La renaissance du livre (p. 218-225).

XXIV

Souffrante et exagérant son indisposition, ce qui satisfait son humeur morose du moment, Mlle Armande s’était couchée de bonne heure, exigeant impérieusement le silence et l’obscurité autour d’elle.

Justement, ce soir-là, Cady n’avait point sommeil et éprouvait une invincible répugnance à se mettre au lit.

Son inaction, son isolement la faisaient particulièrement souffrir, exaltant en elle la sensation d’être partout étrangère, intruse en cette maison, qui, néanmoins, représentait pour elle le foyer.

L’irritabilité de son institutrice lui interdisant la musique ou la lecture, sa ressource ordinaire, c’était en elle, durant ces heures pesantes d’oisiveté et de double solitude morale et matérielle, un malaise presque insupportable.

Cependant, elle fut distraite de l’énervement que lui causait le ronflement de Mlle Lavernière par deux ou trois rayons de clarté traversant la croisée à intervalles réguliers et pressés.

Elle ne douta pas que ce fût un signal et devina de qui il pouvait provenir.

— Georges ? murmura-t-elle, soudain intéressée.

Elle ouvrit la fenêtre du cabinet de toilette avec précaution et appela doucement :

— C’est toi ?

La lumière reparut de l’autre côté de la cour, et le petit garçon se pencha à la croisée ouverte.

— Je suis tout seul, viens ! implora-t-il, avec un tel accent de détresse et de mystère que le cœur de Cady fut instantanément gagné à tout ce qu’il pourrait exiger d’elle à cette minute.

— Je viens, dit-elle avec résolution, sans vouloir envisager la difficulté de s’évader de l’appartement à cette heure, alors que tous les domestiques étaient encore occupés dans la cuisine, qu’elle devait traverser, pour gagner l’escalier de service et rejoindre son ami.

Mais celui-ci l’émut encore bien davantage, en ajoutant avec timidité, le cœur gros :

— Si tu pouvais m’apporter quelque chose à manger ?… On est parti depuis ce matin… on ne m’a rien laissé… Il n’y a plus de bonne, et j’ai bien faim.

Bouleversée de pitié et de tendresse, Cady se rejeta en arrière, déterminée à tout risquer plutôt que de ne pas soulager cette souffrance. Sa sollicitude, sa compassion pour l’enfant submergèrent instantanément sa propre détresse, aussitôt oubliée, évanouie. Le cœur battant, le front brûlant, dans un état de surexcitation extraordinaire qui la préparait à n’importe quelle lutte, aux pires violences, Cady sortit de la chambre et traversa la cuisine au pas de charge.

Et, chose qu’elle ne pouvait prévoir, nul ne s’occupa d’elle.

Clémence et son aide, plongées dans la vaisselle ébouillantée, Maria qui essuyait l’argenterie, ne la virent même pas.

Valentin, en train de transvaser des restes de vin, ne se dérangea pas, se contentant de demander, goguenard et familier à la fillette qui le frôlait :

— Tu vas aux cabinets ?

Elle parvint sans autre incident à la petite pièce précédant l’escalier de service, qui renfermait le garde-manger et les armoires à linge et à provisions.

Alors, sans bruit, dans une demi-obscurité, elle ouvrit des portes, plongea la main et tâta.

Pas un reste. Mais, quelques légumes dans une corbeille, et un poulet cru posé sur une assiette, tout préparé pour le lendemain.

Il ne fallait pas songer à grappiller le moindre morceau de pain ; on le serrait à l’office, et Cady aurait dû revenir sur ses pas.

Envisageant avec quelque épouvante les suites probables de son vol lorsqu’il serait découvert, elle s’empara malgré tout du poulet, jeta quelques carottes, des pommes de terre dans sa robe relevée, et y ajouta une motte de beurre.

Puis, avec précipitation, elle ouvrit la porte de l’escalier dont elle conserva la clef, et se glissa dehors. Georges l’attendait de l’autre côté du palier.

Tous deux s’engouffrèrent dans l’appartement vide et sombre de Charlotte de Montigny.

— Tu m’apportes quelque chose ? demanda Georges avidement.

Cady répondit avec une effusion joyeuse :

— Oui, mon chéri !… Un poulet tout entier… Il est cru, mais nous allons le faire cuire.

Le petit garçon se lamenta.

— Le faire cuire ?… Cela sera long, et j’ai si faim !

Ils revinrent dans la cuisine, où ils firent de la lumière hardiment ; le verre dépoli des vitres les garantissait des indiscrétions d’en face.

Cady s’activait, vidant le beurre et le poulet dans une casserole qu’elle posa en plein feu sur le fourneau à gaz.

— Je vais ajouter des pommes de terre et des carottes ; ce sera excellent, affirma-t-elle.

Georges, captivé par ces apprêts, oublia sa fringale.

— Il faut éplucher les légumes ? émit-il avec un doute.

— Sûr !… et les couper en petits morceaux… Où y a-t-il un couteau ? fit Cady affairée.

Et, comme on entendait déjà le poulet grésiller, elle s’écria, enchantée :

— Tu verras, ce sera vite prêt !

Ils se hâtèrent de peler les légumes et de les jeter dans la casserole.

Cependant, la fillette eut un scrupule.

— Il est bien trop gros, ce poulet ! Il faut le découper, il cuira mieux.

Ce fut un carnage lamentable. Tous deux s’y évertuèrent avec un succès plus que discutable.

— C’est dégoûtant ! déclara Cady écœurée, les joues en feu, les mains poissées.

Mais Georges avait avisé un couperet.

— Attends, j’y arriverai !

Et, plaçant le poulet à demi déchiqueté sur la table, il frappa à tort et à travers, finissant par obtenir une défectueuse, mais complète fragmentation.

— Hein, ça y est-il ? s’écria-t-il triomphant.

Pendant qu’il remettait le volatile dépecé dans la casserole, Cady implora, ses mains souillées en l’air :

— De l’eau pour me laver !…

— Viens dans le cabinet de maman.

Ils traversèrent le salon où traînaient des robes, des dessous luxueux au parfum violent, la chambre à coucher au grand lit en désordre, puis, ils parvinrent au cabinet de toilette très élégant, assez spacieux, ayant la forme d’un triangle. Toutes les pièces prenaient jour sur la cour où donnaient également les cuisines et les chambres d’enfants de l’appartement Darquet.

Avant de tourner le commutateur, Georges ferma soigneusement les rideaux des fenêtres.

— Comme ça, on ne nous mouchardera pas de chez toi.

Cady se lava longuement, amusée par l’examen des mille outils et ingrédients qui encombraient la toilette de marbre rose.

— Ça sent bon, mais trop fort, chez ta mère.

Puis, avec une inquiétude :

— Mais c’est sûr que tu es seul ?… Personne ne va rentrer ?

Georges secoua la tête, des larmes revenant dans ses yeux.

— Non, je te dis !… Maman est partie ce matin en auto avec un type. Elle a dit qu’elle ne reviendrait pas avant deux jours.

— Et ta bonne ?

Le petit sanglota tout à fait.

Paulette a filé dès que maman a été sortie !…

Elle a raflé un bracelet qui restait dans l’armoire, et elle m’a dit : « Tu diras à ta mère que j’en ai assez de ne pas manger à ma faim et de ne plus voir la couleur de sa galette depuis six mois. »

Cady s’indigna.

— Mais si elle a volé, il faut la faire arrêter !…

Les larmes de Georges cessèrent de couler.

— Ah ! c’est pas maman qui ira chercher la police !… D’abord, Paul ne voudrait pas… D’ailleurs, le bracelet est en toc… Et puis, on lui devait de l’argent à Paulette, n’est-ce pas ? Seulement, la rosse, elle aurait bien pu me laisser quelque chose à boulotter !…

Un rappel fit bondir Cady.

— Le poulet !… il va brûler ! cria-t-elle consternée.

Ils s’élancèrent dans la cuisine d’où s’échappait un fumet peu rassurant.

Néanmoins, le dommage n’était pas grand, et les morceaux de viande et de légumes ayant été fortement secoués, Georges, dont l’odeur de la nourriture aiguisait encore le besoin, déclara que la cuisson était très suffisante.

— Tu crois ? fit Cady avec doute.

— Bien sûr !… C’est assez cuit puisque ça brûle. Cet argument paraissant sans réplique à la fillette, le ragoût fut vidé dans un plat et les enfants l’emportèrent dans le cabinet de toilette, où la vaste chaise longue leur parut le meuble le plus confortable pour effectuer leur repas.

— C’est délicieux ! s’écria Georges avec conviction, en dévorant un fragment d’aile.

— Vrai ?

— Jamais je n’ai rien mangé de si bon !… Tu es une cuisinière épatante, Cady !… Mange aussi toi, ma loute !…

Cady, qui se sentait subitement de l’appétit, essaya d’une carotte.

— Oui, c’est bon, déclara-t-elle en broyant avec effort le légume cru à l’intérieur et fortement rissolé sur le dessus.

Puis, elle goûta du poulet, et décréta, après réflexion, que ce qu’il y avait de meilleur, c’étaient les pommes de terre.

L’absence de pain ne les gênant point, ils burent de l’eau du broc de toilette dans un verre dans lequel demeurait un parfum de dentifrice.

À cette minute qui devait rester profondément gravée dans leur souvenir, mieux encore que leur appétit satisfait, la certitude de leur accord, de leur affection pour ainsi dire involontaire, les emplissait d’un sentiment de joyeuse sécurité, de bonheur sans prix.

Et l’entente absolue, la rare communion de ces deux êtres si différents de race, de milieu, de nature, avait cette force étrange, cet élan mystérieux de l’amour irréfléchi, souverain, qui parfois lie les adultes, sans que leur raison puisse intervenir pour proscrire ou ratifier leur choix.

Brusquement, leur quiète griserie se glaça. Cady se dressa à demi, comme un chevreuil apeuré.

— On vient !

Georges devint pâle, niant obstinément, bien que sans conviction :

— Mais non !… C’est dehors, le bruit !…

Cady s’empara nerveusement de la main de son ami qu’elle froissa entre ses doigts.

— On vient !… Tu entends bien, voyons ? On a ouvert la porte !… On parle !…

Cette fois, Georges ne contredit plus et courut tourner le commutateur de l’électricité.

Dans les ténèbres, l’émoi de la fillette s’exagéra.

— Je veux m’en aller ! fit-elle d’une voix sourde, éperdue.

Beaucoup moins troublé, le petit garçon la saisit aux poignets.

— Bouge pas !… Fais pas de musique !… Y a pas moyen de s’en aller, tu sais bien !…

En effet, dans le petit appartement de la demi-mondaine, le cabinet était sans autre issue que celle de la chambre à coucher qui, elle-même, était commandée par le salon.

Georges prêtait l’oreille.

— C’est maman… et le type, fit-il d’une voix imperceptible.

Par la porte entr’ouverte, l’on entendait le murmure d’une voix de femme plaintive et dolente, ainsi qu’une autre voix basse, passablement avinée.

Il y eut un remue-ménage, de légères plaintes, des exclamations d’impatience, scandées par des rires imbéciles d’homme dont la raison est sombrée.

Georges écoutait attentif.

— Il y a quelque chose qui ne va pas, murmura-t-il à l’oreille de Cady. Sûr, maman à été malade… C’est pour ça qu’ils ont arrêté leur voyage et rappliqué…

Cady ne soufflait plus mot, toute glacée par l’effroi d’être découverte.

Le petit garçon sentit son frémissement, et, apitoyé, il l’embrassa, l’étreignant câlinement.

— N’aie pas peur, y a pas de danger même s’ils nous apercevaient… Maman t’aime bien.

— Mais, je ne veux pas qu’on me voie !

— Eh bien ! on ne te verra pas… Écoute voir, voilà maman qui se couche… Elle geint. Sûr qu’elle ne viendra pas dans le cabinet… Alors, quand le type sera endormi, on filera tout doucement. Y n’entendront rien.

— Non, non, je veux m’en aller… Débrouille-toi.

Et, ouvrant la porte sans précaution, elle bondit dans la chambre et dévala, sans s’occuper des exclamations de surprise et d’effroi provenant du lit de Charlotte de Montigny.

Sur le palier, elle ouvrit prestement la porte de service de son appartement, traversa la cuisine déserte, fila le long du corridor et rentra à pas feutrés dans la chambre où Mlle Armande dormait pesamment.