La renaissance du livre (p. 151-157).

XVII

Au milieu de la foule grouillante des badauds qui se pressaient dans la vaste enceinte où s’élevaient les petites cases de plâtre et de roseaux, les nègres, vêtus d’oripeaux, passaient, affairés ou nonchalants, de l’allure souple, déhanchée et balancée de grands félins qui est le propre des races noires.

Réunis sous le nom unique d’une peuplade saharienne, ces individus ramassés un peu partout sur la terre de feu offraient des types fort différents : quelques-uns simiesques et hideux ; beaucoup d’autres dressant, au contraire, de superbes statues de bronze, aux formes parfaites, aux traits d’une esthétique spéciale, mais qui ne manquait ni de charme ni de beauté.

Cady adorait l’exotisme ; moins pour son pittoresque et son imprévu que par une raison obscure de mystérieuse volupté émanant des races primitives et ardentes — quasi bestiales — qui grisait son imagination et faisait tressaillir les fibres profondes de son petit être surexcité par son milieu, sa vie, ses pensées, et qui vibrait sans trêve, sans choix, à toutes les ondes passionnelles rencontrées sur son chemin.

Et quelque chose d’indicible créait immédiatement entre elle et n’importe quelle peau noire une communion sympathique, une confraternité tendre, mêlée d’admiration réciproque.

Cady, enfiévrée, ravie, galopait à travers le village, jetant les sous à poignée aux enfants et aux négresses, ardente à recueillir les naïfs témoignages d’admiration qu’elle provoquait chez les mâles adultes.

Enfin, un indigène la captiva plus particulièrement.

Assis, solitaire, dans une case ouverte, il travaillait avec indolence, mais sans distraction, à des bijoux frustes, bien que d’un art vraiment original. Il les fabriquait à l’aide de procédés on ne peut plus primitifs et d’outils grossiers dont il se servait à la fois avec ses mains et ses pieds agiles.

Auprès de lui, dans un trou creusé à même le sol, brûlait un feu où mijotait on ne sait quelle préparation au fond d’une minuscule marmite. Il en activait parfois la combustion en manœuvrant un soufflet en cuir encore revêtu de poils de vache.

Deux pinces, un marteau, une lime, une enclume faite d’un bloc de fer informe, c’était tout ce dont disposait l’ouvrier bijoutier qui tordait de l’argent ou du cuivre, sertissait des pierres de couleur et formait des bracelets, des agrafes, des bagues, des coffrets tout à fait dignes de l’intérêt d’un artiste.

Demi-accroupi, demi-allongé, il paraissait très grand, d’une maigreur élégante, les mains fines et délicates. Une chemise de laine grise trouée, serrée à la ceinture par une écharpe rose prodigieusement sale, laissait voir le bronze fauve du torse, des bras et des jambes nus. Une mousseline verte enroulée autour de son front ombrageait un superbe visage jeune, fier, de coupe anguleuse, à l’expression dédaigneuse, sournoise et tendre.

Indifférent — plutôt méprisant — du public qui se pressait autour de lui, il relevait rarement ses paupières qui voilaient d’admirables yeux sombres. Impassible et lent, il poursuivait sa besogne minutieuse, comme perdu en des pensées lointaines ou enseveli dans un étrange néant.

Cady s’était faufilée au premier rang et étudiait, absorbée, le bel Arabe.

— De longues minutes s’écoulèrent ; le public se renouvela dix fois autour de la forge du joaillier, puis devint plus rare : ce nègre silencieux et dédaigneux ne retenait pas la foule.

Cady demeura presque seule, debout, figée en sa contemplation.

Soudain, comme s’il eût été obscurément averti de cette présence, il leva la tête, et ses yeux de ténèbres enveloppèrent d’un regard rapide la silhouette de la jeune fille. Il ne dit mot, rabaissa ses paupières et se remit à travailler.

Cependant, à plusieurs reprises, son regard se releva, s’attacha de plus en plus longuement au visage, aux yeux de Cady, droite, silencieuse comme lui et suivant patiemment son travail.

C’était un bracelet composé de deux tors d’argent, terminé aux extrémités par des boules grossièrement modelées que l’ouvrier criblait de pierres de couleur en relief, serties en un filigrane délicat.

Subitement il se redressa et fit signe à Cady d’approcher.

— Viens, dit-il d’une voix gutturale. Achète.

Et, étendant le bras, il saisit la jeune fille au poignet, l’attira et lui glissa le bijou encore chaud de son contact à lui.

Elle rit, montrant ses dents, une lueur caressante en ses yeux. Et elle secoua la tête.

— Non, Je n’ai pas d’argent.

Il reprit le bijou qu’elle lui rendait, un désappointement répandu sur ses traits à la fois virils et candides.

— Pas d’argent ?… Mais si, toi riche.

Ses yeux inspectaient la toilette de la jeune fille. Elle affirma de nouveau :

— Non, je n’ai plus un sou.

Il lui tendit le bracelet avec entêtement.

— Toi prendre… demain apporter de l’argent.

— Demain non plus, je n’aurai pas d’argent !

— Après, plus tard… n’importe, j’attendrai.

Cady se laissa choir sur le sol, assise comme lui, les jambes ramenées sous elle.

— Non, dit-elle sérieusement, je suis pauvre et je ne peux pas acheter ton bijou.

Il l’étudia avec attention et proféra, l’accent monotone et naïf, tandis que ses yeux intelligents scrutaient profondément la jeune fille :

— Ton mari donnera l’argent.

Elle riait.

— Je n’ai pas de mari.

— Ton papa ?

— Non, non, mon papa n’est pas généreux !

Il reprit le bracelet, le frotta, fit briller l’argent et les pierres, et le tendit encore.

— Joli ! fit-il admirativement.

Cady affecta un air pensif et chagrin.

— Certainement, il est très joli et je l’aimerais bien, mais je ne peux pas l’acheter.

— Pas cher, vingt francs pour toi…

Et, quelque chose lui paraissant défectueux dans le bijou, il prit une énorme tenaille, une lime cassée et retailla, rogna avec soin.

Quand il eut fini, ses yeux s’attardant sur Cady immobile et attentive, il posa le bracelet sur ses genoux.

— Prends, dit-il laconiquement.

Et appelant un badaud qui passait, il lui demanda impérieusement :

— Cigarette !

L’autre ayant donné l’objet en riant, l’Arabe ne le remercia même pas, alluma la cigarette au feu de la forge et se mit à fumer en silence, son regard insistant ne quittant pas Cady.

Les paupières baissées, un sourire de triomphe courant sur ses lèvres frémissantes, elle prononça bas :

— Tu me donnes le bracelet ?

Il ne répondit pas, immobile, absorbé, une volupté sauvage répandue sur ses traits.

Ils restèrent ainsi face à face, sans parler, jusqu’à ce que la cigarette fût consumée. Alors, d’un geste souple, Cady se leva, tenant le bracelet du bout de ses doigts.

— Tu me le donnes ? répéta-t-elle câlinement.

Il se traîna près d’elle, toujours accroupi, prit le bijou et le passa au poignet de la fillette, autour duquel il dansait.

— Attends.

Il saisit une pince et imprima adroitement une torsion qui rapetissa le cercle.

De ses deux mains agiles, il fit monter et descendre le bracelet, ses doigts caressant l’épiderme velouté du bras de Cady.

Enfin, souriant, en découvrant ses belles dents blanches, il releva les yeux :

— Toi, jolie. Toi, jamais quitter cela, même pour la mort… Toi, souvenir de moi.

Cady inclina la tête avec une reconnaissance sincère et attendrie.

— Je te remercie.

Il insista :

— Toi, jamais donner, jamais vendre bijou, hein ?… Toujours porter ?

— Je te le promets, affirma-t-elle avec gravité, ses doigts menus caressant le bracelet.

Il se recula et ranima le feu qui s’éteignait.

— Tu viendras encore me voir ?

— Oui, promit-elle.

— Toi, Parisienne ?

— Oui.

Il soupira.

— Je voudrais voir Paris… Ici, pas moyen sortir, jamais.

Comme Cady allait s’éloigner, il lui tendit la main,

— Toi partir ?

— Oui.

— Adieu. Je t’attends demain.

Cady fit un geste espiègle.

— C’est cela, attends-moi !

Il ne se méprit pas à son accent.

— Toi, méchante… toi, pas revenir.

Et, avisant une épingle tombée des cheveux de Cady, il la ramassa et la lui tendit.

— Tiens.

Une idée de gamine surgit en l’esprit de la fillette.

— Regarde, s’écria-t-elle.

Et s’agenouillant devant le feu, elle posa l’extrémité de l’épingle en celluloïd sur la braise.

Une flamme jaillit en fusant, accompagnée d’une fumée blanche.

— Oh ! s’exclama l’Arabe surpris.

Cady souffla sur l’épingle et la lui tendit.

— Amuse-toi !…

De nouveau, comme un enfant, il enflamma l’objet, l’éteignit, le fit encore brûler avec des exclamation de plaisir et d’étonnement ; tandis que, de tous côtés, des nègres accouraient en piaillant et en se bousculant.

Cady s’esquiva et rejoignit Mlle Armande.

— Vite, filons, s’écria-t-elle. Nous allons prendre le thé quelque part, je meurs de faim !

Mlle Lavernière avisa le bracelet.

— Où avez-vous pris cela ?

Cady répondit, innocente :

— Je l’ai acheté quarante sous. Et comme je voudrais le porter, vous seriez bien gentille de dire à maman que vous me l’avez donné, pas ?… Ce sera une vieillerie que vous aurez retrouvée dans vos affaires…