La renaissance du livre (p. 187-196).

XXI

Tandis que Cady se réveillait toute courbaturée, la pensée vague, noyée en cette onde imprécise de tristesse et de souffrance qui suit les sommeils agités, Mlle Armande sauta à bas de son lit et s’habilla en chantonnant, alerte, radieuse.

— Comme vous êtes paresseuse, Cady !

Et, tout de suite, elle lui annonça une bonne nouvelle, sans se préoccuper des réflexions et des déductions que pourrait faire la jeune fille.

— Votre père va vous donner un piano pour vous toute seule, sur lequel vous jouerez tant que cela vous fera plaisir.

Ces paroles inattendues eurent raison de l’apathie de Cady. Elle se souleva dans sa couchette, ses deux bras nus allongés sur la couverture.

— Un piano pour moi ?… Et où sera-t-il ?

— Ici, naturellement. Ah ! il faut que je vous aime bien, Cady !… Car je déteste la musique, et vous allez me donner d’affreuses migraines !…

Cady se balançait dans son lit comme un jeune ours.

— Un piano ici, pour moi ? répéta-t-elle incrédule. Et je pourrai étudier quand je voudrai ?… C’est papa qui vous a dit cela ?

L’institutrice hocha la tête triomphalement, tâtant, pour la deuxième fois depuis cinq minutes, au fond de sa poche, le petit carnet de cuir fauve qui contenait le billet de cinq cents francs que le député lui avait remis la nuit précédente.

— Oui, votre père lui-même !… Ah ! il est généreux quand il s’y met !…

Elle délirait, entrevoyant un avenir doré, échafaudant des projets, des rêves sans nombre.

Gagnée à présent d’une fébrilité, Cady s’habilla rapidement.

— Où est-il le piano ?

Mlle Armande éclata de rire.

— Chez le marchand, pardi !

— Quand l’aurai-je ?

— Ah ! je ne sais pas !… Bientôt.

Et elle reprit vivement :

— N’allez pas en parler à votre père. Je suis censée de ne pas le savoir.

Cady fronça les sourcils, froissée à vif par un enchaînement de pensées. D’ailleurs, ce malaise s’effaça vite. Elle questionna :

— C’est vous qui lui avez demandé ce piano pour moi ?

— C’est-à-dire que, je ne sais à propos de quoi, j’ai dit à votre père combien vous aviez du talent pour votre âge, et quel chagrin c’était pour vous de ne pouvoir travailler que chez votre professeur, puisque votre maman ne vous permet pas de jouer sur le piano du salon. Alors, comme probablement il était très content à ce moment-là, il s’est écrié : « Eh bien ! je vais lui en payer un, à ma petite fille, elle l’aura chez elle, et tapera dessus à sa fantaisie ! »

Jetant alors les yeux sur la physionomie ambiguë de Cady, l’institutrice ajouta, d’un accent dépité :

— Vous pourriez me dire merci !

La fillette tressaillit et prononça du bout des lèvres :

— Je vous remercie.

— Quel ton !… Quelle enfant désagréable vous faites !… Si j’avais su, je vous réponds que je n’aurais pas pris cette peine !

Un éclair de colère étincela dans le regard de Cady. Elle fit un grand geste et cria d’une voix stridente :

— Faut-il aussi que je vous remercie parce que vous couchez avec papa ?

Mlle Armande, cramoisie, furibonde, s’élança vers elle, menaçante.

— Petit monstre !… Petite grossière !… Petite menteuse !…

La porte du cabinet de toilette se ferma à un doigt de son nez et l’on entendit Cady se verrouiller sauvagement à l’intérieur.

Mlle Armande revint se jeter dans le fauteuil, haletante.

— Ah ! Dieu ! faut-il en supporter ! gémit-elle, en frappant furieusement ses talons sur le sol.

Après le dîner tout intime, où assistaient seulement Listonnet et Malifer, les deux secrétaires politiques du député, le peintre Jacques Laumière et Maurice Deber, le fonctionnaire colonial à la veille de son départ pour l’Indochine, Cyprien Darquet arrêta sa fille au moment où elle disparaissait discrètement, accompagnée de son institutrice.

— Reste, Cady.

Le cœur tressautant, car elle devinait qu’il serait question du piano, la fillette s’immobilisa. Mlle Armande hésita sur le seuil ; puis, comme aucune invitation pour elle ne suivait, elle acheva de sortir, rouge et vexée.

Le député attira sa fille qui approchait à petits pas, les yeux brillants et interrogateurs.

— Dis-moi, tu étudies toujours le piano ?

— Oui, papa.

— Cela t’amuse ?

— Oh ! oui, s’écria l’enfant ardemment.

— Cela te ferait plaisir d’avoir un instrument chez toi ?

La réalisation de son rêve, de l’espoir qui l’avait bouleversée pendant toute la journée suffoqua la fillette, qui ne répondit que par un balbutiement inintelligible.

Mme Darquet abandonna sa conversation avec Laumière pour jeter d’un air alarmé :

— Vous êtes fou, Cyprien ?… Vous savez bien que je ne puis supporter les études de piano !

— Aussi, répliqua M. Darquet, s’agit-il de placer un piano chez Cady. Son appartement est suffisamment séparé des nôtres pour que le bruit ne vous gêne pas.

Mme Darquet insista, contrariée.

— Cela n’est pas sûr !… Les domestiques sont si négligents… Les portes de communication ne sont que trop souvent ouvertes. D’ailleurs, Cady est une élève déplorable et des leçons au dehors, constamment surveillées, lui sont infiniment plus profitables.

Malgré l’indignation, la révolte et la douleur bouillonnant en elle, Cady se taisait sans une objection. Mais son regard ému et suppliant s’attachait avec une telle éloquence sur son père que celui-ci sourit, caressant la fillette de sa grosse main lourde qui faisait plier le corps frêle sous son poids amical.

— Rassure-toi, Cady, tu l’auras, ton instrument… Ah ! si, toutefois, tu peux me jouer quelque chose de passable… Allons ! mets-toi au piano et barbotte…

Cady se sentit défaillir. Une sueur froide humectait ses tempes et ses paumes.

— Jouer !… Jouer pour cet auditoire froid, indifférent, incompréhensif !…

— Jouer quoi ?… balbutia-t-elle, éperdue.

— N’importe !… une bêtise quelconque. Tu sais bien quelque chose par cœur ?

— Non, non ! rien par cœur, je joue toujours avec la musique ! dit Cady précipitamment.

Mme Darquet intervint encore, avec mécontentement :

— Voilà qui est absurde !… Je dirai à Mlle Lavernière qu’elle veille à ce que tu exécutes tous tes morceaux de mémoire… C’est indispensable. Te vois-tu, plus tard, dans le monde, apportant ta musique comme une artiste, ou alors incapable de jouer !… À quoi bon travailler si l’on ne peut pas se produire ?…

La tête basse, Cady retenait les paroles passionnées qui faisaient frémir ses lèvres.

Jouer, mon Dieu ?… Mais l’on jouait d’abord et surtout pour soi !…

Cependant, comme M. Darquet faisait mine de se fâcher, elle rassembla tout son courage et courut au casier de musique, avec le rappel de certain cahier…

Elle annonça, un peu rassérénée, plaçant le volume sur le pupitre :

— Papa, si tu veux, je te jouerai une Romance sans paroles, de Mendelssohn ?

Maurice Deber, qui écoutait en buvant son café, sourit :

— Rien que cela, miss Cady !… Vous avez de l’ambition !…

Mme Darquet se leva avec ennui.

— Si nous faisions un bridge dans votre cabinet, mon ami ?

Cyprien acquiesça avec empressement.

— Excellente idée !… Venez-vous, Deber ?

Le jeune homme se récusa :

— Je vous avoue que je n’y entends rien… Et, si vous le permettez, je resterai à écouter Mlle Cady.

Quant à Laumière, il eut un geste d’effroi simulé :

— Un bridge !… Vous ne voulez pas ma mort, chère madame ? D’ailleurs, vous voyez comme je suis agréablement occupé.

Dînant chaque quinzaine chez les Darquet, le jeune peintre, très curieux de littérature et de publications nouvelles, fouillait en toute liberté dans le tas de volumes, de revues, de brochures que le député recevait, sans jamais y jeter un coup d’œil. Laumière passait sa soirée à parcourir ce butin et faisait son choix, qu’il emportait ensuite.

C’était chose convenue ; aussi n’insista-t-on point pour le distraire, et la partie s’organisa entre les maîtres de la maison et les deux secrétaires.

Soulagée par la fuite de son auditoire, Cady ouvrit le piano et l’essaya en sourdine.

— Quel sabot ! fit-elle avec une grimace.

Deber s’était installé près d’elle, dans un fauteuil.

Allons, miss Cady, décidez-vous, fit-il en souriant avec indulgence. Je suppose que je ne vous intimide pas ?

— Oh ! mon Dieu, non ! répondit-elle en riant.

Et elle attaqua très doucement le morceau choisi.

C’était une pièce d’une sentimentalité passablement vulgaire, mais Cady la jouait avec une simplicité, une discrétion qui en faisaient une chose vraiment charmante.

Deber écoutait, surpris et séduit, les yeux attachés sur le visage de la pianiste qui, dans l’immobilité et l’application, reprenait toute la juvénilité, fuyant parfois cette physionomie de petite Parisienne précoce.

Quand elle s’arrêta et se détourna lentement, il dit malgré lui :

— Qui vous a appris à jouer ce morceau de cette façon ?

Elle secoua la tête.

— Personne.

Il l’examinait curieusement.

— Comment, à votre âge, savez-vous lui donner cette expression ?

Le rire de Cady fusa.

— Oh ! ça, je ne sais pas !… Je fais les notes, voilà tout !…

Il l’étudiait intensément, de plus en plus intéressé.

— Non, non, murmura-t-il. La musique, ce n’est pas simplement « faire les notes ».

Et, presque durement :

— À quoi songez-vous quand vous jouez ?

La fillette lui lança un regard énigmatique.

— Moi ?… À rien… Je vis dans la musique, c’est bien assez.

Il répéta, frappé :

— « Je vis dans la musique. » Savez-vous que c’est très profond ce que vous venez de dire là, petite fille !…

Mais Cady, préoccupée, ne l’écoutait plus.

— Papa, est-ce bien ?

La voix indifférente de Cyprien traversa le salon.

— Très bien, mignonne… Tu auras ton joujou. Dès demain, tu viendras le choisir avec moi.

À ces mots consacrant définitivement une joie dont elle avait toujours douté, Cady, fauchée par l’émotion, s’abattit sur le clavier, la figure cachée dans ses mains, en poussant une série de petits cris articulés.

— Vous êtes contente ? demanda Deber.

Elle releva un visage radieux.

— Vous voyez bien !… Quand je fais le petit cochon joyeux, c’est que je ne sais plus exprimer combien je suis heureuse.

Les yeux du jeune homme ne la quittaient pas.

— Quelle nature curieuse et attachante ! laissa-t-il tomber involontairement.

Elle lui jeta un regard vif.

— Je croyais que vous me trouviez insupportable ? Vous m’avez appelée « jeune monstre sans aucun intérêt ».

Il rit.

— Vous vous souvenez de cela ?

— On se souvient toujours des choses désagréables.

Il fit un geste.

— Bah ! que vous importe le jugement d’un individu qui part dans trois jours pour six ans ! Quand je reviendrai, je serai pour de bon un « vieux monsieur grognon », ajouta-t-il en citant les paroles que Cady avait eues pour lui naguère.

Elle l’examinait avec attention.

— Non, vous n’avez pas l’air vieux… Et, ce soir, vous n’êtes point grognon.

Il salua.

— Enchanté de votre nouvelle appréciation ! Alors, nous nous séparerons avec, mutuellement, meilleure appréciation que lors de notre première entrevue ?

Elle demanda, coquettement :

— Vous penserez à moi, là-bas ?

Son ton déplut au jeune homme, qui fronça les sourcils et répondit sèchement :

— Ma foi, il est probable que j’aurai d’autres occupations !…

Puis, il se radoucit et prit la main de la fillette amicalement.

— Savez-vous ce que je vous souhaite pendant ces six ans ?

— Non.

— Eh bien, de rajeunir… Afin que je retrouve non pas une petite poupée truquée comme à présent, mais une vraie jeune fille.

Elle questionna, avec un rappel soudain :

— Quand vous reviendrez, voudrez-vous m’apporter un diamant dans sa gangue comme celui de papa ?

Il la regarda fixement et dit avec lenteur. :

— Oui… Je vous apporterai un diamant… Mais un diamant débarrassé de sa vilaine enveloppe… Et je vous promets qu’il sera à vous… si, vous aussi, vous avez rejeté votre gangue.

Elle fit un geste d’impatience.

— Vous parlez déjà chinois, monsieur Deber.

Il sourit :

— Tant mieux si vous ne me comprenez pas… C’est signe que vous êtes heureusement plus enfant que vous n’en avez l’air.

Jacques Laumière, ayant achevé son choix de livres, approcha.

— Que jabotez-vous tous deux ? Vous êtes donc réconciliés ?

— Oui, répondit Maurice.

Cady fit la moue.

— On verra cela dans six ans.

— Diable ! pourquoi ce long terme ?

— Lorsqu’il reviendra d’Indochine.

— Six ans ! s’écria Laumière. Que serons-nous devenus, grand Dieu, dans six ans ! Toi, Cady, tu seras mariée…

La fillette se rebiffa.

— Jamais de la vie, par exemple !

Deber déclara légèrement :

— Du tout, elle m’attendra. Si elle est devenue un ange, je l’épouserai.

Laumière rit.

— Je ne vois pas Cady en femme mariée ! D’ailleurs, j’ai un droit de priorité que je réclame.

Cady lança impétueusement :

— Oh ! c’est toi, Jacques, que je ne vois pas marié, et surtout avec moi ! Tu seras mon amant, si tu veux, mais pas mon mari, je t’en réponds !

— Patatras ! s’écria Laumière. Il y avait trop longtemps que Cady était sage ! Il lui fallait bien commettre une incongruité !

Deber haussa les épaules et se leva, visiblement contrarié.

— C’est une pauvre enfant déplorablement élevée ! dit-il en s’éloignant.

Cady salua son dos avec une révérence comique.

— Va donc ! vieux barbant !

Et, revenant à Jacques, elle entrelaça ses doigts à ceux du peintre, le regardant dans les yeux.

— Tu veux de moi, demain, pour poser ? dit-elle bas, ardemment.

Il l’étudiait, un rien troublé, comprenant qu’elle ne parlait point du portrait officiel presque terminé et dont le peintre faisait traîner volontairement les dernières séances ; mais bien du tableau pour lequel, une seule fois, elle avait livré son corps nu, audacieusement.

— Oui, je veux de toi, répondit-il bas aussi, les yeux attachés sur la grâce de cette fillette, dont il se rappelait la beauté avec un mystérieux frisson intime.