ce que devaient être tes formes, encore indécises a traversé mon esprit, quand j’ai tracé ce croquis… et s’est de plus en plus imposée lorsque j’ai essayé d’y dresser des corps quelconques…

Il s’arrêta et reprit au bout d’un moment :

Seulement… Serais-tu assez brave pour me poser réellement, ma bonne femme ?

Cady sourit dédaigneusement.

Quelle bêtise !… Bien sûr que je serais assez brave !

Jacques désigna de l’extrémité de sa cigarette un angle de l’atelier, qu’enfermaient des paravents. Et, avec un défi railleur :

Eh bien ! ma petite… Là, tu trouveras le costume de ma danseuse… Une coiffure très compliquée… et une robe de gaze qui l’est beaucoup moins. Va, et habille-toi…

Cady souriait toujours, mais sa bouche se crispait : un émoi l’envahissait ; une sorte de paralysie la gagnait, au moment où l’action s’imposait et se substituait, catégorique, matérielle, à l’idée abstraite qu’elle admettait sans difficulté.

Pourtant, d’un effort, elle se dressa, les jambes fourmillantes, l’estomac terriblement contracté par une émotion dont les éléments étaient tellement divers, multiples et enchevêtrés, qu’il lui eût été impossible de les séparer pour les reconnaître.

Laumière, qui l’observait curieusement, précisa :

— Tu as peur, hein ?

Elle avoua héroïquement :

— Oui, j’ai peur !… Mais, quand j’ai peur d’une chose, ça ne m’empêche pas de la faire, si je le veux !…

Et elle courut aux paravents, derrière lesquels elle disparut.

Elle ne fut pas longue à se débarrasser de ses vêtements, et, nue, passa la robe de gaze orange rayée d’or. Puis, tordant et relevant ses cheveux à la diable, elle posa sur son front l’espèce de casque d’émail à multiples pendeloques et pierreries…

Alors, devant la grande glace de la toilette, elle se regarda, surprise de se reconnaître et se trouver en même temps si nouvelle… Et un orgueil, une joie éperdue gonflèrent son cœur, débordèrent en un flot triomphant, vainqueur, insolent, qui chassa l’effroi de naguère, la vague pudeur instinctive, et l’appréhension plus réfléchie que sa gracilité d’adolescente ne fût pas à la hauteur de l’espoir de l’ami !…

— Je suis prête ! cria-t-elle d’une voix frémissante, qui chantait toute l’allégresse de l’Eve se découvrant.

Il répondit brièvement, presque maussade :

— Eh bien, arrive !…

Sans avoir besoin de le voir, elle comprit à son accent qu’il subissait un sentiment analogue à celui qui l’emplissait elle-même tout à l’heure. Il regrettait et redoutait l’épreuve qui, peut-être, le désillusionne- rait à jamais sur la valeur physique secrète de ce petit être dont l’âme et les sens l’intéressaient si étrangement.

Elle se glissa hors du paravent et avança, posant ses pieds nus avec précaution sur la haute laine du tapis, relevant d’une main sa robe trop longue et, de l’autre, en un geste heureux, soutenant sa lourde coiffure mal équilibrée.

Le peintre reçut le choc inoubliable de cette silhouette hardie de jeune corps svelte, qui avait de l’éphèbe toutes les grâces troublantes et de la femme d’indicibles promesses voluptueuses.

D’un coup d’œil rapide, elle mesura le trouble éperdu de l’homme et sentit s’épandre en elle la conscience de sa suprême force tranquille de femme.

— Je ne peux pas arriver à faire tenir cette coiffure ! dit-elle d’un accent boudeur et dont elle exagérait volontairement le ton enfantin et la sécurité candide.

Jacques reconquit d’emblée tout le calme apparent qui lui était nécessaire.

— Approche, je vais t’aider.

Ce fut, dès lors, entre eux, une affectation de naturel, de détachement, dont ils mesuraient exactement l’hypocrisie, sans pouvoir l’avouer, car ce mensonge était toute leur attitude en une situation qu’ils feignaient d’apprécier très ordinaire.

Cady s’était assise sur un tabouret, ramenant sur elle les plis de la gaze transparente ; et le jeune homme, ayant pris des épingles, disposa adroitement la chevelure épaisse de l’enfant en réservant de longues mèches qu’il releva parmi les pendeloques fixées avec solidité.

— Là ! fit-il gaiement. Voilà Cady à la dernière mode de Memphis !…

Elle se dressa, le corps raidi, sous la gaze flottante.

— Ma robe ne tient pas non plus, déclara-t-elle avec une moue, la paupière baissée, bridant l’œil et voilant à demi le regard sous les cils sombres.

Le peintre haussa les épaules.

— Parbleu !… Tu as oublié de mettre la ceinture.

Il alla chercher le bijou, et, les mains adroites et discrètes, il encercla les reins de la fillette sur la transparence de la tunique, dont il étira soigneusement les plis.

— Tu vois, expliquait-il, ces deux longs pans partant des épaules, ce sont des espèces de manches volantes, dont les danseuses saisissaient les extrémités et qui servaient à leurs attitudes, selon le pas de danse et le rythme de la musique.

En souriant, Cady prit la pose indiquée sur le tableau et, renversée, les reins cambrés, la sveltesse élégante de ses jambes et de ses cuisses dessinant un mouvement, elle érigea une exquise silhouette d’ardente petite danseuse antique…

Durant un instant, Jacques demeura émerveillé devant cette précieuse statuette, avec, au cerveau, cette flamme chaste et enthousiaste de l’artiste, chez lequel la beauté et même la sexualité n’évoquent plus la sensualité, mais uniquement une émotion religieuse, un avide besoin de recréer de ses mains une beauté pareille, encore magnifiée par sa propre collaboration.

— Oh ! s’écria-t-il avec ferveur. Si tu pouvais tenir la pose !…

En elle aussi s’infiltrait un bonheur orgueilleux de contribuer à la création d’une œuvre qui attirerait l’admiration d’une foule et demeurerait éternelle…

— Je te jure que je ne bougerai pas ! affirma-t-elle courageusement.

Il apporta des appuis et les fixa avec soin sous les bras étendus de l’enfant, qui n’eût pu, sans ce soutien, supporter la fatigue de son attitude.

Du reste, avec la conscience de ce qu’il y avait d’éphémère dans « l’occasion » vaguement rêvée et sur laquelle il n’avait jamais compté de façon positive, Jacques se hâtait de jeter sur la toile une esquisse qui caractérisât tout l’inestimable de ce corps inachevé, cette perfection de lignes élancées que la féminité définitive, tôt venue, détruirait et remplacerait par des beautés moins rares.

Durant les minutes de repos nécessaire qu’il imposait à son modèle, ni Jacques ni Cady ne quittaient leurs places, devinant obscurément que le charme pur de leur émotion artistique fondrait et s’altérerait si leurs personnes se rapprochaient.

Cependant, le temps s’écoulant, ils durent s’avouer leur harassement.

Le visage pâli et vieilli, la ride de son front profondément creusée, Jacques Laumière eut un geste de dépit.

— Allons, en voilà assez pour aujourd’hui ! s’écria-t-il la voix chargée de regret.

Cady ne protesta pas. Sa tête était lourde, ses membres douloureusement engourdis ; il lui semblait que ses pieds ne posaient plus sur le sol, mais foulaient quelque chose d’instable et de vacillant.

— Rhabille-toi bien vite, conseilla le peintre.

Elle obéit sans mot dire, et revint, ayant pris un temps assez long pour se revêtir.

Jacques fumait, paresseusement étendu sur la chaise longue.

— Tu n’as pas eu froid ?

Elle s’assit, bien sage, auprès de lui.

— Si, un peu.

Il se recula.

— Mets-toi là… et attends.

Il attira une peau de vison, et en couvrit la fillette étendue.

— Ne bouge pas. Tout à l’heure, tu auras chaud.

Mais, d’un geste souple, elle se coula contre lui, et appuya sa tête sur l’épaule du jeune homme.

— Je suis fatiguée.

— Dors.

— Je n’ai pas sommeil… Mais je voudrais rester comme cela, très longtemps, sans que tu remues, et sans que tu parles…

Jacques rit.

— Tu me permets de fumer ?

Elle s’interrogea, indécise.

— Oui…

Puis, plus affirmative :

— Oui, parce que le tabac, cela grise…

Il ne répondit pas. Des minutes muettes s’écoulèrent. Jacques avait passé son bras sous la taille de l’enfant, et, de sa main droite libre, il rallumait cigarettes sur cigarettes, le regard perdu, envolé dans une songerie inconnue, tandis que Cady, les paupières demi-closes, guettait furtivement, avec insistance, le visage du jeune homme, essayant de suivre ses pensées et de démêler ses sensations.

Mlle Lavernière les trouva dans la salle à manger, attablés devant un goûter. Cady dévorait, très en verve, très excitée, racontant des histoires fantaisistes avec des cascades de rire aigu.

— Vous avez fait une bonne séance ? demanda Mlle Armande banalement.

— Mais oui, répondit le peintre, les yeux attachés sur cette enfant énigmatique, en ce moment franchement, sincèrement gamine, disant des niaiseries avec des singeries impayables, et qu’il avait, naguère, cru sentir, contre lui, si mystérieusement femme et si prématurément raffinée.