La renaissance du livre (p. 5-14).

LA PETITE CADY


Le mardi qui suivit le jour du crime, Mme Darquet, la femme de Cyprien Darquet, le député de la Sambre, pénétra dans le cabinet du juge d’instruction, leur ami, Victor Renaudin, suivie de sa fillette Cady. Le jeune magistrat, qui devait son poste de juge suppléant à l’active protection du député, s’empressa au-devant de la femme influente, s’excusant d’un air navré :

— Je suis désolé de vous déranger ainsi, ma- dame !…

Mme Darquet fit un geste de condescendance, en s’asseyant dans le fauteuil poussé devant elle.

— C’est bien naturel !… Seulement, notre témoignage aura peu de valeur, car moi, vous savez que j’ignore tout ; et rien ne peut vaincre le mutisme stupide de ma fille.

Renaudin, s’emparant de la main de la fillette, l’attira sur une chaise, près de lui.

— Voyons, Cady, avec un ami comme moi, tu ne t’entêteras pas ?… Tu comprends bien qu’il faut me raconter tout ce que tu as vu, tout ce qui s’est passé…

Très grande pour ses douze ans, svelte, le teint mat et pâle, l’ovale du visage élégamment allongé avec de grands yeux gris clair énigmatiques, la bouche crispée par une émotion énergiquement refoulée, l’enfant répondit d’une voix calme :

— Mais, monsieur Renaudin, je vous ai toujours dit tout ce que je savais… Je ne peux pas inventer.

D’un geste, le juge réprima la phrase colère qui commençait à s’échapper des lèvres de Mme Darquet.

— Chut !… Laissez-moi l’interroger !…

Et, avec une douceur qui contenait pourtant une certaine solennité et une sourde menace, tenant toujours la main de la fillette dans la sienne, il dit :

— Écoutez-moi bien, Cady… Rappelons les faits… Jeudi dernier, vos parents étant en voyage et ayant emmené votre jeune sœur, vous vous trouviez seule, à Paris, avec votre institutrice et les domestiques… Le repas terminé, le soir venu, les domestiques sont montés au sixième, vers dix heures comme d’habitude. Vous m’avez dit qu’alors vous dormiez déjà, ainsi que votre gouvernante, Mlle Armande Lavernière, dans la chambre que vous occupiez toutes deux… Vous répétez encore la même chose aujourd’hui ?…

Cady, ses longs cils noirs baissés voilant complètement son regard, répondit sans aucune émotion apparente :

— Oui.

— Et dans la nuit, vous n’avez été réveillée par aucun bruit ?

— Non.

— Vous ne vous êtes pas aperçue que votre institutrice se levait, quittait la chambre ?

— Non.

— Vous n’avez entendu aucun cri ? perçu aucun bruit de lutte ?

— Non.

— Vous avez dormi tout le temps ?

— Oui.

Cependant, lorsqu’on vous a attachée et bâillonnée dans votre lit, vous vous êtes éveillée ?

La fillette essaya de dégager sa main de l’étreinte du juge et protesta :

— Je n’ai été ni bâillonnée, ni attachée. Je n’ai rien vu, rien senti, rien entendu… Je ne me suis ré- veillée qu’au matin…

Elle s’arrêta. Renaudin jeta vivement :

— Eh bien ! continuez !…

Elle poursuivit, détournant son regard, mais tou- jours d’une voix nette :

— Alors, j’ai vu que Mlle Armande n’était pas dans son lit… Je me suis levée, j’ai ouvert la porte de l’antichambre… Je l’ai aperçue tombée à terre… Je l’ai appelée… elle ne m’a pas répondu.

Elle s’arrêta de nouveau. Le juge l’encourages.

— Allez, allez !…

Sous ses doigts, il sentait frémir et se crisper la main frêle de la jeune fille.

Elle reprit courageusement :

— J’ai couru à elle… Je l’ai soulevée… J’ai vu qu’elle était morte… étranglée… Et vous n’avez pas crié ? appelé ?

— J’ai crié, mais pas bien haut.

— Pourquoi ?

— Je savais que personne n’entendrait… qu’il faudrait aller chercher les domestiques au sixième… et j’ai voulu la soigner d’abord…

— Qu’avez-vous fait ?

Le frémissement de la petite main augmentait.

L’épiderme devenait moite.

— J’ai coupé la corde avec des ciseaux… J’ai essayé de la faire boire…

Elle se tut avec une contraction pénible de tout son joli visage, au rappel de la scène atroce.

Renaudin poursuivit pour elle :

— Puis, m’avez-vous déjà déclaré, voyant que Mlle Lavernière ne revenait pas à elle, vous vous êtes décidée à appeler du secours. Vous êtes montée chercher le valet et la femme de chambre.

— Oui.

— Quelle heure était-il ?

— Huit heures.

Le juge se tourna vers Mme Darquet.

— À quelle heure descendent donc vos domestiques ?

— Quand je suis à Paris, à sept heures au plus tard ; mais lors de mes absences, j’imagine qu’ils en prennent à leur aise.

M. Renaudin revint à l’enfant et dit avec douceur et précision :

— Pourquoi mens-tu, Cady ?

La petite arracha subitement sa main de celle du juge et riposta avec sécheresse :

— Je ne mens pas !

— Si ! À huit heures, lorsqu’on a examiné le cadavre de Mlle Lavernière, il était froid et rigide, la mort remontait à plus de six heures… Or, il est prouvé que la corde enserrant le cou a été coupée le corps étant encore chaud… que l’eau a été ingurgitée par la victime, qui, alors, n’était pas complètement morte. Quand tu es venue au secours de ta malheureuse institutrice assassinée par des cambrioleurs qui ont pillé ensuite l’appartement, il n’était pas plus de minuit ou une heure du matin ! Pourquoi n’as-tu pas appelé à ce moment ?… et pourquoi as-tu attendu jusqu’à huit heures ?…

La fillette répondit sans hésitation, la voix frémissante, mais résolue :

— Je ne mens pas… Il était huit heures quand je me suis éveillée, quand j’ai soigné Mlle Lavernière, et quand j’ai appelé… Avant, je dormais.

Brusquement, le juge jeta :

— Et comment as-tu enlevé le bâillon que l’on a trouvé dans tes draps ?… dénoué les cordes qui t’attachaient à ton lit ?…

Elle répondit obstinément :

— Je n’avais pas de bâillon, je n’ai pas été attachée.

Le juge s’impatienta :

— Tu es folle de mentir contre toute évidence, Cady !… Comment expliques-tu la présence dans ton lit de cette serviette de toilette tordue et ayant visiblement été nouée ?… et les fragments de cette corde enroulés autour des montants de cuivre de ton lit ?… ainsi que les ecchymoses de tes bras.

Elle planta hardiment ses yeux dans ceux du juge d’instruction.

— Moi, je n’ai rien vu de tout cela ! affirma-t-elle. La serviette et les cordes, c’est une invention des domestiques !… Je n’ai été ni attachée ni bâillonnée, et je n’ai rien aux bras ni aux poignets… Regardez !…

— Aujourd’hui, non… mais, il y a quatre jours, tout le monde a constaté ces marques, légères, mais significatives.

Cady riposta dédaigneusement :

— J’ai eu un « bleu », au bras, oui… Mais c’est Valentin qui me l’avait fait la veille !

La voix stupéfaite de sa mère la fit tout à coup rougir violemment.

— Que dis-tu, Cady ? Comment le valet de chambre peut-il t’avoir fait un bleu au bras ?

La fillette balbutia :

— Il a poussé la porte sur moi… sans me voir…

M. Renaudin s’était levé, s’adressant à Mme Darquet.

— Chère madame, voulez-vous me permettre une prière ? Je désirerais interroger Cady seul à seule, pendant quelques minutes.

Et il sourit devant le geste étonné de la dame.

— Oh ! vous ne pensez pas que je veuille torturer votre fille ?

Elle sourit aussi.

— Je n’ai pas cette crainte, mais, croyez-vous qu’elle vous avouera ce qu’elle m’a tu, à moi, sa mère ?

— Qui sait ?

Mme Darquet se leva, un peu piquée.

— Oh ! libre à vous d’essayer !…

Mais Renaudin la retint, comme elle se dirigeait vers la porte de l’antichambre.

— Non, non, vous seriez trop mal !… Venez dans le cabinet voisin.

Il ferma soigneusement la porte et, revenant vers la fillette, il jeta gaiement, les yeux attachés sur elle :

— À nous deux, maintenant !…

Loin de s’effrayer, Cady rit effrontément et se laissa tomber sur un fauteuil, croisant ses jambes menues, gainées de soie noire, aux tout petits pieds chaussés de souliers vernis.

— Et alors ? fit-elle avec une intonation fort réussie de jeune apache.

Le magistrat se pencha, passa son bras sous la taille de la fillette et la força à se relever.

— Devant moi, tout seul, tu ne vas pas continuer à débiter ces stupidités, hein ?…

Elle n’opposait aucune résistance, abandonnant son corps souple aux mains viriles qui le pétrissaient.

— Je n’ai rien à dire de plus, répéta-t-elle du bout des lèvres, d’un air de lassitude ennuyée.

Il serra la taille étroite entre ses dix doigts avec énervement.

— Ah ! démon !… Quel diable y a-t-il au fond de ce petit être-là ?

Elle se renversa coquettement, un peu suffoquée, mais sans se plaindre, de l’étreinte brutale, murmurant avec familiarité :

— C’est toi qui es idiot et assommant, à me taquiner ainsi !

Souvent, au fumoir, où elle se rendait à l’insu de sa mère après les dîners hebdomadaires du député, la fillette et le jeune magistrat causaient intimement ; lui, profondément intéressé par cette petite âme énigmatique ; elle, déjà passionnément flirteuse.

Courbé sur elle, la tenant de près sous son regard inquisiteur, il questionna bas, la voix un peu altérée :

— Réponds-moi franchement… Tu ne veux pas avouer qu’on t’a bâillonnée et attachée parce qu’il faudrait parler de quelque chose qui te fait honte et que tu veux cacher ?

Et, apercevant une teinte pourprée qui envahissait le visage de la fillette ; saisissant le soudain éclair douloureux et affolé de son regard :

— Ah ! ah ! j’ai deviné !… Il est venu un misérable qui t’a attachée et qui a abusé de toi !… Et tu mens parce que tu ne veux pas raconter ce qui s’est passé !… Avoue, Cady, avoue !…

Mais, par un effort violent et imprévu, la fillette se libéra de l’étreinte des bras noués autour d’elle.

— Vous dites des bêtises ! cria-t-elle hargneusement. Personne n’est venu !… Personne ne m’a touchée !… J’ai dormi !…

Le magistrat eut un geste de rage et, tout tremblant, il se rassit devant son bureau.

Un silence régna. Tous deux s’observaient muets. Enfin, le jeune homme frappa un coup sec sur la table.

— Écoutez, Cady fit-il. Je ne sais si vous me comprendrez… Mais je pense que oui, parce que vous êtes une jeune fille extraordinairement avancée pour votre âge… J’ai un moyen de savoir si vous avez menti… et je vous avertis que si vous vous refusez à être franche avec moi, je l’emploierai !… Si, comme je le suppose, un homme vous a violentée… un médecin me le dira… un médecin qui vous examinera ! Vous me comprenez, Cady ?…

Mais, comme il achevait de parler, un émoi le saisit.

L’enfant, toute blanche, droite, les yeux élargis par une mystérieuse angoisse, lui jeta un regard de détresse et de souffrance inexprimables.

— C’est inutile !

Son accent était si singulier qu’il tressaillit et se dressa :

— Que voulez-vous dire ?

Et, marchant sur elle avec une subite inquiétude, il répéta :

— Pourquoi dites-vous que c’est inutile ?

Alors, soudain, le corps frêle de la jeune fille se tordit ; elle cacha son visage dans ses mains — geste de pudeur inattendue qui en fit brusquement une femme, malgré sa silhouette gracile. Et elle balbutia en sanglotant :

— C’est inutile !… Maman aussi a pensé… elle a exigé… Le docteur Trajan est venu, hier…

Une fureur, une révolte, bouleversèrent le jeune magistrat.

— Quoi, ils ont osé ?… Quelle folie !… Quel crime !

Et d’un geste spontané, il enveloppa la fillette de ses bras, la serra sur sa poitrine, couvrant de baisers éperdus les cheveux, la tempe, tout ce qui tombait sous ses lèvres du visage de l’enfant qui s’abandonnait docilement.

Enfin, il se reprit, et, encore profondément ému, il déposa la petite sur un fauteuil.

— Ma pauvre Cady ! balbutia-t-il d’une voix étouffée.

Mais, déjà, quelque chose d’inexplicable avait traversé le cerveau mobile et complexe de cette étrange enfant. Toute son émotion sincère de la minute précédente avait fui et, sous ses mains voilant ses yeux, elle examinait avec curiosité le trouble plus durable de l’homme qu’elle avait devant elle.

Il se pencha, suppliant :

— Ne pleure pas, Cady !… Je ne te tourmenterai plus !… Je te crois, ma pauvre petite fille… et c’est fini les questions…

Un mystérieux sourire de triomphe passa sur les lèvres de l’enfant ; mais, déjà adroite et prudente, elle ne cessa pas tout de suite ses sanglots.

M. Renaudin alla à la porte du cabinet où se tenait Mme Darquet.

— Vous pouvez entrer, madame.

Et, comme elle passait le seuil, il dit :

— Et je crois que je m’étais trompé en soupçonnant Cady de mensonge, et j’accepte ses déclarations.

Puis, plus bas, avec un reproche indigné :

— Il m’a semblé comprendre quelque chose dont je suis profondément surpris, madame… Me suis-je trompé en supposant que vous aviez cru devoir sou- mettre votre fille à un examen médical ?…

Mme Darquet répondit avec insouciance :

— C’est exact… Dans l’incertitude de ce qui avait pu se passer durant cette nuit du crime, son père et moi, nous avions pris peur… Heureusement le docteur Trajan nous a complètement rassurés…

M. Renaudin réprima un geste d’exaspération.

— Ainsi, le docteur Trajan ?… fit-il d’une voix tremblante.

— Oh ! cela n’a aucune importance ! déclara la mère paisiblement. D’abord, Cady est une enfant… et le docteur l’a mise au monde. Mais, dites-moi, est-ce que nous pouvons nous retirer ?…

Le jeune magistrat s’inclina avec un effort pour rester correct.

— Oui, madame, je n’ai plus rien à vous demander.

Mme Darquet interrogea :

— Espérez-vous retrouver ces misérables ?

— Évidemment, nous espérons… mais nous avons affaire, certainement, à des individus très habiles.

Mme Darquet soupira :

Alors, il est à craindre que mon mari et moi nous ne rentrions jamais dans la somme considérable que représentent les bijoux et les valeurs qui nous ont été dérobés ?

Le juge remarqua sèchement :

— Et, par la même occasion, le meurtre de votre institutrice demeurera impuni.

Comme elle sortait, Cady tendit, en cachette, son visage au jeune homme, qui mit ses lèvres avec émotion sur la joue froide et douce de l’enfant.

— Au revoir, Cady ! dit-il à voix basse.

— Au revoir, fit-elle caressante, comme avec une promesse obscure.