La renaissance du livre (p. 130-143).

XV

Mlle Armande sursauta dans son lit, en un réveil plein d’indicible alarme.

— Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est ? balbutia-t-elle éperdue.

Le miaulement grave, pénétrant, déchirant d’un félin de forte taille, ponctué de petits cris aigus, féroces, et de coups sourds répétés, impatients, que l’on eût dit frappés par la queue d’un tigre courroucé, emplissait la quiétude de la chambre aux rideaux fermés où le jour de huit heures ne pénétrait que faiblement.

Ce bruit partait du lit de Cady tout à fait invisible ; la couverture ondulait, s’agitait par brusques tressauts, comme si plusieurs animaux se fussent entre-dévorés là-dessous.

L’institutrice, complètement réveillée, s’exclama avec un mécontentement inquiet :

— Cady !… Que vous prend-il ?

Subitement, la couverture se rabattit et la tête échevelée, aux yeux brillants, de Cady apparut.

Elle grinça des dents et roula des prunelles terribles.

— La panthère ! C’est la panthère ! Garde à vous !

Et s’élançant d’un saut sur le tapis, la fillette, en chemise de nuit, cabriola, souple, frémissante, féline, miaulant, grondant, courant à quatre pattes, comme prise de folie.

Puis, lasse du jeu, elle se releva, gambada, courut tirer les rideaux, enleva sa chemise de nuit avec tant de précipitation que celle-ci se déchira du haut en bas, et, d’un bond, elle vint s’étendre sur son lit, entièrement nue, sa gracile poitrine palpitante, ses fins cheveux de soie épars autour d’elle.

— Mademoiselle Armande, déclara-t-elle d’un ton bref, je vous avertis qu’aujourd’hui vous ferez bien de vous montrer docile, de m’obéir sans observation et de ne vous épater de rien, car ça va barder !

L’institutrice semblait dans un mauvais jour. Maussade, les sourcils froncés, la bouche pincée, sans un coup d’œil aux ébats de son élève, elle se levait et passait ses vêtements, avec des gestes agacés et agressifs.

— Faites-moi donc le plaisir de vous taire ! s’écria-t-elle hargneusement. Je ne suis pas en humeur de plaisanter.

Ensuite, voyant que la fillette glissée à bas du lit se promenait tranquillement au milieu de la chambre, dans le costume d’une « Tanagra dévêtue », comme elle avait coutume de dire, elle s’enflamma d’une pudique indignation.

— Quelle abomination !… Voulez-vous bien vous habiller !…

Mais Cady se redressant, la toisa sérieuse, avec un tel éclair de haine et de mépris dans le regard que l’institutrice recula, décontenancée.

— En vérité ? s’écria la fillette avec un sifflement ironique. J’agace et j’offusque Mlle de Lavernière ? Mais elle oublie que, depuis jeudi, elle ne peut plus me faire l’ombre d’une observation, sur quelque sujet que ce soit !…

Et, haussant les épaules devant la pâleur verdissante de la jeune fille confondue, elle appuya, railleuse et acerbe :

— Oui, vous m’entendez bien !… Essayez de m’embêter, tâchez de ne pas filer doux… et, ma parole, je cours chez Mme Darquet, épouse du sieur Cyprien, député de la Sambre, et je mange le morceau ! Faudra voir sa figure, à ma mère, quand je lui raconterai, en douceur, qui est les parents de province du déjeuner de jeudi !… Ah ! ça ne traînera pas, mademoiselle de Lavernière !… Ce que vous serez vite priée d’aller ramer les choux de votre patelin !…

Les mâchoires contractées, bégayant, Mlle Armande essaya de nier.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire… Je ne vous crains pas… Je n’ai rien à me reprocher…

Cady partit d’un éclat de rire aigu en enfilant sa chemise de jour.

— Pardi ! Si vous êtes bonne enfant, je ne vous reproche rien, non plus !… Seulement, pas de rouspétance !…

Un étrange énervement gagnait Mlle Armande, fait de rage, de mortification, de sourdes rancœurs, de ressouvenirs pénibles, de déceptions et d’effrois obscurs du futur. À demi vêtue, elle se laissa choir sur une chaise, les coudes sur la table, le front dans ses mains, et sanglota.

— Ah ! la vie est vraiment trop dure ! s’écria-t-elle avec un désespoir plein de colère.

Elle venait de penser au cadeau encore à venir de son patron, et qui ne solderait peut-être même pas les frais de toilette exigés par le rendez-vous. Elle se rappelait les grossières caresses, l’air de désinvolture et de raillerie grivoise de l’homme ; ses plaisanteries obscènes, son indifférence, son détachement après le pitoyable amour, son manque d’égards les plus élémentaires. Et voici que, par surcroît, cette incompréhensible et terrifiante enfant avait tout deviné, la menaçait, tiendrait perpétuellement en suspens au-dessus de sa tête le scandale, l’ignominieux renvoi !…

Cady semblait à cent lieues de son institutrice.

Affairée, chantonnant, se parlant à elle-même tout haut, elle trottait dans la chambre, se livrait à mille mimiques impayables pour elle seule, pour son image que lui renvoyaient les glaces et à qui elle dédiait mille singeries.

Sa toilette expédiée, habillée, elle sortit de la chambre, sans un regard à Mlle Armande, suprêmement vexée de cette attitude.

Elle pénétra dans l’office, où Valentin fumait une cigarette en lisant les journaux, « pour se donner du cœur à l’ouvrage tout à l’heure ».

— Écoute, Valentin, tu vas dire à Maria que je veux parler à maman tout de suite.

Le valet de chambre goguenarda.

— Tiens, tiens, on vous revoit !… Ce que vous me dédaignez depuis quelque temps.

Il voulut enlacer Cady et l’attirer à lui, mais elle lui échappa adroitement. Elle n’aurait su dire pourquoi les familiarités du domestique la choquaient de jour en jour davantage.

En réalité, elle avait perçu la vulgarité brutale du valet, flairé son parfum d’homme mal tenu, à partir de l’instant où, dans l’atelier de Jacques Laumière, dans les bras de l’artiste soigné, élégant, raffiné, elle avait goûté d’indicibles joies de tous ses sens également flattés.

— Veux-tu faire ma commission ? demanda-t-elle gentiment, quoique se tenant sur la défensive.

— Si on n’est plus amis, je ne vois pas pourquoi je me décarcasserais pour vous !…

Elle se fit coquette avec prudence.

— Mais si, on est amis… Fais ce que je te dis, d’abord.

— Et après ?…

Elle eut un rire plein de promesses.

— Va donc !…

Il grommela, aguiché et obéissant :

— C’est bon… Mais, si vous faites encore votre sauvage, je me fâche, vous savez !…

Il revint deux minutes plus tard, suivi de Maria.

— Qu’est-ce qu’il vous faut, Cady ? demanda-t-elle.

La fillette entraîna la femme de chambre hors de l’office.

— Est-ce que je puis voir maman ?

L’autre haussa les épaules.

— Pensez-vous ?… À cette heure-ci, elle trempe, et fait pas bon venir la reluquer ; elle sait qu’il y a trop de déchet !… Y n’y a que moi qui regarde et qui touche.

— Eh bien, alors, voulez-vous lui demander si Mlle Armande et moi nous pouvons déjeuner ce matin chez Jacques Laumière ? Il m’en a priée, pour faire séance de très bonne heure, parce qu’il n’est pas libre dans l’après-midi.

— C’est vrai, cette menterie-là ?… Je parie que vous allez vadrouiller quelque part où vous n’osez pas dire !…

— Du tout, c’est absolument vrai. Allez, ma petite Maria. Je vous en prie. Pour la peine, j’irai moi-même à la cuisine chercher notre chocolat, et vous n’aurez pas besoin de mettre mes bottines.

Maria ricana.

— Comme c’est malin !… Vous avez déjà chaussé des souliers…

Pourtant elle se rendit à la prière de Cady, et revint peu après.

— Ça colle.

— Maman permet ?

— Elle s’en f… !

Cady rentra en galopant dans sa chambre, hurlant comme une possédée.

— Ça y est… On est libre pour toute la journée !… et la nuit aussi !… Maman et père dînent à la Présidence !…

Mlle Armande, remise de ses émotions et occupée à se savonner le cou, répondit froidement :

— Quels sont vos projets, Cady ?

— La noce, la grande noce !… Vous verrez !… Je sais et je ne sais pas !… On se décidera plus tard !…

Et, courant à la croisée du cabinet de toilette, elle l’ouvrit toute grande, malgré les protestations de Mlle Armande, appelant :

— Georges ! Georges !…

Puis, comme ses cris n’étaient pas entendus, elle enfonça deux doigts dans sa bouche et émit un sifflement perçant, formidable.

Mlle Armande leva les bras avec horreur.

— Il ne manquait plus que cela ! C’est un apache ! En face, au même étage sur la cour, une fenêtre s’ouvrit, et la tête blonde du petit garçon du Palais de Glace parut :

— Georges, mon petit Georges ! s’écria Cady avec ses inflexions les plus tendres, qu’est-ce que tu fais aujourd’hui ?… L’auto est-elle libre ?… Peux-tu venir avec nous ?

L’enfant sourit et secoua la tête négativement.

— Non… On va aux courses.

— On t’emmène ?

— Oui.

Cady frappa du pied.

— Je ne veux pas ! Viens avec moi.

— Je ne peux pas.

Elle cria avec colère :

— Dis que tu ne veux pas !

Cady étranglait de dépit et de déconvenue.

— Tu aimes mieux voir ces stupides courses que de venir avec moi ?

— Je voudrais bien demain, mais pas aujourd’hui.

— Oui… Paul m’a dit qu’il me mènerait toucher les chevaux.

— Idiot ! cracha la fillette furieuse. Je te déteste !…

Georges baissa la tête avec chagrin.

— Veux-tu venir ce soir ?… Ou si je peux aller chez toi ?

Toute droite, les mains crispées à l’appui du balcon, Cady hurla :

— Non, je n’irai pas !… Et je te défends de venir !…. D’abord, je ne serai pas là !…

— Ah ! fit le gamin avec regret.

Cady trépigna, rouge de colère, chercha une injure sanglante et rare, ne trouva rien, et finit par jeter, du ton digne d’une souveraine offensée, qui ne se mariait point avec le seul terme qui lui vînt dans son désarroi :

— Cochon !

Et elle ferma brusquement la fenêtre.

Mlle Armande avait écouté et vu avec la plus grande surprise cette scène rapide, du fond de la pièce où elle se rencoignait. Elle s’écria, frappée du rappel de mille petits faits passés inaperçus jusque- là :

— C’est donc avec ce garçon que vous causez chaque matin, quand vous vous enfermez ici sous des prétextes ?

Cady dédaigna de répondre et se jeta sur une chaise basse, se plongeant en des réflexions ardues.

— Cady ! voulez-vous parler ?… Pourquoi ne m’avez-vous jamais dit que la dame et l’enfant du Palais de Glace étaient nos voisins ? Comment s’appelle cette femme ?

Cady sortit de sa rêverie pour émettre avec indifférence :

— Elle se nomme Charlotte de Montigny.

Mlle Armande répéta, avec un rire persifleur :

— De Montigny !… Un nom de cocotte !…

— Eh bien, quoi ? fit Cady sèchement. C’en est une cocotte, qui est-ce qui prétend le contraire ?…

Mlle Armande se gonfla :

— Ah ! ah ! vous l’avouez ?… Quand je vous disais que ce n’était pas une connaissance convenable pour vous !…

Cady sauta sur ses pieds d’un air excédé :

— Ah ! la barbe !

Puis, retrouvant la gaîté délirante de l’heure de son lever :

— Et puis, zut !… Zut pour vous ! Zut pour Georges ! On va s’amuser sans lui ! Vite, mademoiselle Armande, habillez-vous jolie, avec votre robe de velours !

— Oh ! est-ce la peine ?

— J’te crois !… Je vais vous aider, et vous me mettrez ma robe neuve… Nous filerons par le grand escalier, pour pas que Maria et Valentin nous pigent…

— Où irons-nous ?

— Vous inquiétez pas !… Ça sera sur de la terre ferme… Ah ! qu’est-ce qui vous reste d’argent pour nos courses ?

— Pas grand chose. Quarante sous, je crois.

Cady fit la grimace.

— La purée !… Moi, j’ai six ronds !… Avant-hier, ma cousine Serveroy m’a emprunté dix francs. Alors, la première chose, c’est de saigner un pante… On ira déjeuner chez mon parrain, et il casquera… Allons-y immédiatement… Vous verrez, c’est amusant chez lui. Dans son cabinet, c’est plein de portraits de femmes nues, et je connais le truc pour ouvrir un meuble où il y a des albums de dessins dégoûtants… Nous les regarderons pendant que parrain s’habillera.

— Ah ça ! de qui parlez-vous ? demanda Mlle Armande, décidée à ne rien relever des paroles étranges de son élève.

— Du père Le Moël, le sénateur.

— Bon !… C’est chez lui que nous déjeunerons ?… Enfin, c’est au moins un homme vieux et respectable.

— Vieux, oui. Mais il n’y a pas plus cochon que lui, je vous en réponds !… Vous allez voir les petits yeux qu’il fait en m’embrassant et en me tripotant !…

— Cady !… Voyons !

— Quoi ? C’est tout simple… C’est justement parce que ce n’est pas un vrai bon vieux, qu’il est à la coule, qu’il ne nous vendra pas et qu’il allongera du pognon pour notre vadrouille.

Dans la voiture qui les menait rue Monsieur-le-Prince, où habitait le sénateur, Mlle Lavernière profita d’un instant de répit dans le verbiage de Cady pour lui poser une question, d’un ton ambigu :

— Dites-moi, Cady, cela ne vous est pas désagréable d’aller faire le pantin et de recevoir les caresses d’un vieillard égrillard, pour qu’il vous donne de l’argent ?

Cady eut un frémissement. Elle se renversa au fond de la voiture et lança un long regard d’amertume et de raillerie à son institutrice.

— Ma foi, mademoiselle, scanda-t-elle, insultante, c’est plutôt à vous qu’il faudrait demander des impressions à ce sujet-là.

Mlle Lavernière se détourna vivement, les joues cramoisies, comme si un soufflet les eût cinglées, et ne trouva pas un mot de riposte.

Aussitôt que le vieux domestique, gras et solennel, eut ouvert la porte, Cady le questionna, en s’élançant impétueusement dans l’antichambre :

— Monsieur est-il levé, Ludovic ?

— Pas encore, mademoiselle Cady, répondit l’homme en souriant, je vais l’avertir.

— C’est ça, et dites-lui que nous venons déjeuner… Vous savez ce qu’il y a à manger ?

— Non, mademoiselle, mais sûrement Célestine a le temps de vous faire des pommes flambantes.

La fillette battit des mains.

— Chouette !

Dès que le valet de chambre eut disparu, elle glissa bas à son institutrice :

— Veine, que parrain ne soit pas encore levé !… Il va me recevoir au lit, il sera tout attendri, à moitié endormi, et il lâchera le fafiot…

Mlle Armande examinait le salon sombre et austère, aux vieux meubles Louis-Philippe, avec, aux murs, des portraits de famille, émanant de pinceaux médiocres. Cady indiqua, avec un rire :

— Dans la chambre de parrain, il y a la tête de ma grand’mère… la mère de papa… quand elle était jeune.

— Tiens, pourquoi ? s’étonna Mlle Armande.

— Ah ! voilà !… Paraît qu’ils étaient plus qu’amis dans les temps.

— Dites donc remarqua Mlle Armande, ironique, votre parrain ne se presse pas de vous appeler ?… Je crains que vous n’obteniez rien.

— Vous ne voudriez pas qu’il se bichonnât pas un peu pour me recevoir !… Il sait bien qu’il est trop moche au naturel… Il met son râtelier… il se fait friser… Y se vaporise… Comme vous, quand vous allez déjeuner avec des parents de province…

Mlle Armande coupa avec précipitation :

— M. Le Moël sera peut-être contrarié de me voir… C’est très indiscret de venir s’imposer chez lui.

Cady jeta, dédaigneuse :

— Bah ! il m’aime assez pour vous avaler.

Ludovic passa la tête à la porte :

— Si Mademoiselle veut venir ?

Cady s’élança en gambadant :

— À l’assaut du pante !…

Deux minutes plus tard, elle rentrait, radieuse, agitant un billet bleu, triomphalement.

— Je l’ai !… Vite, serrez ce papier dans votre porte-monnaie. C’est vous qui paierez… Et maintenant, entrez ici !…

Elle ouvrit une porte découpée dans la tapisserie, et poussa Mlle Armande dans une petite pièce claire, dont les murs étaient constellés de dessins, d’aquarelles, de croquis, de photographies de femmes fort légèrement — ou pas du tout vêtues, dans les poses les plus coquettes et les plus aguichantes.

— Hein ! vous croyez, ce qu’il en a eu, des femmes ! … Mais approchez, que je vous montre les albums…

Et, faisant jouer le secret d’un buffet Louis XV de vernis Martin, la fillette atteignit un album couvert de velin blanc.

— De la peau de femme, expliqua-t-elle.

Elle ouvrit le volume.

D’abord Mlle Armande demeura hébétée ; puis, brusquement, elle recula, avec un cri étranglé :

— Oh !…

Cady, qui prêtait l’oreille, tressaillit :

— Méfiance !… Voilà parrain ! jeta-t-elle bas, en refourrant le livre à sa place, et bousculant sa compagne pour rentrer dans le salon.

L’aspect du vieillard impressionna Mlle Armande. Elle le trouva aristocratique. Le déjeuner l’enchanta. Il y avait de la truite à la mayonnaise, des rognons en brochette, du pâté d’alouettes, une salade, du fromage, des fruits, et les pommes au rhum, ajoutées pour Cady. Le tout abondamment servi et de qualité exquise, ainsi que le vin.

Le Moël mangeait lentement, en gourmet heureux d’avoir conservé un estomac solide, en dilettante qui jouissait de rassasier en même temps son palais de bonne chère et ses yeux de la mignonne créature placée en face de lui.

Depuis longtemps, le vieillard, par mesure de prudence, avait renoncé à l’un de ses plaisirs favoris d’antan : s’attabler en compagnie d’une jolie femme et entremêler les satisfactions culinaires et celles de l’amour. Aussi, la brûlure légère, sans danger, que lui causait cette présence de femme-enfant, lui était-elle une sensation tout à fait délicieuse.

Tout en émettant des paroles quelconques, en répondant poliment à Mlle Lavernière, dont le physique le laissait complètement indifférent, il savourait en connaisseur les trésors de cette chair juvénile, l’éclat incomparable de ces yeux, le grain fin de cette peau ; l’or semant cette chevelure soyeuse, tout ce qu’il y a d’indicible et d’inappréciable dans l’extrême jeunesse de l’être humain.

Peu à peu, enfourchant son dada favori, d’un ton solennel de grand-père vertueux, avec des yeux pétillants de vieux marcheur, le sénateur déplorait en termes amers la progressive évolution sociale, où la femme se virilise, perd sa grâce, son charme, répudie ses fonctions, oublie sa raison d’être :

— Pauvres folles qui, pour dominer l’homme, renoncent à l’asservir !… Ne sois jamais pareille à ces disgracieuses péronnelles, Cady !… Ne deviens pas une femme supérieure. Tu as le bonheur d’être fille… Tu promets même d’être une jolie fille… Aspire à ne devenir qu’une femme, qu’une très jolie femme !…

Et, mélangeant les prescriptions morales à celles qui touchent à l’hygiène de la beauté, il recommandait :

— Soigne ta peau… C’est le satiné, la fermeté, la fraîcheur savoureuse de l’épiderme qui rend irrésistibles tant de femmes à peine jolies… Est-ce qu’il ne vaut pas mieux consacrer des heures à sa toilette, aux mille soins intimes de son corps — un trésor sans pareil, vois-tu, que le corps féminin — que de s’occuper de politique, de piocher les sciences, le droit, la médecine, même les arts ?…

Mlle Armande, choquée dans son féminisme universitaire et roturier, insinua :

— Cependant, monsieur, la femme intelligente ne saurait borner son horizon à son cabinet de toilette, ni repousser tout autre savoir que celui des attitudes et de la coquetterie.

Le Moël la regarda de travers, ripostant avec feu :

— Hé ! mademoiselle, croyez-vous que ce soit une petite science que celle de la coquetterie, et un art médiocre que celui des attitudes ?… Les attitudes !… Mesurez-vous la profondeur de ce mot ?… C’est la clef du mystère de la passion, du désir que la femme déchaîne à sa volonté chez l’homme !… Ton attitude, Cady, si tu veux être séduisante et séductrice, il te faudra l’étudier, la varier, la recréer cent fois le jour… Quelque sentiment que tu veuilles exprimer, ce ne sera point à l’aide de pensées et de phrases, mais par ton attitude… Car, sache-le bien, ce n’est pas l’âme que l’homme regarde et aime dans la femme, c’est sa divine silhouette !…

Cady hochait la tête avec un sourire énigmatique,

— Oui, oui, conclut-elle, je sais que pour plaire. une femme doit prendre de la peine. Mais avouez, parrain, que se donner un pareil turbin pour un seul homme, pour son légitime seulement… ça serait rudement de la foutaise !…