La renaissance du livre (p. 119-130).

XIV

Plusieurs jours pleins de banalité et d’atonie avaient coulé ; mais ce matin de jeudi, Cady s’éveilla troublée, avec l’intuition que quelque chose allait se passer.

Les yeux encore clos, elle perçut le chantonnement radieux de Mlle Armande, alerte et déjà levée à cette heure, contre son habitude. Elle s’agitait dans le cabinet de toilette et se vaporisait abondamment, avec des parfums récemment acquis, dont la senteur forte voltigeait jusqu’au lit de la fillette.

Celle-ci se rappela que l’institutrice avait demandé à Mme Darquet la permission négligemment accordée de déjeuner en ville avec des parents de passage à Paris.

Cady eut un brusque sursaut et se roula dans ses couvertures, enfonçant sa tête dans son oreiller, les paupières obstinément closes, comme si elle eût refusé violemment d’enregistrer la vision qui s’imposait en elle : son père et Mlle Armande entrant de compagnie, coude à coude, dans un restaurant, avec sur leur visage, dans leur attitude, ce quelque chose de grivois, de luxurieux que ses clairs yeux de fillette trop avertie avaient saisi en eux l’autre dimanche.

Mlle Armande rentra dans la chambre soigneusement coiffée et grimpa sur une chaise pour se mieux contempler dans la glace surmontant la cheminée.

Elle fait vraiment bien, constata-t-elle, satisfaite de sa silhouette mince, sous la combinaison neuve de soie orange.

Puis, rencontrant le regard noir et hostile de Cady qui, sans se détortiller de ses couvertures, avait tourné la tête et soulevé ses paupières, elle sauta à terre, un peu confuse.

— Ah ! vous voilà enfin réveillée, Cady ? Je sonne pour le chocolat ?

Cady referma les yeux.

— Si vous voulez.

Mais, le déjeuner apporté par Maria, aucune prière instante, aucune objurgation impatientée ne put la décider à se lever, ni même à essayer de tremper ses lèvres dans la tasse que Mile Armande posa près de la couchette où elle se terrait, d’un geste frileux et farouche.

— Je n’ai pas faim, j’ai sommeil, laissez-moi, répétait-elle maussade.

L’institutrice fit un grand geste.

— Après tout, faites comme vous voudrez !… On n’a pas idée de lubies pareilles !…

Et boudeuse, elle aussi, elle s’établit dans le fauteuil, le dos tourné à son élève, et parut se plonger dans la lecture d’un volume quelconque. Mais c’était à sa propre histoire qu’elle songeait, le cœur battant, les tempes enfiévrées, une émotion mettant un goût de cuivre dans sa bouche.

Allait-elle plaire à ce gros homme cynique ? Serait-elle capable de l’amener à cette liaison durable qu’elle ambitionnait et dont le but seul, à ses yeux, motivait son abandon d’aujourd’hui au caprice du maître ?

Elle se rappelait avec honte et rage ses précédentes aventures, si inutiles et si mortifiantes : l’espèce de viol consenti qui l’avait livrée au charretier de la ferme paternelle, quand elle atteignait ses treize ans ; sa courte liaison avec un employé de commerce louche et albinos, son voisin de chambre dans la pension de famille où elle logeait avant d’entrer à l’école de Sèvres ; et enfin l’étreinte hâtive, incomplète, d’un inspecteur qui l’avait assaillie dans un corridor du collège.

C’était tout son bilan passionnel.

Elle n’avait donc pas menti au député en certifiant n’avoir jamais aimé. Mais son inexpérience lui causait de pénibles tourments, car elle sentait qu’elle n’avait plus pour sa gaucherie sentimentale et sensuelle l’excuse d’une virginité depuis longtemps envolée.

« La vilaine… vilaine femme !… Je la hais !… Et père aussi, je le déteste ! » songeait Cady, remuant mille pensées confuses de vengeances absurdes, d’enfantillages cruels, de rancœurs cuisantes, de désespérance profonde.

Et, tour à tour, elle redescendait plusieurs échelons, redevenait puérilement petite fille, ou s’élançait en avant, franchissait, dépassait son adolescence présente, pour ressentir toutes les colères, toutes les blessures poignantes de la femme faite et mûre devant la défection de ceux qu’elle voudrait aimer sans restriction, respecter aveuglément, qu’elle voudrait croire sans tache, incapables de défaillance…

Et cette crise morale si aiguë finit par s’apaiser, telle qu’une souffrance physique. Comme un nerf s’atrophie et cesse d’être sensible, son affection de naguère pour son père, tumultueuse, mal définie, mais certaine et ardente, s’altéra soudain en son cœur, se désagrégea, s’évanouit. Et tandis qu’une grande lassitude, un froid et un découragement s’épandaient en elle, elle s’endormit.

À son réveil, comme après le repos léthargique qui suit une violente névralgie, elle ne retrouverait plus trace de cette tendresse disparue : pétale essentiel arraché de cette pauvre fleur prématurément éclose qu’elle était.

Une inhabituelle douceur se leva pour Cady du déjeuner pris solitairement avec Mme Darquet et la petite Jeanne, conviée par extraordinaire à la table de sa mère, en l’absence du député, de ses secrétaires et de tout invité étranger.

Le babil inécouté de l’enfant, le sourire indulgent et distrait de Mme Darquet enveloppaient la fillette d’une paix, d’une joie discrète, mais profonde, pareille à l’odeur attendrissante des roses de la veille, pâlies, un peu fanées, mais encore si jolies, qui décoraient la table.

Lorsqu’elles se levèrent, Baby supplia :

— Maman, veux-tu permettre que je vienne dans ta chambre pour jouer avec tes bijoux ?

Mme Darquet caressa la tête blonde de la petite qui se pressait contre elle avec une effusion intéressée.

— Si tu veux.

Un désir presque douloureux élança Cady. Elle balbutia, timide, les yeux attachés sur sa mère, avec subitement le vif et cruel sentiment du mur de glace qui les séparait, qui la faisait employer le « vous » cérémonieux avec celle que la cadette tutoyait :

— Et moi, maman ?… Puis-je venir aussi ?

Mme Darquet la regarda avec étonnement, hésita, puis acquiesça, ironique.

— Oui… Si tu retombes en enfance.

Cady baissa la tête et suivit silencieusement le groupe enlacé de sa mère et de Baby, qui pépiait comme un oiselet échappé de sa cage. Dans la vaste pièce aux meubles lourds et opulents, aux tentures sombres, mais où, néanmoins, flottait le parfum, régnait l’indéfinissable atmosphère de la femme qui fut jolie et galante, Mme Darquet, enfoncée dans un fauteuil profond, s’absorbait dans la lecture et la correction d’un projet de rapport financier concernant une de ses œuvres charitables.

Jeanne allait et venait, importante et affairée, du chiffonnier-secrétaire à la table sur laquelle elle disposait les écrins et rangeait les bijoux, de petits doigts adroits et précautionneux de précoce femmelette, déjà énamourée de gemmes précieuses et de coûteuses parures.

Assise devant le tablier abaissé du meuble, que Mme Darquet leur abandonnait avec la sécurité de la femme qui n’a plus de secrets, Cady faisait en silence l’inventaire curieux et minutieux des petits tiroirs intérieurs.

Les bijoux qui ravissaient sa sœur ne l’intéressaient pas ; toute l’attention avide de son esprit et de son cœur allait vers le mystère intime que représentait une multitude de petits objets rassemblés par la main de sa mère et sans valeur autre que celle du souvenir qu’évidemment chacun matérialisait.

C’étaient ces menues épaves du passé, des disparus, de l’enfance, de la jeunesse, que toute femme, même la moins sentimentale, conserve près d’elle, hiéroglyphes indéchiffrables pour autrui, clairs pour elle-même, et dont la vue fait lever mille fantômes lorsque, à de rares jours de désœuvrement et de mélancolie, elle les exhume et les contemple.

Attentive à respecter l’ordre du rangement, Cady vidait chaque tiroir, puis y replaçait tous les objets successivement, après les avoir maniés, retournés, examinés, comme pour leur arracher le secret qui les liait à la femme dont le cœur était aussi inconnu de sa fille que ces bibelots.

Ici, des lunettes, une tabatière d’argent, un dé d’ivoire cerclé d’or, un éventail de corne blonde incrustée de turquoises ; une minuscule croix de Sainte-Hélène liée par une chaînette d’or à une croix de la Légion d’honneur parlaient d’aïeuls ignorés. Là, c’étaient des portraits de femmes aux coiffures démodées en des médaillons d’or et d’émail ; des boucles d’oreilles brisées, une boucle de ceinture attachée à un ruban fané attestant une taille d’une remarquable minceur ; un carnet de bal aux feuillets d’ivoire encore maculés de noms de danseurs griffonnés au crayon ; de ces petits bracelets, de ces broches sans valeur que s’offrent les jeunes filles entre elles…

Maintenant, Cady demeurait en arrêt, songeuse, les sourcils froncés, devant une de ces petites poires de bois qui servent de flotteurs pour la pêche, sur laquelle l’initiale A était imparfaitement gravée au couteau, un fragment de porte-cigare en ambre, une carte d’invitation à un bal portant une date qui remontait à quatorze ans en arrière.

Qui lui apprendrait les pensées qu’évoquaient ces reliques d’autrefois, dans le cœur de sa mère ? De la femme vers laquelle, instinctivement, après la faillite paternelle, la détresse de Cady s’élançait obscurément en cette minute.

La fillette soupira et plongea la main dans un tiroir encore inexploré. Elle atteignit un porte-cartes en écaille incrustée d’or, un objet de prix jadis, mais aujourd’hui rayé et terni. L’intérieur doublé de soie rose usée lui parut d’abord vide ; puis, dans un soufflet, elle découvrit cinq ou six minuscules épreuves photographiques.

L’une montrait un tonneau attelé d’un cheval que sa position en avant faisait monstrueux. Il était conduit par un jeune homme. Une femme était assise à côté de lui, et, derrière eux, venait un nombreux peloton de cavaliers et d’amazones.

Sur l’autre papier, sept ou huit personnes assises dans une prairie déjeunaient sur l’herbe. Puis, une femme se profilait, en légère toilette d’été, démodée. On la revoyait en canot, accompagnée de deux rameurs en chandails, biceps nus. Enfin, un jeune homme — celui de la voiture — assis devant une table rustique, dans un jardin, le menton appuyé sur sa main, lisait, ayant sur ses genoux un petit chien à poil ras, au museau fin, que, subitement, dans un rappel surgi des tréfonds de sa mémoire, Cady reconnut.

— Jik ! murmura-t-elle stupéfaite, envahie d’une indicible émotion à retrouver l’image d’une bête vue et touchée par elle-même autrefois, à côté de cet inconnu.

Jik ? Oui, c’était bien le chien marron et blanc qui jouait avec elle. Où et quand ? Elle ne pouvait préciser. Ce souvenir, bien que très vif, se perdait dans un lointain très éloigné, où ses yeux de toute petite ne s’ouvraient que pour certaines visions restreintes et négligeaient l’ambiance.

Quel pouvait être ce jeune homme qui tenait ainsi Jik familièrement sur lui ?

Elle avait beau fouiller ses souvenirs, elle ne pouvait lui assigner de place parmi les silhouettes de gens aperçus jadis à la maison paternelle, ou chez sa grand’mère.

Dans la jeune femme de la voiture, du canot, assise dans la prairie, seule sous les vieux chênes, elle n’avait pas tardé à retrouver Mme Darquet.

Plus mince, plus élancée, plus nerveuse qu’aujourd’hui, avec un air d’entrain et de folie qui la différenciait grandement de son aspect actuel, mais néanmoins facilement reconnaissable à la fière coupe de son visage aux sourcils arqués, à la courbe du nez et à la beauté des yeux.

Cady rechercha une loupe aperçue naguère et étudia les photographies au verre grossissant. Et, soudain, une émotion l’étreignit, une idée folle l’envahit devant les traits si caractéristiques du jeune homme de la voiture et du livre.

N’était-ce pas un frère qu’elle avait eu sans qu’elle en eût jamais entendu parler, et qui serait mort ?

En vérité, ces traits, ce profil, c’étaient les siens à elle !… Cet ovale allongé, ce front, ce pli amer et désabusé de la bouche, ce regard indicible… et aussi, cette attitude spéciale pour lire, le buste courbé, les jambes entrelacées, le corps souple recroquevillé sur lui-même… c’était ainsi qu’elle se posait !…

Ce jeune garçon — car, imberbe et délicat il lui paraissait à peine adolescent c’était son propre portrait à elle, une Cady travestie en homme.

Dans la voiture, vu de face, son chapeau melon rejeté en arrière, la ressemblance persistait, bien que moins frappante.

Oui, c’était sûrement son frère !

Elle ne réfléchissait point aux mille improbabilités de cette supposition sans aucun fondement, aux âges respectifs de ce jeune homme et de sa mère, aux impossibilités matérielles…

Et son avidité de percer ce mystère dont elle se persuadait l’existence autour de ces images conservées au fond du vieux petit porte-cartes usé fut plus forte que sa timidité et son habituelle circonspection.

Les photographies à la main, elle sauta sur ses pieds et se dirigea vers sa mère, résolument.

— Maman, dites-moi, je vous prie, qui sont ces gens, avec vous ?

Mme Darquet se détacha de sa lecture avec ennui et distraction. Elle jeta un regard indifférent sur les papiers que Cady lui tendait.

Puis, une ombre passa sur ses traits. Elle demanda avec étonnement :

— Où as-tu trouvé cela ?

La fillette montra le porte-cartes.

— Ici, dans la pochette.

Mme Darquet ferma lentement sa brochure.

— Donne.

Et, le visage impassible, les paupières baissées sur son regard, elle examina longuement, l’un après l’autre, ces petits tableaux d’un passé où, indéniablement, elle avait joué un rôle. Passé, qui surgissait inopinément, car elle ne se souvenait pas d’avoir conservé ces médiocres épreuves d’amateur…

Cady l’étudiait avidement, sans pouvoir démêler aucune émotion sur ce visage de marbre.

— Qui est-ce ? questionna-t-elle ardemment.

À sa voix, Mme Darquet tressaillit, comme désagréablement rappelée à elle.

Eh bien ! mais, fit-elle avec une lueur d’emportement, que t’importe ?… Ce sont des gens que tu ne connais pas.

— Ils sont morts, dites ?

Les yeux attachés sur les photographies qu’elle tenait entre ses doigts comme les feuilles d’un éventail, Mme Darquet, retombée dans sa rêverie, répondit d’une voix distraite :

— Morts ?… Non, pas tous… Moi, d’abord, je suis là… Puis, Marguerite et son mari… il est général à présent… Les de Laferre ont marié dernièrement leur fille… Marcel Tadieu est substitut dans le Midi, je crois…

Cady s’était glissée derrière le fauteuil de sa mère. Elle se pencha, désignant le jeune homme au livre.

— Et celui-ci ? prononça-t-elle si bas que Mme Darquet ne remarqua point l’altération de sa voix.

Tous les papiers s’échappèrent des doigts de celle-ci, sauf celui où l’inconnu se profilait attentif et mélancolique, absorbé dans sa lecture.

Elle répondit comme si elle se fût parlé à elle- même, du reste, sans trouble apparent, bien que, pour qui la connaissait, son attitude, son accent, son regard fussent tout autres qu’à son ordinaire :

— Celui-ci. Oui, il est mort.

Cady soupira avec effort, la respiration coupée.

— Il est mort ? Qui est-ce ? Je ne l’ai jamais vu, et cependant je le connais.

Mme Darquet se redressa subitement.

— Quelle stupidité dis-tu, Cady ! s’écria-t-elle sèchement, la voix vibrante. Tu ne peux le connaître, car il est mort avant ta naissance !

— Ah !

Et, insistante :

— Qui est-ce ?

Mme Darquet laissa retomber le portrait sur ses genoux et reprit la feuille où le jeune homme repassait en voiture, à ses côtés.

— Il s’appelait Armand Woechlin. C’était un pauvre fou. Son père possédait l’une des plus importantes fabriques de la contrée. C’était un homme énergique et pratique, très travailleur. Il voulait que son fils lui succédât et prît la suite de ses affaires. Il se heurta à un entêtement contraire. Armand avait horreur de l’industrie, il voulait être poète, auteur dramatique. Il faisait des vers, il entretenait des relations avec des journaux, des sociétés littéraires en cachette de son père. Sans cesse ces deux hommes se choquaient, luttaient, de plus en plus exaspérés l’un contre l’autre. Enfin, un jour, il y eut une explication décisive, fatale.

Elle s’interrompit brusquement, saisit toutes les photographies, les froissa et les précipita dans le feu, où elles s’enflammèrent aussitôt.

Cady poussa un cri sourd et voulut s’élancer.

— Oh ! maman !

Mme Darquet la retint d’une main presque brutale.

— Ah ça, qu’est-ce qu’il te prend ?

Des larmes jaillissaient des yeux de Cady, emplie d’une détresse sans nom.

— Je voulais le revoir ! balbutia-t-elle éperdue.

Sa mère se récria vivement, une colère dans les yeux :

— Es-tu folle ?… À propos de quoi t’intéresses-tu à des gens que tu ne connais pas ?

Cady, agenouillée sur le tapis, regardait avec désespoir l’image de l’inconnu, qui achevait de se consumer. Pourtant, attentive à dissimuler son émotion, elle prononça avec une apparente indifférence :

— Cela m’amusait de regarder ces photographies.

Mme Darquet lui tendit le porte-cartes vide.

— Remets cela à sa place.

Et, se levant, avec un geste énervé, elle intima :

— Voilà assez de jeu et de désordre… Renfermez tout, petites, et allez-vous-en dans vos chambres. Les deux fillettes se hâtèrent d’obéir, sans protestation. Mme Darquet reprit sa lecture, mais elle restait visiblement distraite.

Au moment de sortir, Cady se ravisa, revint vers sa mère et demanda, d’une voix douce et insistante :

— S’il vous plaît, maman, je voudrais bien savoir quel âge il avait, M. Armand Woechlin, et quand il est mort…

Mme Darquet fronça les sourcils, jeta à sa fille un regard d’incompréhensible menace et répondit immédiatement, d’une voix dure, scandant ses mots :

— Armand Woechlin est mort il y a onze ans, il avait vingt-trois ans… Il s’est suicidé.

Cady baissa la tête, frappée d’étonnement, et s’éloigna sans mot dire.

Suicidé !… Ce mot sonnait étrangement à son oreille, n’évoquant rien de précis en elle, car il lui semblait qu’il ne pouvait s’allier qu’avec la vulgarité des faits divers parfois parcourus dans les journaux. Le suicide éveillait, en son imagination, des visions sordides et ignobles… Voyons, on ne se suicidait pas à vingt-trois ans, quand on était un garçon bien élevé, appartenant à une famille riche ?

Elle retrouva dans sa chambre Mlle Armande qui venait de rentrer. Elle ne remarqua point l’attitude gênée, la fébrilité de son institutrice, ses rougeurs subites, ses absences, son rire aigu et factice.

Absorbée, elle rassemblait les vagues indications arrachées à sa mère ; elle essayait, le cœur encore navré par la disparition des photographies, de reconstituer nettement l’image de cet Armand Woechlin qui lui ressemblait si singulièrement et qui s’était suicidé…

Puis, comparant des faits :

— Pourquoi m’a-t-elle dit qu’il était mort avant ma naissance, ce n’est pas exact, songea-t-elle. S’il est mort, il y a onze ans, j’avais alors un an…

Et, ne pouvant se soustraire à sa hantise, elle prit une glace à main et s’examina de profil, la tête penchée, dans l’attitude du jeune homme qui lisait. Mais, à présent, le souvenir de l’autre s’estompait, lui échappait, elle ne savait plus si la ressemblance qui, naguère l’avait frappée, existait réellement.

Une idée subite la traversa.

— Mathurine a dû le connaître, je vais lui écrire et la questionner.

Elle courut à la table, où elle disposa du papier et une enveloppe.

— Que faites-vous, Cady ? demanda Mlle Armande.

— J’écris à ma nourrice, répondit la fillette brièvement.

— Tiens… Vous auriez pu le faire plus tôt, remarqua l’institutrice. Cette pauvre bonne femme doit vous juger bien oublieuse et ingrate.

Cady, déjà toute à sa missive, ne l’écoutait pas.

Du reste, son questionnaire ne devait avoir aucun résultat. Soit que Mathurine redoutât de remuer de vieilles histoires, ou qu’elle fût médiocrement experte en l’art d’écrire ; soit enfin qu’elle fût déjà trop atteinte par l’affection qui l’emporta trois mois plus tard, jamais en fait Cady ne reçut de réponse.

Elle ne revit pas la brave femme, et ne l’entendit point raconter ce qu’elle pouvait savoir du jeune Wochlin et des raisons de son suicide.