La renaissance du livre (p. 78-81).

X

Le soir, après le dîner, Mlle Armande, le front sévère, le cœur battant secrètement, affermissant sa voix, essaya d’établir, une fois pour toutes, un semblant d’autorité.

— Cady, je n’ai pas voulu, aujourd’hui, entretenir votre mère de l’incident regrettable qui s’est passé entre nous, mais je vous préviens que si vous me donnez de nouveaux sujets de mécontentement, Mme Darquet saura tout.

La jeune fille la regarda hardiment.

— Vous ne pouviez rien raconter à maman, car il aurait d’abord fallu avouer que nous étions allées au Palais de Glace et non pas à l’Odéon.

Mlle Armande feignit de ne point avoir entendu cette remarque.

— Vous devez vous soumettre à moi. Et soyez persuadée que rien ne m’arrêtera pour que l’autorité de vos parents m’appuie si vous me résistez. En punition de votre conduite inqualifiable de l’après-midi, vous allez vous mettre au lit immédiatement.

— Bien, mademoiselle, répondit Cady impassible.

Et elle passa aussitôt dans le cabinet de toilette.

Mlle Armande sentit un baume descendre dans son cœur. Enfin, elle était victorieuse ! La petite pliait ; un peu de fermeté en viendrait à bout.

Elle s’assit à la table et commença d’écrire à une ancienne compagne de Sèvres. Non qu’elle lui gardât beaucoup d’amitié, mais elle éprouvait le besoin vaniteux de se vanter de la « superbe situation » qu’elle avait immédiatement trouvée après avoir « jeté sa démission au nez de l’Université ».

Elle écrivit quatre pages, mit la lettre sous enveloppe, inscrivit l’adresse. Et, machinalement, ses yeux allèrent au lit de cuivre de Cady où elle s’attendait à voir la forme mince de la fillette allongée. Le lit était vide.

Mlle Armande alla au cabinet de toilette.

— Que faites-vous, tout ce temps ? cria-t-elle avec colère.

Mais sa voix tomba soudain. Il n’y avait personne dans le cabinet.

Le sang monta au visage de l’institutrice.

— Misérable petit monstre !… qui m’a désobéi.

Elle courut à la cuisine.

— Où est Cady ? fit-elle menaçante.

Clémence, qui détestait l’institutrice, répondit d’un ton rogue :

— Est-ce que je sais ?… Je ne l’ai pas mise à la poêle !

Mlle Lavernière galopa de la chambre de Baby à l’office, interrogea Valentin indifférent. Cady n’était nulle part ; personne ne l’avait vue !…

La jeune fille rentra dans sa chambre, éperdue, une sueur froide baignant ses tempes.

Cady serait-elle allée se plaindre à ses parents ?… Ce démon était capable de préférer s’accuser afin de faire chasser l’institutrice !… D’ailleurs, elle était si menteuse et si adroite !…

Mlle Armande se laissa tomber sur une chaise, les jambes molles, guettant tous les bruits avec anxiété, s’attendant d’un moment à l’autre à être appelée, à devoir comparaître !…

Que dire ? Qu’avouer ? Que nier ? Elle était perdue, Elle serait chassée. Elle se trouverait demain sans place, sans asile, sans recommandations, avec cette double tare d’avoir dû quitter l’Université et d’avoir été renvoyée, à peine entrée, de la première maison qui l’avait accueillie !…

Elle se dressa. Tout valait mieux que cette attente !… Et, résolûment, elle se dirigea vers les appartements des maîtres de la maison.

Valentin l’arrêta.

— Où allez-vous ?

— J’ai à parler à Madame.

— Ni le patron ni la patronne ne sont là… Il y a réception ce soir au ministère des Affaires étrangères.

Mile Armande poussa un cri.

— Mon Dieu, alors où est Cady ?…

Le valet de chambre éclata de rire.

— Vous ne l’avez pas encore trouvée ?… Eh bien, cessez de la chercher, elle est plus maligne que vous et vous fera courir inutilement… Elle finira toujours par se montrer, allez !…

L’air goguenard de ce garçon excita les soupçons de Mlle Armande. N’était-ce pas lui qui cachait la fillette ?

Mais il se rapprochait, galant.

— Dites donc, si vous vous ennuyez seule, je pourrais vous tenir compagnie.

Elle le repoussa.

— Voyou !…

Elle rentra dans sa chambre en courant et se mit au lit, persuadée que l’indisciplinée ne tarderait pas à paraître.

Cependant, les minutes s’écoulant sans que sa solitude fût troublée, une lancinante inquiétude la faisait s’agiter, glissait une fièvre dans sa tête brûlante.

Des visions d’épouvante passaient brusquement devant ses yeux… Cette Cady était si bizarre, si incompréhensible !… Qui pouvait deviner ce qui fermentait dans son esprit ?…

Si elle était partie dans la rue !… Si elle s’était suicidée !…

Tremblante, Mlle Armande croyait entendre des bruits de voix, un tumulte… C’était Cady, ramenée par un sergent de ville… Ou bien, la fillette inanimée, étendue sur un brancard… Et Mme Darquet surgissait, menaçante…

Minuit, une heure, deux heures sonnèrent…

Enfin, un sommeil de plomb terrassa l’institutrice.

Et, au matin, lorsqu’une angoisse réveillée en même temps qu’elle-même la souleva dans son lit et la fit tourner le commutateur avec précipitation, elle aperçut Cady tranquillement endormie dans sa couchette.

Un flot de haine traversa l’institutrice, au souvenir de ses transes inutiles.

— Petite gredine ! proféra-t-elle, en grinçant des dents.

Cady bougea, ouvrit les yeux et considéra Mlle Armande, en silence.

— Où êtes-vous allée, hier soir, Cady ?

L’enfant répondit d’une voix blanche :

— Je suis montée au sixième voir Maria qui était souffrante… Je lui ai fait la lecture…

Un large halo bleuâtre cernait ses yeux, noircissait ses orbites ; elle semblait brisée de fatigue. Et refermant ses paupières, elle se rendormit. Mlle Armande ne proféra pas une parole. Elle se rejeta sous ses couvertures, où elle s’enfouit rageusement, se sentant à tout jamais vaincue.