La Machine à courage/Texte entier

Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. T--).



GEORGETTE LEBLANC
LA MACHINE
À COURAGE
SOUVENIRS
PRÉFACE DE JEAN COCTEAU
Illustré de planches hors texte
J. B. JANIN



L’édition originale de cet ouvrage a été tirée à cinquante deux exemplaires sur alfa dont quarante exemplaires numérotés de 1 à 40 et douze exemplaires hors commerce marqués 41 à 52


Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays, y compris la Russie.
Copyright by J. B. Janin Éditeur, 1947.
Note de Wikisource

Préface de Jean Cocteau non incluse, dans le domaine public en 2034


Georgette Leblanc, née en 1869 à Rouen, était la fille d’un armateur de cette ville et la sœur du romancier Maurice Leblanc.

Engagée à l’Opéra-Comique où elle créa avec un grand succès le rôle de Françoise dans L’Attaque du Moulin d’Alfred Bruneau. Enthousiasmée par les premiers livres de Maeterlinck, elle décida d’approcher son idole littéraire. Et abandonnant ses premiers amis français, les Rose-Croix, le Sâr Peladan, Elémir Bourges, Rollinat, Armand Point, elle signa un contrat avec le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles. Georgette Leblanc interpréta sur cette scène Carmen d’une façon singulière, Thaïs, et créa La Navarraise de Massenet. Présentée à Maeterlinck, elle plut à celui qu’elle admirait et devint la compagne du poète de 1895 à 1918. Pendant ces vingt années d’intimité amoureuse et spirituelle, elle fut la collaboratrice et l’interprète de l’auteur de La Sagesse et la Destinée et de Pelléas.

Georgette Leblanc fut l’interprète inoubliable des principales héroïnes du théâtre maeterlinckien : Monna Vanna, Ariane, la Lumière de L’Oiseau Bleu. Musicalement, elle créa l’Ariane de Paul Dukas à Paris et, à Boston, la Mélisande de Debussy.

Enfin, elle fut l’organisatrice et la protagoniste des représentations de Saint-Wandrille, dont Macbeth de Shakespeare traduit par Maeterlinck et Pelléas devaient marquer une date dans les tentatives de théâtre joué dans des décors naturels.

Après sa séparation douloureuse d’avec son compagnon de vingt années glorieuses, Georgette Leblanc se trouva seule à affronter le dur destin d’une femme illustre et réduite à ses propres forces. C’est alors qu’elle découvrit l’Amérique, patrie du courage et de l’aventure. Ses étonnements, ses déboires, sa victoire difficile, ses rêves et ses nouveaux triomphes sont consignés dans La Machine à courage avec une franchise, une crânerie, une élégance qui placent son modèle et son historien à la hauteur des grands exemples d’énergie humaine.

Revenue en France, Georgette Leblanc ne devait plus apparaître que sur l’écran dans un film d’avant-garde de Marcel Lherbier : l’Inhumaine, dont elle avait inspiré le scénario, un des chefs-d’œuvre français du muet, tourné dans des décors cubistes de Mallet-Stevens, qu’elle interpréta habillée par Poiret en compagnie de Jacques Catelain et de Philippe Hériat.

Georgette Leblanc mourut à Cannes en 1941. Digne héritière d’une Sarah Bernhardt, d’une Isadora Duncan, Georgette Leblanc a illustré le drame de la Personne en conflit avec la Société et les circonstances de son temps, ce temps si peu connu de « l’entre-deux-guerres-mondiales » dont elle est à la fois l’héroïne inoubliable et la mémorialiste.

N. D. L. E.

JE DÉDIE CE LIVRE À L’AMITIÉ
G. L.


AVANT-PROPOS



Notre planète est couverte aujourd’hui de machines à courage. Cela m’incite à expliquer, à excuser même le titre de ce livre annoncé dans mes Souvenirs.

D’abord ce titre n’est pas pour moi seule, il comporte les vies de tous les artistes. Quand je dis artistes je parle de quelque chose de périmé ; de cette race romantique destinée à disparaître dans un monde que j’appelle le monde matière. Je fais partie de cette espèce. C’est un malheur et c’est tous les bonheurs. C’est avoir mille palais pour goûter l’infini des délices de la vie.

Si je veux définir ma vie par un mot je dirai : recherche. Recherche de quoi ? Il faut presque le temps d’une existence pour le savoir.

J’ai d’abord cherché la vie dans ce qu’on appelle vivre. J’y ai trouvé l’amour et du bonheur. Mais j’ai senti toujours que la vie n’est pas là où nous sommes, ni dans les événements qui nous atteignent. Où est-elle ?… J’ai cherché. À force de chercher je me suis trouvée dans le noir. Je suis restée long temps ainsi… je pourrais dire nulle part, ayant tout perdu et n’ayant encore rien gagné. Entre ce qu’on ne veut plus et ce que l’on veut il y a le vide. Peu à peu tout s’est éclairci.

J’ai vécu à côté de la mort.

Mais j’avais le pressentiment que quelque chose d’essentiel — entrevu à New-York — m’arriverait dans ces dernières années. Je ne me trompais pas. Entre ma vie en Amérique et celle d’aujourd’hui un énorme espace s’est étalé. C’est que les années à partir de quarante à quarante-cinq ans comptent double. On a gardé ce qu’on avait et on a gagné ce que l’on n’avait pas. Le livre suit donc une évolution qui pour moi n’est pas une courbe, mais une montée mathématique. C’est pourquoi il m’a semblé plus vrai de la diviser selon ma vie en quatre parties (quatre roues) complètement différentes. La première partie est : recommencement ; la deuxième : mouvement ; la troisième : recherche ; la quatrième est de nouveau mouvement ; mais à un autre plan essentiel, où l’apparence s’immobilise.


PREMIÈRE ROUE


« Je sais qu’il est un peu fou de partir ainsi dépouillée de tout. Mais qu’importe ! Si je meurs ce n’est pas important, et si je résiste, si je parviens à me reconstruire, ce sera intéressant au moins pour moi… »

Lettre à Madame G…, Paris, Novembre 1920.


CHAPITRE PREMIER

NEW-YORK. — TOUT ET RIEN. — BROADWAY. — LA THÉORIE DE L’ÉCLATEMENT



Décembre 1920. J’étais à New-York sur le pont de Brooklyn. Un vent dur luttait contre moi. Je tenais mon manteau à deux mains pour protéger mon corps — un corps… tout ce que je possédais. Rien quand on a tout, tout quand on n’a rien.

J’étais égarée parmi les choses géantes. Une foule pressée s’agitait sur le pont. Je ne comprenais pas ses desseins, je ne comprenais pas ses mots. Je regardais au loin l’extraordinaire City. À travers les piliers noirs du pont barrant l’espace blanc d’un matin d’hiver, le jeu de ses tours semblait un jeu d’échecs pour Titans.

On a bravé l’équilibre, un jour l’île crèvera sous le poids des gratte-ciel.


Dans mon sac j’avais inscrit le numéro de l’autobus qui devait me reconduire à l’hôtel. Je me sentais totalement libre, même libre de moi, sans nom et sans langage. Je m’appliquais à être sans passé.

La vie n’était que sourire dans ce pays. La veille, j’avais visité des boutiques de fleuristes. Sur des banderolles blanches et bleues on proclamait — « Dites-le avec des roses. » — « Dites-le avec des lys »… etc ! etc. D’autres ordonnaient — « Gardez le sourire »… « Préservez votre temps. » Il fallait donc parler avec des fleurs sur cette île fabuleuse et l’on y commandait le sourire… on y protégeait le temps… Dans quel but cette attitude standardisée ? Dans le but d’atteindre à la joie. C’était là le sens de la foule sur le pont de Brooklyn. De tous côtés, elle allait au plaisir. Le travail d’aujourd’hui, chacun l’enjambe avec allégresse pour s’amuser après. On dévore la journée pour arriver au dancing, on dévore la semaine pour atteindre le week-end. Tout le monde est élégant, tout le monde rit et danse. Le bonheur est à deux temps, le bonheur est vertical.


L’autobus me descendit devant Madison-Square Hôtel où mon manager avait retenu ce que les Américains appellent une suite — chambre, salle de bain, salon.

Rejetant son ouvrage, perdant ses lunettes et les deux bras tendus vers moi, ma compagne se précipita. — « Comment vas-tu, ma chérie » ? Aujourd’hui comme autrefois, la chère créature m’accueille toujours ainsi. Que j’aie fait le tour du jardin ou la traversée de l’Atlantique, sa voie émue m’interroge avec la même sollicitude. J’allais quitter la France, quand elle m’écrivit de Belgique ces simples mots : « Je suis bien peu de choses… mais l’idée que tu pars seule et si loin me torture. Je n’ai plus personne au monde. Accepte ma vie, je te la donne. »

Ancienne institutrice d’un collège de Bruxelles, elle avait pris sa retraite. Allait-elle abandonner son repos pour s’associer à ma vie ?… Elle repoussa mes scrupules et, peu de jours après, elle arrivait. Elle ressemble à la mère de saint Augustin. Je l’appelai Monique. J’aime le travail du temps sur les êtres bons. L’ombre qui gagnait doucement son visage de vitrail le faisait plus calme encore. Les lignes du nez, du menton et l’ovale de ses joues étaient arrondies. Ses cheveux en bandeaux la coiffaient en rond. Dans sa voix comme dans ses manières, elle était sans angles. Dans cette apparence bien rangée, il ne pouvait habiter qu’un caractère sans aspérités. À Paris, quand elle parut chez moi, avec son regard tranquille, il me sembla que toute la paix des béguinages flamands allait m’accompagner sur le nouveau continent.


Monique me débarrassait de mon manteau et m’annonçait une bonne nouvelle. Un de ces messieurs du journal avait trouvé un appartement pour nous — une occasion, une vraie chance ; de plus une négresse pour faire notre ménage et la vie serait pour rien. — « D’ailleurs, ajoutait Monique, ils nous diront tout ce qu’il faut faire, ils sont si bons. »

Liée par contrat avec Véral D., agent de William Randolph Hearst, le plus fameux des rois de la presse américaine, j’attendais que l’on juge le moment opportun de « me lancer ». Rien à cette époque ne pouvait me plaire mieux que cette vie entre parenthèses. — « Qui parle de business dans ce pays ? » On m’encourage à rêver, à me promener. On me remercie de n’être point pressée de paraître et l’on m’est reconnaissant de ma confiante obéissance. « On ne veut que votre bonheur », répétait mon manager.

J’avais rencontré Véral D. à Paris, un an plus tôt (1919). Le mariage de Maeterlinck et notre séparation venaient d’avoir lieu. Je relevais de maladie et je voulais absolument partir pour l’Amérique. Mais je ne possédais ni argent ni bijoux ni bibelots rares. Ce que j’avais pu gagner en jouant de belles œuvres qui n’étaient pas pour le grand public, je l’avais consacré à ces mêmes œuvres, et n’ayant eu comme la plupart des artistes aucun engagement pendant la guerre, j’avais dû vivre modestement. Certes, j’aurais pu être prévoyante… mais la prévoyance n’est-elle pas de l’avarice préventive…

Véral D. m’apparut comme un sauveur. Il prétendait tenir les fils des plus grandes affaires : magazines, cinémas, concerts, théâtres. Je ne lui en demandais pas tant… Il était persuasif et sûr de lui (comme ceux qui, n’ayant rien, n’ont rien à perdre). Il me fit des promesses extravagantes. J’acceptai un contrat qui me liait à lui pour cinq ans, lui assurant une part de trente pour cent sur toutes mes affaires. La première devait être la publication de mes souvenirs. Véral escomptait qu’elle m’apporterait aux États-Unis une énorme réclame qui servirait de base à tous mes autres engagements, C’était logique et raisonnable.

Dans mon contrat, je stipulai que la personnalité de Maeterlinck ne serait mise en cause qu’avec mon assentiment et dans les termes que j’aurais moi-même rédigés. Je ne pris aucune autre précaution. Véral retourna à New-York et, trois semaines après, il me câbla que le « Sunday American » de William Randolph Hearst offrait quatre mille dollars pour mes mémoires. La somme proposée était modique, disait-il, au regard de celle qu’il avait espérée. Pour moi, la somme était énorme ; et… partir était le commencement d’une seconde vie.

J’acceptai sans prendre le moindre renseignement sur ce William Randolph Hearst, non plus que sur Véral D. qui était un de ses agents.

Je m’embarquai sur l’« Olympic » le 27 octobre 1920. J’avais pris ce paquebot lorsque j’étais allée à Boston pour créer à l’Opéra « Pelléas et Mélisande » de Debussy et jouer « Monna Vanna ». J’avais alors un contrat qui m’assurait mille dollars par soirée.

Maintenant, j’étais depuis quelques jours à New-York où l’on me demandait simplement de me promener et d’attendre.

Après les événements que je venais de traverser, cela me plaisait. Peut-être… un peu trop.


« Ils nous diront tout ce qu’il faut faire, ils sont si bons », achevait Monique, lorsque se présenta le sourire standardisé de Véral. Il s’agissait d’aller visiter l’appartement trouvé, le soir même.

Véral était parfaitement sympathique, qualité indispensable à qui veut rouler son prochain… (faites-le avec des roses). Haute taille, regard puéril, sourire confiant et paternel.

L’appartement était situé loin du centre, à la 72ème rue, au septième étage. Il était tard. Une grosse dame nous reçut en peignoir japonais. Ses gestes exhalaient un parfum géant de pommade et de poivre. En France j’aurais du premier regard classé cette personne. À New-York, elle bénéficia de mon ignorance. D’ailleurs, hypnotisée par un piano à queue qui tenait la moitié du salon, je vis tout à travers lui.

La grosse dame réclamait le paiement immédiat de quatre mois, soit mille dollars. Je m’inquiétai. Mon manager brusqua la conclusion — « Le journal ne vous comptera que la moitié de cette location. »

« — Mais pourquoi ? »

« — Parce que nous voulons votre bonheur. »

L’argument me laissa sans réplique.


Nous rentrâmes en flânant parmi l’éblouissement de Broadway, feu d’artifice commercial et céleste. Le chewing-gum représenté par une théorie de clowns bondissait dans les cieux, la gloire d’un nouvel extincteur tranchait la nue de fusées diamantées, un dragon de saphirs vomissait une fontaine de Jouvence d’un rouge insultant. Tous les points cardinaux crachaient de la folie devant les étoiles mortes et la lune éteinte.

Véral m’exposait enfin sa théorie de l’éclatement. Je m’y étais conformée sans comprendre depuis le jour où j’avais reçu de lui, sur le paquebot, le câble suivant — « Gardez arrivée rigoureusement incognito. » Ce câble était insolite. Je savais assez des habitudes américaines, et l’énorme importance que l’on donne à l’arrivée des vedettes, pour être surprise d’une telle recommandation, mais je me souvenais des dernières paroles de Véral à Paris : « Là-bas, je dirigerai vos affaires d’une manière tout à fait nouvelle, selon mon système de l’éclatement. »

J’avais voyagé sans fracas, emportant un poisson rouge et, dans une bonbonnière, un peu de terre de l’Abbaye de St. Wandrille. Lorsque, en vue de la Liberté, les reporters s’abattirent sur le pont comme des insectes, obéissant au câble, je pris la fuite. Ils foncèrent sur la cabine de ma compagne. Elle savait mal mentir : — « I don’t know Georgette Leblanc… I don’t know ». Ses dénégations rougissantes encouragèrent les journalistes. Soudain je fus traquée. Six bouches s’ouvrirent en même temps — « You are Georgette Leblanc ! Vous venez en Amérique épouser un milliardaire » ! Désespérément je criai — « I don’t know » ! et pour échapper aux kodaks, je m’élançai dans l’ombre des corridors. Une salle de bain m’accueillit. Inquiète du sort de Saint-Augustin, mon poisson, que je tenais sous le bras dans un bocal de voyage, je soulevai ma cape. Dans sa prison de verre, la petite flamme d’or se tordait presque à sec. Je me précipitai sur un lavabo et tournai par mégarde le robinet d’eau chaude… Je le rappelai à la vie sous l’eau froide quand Monique me rejoignit — « Ah ! mon pauvre petit, quelle aventure ! j’ai pourtant très bien menti, mais ces gens-là sont des diables. Il n’y a pas moyen de leur cacher quelque chose ! »


Tout en marchant dans Broadway, je demandai à mon manager quels étaient ses plans et ce que j’allais faire pour commencer.

L’impénétrable Véral souriait : « Attendez, attendez. Nous allons d’abord vous cacher. »

Puis, il expliqua : « Ici, le succès dépend de la violence du coup porté. Le marché est trop encombré, il faut éclater comme une bombe. Vous avez la chance d’être entre les mains de Hearst, le plus fort businessman des États-Unis. Plusieurs rédacteurs du journal s’intéressent à votre réussite. Laissez-vous conduire les yeux fermés. Au moment où vos « Mémoires » seront publiés, vous paraîtrez à l’écran, vous chanterez, vous donnerez des conférences, vous jouerez… etc… Tout arrivera en même temps, ce sera magnifique. Vous ne pouvez concevoir la grandeur d’une telle préparation. »

Je le regardai, l’enthousiasme brillait derrière ses lunettes. Chapeau à la main, il offrait son crâne nu aux clartés multicolores et marchait en triomphateur.

« — Évidemment, votre premier voyage ne fut pas préparé de la même façon. Alors, on vous a interviewée de Cherbourg à New-York. Des légendes vous précédaient… le diamant, symbole d’amour, encastré dans votre front… vos costumes de princesse Mélisande dans les rues de Paris… six lévriers blancs harnachés de vrais rubis, un lézard apprivoisé dans votre corsage… Ah ! c’était superbe, le directeur du Boston Opera avait bien fait les choses, mais il y a sept ans de cela… sept années pour New-York, ça en vaut soixante à Paris. Chaque saison apporte un changement radical. La publicité, les goûts, les idées, les affaires, tout est différent. Il faut créer du nouveau. Cette fois-ci — mystère… mystère… et puis… » Véral s’arrêta. Son geste accompagna une flèche d’or qui fendait l’espace et, à pleins poumons, il hurla — l’éclatement ! »


Le lendemain — déluge. L’orage américain a des dimensions folles. La foudre tombe en séries. On se meut dans des ténèbres rayées de feu.

Il était neuf heures du soir. Nous allions emménager suivies d’un camion chargé de mes malles de théâtre et avec deux autos pour les petits bagages.

J’occupais la première, accompagnée de Véral. Son profil romain aux angles amollis découpait sa bouderie sur la vitre. Il avait considéré le transport de mon poisson avec hostilité. — « Vous en trouverez des centaines à côté de chez vous… » Maintenant je tenais sa maison d’eau sur mes genoux, et par représailles je la laissais à chaque heurt éclabousser Véral.

La porte était flanquée de deux arbres taillés et le vestibule de la maison me plut. Des murs clairs, un tapis écarlate, une chaleur vive. Nous fûmes accueillis par un éclair de joie dans une face noire — le janitor, sorte de concierge-domestique, gardien de chaque immeuble. Immédiatement et éternellement dévoué à tous les locataires, il partageait sa sollicitude en quinze parts (la maison ayant quinze étages) et il n’en était pas avare.

Nous avions devancé Monique : je m’assis dans un fauteuil de faux gothique, amusée par le nègre qui s’efforçait de découvrir les particularités d’un poisson rouge français. Il agitait ses grandes mains autour du bocal « Allo, Boy ! allo, French fish ! How do you do ?  »

Dès que Monique arriva, le janitor lui expliqua l’organisation. Elle placerait tous les soirs sur le monte-charge la liste de ce que nous désirions avoir le lendemain. À la première heure tout serait là, soigneusement enfermé dans une boîte capitonnée de glace. Véral prit congé. L’ascenseur en nous arrachant au sol nous sembla mû par notre seule allégresse.

Elle ne dura pas. Rien ne fonctionnait. Les objets mal raccommodés se brisaient entre les doigts… et la propreté n’était qu’apparente.

La nuit fut atroce. Nos lits mal ajustés sur leurs pattes n’offraient que des creux et des bosses. Les matelas étaient d’une saleté repoussante. Finalement, installées dans des fauteuils, nous attendîmes le jour en comptant les heures. Cependant, il n’arrivait pas. Le jour ne devait jamais venir…


Lorsque la pendule sonna neuf heures, je courus à la fenêtre. On aurait pu toucher le mur d’en face en étendant la main. Là-haut, comme au bout d’un corridor vertical, j’aperçus un petit morceau de ciel gris, tandis qu’une haleine empestée montait vers moi. En bas, c’était une étroite cour où l’on jetait les détritus d’une cuisine de restaurant. Je refermai les fenêtres et allumai l’électricité. J’avais payé quatre mois de loyer.

J’appelai Véral à notre secours. Son désespoir fut pénible à voir. Il proposa mille extravagances pour me libérer alors que nous n’avions aucun recours. La grosse dame qui nous avait cédé son appartement s’était embarquée le jour même pour une destination inconnue. Elle nous laissait aux prises avec un inventaire aussi fantaisiste qu’interminable. Il fallut réparer les objets indispensables, tenter de refaire les matelas, nettoyer mille choses.

Ma dette augmenta.

Je découvris quelques mois après que l’appartement était celui de la maîtresse d’un des rédacteurs du journal.


CHAPITRE II

WILLIAM RANDOLPH HEARST ET le Sunday American. — INCOGNITO. — L’HIPPODROME. — LE FEU QUOTIDIEN. — LE « SENSATIONNEL INDISPENSABLE. »



Le journal qui devait publier mes « Souvenirs », le Sunday-American de Hearst, hebdomadaire illustré, était un de ces étonnants journaux du dimanche, si volumineux qu’il faut les porter à pleins bras.

Véral m’emmena visiter l’établissement. Il occupait plusieurs « blocks » dans un quartier populeux. Une façade si longue que l’on n’en voyait pas la fin, des fenêtres toutes petites, des rues sombres. J’eus l’impression de prison. Nous entrâmes directement par l’imprimerie — région infernale où la chaleur, le bruit, les faces humaines ruisselantes, tout m’invitait à la fuite. Plusieurs escaliers de fer montaient en vrilles dans les salles. Je me précipitai dans le premier venu pour chercher l’air et la paix. En haut, c’était moins noir, moins chaud, mais aussi laid et aussi sale.

Véral me présenta tous les rédacteurs du journal, mais quand je demandai si je ne verrais pas le directeur, William Randolph Hearst, on se mit à rire très fort — on ne connaît pas le rire modéré en Amérique. Jamais le directeur ne venait au journal, il avait d’ailleurs plusieurs journaux et vivait dans plusieurs pays à la fois.

À partir de ce jour, les collaborateurs du Sunday, amis de Véral, se dirent les miens. Ils étaient aussi intéressés que lui à la réussite. J’étais le gâteau dont chacun s’attribuait une part à l’avance — celui-ci avait des capitaux dans une firme de cinéma et celui-là dans des théâtres de vaudeville. L’un travaillait à un scénario pour moi, un autre écrivait un sketch pour ma tournée de music-hall.

Le correcteur du journal, Monsieur Read, allait bientôt jouer le premier rôle dans mes affaires. C’était un homme de quarante ans qui en paraissait soixante. Il avait une tête de renard pelé, une peau jaune minutieusement plissée, des vêtements trop larges pour ses épaules trop maigres. Ses yeux pâles et ennuyés semblaient deux vitres devant une pluie perpétuelle. Dans les grands moments de sa vie, la pluie semblait s’arrêter et un petit rayon de soleil jaune filtrait entre ses paupières. Il suivait les offices le dimanche avec sa femme, vaste créature aux pieds plats, habillée de satin noir et ornée de jais. Il y avait aussi Mr. et Mrs. Smith — lui, bipède sautillant et futé, elle massive, péremptoire et d’aplomb comme un quadrupède. Mr. Gordon (rédacteur en chef), sanglier d’aspect et de caractère, complétait le groupe par lequel je fus entourée avec de chaudes protestations.

On ne voulait qu’une chose — mon bonheur.


On est très familier en Amérique. Toujours en bras de chemise aussi bien moralement que physiquement. On échange tout de suite les prénoms, on s’embrasse, on prodigue les « Darling » et les « Dearest ». Je fus immédiatement « le cher Georges », parfois « le grand Georges » quand on envisageait mon triomphe commercial, et souvent « le petit Georges » parce que les cœurs débordaient. Au reste, ils n’étaient pas méchants, ils étaient simplement des gens de business.

Gais et satisfaits, ils parlaient souvent à la fois — Read toujours sournois, Smith léger, Gordon grognant ses rires. Les deux dames trompetaient sur un mode aigu. Véral répandu dans un fauteuil, coupait ses phrases en lançant des anneaux de fumée vers le plafond. Il promenait sur tout le monde un regard enchanté. Sa part dans tous mes engagements était de trente pour cent. Chaque fois qu’il prélevait au Sunday American une avance pour moi sur mon paiement futur, il prenait son pourcentage et n’en demandait pas plus, c’était un sage.

Je me sentais là comme dans un coin du jardin d’acclimatation, moins l’estime que j’éprouve pour l’intégrité de la vie animale.


Ils me conduisirent dans les restaurants chics, dans les théâtres et les music-halls. Je devais mettre mes plus grandes toilettes. Alors on observait l’impression qu’elles produisaient et l’on parlait affaires. Il fallait bien manger un peu du gâteau en imagination.

Un soir que l’on avait particulièrement bien dîné avec les amis des amis, nous allâmes souper après le théâtre dans un restaurant où l’on servait du vin dans des tasses pour tromper la surveillance des agents de la prohibition. Un groupe de nègres se trémoussait sur une estrade en poussant des cris aigus. C’était la grande noce. Elle se prolongea tard dans la nuit.

À la fin, chacun vint me remercier. J’étais un peu surprise… quand Véral me glissa à l’oreille :

« — C’est vous qui payez ce soir. »

« — Mais… »

« — Vous comprenez que vous ne pouvez pas toujours être l’invitée, alors, j’ai pris au journal le nécessaire. »

Si j’avais eu quelque méfiance, j’aurais compris. Mais à cette époque je vivais dans une sorte de léthargie. J’allais, je venais, je parlais, ni heureuse, ni malheureuse. J’avançais sans savoir vers quoi, attendant que viennent les sources d’une existence réelle. Les gens qui s’occupaient de mes affaires avaient beau jeu — j’étais ailleurs. Je pensais simplement :

« — Que me veut la vie toute puissante ? Pourquoi suis-je maintenant comme une terre d’hiver ?… Et quand viendra la germination ? » Je gardais ma foi. Foi qui ne reposait sur rien, phénomène organique dont je ne savais ni l’ordre, ni les lois, mais je croyais en sa force, elle me porterait, me grandirait.

Je connaissais quelques personnes à New-York. Cependant je m’abstins de leur téléphoner.

« — Aussi longtemps que vous n’aurez pas débuté, disait Véral, ne signalez pas votre présence. Contentez-vous des personnes que je vous amène et qui savent nos plans. »

Chaque jour je sortais seule au hasard. Je regardais. Mes journées se passaient à regarder. Dans les magasins, dans les musées, surtout à la public library où l’on obtient un livre en deux secondes.

J’allais partout où ma curiosité me poussait. Une fois j’aperçus au delà d’une porte un large escalier de fer qui semblait public. Je m’y engageai, un agent me dit des mots que je ne compris pas, mais il souriait, c’était assez. Je montai des étages et des étages sans fin, et tout en haut je me vis au dernier rang d’un immense amphithéâtre, sans doute 80 ou 90 mètres de profondeur. Au fond de cet entonnoir je devinais des ruisseaux brillants de clowns, de chevaux, de drapeaux, une fantasmagorie étincelante. Une musique que je sentais violente m’arrivait presque morte. Mais ce qui me retenait étaient les parois de l’abîme ; parois vivantes, faites de mains claquantes et de bouches hurlantes. Je distinguais là pour la première fois l’enthousiasme de la race américaine, cette race panachée faite de ce qui est le plus audacieux, le plus tonique parmi les autres pays.

J’étais trop loin pour m’amuser du spectacle, au milieu des pompiers, des oranges et des peanuts, mais combien il me plaisait de voir cette ébullition de forces dans quoi je me jetterais bientôt. Certes, je la mesurais à une manifestation enfantine et je ne savais pas ce qu’elle serait simplement soulevée par une chose d’art.

Je gardais donc mon jugement lorsque intervint dans ces arènes délirantes un silence total et frémissant, fait de tous les souffles retenus. Il me fit penser à celui d’une forêt, la nuit, quand on surprend soudain la respiration de la terre. On avait un peu baissé la brutalité des projecteurs. Alors j’aperçus, arrivant sur l’estrade au milieu du cirque, une fragile silhouette noire. Une voix translucide s’éleva. Un chant paisible, lent, dont les notes ravissantes ressemblaient aux fusées qui se répandent très haut en bulles multicolores. Une paix religieuse s’établit. J’attendais, mais je savais déjà quelle serait la réaction. Elle dépassa mon attente. Des premiers rangs, tout en bas — de la zone des places chères, et du cœur même de la corolle géante — montait un chœur de cris fous, désordonnés. La femme rappelée sans cesse, revenait saluer inlassablement… Sans le savoir, j’avais fait la connaissance du fameux Hippodrome de la City.

Ce jour-là, je rentrai toute ravivée par la confiance.


Le temps passe vite que l’on n’emploie pas. Mes journées, seulement illustrées par de menues découvertes, s’écoulaient comme des heures. À mes velléités d’inquiétude, Véral répondait en fataliste : « La date de vos débuts est écrite ! » Il comptait même pour peu de chose que la traduction de mes Mémoires fût encore inachevée.

La paix se refermait sur nous.


Je suppléai au moins en partie à l’irritante obscurité dans laquelle il nous fallait vivre.

À New-York toutes les maisons sont coiffées de plat, elles forment des terrasses toujours accessibles. La nôtre était noire, entourée de vieilles cheminées, encombrée de larges réservoirs, on ne pouvait y marcher sans se prendre les pieds dans des kilomètres de tuyaux de caoutchouc, toujours prêts à lutter contre les incendies quotidiens. Cependant elle me ravissait. J’y montais le matin de bonne heure, quand les fumées s’élèvent droites ; j’y montais l’après-midi, quand les fumées languissent. Monique m’y accompagnait avec un panier, nous y prenions le thé. Je regrettais le crépuscule. Dans les villes américaines l’éclat du jour avant sa chute est remplacé par de folles lumières. En vain j’essayais de saisir les instants qui séparent le jour de la nuit. Sur mes genoux, mon livre ouvert était encore en pleine clarté quand des routes d’argent et d’or sillonnaient les cieux, jetant sur mes pages des lueurs obliques et fulgurantes. Alors nous descendions l’étroit escalier de fer qui nous menait à l’ascenseur.


Un matin, au petit jour, le janitor frappa à toutes les portes, hurlant — « Au feu ! Descendez ! » L’ascenseur fonctionnait frénétiquement. Les gens se bousculaient, je tombai. On me déposa dans la rue. J’oubliai ma souffrance en regardant le décor théâtral des pompiers américains — leitmotiv de la vie new-yorkaise. Plusieurs fois par jour un sinistre est signalé. Avec une surfièvre, une survitesse, le cortège fantasmagorique, traînant un matériel proportionné aux gratte-ciel, coupe la ville comme un bolide. On devine des centaines d’hommes en uniformes éclatants, des casques brillants, des cuivres, une cargaison étincelante. C’est à la fois guerrier, beau et joyeux. Pas de morts, grâce aux terrasses qui se succèdent. Des passerelles sont jetées et des échelles tendues. Tout est prêt comme un spectacle bien réglé. Qu’importe que le mobilier soit brûlé ou noyé — il y a les dommages-intérêts et le feu purificateur est béni. Les enfants américains, businessmen en herbe, pourraient modifier leur Pater :

« — Donnez-nous aujourd’hui notre feu quotidien. »

Je gardai de ma chute une entorse et restai couchée vingt et un jour.


J’étais encore sur une chaise longue quand on me prévint que la traduction était finie. Le jour même Véral et Read vinrent ensemble — de petits changements s’imposaient.

Pourquoi prenaient-ils un air si grave ? Je me mis à rire.

« Je changerai ce que vous voudrez, indiquez-moi ce que je dois faire. »

« — Impossible, s’écria Read, vous ne pouvez pas comprendre les exigences de l’esprit américain. Il faut nous laisser absolument libres. »

Pour la première fois, je vis s’allumer dans ses yeux un petit rayon jaune. En même temps j’entendis ma propre voix comme à travers une cloison.

« — Si vous ne me montrez pas vos changements, rien ne paraîtra. J’ai exigé que pas un mot ne serait changé sans mon consentement… On m’a promis de se conformer à ma volonté, vous ne me forcerez pas…

Véral protestait, la mine bouleversée.

« — Vous n’y songez pas, ma chère… comment pouvez-vous penser… comment pourrions-nous vous déplaire… nous sommes prêts à faire n’importe quel sacrifice pour vous éviter une peine… »

« — Je ne demande rien. J’exige mes droits… »

Read avait repris son expression lasse. La pluie de l’ennui tombait de nouveau devant ses petits yeux roux.

Ils me quittèrent piteux, mais promettant de me soumettre les changements nécessaires.


Tous les jours Véral téléphonait :

« — Je suis là, ma chère, dormez en paix ! Votre situation est excellente, je fais savoir en sourdine que vous êtes à New-York, le mystère vous entoure, la curiosité s’éveille. »

Nous vivions modestement, mais les frais indispensables étaient lourds. La négresse coûtait plus d’un dollar par jour. Le sourire du janitor lui rapportait un dollar par appartement — ce qui élevait à soixante dollars par mois les appointements de ce personnage. Le blanchissage qui revenait chaque semaine neigeux, gaufré, étoilé de bleu comme un trousseau de province, coûtait très cher. Mon manager puisait pour nous, à la caisse du journal, une soixantaine de dollars par semaine.


Brusquement Véral « oublia » de nous apporter de l’argent. Monique lui téléphona :

« — Voilà deux semaines que nous sommes sans ressources… »

« — Vous avez fait des notes chez les fournisseurs ? Aucune importance, je vous apporterai cinq cents dollars après-demain et vous réglerez tout à la fois, c’est bien plus simple. »

Cet après-demain ne vint jamais. Il nous fallut encore réduire notre nourriture, supprimer nos moindres frais et attendre de jour en jour. Les cinq cents dollars n’arrivaient pas. Quand Véral reparut enfin, il était satisfait, comme d’habitude, mais n’apportait rien.

« — Le journal refuse de continuer ses avances. Je n’ai rien à vous remettre. »

C’était si simple dans sa voix et si inconcevable dans ma pensée que je ne comprenais pas. Il répéta, martelant ses syllabes :

« — Le journal refuse de continuer ses avances. »

« — Mais j’ai un contrat, Hearst n’a qu’à publier et me payer ! »

« — Si nous étions libres, ce serait fait depuis longtemps, mais puisque vous n’admettez pas le point de vue du journal c’est impossible. Ça peut traîner indéfiniment, des années… »

« — Quoi ? Comment ? »

« — Oui, on peut renoncer à vous publier si vous ne cédez pas. Alors vous n’aurez plus qu’à rembourser le journal pour libérer votre manuscrit. »

Autour de ma gorge un cercle se rétrécissait. Hearst avait acheté mon manuscrit pour quatre mille dollars payables après la publication, mais son contrat ne fixait aucun délai pour cette publication. Un autre contrat pour ces concerts ou du cinéma me permettrait de rembourser le Sunday American. J’étais engagée par Véral pour cinq années… Mais qu’y avait-il de vrai dans tout ce qu’il prétendait préparer ? Que pouvait-il faire, étant insolvable et connu comme tel. Dans l’immeuble qu’il habitait, on l’avait affirmé à Monique… Maintenant je comprenais toutes leurs comédies et pourquoi ils voulaient ma réclusion…

Mon manager ne s’emballait pas, il supplia.

« — Vous refusez une fortune ! On ne refuse pas une fortune ! »

Si l’affaire était perdue, il perdait sa part.


Read et Véral vinrent protester ensemble. Ce qu’ils appelaient le « sensationnel indispensable à l’appétit du lecteur américain » c’était ce que nous appelions, nous, le plus vulgaire scandale. J’avais été unie pendant vingt ans à un poète célèbre, il fallait le salir avec subtilité, l’accuser des pires vilenies, inventer sur lui des histoires propres à choquer la morale américaine et la prohibition. Il fallait accepter le scandale franco-belge qui avait été préparé avant ma venue et qui dictait leurs actes depuis mon arrivée.

Il ne me restait que le droit de refuser les combinaisons de Hearst et de sa bande. C’était mon unique pouvoir, mais j’en userais jusqu’au bout, quoi qu’il puisse m’en coûter.

« — Réfléchissez ! Prenez garde ! Soyez raisonnable ! Vous ne comprenez pas le business américain. Avec cette affaire-là nous tenons des millions. »

« — Je ne céderai jamais. Ce serait trop triste si, avec une histoire si belle et si haute, je ne faisais qu’une affaire. »

Ils partirent enfin, Read sournois et sinistre, Véral courbé, misérable. Dans notre salon, noir à trois heures, Monique me tenait les mains et se pressait contre mon épaule.

« — Qu’allons-nous devenir, ma chérie ? »

Nous étions perdues sur un îlot de ténèbres. Je répondis :

« — Ils céderont, tu verras. »

Pourtant je n’espérais guère.


Maintenant je savais à quel géant j’étais liée. William Randolph Hearst était une puissance formidable. Il possédait alors d’innombrables journaux et magazines, dont trois en Angleterre, plusieurs postes d’émission de radio, des syndicats de presse, des compagnies de cinéma, d’énormes propriétés immobilières à New-York, au Mexique et, en Californie, des mines d’or et des richesses artistiques incalculables. Son palais de San Siméon était une splendeur — il se trouvait au milieu d’un domaine de cent vingt mille hectares et était relié par des fils privés aux salles de rédaction de tous ses journaux. Avec Rockefeller et Ford il constituait le trio le plus considérable des rois américains.


CHAPITRE III

FILM TRAGIQUE. — LES DERVICHES TOURNEURS. — LE GRAND AIR DONNE DE L’APPÉTIT. — « UP ! UP ! PLEASE. » — « L’OISEAU D’OR. » — CINQ DOLLARS AU CENTRAL PARK. — Monna Vanna AU MANHATTAN OPERA.



À partir de ce moment la vie se déroula comme un film tragique. J’avais tout attendu des gens qui m’entouraient, j’apprenais qu’ils attendaient tout de moi. Le scandale préparé avec mes Mémoires n’était que le premier d’une série. En m’y refusant, je bloquais le reste.

Véral cherchait en vain un capitaliste, répétant sans pudeur :

« — Nous ne sommes pas trois à mourir de faim, mais six, car je dois penser à ma femme et à mes enfants. »

Pendant ce temps mon manuscrit passait de main en main à la direction, où l’on prétendait « examiner la question ». Ne pourrait-on faire quelque effort des deux côtés, pour se mettre d’accord ? J’ajoutais vainement des histoires de théâtre, des anecdotes « plaisantes ». On voulait toujours ce que je ne voulais pas. Chaque jour Véral venait avec un nouveau projet ou un nouvel échec… cinéma, théâtres, concerts. Il m’emmenait en hâte pour convaincre et… je ne savais pas l’anglais ; pour conquérir… et je n’avais pas une seule robe d’après-midi. Sûre de trouver à New-York des costumes tailleur, je n’avais emporté que des toilettes de soirée. Cependant on aime les Françaises. Je trouvais des sympathies, mais où trouver de l’argent ?

L’agitation de New-York crée des tourbillons, les gens sans argent sont perdus. S’ils résistent au vertige, ils tournent et tourbillonnent sans arrêt. Ces derviches tourneurs devaient fatalement me tendre la main et inconsciemment je commençais mon mouvement de rotation.

… On espère un capital pour monter Pelléas et Mélisande en anglais. Je travaille des nuits entières et — quand je sais le rôle, pas d’argent pour monter la pièce… Une dame veut organiser des concerts français. Elle possède une salle et connaît un milliardaire turc. Mon manager se précipite chez lui et n’en sort plus. Quand il passe en coup de vent, il exulte. Ses poches sont bourrées de cigares, il engraisse et nous fait des promesses nourrissantes. Celui qu’il nomme Ali-Baba n’aime que la France et fera tout pour moi. Mais un soir la dame organisatrice arrive affolée. Elle vient de voir la demeure d’Ali-Baba cernée par des policemen. C’était un escroc. Pourtant ces quelques jours de vie abondante ont ranimé l’énergie de mon manager.

« — Ma chère, ne pensez pas à la nourriture. Songez aux pauvres qui n’ont pas de feu. Vous avez chaud et votre appartement est payé… »

Nous ne sortons plus. Le grand air donne de l’appétit. Je remarque en Monique des signes d’épuisement qui me désespèrent… Un soir, tandis que nous dînons d’un verre de lait et d’une pomme, on téléphone. C’est de Philadelphie — une firme de cinéma est disposée à m’engager. On parle d’une grosse somme.

« — Pour tourner quoi ? » dis-je.

« — Votre vie avec un homme célèbre. Tout pour vous, tout contre lui. »

Je raccroche… Je retrouve un Russe rencontré un peu partout au cours de mes tournées. La litanie habituelle commence.

« — Ma chère amie, moi, dans un mois je vous aurai libérée. Après, que voulez-vous ? Un théâtre, une salle de concerts ? Écrire des articles ? Faire des conférences ? du cinéma ? Que les directeurs sont bêtes donc de n’avoir pas encore présenté au public une artiste telle que vous ! »

« — Merci, merci, mon cher, on verra » !…

Véral retrouve un ami, agent de cinéma, qui a « des sentiments français » et qui conformera un scénario à mes idées. L’ami aux « sentiments français » me comprend. Malheureusement, je le comprends aussi — malgré un nez décisif il a des yeux en pénitence sous un front trop haut et une expression de chien sage. Je vois tout de suite qu’il ne pourra rien faire. Mais il envoie chez moi plusieurs « producers ». En face de cinq gros hommes à gros cigares je m’assois, je me lève, je ris, je souris, je tire avec résignation les ficelles de ma marionnette jusqu’à ce qu’on me dise « Stop ». Cependant ils ne partent pas, ils parlent entre eux et semblent embarrassés. Alors je ne connaissais pas encore la gêne spéciale de l’homme américain — pesante et puérile, grave et enfantine. Soudain le plus gros, qui paraît le plus important, allonge sa canne vers le bas de ma jupe et avec un sourire qu’il veut aimable.

— « Up ! Up ! please ». À cette époque les jupes descendaient assez bas et je sais le rôle que jouent les jambes sur l’écran américain. Alors il leur faut encore quelque chose. Cette fois c’est un gros doigt timide qui s’avance vers moi. Une voix interroge :

« — Corset ? »

Avant que j’aie pu répondre négativement, le doigt fonce sur mon plexus solaire pour s’assurer de sa liberté. Tout va très bien. Il n’y a plus qu’à chercher l’argent.


Depuis longtemps j’avais brisé la consigne de l’incognito. Je fréquentais des amis auxquels j’avais d’abord caché ma venue.

Ceux-là qui comprenaient mon point de vue ne voyaient pas de solution. Les conseils que je recevais n’étaient pas encourageants. Le journal pouvait me traîner indéfiniment.

« — Par le Sunday American vous êtes liée à une force formidable. Vous n’en sortirez pas. »

« — En Amérique tout est différent, faites fortune et ne vous inquiétez pas du reste… »

Ou encore :

« — Ne luttez pas davantage. Quatre mois sans rien faire à New-York, vous êtes déjà perdue. »

Certes, si je voulais être « raisonnable », répétait Véral, et me plier à la psychologie de la presse Hearst, on obtiendrait vite le capital introuvable ; mais puisqu’il devait compter sur mon « inconcevable entêtement », il allait chercher encore une autre issue… Et l’on me fit connaître les fameux music-halls appelés vaudevilles — établissements gigantesques et innombrables qui existent dans toutes les grandes villes des États-Unis.

« — J’ai en vue un vrai poète qui vous fera un sketch, déclare Véral, et l’on me propose deux cents dollars par jour pendant un an. » J’accepte sous condition de connaître le sketch. On résiste. J’insiste. On refuse. Je ne cède pas. Finalement je lis le chef-d’œuvre :

Le titre est « L’Oiseau d’Or ». La scène représente un cabinet de travail dans une abbaye :

Au lever du rideau l’acteur, grimé de façon à rappeler les traits d’un poète célèbre, médite à sa table de travail. En vain il implore le plafond, l’inspiration ne vient pas. La porte s’ouvre et je parais, vêtue d’or. Pour encourager le génie, je prends des poses plastiques, mais le poète trempe sa plume dans l’encre et n’écrit rien. Je disparais. Alors survient une jeune servante écourtée dont le nom est Cerisette — nom d’apéritif destiné à exciter l’inspiration. Elle se précipite vers une armoire dont elle retire une bouteille et un verre. Elle fait boire le poète, qui retrempe sa plume dans l’encrier et couvre plusieurs feuillets. D’un œil il suit son travail, de l’autre les trémoussements de la jeune personne. C’est la résurrection du génie. À ce moment je reviens, encore en statue d’or. Je symbolise cette fois le renoncement, en portant un petit sac de voyage. Le trio échange quelques gestes dramatiques, puis l’action se précipite. Entre un sac de voyage et une bouteille, l’homme titube, tandis que descendent au fond de la scène des échelons lumineux que gravit la fée « Oiseau d’or » en chantant un hymne de paix. Le couple se dirige vers une alcôve laissant apercevoir un divan flanqué d’un bar. Le rideau tombe.

Cette ordure devait remplir quinze minutes.

Découragé par ma colère, mon manager commence à douter de ses possibilités.


Chassée de mon lit atroce, je dors dans un fauteuil… Sans cesse blessée, secouée, submergée, comprimée… Tout est fait pour m’exaspérer, me lasser, me décourager. Mais je résiste et je bénis le vertige qui m’empêche de penser… On me déclare que ma conduite est une « faillite » épouvantable pour le groupe des agents Hearst. On cesse de me voir et les calomnies commencent :

« — Elle ne veut pas travailler, elle n’est capable de rien. »

Je décide de me révolter. Mon manager sent une atmosphère qu’il ne connaît pas. Je le menace. Il me défie de trouver une issue. Mais étant en mauvaise posture, il me suppose des armes que je n’ai pas. Je le mets en demeure d’arranger tout et lui déclare que je vais agir…

Une heure après je marche dans le Central Park qui se trouve au bout de la rue que nous habitons. Les gens passent vite, le nez rouge, la chaleur du souffle visible dans l’air froid, les mains enfoncées dans les poches. Un rassemblement m’arrête — deux hommes armés d’un filet poursuivent un pigeon blessé pour le soigner. L’instant me semble propice. On vient, on regarde, on s’attroupe. Je guette les pardessus chics. Je sors un album de mon manteau et je commence… Le monsieur bien mis risque un œil sur mon croquis. Je sais la puérilité de ces vieux Américains graves. J’oublie les rides, j’arrondis les joues. Roméo à lunettes, il est ridicule mais il s’intéresse davantage et, spontanément :

« — How much ?  »

« — Je ne sais pas. »

Il cherche dans son portefeuille, examine ma fourrure et demande ma signature. Je rougis, il n’insiste pas, remercie et part, laissant en mes mains un billet de cinq dollars. Ce billet restera toujours devant mes yeux, couvrant tout New-York de son importance…

Ce même soir nous achevions de dîner — un vrai dîner, avec du jambon et des nouilles. Monique me regardait inquiète. Quand n’était-elle pas inquiète, la chère amie qui partageait mes angoisses avec tant de douceur. J’allais au Chicago Opera.

« — Mon Dieu ! » soupira-t-elle, tu vas entendre Monna Vanna !

Je répondis vaguement :

« — Pourquoi pas ? »

En vérité mon aventure de l’après-midi avait réveillé mon audace. Je me sentais libre pour la première fois depuis mon arrivée.

Je n’étais pas encore sortie seule le soir et je redoutais d’affronter l’autobus en costume de soirée. J’enroulai autour de mon cou une étole de chinchilla qui me cachait le visage jusqu’au bout du nez, et je partis en riant pour rassurer Monique. Mais tout se passa bien. Les autobus de la cité, surtout ceux de la Fifth avenue, sont un moyen de locomotion familial. Sur l’impériale, en été, on voit même des messieurs en smoking et des dames en grande toilette.

À l’Opéra je n’eus qu’à demander la baignoire de Madame Hammerstein, directrice du Manhattan Opera House depuis la mort de son mari, Oscar Hammerstein. Au moment où je frappais au numéro indiqué, la porte de la baignoire voisine s’ouvrit. Un jeune homme parut sur le seuil. Je répondis à son salut sans comprendre, Madame Hammerstein me présentait à ses invités et me faisait asseoir au premier rang à côté d’elle. Mary Garden était déjà en scène. J’attendais avec intérêt sa création.

Dès le rideau baissé le jeune garçon qui m’avait saluée s’introduisit. Il se nomma, Allen Tanner. Il parlait un français imaginé par lui, mais je compris qu’il m’avait rencontrée quelques années avant quand j’étais à l’Opéra de Boston. Au premier regard on pouvait voir que la nature s’était trompée après avoir assemblé tous les éléments essentiels à la plus délicate féminité. Un visage sensible et nerveux, deux longues mains fines dont il semblait avoir conscience perpétuellement. Il m’expliqua qu’il était pianiste et ne vivait que « dans son piano ».

Le rideau se leva sur la tente de Prinzivalle, l’admirable Muratore. Mon jeune ami se retira, emportant mon adresse. Je repris ma place avec moins de tristesse. J’écoutais, je regardais tout en pensant à l’action pour laquelle j’étais venue…

Sur la scène, aucun souvenir ne me troublait. Garden enveloppée de voiles légers ne me rappelait pas Monna Vanna. Parfois je fermais les yeux, reposée par les vibrations.

Soudain la fin de l’acte me saisit, c’était le charivari des cloches, des clameurs, des cris triomphants, de tous les bruits artificiels tant de fois réglés par moi-même dans les coulisses de tous les pays.

Et j’étais là, immobile, figée. J’entendis la voix de Madame Hammerstein :

« — Voulez-vous venir féliciter Garden ? »

« — Certes… »

Je mis de la poudre et me levai automatiquement.


La loge de Garden était pleine de monde. À travers les épaules et les têtes j’apercevais par instants le bandeau qui encerclait sa beauté hardie. Tout à coup la foule les sépara.

« — Georgette Leblanc ! How do you do ?  » Avec son geste de franchise caractéristique elle me tendait la main, souriante, sympathique.

« — Comment trouvez-vous l’orchestre et les décors ? et les costumes ? et l’interprétation ? Ce n’est pas la première fois que vous venez à New-York ?… Aoh ! je joue Thaïs la semaine prochaine, il faudra revenir… il faudra revenir… au revoir !… Très heureuse de vous avoir revue ! »

J’étais sortie déjà, je marchais à contre-flot au milieu des vagues de gens qui se précipitaient. Dans l’antichambre, une haute glace me renvoyait mon image plus grande que moi, elle me sembla tenir ma vie morte entre ses bras.

Je me dirigeai du côté de Muratore. Il me vit par-dessus la foule et dans un grand geste :

« — Place à Monna Vanna ! »

Puis :

« — Comment ne vous a-t-on pas encore entendue à New-York ? Que faites-vous ? Quel est votre manager ?

Au nom de Hearst, il bondit :

« — Hélas ! si je ne partais pas ces jours-ci, comme j’aimerais à vous tirer de là ! »

La fin du troisième acte arriva. Je devais faire le geste pour lequel j’étais venue. La poitrine de Madame Hammerstein soulevait un étalage de perles et de diamants. Son visage était bon, ses yeux très doux.

La foule sortit. Madame Hammerstein et moi nous nous tenions dans la salle éteinte, au bas du grand escalier. Je disais ma situation. Elle me serrait les mains. J’abordai la question difficile… je ne pouvais plus lutter sans argent, voudrait-elle m’acheter mon chinchilla ?

Elle se laissa tomber sur les premières marches de l’escalier, la tête dans les mains, pleurant à grands sanglots, murmurant sa détresse… son théâtre hypothéqué, ses dettes, ses créanciers, la recette saisie chaque soir, ses vrais bijoux remplacés par des faux, dans son appartement plus de meubles, rien à manger, elle ne songeait plus qu’à se tuer — elle n’imaginait pas que l’on pût vivre sans luxe…

Ce fut moi qui la consolai…

Quelque temps après, j’appris qu’elle s’était tuée.


Chez moi, Monique m’attendait angoissée. Au bruit de l’ascenseur elle ouvrit la porte. Véral se tenait derrière elle, pâle et nerveux.

« — J’étais trop inquiet pour partir avant votre retour. »

« — Que craigniez-vous donc ? Les roues de l’autobus ou l’attraction de l’Hudson ? »


CHAPITRE IV

« À COUP DE DICTIONNAIRE. » — CADEAUX AMÉRICAINS. — « LADIES INVITED. » — DEUX CRÉATURES PRÉHISTORIQUES.



Le lendemain, un bouquet de lys du Japon avec une lettre et sur la carte d’Allen Tanner une phrase musicale de Debussy.

Je copie textuellement :

New-York.

Chère Madame,
À coups de dictionnaire, je m’assis vous écrire.
À dire la vérité, je n’ai jamais été présenté
à vous. Je me suis présenter au grand besoin
me contenter à cause d’une admiration profonde,
laquelle a exister toute ma vie.
Pardonnez-moi. Ne croyez pas que je suis
présomptueux : il fallait vous addresser parce
que c’est un visage telement me connaitre,
telement admiré et telement sympathique.
Je suis musicien, dévoué à Debussy, Ravel,
Scriabin et tous les vrais magiciens.
Voulez-vous être si gentil, me permetter
vous voir, chère Madame ? Peut-être
nous pouvons faire la musique.

À bientôt, j’espère.

Allen Tanner.

Je le remerciai. Par téléphone son français comique me donna un fou rire.

« — Aoh ! vous voulez m’apprendre ? »

« — Jamais, votre langage est trop drôle ! »

Son rire roucoulait chaudement dans sa gorge et, lorsqu’il parlait bas, sa voix gardait la sonorité ronde d’une cloche à peine remuée.

« — Vous chantez certainement ? »

« — Mais oui, vous verrez ! »

Il fut convenu qu’il me rendrait visite le jour même.

Il arriva à quatre heures et mit dans mes mains trois petits paquets enveloppés de papier d’or, enrubannés de bleu, de rose et de mauve.

« — Des petites cadeaux », dit-il en souriant pour lui-même.

Son grand pardessus posé sur ses épaules, ondulait comme une cape. Ses mouvements étaient précautionneux. Je dénouai un ruban, mais sous l’enveloppe dorée une pelure de papier adhérait à son contenu. Allen surveillait mes gestes si gravement que je n’osai rien déchirer. Alors il demanda un peu d’eau. Avec le coin de son mouchoir, il humecta le papier. Une chose en sucre apparut, découpée en forme de cœur.

« — C’est une spécialité américaine — maple sugar. C’est très bon, et puis, ça dure longtemps. »

J’étais très occupée autour du second paquet — un savon de Guerlain à l’œillet. Le troisième objet, en forme d’étui, était plus lourd et plus grand.

« — Du chocolat poudré, dit Allen, en roulant la dernière syllabe. Vous n’avez pas pris le thé ? Voulez-vous que je fasse du chocolat ? »

Je l’emmenai vers la cuisine. Visiblement, elle chômait. Allen se précipita vers la porte.

« — Tournez le poudre, je vais chercher tout ».


Il faisait beau, je proposai de monter sur la terrasse. J’absorbai les cinq étages en courant. Je parlais… je parlais… La vie était si changée tout à coup, il me fallait jeter mon plaisir comme du lest pour supporter tant de joie.

Pour la première fois je me trouvais en présence d’un jeune produit bien américain. Quelque chose de sain, de simple, de vrai. Intelligent, d’une intelligence naturelle et avertie. Mais sa jeunesse surtout me faisait du bien. Depuis près de quatre mois, je vivais au milieu de gens d’affaires. Ils étaient empreints de ce sérieux puéril qui pèse lourdement sur la vie.

Allen répétait :

« — Nous vous sauverons de cette méchante Hearst. »

Puis il parla de la musique, des jeunes écrivains, des peintres…

« — Il y a donc des artistes en Amérique ? » Il riait et promettait de me les faire connaître.

Il me dit que son amitié pour moi datait de longtemps. Lui et deux femmes artistes m’attendaient depuis l’annonce de ma venue ; mais tout à coup les annonces avaient cessé.

Le jour de Noël, Allen marchait dans la Sixième avenue, profitant du vacarme de l’elevated pour chanter à pleine voix le rôle de Pelléas — et soudain il avait vu, appuyée contre la vitrine d’un Lunch, une femme enveloppée d’un manteau de léopard et voilée d’une gaze épaisse. Il m’avait devinée sans deviner mes traits. Une deuxième personne était sortie du Lunch… elle avait pris le bras de l’autre et toutes deux s’étaient éloignées. Au moment de leur parler, il n’avait pas osé. D’un seul trait il avait couru chez ses amies en criant :

« — Georgette Leblanc est à New-York, je l’ai vue. »

« — Mais où est-elle ? »

« — Je ne sais pas. »

« — Où demeure-t-elle ? »

« — Je ne sais pas. »

C’était absurde comme l’est souvent la vérité.


Je me souvenais de ce pathétique Noël et lui racontai notre aventure.

Depuis longtemps j’avais remarqué partout dans New-York ces Lunchs, institués pour les petites bourses par un philanthrope qui leur a donné son nom — éclatantes boutiques blanches que l’on appelle les « Childs ». Ces vitrines étalent des fruits et des gâteaux géants, échafaudages de chocolat, de noix de coco d’où la crème jute en effilés. J’avais été hypnotisée par cet avertissement sur leur porte — « Ladies invited ». Et puisque tout était si imprévu dans ce pays j’entraînai Monique au festin. Pendant une heure nous avons mangé de tout. Finalement un gros boy s’était approché, sourire en lune mais crayon en main. J’avais dû expliquer au directeur ma méprise. Heureusement c’était un « père » comme tous les hommes américains. Nous avions promis de venir payer bientôt et il avait dit « All right ».

Allen m’expliqua le sens de l’avertissement — « Les dames sont les bienvenues ».


Une impudeur magnifique lançait Allen dans les phrases les plus compliquées. L’incohérence de son langage était encore multipliée par une excessive imagination. Quand mon rire éclatait en convulsions, il riait aussi sans comprendre, comme un enfant.

J’étais intriguée par les deux amies qu’il admirait tant.

Il m’expliqua qu’elles allaient l’été dans un pays sauvage… qu’il y avait la mer, qu’on ne voyait jamais personne, qu’il n’y avait pas de routes, pas de chemins, rien que des arbres, qu’elles avaient construit elles-mêmes leur habitation, qu’elles avaient fabriqué ensuite les meubles indispensables…

À travers les récits images d’Allen, deux créatures préhistoriques m’apparurent, brandissant la hache pour passer dans les bois, bâtissant leur hutte, couchant sur des planches. Sans doute elles mangeaient des feuilles et des racines.

« — Mais alors, que font-elles l’hiver ? »

« — Aoh, l’hiver, elles sont à New-York », et j’appris que l’une d’elles, Margaret Anderson, avait fondé une revue très avancée. C’étaient deux intellectuelles. Rien ne m’étonnait plus dans ce pays.

Allen vivait avec un ami dans un atelier de la « Maison des Artistes ». Sa mère était restée en province. Il l’aimait et l’admirait parce qu’elle était brave… Toujours sur le balcon pendant les orages, elle regardait la foudre tomber près d’elle… J’étais malade de rire. Parfois il s’arrêtait, gentiment déconcerté. Les coudes en arrière appuyés au réservoir, il laissait pendre ses mains en grappes au bout de ses poignets souples. J’étais curieuse de l’entendre jouer.

Il commença par Debussy, Bach, Scriabin. Il estimait alors qu’il lui faudrait dix ans pour être prêt à débuter. Mais il avait toutes les qualités qui ne s’acquièrent pas.

Je chantai. Allen m’accompagna avec cette souplesse qui appartient aux compositeurs.

Une perspective heureuse s’ouvrait devant moi. Je remerciai Allen.


CHAPITRE V

J’AI FAIM. — LE PETIT HOMME ROSE. — L’ESPRIT EN COMPRIMÉS. L’AIR FÉMININ DE LA RACE. — GENTLEMAN DE LONG ISLAND. — PRÉGÉNÉROSITÉ AMÉRICAINE.



La vie quotidienne et secrète était toujours un problème et les jours passaient. J’étais déterminée à ne rien dire à ma famille. C’eût été l’obligation de rentrer. Je ne pouvais l’admettre. Hearst publierait mon manuscrit de manière scandaleuse et je partirais sans avoir pu tenter un seul geste.

Je ne parvenais pas à liquider mon chinchilla. Je ne voyais personne. Allen était à Chicago. D’ailleurs je l’eusse affligé inutilement, il ne pouvait rien matériellement. Il fallait nous contenter de ce que Monique obtenait à crédit chez la brave crémière d’en face — un verre de lait, deux pommes, parfois deux petits pains.

Alors la pauvre amie, plus sage que moi, s’obstinait sur des raccommodages et je piétinais dans l’appartement cherchant une idée, une issue dans ma tête qui chavirait de plus en plus. Un métronome marchait dans mon front, il battait d’une tempe à l’autre, plus vite, plus fort à mesure que les heures s’écoulaient. J’avais seulement conscience d’une chute. C’était ma vie qui tombait. Je voyais trouble, je comprenais mal, je sentais peu. Quelque chose me tirait en bas. Révolte, effort, imagination, esprit ne pouvaient rien. Mon corps avait besoin de manger. C’était tout.

J’allai chez un avocat-conseil, ami de Madame Hammerstein. Le domestique m’introduisit quand le maître parut. Très occupé, il n’avait pas encore déjeuné, mais il ne voulait pas me faire attendre. Il prendrait son lunch en me donnant sa consultation.

Je parlais automatiquement. Le plateau était posé sur son bureau tout près de moi et j’étais assise très droite, tout près du bureau — odeur de pain grillé, de café, d’œufs sur le plat, de confitures. Je parlais avec beaucoup de détails, occupée à choisir mes mots comme si je ne savais plus mon langage. Je fixais mon attention sur les yeux barbus de l’avocat, évitant de voir les grandes dents qui s’enfonçaient complaisamment dans les toasts rôtis à point.

Comme il s’absorbait dans une péroraison je vis soudain que ma main droite était posée sur le bureau et qu’elle touchait l’angle du plateau, les doigts ouverts comme si elle allait prendre quelque chose… comme si elle ne m’appartenait pas… comme si elle était seulement la main du corps qui avait faim.

Je la remis sur les genoux en rougissant.

Plus tard, quand j’ai connu la simplicité américaine, j’ai su combien j’avais eu tort de ne pas dire simplement « J’ai faim ».


L’avocat me conseilla de proposer mon manuscrit à Dodd, Mead & Company, un des grands éditeurs de New-York qui avait déjà publié trois livres de moi.

Dans mon souvenir Monsieur Dodd est rose. Non qu’il ait finalement laissé dans ma vie une trace de félicité, mais parce qu’il était fait des couleurs de l’aurore — un teint de jeune fille, des cheveux de blé, des yeux dorés, des lunettes d’écaille blonde, et les vibrations d’une aube printanière.

Avec empressement il éditerait mon livre après la publication de « Sunday American ». Une seule objection pourtant : éditeur de Maeterlinck depuis de longues années, il ne pouvait risquer de lui déplaire. Il me donnerait donc une réponse lorsqu’il aurait lu le manuscrit.

Quand je revins le lendemain, l’atmosphère de son bureau me sembla humide. Les lunettes du petit homme rose étaient brouillées, il balbutia en me prenant les mains que j’avais fait une œuvre pieuse. Mais quand il sut mes luttes avec le journal, ses paupières rougirent davantage et il se moucha abondamment. Véral qui m’accompagnait pour traduire l’entretien avait laissé éteindre son éternel cigare et transmettait nos paroles d’une voix de contrebasse. L’associé de Monsieur Dodd vint me serrer la main avec componction. La librairie avait soudain l’air d’une maison mortuaire. Écrasée par tant de considération, je fus prise d’une grande pitié pour moi-même.

Alors le directeur me remit un chèque de mille dollars accompagné de quelques mots solennels qui donnaient à cette avance un caractère sacré. Il fut entendu que l’affreuse traduction faite par le journal serait recommencée par Véral.

Dans la banque mon manager se tourna vers moi. « — Ma femme et mes enfants sont dans une détresse affreuse et — puisque je dois faire la traduction du livre… cinq cents dollars leur sauveraient la vie. »

J’ai un jugement à bascule comme tous les émotifs. J’accédai à la demande de Véral. Il ne fit jamais la traduction — et sa femme ne reçut jamais rien.


Allen me fit rencontrer quelques personnalités de la société new-yorkaise susceptibles de m’aider. Mais je ne compris pas tout de suite les lois qui gouvernent le snobisme intellectuel et artistique américains.

À New-York il y a le minimum de contrainte et le maximum de franchise. On est vrai tout naturellement, sans s’inquiéter du reste. D’ailleurs on souhaite toujours la discussion. On juge l’accord passif et le désaccord actif. J’ignorais tout cela quand eut lieu mon premier dîner chez un couple américain très connu. Je fus une « failure » (faillite). Je pensais être polie, on me déclara stupide et insolente. « Elle nous croit donc bien bête qu’elle ne discute pas avec nous ! » Allen me mit au courant et dans la réunion suivante je m’amusai à contredire tout le monde. Je critiquai même le dîner. On me trouva très spirituelle.

Soyez direct, intransigeant, vital, servez votre esprit (ou votre bêtise) en comprimés. L’esprit y gagnera et la bêtise aussi.

Le snobisme est à mon sens leur seule tare.

Le caractère américain est aussi extraordinaire que le pays en regard de la traditionnelle hypocrisie européenne. J’ai été ahurie la première fois que j’ai vu une de mes amies ouvrir la porte à une visiteuse et répondre simplement : « — Excusez moi, je ne suis pas là aujourd’hui. » J’ai trouvé cette scène d’un comique très estimable.

Quand une femme française reçoit un compliment, elle murmure une protestation. En Amérique, la femme complimentée répond par le plus énergique des « Thank you ». Elles ne peuvent douter d’une vérité agréable puisqu’elles disent si honnêtement les vérités désagréables. À cause de cette vertu innée chez les Américains, surtout chez les femmes — la timidité rend presque tous les hommes consternés — j’ai toujours trouvé aux États-Unis une liberté extrême et insolite.

L’idée puritaine est parquée dans les questions de mœurs. Elle gêne les « suiveurs » qui doivent payer une amende quand un policeman les prend en flagrant délit ; elle confond les unions illégitimes, elle accable le pauvre jeune homme qui ne trouve pas d’issue entre la vierge et la femme mariée ; elle peut même retarder outrageusement la publication d’un James Joyce ; mais tout cela n’arrive pas tous les jours, tandis que l’on respire à chaque seconde l’air de la race — air féminin, d’une excitante honnêteté.


Dans une réception, une jeune fille m’empoigna par les épaules :

« — Je suis Marjorie Cawb, je vous connais très bien. Je suis une admiratrice. » Rouge de cheveux et rouge de visage, sa peau émergeait d’une gaine de satin blanc, mal coupée, sur un corps mal taillé. Mais ses yeux s’enfonçaient droit dans les miens, son sourire et ses mains tendues étaient sans restriction. Elle connaissait ma situation et voulait m’aider, sa mère avait d’importantes relations.

« — Puisque vous êtes mal logées, venez chez nous, nous avons un étage pour les amis. »

Je l’écoutais un peu ahurie, ne sachant pas comment situer cette personne qui semblait si libre, n’était pas une artiste et vivait avec sa mère. Je risquai une question.

« — Mais je suis une jeune fille américaine. Vous n’en connaissez pas ? Voilà, étudiez-moi. Venez demain à la maison avec votre poisson rouge. Si cela vous plaît, vous déménagerez. »

Le lendemain matin elle sonnait chez nous, un panier au bras.

« — Je suis venue tôt pour vous apporter des petits pains français que l’on fait à la maison… je suis sûre que vous ne mangez pas bien. »

Elle était venue dans la tempête, enveloppée d’un caoutchouc et tête nue. Je la regardais déjà comme une amie, ignorant que la générosité américaine est semblable à celle des enfants. On aime tout de suite, on le prouve et on oublie aussi vite. Je promis de venir dîner avec Monique, mais sans mon poisson.

« — Aoh ! pourquoi ? ça ferait tant de plaisir à maman de voir une poisson française. »


Le soir, un domestique en livrée nous précéda dans les salons. Dans la salle à manger le maître d’hôtel, bien articulé, ouvrit une porte à deux battants. La mère parut, petite, mais grande par l’allure, hystériquement raide par la tenue, mais affable dans l’accueil. Elle m’exprima sa sympathie dans le plus pur français. Elle s’empressa de me dire qu’elle était Anglaise et détestait les Américains, que sa fille avait hérité toutes les tares américaines de son défunt père, qu’elle ne pouvait supporter la bonhomie grossière de cette race.

« — Maman et moi, disait Marjorie, nous disputons toute la journée, ça n’a pas d’importance, nous sommes très bien ensemble. » Mrs Cawb semblait un portrait plus qu’une vivante. Couverte de diamants, vêtue de soie noire, ses moindres mouvements étincelaient. Une haute tour de cheveux blancs écrasait sa tête fine et usée. Elle murmurait ses phrases, mangeait à peine, et ses mains ennuyées succombaient sous le poids de leurs bagues, comme j’aurais succombé en vivant dans la disparité luxueuse de cette mère artificielle doublée d’une fille sauvage. Mais déjà Marjorie avait une autre idée.

« — Vous partirez d’abord pour la campagne. Soyez prêtes toutes deux demain matin. »

« — Comment ? Où irons-nous ? »

« — Ce n’est pas votre affaire, j’ai arrangé quelque chose, vous verrez. »


Nous roulions avec Marjorie en auto. Un grand soleil rouge courait avec nous. La campagne était un parc perpétuel — la neige, en fondant, marbrait de blanc les vastes pelouses vertes couchées sur les collines. Au bout d’une heure nous étions à Long Island. Je vis d’abord à travers les sapins un lac qui renvoyait du ciel et du soleil. Une maison était peinte dessus, aussi vive que la vraie maison. Elle était longue, basse, ornée d’une frange de colonnettes appuyées sur un perron formant une loggia pleine de lumière.

Des domestiques apparurent, la gouvernante parlait français. Nous traversâmes des salons clairs et simples, dans les cheminées le feu claquait avec un bruit de drapeaux. Marjorie me montra le parc et les chiens. On avait balayé la neige, nous courions sur un large ruban de terre avec deux grands lèvriers heureux. J’étais étourdie de vent et de plaisir. Le parc dominait Long Island Sound ; on pouvait descendre par un escalier jusqu’au bord de l’eau où un yacht stationnait.

« — Quand vous voulez une promenade vous n’avez qu’à prévenir, le bateau est chauffé. »

« — Je suis forcée de partir, dit Marjorie ; il y a le téléphone et des autos, faites ce qu’il vous plaira. »

« — Mais chez qui sommes-nous ? »

« — Chez un monsieur de mes amis. Il a vos portraits en « Lumière », en « Vanna ». Il ne veut même pas que je vous dise son nom. Vous resterez là autant que vous voudrez. Il s’est installé à l’hôtel pour vous abandonner sa maison. »

Il m’est impossible de retrouver l’emploi de mon temps pendant les dix jours que je vécus cette féerie. La paix me faisait sentir l’épuisement que j’avais ignoré dans la lutte. Sarah Bernhardt me disait souvent :

« — Je ne prends jamais de repos, c’est le secret de ma force. »


Notre hôte, John Tilden, me fut enfin présenté la veille de mon départ. Il organisa une fête pour moi — cocktails, dîner, musique, danse, etc. Placé au souper à côté de lui, je souhaitais le connaître. Ce n’était pas facile. Il ne savait pas un mot de français et sa timidité me gagnait. Je parvins à dire :

« — I will tell you thank you. » En rougissant, il répondit :

« — I am glad, I am happy. »

Ce fut tout. Nous étions l’un et l’autre à bout de ressources.

Je partis tôt le lendemain et ne revis jamais ce parfait gentleman.


Je commençais à comprendre ce que je devais expérimenter sans cesse en Amérique — la psychologie spéciale de la bonté américaine.

Ce n’est pas précisément bonté, pas même élan ou enthousiasme. Pas davantage admiration et snobisme envers les artistes, comme on le croit souvent. C’est plus profond — c’est organique. D’abord le besoin d’être gentils, une nécessité de générosité si réelle que la gratitude qu’ils font naître est réciproque. Pour un peu ils remercieraient la personne qui leur permet d’exercer leur bonté. C’est pour cela qu’ils arrivent dans une existence inconnue avec une chaleur brûlante et vraie.

Ils ont une prégénérosité. Ils ne s’inquiètent guère si elle est ou non méritée. Ils donnent naïvement, ils sont innocents dans leur manière de posséder et de donner. Ils ont des façons de père Noël chargé de cadeaux et semblent disparaître comme lui par la cheminée avec une allégresse de flambée. Chez les autres races, il y a quelque chose d’ombilical entre le donateur et le don. Au contraire, la bonté américaine passe, elle s’est exprimée, c’est tout ce qu’elle demande.

J’ai d’abord été surprise, puis je les ai aimés davantage quand j’ai vu que cette rapide et ravissante avalanche de bienfaits est chez eux exempte de tout égoïsme. Ils donnent vite et se retirent bientôt, sans paraître même s’en apercevoir, simplement parce que leur élan est au bout de sa trajectoire.

Les délicieux « Pères Noël » rencontrés en Amérique furent d’incomparables amis de passage. Je revois les figures, je me souviens de ce que chacun fit pour moi, mais il y en a tant que je ne sais plus les noms. Je leur suis reconnaissante comme on est reconnaissant à la nature, à un arbre que l’on chérit sans aimer isolément chacune de ses feuilles.


CHAPITRE VI

HÔTEL COMMODORE. — LES JOURNALISTES ET L’AMOUR. — POITRINE ALLÉGORIQUE. — PURITANISME ET MIRACLES. — UN MAÎTRE EN VIBRATIONS.



La lutte recommença dans un cadre différent. J’avais aperçu un jour l’étonnant capharnaüm que l’on appelle Commodore Hôtel, le plus nouveau à cette époque. Mille chambres, autant de salles de bain. On nous proposa au 21e étage une chambre faisant salon avec deux petits lits cachés dans une alcôve. Traverser le hall, trouver l’ascenseur du 21e fut un voyage. Ce hall semblait un village artificiel. Face à face, des petites boutiques formaient de longues avenues. De grands palmiers dans des baquets vernis accompagnaient ces routes de velours sans air ni ciel. Du Congolais à l’Esquimau on coudoyait toutes les races dans ce pays de soie et de canapés en peluche. Un bruit de ruche géante, toutes les voix se dépassent pour s’entendre. Aussi, tant de cigares, tant de cigarettes en action, que notre passage déchirait une atmosphère opaque.

La chambre avec son immense fenêtre enchanta mes poumons. Rien n’en bornait la vue sur un champ de toits et de cheminées. Mais tant de clarté nécessitait des fleurs… De nos cinq cents dollars, après nos dettes payées, il n’en restait que cent cinquante… Je rentrai, pressant sur mon cœur trois petits pots de tulipes rouges.

Dans ma chambre, une dame attendait — l’air d’une vieille demoiselle provinciale de 1900. Ses cheveux disposés en saucisses bien rangées servaient de piédestal à un petit chapeau coquin. D’un vert agressif il projetait en avant une aigrette et, sur le côté, une rose. Sous un tailleur chocolat orné de soutaches, un corset impitoyable maintenait horizontalement une poitrine allégorique. Cette personne plantureuse qui aurait dû me présenter une corne d’abondance, tenait un petit rouleau de papier qu’elle tortillait nerveusement à l’abri du balcon de son opulence.

Elle se nomma et m’expliqua dans un français parfait avec une voix ingénue :

« — Je suis Miss Watson du New York World, un des grands quotidiens de New-York. Venue pour vous interviewer. »

Ici elle fit une pause, rougit un peu et déclara :

— « Je fais surtout des interviews sur l’amour, vous comprenez, c’est ma spécialité. Voici mon questionnaire. »

Elle eut un petit rire jubilant, mit son lorgnon et lut :

1 — Comment distingue-t-on le vrai ou le faux amour ?

2 — Est-ce qu’un homme doit avoir deux amours dans sa vie pour acquérir l’expérience de l’amour ?

3 — Un seul amour est-il « suffisant », s’il est vraiment sincère ?

4 — L’amour entre deux adolescents peut-il conduire à quelque chose ?

5 — L’amour des adolescents ne fait-il pas de bons mariages ?

6 — Qu’est-ce qu’on doit faire si l’on aime sans être aimé ?

7 — Faut-il condamner ou admettre la jalousie ?

8 — Que doit faire la victime d’amour — l’être abandonné ?

9 — Pourquoi l’amour ne dure-t-il pas toujours ?

10 — Est-ce qu’une femme peut aimer après vingt-cinq ans ?

11 — Que peut devenir le cœur brisé ?

12 — Qu’est-ce qu’un grand amour ?

13 — Qu’est-ce qui fait un grand amant ?

J’assistais à un spectacle d’une candeur si inconcevable que je n’avais pas même envie de rire.

Je sus bientôt que Jane Watson n’avait pas, comme elle le prétendait, le monopole des interviews sur l’amour, mais pour les reporters américains, la Française a résolu tous les problèmes amoureux. Au bout de leurs questions définitives, les reporters attendent un verdict définitif.

On entoure l’amour d’une sournoise considération. De braves dames déclarent :

« — Avant mon mariage, je ne savais rien ; mais après, oh ! après, je savais tout… »

Et leur regard englobe l’univers. Des personnes soi-disant libres murmurent en parlant d’un flirt :

« — Savez-vous jusqu’où ils vont ? »

Et il semble à leur intonation qu’elles touchent à un monde rempli d’énigmes impénétrables.

Une jeune mariée me fit ses confidences :

« — Je suis une artiste et je me suis mariée pour mon art. »

« — Ah !… »

« — Oui, je joue du violon. Mon professeur m’a dit :

« — Ça ne peut pas aller mieux tant que vous ne connaîtrez pas la vie. Il faut vous marier ».

« — ?… »

— « Alors je me suis mariée. Maintenant mon jeu est tout changé, je connais la vie. »

Je la regardai — cheveux courts, visage en pomme, joues rondes, poitrine plate, petit nez mal poudré, voix acide d’adolescente qui a trop grandi, ardeur d’enfant devant une boutique de bonbons. Évidemment cette jeune personne avait été le théâtre d’une révélation.

Le jeune mari s’approcha. — « Hello ! hello ! » Et d’une main lourde il frappait à petits coups sur l’épaule de son épouse. Un beau garçon bien taillé pour les sports, trop haut, trop large, avec une de ces paires de bras trop longs qui ne savent pas quoi faire quand ils n’ont rien à faire. C’était bien là le héros magicien. Une nuit dans ses bras et le cosmos n’a plus de secrets.

Avec Allen je rencontre un maître de technique vocale, William Vilonat — un énorme et curieux homme qui semble tout en vibrations ; sa tête souriante, est ronde, comme une boule posée sur une bouée. Il flotte au lieu de marcher.

Il m’a entendue dans « Ariane » et sait exactement pourquoi et à quelle place j’empêche ma voix d’être immatérielle. Quelque chose semble attaché… influence de la tragédie, excès de nervosité. Il me donnera totale la libération que je cherche et avec sa technique ma voix sera plus souple et plus proche de ma pensée. Je ne paierai rien, mais il demande ma parole de ne pas chanter en public avant son autorisation, il ne sait pas s’il me faudra des mois ou des années pour posséder sa méthode. Je donne ma parole avec joie. Chaque jour je recommence avec lui l’A. B. C. de la voix. Mon esprit adopte les lois nouvelles qu’il trouve justes, mais je ne puis les imposer tout de suite aux muscles habitués à donner à la voix un concours dont elle doit s’affranchir.

Il me fallut seulement sept mois… j’étais prête à consacrer des années à cette étude. On ignore trop souvent la part de divin que réellement contient la voix humaine. Beaucoup de belles voix sont perdues après quelques années d’exercice. Nées dans l’espace, faites pour lui, elles sont peu à peu étouffées par une vie uniquement matérielle. Pour cela on comprend pourquoi certaines voix restent toutes jeunes dans un corps qui vieillit. Les voix qui s’en vont avec le temps sont « matière ». Celles qui sont esprit restent dans l’être aussi longtemps que la vie.


CHAPITRE VII

INNOCENTS ET RICHES. — INTENSITÉ, CONVICTION, SIMPLICITÉ. — The little Review.



Dimanche 13 mars. C’était le printemps. Nous avions été, Monique et moi, au Central Park pour le sentir de tout près. Je le respirais en fermant les yeux. Le printemps est le même partout… Nous étions assises sur l’herbe pour prendre notre déjeûner — un morceau de pain et une tablette de chocolat. L’air était parfait, le ciel sans fautes. À quelques pas de nous, dans leur cage de fer, les bêtes fauves dormaient, innocentes et riches. Il n’y avait qu’elles et nous dans le parc à cette heure. On ne sonne pas l’angélus en Amérique, mais par l’expression de la terre je savais que c’était midi. Les oiseaux chantaient à peine.

Je me renversai dans l’herbe.

« — Que nous sommes heureuses, Monique, que nous sommes heureuses ! »


Le soir de ce premier beau jour, Allen me fit appeler dans le hall pour me présenter Margaret Anderson. L’ascenseur express me précipita au rez-de-chaussée comme un paquet dans un tube… Mais avant de sortir j’eus le temps d’apercevoir à côté d’Allen une silhouette bleu-horizon, une main gantée de blanc agitée en l’air et un sourire au-dessous d’une toque de skungs.

« — How do you do ?  »

Deux bras bleu-horizon s’ouvrirent et nous nous embrassâmes, chacune laissant sur les joues de l’autre une petite touche de rouge. Je n’étais pas étonnée. C’était ainsi depuis toujours…

À peine sur le trottoir, je riais tant que j’arrêtai notre mouvement. Je regardais la coupe « grand chic » du tailleur de Margaret. Je regardais cette belle jeune femme si parfaitement élégante et je criais dans mes rires :

— « Allen ! Allen ! c’est là… la femme sauvage… la femme préhistorique que j’ai vue à travers vos récits…

Sans bien comprendre, tous deux riaient avec moi. Margaret avait des éclats de rire d’argent clairs qui saccadaient en soprano, mais elle parlait en contralto avec des sons attachés à la gorge. Je la félicitai de ne pas parler comme beaucoup d’Américaines avec une voix de basse-cour. Elle répondit qu’elle était d’origine écossaise.

Son regard m’intriguait surtout — ses yeux d’un bleu de lac comme habitués à refléter des paysages durs, des espaces vastes chargés de couleurs vives. Quand elle se taisait, ses yeux reposaient dans des orbîtes parfaitement dessinées en alcôve, leur teinte bleue s’alourdissait, ils devenaient ingénument méditatifs comme ceux des bébés.

Sa marche légère semblait mue par l’émotion. Ses gestes étaient particuliers — elle avait une manière amusante d’écarter son coude gauche et de le tenir assez haut avec la main appuyée sur la poitrine et les doigts largement séparés. Une voilette légère soulignait le bout de son nez et retenait ses cheveux châtains. Quand une mèche revenait sur ses yeux elle avançait la lèvre inférieure et soufflait très fort pour la repousser en arrière. Allen l’imitait en se moquant d’elle, et c’était un prétexte à rire plus fort.

Elle ne parlait pas français et je ne disais pas un mot d’anglais, mais je ne me souviens d’aucune barrière entre nous. Son intensité franchissait les mots et rejoignait la mienne. C’est cela qui la caractérisait. Quand elle discutait avec Allen, ses yeux n’étaient plus ingénus, mais habités par des convictions qui la portaient en dehors d’elle. Élan, intensité, conviction furent les mots qui dessinèrent ma première vision. Aussi une totale simplicité.


La simplicité n’est pas une qualité naturelle. Il n’y a pas de naturel. L’inconscient — notre chambre noire — enregistre des idées et des actions négatives. Aussi les clichés sont faits ; les épreuves tirées à l’infini, remplacent le naturel. La boîte à clichés est grande comme le monde — clichés pour enfants, pour adolescents, pour adultes, pour vieillards… et même pour mourants.

La simplicité commence avec le dépouillement. C’est un résultat, une qualité créatrice. Création du goût. Résultat d’une attention réveillée qui repousse les clichés et choisit l’idée, le terme, le geste qui lui paraît le plus juste. C’est avoir le souci de ce que l’on pense et de ce que l’on est. Un être très jeune n’est pas simple, il est à l’état brut — pas dégrossi. La simplicité est un suprême affinement, un suprême choix, une suprême élégance. Il n’y a pas de simplicité sans un certain degré de conscience. C’est une garantie de grandeur. Un signe d’âme commencée.

Il y a peu de mots dont le sens soit plus maltraité que celui de mot « simple ». On appelle ainsi une femme mal habillée pourvu qu’elle soit en noir et sans ornements. On appelle ainsi les laideurs qui s’affichent sans pudeur. On appelle « simple » un corps sans grâce, un esprit mal fait, un être sans éducation… mais ce qui est bien présenté, savamment composé, on ne l’appelle jamais « simple ».

J’examinai Margaret. Pourquoi avait-elle provoqué en moi cette certitude de simplicité, cette aise profonde qui m’avait surprise dès la première minute ? Je pouvais savoir que son aspect était l’envers de ce que l’on appelle « simple » et que pour moi, au contraire, l’harmonie qui la composait était un résultat une conséquence certaine d’un certain stade spirituel qu’il fallait traverser pour arriver au « simple ». Tout cela bien que j’aie deviné en elle également le côté explosif propre à la race américaine. Dans ce pays l’être le plus pacifique porte en lui une dynamite. Il faut toujours s’attendre à provoquer une éruption volcanique. Chez Margaret le graphique de la personnalité était si clair, si net, que tout de suite j’avais compris beaucoup de choses.


En 1914, Margaret Anderson avait fondé The Little Review, l’organe le plus avancé parmi les revues américaines — littérature, musique, critique, théâtre, cinéma, peinture, sculpture, architecture et machine. Sa revue portait comme « slogan » : « Un magazine ne faisant aucune ancession au goût du public ». Elle n’était pas destinée aux écrivains « moyens » comme Sinclair Lewis, et n’était pas non plus une petite chapelle. Créée pour et par l’élite de tous les pays, elle présentait Rimbaud, Apollinaire, Max Jacob, Cocteau, Paul Éluard, Reverdy, Louis Aragon, André Breton, Delteil, Radiguet, Jules Romains et Gide, Tzara et Philippe Soupault… Stravinsky, les Six, Satie, Schoenberg, Bartok… Picasso, Mogliani, Derain, Matisse, Braque, Léger, Juan Gris, Picabia, Marc Chagall… Brancousi, Zadkine, Lipschite et l’étonnant Gaudier Brzeska, le jeune sculpteur polonais tué pendant la guerre en combattant dans l’armée française. Dans la littérature anglaise The Little Review publiait Ernest Hemingway, Aldous Huxley, T.S. Eliot, Ezra Pound, Gertrude Stein, et elle fut la première à imprimer en « serial » le chef-d’œuvre qui a bouleversé la littérature contemporaine anglaise — Ulysse de James Joyce. Dans la puritaine Amérique, cette publication fit scandale. Margaret Anderson et sa collaboratrice Jane Heap furent accusées de publier une littérature obscène. Il y eut un procès qu’elles perdirent brillamment. On brûla tous les numéros de la revue dans lesquels Ulysse avait paru et l’on prit les empreintes digitales des deux condamnées comme si elles étaient des criminelles. Le cas est historique. Maintenant le livre de James Joyce est admis partout, même à New-York où il fut dernièrement l’objet d’un débat juridique. Cette fois-ci Ulysse fut déclaré non obscène mais émétique, donc d’une influence très morale.

À Paris, en mai 1929, Margaret et Jane firent paraître le Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/73 Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/74 dernier numéro de la Little Review avec l’annonce suivante que je traduis textuellement : « Nous avons présenté vingt-trois mouvements d’art moderne, représentant dix-neuf pays. Pendant plus d’une décade nous avons découvert, glorifié et tué. Nous avons bataillé, souffert de la faim et risqué la prison. Nous avons gardé le record de toutes les manifestations les plus énergétiques de l’art contemporain. Les archives de la Little Review constituent un cinéma du monde de l’art moderne. Notre mission est finie. L’art contemporain est « arrivé » et pendant cent années, peut-être, il n’existera plus que — répétition.

Je fis la connaissance de Greenwich Village, le Montparnasse des New-Yorkais, où habitaient Margaret et Jane dans un appartement-grenier arrangé avec art par elles-mêmes. Aucune bohême, au contraire, beaucoup de forme et un ordre minutieux. Un salon tapissé avec des petites feuilles d’or japonais fines comme de la soie, un grand divan suspendu au plafond par de grosses chaines, et couvert de velours vieux bleu. Quatre coussins achevaient l’harmonie — vert émeraude, magenta, violet et tilleul. Un petit salon (chambre) — murs noirs, plancher rose magenta, carpette bleu foncé lumineux.

J’imaginais les artistes américains encore au « stade intellectuel » et qu’il me faudrait les fuir. Je me trompais. Cette jeunesse pas « jeune » était très renseignée, émotionnelle, romantique par tempérament mais point par l’esprit. Elle connaissait parfaitement la littérature française et ses opinions enthousiastes n’étaient pas sans discrimination. Bien qu’on ne l’imagine pas dans la vaniteuse Europe, je touchais à un centre d’art d’une densité que je n’avais jamais rencontrée ailleurs. Dans l’immense New-York les vrais artistes sont peut-être incités à se rapprocher avec une grande solidarité comme des rescapés sur un rocher. Greenwich Village est le rocher.

En Amérique on aime la bonne musique avec fanatisme et on l’écoute religieusement comme à Bayreuth. Lorsque j’entendis pour la première fois Paderewski à Carnegie Hall, toute la salle se leva quand il parut sur la scène, dans un grand élan d’amour, d’admiration et de piété.

Les concerts symphoniques de New-York sont réellement extraordinaires. La générosité sans limites des mécènes américains permet des répétitions multiples ; les chefs d’orchestre célèbres : Stokowski, Toscanini, Koussevitsky… peuvent ainsi atteindre la perfection.

Avec le groupe de la Little Review je pouvais participer à tous les grands événements d’art qui distinguent New-York. C’est à mes nouveaux amis que je dois aussi d’avoir assisté à la première conférence donnée sur l’œuvre d’Ouspenski et son « Tertium Organum ».

Après avoir tourné dans le vide pendant des mois, mon existence prenait soudain une signification.


CHAPITRE VIII

NOTRE « FIRE ESCAPE ». — WALL STREET ET LES AVOCATS. — MA GUERRE AVEC HEARST. — LES SKY-SCRAPERS. — ICEBERGS IMMOBILES. — ROULETTE GÉANTE. — LA MISÈRE EN AMÉRIQUE. — L’ARTISTE EN CAGE.



À plusieurs reprises le Sunday American m’avait fait pressentir que j’aurais un papier à signer. Pendant une attaque de grippe, lorsque j’étais dans un état à demi conscient — 40 de fièvre — Véral et Read, armés de bonbons, gâteaux et pots de fleurs, trouvèrent le moment choisi pour extorquer ma signature. Monique, qui possède un anglais de salon, ne comprit rien à ce papier commercial ; croyant ce que les deux hommes lui affirmaient, elle n’eut qu’une seule pensée — que je signe et qu’on me laisse en paix. Le lendemain j’appris la vérité — j’avais signé le bon à tirer, augmenté de phrases habiles et embrouillées par lesquelles j’acceptais la traduction du Sunday American et les changements faits par la direction, dans le but de donner « à cette publication un succès sensationnel ».


La vilenie du Sunday American me rendit encore plus malade. À travers la brume du délire je devinais Margaret et Monique autour de moi — deux visages, une seule angoisse. Pour la première fois, en de courts instants de lucidité, j’eus la notion de ce que serait ma vie au milieu de ces deux créatures si différentes et pourtant semblables dans l’amour qu’elles m’accordaient. Je ne dis rien cependant, ayant pour habitude de laisser autour de moi les grandes choses se fermer, se faire ou se défaire selon les lois qu’elles portent en elles. Bientôt entre nous trois l’unité allait s’établir pour nous donner une existence adorable et spacieuse.


L’Hôtel Commodore fait partie de la Gare du Grand Central. Du soir au matin arrivaient les voyageurs. C’était un bruit de cataractes quand les baignoires s’emplissaient partout et continuellement.

À cette époque je ne pouvais m’étendre — d’atroces douleurs au plexus me retenaient assise. J’appelais ça « passer la nuit en cocher ». Je bénissais les moments où la fatigue me faisait tomber à droite, à gauche, en avant, comme un jouet cassé… C’étaient mes seuls moments de repos. Il fallut quitter la Commodore pour goûter au moins le silence.

Dans la 73e rue, une maison basse et, sur le côté, une étroite tour blanche semblable à un objet en biscuit. J’avais souhaité vivre là au sommet de la tour de Nobleton Hôtel. Justement au 15e étage deux pièces étaient libres et le prix très modeste. C’était lilliputien, mais quand j’aperçus dans la chambre une porte s’ouvrant sur le « fire escape », quand je sus qu’il conduisait à la terrasse dont j’aurais seule la jouissance, tout devint irrésistible.

Nous montâmes l’escalier en nous cramponnant à la rampe. Chaque marche faite de plusieurs tiges de fer disposées horizontalement trace une portée de musique sur le vide. Un regard qui s’attarderait en bas, un pied qui s’arrêterait en point d’orgue, ce serait le vertige. Il était six heures. Sur la terrasse, l’air un peu mouillé avait ralenti ses vibrations. Il flottait autour de nous, telle une présence tranquille. La valeur du ciel était renversée — par milliards ses étoiles s’éveillaient sur la terre. Broadway figurait la Voie Lactée mais avec une traîne multicolore. Les cubes superposés que forment les buildings n’étaient que lumières, et là-bas, au fond de l’horizon, des rayons de clarté glissaient de tous côtés sur l’Hudson. J’avais hâte d’être là suspendue comme dans une nacelle de ballon.

Aucune de nos malles ne put entrer chez nous. On les laissa à la cave et nous allâmes vivre là-haut comme pour une expédition. Puis ce fut un autre problème — le piano envoyé par Marjorie était trop grand pour l’ascenseur. Il fallut le découper comme un poulet.

Margaret et Allen apportèrent des présents accumulés par leurs amis : réchaud électrique, casseroles, vaisselle, couverts… et des fleurs, des fleurs.


Les discussions avec le Sunday American s’étaient arrêtées. Véral, Gordon et Read, forts de la signature qu’ils m’avaient extorquée, attendaient le moment où le journal aurait la place de publier mes Mémoires. J’avais déclaré que je prenais un avocat. Mais qui serait prêt à batailler avec une puissance comme celle de Hearst ?


Le sommet de notre tour était une cure d’altitude. Dans son espace limité des mirages surgissaient, inattendus, selon le temps et les heures. C’est de là que je déambulais chaque jour pour me rendre au bas de la ville, à Wall Street, dans le quartier des avocats.

À cette époque, au mois de mai, un plafond de feu descend sur les rues. Les rayons du soleil sur l’asphalte mitraillent les passants, des gens tombent morts, les squares mal tenus sont semés de dormeurs. Et mon accoutrement m’accablait. Je n’avais pu acheter un costume d’après-midi. Une sorte de burnous cachait ma robe de velours sombre et sur ma tête un grand chapeau de drap blanc ondulait lourdement. Il ne supportait plus le nettoyage, nous avions imaginé de le saupoudrer de farine. À la moindre brise, il exhalait de légers nuages. Je riais ou je rougissais selon mon humeur. Partout où j’entrais on voulait d’abord me débarrasser de mon manteau. J’alléguais que je n’avais pas chaud malgré une température de 40 degrés à l’ombre. Mais on est gentil dans les offices des businessmen à New-York — il y a partout ce quelque chose de neuf, d’intact qui signale le matin d’une race. Une chaine de sourires m’accompagnait de bureaux en bureaux. Je savais que l’on allait mettre mon dossier dans un tiroir où il subirait le sort des affaires que l’on préfère éviter. Cependant, après chaque station, je marchais avec un nouveau courage, réconfortée par des paroles amicales. Je les rapportais à Monique qui m’attendait en raccommodant pour la N-ième fois mes robes du soir, dans notre appartement brûlant sous son couvercle de zinc.

En vain je retournais à Wall Street et trois semaines plus tard, quand je n’avais pas obtenu un geste de mon avocat, je reprenais mon dossier. J’allais à une nouvelle adresse trouver un nouveau Maître recommandé par de nouveaux amis. C’étaient les mêmes sourires, les mêmes attentes, les mêmes espoirs, la même totale inertie. Aucun avocat ne déclarait franchement qu’il ne se souciait pas de se mesurer avec Hearst.

Un jour, j’allai voir Élisabeth Marbury, rencontrée autrefois à Paris. Elle me conseilla de retirer ma plainte contre le Sunday American et d’écrire des articles. Elle fut d’ailleurs très aimable. Mais comment une grosse femme pouvait-elle être si tranchante…


Je faisais toutes ces démarches automatiquement, ma pensée restait fixée vers la nuit que je passerais sur ma tour. Nuits souveraines malgré leurs étoiles reléguées. Elles me faisaient songer à beaucoup d’autres bien différentes : celles qui dessinaient les ogives d’un cloître que j’aimais, celles qui s’étendaient infinies, nues et noires sur les champs…

Parfois j’attendais l’aube pour voir dans la brume du jour encore endormi les buildings apparaître lentement comme une armée d’icebergs immobiles.

Alors je me moquais un peu de ma guerre dérisoire avec Hearst — lutte d’une fourmi avec un trop gros fétu de paille. En dépit de Hearst et de tout je me sentais libre essentiellement. Je savais qu’une vie nouvelle — faite de ce que j’avais vécu, appris et voulu — se préparait en moi. Je savais qu’au sortir de l’aventure insensée qui me retenait, j’allais être prête bientôt pour un nouveau monde où l’adaptation requise ne serait pas un amoindrissement, où la fausse réalité que l’on m’avait toujours opposée disparaîtrait enfin devant une vraie réalité. Ce ne serait pas tout de suite encore, mais chaque mois, chaque année me rapprocherait de ce pourquoi j’étais née.



Notes d’un journal

Fin mars… Toujours la lutte, toujours le cercle dont je ne peux sortir. Sans cesse quelque proposition arrive — cinéma, concerts, articles, conférences, mais le même scandale à la base.


Que de choses, que de choses ! Quelle roue de foire gigantesque et vertigineuse ! Je ne me reconnais pas et n’ai point le souci de me reconnaître. Je joue ma vie à la table d’une géante roulette et vais simplement au bout de mes forces. Je suis consciente d’une seule chose : les amitiés qui nourrissent mon présent, et la guerre que je soutiens pour défendre mon passé.


Pourquoi Miss Marbury qui connaît l’esprit français m’a-t-elle conseillé d’abandonner la bataille avec le Sunday American ? Est-elle donc si convaincue de ma défaite ? Dans ce cas, j’ai répondu que je combattrais quand même. On ne lutte pas seulement pour gagner… Elle m’a dit : « La chance est l’art de saisir la fortune qui passe. » Oui, mais il faut être attentif au dehors et le dehors m’ennuie. Nous sommes mal ensemble. Le premier avocat consulté avec Allen m’avait répondu en riant :

« — Vous libérer ? je me garderais bien de vous rendre un aussi mauvais service. Prenez la fortune que l’on vous offre et tout ira bien ».


Malgré tout, j’ai trois raisons graves pour ne pas partir : rester pour débuter, rester pour recommencer ma vie, rester pour ne pas rentrer dans le noir.


Je pense souvent — et c’est comme un refrain dans ma tête « Je suis venue pour avoir une autre vie que là-bas ; une autre, faite d’activité et du travail que j’aime, une autre, pour voir s’éloigner le passé, et voilà qu’un bizarre problème me fut posé et que je le vis difficilement pour satisfaire ma conscience. Mais qui sait s’il ne vaut pas mieux vivre tant de misères que d’avoir des succès au théâtre, qui sait si cela ne m’apprend pas beaucoup plus, qui sait si je ne suis pas heureuse de vivre tant de malheurs au seul bénéfice d’un principe que je trouve juste. L’important est de se sentir exister et la faim me fait sentir sans cesse mon existence.


Nous cachons la pire vérité à Margaret. Elle n’a pas même toujours son café du matin. Quelques mécènes comme Otto Kahn aident parfois sa revue, mais elle ne garde rien pour elle. Allen vit aussi sans argent. Ils sont tous deux des machines à courage.


Grâce à mes amis j’ai parfois des heures de détente. Quand on reçoit deux sous en Amérique on fait une fête. On se rassemble autour d’une table où une seule fleur trône. Des petits cadeaux sont échangés, touchants à force d’être humbles, mais toujours enveloppés avec grande recherche. Le cadeau est dans la surprise du premier aspect.


Il ne me déplaît pas d’être totalement pauvre, puisque l’argent, je ne pourrais en avoir que par une compromission quelconque. Mais nous sommes souvent lasses de n’avoir jamais que juste assez de nourriture pour ne pas mourir, jamais assez pour apaiser notre faim.


Ce qui me fâche, c’est que le besoin de manger ne prend pas seulement mes forces, il attache mon esprit, mon imagination. C’est une obsession morale autant que physique.


Je ne dors guère. Toutes les nuits, assise sur mon lit, je réfléchis au moyen de me libérer. J’imagine conduire ma vie comme une voiture au milieu d’une jungle inextricable. En vérité je parviens seulement à ne pas verser.


Je vis tout cela dans le demi-sommeil étrange qui naît d’un estomac à peu près vide. J’ai pris l’habitude de cette pesanteur à la nuque, de ce voile sur les yeux, de cette raideur des muscles du cou soutenant une tête soudain trop lourde, prête à rouler sur sa base.


Nuit atroce. Ma force ne me permet plus de souffrir impunément. Mes nerfs restent exaspérés. J’assiste à ma misère toute la nuit.

Parfois la curiosité me retient la nuit sur ma tour pour regarder les aspects fantastiques de la cité. C’est toujours autre chose, et toujours extraordinaire. L’obscurité m’apparaît à peine à travers les nappes de vives couleurs qui l’emplissent. Mais ces nappes mouvantes laissent parfois voir de grands trous pleins d’étoiles pâlies. À l’aube une fraîcheur traversée de souffles glacés. Une pureté adorable.


On enregistre lentement, inconsciemment, l’atmosphère d’une race. Elle me semble devenir presque tangible dans ces aurores que je goûte sur ma tour. Une certaine vapeur est dans l’air, une odeur si jeune, si fraîche, un peu mouillée. Elle ne vient pas de la mer. Odeur des matins de New-York… je sens que j’aime vraiment ce pays… Je revois le réveil de la City, tardif et soudain, rejoignant le ciel, installé d’un seul coup, seulement à 8 heures 1/2, et si différent du réveil peu à peu dans le Paris matinal — à 4 heures déjà quelques pas, à 5 heures les grosses voitures, à 6 heures toute la ville se prépare et elle s’ouvre, à 6 heures 1/2, elle se met en action.


Pensé au plan de la ville — logique : une colonne vertébrale. Les buildings dans le ciel, pourquoi pas ? Il y a toujours de la place là-haut. C’est d’accord avec la sève de la race.


Le rythme de la vie est celui de la foire. Des attractions m’emportent, me précipitent, et le fond du précipice me fait rebondir en l’air. Quand je crois saisir quelque chose, rien n’arrive ; quand je désespère, un nouveau mirage se présente. Dans aucun pays, dans aucun milieu en Europe, on ne peut imaginer une telle vie. Est-ce l’influence de l’air si léger, si électrisé ? Rien ne pèse, et rien n’est sérieux, on réfléchit peu et pas de la même façon que chez nous. Il semble que l’on réfléchisse pour s’affranchir toujours plus, jamais pour subir, hésiter, revenir sur ses pas. On est porté, allégé, poussé en avant.


Particularité de la misère en Amérique — les pauvres sont tout de même des messieurs et des dames. Ils sont soignés, propres, c’est beaucoup plus triste.


Je vais voir la maison d’Edgar Allan Poe. Si touchant. Adorable vieux bungalow dans un jardin. Un petit coin de paix et de poésie respecté au milieu des buildings modernes qui s’élèvent tout autour et de rues sillonnées de tramways. Une vieille femme fait visiter les deux petites pièces dont on a gardé le mobilier désuet. Sur la haute cheminée de la cuisine salle-à-manger, un corbeau noir empaillé : — « C’était son corbeau », dit la vieille.


Est-ce plus de charmes, plus d’intelligence, plus de bonté qui me font aimer le caractère américain. J’analyse souvent mon contentement auprès de ces femmes et même auprès de ces hommes envahis de timidité dès qu’on leur parle. C’est leur façon de vivre avec tempérament. Chez nous, on ne voit pas le tempérament. Il sert l’œuvre ou l’action comme un rouage. En Amérique c’est une évidence, c’est l’indispensable. Ils sont tous des tempéraments, et pas seulement des tempéraments-serviteurs. J’ai vu des milliardaires « piaffer », exploser, s’enivrer de vie comme des artistes.

Je regarde deux Américains s’aborder — deux enfants, se cognent gaîment comme la balle et la raquette.


Je crois à l’avenir de l’Amérique parce que ce peuple a conscience de sa jeunesse et prend ce qu’il y a de mieux dans les autres pays.


Avril. Événement surprenant… Véral vient m’annoncer qu’il veut briser son contrat avec moi. Contrit, gêné, il explique qu’il renonce à ses grands projets et part pour l’Europe avec un businessman. « — Je regrette, dit-il, mais les événements sont plus forts que moi. » Qu’est-ce qui n’est pas plus fort que lui. Je pris le papier qui nous liait pour cinq ans et le déchirai avec empressement. C’était une première libération. Sur le seuil il me tint ce discours :

« — Je suis certain que vous aurez le succès que vous méritez, et puisque vous êtes si bonne, quand je serai loin je compte que vous m’enverrez ma part sur toutes vos affaires : » Ainsi se termina cet engagement burlesque.


Évidemment, une autre à ma place aurait su se dégager plus tôt de cette absurde et vulgaire situation. Mais le but pour moi n’est pas plus important que tout ce qui m’intéresse en route. Il faut le savoir pour admettre tous les pièges dans lesquels j’ai trébuché. Et puis, il y a bien des choses qui ne m’atteignent pas. J’ai un destin paratonnerre, il attire les grands chocs et ne sent pas les petits. Destin orgueilleux. Qu’importe si les passants dans la rue ne lèvent pas le nez assez haut pour le voir.

Chez l’artiste la pire situation matérielle est comme une cage de fer. Sa vie réelle passe à travers les barreaux.


Je rencontre Abel Gance et nous sommes amis au premier regard. Il est de la race des poètes et se débat, lui aussi, avec la race business. Il me donne son ami Bob qui découvrira pour moi un avocat :

« — Si Bob ne vous sauve pas, personne ne vous sauvera. »

Bob, terre-neuve humain, plonge dans l’océan de la chicane, il en rapporte un grand avocat, Maître Ernst, qui a des raisons personnelles pour haïr William Randolph Hearst. Avec toute sa foi il entre dans le combat pour me libérer.


CHAPITRE IX

EIGHTH STREET, NEW-YORK. — L’OISEAU ET LES MALLES. — LE POISSON ET LES LUNETTES. — L’ORDRE AMÉRICAIN. — SCANDALE HEARST



Août. Margaret propose que, par économie, nous allions vivre chez elle. Il me faut retomber dans une rue et laisser mes regrets sur ma tour. Après trois jours de démarches elle trouve de quoi payer l’hôtel Nobleton. Nous partons dans un camion sous la pluie, avec mes malles de théâtre et un petit moineau dans une immense volière — cadeau encombrant donné par Allen et qu’il juge un porte-bonheur. Le camion pas assez vaste, on construisit avec les bagages un mausolée. On allait hisser au sommet l’énorme cage quand Allen intervint impérieusement :

« — Impossible !… l’oiseau serait trempé… mieux vaut sacrifier une malle que d’exposer l’oiseau… »

Mais Monique a l’idée de sacrifier le dîner et de prendre un taxi avec l’oiseau… On hèle un chauffeur… la cage est trop large pour la portière, le chauffeur refuse d’ouvrir son auto, le camionneur exaspéré nous dépose sur le trottoir et s’en va. Margaret et moi nous réfugions sous un porche. Allen s’exalte :

« — Qu’importe l’orage ! pourvu que l’oiseau soit confortable. Appelons un autre chauffeur qui ouvrira son taxi. »

Ils partirent en voiture découverte, protègeant avec des manteaux la cage posée par terre dans leurs jambes. Ils arrivent avant nous à Eighth street. Je monte l’escalier, épuisée, mais dans l’appartement je suis accueillie par un de mes axiomes préférés que Monique a eu le temps d’épingler sur le mur noir : « — Tout est bien, il suffit d’être maître de soi ». Nous rions tellement que nous ne pouvons plus avancer.


Sainte Monique, disent ceux qui connaissent Monique. Mais j’ajoute bien vite : nulle rigueur, nulle petitesse dans cette sainteté. Pour moi sa définition exacte est « ma nourrice de Contes de Fées ». Cela n’implique rien de matériel, rien de ménager si ce n’est de grandes tartes à la crème givrées de sucre. C’est un être que l’on ne rencontre que dans les livres illustrés en couleur, un être dont les pas et la voix ne font aucun bruit et qui m’apporte toujours son assentiment.

Monique aime à rire — on rit beaucoup dans notre trio. Elle a de l’humour dans l’inconscient : une fois, dans une période de famine, je me vis forcée d’inviter à déjeûner un businessman. Après un long débat nous décidâmes qu’un beau poisson pour trois personnes serait d’un effet certain ; mais nous avions si peu d’argent, c’était compliqué. Monique s’en alla angoissée. Elle revint enchantée — un poisson superbe, et pour rien, une vraie occasion. Elle disparut dans la cuisine avec son trésor, puis je la vis repartir affairée pour emprunter à une voisine un plat assez vaste.

À l’heure du repas un coup de téléphone — le monsieur s’excusait, une affaire grave… Je pensais que nous allions manger du poisson pendant une semaine, Monique entra : sur l’énorme plat, bien au milieu, trônait un poisson, gros comme une sardine. Monique serrait les lèvres pour ne pas rire : « — Tu comprends, mon chéri, à travers mes lunettes il était énorme… maintenant, eh bien ! c’est autre chose… »

En regardant vivre Margaret à Eighth Street j’ai pensé souvent à cette réflexion de Montaigne :

« — C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. »

Elle est plus instantanée que les autres personnes. Pour elle il n’y a pas de voyage à faire entre voir, parler et agir. Elle est là tout de suite comme si toutes les minutes de sa vie avaient servi à cet exercice : la promptitude des réflexes et leur justesse.

Du « Bon petit Diable » à « Don Quichotte », de « Sophie » à « Jeanne d’Arc », je peux classer les gens que je connais ; je ne peux pas classer Margaret. Quand elle est arrivée d’Amérique en France avec moi, j’entendis sans cesse cette exclamation « — Alors, on ne peut jamais dire ce qu’on pense dans ce pays ! » Elle fâchait les gens surtout par sa man : ère d’entrer directement dans la conversation pour y jeter un argument juste mais sans complaisance. Elle n’avait aucune notion de la pédale sourde que crée la vieille courtoisie française où l’on veut que les compliments même arrivent du fond d’un corridor précédés des formules « Permettez-moi de vous dire », etc. J’aime qu’elle garde les habitudes simples de son pays.

Je ne connais pas d’être plus libre, plus franc, plus exposé, et en même temps plus nativement mystérieux. Cette créature si raffinée a gardé des mouvements primitifs — il y a le minimum d’espace entre ce qu’elle sent et ce qu’elle montre. Sa réaction est intacte. Elle n’a que des gestes actifs. Elle ne tourne pas pour rien dans une pièce. Elle ne tombe pas sur une chaise, elle s’assied, elle ne bavarde pas, elle parle. Elle ne parle du temps que pour le louer — pluie ou soleil, chaud ou froid sont accueillis avec un égal enchantement. Elle n’admet pas de s’occuper de sa santé. Jamais un manteau sur le bras. Toujours les deux mains libres. Porter un objet est un crime.

Margaret peint sur vie comme on peint sur toile. Elle n’arrange pas seulement l’appartement, les tables, les chaises, les choses, elle prépare les jours. Chacun doit s’emboiter dans la semaine comme un objet dans son écrin. Le pratique, l’utile y tiennent le minimum de place, ou, si elle peut y arriver, elle les maquille avec son imagination au point d’en faire des agréments. Quand tout est en ordre, elle ne fait plus qu’un avec ce qui est autour d’elle. Les branches d’arbres du jardin ont l’air d’avoir passé par ses mains avant d’orner le ciel. Entrer dans sa chambre c’est entrer dans un accord. Chaque chose joue sa partie. Elle dit : « Le matin dans mon lit, je me sens chef d’orchestre. »

Jusqu’à notre vie commune je pensais que les tables étaient des objets destinés à en supporter d’autres. Avec moi, elles disparaissent sous des montagnes de livres et de paperasses. Pour Margaret, leur sens véritable est de ne rien faire. Ce sont des surfaces polies, glissantes, luisantes, sortes de miroirs opaques reflétant les plafonds et les choses qui s’aventurent au-dessus de leur inutilité sacrée. Surfaces rondes ou carrées qui ne sont que des leitmotive de couleurs… une manière de préciser à l’œil le ton dominant de la pièce. Elle ne dort pas sans avoir rétabli l’ordre. Elle a un centimètre dans l’œil. Près de son lit, ses mules côte à côte sont comme deux montures attelées et prêtes à partir. Chaque pièce est un tableau qui ne peut bouger de son cadre imaginaire.

Quand je la rencontrai elle ne possédait que deux costumes mille fois reprisés et nettoyés comme ses gants et ses bas. Par n’importe quel temps elle faisait ses courses à pied avec des escarpins vernis, mais sa tenue était si intacte et chic qu’elle semblait toujours sortir d’une auto de luxe. J’étais intéressée par son allure aérienne, ses vibrations légères et le ravissement subtil qui orne toujours sa beauté. Il y a chez elle un contraste si rare — sans effort, elle semble heureuse même quand elle est triste. Cette gaie légèreté émane d’un être sérieux et chargé de convictions. C’est une disposition d’humeur qui draine un esprit avide et naturellement grave. La souffrance lui fait peur, mais elle ignore les plaintes. Elle est lâche et brave à la fois. Chez bien des gens les défauts sont doublés de la qualité correspondante, cependant la doublure est si mal ajustée que les désagréments s’étalent sans pudeur…

Margaret participe de tout ce qu’on ne voit pas, elle communie avec les arbres, les ciels. Elle est animée d’un souffle de vie universel. Ses adorables vibrations de joie sont encore plus intenses dans les jours de fête.

L’âme remplace la jeunesse. Peu à peu Margaret s’est avancée jusqu’au bord de ma vie, si colorée, si vivace qu’il n’y a pas de différence apparente. Elle a recouvert le corps de printemps, mais je suis seule à savoir tout ce qu’elle m’a donné en secret.


La date de publication du Sunday American arriva. L’avocat Ernst, secondé par Bob, attaqua le journal à coups de papier timbré. La direction se dérobait. Les agents de Hearst voulaient éviter le procès. Finalement Ernst proposa une transaction : pour rembourser les avances que j’avais reçues, la publication aurait lieu en partie, mais à condition qu’aucune épithète injurieuse, aucun mot blessant ne serait accolé au nom de Maeterlinck. On s’abstiendrait également d’ajouter des infamies sur la France et sur les Français. Les épreuves seraient soumises à mon avocat. Peu de temps après, Margaret les corrigea. Mon texte était respecté.

Après une année de drames avec le groupe Hearst tout semblait se conclure avec une simplicité qui aurait dû me faire suspecter une nouvelle trappe. Mais je ne voyais aucune possibilité de traîtrise et sans aucune crainte, le jour de la publication, je me rendis au New York American pour voir les premiers numéros.


Je tournais au coin de la rue où se trouve la prison Hearst. Des morceaux de papier déchiquetés traînaient dans le ruisseau et sur le trottoir — rouges, comme trempés dans le sang. Devant la porte ouverte une procession de voitures à bras était arrêtée. Chacune était coiffée de deux immenses affiches posées en sandwich. Des colonnes s’élevaient autour de la porte, elles étaient formées par des piles d’affiches. Des hommes sortaient en courant, empoignant des paquets, ils se précipitaient de tous côtés, criant en anglais des choses que je ne comprenais pas. D’autres, grimpés sur des échelles où s’accrochaient des pots de colle étalaient sur les murailles une étrange composition bariolée, où s’imposait l’écarlate en forme de cœur. Deux énormes cœurs étaient là, posés l’un sur l’autre. Une flèche noire les traversait, le sang éclaboussé coulait partout et sur deux noms écrits en caractères immenses — le sien et le mien. Au-dessus de l’ignoble allégorie et du titre de mes Mémoires on avait ajouté en lettres flamboyantes : « Twenty Years of Love, without Marriage » (Vingt ans d’amour sans mariage).

Mon avocat avait omis de contrôler l’affichage… Je l’avais obsédé par la seule crainte que Maeterlinck soit sali. Le journal se vengeait des difficultés que je lui avais imposées en rejetant le scandale sur moi seule.

Longtemps je demeurai là, étouffée, possédée par l’idée qui tournoyait devant mes yeux : c’était pour ça, pour ce résultat stupide et dégoûtant, pour ça que j’avais tant souffert.

Les hommes couraient toujours, les voitures partaient, les camions emportaient les échelles et les colleurs, le flot s’écoulait continuellement, je l’imaginais dans la ville, partout, dans les rues, crachant sur ma vie. Clouée contre le mur, je crispais mes deux mains jointes, comme si elles pouvaient contenir mon désespoir…


DEUXIÈME ROUE



CHAPITRE PREMIER

BERNARDSVILLE, NEW-JERSEY. — LES PUTOIS. — GEORGES ANTHEIL. — LA VIE DE L’EXTASE. — ÉPUISÉS DE GRÂCE. — MA VIE DANS UNE CAVE.



Après ce que j’avais vécu à New-York il me fallait des arbres, de l’air, de l’herbe, toute la santé de la terre pour retrouver la mienne.

À nous quatre nous avions au total 75 cents, et huit dollars étaient nécessaires pour aller à Bernardsville, New Jersey, où il y avait des propriétés à louer. Margaret se chargea d’emprunter l’argent chez quelque boutiquier de la Sixième avenue, convaincue d’en trouver un qui avancerait huit dollars sans autre garantie que sa parole. Dans une drugstore (pharmacie étonnante où l’on vend de tout — des chaussures au roastbeef et des chemises au chocolate-sodas) un monsieur, entendant sa demande au directeur, offrit simplement les huit dollars, heureux de faire plaisir à quelqu’un. Elle dut insister pour avoir sa carte.


Nous arrivâmes à Bernardsville — collines, pelouses, fleurs et forêts.

Un agent nous attendait et nous fit visiter des propriétés à 600 dollars par mois. Nos refus pleins de critiques augmentèrent son estime. Tout à coup l’auto s’engagea dans une longue avenue de cyprès. Tout au fond, une maison blanche, gaie et vaste ; un jardin de roses, un vieux parc, puis des collines boisées qui montent en gammes bleues vers le ciel : — « Cent cinquante dollars par mois, pour la fin de saison, dit le propriétaire, mais le grand ennui c’est qu’il n’y a que quatre chambres de domestiques… »

Le lendemain Dodd m’avança 100 dollars pour une nouvelle traduction de mon manuscrit, et un mont-de-piété fournit le reste du premier mois de location.

Quand nous entrâmes dans la maison d’Harmony Road, nous étions de nouveau sans un sou. Mais le soleil qui entrait avec nous éclairait une Victoire de Samothrace au fond de l’antichambre. Elle nous sembla un présage de la fortune qui nous attendait… En attendant, il fallait vivre, et personne n’avait un vêtement assez chic pour aller faire du bluff au village. Finalement, ce fut le village qui vint à nous. La principale épicerie téléphonait sollicitant « l’honneur de servir les nouveaux locataires de Mr. M. », Allen passa une commande colossale. Ensuite tous les fournisseurs se mirent à notre disposition, depuis le loueur d’autos jusqu’aux loueurs de pianos. Deux jours après nous avions un Steinway.

Maintenant, il nous restait à faire vivre dans les imaginations du village un personnel fictif, comme Anatole France avait créé le jardinier Putois. Quand les livreurs déposèrent la commande, ils ne virent aucun domestique dans la cuisine, mais des tapis violemment secoués par les fenêtres témoignaient de présences invisibles.

Notre premier soir à Bernardsville nous réunit sous le porche principal. On avait fait des coupes dans le bois tout autour de la propriété pour donner aux yeux des horizons. Par les trouées je devinais très loin des collines d’un bleu gris comme d’épaisses fumées couchées dans la vallée. La lune rouge montait au bout de l’allée de cyprès. La perspective rapprochait leurs silhouettes de longues larmes qui, tout au fond, semblaient toucher la grosse lune.


Nous avions entendu faire l’éloge d’un jeune compositeur, Georges Antheil, élève préféré d’Ernest Bloch. Allen lui écrivit notre désir de le connaître. Il répondit :

— « Je viendrai avec plaisir puisque vous êtes intéressés “in the modern musics”. À cause de ce pluriel nous attendîmes sa visite avec impatience.

Un étonnant petit bonhomme arriva, carré d’épaules et bas sur pattes, avec un visage encore fleuri de puberté. Il portait en lui cette assurance qui n’est pas un effet de la sottise, mais au contraire la marque d’une précoce conscience de soi. La disproportion du corps et de la tête, l’expression fixe et intense du regard, la préoccupation visible de la pensée retenue ailleurs, tout en cet être indiquait l’exception. J’eus l’impression du génie.

Georges Antheil tendit la main à chacun de nous, sans curiosité, comme s’il nous avait quittés la veille. Puis apercevant dans le salon un piano, il se précipita. Pendant deux grandes heures, surpris, ravis, nous l’écoutâmes. Ce fut son explication, sa raison d’être là. Il nous exposait sa force, sa nature et ses ambitions. Puis il nous raconta le drame de son existence — drame toujours répété de ceux qui veulent vivre au milieu d’une famille qui a fini de vivre ou n’a jamais vécu. Ce fut pour nous son adoption.

Quand il jouait son visage se métamorphosait, il n’était plus rouge et laid. Une blancheur égale descendait sur ses traits qui prenaient un style presque classique. Il nous dit avec simplicité qu’au reçu de notre lettre, il avait déclaré à ses parents qu’il allait vivre avec nous. Il avait emporté ce qu’il possédait dans une valise de carton qui tentait d’imiter le serpent — des manuscrits, du papier à musique, des crayons, de l’encre de Chine et des règles. Au milieu de ces trésors, une chemise et quelques chaussettes dépareillées. Comme il n’avait ni pyjama ni robe de chambre, Georges s’octroya un de nos peignoirs de bain et une paire de sandales.

Il travaillait presque jour et nuit, ne s’interrompant que si la fatigue et le sommeil le dominaient. Il ne semblait jamais manger. Nous nous étonnions quand Allen, qui s’occupait des provisions, s’aperçut qu’un sac de pommes vertes était presque vide et que les boîtes de « baked beans » manquaient dans l’office. La chambre de Georges ouvrait sur un petit escalier qui aboutissait à la cuisine. Dans son cabinet de toilette s’entassaient des bouteilles d’alcool de menthe. Évidemment Georges Antheil simplifiait son existence. Nous fûmes rassurés sur son immatérialité.

Sa manière de composer au piano nous amusa beaucoup moins. Il choisissait un thème de cinq ou six notes, il le répétait insatiablement et sans discontinuer pendant des heures. Il semblait s’hypnotiser avec certaines vibrations, puis, tout à coup, il courait à sa chambre et se remettait à écrire jusqu’au lendemain.


Chacun travaillait de son côté toute la journée. C’est seulement à six heures que nous nous retrouvions sur la terrasse pour le thé. Nous nous installions sur les pelouses vertes qui tournaient au jaune par manque d’entretien. La mécanique du travail, pas encore arrêtée, nous lançait dans des discussions. Nous étions comme des étudiants libres qui étudieraient par amour, pour vivre plus et mieux. C’était l’échange que j’avais toujours souhaité. J’étais habituée à me dire, à me jeter tout entière comme une balle contre un mur. Le mur recevait et la balle me revenait. C’est le lot de ceux qui se prodiguent sans discernement.

À neuf heures nous dînions et ensuite commençaient ce que nous appelions nos grandes heures. Elles se prolongeaient tard dans la nuit. Je chantai Mélisande avec Allen, dont la voix de bronze faisait vivre un Pelléas que je n’entendis jamais au théâtre. Georges jouait son Ballet Mécanique, qui eut l’honneur d’être sifflé au théâtre des Champs-Élysées à Paris en 1925. Allen jouait du Bach, du Chopin, sa transposition du Poème de l’Extase de Scriabine. Il vivait au piano plus que dans la vie. Margaret obtenait des sonorités à elle, sa personnalité s’exposait dans sa manière. Quelquefois, exténuée par les vibrations, elle posait sa belle tête au bord de la fenêtre. Coiffée de lune, elle dormait comme un ange dans son auréole.

Quand je retourne à ces moments rares, deux impressions dépassent les autres — une soirée chaude, noire, possédée par la vie des fleurs, où les plus profondes pages de Bach me furent presque une découverte. Et un autre soir dédié au Chevalier à la rose de Richard Strauss. Je me souviens de l’adorable valse comme d’un arrêt dans le temps. Exquise déchirure de la trame dans laquelle nos existences sont tissées. Un cercle se forme dans la mémoire. Une flaque de lumière est au centre et là les personnages tournent, tournent, épuisés de vertige et de grâce.

Vers deux heures du matin on soupait. C’était le moment des histoires, des rires ; c’était le moment où Bob, invité de week-end, se lançait dans des airs de flûte pour satisfaire ses rêves de poète. Ses effets de lyrisme s’éparpillaient piteusement dans la grande nuit. Mark Turbyfill, jeune moderne, lisait son dernier poème : « — Conversation is in Heaven » (« La conversation est dans le ciel »). Puis la voix de cloche d’Allen entonnait un hymne d’adieu. Dans le silence des nuits nous n’entendions plus que le chant doux et ouaté d’une chouette.


Les saisons vont vite en Amérique. Le mois de septembre nous avait déjà donné un bel automne tout habillé de couleurs à la Véronèse, mais nous savions que demain peut-être l’hiver allait le rattraper parce que c’est une terre de soudaineté où la nature avance par bonds. Les arbres retenaient encore leurs couleurs panachées quand le froid arriva tout d’un coup avec une neige fine et dure.

Les fournisseurs avaient cessé leur générosité et nous nous trouvâmes tout à coup dans une forêt d’impossibles. Impossible de partir sans payer nos dettes. Impossible de rentrer à New-York sans argent. Impossible de rester ici sans chauffage. Impossible d’acheter du charbon, et rien que des radiateurs dans la maison.

Monique avait remarqué dans une des caves, un poêle à bois auprès d’une grande table à repasser. Le jour plongeait du haut des murailles par une rangée de vasistas qui montraient au dehors une bordure de terre et la base de quelques troncs d’arbres. Une grosse lampe électrique descendait au-dessus de la table. Pourquoi ne pas vivre là en attendant les événements. Chaque soir les salles de bain et nos lits nous accueilleraient, chaque matin la vie reprendrait dans la cave. Le poêle serait notre chauffage central et notre fourneau… D’ailleurs, les provisions étaient peu abondantes — du quaker oats, du maïs, quelques boîtes de conserves, restes de nos splendeurs.

L’installation fut rapide — chaises et chaises longues, carpette, table à thé, guéridon chargé de livres, quelque vaisselle cachée derrière un paravent, une provision de bois, le piano. Et maintenant, dit Allen, il faut faire « le charme ». Il disposa deux candélabres sur la grande table, un foulard fleuri autour de la lampe et des feuillages dans un vase. Le poêle ronflait, on prit le thé — ce fut l’inauguration de ma nouvelle demeure dans la cave d’Harmony road.

Allen et Margaret rentrèrent à New-York pour chercher quelque engagement — concert ou soirée qui me permettrait de liquider la situation et de partir. Pour moi, il fallait rester dans la maison — et garder le téléphone — sans rien payer. J’allai voir notre propriétaire. J’expliquai le miracle que j’attendais pour me délivrer. Je le sentis si sympathique que je racontai toute la vérité de nos malheurs, nos comédies pour venir à la campagne, nos ruses pour y vivre. Il me serra les mains, accorda ce que je demandais et me souhaita un « good luck » pénétré.


J’étais heureuse, et j’ai fortement vécu dans cette cave. Les semaines passent très vite quand elles sont nues. Notre solitude était totale. La neige la préservait en étouffant même les cris des bêtes qui parvenaient faiblement jusqu’à nous. Pas de cloches, pas d’oiseaux, pas d’autres mouvement que celui des flocons doux qui semblaient mourir de leur chute muette et pourtant élargissaient d’heure en heure la bande blanche qui bordait nos fenêtres. Je les regardais assise à ma table, le nez en l’air, lisant ou écrivant. J’attendais sans impatience la sonnerie du téléphone qui retentirait au-dessus de nous, dans la grande maison vide, et nous délivrerait.

C’est en regardant la neige tomber dans le cadre noir de nos vasistas que pour la première fois j’écrivis des poèmes. Il m’apparut pour la première fois que ce n’était pas précisément de la littérature, mais une nécessité grave et très véridique, parce que ne prétendant pas à l’être. Je remémorais des poèmes de Rimbaud, d’Apollinaire, de Jean Cocteau et à travers la beauté transparaissaient les émotions particulières à chaque organisme. Je ne voyais pas le geste, l’événement comme dans les autobiographies, je surprenais le mécanisme profond de l’individu. À partir de ce jour, j’aimai la poésie réellement. Elle m’apparut comme une expression qui prend sa place entre soi-même et le langage.

Chaque jour, à neuf heures, je retrouvais Monique agenouillée devant le poêle qu’elle activait. Sa robe de laine marron, son châle sur les épaules, ses bandeaux noirs déjà ordonnés comme deux petits rideaux relevés en rond pour montrer sa figure — paysage de paix et de bonté.

À cette première heure un peu de soleil glissait en biais sur nos murailles mais toujours le ciel nous manquait. Nous sortions pour le voir quand la neige s’arrêtait un instant, mais, encore, elle occupait le ciel. L’espace n’avait ni formes ni couleurs. Nous revenions vite à notre cellule. Ma journée commençait. Je savais qu’elle serait intacte, c’était assez pour la sentir en moi comme une coulée de béatitude. Alors, un matin, entre les quatre murs de pierre grise et le sol, pavé de dalles sombres, une image de printemps, quelques lignes vertes vinrent au bout de mon crayon, comme jaillit une première couleur toute fraîche sur la palette…


Printemps

Accrochés au flanc du grand arbre, leur père,
les enfants feuilles s’agitent imperceptiblement.
Trop jeunes pour avoir une opinion,
Ils ne peuvent qu’approuver la brise
qui les interroge doucement
en ce matin de printemps.

Je savais que je n’écrivais rien d’important avec ces petites choses, mais si l’on n’avait dit qu’il y avait là simplement pour moi une nouvelle façon de jouer avec les mots, j’eusse été offensée jusqu’aux os. Je savais que cela se passait tout contre ma poitrine, je ne voulais rien savoir d’autre. Bon ou mauvais ne m’importait pas. C’était ailleurs. Un nouveau bien m’était venu. Plus tard je sus que je ne peux le ressentir à mon gré. Je le goûte seulement quand je suis souffrante, enfiévrée ou en détresse.


CHAPITRE II

LA « MAISON » DE RIVERSIDE DRIVE. — LES CHENILLES DE LA MALCHANCE. — LA VOIX HUMAINE. — PLANCHE DE SALUT. — BAR HARBOR, MAINE. — LEOPOLD STOKOWSKY. — LES SAUVEURS.



Fin novembre. Encore en otage dans notre cave. Par téléphone Allen m’annonce que nous allons donner un concert chez une bourgeoise riche de la Fifth avenue. Il arrive avec l’argent du cachet.

— « Très habituel, dit-il, on sait à New-York que les artistes sont toujours gênés ; alors, on paye d’avance ».

Moins habituel le geste final : après notre énorme succès on nous offre un deuxième cachet.


Nos dettes réglées, nous quittons Bernardsville, entourés d’estime et de considération. Je trouve un appartement avec loggia à Riverside Drive, sur l’Hudson — le fleuve apparaît vivant entre deux bandes de parterres d’un vert tacheté de fleurs éclatantes. La nuit on éteint les lampes du salon pour voir passer les lumières vertes, rouges et or des bateaux. Il y a dans cette maison… un certain mystère. Novo ne voulons pas nous en inquiéter, la loggia nous transporte, la location modeste nous retient… J’entre par hasard dans un tea-room proche. Un monsieur, type saint Pierre, moins la barbe et les clés, accourt vers moi.

« — Jules Bouy, de Bruxelles, votre ami depuis toujours. »

Quand il apprend que j’adore l’Amérique et ne partirai pas sans avoir interprêté les musiciens et les poètes français modernes, Jules Bouy crie un « bravo » qui fait trembler le tea-room. Pas assez riche pour m’aider, il me fera connaître deux amies charmantes et influentes. Je lui donne mon adresse, il sursaute.

« — Vous habitez le No 3, Riverside Drive ! Mon Dieu, le No 3, et l’on vous a acceptées ? »

« — Certes, et toutes les trois ; mais maintenant la propriétaire nous tourne le dos. »

« — Évidemment, vous êtes trois désastres pour elle. Elle tient une des « maisons » de New-York. Ces maisons, pas tolérées en Amérique, affectent une apparence bourgeoise. Vous usurpez la place de personnes qui rapportent »… Il rit et l’ampleur de son buste sautille sur ses jambes tranquilles.

Le lendemain la limousine de Madame B…, amie de Bouy, est à ma porte. Dans une enveloppe une liste d’appartements à louer et… 200 dollars ! Une carte : « Pour votre déménagement, avec la hâte et la joie de vous connaître. »

À Greenwich Village, Washington Place, je découvre un studio-appartement, style auberge normande, avec terrasse entourée d’arbres.

Mais tout de suite les malchances se suivent comme les chenilles processionnaires — coupez la file, elle se referme aussitôt. La trinité Bouy est consternée. Un manager se brise le crâne en auto, un autre fait faillite. Une personne généreuse veut doter New-York d’un conservatoire français. Elle meurt empoisonnée par une dose trop forte de véronal. Ce projet me tenait au cœur particulièrement.

J’adore enseigner — impression de créer à même la créature. Donner une chose, et voir naître autre chose. Saisir pourquoi, comprendre l’imprévu de l’autre organisme qui croit suivre le chemin indiqué et arrive au but par une route opposée. Le chant est proche de la nature d’un être. Dans le chant il y a l’âme, sa qualité, sa révélation. C’est pourquoi il est particulièrement insupportable quand il n’y a pas « quelqu’un » au delà. Le plus souvent il n’y a personne. Quelquefois il y a quelqu’un qui ne sait pas se donner ou qui est emprisonné. Alors le travail dépasse l’enseignement pour devenir une création. Quand j’étais gosse — je veux dire à vingt ans, quand ma jeunesse a commencé — j’avais en face de chaque personne la préoccupation d’une certaine délivrance — « cette personne est devant moi, mais elle n’est pas là ». Je voudrais qu’elle fût là… comment pourrait-elle être là ? Au bout de mes interrogations muettes je me perdais en spéculations infinies, et les gens classés libres par leurs fonctions, ou leur soi-disant indépendance, m’étaient des terrains sur lesquels je me précipitais. Je croyais les changer en les convainquant de changer de place, de milieu, d’idées. Il m’a fallu du temps pour comprendre que les vraies délivrances ne sont que subtiles ; pour savoir que celles qui comptent ne désirent pas se montrer, mais qu’on les sent avant tout autre chose en approchant une personne réellement libre. L’enseignement du chant est une école « d’être ».


…On décida que je donnerais six matinées par abonnement. En deux heures un comité est constitué, en douze heures les programmes sont imprimés, six salons désignés, tous les abonnements faits. Pendant six après-midi de dimanche je parle, récite des poèmes, chante pendant une heure et demie. Les dames américaines se plaignaient de n’avoir pas de distractions cet hiver, je suis un succès, je gagne trois cents dollars par matinée et tant d’affections gentilles.

On décide encore une série de concerts le soir. Mais l’accumulation des anges grossit comme un fléau. Finalement, l’affaire craque, laissant derrière moi des trombes d’enthousiasme et peu d’argent. Alors je retourne heureuse à ma vie d’ombre doublée de clartés. Ces manifestations mondaines attristent le temps. Chaque jour une obligation — lunch, thé, dîner… de quoi mourir à la peine si l’on n’est pas né pour le mortel plaisir des simagrées.

… Nous vivons à peu près. L’amicale trinité me fait chanter à la radio, écrire des articles, placer quelques dessins. Je reçois des lettres d’aveugles, d’estropiés, de célibataires. Certains me proposent des situations inattendues, mais surtout les demandes en mariage affluent. Le mariage est en Amérique la planche de salut qu’on tend à toute femme, sans autre désir que celui de protéger.


… Avril, et déjà on étouffe. Les arbres luxueux et lourds sont remplis de vies ailées, de chants légers. Une amie de Margaret — « la femme couple », type très répandu en Amérique : businessman pendant huit heures et femme le reste du temps — nous invite à Woodstock dans un phalanstère où elle a un bungalow. Je donne un concert et dans ce petit pays de grande musique je retrouve un ami — Marcel Duchamps. Un être auquel on ne peut adapter aucune étiquette. Sa personnalité, la plus libre que je connaisse, rejette les adjectifs — un bohême 1940, tour de force que réalise Marcel Duchamps avec une nonchalance de grand seigneur. Aristocratie de la tenue parfaite, réserve du sourire, du ton, des gestes, ironie concentrée. Il résout le problème de vivre avec rien, d’une façon suprême. Peintre, poète, écrivain, il a choisi le dédain. Il pourrait être célèbre, il préfère jouer aux échecs. Paresseux… non, il travaille pour lui-même. Parasite, profiteur, absolument pas. On ne peut le retenir, il échappe. Il voyage dans les vies comme dans sa vie. C’est un touriste de l’existence. Mourir sera pour lui la fin d’une promenade — le commencement d’une autre dans un nouveau pays. On ne peut concevoir en lui ni douleur, ni regret, ni bonheur. Mais on est sûr que son invisible sensibilité est un instrument parfait… La dernière fois que je le vis, il y a quelques années, c’était sur le Boulevard des Italiens. Il se détacha d’un groupe pour courir vers moi :

« — Comment vas-tu ? Moi, magnifiquement, je me suis marié il y a un an… erreur… j’ai divorcé… si heureux de te revoir… à bientôt ! »

« ― Mais où habites-tu ? »

« ― Nulle part, naturellement. »

Il disparut les mains dans les poches de son veston. C’était l’hiver, les gens circulaient dans leurs fourrures… Lui aurait toujours un veston beige, une cravate « pastel » et pas de chapeau, toujours une silhouette de printemps. Ce n’est pas avec ce matériel qu’on fait un monsieur. Il aura toujours ce nez, ce menton, ce front classique. Visage et vie dessinés au trait.



…Les malchances continuent toujours. À la suite d’une chute, j’ai un bras paralysé depuis un mois, sans avoir le temps de m’en occuper ; et justement je commençais à donner des leçons de chant, obligée d’accompagner en jouant de la main gauche, le bras droit attaché contre moi. Quatre consultations, les docteurs ne comprennent rien. Chez Carrel, les rayons X montrent les deux os de l’épaule légèrement séparés. Opération nécessaire d’après un chirurgien viennois… Je m’y refuse et quatre mois après une masseuse-ange me rend mon bras qui n’avait rien de cassé. Que d’imperfections et de désastres montreraient les rayons X si l’on soumettait une personne bien portante à leur inexactitude.

Je n’ai donc qu’un bras lorsque Olga Samaroff, l’intéressante pianiste (à cette époque, Madame Léopold Stokowsky) m’invita pour donner un concert à Bar Harbour, où elle habite. Les concerts ont lieu dans le « Temple d’Art » construit sur une colline qui domine la mer. Walter Damrosch (conducteur du New-York Symphony Orchestra) s’offrit à m’accompagner la partie classique de mon programme. Le piano de Damrosch semble un orgue ; le même instrument, avec Samaroff, devient un clavecin d’une précision mathématique pour Ravel, Debussy, Stravinsky… Un des beaux concerts de ma vie. En face de moi, à l’autre bout de la salle, dans les larges portes ouvertes, une centaine de gens qui n’ont pu trouver place sont assis sur la pelouse verte. Plus loin miroite la mer silencieuse, dont je vois le rythme.

Le pays de Bar Harbor est étincelant comme un Gustave Moreau — pins noirs et mer de pierreries. Si je devais vivre en Amérique c’est peut-être ce pays que je choisirais.

Mais mon aventure la plus inattendue à Bar Harbor fut une question de crayons. J’ai goûté devant eux une convoitise d’une intensité que j’ai rarement ressentie. Nous étions venues chez Arthur Train, avocat, romancier très connu. Il me montra son studio et dès le seuil je vis une invention qui me captiva. Tout autour de la grande pièce, contre les murs, au-dessus de la table infinie qui les contournait, mille crayons pendaient, tous minutieusement taillés, tous revêtus de couleurs vives et différentes. Ils étaient attachés par de petits crochets à une corde le long des murs et figuraient à mes yeux une frange d’une séduction sans égale. Arthur Train m’expliqua que son domestique avait pour première fonction d’entretenir ses crayons. Il conclut : — « Je n’écris qu’au crayon, vous comprenez ». Si je comprenais… moi qui accumule depuis toujours les manuscrits au crayon et qui ne me sers de plume que pour les lettres de cérémonies.

La frange qui me ravissait passait même devant les fenêtres ornées d’un ciel de porcelaine rayé de sapins, mais la beauté des choses en cet instant ne m’importait pas. Aujourd’hui encore Bar Harbor dans sa sauvage nature tient pour moi derrière une frange de crayons.


Chez les amies Bouy je rencontrai Léopold Stokowsky, le grand chef d’orchestre du Philadelphia Orchestra. Il joua du piano, je chantai, et nous fûmes saisis d’un même souhait ― organiser une manifestation d’art dans le cloître gothique de Georges Gray Barnard, à la pointe de l’île de New-York. Ce sculpteur amoureux du moyen âge a fait des recherches dans tous les villages et les fermes de France. Il a déterré des bas-reliefs, des colonnes, des statues… Un groupe de commanditaires s’intéressèrent à l’envoi de ces trésors et Barnard créa son cloître… Tous les plans furent établis sur place par Stokowsky et moi. Des pages de Bach, Glück, Monteverde seraient orchestrées par Stokowsky lui-même. Dans une sorte de scénario combiné par nous, interviendraient des chœurs de Palestrina. L’acoustique était admirable, l’orchestre de quarante musiciens serait caché dans une galerie supérieure. Les souscriptions étaient versées au profit des orphelins de France et de Belgique. Je retrouvais en réduction dans cette matinée artistique la grandeur et l’imprévu que j’avais créés à St-Wandrille. Un tel début à New-York m’enchantait. … Bientôt Stokowsky partit pour sa maison de campagne à quelques kilomètres de Philadelphie et j’allai répéter avec lui.


Deux heures de l’après-midi et c’était la nuit. Quand le noir s’ouvrait, j’apercevais un paysage échevelé et une route d’eau où l’auto bondissait. Des flots assaillaient les vitres, la foudre tombait de quatre côtés à la fois, la lueur des phares était coupée par un mur de pluie. Je tapais à la vitre dans le dos du chauffeur mais il continuait son allure avec indifférence. Ce n’était qu’un orage américain… Une grande maison, un hall vitré comme une véranda de chez nous, des meubles de rotin, des pots de fleurs, une vue sur des arbres géants. Stokowsky arriva ― précision des gestes, regard aigu, rythme accéléré ; dans tout l’être une profonde et parfaite mesure, en même temps quelque chose d’enfantin, d’ingénu.

Il me joua ses orchestrations au piano, remplissant le studio comme avec son orchestre… La matinée fut fixée au 30 octobre, deux mois plus tard.

Le 19 octobre dans un télégramme désolé, Stokowsky annonçait une catastrophe : les statuts de la Philadelphia Orchestra Society ne permettaient pas la division ou la réduction de l’orchestre. Stokowsky, engagé dans une voie absolument en dehors de ses habitudes, n’avait pas pensé au côté pratique. Judson, son manager, le rappelait à la réalité. Placer cent cinquante musiciens dans le cloître était impossible. Rien à faire. Une partie des commanditaires essaya de transgresser la loi, mais l’autre partie s’y opposa. Bouy me remit le formidable dossier que représentait son travail depuis trois mois. C’est tout ce qui me reste de cette féerie : formation du comité, cotisations et donations, les plans du cloître, les maquettes de mise en scène, la publicité, échange de télégrammes, annonce de la date fixée, les circulaires, les programmes, le prix de l’orchestre qui s’élevait à 2 000 dollars ; puis… les avertissements disant notre déconvenue, regrets, remerciements aux souscripteurs et… quelques lettres de Stokowsky. Dans la dernière il me disait : « Les directeurs de la Philadelphia Orchestra ne consentiront jamais à ce que je donne un concert à New-York sans l’orchestre complet de cent cinquante musiciens. Ils ont introduit cette règle dans les statuts, il y a environ deux ans, et il faut que je confesse que je l’avais oubliée tout à fait. Hier, j’ai insisté de nouveau auprès de la Direction. On s’oppose absolument à l’idée que la Philadelphia Orchestra joue à New-York en dehors de la série des programmes établis et avec un nombre réduit de musiciens. Je sens que je ne dois pas tenter cette matinée en réunissant les artistes que je pourrais trouver à New-York. Je sais que vous comprendrez l’immense travail que j’ai fait avec mon orchestre pendant dix ans, répétant chaque matin durant sept mois de l’année pour obtenir la qualité de ton, la flexibilité du rythme et l’ensemble du « phrasé » qui est mon idéal. À un certain degré, j’ai atteint tout cela ; mais en deux ou trois répétitions il me serait impossible d’approcher même du résultat qui m’a coûté tant d’années à réaliser ici… Ma seule pensée en organisant cette matinée était de collaborer avec vous à une manifestation d’art de la plus haute qualité… Je ne me pardonne pas d’avoir oublié le côté pratique… Je suis vraiment désolé ».



Les Sauveurs (Washington Place).

Chaque matin, Monique remarquait une grosse dame en arrêt devant nos fenêtres. Elle avait publié un article sur moi et n’osait pas me l’apporter. L’article était signé « J. Barella ». En marge du journal l’auteur se présentait comme « Celle qui passe religieusement devant votre porte. » Monique était sympathique à tant de piété et la grosse dame lui confia son culte, né dans un concert populaire où j’avais chanté Stravinsky, Honegger, Milhaud, Poulenc devant quatre mille personnes dévouées au moderne. Mais ce n’était pas « la Musique moderne » qui avait conquis Madame Barella et son mari, c’était une célèbre page de Reynaldo Hahn que j’avais donnée comme bis. « Jamais, jamais, Signora » ― expliquait la grosse dame — « je n’avais entendu Infidélité chanté comme par Georgette Leblanc. » Les Barella connaissaient ma guerre avec Hearst et avaient résolu de consacrer leurs économies à mon lancement.


Ils se tenaient devant moi. Elle était vaste, noire, moustachue et ressemblait à une cloche surmontée d’un profil romain. Le mari, maigre, très maigre, fièvreusement agité, toujours à demi caché dans l’ampleur de sa femme, faisait penser au battant de la cloche. Deux visages fortement italianisés.

Barella disait avoir une grande expérience des concerts, ayant l’habitude d’en organiser à Brooklyn où ils habitaient. Elle était critique musical d’un journal italien.

J’acceptai l’offre de ces braves gens. J’étais en mains sûres.

Des entretiens parfumés à l’ail et à l’oignon se déroulèrent. Mais l’obsession du couple était « la distinction ». Rien n’était assez élégant. Mon début était leur début. La salle choisie fut Town-Hall, 44ième rue. Allen essaya de diriger la publicité, mais les Barella, enivrés d’ardeur, dépassèrent toutes les directions. En même temps leurs desseins restaient impénétrables. Ils firent passer des notes dans les journaux en caractères minuscules et sans avertissements. Aux remontrances d’Allen, Barella déclarait d’un air mystérieux : « ― Vous allez voir bien davantage. Attendez ma surprise. »

Trois jours avant le concert, Barella nous téléphona d’aller voir sa grande surprise dans Broadway et la 42e rue. C’était le centre des annonces commerciales.

Je me découvris dans le ciel, entre les Chewing-gum et les Savons. Le culte des Barella m’avait exhaussée jusqu’à l’infini… au-dessus des Aspirateurs et des Cirages. Cette affiche, lilliputienne de la rue, était géante en réalité. J’emportais dans les nuages l’annonce du concert, sa date et la fortune des Barella.

Allen essaya vainement de leur faire comprendre les lois de l’affichage, par catégories et par quartiers ― jamais les amateurs de concerts ne cherchent dans le ciel les annonces musicales. Mais le couple n’admettait pas qu’une pareille ascension dans l’éther, une aussi sainte place au milieu des astres, puisse être inefficace.

Le soir du concert, dans l’entrée de Town Hall, les deux Barelli se tenaient de chaque côté du contrôle. D’une voix tonnante, lui, décrétait qu’il allait imposer de nouvelles coutumes, qu’aucun critique n’entrerait sans payer, avec sa carte de presse, qu’il fallait en finir avec cet usage arbitraire. Elle, ponctuait le discours avec son parapluie.

Un des critiques s’étant faufilé dans la salle, Barelli sauta dessus, le prit au collet et le jeta à la porte. Quelques critiques payèrent leur place.

On ne me tint pas rancune, la presse fut même très bonne. Mais en fait de lancement, seul un scandale était lancé.

Plus tard nous apprîmes la généalogie Barelli ― cireurs de bottes de père en fils… Mon manager ne manquait pas à la tradition. Plié devant son trône de cirage, brosse en main, du matin au soir il cirait les chaussures à l’entrée du pont de Brooklyn.


CHAPITRE III

WASHINGTON SQUARE, NEW-YORK. ― MON THEATER CLUB. ― « BON SPORT ». ― MON « ART CORPORATION »



Il y avait sept mois que Jules Bouy et ses amis regardaient ma vie monter et descendre aux extrêmes comme le schéma d’une feuille de température dans les crises mortelles.

Ils étaient fatigués. Leur devoir exigeait un conseil final : mon retour en France. Je refusai net. Ils étaient libres ― moi aussi, et je n’étais pas fatiguée. J’avais triomphé chaque fois que j’avais paru. C’était assez pour blinder ma volonté. Je n’avais pas joué encore ma carte essentielle. Le moment était venu. Je savais maintenant que je ne débuterais que par mes propres forces… Je regardais les squares, les places, avec le désir de me planter là au beau milieu et de chanter à tue-tête. Les fenêtres s’ouvriraient, on m’écouterait… et qui sait…

Je commençai par chercher un local quelconque où je chanterais tous les soirs ― hangar, garage, chapelle désaffectée dont la location serait minime. Je trouvai mieux ― une maison promise à la démolition. C’était au 47 Washington square south, ― ce jardin linéaire encadré d’anciennes demeures. Je poussai une porte sans serrure ― une longue salle, et… dans le fond, une scène surélevée de quatre marches. Autour, un logement suffisant : bureau, deux chambres, cuisine, salle de bain. Délabrement complet — fils électriques arrachés, radiateurs défoncés, plafonds lézardés. Chaque désastre augmentait mon espoir ― qui voudrait louer ça ?

La date de démolition n’était pas fixée, on ne louait plus, mais le gérant était aimable… C’était assez. Je lui exposai mes plans. Il fut un père. Location dérisoire. Risques à ma charge.

Les Américains se mettent immédiatement au diapason d’une aventure drôle. Fantaisistes, ils aiment la fantaisie. J’étais capable de leur en fournir, ils étaient capables de me suivre.

Le lendemain des automobiles se succèdaient à Washington square. Une avalanche de cadeaux arrivait. Margaret obtint tout de suite l’élément indispensable — le piano de concert. Il me rapprochait du but. Ceux qui me prêchaient le renoncement huit jours plus tôt, déliraient d’enthousiasme. Tous étaient certains de ma réussite. Jules Bouy clôturait une exposition de tapis et de tentures. Il accomplit ma scène. Un rideau de velours bleu fut installé et des projecteurs l’éclairèrent.


Nous avions tourné la loi américaine comme on tourne toutes les lois. Une organisation théâtrale entraînait des complications. La même installation appelée « Club privé » nous laissait libres d’impôts et de taxes. Il y avait cependant la commission d’incendie, et des policemen qui se promenaient éternellement sur notre trottoir… Margaret se moque de notre inquiétude… « ― Comment des policemen américains ennuieraient-ils des femmes ! » En effet, aveuglés de lumière, ils fermèrent les yeux… ils ne virent jamais ni auto stationner, ni projecteur éclairer.

Leur mansuétude ne vit pas davantage les enfants-diables jeter par nos fenêtres des vieilles boîtes et des trognons de choux. Quand Monique se plaignit, les policemen sourirent : « Il faut bien que les enfants s’amusent »… En Amérique, les femmes sont au-dessus des lois, et les enfants au-dessus des femmes.

Et voilà comment je lançai mon affaire dans l’immense City, sans dépenser un sou de publicité ni d’annonces. Des centaines d’invitations furent envoyées par la généreuse trinité. On prendrait le thé chez moi, le premier dimanche de février, les amis des amis étaient priés de venir.

Quand la salle fut comble… environ cent vingt personnes… je montai sur la scène. Je résumai ma situation avec Hearst, l’ultimatum que son journal m’avait posé et la lutte que j’avais soutenue pour défendre mon passé. J’expliquai que j’allais chanter et dire chaque soir les musiciens et les poètes modernes français à mon club de Washington square, que j’avais préparé dix programmes pour dix semaines consécutives et que je continuerais… toute ma vie ! jusqu’au moment où se présenterait un mécène ou un manager.

Je terminai :

« ― La bonté américaine a sauvé ma vie, je lui demande aujourd’hui de sauver l’artiste. »

C’est ce que les Américains appellent « être bon sport ». Ils adorent ça. Ce fut une ruée dans le bureau où se tenait Monique avec les abonnements.


J’ouvris mon théâtre dans la même semaine. On téléphonait continuellement pour s’abonner, et chaque soir on refusait du monde.

Mon concert commençait à neuf heures et durait deux heures, mais je recommençais aussi longtemps qu’il y avait du monde et de l’enthousiasme. Ainsi je terminais généralement à trois ou quatre heures du matin.

J’ai donné des centaines de concert dans ma vie, mais le grand concert et son rythme cérémonieux me sont un supplice. Couper l’émotion en mille miettes, saluer après chaque miette, sortir, rentrer et saluer encore, coup d’œil discret vers l’accompagnateur pour dire « Allez », avoir l’air tranquille et sentir ses artères battre furieusement… un chatouillement, une seconde de distraction, une fêlure dans « l’état », et tout est compromis. Le concert, pour moi, est antinaturel. La forme « concert » m’a toujours gênée même si je n’y participais pas. Autrefois, quand la dame arrivait sur l’estrade ― poitrine offerte, gants blancs crispés au morceau de musique, bouche ovale envoyant le son en distributeur automatique, j’aurais voulu fuir. Au concert symphonique je voudrais ne pas voir ― malgré moi j’évoque un concert de singes en porcelaine de Saxe… C’est par réaction autant que par choix que je me présentais à vingt ans sur les estrades de concerts vêtue d’un fourreau de velours ivoire ou de satin noir ― pas de gants, pas de bijoux, exactement les robes logiques que l’on fait aujourd’hui. Cette tenue que l’on jugeait alors scandaleuse était parfaitement convenable mais elle ne venait pas à son heure, c’était assez pour qu’on ne me la pardonnât point.

Le concert me plaît quand je peux créer une atmosphère amicale — quelque chose de simple et de vital. Je le pouvais sur ma petite scène à Washington square. Souvent j’ai parlé autant que chanté. J’aime causer avec mon public tout près de ma pensée, dans une intimité sans ornements, sans vanité. Je venais m’asseoir au bord de la scène et je commençais par n’importe quelle improvisation, comme pour tâter l’air. On me posait des questions ― j’adorais cela. Je pouvais être vraie, rester près de la vie ― je hais tout ce qui s’oppose à la vie. Le soir de la mort de Sarah, en arrivant sur ma scène, presque malgré moi, je dis mon émotion. On me pria de continuer… si bien qu’il n’y eut pas de musique ce soir-là. Peut-être est-il plus facile d’établir une communication entre des races différentes. Alors même que l’on connaît la langue, l’esprit passe avant les mots. Les mots remis à leur place ― moyen d’expression plus que moyen de comprendre.

Mes programmes, que je changeais chaque semaine, s’étendaient des grands classiques français aux musiciens ultra-modernes. Des artistes d’avant garde m’avaient peint des toiles de fond. Tout fonctionnait à la perfection. Physiquement, j’avais trouvé mon axe. Je vivais à deux temps ― rythme du Nouveau-Monde. Mon club avait attiré l’attention. Des articles me furent demandés. Tout me semblait facile, et, disposant de peu de temps, je trouvais du temps pour tout.


C’était le soir de mon soixante-deuxième concert. Plusieurs « possibilités impossibles » s’étaient présentées. Trois offres importantes ― un monsieur chargé de particules, auto de luxe, secrétaires, propositions mirobolantes. Après son départ… la montre de Monique avait disparu. Un autre assista à trois soirées, me couvrit de fleurs et ne revint pas. Un autre passa plusieurs après-midi pour rédiger un contrat monstre qu’il fit enregister. Ce contrat me comblait d’argent et prévoyait tout… sauf la fugue du manager.

Ce soir là, pendant l’entracte, Monique arriva très émue. Trois messieurs à l’air important et une dame élégante étaient dans la salle pour la deuxième fois, elle avait surpris à leur arrivée des paroles significatives… on avait parlé de « m’acheter… »

Collant mon œil au rideau je vis les trois gentlemen et la dame endiamantée. Ils étaient accompagnés de quatre personnes plus jeunes et chuchotaient tous ensemble de manière grave. Quand je terminai ma soirée ils me firent passer leurs cartes et nous nous assîmes autour du feu pour causer.

Comme ils vivent en moi, tous les détails de cette conversation ― le canapé bleu sur lequel j’étais assise, les longues ombres qui s’étendirent dans la salle quand on éteignit les projecteurs, l’ascension des flammes se hâtant, éclairant les visages de lueurs flottantes qui les rendaient fantomatiques. Et, à la fin, le projet de contrat inimaginable…

Cependant c’était réel. Ces visages que je n’avais jamais vus m’apportaient la vie de travail libre que je voulais ― ils exposaient des plans gigantesques comme s’ils étaient venus au monde pour m’enchanter. Ma pensée tournait comme sur des chevaux de bois… « un conte de fées, comment savent-ils tout ce que je désire ? qu’est-ce qui m’arrive ?… pourtant mathématique, puisque j’ai fait ce qu’il faut pour cela… » Alors je regardais les figures loyales et l’extraordinaire devenait naturel.

Le contrat englobait tout. Outre des tournées de concerts, l’organisation de mon « Art Corporation » comportait plusieurs sections ― cinéma, conférences, littérature. Ils me considéraient dans leurs propos comme un « business ». J’étais presque morte de bonheur. J’avais toujours rêvé d’être exploitée comme un objet — ne jamais entendre parler d’affaires ; qu’on m’entretienne largement et que l’on prenne le reste des bénéfices ; que l’on me dise seulement :

« — Voulez-vous faire ceci ou chanter cela et à quelle date ? » — mais pour l’amour du ciel, ne rien savoir de la cuisine des sous.

On parla avec enthousiasme jusqu’à l’aube et le lendemain on recommença. Cependant peu de jours après un des gentlemen déclara qu’il constituait une corporation dont il serait seul le directeur. Je ne songeai même pas à demander des explications.


CHAPITRE IV

LA TRAGÉDIE DE L’EXCESSIF. ― CONTE DE FÉES EN QUATRE MOIS. ― LE FISK BUILDING, 23e ÉTAGE



Tout à coup ce fut dans ma vie la surgénérosité, la surbonté. Je n’avais rien… j’eus trop. Je rêvais d’un mécène, ce qui me tombait du ciel en valait mille. Je demandais le nécessaire, je fus accablée de luxe. De la plus petite chose à la plus grande j’avais trop, toujours trop. Un chauffeur quotidien restait devant ma porte éternellement. Chez moi, je marchais dans un parterre de roses. J’absorbais vingt livres de chocolat par semaine. Je ne buvais plus que de cette ambroisie américaine ― mélange de pêches, oranges, citrons, grape-fruit, ananas, cerises, bananes, le tout éclatant à travers la cruche de cristal comme sous la vitrine d’un joaillier.

Les membres de ma société étaient discrets, de vrais gentlemen. J’appelais le directeur-mécène « mon mât de Cocagne ». Mais je n’avais pas à grimper, pas même à souhaiter ; sans cesse je devais refuser. Je refusais les bijoux, les chèques en blanc, et je refusai ce que j’adore surtout : une maison avec un jardin sur le toit où j’aurais eu des chats et des chiens.

Alors on m’avisa qu’un bureau était loué à mon nom dans un des plus hauts buildings de la City. C’était ce que j’ambitionnais. Deux pièces ― une pour le manager, une pour les secrétaires. Des machines à écrire attendaient l’action sous leur vêtement de toile cirée — mais ce qui me ravissait le plus, c’était les piles de papier à l’adresse de mon business. J’avais un but précis — j’établirais une agence internationale qui assurerait aux artistes de tous les pays aide et protection dès leur arrivée. Cette idée brille encore dans mon souvenir comme brillaient les lettres d’or de mon nom sur la porte de Fisk Building.


Mais je ne me comporte pas bien avec le grand bonheur. Je mange à même de toutes mes forces. Une fois de plus je traitai le bonheur comme une chose inépuisable. Imprudente, ravie, je m’embarquai pour la France. C’était la fin de mai, j’allais à Paris pour rapporter à New-York toutes les nouveautés intéressantes de l’art moderne.

À Paris, je louai rue Vaneau un vieil hôtel dans un vieux jardin — beautés de la plus belle France. Je tournai un film d’avant-garde avec l’Herbier, Jacques Catelain, Philippe Hériat, Mac Orlan, Fernand Léger, Mallet Stevens L’Inhumaine. Ce travail me passionna — mais il serait plus vite fait de dire ce qui ne me passionne pas sur la terre.

Je ne songeais qu’aux activités qui m’attendaient en Amérique et à la grande tournée que mon manager organisait pour l’automne. Elle s’étendrait jusqu’à la côte au Pacifique.

On m’écrivait de New-York que je devais acheter un château — pied-à-terre en France de ma nouvelle famille-business. Je déteste la vie de château ; si j’avais trouvé une abbaye peut-être n’aurais-je pas résisté : dans la plus modeste, la meilleure vie est préparée… Par lettres on me donnait sans cesse d’importants conseils. En vérité chacun attendait quelque chose de moi. Les inévitables chaînes essayaient de se former — les plus légères — mais aussi les plus graves.

Et rien, vraiment rien de tout cela ne pouvait s’adapter à ma volonté, à mes désirs ni à ma morale personnelle. Je ne suis pas ferme à perles, à châteaux, à hermine — placements sûrs, beautés marchandes qui par cela ont perdu leur authentique valeur. Je ne réalisais pas l’idéal vedette que l’on attendait de moi, mais la ténacité de ma confiance ne s’arrêtait à aucun doute. Pour la réduire en miettes il fallut… une lettre. Une simple lettre aussi désolante que précise.

Le conte de fées avait duré quatre mois.


Pourtant je ne regrette rien. J’ai toujours su que j’obéissais à quelque chose de beaucoup plus grave que le bonheur. Je n’hésitai pas une seconde. Je crains le luxe qui ne descend pas de moi seule ; et s’il est facile de briser une union quelconque, je savais que je ne me dégagerais pas de l’emprise d’une parfaite bonté.



Je revins tout de suite à New-York. Ma tournée était préparée, je voulais tenir mes engagements. En arrivant au Fisk Building je vis que mon bureau était fermé. Les lettres d’or qui traçaient mon nom sur la porte ne brillaient plus. Mon manager ne venait que furtivement, ne sachant comment se débattre avec les réclamations et les notes. Un difficile problème se posait : de New-York au Pacifique des salles étaient louées. Résilier eût été une dépense impossible. Je décidai de partir quand même avec mon manager. C’était téméraire mais j’ai tenu malgré tout, avec le minimum d’argent. Jamais assez pour un affichage spécial, rien pour la publicité indispensable. Le succès seul a soutenu la tournée, il attira le public d’une ville à l’autre. Quand j’arrivai au bout j’avais eu tout le temps l’impression de vivre en équilibre sur une corde raide menacée de tous les côtés.

Mais les dieux furent pour moi. Le public américain, même mondain, garde toujours quelque chose d’universitaire à cause de son insatiable curiosité et de son emballement. De vieilles dames agitaient leur chapeau à bout de bras à la fin des concerts, comme pour les adieux aux paquebots. Dans les entractes les sympathies m’étouffaient, je ne parvenais pas à regagner ma loge où ma femme de chambre livrait un combat contre les amateurs de souvenirs. Mon manteau de soirée malencontreusement garni de plumes d’autruche diminuait à vue d’œil, il n’en restait que les arêtes à la fin du voyage.


Mais je ne pus continuer ― l’organisation des concerts en Amérique exige une fortune. Ma récompense dans cette tournée fut de voir les journaux se dépasser dans les sous-titres extravagants.

Si mon expérience en Amérique ne s’était pas résolue par un juste accord entre mon effort et son résultat, je ne le révèlerais peut-être pas dans ces détails. La réussite de Washington square fut pour ceux qui m’avait aidée une sanction. J’avais prouvé publiquement que mes difficultés n’avaient pas dépendu de moi en tant qu’artiste, mais d’une idée ou plutôt d’un sentiment : ne pas établir mon succès sur un marché odieux. Beaucoup m’avaient blâmée sans comprendre. Qu’importe, ma conduite avait été simplement juste. Mais il eût été bête d’en rester victime. Je n’aurais pu m’y résoudre. On m’avait dit qu’un peu de souplesse arrangerait tout… non, mille fois non. Il y a dans les humains de belles saisons, il faut savoir qu’elles passent vite. Je n’ai qu’une infinie gratitude envers ceux qui ont voulu me donner ce qu’ils jugeaient être plus que ce que je voulais.


TROISIÈME ROUE



CHAPITRE PREMIER

PARIS. ― « SHADOW-BOXING. »



Je rentrai en France avec du New-York dans les cellules. Jamais adaptée, j’étais maintenant désassortie. J’avais perdu le sens de l’impossible. Autrefois j’allais dans les rues avec des chapeaux catafalques, à présent mes vues plus amples ne s’arrêtaient plus à moi, j’avais faim du gratte-ciel. On me disait que j’avais un drôle d’air. Cet air-là, c’était l’exotisme qu’on adore là-bas. On se maquille en lignes montantes, parce que c’est « sophisticated », sourcils et coin d’œil sont escarpés.

Je parlais mal l’anglais mais j’en rapportais l’accent. Mon français était émaillé de mots-véhicules, bourrés de sens et de nuances.

Beaucoup de défauts américains tombaient à pic avec ma nature, au point que je crois n’avoir pas été influencée mais retrempée en moi-même comme si le temps et la France m’avaient peu à peu déteinte — et que feraient le temps et les habitudes sinon cela ? Le verbe réagir est tout-puissant dans mon existence. En Amérique, on réagit comme on respire. Les Américains n’ont rien sur les épaules, rien entre la pensée et le geste.

À mon retour je croyais circuler dans une forêt pétrifiée. Malheureusement cette impression juste ne pénétrait pas jusqu’à mon illusionnisme et pendant longtemps je boxai avec des ombres.

Je commençai ma campagne par le théâtre des Champs-Élysées ― cadre idéal ― que mon ami Hébertot dirigeait. J’allai le trouver et lui exposai mon projet. Hébertot travaillait, il se déplia nonchalamment et sourit au complet devant mon enthousiasme. Il commença par approuver, ensuite vint la procession des « mais » ― les habitudes… le quartier… etc, et surtout… mon projet était un peu grand… un peu grand. C’était pourtant simple. Il s’agissait tout bonnement de réunir les deux continents : six mois de concerts internationaux ― un mois tout entier consacré aux nouveautés créées dans la saison de New-York par l’admirable société du « Guild » ; un autre mois consacré à Philadelphia Orchestra ; chaque semaine une conférence sur l’art et les poètes nouveaux nés ; ensuite six mois d’un théâtre d’art également international. Je rêvais de monter du très moderne français, puis Dostoïewski, de l’Archibatcheff et des jeunes russes. Je voulais tenter un Macbeth en smoking J’aurais représenté Les Exilés de James Joyce, des Allemands, des Irlandais, etc.

« La réussite ne fera pas la traversée », conclut Hébertot, « c’est trop grand, trop grand ». Bref, notre terre commune, la Normandie, nous offrit un sujet de conversation moins vaste.

Je cornai mon plan à travers tous les théâtres de Paris. « Un peu grand » était la conclusion inévitable et les lamentations s’écoulaient : « Pas d’auteurs, pas d’élite, pas de public ».

J’abordai des théâtres plus petits, je réduisis encore mes projets, mais partout des craintes, des restrictions. Les gratte-ciel de mon imagination dégringolaient à vue d’œil. J’allai voir Astruc et proposai une série de concerts spéciaux. L’idée lui plut, mais j’avais quitté la France juste après la guerre, dix années d’absence au total ; le relancement s’imposait… un bref calcul sur papier et Astruc redressa son intelligent visage de héron. Il demandait cent mille francs de publicité.


À la fin de mes recherches, je m’aperçus que le printemps de Paris et toutes ses grâces étaient arrivés. Pour la première fois je les vis comme de merveilleux fonds de tableau. De tous côtés des décors m’attendaient. Pourquoi ne pas planter une tente dans le bois de Boulogne ? Je me précipitai dans les ministères. Par miracle j’obtins quelques autorisations, mais les orages survinrent dans le ciel et un vent de pessimisme souffla dans les têtes.

Je fis la connaissance de Prampolini ― un esprit chasseur, des yeux qui découvrent, un caractère persévérant, un italianisme surchauffé. Tout de suite nous fûmes associés. Cherchant à deux, nous ne doutions pas de trouver une combinaison. Puisque la terre était hostile, je décidai de trouver un toit. Prampolini acquiesça et nous partîmes le nez en l’air. Ici un obstacle imprévu nous attendait. Nous trouvions des gens approbateurs mais il fallait consulter l’architecte, et quand il arpentait son toit, il le déclarait inapte à porter une foule.

Puisqu’il fallait redescendre, une cave s’imposait. Nous en trouvâmes une splendide dans l’île Saint-Louis ― des voûtes, des colonnes, quelque chose comme une salle du Mont Saint Michel — paix, sécurité, silence, tout était propice. Mais le cas n’avait pas été prévu dans les baux de location.

Je remontai à la surface. Alors ma hantise des buildings était un peu usée et le hasard nous fit visiter l’adorable maison de Balzac. Petite, mais prolongée de son jardin… Pourquoi ne pas y animer certains de ses contes ? Le comité demeura invisible. La dame gardienne ne voulut rien entendre.

Restaient l’eau et le ciel. Prampolini découvrit un vieux bateau, défroque de l’exposition des Arts Décoratifs. Son propriétaire voyageait. Trois mois plus tard, le refus nous parvint. La vieille coque était vendue pour un casino.

Pendant des mois nous allâmes encore dans les rues comme dans un musée de splendeurs prêtes à vivre. De la Sainte Chapelle aux étangs de St Cloud nous tremblions de « ce qu’on pourrait faire »… Le mystère de la Passion sur le parvis de Notre Dame ?… mais les autorités s’indignèrent. Alors le Musée de Cluny me retint secrètement. J’y passai des journées à établir des plans stratégiques comme j’en avais fait pour St.-Wandrille. J’en fis la confidence au gardien qui m’objecta timidement le trafic du boulevard St Germain. Je trouvai que c’était peu de chose ― interdiction du passage pour les soirées, palissades contre la curiosité des piétons… J’avais perdu le sens des obstacles, mon état mental était inquiétant ― j’allai jusqu’à mettre au service de mon imagination certains jardins de ministères…

À ce moment critique nous découvrîmes la merveille désirée ― le toit d’un immense garage pour mille automobiles nous offrait une étendue riche d’air et d’horizon. Le propriétaire, un homme d’affaires ― barbe, ventre et regard importants ― acquiesçait en principe. J’expliquai le projet ― club, théâtre, salle de musique, jardins, bassin et jet d’eau. Pour conquérir tout à fait Monsieur D… je parlai de cinéma et de salon de jeu. Il trouva l’idée très viable.

Nous commençâmes les plans, Prampolini et moi. Un architecte imaginatif nous tomba du ciel qui était proche. Ce furent des mois épiques. Un deuxième printemps était né pendant nos recherches. Nous le passâmes sur le toit qui dominait la ville. Là je possédais Paris comme j’avais possédé New-York avec Margaret et Allen dans les nuits sur notre toit de la 73e rue.

Chaque jour, pris en sandwich entre le soleil et son reflet sur le sol du tort, nous nous installions par terre et nos plans grandissaient. Ils furent terminés à l’automne. Nous avions travaillé de longs mois sans souci du capital. Il était important et j’avoue que pour le découvrir nous fûmes sans ardeur. Notre imagination était repue.

Plusieurs hommes d’affaires furent consultés en vain, et peu de temps après l’affaire et moi étions vaincues par le bon sens.

Le gros propriétaire, son garage et ses mille voitures, l’architecte et nos plans se volatilisèrent en un instant. Prampolini partit pour l’Italie. J’allai donner en Belgique des conférences-concerts. À Paris je créai des matinées que j’appelai « Concerts Express » — brefs, souvent recommencés, comme des cinés documentaires. Je donnai ensuite un grand concert Salle Gaveau, fait des chefs d’œuvre de toutes les époques, « De Bach au Jazz ». Mais je n’avais pas d’argent pour continuer mes entreprises.


CHAPITRE II

LE CHATEAU DE LA MUETTE. ― « SOUVENIRS ».



Des représentations de Carmen me furent proposées. Mais je n’imaginais pas de rentrer dans les vieilles formules d’opéra. Le monde d’art avait changé et mes conceptions aussi. Tourner en rond, remettre mes pas dans les empreintes d’autrefois me paraissait absurde. J’aurais voulu créer un personnage neuf. Ce n’était pas possible. Alors je songeai à situer notre vie.

Je trouvai d’abord à Tancarville un vieux phare désaffecté qui semblait suspendu entre ciel et terre. De la route nous avions aperçu, tout en haut d’une falaise, une grosse lanterne ― tulipe géante émergeant des bois sur un ciel gris. Les paysans disaient qu’on ne pouvait y demeurer « rapport à l’ennuyance », et qu’on ne pouvait en approcher à cause des ronces qui en défendaient le chemin.

Nous nous y installâmes comme en stratosphère et chaque année, depuis treize ans, à la verte saison, il nous offre son espace de beauté unique.

Pour les hivers, près de Paris, je trouvai autre chose.


L’auto s’arrêta en pleine forêt de Saint-Germain sur la route qui passe derrière le Château de la Muette. À gauche un vieux puits, à droite une grille ouverte. J’entrai. Le bruit mat de mes pas sur la pierre envahie par la verdure m’inclina tout de suite à l’émotion.

Au premier tournant j’aperçus l’hémicycle que forment les grands arbres autour du château. Par la découpure de leurs masses dans le ciel je compris l’étoile que l’on m’avait signalée ― étoile des avenues venant toutes vers cet ancien pavillon de chasse de Louis XV.

J’arrivai devant la façade en rotonde dont les degrés descendent vers une cour arrondie. Je vis la grâce des menus pavés, disposés en cercles jusqu’aux limites d’un jardin abandonné qui gardait ses formes dessinées par des rubans de buis autour de corbeilles jadis fleuries, maintenant occupées par une plante sauvage d’un vert maritime. Dans les hautes futaies j’entendis la conversation légère du printemps. Plus bas, au milieu des ombres, les troncs d’argent des bouleaux scintillaient. Des marronniers formaient le noble hémicycle qui m’avait tout de suite frappée. Ils n’avaient pas encore les mille cloches blanches qui tintent au bout de leurs rameaux et annoncent l’été, mais leurs palmes superposées s’étalaient, s’entassaient, couvrant leurs branches de masses impénétrables.

Je fis quelques pas dans le jardin. L’herbe couchée à intervalles réguliers indiquait le pas d’un cheval. Un ballon d’enfants traînait au pied d’un buisson. Un mouchoir de gaze mauve était accroché à une ronce. La fin du soleil traversait les taillis de pâles raies obliques. Un fragile cri d’oiseau soulignait la paix, et de toutes les choses une odeur ancienne montait. Je sentis que, pour moi, ce décor était posé dans l’attente d’instants heureux.

Le pavillon de la Muette, classé monument historique, appartenait au ministère des Beaux-Arts. Personne ne l’habitait depuis longtemps. « La réception est splendide, le reste est peu de chose », écrivait Mme de Pompadour à Voltaire. J’admirai en effet les grandes salles du rez-de-chaussée ― la rotonde élevée comme une nef d’église et ornée de boiseries adorables ; ses fenêtres en plein cintre ― courbe que j’aime au point de la fabriquer partout où j’habite ; le hall ou la favorite fit construire une vaste cheminée de marbre, et deux autres pièces de proportions superbes. Mais « le reste » ne me déçut pas, au contraire. Je conçois mal la vie quotidienne dans de grands espaces, je la goûte mieux dans des dimensions restreintes. Le « rien » de la Pompadour eut tout pour me séduire, avec ses chambres basses, leurs plafonds inégaux, leurs profondes cheminées, leurs miroirs fatigués et les alcôves closes qui semblent faites pour retenir les rêves. Le deuxième étage (où dit-on, l’Abbé Prévost écrivit Manon) me plut encore davantage — d’amusants plafonds mansardés, des murailles modelées par les formes de l’architecture extérieure, et la grande terrasse qui s’avance en proue au-dessus d’un océan d’arbres . Ainsi toutes les fenêtres, toutes les issues, larges ou étroites, isolées ou rapprochées, ne découvraient que de somptueux blocs de forêt.

Partout la vie des arbres avec leurs événements de lumière.


La Muette était invivable, par conséquent habitable pour nous. Je la louai.

Il n’y avait ni gaz, ni eau, ni électricité, ni chauffage. Un calorifère antique refusait tout service, une somptueuse salle de bain était sans rémission privée d’eau. Les robinets crevés, les tentures murales évoquant les eucalyptus quand ils se déshabillent, les déchirures du toit montrant le ciel exigeaient d’énormes réparations. Les Beaux-Arts promettaient de les entreprendre. Ils y réfléchirent pendant deux ans.

Mais sans rien attendre nous nous installâmes — avec le secours du puits, des bougies et des bûches. Les portes de la Muette fermaient à peine, les fenêtres étaient mal closes et les nuits peu rassurantes. Il nous fallait un gardien.

Le soir de notre premier Noël, soir de neige et de lune, un « berger allemand » se glissa dans la cuisine. Roux comme du pain trop cuit, féroce comme un fauve, il dégageait un charme incompréhensible. Il comprit qu’il fallait nous plaire — il y réussit.

Mais Thomas (je l’avais nommé Thomas l’Imposteur) avait une conception excessive de son devoir. En dix-huit mois, il tenta de dévorer neuf personnes. Il conservait de sa première vie la haine de l’homme, l’amour de l’automobile, l’horreur des villes, l’adoration des femmes. Souvent il n’était qu’un chien, mais souvent aussi il nous déconcertait par son expression, sa façon humaine de réclamer l’attention et de la retenir. Alors son regard coupant et vif insistait soudain, s’emplissait de mélancolie. Il mendiait l’affection et s’y cramponnait avec une réelle détresse.

La situation devint aiguë. Impossible d’enchaîner une telle créature, impossible d’exposer plus longtemps les visiteurs, impossible, pour nous d’assumer les frais d’une solide clôture. Je m’inquiétai de trouver pour mon cher ami une situation confortable : il lui fallait une veuve et plusieurs hectares entourés de murs.

Après des semaines de vaines enquêtes, la mort de Thomas s’imposa. Quelques heures avant sa condamnation une prescience me fit retourner chez le vétérinaire. Une dame s’y trouvait. Elle réclamait pour le soir même un chien de garde ayant mordu au moins plusieurs personnes. Son mari venait de mourir, elle mourait de peur dans sa propriété — propriété qui comprenait quatre hectares entourés de murs. Thomas avait une étoile…


Les nuits dans la forêt étaient d’une complexe magnificence. Nous ne résistions pas à nous plonger dans leurs ténèbres. Il nous fallait partager la solitude de la terre, entendre le battement confus des arbres endormis, sentir leur haleine exaltée par l’obscurité, distinguer peu à peu les ombres furtives d’un petit peuple épouvanté par notre approche. Les nuits de brouillard étaient plus secrètes encore. La forêt surgissait par places comme si, dans un geste de force certaines branches impétueuses avaient déchiré la brume. En lambeaux elle restait éparse sur le sol, son odeur piquait la gorge, sa vapeur mouillait les cheveux, on la rapportait sur ses vêtements. Dans ces soirs la forêt avait une traîtrise qui faisait penser à celle de la mer.

Parfois des chevreuils, des cerfs, des biches profitaient de la nuit pour entourer notre pavillon. On entendait leurs pas trottinants qui s’approchaient, cassant de petites branches sur leur passage. Les plus jeunes biches arrivaient en bondissant, comme pour un rendez-vous nocturne. Les soirs de lune elles jouaient, dansaient, animant ce lieu abandonné par des spectacles de grâce ; puis soudain elles semblaient prises de paniques et s’enfuyaient d’un seul trait. L’ombre les absorbait… plus rien, rien que la lune et sa tranquillité.

Plus tard nous rentrions, guidées par la lampe qui nous attendait. Nous traversions la rotonde où ma grosse boule de verre s’emparait de la clarté. Depuis toujours avec moi, elle a déjoué son destin de cristal. Intacte et complaisante aux lumières, je la vois dans mon souvenir refléter chaque année la magie multicolore d’un arbre de Noël.


Deux années étaient presque accomplies lorsque je dus quitter la Muette. Je perdis à la fois ma chère forêt et mon cher Thomas. Les premières réparations faites, le prix de location devenait impossible. D’ailleurs les Beaux-Arts parlaient à cette époque d’aménager confortablement le pavillon pour que le Président du conseil en exercice s’y vienne reposer. La Muette et son charme émouvant allaient devenir un accessoire de la République.


J’y suis allée il y a peu de temps. Un tourbillon de feuilles sèches m’accueillit. J’ai revu la jeune glycine qui vit du côté du soleil couchant, aucun bruit d’abeilles ne montait plus de ses grappes. Plus loin, sur le mur du nord, j’ai deviné l’invisible champignon qui, à l’automne, maquille en rose les vieilles pierres comme dans le cloître que j’aimais. Devant le perron un souvenir me revint : les ténèbres accaparaient les ciels et les formes ; sur une table des roses roses reposaient dans une coupe ; la flamme des bougies, chassée par la brise, créait une histoire de larmes-stalactites de cire et d’oubli…

Maintenant autour de moi l’hémicycle de marronniers élevait de hautes murailles dorées, parfois une palme d’or se détachait et, lentement, descendait en spirale, retournant à la terre.


CHAPITRE III

BERNARD GRASSET : UNE PRÉFACE.



Pendant ces quatre années je fus comme une automobile qui ferait du cent cinquante à l’heure dans un garage fermé.

Subconsciemment je commençais à me rendre compte que je fuyais quelque chose, je n’étais pas encore en état de commencer une nouvelle vie. Je fuyais devant un mal que je ne parvenais pas à guérir parce que je ne le comprenais plus. Un ami me disait :

― « Vous ne retrouverez l’équilibre qu’en étudiant honnêtement ce que vous avez vécu et en essayant de l’écrire ».

Il avait raison, mais je savais que cela me serait affreusement pénible, et je retardai le plus longtemps possible de me mettre à l’ouvrage.

Qu’est-ce qui me tirait en arrière comme deux forces attachées à mes omoplates ? J’avais l’impression d’être une radio consciente qui, après avoir été longtemps branchée sur certaines ondes, serait soudain privée de fonctionnement.

Dix ans, depuis que ma vie avait été coupée en deux… J’ai un cœur au ralenti. Je ne connais pas l’oubli et je n’y crois pas. L’animal à quatre pattes n’oublie pas et l’animal humain non plus ; mais celui-là ne veut pas en avoir l’air. Certains voudraient enterrer le souvenir et il les hante. Les autres le dénigrent, d’autres rient par-dessus.

Rien de tout cela n’est vrai.

On ne peut taxer d’oubli ceux qui oublient organiquement comme ils digèrent. Tout en eux est momentané. Il y a les natures-salsifis qui traînent leur passé après elles sans le savoir. Il y a ceux qui entretiennent le désarroi apparent de leur peine. Ils s’y accrochent pour excuser leur paresse à revivre. Il y a encore les faux inconsolables dont on admire l’âme arrêtée comme une pendule. Les sympathies leur font un socle. Dans tous les cas ― vrai ou faux ou inconscient ― l’oubli me semble être une invention de poète.


Dès que je commençai d’écrire mes souvenirs, on me demanda pourquoi je ne changeais pas les noms. Je n’y ai jamais songé puisque je n’avais aucune révélation à divulguer. Tous les faits étaient publics. Je ne violais donc aucun mystère mais un principe admis depuis toujours par la morale courante : on peut écrire n’importe quoi sur les pauvres morts qui ne peuvent se défendre, mais on ne doit rien dire sur les vivants qui sont là pour protester. Comment légitimer une telle aberration ? Je trouve indigne d’accabler les morts dans leur tombe. On les tue une seconde fois et lâchement.

Malheureusement Bernard Grasset, dans sa détestable introduction à mes « Souvenirs », lança une idée de revendication qui comportait de ces mots-bouées auxquels la calomnie s’accroche. Cette introduction déformatrice fut placée, sans mon autorisation, au seuil de mon livre. Le fait me blessa gravement, bien qu’il ne fût pas très grave en soi. Je sentais qu’il y avait là un sacrilège.

Était-ce l’amour, mon amour abaissé par un esprit blagueur ? Non, en l’exposant je l’avais exposé aux jugements faciles. Pour moi il y avait là autre chose de plus original, quelque chose à la fois organique et regardé.


Chaque vie commence avec le même choix devant elle ― suivre ses parents ou ses songes. Comme tout artiste je suis née plus près de mes songes que du monde. Les songes nous ont promis à toutes les catastrophes. Mais on ne nous a pas dit ce que nous gagnerions. On l’ignore. Cela restera notre somptueux secret ― secret qui dépend de l’enjeu et de la totalité de nos risques.

Formée par les songes et leur langage, quelle combinaison aide l’artiste à se créer, dans le monde-matière, la vie supernormale qui est son oxygène ? Pas de substitution ni de fausse optique, comme on le croit. Seulement une disposition naturelle ― acquiescement à un soleil que la terre ne peut lui dérober.

Malgré l’imprécision des songes et la grâce qui en descendent, j’avais eu besoin de donner une certaine forme à ma vie secrète, je l’aimais assez largement pour ne pas la limiter tout à fait à ma personnalité et à ses troubles ; j’avais essayé de la construire, de la ciseler, comme un objet et selon mes conceptions.

Cela m’indiquait la nature exacte du choc que j’avais reçu en lisant la préface de Grasset. Le vrai conflit entre lui et moi était plus loin que ses pages, il était dans la qualité de l’être qui les avait écrites. Indifférentes ou élogieuses, elles auraient toujours porté sa marque, son conditionnement, et les tendances personnelles d’un homme fait pour les « week-ends amours ». Il y a du coq dans l’opinion de Grasset quand il déclare que le couple en question n’était pas apte à l’amour. Je n’ai aucun mépris pour ce robuste volatile, mais il n’a jamais symbolisé à lui seul le divin amour auquel l’homme puisse atteindre.

C’est de l’horreur que j’éprouve pour la vulgarité d’âme qui transparaît sous les grandes phrases de cette préface. Que m’importe son fatras littéraire et que pour mieux me desservir elle ose me démentir. Ce qui me révolte c’est l’atmosphère basse de ces pages. Que les récits de ma vie s’y trouvent associés m’impose une gêne qui va jusqu’à la répugnance.


L’histoire de cette préface est longue. J’en exposerai les principaux faits brièvement. Un fait est ennuyeux quand il n’est pas exaltant. Ici, il est laid et terriblement normal.

« La Muette », automne 1930.

Grasset me propose d’écrire une préface pour mon livre « Souvenirs ». J’accepte. Il me remet certaines pages de mon manuscrit annotées de sa propre main. Elles attestent envers Maeterlinck une animosité grossière. Je proteste. « — Je n’userai pas de ces notes, déclare Grasset, laissez le génie faire son œuvre, vous la jugerez quand je vous la présenterai ».

Longtemps après il me lit trois pages de « son œuvre ». Je remercie par lettre et fais de graves restrictions verbalement — il me posait en revendicatrice, rien n’était plus loin de la volonté de mon livre.


Le 3 mars 1931. Grasset me donne enfin rendez-vous chez lui pour me communiquer les épreuves de son Introduction. Je lis… J’interdis.

J’allai chez mon avocat, Moro-Giafferi, et fus stupéfaite de le trouver plus au courant que moi-même de ma situation. Il donnait raison à Grasset et tentait de me convaincre. Sa grande habitude de manier le vide créait des arguments pour Grasset.

« — Mais vous ne connaissez pas le livre. Je n’ai rien revendiqué ! Je n’ai pas d’amertume, je ne veux pas être présentée en femme vengeresse, c’est idiot ! »

La figure qui était gravement tendue en face de moi subitement se frisa en chou, la bouche s’arrondit, les mains offrirent leurs paumes.

« — Voyons, Madame, ne faut-il pas présenter les choses avec un peu d’habileté. Un livre doit aguicher son lecteur. Le mot est un peu gros (il le souligna d’une main très dix-huitième) mais il faut voir la réalité telle qu’elle est — cette préface n’est pas gravée sur votre tombeau. Ce qui vous offense fera marcher la vente. »

Moro-Giafferi a pour lui ses acharnements, mais, pour les écouter, je ne suis pas un jury idéal. J’entendais sa voix dont il joue en virtuose, je regardais sa bouche aux volutes Louis XVI, et je comprenais qu’il me distinguait mal à travers le brouillard de son importance. Il partageait l’opinion de mon éditeur parce qu’ils ont tous deux la même ampleur commerciale, l’un avec son bruit, l’autre avec sa maison d’édition.

Je partais quand il m’arrêta d’un grand geste — coup de théâtre indispensable au prétoire.

« ― Madame, je dois vous dire que le livre est achevé d’imprimer depuis hier. Quant à la préface… la voici. »

Il prit sur son bureau des épreuves décorées d’une longue dédicace… au grand Maître… avec les grands remerciements de l’éditeur…

C’est ainsi que j’appris par Moro-Giafferi la publication de mon livre.

La dernière page indique : Achevé d’imprimer le 3 mars 1931. Le jour même où Grasset m’invitait à prendre connaissance de ses pages. Pour empêcher la vente j’engageai la lutte à coups de papier timbré. Grasset riposta par des comptes : les frais d’édition et trente mille francs de dommages-intérêts. De plus il déclarait garder mon manuscrit et publier tout de suite son Introduction en plaquette.

Je m’informai de la loi. Ma position était mauvaise ― j’avais signé le « bon à tirer », assurée par Grasset qu’il s’agissait seulement du livre, non de la préface. On me posait toujours les mêmes questions :

« ― Aviez-vous autorisé que votre livre soit préfacé ? »

« ― Oui. »

« ― Aviez-vous stipulé que la préface entière devait vous être soumise avant la publication ? »

« ― Oui. »

« ― Par écrit ? »

« ― Non… Je ne pouvais pas douter… »

« ― Alors, rien à faire ».


Ma révolte se soulevait jusqu’à faire trembler ma vie… et toute ma raison y collaborait. C’était l’horreur de voir dégrader ce que j’avais vu grand. À chaque instant, seule, dans ma chambre, je rougissais.

Tous les poètes ont exprimé leur amour. Voilé ou non, il est visible. On peut détester l’art qui le présente, mais qui oserait cracher à la face d’un poète vivant la négation de son amour… qui oserait en défigurer la qualité même s’il semble invraisemblable ou absurde ? Au tribunal de Londres, quand l’infame jury parlait à Wilde de l’amour « qui n’ose pas dire son nom », il n’aurait pas dit « l’amour qui n’est pas ».


Je ne ferai pas ici la critique de cette préface. Un écolier en relèverait les contradictions insensées. Chaque déclaration de Grasset montre sa mauvaise foi. Elle est à bascule, employée selon les besoins d’une cause incroyable ― celle d’un éditeur qui veut condamner son auteur…

Je m’efforçai de relire les épreuves. Je lisais du bout des yeux. Comment admettre que mes intentions, mes sentiments soient travestis par un Grasset ? Vanité de ma part ? Non. Ma vanité est plus grande que cela. Trois choses ont une grandeur constante ―la vie, l’amour, la mort.

Sans argent, je ne voyais pas d’issue : mon livre serait confisqué et Grasset publierait « son œuvre » avec fracas… Forcée d’accepter, je signai mon consentement à la vente. J’écrivis en regard de mes dédicaces « Prière de juger ce livre sur ce qu’il contient, non sur l’introduction ». J’appris ensuite que tous les exemplaires signés ainsi avaient été détruits sur l’ordre de Grasset.


Quatre jours de neige.

On m’avait priée de venir pour mon service de presse. Puisque j’avais admis la situation, j’en suivais le mécanisme.

Il neigeait. La forêt entourait le château d’un décor de marbre. Les arbres des allées cavalières élevaient des portiques solides sur le ciel. L’automobile avançait avec un bruit de mica. Je regardais sans voir ― impression de vide qui succède aux chutes. Mon être dépeuplé n’était que parois sensibles et sonores. Une fois de plus, avec mon angoisse, la neige légère tombait… et un autre jour de neige m’apparaissait… C’était dans une rue de Paris, cinq ans plus tôt. Je descendais d’un taxi contre un trottoir, et sur le trottoir passait, tout près, à la pointe de ma cape de fourrure, un être que je n’avais jamais revu depuis « les siècles » d’une séparation définitive. Restée sur place, sans respiration, j’avais eu vraiment l’impression que mon sang s’écoulait à mes pieds. Lui, s’était arrêté plus loin à la montre d’un libraire. Je l’avais rejoint. Grâce à la reliure foncée des livres, la vitre reflétait son visage. Je le voyais comme dans une eau immobile… J’aurais voulu dire « Comment vas-tu ?… » pour qu’il entende : « Qu’est devenue ta vie… celle qu’on ne voit pas ?… » Mais longtemps nous restâmes côte à côte lui, sans voir, et moi… voyant trop. Voyant si bien, que je le laissai partir, craignant qu’il ne réponde : « Très bien… et vous ? »


Chez Grasset, je passai vite entre les colonnes de paquets, mais au premier étage, je fus arrêtée ― des liasses de bandes étaient sur une table. Imprimées noir sur vert elles criaient aux passants : « Une femme donna et se prit à le regretter. »

Devant le bureau vitré où j’écrivais mes dédicaces, des écrivains passaient. Certains me faisaient leurs condoléances pour la catastrophe de l’introduction :

« — Mais vous avez tort, » disait Jacques Chardonne, « la préface, ça ne fait rien. Moi, j’étais opposé à l’idée de votre livre, mais je l’ai ouvert et tout de suite je l’ai aimé. »


De ma cage de verre je voyais le dos de Grasset. Un bout de cigarette éteinte dépassait le profil perdu. On prétend qu’il a un dos intimidant… c’est un dos plein de certitude. Celle d’un « sous-off. », dont il a le commandement sec.

Il entra.

« — Tous mes auteurs me dédicacent un exemplaire de luxe », me dit-il.

Je refuse, il insiste :

« — Vous n’avez qu’à écrire « à ce salaud de Grasset » ou « à l’ignoble Grasset qui… »

Comme je ne réponds pas, il change d’attitude.

« — Écoutez, Georgette Leblanc, je n’imaginais pas que vous seriez si contrariée, pourtant vous ne m’avez pas attendu pour vous laisser rouler… vous devriez avoir l’habitude d’être roulée ! »

Nos relations finirent sur ce trait délicat.

Les humains sont des rouleurs ou des roulés. Rouler mange le temps et il y faut un œil de poule attaché au sol. Les roulés sont les heureux. Ils ont liberté, fantaisie, joie, amour et par-dessus tout, illusion. Dans cette affaire Grasset il eût suffi d’agir en grande personne. Elles portent leur vanité en bouclier. « ― À moi, X… on ne fait pas ça. » Et c’est vrai qu’on les respecte comme les défenses affichées sur les murs.


Chez Grasset, toujours la neige tourniquait dans la cour étroite. La nuit d’avant j’avais eu un cauchemar. Il obsédait ma fièvre. Dans une immense piscine grouillaient des morceaux d’intérieurs humains. Pêle-mêle des organes débordaient d’une eau pleine de sang. De ces formes informes montaient une clameur et une odeur. Les voix étaient mauvaises et l’air abominable. Maintenant, dans un vertige, ma fatigue déroulait les événements… des flèches m’entouraient marquant les descentes rapides. Des poteaux indicateurs montraient le vide. Je voyais mon passé en cascades : enfance, rêves, père, mère, éveil, volonté, illusions, le grand amour taillé sur un patron inhabituel, mon livre qui le racontait, et cette introduction, autre cauchemar qui bafouait mes sentiments… J’imaginais un champ d’épaules brutalement soulevées. « ― Après tout, ce n’est que l’amour d’une femme qu’on enterre ». Pas même cela, « un amour en papier » écrira un critique, car cette femme a noirci pas mal de pages… » On se réunira au domicile mortuaire après la cérémonie… Comment ! elle a osé croire qu’il y a du divin dans l’homme, elle a voulu donner à ce divin plus de place qu’aux instincts… elle a cru que la communion de deux esprits ne peut être atteinte par aucun acte, par aucune sottise… elle a cru… que n’a-t-elle cru, mon Dieu ! Devant une personne qui ne comprend rien aux lois et encore moins aux hommes, un palliatif s’imposait. Avec cette introduction bourgeoise, on pouvait lever les bras bien haut en « camarades ». Il fallait se retrouver, se sentir les coudes ― ce chien à chien de l’humanité.

Non, il n’y avait pas d’amour, là où il n’y avait ni sacrement, ni scènes, ni volonté de propriété. Qu’est-ce qu’un amour qui ne ferme pas la main sur sa proie ?

« Amour en papier », a dit un critique, suivant la route indiquée par mon éditeur dans sa préface. Seigneur ! Ai-je pu donner l’illusion d’avoir comblé la distance qu’il y a entre vie et poésie… aimer comme dans un poème sans que le dessein de l’amour déroge au dessin du poète… précieuse louange pour moi qui regarde la poésie comme une idéale représentation de la vie[1].



CHAPITRE IV

LUTTE AVEC LA MORT



C’est dans cette dernière aventure, la lutte avec la mort ou avec les dieux que j’ai trouvé ce que j’allais chercher dans ma lutte avec les hommes, sur l’autre continent : un nouveau sens de la vie.

Il était cinq heures du soir, le 8 janvier 1934, quand on m’a emportée dans des couvertures. L’escalier de l’hôtel est vieux, il y a une lourde rampe, des coudes brusques, des angles aigus. Je me sentais très verticale. Je n’avais pas peur, j’entrais dans cet état de maladie qui est un état de fatalisme confiant. Plus responsable de rien, on a la foi… foi en quoi, pourquoi ? D’abord parce qu’on vit et que l’on ne connaît pas autre chose, aussi parce que l’on existe sur une ligne simple qui n’est déjà plus vivre. La ligne tremble. On la distingue mieux.

Dans l’auto de la famille, la tempête claquait contre les vitres. Mes amies suivaient dans une autre voiture.

Qu’est-ce que je sentais ? Presque rien. Je me répétais que c’était une grande maladie, que l’on me conduisait dans une clinique, que peut-être… mais j’avais toujours la même foi et cet abandon, comme si, ne me dirigeant plus, d’autres directions meilleures allaient intervenir.

Quand on ouvrit la portière, je remarquai que la pluie tombait devant les phares comme au cinéma. Des raies blanches aussi grosses que des dents de fourchette, et serré, serré. Une infirmière attendait sur le seuil dans la clarté. Des hommes vinrent me prendre, me déposer sur une civière. On me monta. Verticale et légère, j’étais un paquet qui glissait sur les brancards. Mes mains se crispaient autour. Ce ne fut qu’un étage. Tout de suite à droite, c’était la chambre. La chambre… Ma pensée interrogeait. Pour ne pas l’entendre, je m’appliquai à voir. Une pièce grande peinte en gris intact. Une table, des chaises, un fauteuil. Deux fenêtres, dont une au-dessus de la cheminée. Un lit étroit et long, sans défaillance, comme de la pierre polie.

Ici mon contrôle se brisa. Je ne m’évanouis pas pourtant, car je l’aurais su, en partant et en revenant. Je commençais à subir cette intermittence que la santé ne peut pas comprendre ― une chaîne dont beaucoup d’anneaux sont cachés. L’ombre les recouvre. On ne sait pas, on ne sait rien. Il était sûrement tard quand je vis que j’étais dans le lit, que Margaret me tenait les mains. Elle n’était pas surprise, ni moi. Sans doute j’avais parlé automatiquement. Mon apparence m’avait exactement copiée. Cette copie avait entretenu notre illusion.

Ainsi j’entrais dans un temps qui n’avait plus la mesure des hommes. Il se réduisait aux instants brefs d’une lucidité pleine de fantastique. C’est la première chose que je sus quand j’entendis par hasard que j’étais à la clinique depuis la veille. Pour moi, une ou deux heures à peine avaient passé. Pas de temps, plus de distance. Deux dimensions… hauteur, largeur. Je savais que le docteur se tenait au bout de mon lit mais je ne voyais aucune distance entre moi et lui. J’avais le sentiment que je pourrais prendre tout dans mes mains d’une façon tangible, comme le noyé saisit une perche. L’été d’avant j’avais vu sur les routes bavaroises les signes qui avertissent du danger les automobilistes. Une énorme main noire, avec l’index en bas indique les précipices. Maintenant la main était là dans ma chambre et je pouvais la toucher. La vie était plate comme une image.


La première nuit Margaret pleurait son impuissance. Personne ne répondait à ses appels. Elle sonnait, sonnait pour avoir du secours. Les Américaines en général ne savent rien du corps. Pour Margaret qui a l’esprit le plus aigu, l’organisme est quelque chose d’aussi simple qu’un sac où l’on peut entasser tous les bonbons qui sont sur la table.

Il n’y avait pas de garde libre à la clinique. On téléphona dans Paris.

Pour moi tout devenait immense et capital. L’énergie inemployée ― celle de toutes les morts partielles ― centuplait ce qui vivait encore. Je parcourais à toute vitesse des mondes neufs. La chaufferie de mon imagination oscillait entre 0 ou des chiffres fous. À zéro il paraît que je soupirais « Je ne peux plus ». Mais dans les autres moments je songeais violemment que la maladie est un phénomène singulier : un regard sans distance, une tête sans mesure.

On introduisit quelqu’un, une voix dit « Voilà votre garde, Madame ». Une personne habillée de toile bleue. Des mains rouges qui tenaient une ampoule et une seringue. Un des doigts emmailloté de blanc devint grand comme un bâton d’agent de police. Ses yeux qui divergeaient se mirent l’un sur l’autre, n’en firent plus qu’un énorme. De longues dents se montrèrent dans un sourire bête… Cadichon… La piqure lente me tortura. J’eus la force de protester furieusement :

« ― Une Danoise », gémit l’infirmière-chef attirée par mes cris, « une Danoise qui a tous ses brevets. »

« ― Non, c’est un âne des Batignolles… je n’en veux pas. »

On téléphona en vain. C’était la grande saison de la maladie. Je dus supporter l’âne cyclope pendant deux jours.


Mon docteur, Maurice Delort, cet homme intrépide qui agit avec la mort comme s’il n’y croyait pas, me disait à chaque visite :

« ― Je ne peux rien sans vous, on ne peut rien pour le malade qui s’abandonne. J’ai besoin de vous, ne nous lâchez pas. »

Sur son ordre je surgis du fatalisme de la première heure. Il avait sûrement raison. Et les événements me servirent en me donnant des préoccupations que la fièvre exagérait. L’intérêt passionné peut retenir la vie dans le réseau des nerfs ― telle une chose prise au filet. De ces heures près de la mort je garde un souvenir d’activité extrême. Je me sentais en pleine action ― action menée uniquement par la volonté du corps qui veut vivre. Il jouait le premier rôle, le grand, le seul. Et moi, je suivais, sans en perdre une seconde ni une ombre, ce drame essentiel. J’y assistais avec émerveillement. Les cellules combattaient… mais qui donc combattait ? Ici, je déchiffre sur mon carnet : « Je ne savais pas que le corps était si intelligent. J’ai nettement conscience d’une défaite ― celle du capitaine qui est le “moi”. Il n’est plus. Mais la machinerie lutte pour sauver le navire. »

Je sentais cela. Je le sentais et je m’étonnais… c’est donc ça, « vivre ». Quelque chose auquel nous participons très peu. Il ne m’étonne plus que nous ne comprenions pas. Saurions-nous davantage si nous surprenions le jeu des machines, si nous arrivions même à le surveiller… oui, sûrement, nous approcherions de l’état « d’être » que nous ne connaissons pas.


Je crois que c’était le deuxième soir. Un petit homme noir est venu par la fenêtre, sautant dans la chambre sur un rythme de fleur qui danse. Il m’a fait des offres de service. Je n’ai pas compris. D’autres soirs, il a passé rapide d’une fenêtre à l’autre avec un air moqueur. Maintenant que je suis dans le pays particulier de la maladie, je comprends que ce petit homme est un maître de ballet. Il faudrait une danse de cellules toutes neuves pour lutter contre la danse des microbes et leur rythme d’absolu.


… Incrustés dans l’air solidifié par la ferveur, trois peupliers montent comme trois prières.


… Mais je vois que des racines humaines tentent de retourner en terre.


Au pied de mon lit se tenaient le docteur Maurice Delort, son maître et son associé. J’ai réellement vu le dynamisme de ces trois êtres agissant sur le mien, pour le rappeler à la vie.


Je connais maintenant un silence surprenant. Comme si la vie elle-même était couverte de neige. Le silence de la santé est bruyant en comparaison de celui-là… silence doublé de tout ce que nous n’entendons pas. Je sais à présent la différence. Ce silence de neige me recouvre aussi. Il adhère à mes lents mouvements. Je sais qu’il est fait de toutes les secondes mortes de mon temps. Elles tombent sur moi depuis des jours.

Quand parfois l’ouïe me revient pour un instant, le silence glisse de moi en avalanche, je surgis et je vais partout à la suite d’un entendement si lucide que c’est de la télévision.

Je « vois » la vieille de quatre-vingts ans qui est dans la chambre au-dessus de la mienne. Petite et grise, elle dit son chapelet tout bas quand on la pose sur un fauteuil ; et je vois la dernière accouchée dans l’annexe, ses cheveux noirs en maigres mèches accompagnent ses cris et s’agitent autour de sa pâleur…

J’ai dit cela tout haut, ma garde n’a répondu sèchement comme on ferme les portes :

« ― Madame, votre infirmière ne devrait pas dire ce qui se passe dans les autres chambres. »


Ce matin j’ai regardé ma main droite longuement comme quelque chose qui ne m’appartenait déjà plus. Elle était étendue sur le lit ― objet d’ivoire ou presse-papier de marbre ; je ne savais plus son poids. J’ai demandé à l’infirmière de me retirer ma bague. Trop vivante pour la main, elle était un trait d’union terrestre.


Je vais partir en abandonnant ce qui me fut prêté — visage restant sur une image ainsi que le corps qui me portait ; les pieds qui marchaient sur la terre pour aller sans vraie raison d’un point à un autre, croyant à la nécessité du mouvement. Mon esprit s’en ira seul, sans bagages, pour recommencer avec les saisons sa saison humaine. Je tâcherai d’être lucide pour me reprendre au point exact où je me perds aujourd’hui, pour laisser le moins d’espace possible entre moi et moi… Suivre, tenter cet impossible de suivre son mystérieux passage… puisque mon « noyau » va s’envelopper d’une chair nouvelle et prendre une apparence que je ne soupçonne pas. Une apparence qui va brouiller mes cartes… Cette idée me fait peur. Elle accélère mon sang. Je le sens courir dans mes veines à toute vitesse comme l’eau des jardins de Grenade qui fuit en des berceaux de porcelaine bleue et blanche.


Toute ma vie, j’ai ressenti l’épouvante d’être dans un corps. Un corps qui me quitterait à son heure, comme le fruit son arbre.

Souvent je pensais : mon corps me trahira. Quand mon esprit apercevra la vérité dont il a besoin, il verra, reconnaîtra, voudra saisir et tout s’évanouira parce que mon intelligence humaine sera impuissante à me suivre dans un autre monde.


Je me demande maintenant si je me faisais une idée bien exacte de la mort. Est-ce possible tant que l’on est en vie ? J’étais surtout absorbée par de grands travaux qui me semblaient urgents. L’un d’eux était un écheveau emmêlé, écheveau interminable qui commençait au bout de ma vision, avant ma venue au monde. Il était emmêlé loin de moi par des gens que je ne connaissais pas. Des générations avaient croisé les fils. Tout était noué, embrouillé, je travaillais de toute ma fièvre pour tâcher de saisir un fil. Il me fallait savoir d’où je venais, repérer quelque chose sur mon essence pour savoir peut-être où j’irais… J’avais perdu la notion du temps, je n’étais plus sûre du commencement et de la fin des jours. L’étendue noire que l’on appelle nuit, pour moi, les séparait imparfaitement.

Une pensée m’obsède : je suis une vivante comme des milliers de vivants. Et cela, ce miracle, ne veut pas dire grand-chose. J’ai joué à vivre comme tout le monde. Comme les autres j’ai cru souffrir, aimer, penser. Un peu plus, un peu moins, nous croyons tous à la réalité de nos bonheurs et de nos tortures. J’ai erré dans l’air comme une bulle de savon. J’ai fait des efforts à contre-vie, sans comprendre ce qu’il y avait à faire.


Comment prétendre à la survie quand nous n’avons pas connu la vie ?


Chacun de nous est enfermé dans un cercle qu’il recommence à l’infini… mais il y a de l’espoir en spirale.


J’ai vu ma vie comme une portée de musique qui n’aurait que trois lignes au lieu de cinq. Esprit, émotion, physique. Cela formait un air que je cherchais à suivre, des images que par instants j’apercevais. Sur les trois lignes tendues comme des fils télégraphiques sur un ciel, il y avait des noires, des blanches, des rondes, des pauses et des points d’orgue. Mon cœur faisait les pauses. Je cherchais à classer mes souvenirs sur les trois lignes.

Trois lignes pour toute une vie.



On dit qu’au moment de mourir on revoit toute son existence. Une fois j’ai eu conscience d’être très mal. Cela dura quelques minutes ou quelques heures. Des souvenirs ont passé devant mes yeux. C’était un film dont la moitié de la bande était complètement voilée à la base. Je ne voyais que le haut des événements comme on voit une ville sur laquelle un brouillard épais s’est couché… on ne distingue que les tours, les clochers, les paratonnerres, tout ce qui dépasse. La bande se déroula ainsi depuis mon enfance jusqu’à ce jour. J’aurais voulu voir des personnages… impossible. Ils étaient ensevelis dans l’ombre.

Une seule tête surgissait ou plutôt je voyais les rayons qu’elle dégageait et je les reconnaissais. C’était le seul Être réel que j’aie rencontré. Le seul qui m’ait répondu :

« — J’essaye d’être un homme. »

Cet esprit a marqué si profondément le mien que maintenant il y a deux époques dans ma vie ― ce qui fut avant et après lui[2].


Si je renais ce sera pour moi le moment de vivre. Mon corps ne sera plus entre moi et le monde. Ce corps de femme tellement plus évident que l’esprit qui l’anime.


Dans Opium, Cocteau écrit : « Un arbre doit souffrir de la sève et ne pas sentir la chute des feuilles ».

Mourir est plus facile que l’on ne croit. Si l’on ne souffre pas trop, c’est une réduction de vie progressive au bénéfice de l’esprit. Le corps s’en va, l’esprit se simplifie. Plus de littérature. Nous voilà pour la première fois en face de la réalité. Toute notre vie nous avons couru après, sans commerce entre elle et nous. Cette mort n’est pas effrayante comme on l’imagine. C’est quelque chose de nouveau que nous ne soupçonnions pas dans l’état d’existence. Nous sommes dépouillés de clichés. Depuis « Papa » et « Maman » jusqu’au dernier mot avertisseur « maladie », tout ce qui fut artifice, moyen, habitude, mécanisme, est aboli.

Ce quelque chose de nouveau que j’entrevoyais difficilement, il serait sacrilège de le définir par des mots… ils en trahiraient la vérité. Si quelques mots flottent malgré tout dans cette substance neuve, ils perdent leur sens habituel. Je sais que je faisais tout le temps un grand effort pour comprendre. L’idée de « comprendre » m’absorbait tellement qu’elle me faisait égoïste. Je voyais de très loin les êtres que j’aime le plus.

Ce sont des jours dont je me souviens avec une crainte respectueuse. Ils n’étaient déjà plus à moi seule, et tandis qu’autour de mon lit les chers êtres voyaient mon souffle se précipiter, une succession de cercles s’agrandissait pour moi sur un autre plan. Je me reporte souvent à ces heures avec une curiosité qui n’est pas tout à fait pareille aux curiosités de la terre. Je tente d’y retourner pour retrouver des enseignements que ma santé revenue déchiffre mal. En somme ce fut pour moi la répétition générale de la mort. La « Première » se présentera sans doute autrement, mais la fin du dernier tableau sera pareille.

Je suis émue en pensant cela comme si Dieu m’avait fait un cadeau particulier. Certainement je ne regarde plus la vie de la même façon depuis cette incursion à la pointe du connaissable. J’étais simplement surprise de ne voir là rien de conforme à la vision des poètes et des philosophes.


Mon corps était comme le manteau doux qu’une femme abandonne sur le lit. Je savais qu’il mourait. Mais moi je n’abandonnais pas ma volonté qui restait follement tendue… Des flèches étaient lancées. Je ne savais pas si elles tombaient du côté de la mort ou du côté où j’étais encore.


J’étais déjà en dehors du petit cercle qui renferme bonheur ou malheur, plaisir ou larmes. Je n’avais pas à dire adieu à ce qui est pour moi : amour. C’était trop essentiel pour mourir avec mon corps. Tant que je vivais ce corps avait participé à la fête d’amour comme un invité de marque, un invité qui croit même que sans sa présence rien ne serait. Cependant il n’était pas la fête, il n’en était que l’expression fulgurante et humaine. Maintenant l’invité allait périr avec le périssable. Tous les sens et la féerie de leur vertige disparaissaient. Mais l’approche de la mort ne pouvait les rompre nettement et leurs effilochures traînaient depuis les cieux jusqu’à mon lit.


Je vois la transposition des choses qui restent immuables.


Je cherche à comprendre, je ne peux pas, mais je sais. Il y a là une vérité qui fait la vie réelle. Je l’ai eue… Tout le monde l’a eue. Mais… peut-être quelques-uns seulement… Il y a sur la cheminée une corbeille de violettes de Parme. Elle est devant une vitre, mais un store de bois est descendu derrière, seulement en bas je devine le jour ― ce miracle. Je pense à tous les gens qui marchent dans le jour pour le chercher… mais pour chercher quoi ? Des objets, des personnes, entendre, regarder, parler. Tout est mystérieux. Comment faire, mon Dieu, pour commencer à vivre ? Si je parviens à la rive, ce sera encore la même ― j’aurai encore mon nom et avec lui les habitudes de mon être, celles que je ne peux pas distinguer.

Je serai une apparence parmi toutes les apparences humaines. Je sais ce qu’il faut faire. Je vois la faille dans tous les systèmes proposés autrefois — ils parlent des mots, ils vont aux mots, ils restent des mots. Je sais maintenant qu’il faut « incorporer » ce que l’on veut apprendre. Intéresser les muscles. Passer d’abord par la science inconsciente de l’organisme. Autrement rien ne tient.


Je pensais que je « pouvais » mourir, que j’avais eu beaucoup de choses grandes dans ma vie… Ici se dressait un « mais » qui occupait tout l’espace de mon esprit : je n’avais rien fait avec moi-même.

Je regarde un pétale de la tulipe qui est là, près de mon lit. Presque détaché, il va tomber. Je sais ce qu’il est et pourquoi il va tomber, je sais… mais je ne puis savoir pourquoi je suis, et si je suis. Vais-je tomber comme le pétale ou n’est-ce pas mon heure ? Si ce n’est pas mon heure, je dois faire quelque chose de la grâce qui m’est accordée.

Au moment d’aller me coucher, enfant, je demandais un quart d’heure de plus et s’il m’était accordé je me disais : « Qu’est-ce que je dois faire pour remplir ce cadeau… le cadeau d’un instant. » Alors mes yeux s’accrochaient à tout avec une ardeur vide. J’étais gênée de ma gêne, je m’occupais à n’importe quoi pour la cacher. Ma préoccupation ― « Je dois » ― était si importante que je ne savais à quoi l’appliquer. Et j’ai traversé la vie dominée par cet ordre inemployé, cherchant toujours sa vraie fonction comme si j’avais tenu en main un instant réel dont je ne savais pas me servir. Maintenant, une suprême fois, je l’entends, je cherche.

Cette nuit, un moment de panique. Tout à coup une émotion qui coupe en deux, sépare le corps du haut en bas. Une idée-foudre est entrée avec la vision de l’irréparable. Une souffrance déchirante. En même temps, le refus organique de croire à la fin. Je suis bouclier devant elle, solide comme le fer, je ne veux pas l’admettre. Je ne sais rien et chaque pore de ma peau m’apprend l’horreur que je ne sais pas. Je me rappelle toutes les fois que j’ai souffert. Maintenant tous les morceaux de malheurs sont cousus ensemble, c’est l’addition. Dans un grand effort j’ai étendu le bras pour tirer un mouchoir sur les heures lumineuses de ma pendule, mais lucidement, je sais l’heure quand même. Elle est celle qui devait arriver. Celle qui fait ombre derrière les plus heureuses. Celle qui attend son heure. Celle de la vie. L’heure qui finit est la seule qui compte.

Chaque minute contient une existence entière. C’est une armée en mouvement qui marche sur moi. Elle arrive.



… Pour moi, se confirme un système, ou méthode, ou simplement « moyen » de connaître, de développer notre mécanisme physique, psychique et mental. Méthode qui laisse toute liberté à croyances, religions et mode de vie. Elle ne s’adresse qu’au phénomène qui est vivre, et que nous ignorons tous. Seuls les prophètes ont su ce que c’était. Ils ont connu leur vie, la vie et vivre. Nous serions parfaits, tels des arbres humains, si le savoir arrivait jusqu’au bout de nos branches. Mais, dans sa sphère, l’arbre se conduit mieux que nous.


Entre ma vie et ma mort, il y aurait pour moi toute la différence, mais en fait aucune différence. Et c’est la même chose pour les « grands du monde » qui ne sont grands que pour le monde. Ils n’apportent pas leur contribution au potentiel de l’Univers.

Si je dois guérir, je jure d’aller plus loin qu’avant. Ce serment paraît enfantin. C’est la seule chose grave, la seule qui compte.

Je ne me connais pas le droit de sortir du danger comme j’y suis entrée, j’ai eu le cadeau de vivre sans le savoir, et sans le savoir j’ai vécu mon idée de la jeunesse, de la beauté, de la santé, du succès, de l’amour, du bonheur. Et c’est comme un esprit de justice qui a tout arraché de mes bras pour me forcer à comprendre… Vais-je comprendre plus loin ? Je le crois. Il s’agit de me le prouver.

Le bonheur que l’on a cherché et trouvé n’est rien. On fut heureux de le vivre, pourtant il a effacé la vie. Le terrain même du bonheur est illusion. Il n’en reste plus rien. Joies, jouissances, plaisirs se jettent dans le vide. Une histoire géographique — le grossissement d’un fleuve qui se perd dans la mer.


… Sauver sa vie. Sauver quoi ? Un bonheur ? Une gloire ? Et quand ce serait même une œuvre ? Ce ne serait pas assez. Cependant je veux vivre.

Il faudrait savoir pourquoi. Pour quel but ? Et, s’il y a un but ? Oui, je le crois.

Comment puis-je aimer tant la vie et la juger telle qu’elle est — monstrueuse humainement, inutile essentiellement. C’est que toute ma foi proteste en écrivant ces mots… Je sais qu’elle pourrait être un instrument miraculeux entre les mains d’un maître.



J’observais de toutes les forces de ma fièvre ce qui constituait mon noyau, que je ne voulais pas entièrement périssable. Je travaillais à le détacher de mon corps. J’aurais voulu pouvoir l’arracher et le jeter moi-même à son recommencement tout proche, pour que les risques du corps finissant ne l’atteignent pas.

« Votre tête marche tout le temps, » dit mon infirmière.

Je sais bien que si ma tête me quittait ce serait la fin. Je ne tiens plus à la vie que par une flamme : la passion.

Pour déplacer ma jambe droite je dois la prendre à deux mains et la soulever comme une branche cassée. Demain peut-être mes mains n’en auront plus la force.

Je ne vois presque plus ce que j’adore. J’ai entendu dire par l’infirmière : « Il est midi ». Moi, je parlais à la nuit. Elle est simple, sans lune, sans ornements. Sur la terre les fleurs se reposaient d’être sans couleurs. Je les devinais à leurs parfums endormis.


Dans une nuit de fièvre j’écrivis deux poèmes :

CARTE POSTALE.

Échappés de Chartres dans la nuit du vingt janvier 1934,
les anges-mains sont venus pour me chercher.
Ils pouvaient prendre la route du ciel
mais ils ont préféré la voiture Citroën.
Tu sais que le monde ne voit rien d’essentiel
et cela facilite grandement la vie des anges.

Par paires — ils étaient vingt-quatre ―
ils se tenaient en couronne autour de mon lit,
mains en forme de palme,
doigts attachés comme des secrets,
tous légèrement poussés dans le même sens
par la même brise de grâce
garniture de petites nageoires
surgissant d’une écharpe de plis éternels.

À leur question, j’ai répondu ―
« Je voudrais simplement voir du côté de la mort ;
quand j’y suis allée l’autre jour,
je n’avais plus les yeux ouverts. »
Ils m’ont couché sur un lit
où les baldaquins de pierre
sont ordonnés pour l’éternité.
Je suis devenue plate comme une image
et nous sommes partis à travers les nuages.

MALADIE

Mon corps s’en est allé
de l’autre côté de la rue
dans le bureau de postes des Saints Pères.
Simplement, il est entré.
En hommage pour la magie des lettres divines
qui sans cesse viennent
(poésie, douceur, prévoyance)
je tenais par un anneau le grand lustre de Venise
qui dort dans un coin d’une chambre familiale.
Je l’accrochai au-dessus des employés
dont les crânes luisaient
et qui devinrent des grape-fruits miraculeux.

Le lustre fut souple, long, flexible
comme les saules qui se balancent
sur les tombes d’Agathe ou d’Amélie.
Et tout à coup il s’est mis à tourner,
envoyant sur moi, de l’autre côté de la rue,
ses pétales précieux dont chacun renfermaient
une savante inscription.

Le lendemain, c’était déjà l’été.
Le lustre portait des fleurs épanouies ―
lettres, promesses réalisées au printemps.
La bénédiction dura plusieurs jours,
toujours des pétales tournaient
sur les autobus et les gens qui passaient.

Le plein été du lustre dura plusieurs jours,
mais tout sombra dans la nuit.

Seigneur, je ne savais pas
qu’il était si facile de mourir.
Pourquoi ne m’avoir pas accordé
votre haute collaboration ?



CHAPITRE V

CONVALESCENCE



Vernet-les-Bains. ― … D’abord, résurrection ; mais après ― un carcan de défenses. Ne pas voir, sentir, comprendre, admirer… ne rien faire, ne rien vouloir, n’aspirer à rien et surtout ne s’intéresser à rien. Ne plus communiquer avec les choses. Maintenir l’aiguille du cadran sur le mot « indifférence » et n’en même pas souffrir. Tenir un livre de Rimbaud dans mes deux mains et ne pas l’ouvrir. Voir la lune sur les glaciers, le couchant les rosir, et n’avoir pas de battements de cœur. Une peine sans contour, sans accent, une peine morte.

Étendue dans cette non-vie, j’ai dit au docteur :

« ― Comment revivre ? Je n’ai jamais de forces que lorsque je les dépense. »

Ses yeux se sont arrondis :

« ― Vous voulez quoi ? ― thés, dancing, casino ? »

J’ai crié avec impatience :

« ― Non, non, mais je veux exister… c’est tout et plus que tout… »


Seules Monique et moi ― pas d’argent pour trois voyages. … Je vis coincée entre deux contraires : récupérer et travailler ― un cycle : désespoir, exaltation, victoire, désespoir ― mouvement cruel entre quatre murs étroits et laids. La petite boîte que j’habite n’est qu’un couvercle posé par terre en pleine campagne. L’existence la plus nue qui soit : un os de vie. Des saules en jets d’eau se balancent, d’un jaune brillant ils paraphent les ciels quand le vent s’élève. Le glacier d’en face est un ami, il verdit quand il pleut, il me dit l’heure par ses ombres pâles. Entre une et quatre heures j’attends l’aller et retour du taureau blanc qui passe sur le chemin devant le mur de pierres grises, sa mesure noble au milieu des lignes désordonnées des vaches, des chiens et du berger, son profil grec chargé d’entêtement, la certitude prudente de ses pas.

Ce matin au réveil : la neige a bouché toutes nos fenêtres. Les gens disent que plus d’une fois le pays fut bloqué : le courrier, le télégraphe, toutes communications coupées pendant de longs jours. Notre couvercle se distingue à peine des champs où il est posé. Enfin un peu de soleil est arrivé et par ma fenêtre ouverte un petit oiseau est entré. Il a volé jusqu’à ma table où se trouve un frêle sapin, alors il s’est installé comme s’il était chez lui. J’ai aimé cette visite. J’aurais voulu faire quelque chose d’aimable pour lui, mais simplement nous nous regardions… Longtemps nous sommes restés ainsi.


CHAPITRE VI

OPÉRATION.



Quand j’écrivis le titre de « Machine à courage » en pensant à moi et à tant d’autres artistes, j’ignorais les pires maux et leur écho terrifiant dans l’esprit. Je ne savais rien des souffrances physiques. Maintenant il ne me déplaît pas d’avoir connu cette sorte de steeple-chase, ce bondissement par-dessus le plus grand obstacle. Haute école finale où les énergies sont requises pour maintenir un équilibre qui fuit…

Je déteste la manière dont on se comporte généralement avec la douleur. Ce que l’on nomme par exemple : l’honneur de souffrir. Cette façon de se draper dans le malheur, et la supériorité de ceux qui disent aux plus jeunes qu’ils ne sont rien car ils n’ont pas souffert. Si la douleur faisait de la vertu il y a longtemps que le monde serait parfait. Il appartient à chacun de créer l’existence de ce qu’il vit. Si je ne sais pas faire quelque chose de mon bonheur ou de mon malheur ils ne seront rien.

La maladie m’a révélé de nouveaux aspects de la vie. Souvent elle donne forme à l’exaltation ― une forme plus réelle que celle causée par les poisons — une exaltation à sa place.

Mais ce qui m’a étonnée à chaque nouvel accident, c’est de constater comme j’étais prête… comme on est prêt sans le savoir à la douleur et au risque dernier. Quelques heures avant une opération, un dimanche, à la campagne, j’étais rentrée les bras encombrés de fleurs. En les plongeant dans deux grands seaux une douleur horrible m’avait saisie. Quelques heures plus tard on m’emportait dans la nuit.


Les infirmières étaient venues me chercher de bonne heure. J’étais prête. Il était tôt. Comme j’étais prête… mon silence était encore étoilé des fleurs que j’avais cueillies la veille. Je sentais encore mes mains chaudes au milieu des tiges vertes.

On tombe dans la maladie, on marche à l’opération. En vérité, rien de semblable. Tout est malade sur terre et tout n’est pas opérable. Une grande opération me semble une offense, un attentat, quelque chose comme un ouvrage de bûcheron, en dépit des doigts savants qui l’exécutent. Si abominables que puissent être les souffrances qui l’exigent, on est debout. Debout sur le pont supérieur, debout pour commander l’assaut, debout jusqu’à l’instant où, lucide, on verra les infirmières nous couvrir d’un linceul. On pourrait marcher à la salle d’exécution, mais il est d’usage d’y arriver intacte et préparée comme pour le premier bal. On a vérifié le corps soigneusement comme le cheval avant la course. Là-bas, par la fenêtre éclate un géranium d’un rose déchirant. On a vérifié le corps de la tête aux pieds. Il est prêt. Les jarrets tendus, les muscles souples, la chair où glisse le jour est pâle. Tout est blancheur froide en ce jour d’été que je vois par la fenêtre. C’est cette blancheur du matin qui a servi à tous les grands événements de la vie, c’est le même matin qui s’est étiré à travers une existence depuis les voiles de mousseline, les cierges, les rideaux noirs, les camélias d’argent et les mouvements lents de l’encens qui monte. Événements de l’enfant, de la jeune fille, de la femme…

Le charriot roule dans les corridors sur ses roues de caoutchouc. On n’entend rien mais tout est cru et cruel. On va couper la vie en deux. Tout sera fini ou à recommencer. Je pensais comme on prie. On se reconnaît pourtant, je savais que c’était encore la même personne, sans cris, sans larmes, consentante toujours comme si elle était prévenue depuis sa naissance. L’ascenseur s’élève jusqu’au dernier étage. Alors c’est l’éblouissement dans un vertige éclatant. Masques blancs, manteaux blancs, gants blancs, cage de verre dans un ciel blanc et ce silence opaque dans un rendez-vous plein d’apparat comme pour fêter une mort fausse. Mort artificielle.

Pourtant à travers tant d’horreur si bellement ordonnée, j’ai senti que l’humanité et la science commandaient. Et l’on m’a dit que je répétais des mots de gratitude.


Après l’opération il n’y a pas cette douceur d’après la maladie où il semble que surgisse dans une saison inconnue une sève adorable. Au contraire la grande difficulté commence avec la résurrection. À mesure que je retrouvais l’existence, je me sentais moins apte à la supporter. Je me levais et la force que je croyais avoir s’écroulait à chaque pas. C’était une sourde oscillation. Quelque chose de profond hésitait… Oui ou non… courage encore ou renoncement ? La fatigue des premiers efforts est tellement impossible. Je crois que c’est ici que le tempérament intervient — jusque-là, la bataille avait appartenu au corps ; maintenant tous les éléments étaient requis, tout ce qui constitue un être, du premier jour au dernier, participe au tournoi. C’est sans doute à ce moment que le « moi » apparaît.

Je ne sais pas exactement ce que l’on entend par « choc opératoire », mais je le placerais en ces jours douteux où une sorte de lâcheté ancestrale monte continuellement et submerge la vie comme une eau morte. Si le « moi » triomphe, c’est la victoire de l’esprit.

Dans les jours qui suivent l’opération la manière de penser change complètement. Je procédais par constations nettes, brèves, sans commentaires.

La réflexion ne se répand plus. Elle se manifeste visuellement, comme une affiche… Ma sœur arriva (c’est le seul fait dont je me souvienne). Je vis qu’elle était assise devant la fenêtre et qu’elle portait une robe sombre à pois blancs. Elle a dit : « J’étais à Paris, c’est pourquoi j’ai passé te voir ». J’ai évoqué un télégramme qui portait le mot « venir ». C’est tout. Aucune inquiétude n’a suivi l’image qui me donnait la mesure du danger dans lequel je me trouvais. Pas d’associations, aucune pitié de soi. Une sorte de dureté dominait l’habituel égoïsme. On parle du détachement des personnes pieuses dans la maladie. Le phénomène est plus biologique. Il y a une espèce de non-identification, une séparation du moi et du corps. Cette brièveté de la réflexion qui s’impose comme un trait, je l’ai perdue plus tard à mesure que le danger s’est éloigné ; avec ce que nous appelons notre lucidité, les associations inutiles, les spéculations superflues sont revenues. J’étais sauvée mais rendue à l’habitude : à tout ce qui compose la vie normale.


QUATRIÈME ROUE



CHAPITRE PREMIER


J’avais pensé : « Si je dois guérir je me jure d’aller plus loin “qu’avant” ».

Maintenant je venais d’écrire que j’étais « rendue à l’habitude »… et je l’acceptais ! Un cri montait de moi et restait pétrifié dans ma gorge. Je savais qu’un cycle de nouvelles catastrophes commençait, et je me sentais toute tournée une suprême fois du côté de l’avenir. Il me fallait savoir mieux ce que je savais déjà, ce que le passé m’avait appris en me montrant que l’essentiel était ailleurs.

Cette cire douce et odorante dans laquelle j’avais sculpté une vie, — vie d’art, d’amour, de foi — était-ce là tout ce que l’on devait attendre du miracle d’une vie terrestre ? N’étais-je pas capable de traverser le pont entre le moment présent et celui qui serait enfin le futur ? N’étais-je pas capable de discerner ce futur qui est en nous et attend notre regard ? N’étais-je pas capable de regarder là, où est l’heure sans chiffre — celle de jamais ou de toujours ?

J’ai commencé de répondre aux questions que me posait une lettre. J’étais déterminée à mettre en mots l’extrémité de ma pensée pour préparer — non, pour précéder — cette transformation sans laquelle je me voyais mourir avant ma mort. J’ai commencé tout simplement par une révision de ma vie qui me semblait belle autrefois. Mon Dieu, était-il possible que tout cela ait été vain, que rien n’ait servi à rien, malgré mes efforts ? malgré ma volonté de trouer la brume qui m’enveloppait ? Non, non, quand le moment viendrait je serais prête, j’étais prête déjà, à « autre chose ».


LETTRES À UNE JEUNE ÉTUDIANTE.


J’essayerai de vous parler par lettre comme je le fais en face de vous. Dans votre cas, ma parole est aidée doublement par votre attention — vous savez écouter. Mais il m’est toujours facile de me dire, alors qu’une terrible angoisse me prend quand je veux écrire. Du moins écrire pour le public. Comment tuer cette angoisse… Je veux écrire comme j’écris des lettres, comme je m’entretiens avec une personne, pas des personnes. Écrire à un ami m’est une libération — je vois la chose de vie qui naît sur le papier. Écrire au public m’est un étouffement.

C’est cette chose de vie que je veux surtout, par dessus tout. Elle est le sang des mots. Le capter sur papier est le plus difficile problème de ma vie actuelle. Vivre sans avoir de quoi vivre est encore plus simple.

Il faut que je m’exprime une fois pour toutes sous peine d’être électrocutée. Je suis arrivée à une heure qui m’angoisse plus que les plus affreuses que j’aie pu vivre. Il faut que je m’exprime par des mots, mais sans employer un seul mot flotteur. Ah ! ces mots gonflés comme des ballons, ils sont à la racine de mon mal. J’ai vu leur vide et suis tombée dans ce mutisme étrangleur.

Devenir muette ! moi qui ne respire que par l’exaltation. C’est dire dans quel infernal pays je me suis trouvée, et pourquoi m’exprimer est devenu de plus en plus nécessaire et difficile.

Il faut pourtant que j’arrête les maladies qui maintenant menacent d’être ma seule expression, c’est pourquoi je me suis jetée ce matin sur cette feuille de papier, pour me dire à vous. Je ne lâcherai pas cette lettre avant d’avoir tout dit.


Toujours, de tous les êtres qui ont vécu dans mon intimité, j’ai entendu la même prière : « Écris donc comme tu parles. » Pourquoi en suis-je empêchée ? L’effort est si torturant pour moi que maintenant en vous l’expliquant mon cœur ne peut pas marcher et l’eau coule sur mon corps, ma gorge est étranglée, mes tempes serrées, mes mains sont des charbons blancs… mon Dieu, pourquoi, pourquoi tout cela ? Parce que l’heure de publier est venue, parce que je dois donner tout le trop qui est en moi et que je jetais par dessus la rampe… donner plus qu’au théâtre, puisqu’il s’agit de mon âme même, faite de tout ce que j’ai vécu, senti, compris, adoré et détesté. Tout cela fermente dans mon esprit et je n’en peux plus, vous comprenez…

Je vais m’arrêter, j’y suis forcée, mais j’ai peur de me relire et de ne plus pouvoir reprendre mon élan. J’ai écrit comme on parle, avec une dose d’inconscience qui verse du ciel sur les mots.


Tous les écrivains que j’ai connus ont une personnalité sur le papier et une autre dans la vie. J’ai vu ça quand j’étais très jeune et je ne suis jamais revenue de mon étonnement. Un ami très bête faisait des articles excellents ; un autre prêchait la bonté et se conduisait comme un goujat. Lorsque je voulus commencer une carrière littéraire M. me répétait « Tu ne feras jamais rien parce que tu prétends être vraie, être exactement toi-même. Il faut te créer un double, c’est plus urgent qu’un style, tu es sérieuse comme un âne et tu as l’obsession de l’authenticité. Crée ton double insouciant et menteur, alors il t’aidera. » Il appelait les mots : « le ciment ».

« — Une seule petite idée doit suffire pour un article, disait-il ; sur cette idée tu échafauderas avec les mots des hypothèses à l’infini. Voilà comme on travaille. »

Je n’ai pas essayé. Moi, je conçois un article comme un gué. Une matière solide pour chaque pas. Je préférais suivre le conseil d’Anatole France :

« Vivez, aimez le plus possible, ensuite vous écrirez. »

« — Mais ce sera trop tard ? »

« — Il sera toujours temps de vous ennuyer. »

Sa calotte de soie noire frémit sur son crâne ; Madame de Caillavet entrait, elle avait entendu les derniers mots, son regard de volaille grand siècle écorchait le piteux Anatole qui se débobinait à toute vitesse.

« — Ne l’écoutez pas, ce n’est qu’un paresseux ! »

Elle laissa tomber ces mots comme si elle les avait ramassés et rejetés avec des pincettes, puis sortit, ravie d’avoir fait des dégâts dans le plaisir d’Anatole qui murmura gêné :

« — Elle a raison, sans elle je ne ficherais rien. »


Ceux qui écrivent des romans déguisent leur vérité tout simplement, et il est facile de les reconnaître sous le maquillage. Mais les essayistes, les moralistes, les philosophes semblent, pour écrire, avoir devant l’esprit une vitre de couleur qui se décolore après leur travail.

Dans ma jeunesse, les lettres de Flaubert étaient pour moi plus que des livres. On me conseillait les lettres de Madame de Sévigné et je les détestais. Plus tard j’ai vu le procédé de ce « naturel fabriqué », simiesque — oui, si un singe pouvait écrire avec talent, en imitant l’homme et la nature de l’homme. Les lettres de Madame de Sévigné ne sont qu’un prétexte pour éclabousser la galerie — pirouettes, ronds de jambes, guirlandes de l’époque, verve, pétillement, habileté. Depuis toujours, en toute chose et à tous les âges, j’ai été subjuguée par la vie, la toute-puissante et simple vie.

L’école que Willy imposait à Colette était simple et objective ; on n’y enseignait pas les métaphores dans le vide : d’ailleurs un tempérament comme celui de Colette n’aurait pu s’y attarder. Elle est essentiellement une « adaptée ». Quand elle n’écrit pas divinement sur la nature et les bêtes, elle reste tout près de la vie sociale, de celle qui est vécue par tous les gens. C’est là que son grand talent a lieu, dans un monde qui m’ennuie, mais auquel elle donne sa propre énergie comme une transfusion de sang. Ses types sont plus vivants dans ses pages que sur la terre où ils ne s’inquiètent de rien que de leurs petites affaires.

Le « bongarçonnisme » de Colette laisse voir par transparence sa solide race. Si elle m’entendait, elle dirait : « — Dis donc, tu ne voudrais pas que je sorte toute nue ! » C’est la même chose — on est toujours visible. Elle taperait sur le ventre de Dieu si elle le rencontrait. Je la revois encore dans le cloitre de St-Wandrille, faisant retentir son amusement sous les voûtes, voyant tout et ne regardant rien, bousculant mon compagnon d’un ton bourru :

« — Moi, je vous croyais un type dans le genre de Jésus-Christ ! »

Colette n’est pas séparée de son talent. C’est sa force et c’est la caractéristique des plus grands écrivains femmes. Rester aussi près de soi que possible dans l’écriture et dans la vie, c’est ma seule ambition. Y suis-je dans cette lettre ? … Je ne sais pas. Je l’ai quittée et reprise deux fois sans me relire. Je pense qu’il y aura du déchet en elle comme dans la parole, mais qu’importe, je veux regarder plus loin que cela.


Après les maladies qui ont mangé mon temps j’ai décidé de mettre au point ce que j’ai écrit depuis Souvenirs. La Machine à Courage aura pour moi l’importance d’un conte arrêté. Après, on peut commencer autre chose. Autre chose… Mais je renie tout ce que j’ai fait au nom d’une authenticité peut-être inatteignable. J’ai un flair de chien de chasse pour sentir tout ce qui n’est pas vrai, et je guette ma pensée, j’ai l’impression d’avoir dans la tête un tamis qui ne laisse passer que ce qui me semble rigoureusement exact.

Si je parvenais à écrire comme je parle, comme je vois, je serais grandement soulagée. Mon esprit fonctionne par la vision plus que par le cerveau — du moins, il est drainé par les yeux. Je vois avant de savoir. C’est cela aussi qui favorise la naissance des poèmes. Chacun se présente tel une image que l’œil contient. En dessin, par la vertu d’un seul trait qui expose tout, une personne vivante est là sur le papier. Rien d’inutile, une simple suggestion. Le trait montre le personnage comme le mot doit représenter la pensée. Pas de forme voulue pour enfermer l’idée, mais celle créée par la matière, son volume et sa structure. Mes yeux voient comme Rimbaud réagissait.

Mon Dieu ! j’ai vécu toute ma vie dans un bocal. Si j’additionnais les heures, les jours, les années d’efforts que j’ai passés tournant sur une page blanche, voyant tout à travers la sphère, sans pouvoir la briser, ce serait le temps de ma vie ; car même lorsque j’arrêtais mes efforts j’en restais prisonnière. Suis-je tout à coup libérée ?… Je ne peux pas le croire et j’ai peur. Je me sens à l’ombre d’une forme plus grande, plus haute que moi… qui est vraiment à côté de moi et, enfin, non sur moi. Je pense à un anarchiste (un homme qui n’a jamais tué une mouche). Il fut emprisonné pendant quatorze ans et quand la porte de la prison s’ouvrit il ne savait plus marcher. Ah ! ne croyez pas que j’exagère. Tout ce qui est organique doit vivre. Mes efforts furent en proportion de ma nécessité. Sans cette nécessité depuis longtemps j’eusse abandonné la lutte, mais cela m’était physiquement impossible. J’ai des malles de manuscrits et n’ai publié que cinq livres. Comment ai-je pu arracher de moi mon livre de souvenirs ? C’est très simple — tout ce qui vaut quelque chose a jailli dans de rares instants dus sans doute à une inconsciente pression de la nature, et le reste je l’ai obtenu difficilement, lentement, comme avec les fers on arrache l’enfant qui ne vient pas. Mais parce que j’étais cette fois-ci engagée à aller au bout de mon livre, liée par la parole donnée, je me voyais dans un engrenage et je surprenais mon intermittence : j’avançais ou j’étais bloquée. Quand j’avance le travail est immédiat. Fond et forme ne font qu’un, je ne peux rien changer. Si je suis bloquée, alors c’est le bocal terrifiant, un film vertigineux et l’impossibilité de rien fixer.

Quelle eût été ma vie si j’avais brisé le bocal ? Qu’aurais-je été dans les périodes importantes — devant mes parents, devant l’art, devant l’amour ? L’art m’a portée, je ne me souviens pas d’avoir voulu telle ou telle direction. Tout se présentait, je n’avais qu’à obéir à des lois qui me ravissaient et pour lesquelles j’avais été conditionnée. Ah ! le ravissement de ce que j’appelle l’art. En cela rien n’eût pu être différent. En amour, des différences primordiales auraient eu lieu. Préoccupée de me sentir divisée, j’étais là sans être là. J’étais absente — de cette absence terrible qu’impose une demi-présence. Depuis, j’ai compris le mal que cela peut faire aux autres et à soi-même. Attitude à contre-vie…

Vais-je encore découvrir dans ces pages cette contrainte que je hais et que je n’ai jamais lorsqu’un poème se présente à moi, se forme par moi et s’en va de moi tout simplement… Pourquoi ne pas écrire en prose avec la même simplicité ? Je ne sais pas.

Margaret me dit :

« — Écris donc ce que tu viens de me dire, c’est plein de “personal information” ».

Puisque ma nature, elle, n’a pas diminué, puisque rien n’a ralenti en moi avec le temps, je dois m’exprimer comme je veux. Je dois arriver à écrire cette matière qui seule me passionne — l’information personnelle.


1

L’état d’Art


… J’aimerais vous parler de la mystérieuse matière que l’on appelle « art ».

Vous me dites que Mademoiselle X… est une artiste. Je suis choquée, comme je l’étais autrefois quand je ne savais pas encore de quoi je souffrais en écoutant des gens de talent dénués de tout sens d’art. Vous ajoutez qu’elle vit en artiste. Mais l’apparence n’a rien à voir dans l’affaire… et qu’est-ce que ça veut dire — « vivre en artiste » ? Songez à Mallarmé — en apparence un monsieur comme les autres. Dans la vie, un modeste professeur d’anglais, personne ne l’eût remarqué dans une foule. Mais les heures que j’ai passées avec lui, dans la petite chambre où il travaillait, sont fixées dans ma mémoire. Assis devant un fragile bureau de femme, une couverture écossaise sur les épaules, il m’exposait sa théorie du langage imprimé. Je comprenais obscurément, à vingt ans c’était difficile et j’étais trop éblouie par sa pensée ; mais j’avais conscience d’être en présence d’un des plus rares artistes qui aient jamais existé.

Je ne sais rien de la vie de Mlle X… et ne désire pas en savoir davantage. Il me suffit de l’entendre dans la première mesure d’une mélodie pour savoir qu’elle ira sur les rails jusqu’au bout et que rien « n’arrivera »… Vous me comprenez ? Avec l’artiste-né toujours « quelque chose arrive ». Un monde vous frappe dans la poitrine et abolit tout ce qui n’est pas lui.

À douze ans j’avais une petite amie pianiste, un peu plus jeune que moi, qui était « prodige ». Elle jouait les sonates de Beethoven les plus compliquées et tout Chopin sans sourciller. Ses mains à fossettes truquaient pour atteindre les arpèges. Toute petite et ronde, on la juchait sur une pile de partitions et immédiatement elle commençait, ses doigts grattaient le clavier avec frénésie. Cramponnée à l’extrémité d’un immense piano de concert, penchée très en avant et vêtue de soie rose, elle me faisait penser à une crevette. Sa famille, de grandes personnes habillées de noir, se tenaient droites sur les sièges Louis-Philippe groupés autour du Pleyel. Les plus connaisseurs approuvaient et se regardaient quand la virtuosité de la petite frôlait des périls. Ces personnes étaient ce qu’on appelle de braves gens, ils avaient leurs pauvres et se louaient d’actes compatissants — je les trouvais durs et redoutables comme tous ceux d’ailleurs que je rencontrais dans cette ville. J’attendais « mon tour » de chant. Nelly-Rose et moi représentions les petits phénomènes de la ville de Rouen. Nos parents auraient voulu que nous donnions un concert public — « à cet âge, une exhibition ne tire pas à conséquence ». Malheureusement je ne marquais aucun empressement, on ne comprenait pas pourquoi et l’on s’irritait. Mon angoisse augmentait en écoutant le jeu de Nelly-Rose. Pour moi, ces moments étaient remplis d’un mystère douloureux.

Soudain elle s’arrêtait, on applaudissait, puis les yeux se tournaient vers moi. Je plaçais ma musique devant elle et tout de suite ses doigts rentraient en mouvement. Déjà cette hâte me troublait. J’aurais voulu qu’elle me regardât et m’attendît. À ma prière elle répondait :

« — Maman dit que ça fait prétentieux », et elle courait plus vite encore.

Notre première mélodie était Mon cœur soupire de Mozart, que je vénérais. J’y entrais comme dans une sphère de cristal que rien ne devait heurter, et voilà que le piano brisait tout. J’essayais de continuer, je maîtrisais mes larmes. Mon désespoir augmentait jusqu’au moment où d’un ton revêche la grand-mère — c’était toujours elle qui parlait d’abord, parce qu’elle avait chanté dans son jeune temps — déclarait en se levant :

« — Mes enfants, ça ne va pas, il faut travailler, on vous laisse. »

Tous suivaient.

Je savais qu’aucun travail ne servirait. Aussitôt mon amie se justifiait :

« — Je fais pourtant ce qui est écrit. »

Elle répétait les premières mesures, mais ce n’était jamais ce que je voulais ; ce que je voulais, je ne pouvais pas l’exprimer. Je cessais de chanter. Nelly-Rose était offensée, elle s’énervait :

« — Moi qui joue les choses les plus difficiles, … tu ne sais pas ce que tu veux, c’est ta faute, toujours ta faute… » Elle s’enfuyait d’un côté et moi de l’autre. Je me cachais dans le parc sombre, si touffu que le printemps n’y pénétrait jamais.

Les jeunes feuilles vertes y semblaient grises. Toutes les allées y descendaient à la Seine ; il y avait une odeur très vieille de moisi et d’eau. J’avais le double chagrin de ne pas savoir exactement quel était mon chagrin. Je sentais que c’était simple et pourtant personne ne me comprenait. J’aurais voulu trouver les mots nécessaires pour dire cette « autre chose » qui pour moi disait tout, mais je ne trouvais pas de mots. Je me croyais seule au monde… je pleurais.

Pendant des mois j’ai souffert de ce mystère. Un jour le père de Nelly-Rose prévint le mien que sa famille me trouvait trop artiste. Je ne vis plus jamais mon amie. Elle avait été ma première tendresse, mon chagrin réclamait un adieu. Je voulais la revoir une dernière fois. Elle connut mon désespoir. Ce fut en vain. Je lui fis savoir que je passerais deux fois, trois fois chaque jour devant sa fenêtre, qu’elle soulève le rideau si elle avait un peu de peine. Mais jamais le rideau ne remua. Alors je compris qu’elle n’était pas comme moi et que nous ne pouvions pas nous comprendre dans la vie plus que dans la musique.


L’abîme entre le mécanisme de l’art et l’art lui-même devait m’apparaître bientôt. Ce fut Isabelle, ma deuxième amie, qui m’apporta avec sa somptueuse ingénuité la révélation vivante que j’attendais.

C’était une petite fille « Rimbaud ». Elle devait mourir tout de suite, tuée par l’excessif qui était en elle. Éblouie de savoir et ne sachant rien de ce qu’on apprend, elle arrivait sur la terre avec une innocence soulevée de dégoût et de colère. Conditionnée en artiste, avec des dons extraordinaires et multiples, elle demeurait sans expression, paraissant comprendre que son temps serait trop court. Elle ne connaissait pas une note de musique, mais reproduisait sur le piano les airs qu’elle entendait avec une qualité, un rythme étonnants. Sa voix était grande et d’un timbre unique. C’était un réel phénomène qui se refusait au métier de phénomène.

On la voyait parcourir son balcon, sa rue, son jardin, avec un air de prisonnière tragiquement inoccupée. Elle ne semblait pas marcher mais s’élancer dans le vent comme un archange, la chevelure tendue et les mains vides. Elle évoquait un élément, un mouvement déchaîné, et c’était une enfant faible, promise à une fin immédiate.

Je n’imaginais pas que l’on pût discerner aussi nettement le passage limité d’un être parmi les humains. Son monde n’était pas là. Elle venait pour repartir, telle un voyageur qui s’est trompé de pays. Isabelle en vivant de son impétueuse vie de flammes affirmait une éclatante erreur. Elle était née divinement perdue avec un cœur étouffé d’amour. Elle me donna ce cœur magnifique et disparut… Toute ma vie, je devais sentir sur moi la chaude lumière de cette surprenante créature.


2

Le Chant.


La maison de Klein, le grand éditeur de musique de Rouen, était rue Gantrie, une des plus anciennes et des plus sombres rues de la ville. Les murailles étaient sales et les pavés boueux comme s’il y pleuvait toujours. Cette rue est située à deux pas du Jardin Solferino où ma gouvernante me laissait chaque jour au milieu d’un grouillement d’adolescentes de mon âge. Elles jouaient et tournaient bruyamment, soulevant des voiles de poussière. J’avais quinze ans. C’était en avril, les jardiniers disposaient des tulipes dans les corbeilles, les feuilles nouvelles sentaient comme des fleurs, les arbres étaient bourrés d’oiseaux et couverts de soleil. Vite je me dérobais, je quittais tout pour courir dans la rue noire où je trouvais tout. J’entrais dans un antique magasin. La sonnette n’avait plus qu’une note — odeur de poussière et d’ombre. La porte était flanquée de deux vieux hommes qui ne levaient pas le nez de leurs comptoirs. J’allais tout au fond dans un petit salon de velours vert où se tenait mon vieil ami, le père Klein.

Il avait le type de Verlaine, mais tout garni de poils blancs, une vareuse de molleton à grands carreaux et de larges pantoufles de feutre. Autour de lui, les portraits de toutes les célébrités — photos encadrées, grands paraphes, dédicaces en explosion. Comme il riait, le père Klein, en me voyant essoufflée, rayonnante, les deux mains en compresse sur une poitrine pas éclose. Ses petits yeux s’enfonçaient dans un nid de rides. Je lui demandais les nouvelles — sa maison était le rendez-vous des artistes de tous les pays. C’était un artiste lui-même et il me donnait des leçons d’orgue. Il avait su vaincre la défiance de mon père en lui parlant des vibrations mystiques qui encourageaient mes sentiments religieux. Je ne trichais que sur le temps et le nombre des leçons — je passais chez lui toutes mes journées. Nous montions le grand escalier conduisant aux salles de musique, où l’on sentait le vernis et l’encaustique… entre deux haies de pianos luisants, jusqu’à la salle de concert. Je sautais sur l’estrade, folle d’entendre ma voix sonner très fort.

Un jour — le jour du 13 avril — Klein m’annonça une surprise. Dès mon arrivée il m’entraîna dans la grande salle, me disant de chanter jusqu’au moment où quelqu’un entrerait.

Tout à coup sur le seuil un homme apparut, plutôt petit, avec une moustache grise, un chapeau mou placé en arrière et sur les épaules un manteau de voyage. Ses mains applaudissaient… J’avais une collection de photos d’artistes, je reconnus Massenet. Immédiatement il fut au piano jouant Manon. Je chantais « N’est-ce pas ma main… » et c’était comme malgré moi, comme si j’avais chanté en rêve, c’était simple, facile, délivré, je ne savais plus qui chantait et pourtant je n’avais jamais pu m’exprimer comme je le faisais maintenant. Massenet me donnait la réplique, il sautait du piano dans les bras du père Klein, il hurlait :

« — C’est Vaillant-Couturier que je retrouve ! — la même passion, la même diction ! »

Et le père Klein exultait :

« — Je vous l’avais dit ! Je savais ! Je savais ! »

Massenet commençait une autre scène et je chantais toujours — je connaissais mon rôle et les autres, je chantais comme si j’étais vivante pour la première fois.

Les heures passaient, du bleu foncé occupait les vitres et voilà qu’un réverbère s’alluma contre une fenêtre. Un moment de panique… j’étais forcée de rentrer avant mon père, nous cherchions mon manteau, mon chapeau, déjà je dégringolais l’escalier. Massenet me suivait répétant :

« — À demain ! à demain nous continuerons… vous êtes une grande artiste, une grande artiste ! »

Je courais dans la rue, les jambes tremblantes, ivre et insensée, le gardien du Solferino agitait la clochette du soir. On allait fermer, je repris ma gouvernante qui flirtait dans le kiosque « des plaisirs ». Cinq minutes plus tard je dînais en face de mon père. Sous la lumière de la suspension je baissais les yeux, morte, étranglée de bonheur.

Ma vie était commencée. J’avais la certitude d’un trésor qui ne finirait qu’avec mon souffle.



Massenet m’avait dit :

« — À Paris vous trouverez bien des artistes qui vous accompagneront comme moi. »

Il se trompait. J’ai trouvé des suiveurs endormis qui se croyaient souples, des impétueux aveugles qui se disaient entraîneurs. J’ai rencontré par centaines des Nelly-Rose, mais dans tout une vie six ou sept musiciens artistes ayant la science inexprimable de l’accompagnement — ne pas bluffer mais sentir, comprendre et savoir. Il faut être plus que musicien et plus que virtuose. Il faut être autre chose dans ce que l’on fait et dans ce que l’on est. Qu’un accompagnateur se dise entraîneur ou suiveur, il n’y a pas de communication possible avec lui lorsque manque l’essence de la vie : l’électricité. Chez Massenet elle débordait. C’était son charme, et le secret de cette grande jeunesse qui dépassa son âge durant de longues années.

Il avait plus de soixante ans quand le bon Klein qui l’aimait comme un père me disait de lui :

« — C’est un gamin incorrigible, il fait des farces à tout le monde. » Alors il me racontait sa dernière. La veille, jour de la paye dans le magasin Klein, le vieux caissier, penchant sa tête tremblotante dans le cadre de son guichet, ne se doutait pas qu’au-dessus de sa tête un écriteau suspendu portait en gros caractères cette inscription romantique : « Je meurs où je m’attache. » Chaque employé passait à la caisse et s’éloignait courbé de rire, tandis que Massenet, dissimulé derrière une porte, s’amusait comme un petit fou. On ne lui gardait pas rancune, on l’adorait.

Les derniers mois de sa vie, je le vis très amaigri et je dois dire assez diminué, mais dès qu’il s’animait la grâce de son visage renaissait. Massenet était très modeste. Quand, ravie, je m’écriais :

« — Oh ! maître, votre accompagnement est unique unique ! »… Gentiment il répondait :

« — Ma petite enfant, nous sommes deux, je n’accompagne pas tout le monde de la même façon. »

Je distinguais là son infinie gentillesse, car je l’ai vu souvent métamorphoser des chanteurs.

Ni l’expérience, ni le plus parfait talent ne suffisent pour accompagner comme un Massenet. Il y a des lois de correspondance — vibrations, courant psychique, électricité. Je n’imagine pas que Massenet — au piano comme dans la vie — ait rencontré beaucoup de courants qui lui soient demeurés hostiles.



J’ai trouvé Walter Straram — il jouait en fresques. À travers lui Le Balcon et La Mort des Amants de Debussy se déroulaient en vagues énormes. On voyait autant que l’on entendait. Straram concevait et jouait grand. Les détails même prenaient de l’horizon. Cet homme avait l’allure d’une marionnette macabre, un homme brûlé. Il semblait craquer dans le feu. Son intransigeance était royale. Si l’on échangeait devant lui des idées qui ne lui plaisaient pas, il coupait tout avec son esprit comme on coupe le verre avec un diamant. Un certain pli de sa bouche recélait son mépris de la terre entière. Je lui disais :

« — Méprisez les gens, oui, mais les choses… »

Il serrait les dents :

« — Les gens, ce n’est pas assez, ma chère amie, ce n’est pas assez… les choses, c’est encore les gens à moitié. »

Je le connus pauvre et inconnu (sauf de quelques musiciens qui croyaient en lui comme moi-même). Nous partîmes pour l’opéra de Boston — il voulait y aller, et moi, je ne voulais que lui pour m’accompagner. Il y resta. Dix ans plus tard, je le retrouvai à Paris, célèbre et luxueusement commandité. J’assistai à deux des concerts qu’il conduisait. Ils étaient académiques, alors que j’attendais de lui, au pupitre, un voyant. Mauvaise chance ou réalité… peut-être était-ce la maladie… ou bien notre entente musicale venait-elle d’un tempérament qui se superposait à un autre. Je le rencontrai alors dans un salon et ne reconnus absolument pas celui que l’on taxait de folie dix ans plus tôt. Mais je dois dire qu’à cette époque je ne le vis que dans le monde et le monde déforme ce qui existe. Le certain pli de sa bouche était toujours là, seule sa magnifique intransigeance semblait prisonnière.



On m’avait dit en me parlant d’André Caplet : « C’est l’homme le plus laid du monde. » Il ne sut jamais pourquoi mon regard scrutait son visage quand je le rencontrai pour la première fois. Je me demandais comment on peut avoir des traits sans ligne, sans couleur et être si charmeur. On prétend que la sympathie arrange tout. Ce n’est pas vrai, elle n’arrange rien si elle est seule ; si le charme intervient alors tout change. Ce charme surprenant d’André Caplet, son jeu en était pénétré. Il jouait comme le chat marche. Sa technique était feutrée, le dessin musical très précis et vu de très près s’indiquait par le détail. Debussy avait raison de dire :

« — Caplet, c’est la musique même. »



Octave Maus m’accompagnait divinement — malgré sa parfaite musicalité. Vous êtes choquée par ce « malgré ». Je n’ai aucun respect pour la parfaite musicalité — elle peut s’acheter, l’art est toujours donné. Mais Octave Maus ne pouvait pas sombrer dans sa science parce qu’il était un maître coloriste. Il jouait comme peignait Van Gogh. Ses yeux actifs le gardaient d’une virtuosité qui aurait pu être prépondérante. Il y avait de la couleur au bout de ses doigts.


Combien j’ai aimé Charles Bordes ! C’était un dieu au piano — un dieu avec cravate dénouée, vêtement luisant, bras droit condamné.

Je ne me suis vraiment aperçue que des êtres qui m’ont à la fois touchée affectivement et artistiquement. Quand ce fut les deux profondément, comme dans le cas de Charles Bordes, j’ai vu, j’ai su, et je me souviens de tout. Je le vois grimper l’allée de roses conduisant à ma maison des Quatre Chemins à Grasse, tombant d’une jambe sur l’autre, balançant avec insouciance sa manche droite vide (on sait qu’il était paralysé du côté droit) et agitant sa main gauche vers moi comme s’il me connaissait. D’ailleurs nous nous connaissions sans nous être vus… je le sus dès qu’il fut au piano réalisant des prodiges avec son unique main. Il était venu pour travailler la partition de Castor et Pollux. Je devais chanter le rôle de Télaïre et nous allions nous-mêmes monter l’ouvrage à l’Opéra de Montpellier. Je sens encore nos enthousiasmes lorsque nous remplissions par le même sentiment les espaces libres que nous laissait la musique de Rameau. Il n’y avait pas de silences morts, pas plus que dans la conception de l’auteur. Bordes me disait :

« — Vous avez raison, ça ne s’explique pas, il n’y a pas d’école pour l’essentiel. On vit Rameau ou bien on ne le vit pas. »

Nous pensions qu’il n’y a pas « des » lois pour le classique, mais une loi, une seule, qui est la rectitude, l’ordonnance de la colonne grecque sur le ciel d’Athènes. Une absolue liberté, mais sans désordre. Toute la vie contenue dans un cadre de perfection.

Bordes semblait toujours en deuil, la tête tondue, couverte d’une ombre noire, des superbes yeux noirs, un complet de drap noir et une mince cravate noire que je renouais vingt fois pendant notre travail. Quand il m’accompagna La Gigue qu’il écrivit sur le poème de Verlaine, ses larmes roulaient sur ses joues ; à la fin il laissa tomber sa tête sur le clavier en sanglotant. Il me dit après :

« — Je croyais bien mourir sans avoir jamais entendu ma Gigue comme je l’entends en moi. »

Il était toujours dans un état d’exaltation qui rendait cette moitié d’homme plus totale que les autres.

Je le revois encore dans un concert à Montpellier où il avait voulu m’accompagner dans ses œuvres. Je revois sa difficile manière de marcher et de monter sur l’estrade, sa pudeur vaincue par l’amour de la musique. Sa vraie humilité était possédée par un dieu. Je lui ferais injure en parlant de modestie — il ne se doutait pas de son infinie valeur. C’était une figure du moyen âge. Un donateur. Dans certaines mains l’art est oblique. Dans la main de Charles Bordes l’art était sain et droit.



Reynaldo Hahn prend son auditoire dès qu’il se met au piano. Et ce n’est pas seulement son charme qui opère, c’est aussi une science à laquelle il ne semble pas toucher. Il a un pouvoir enveloppé de nonchalance, chante divinement et fume en même temps des cigarettes.

Son accompagnement est une atmosphère, il peint avec des vibrations. Un soir qu’il m’accompagnait en public, avant une de ses mélodies, je me penchai vers lui :

« — Dans ces pages, je fais parfois un petit changement, mais aujourd’hui… »

Il m’arrêta.

« — Ce sera très amusant au contraire, nous verrons si je devine… »

Je n’imaginais pas qu’un auteur pût avoir une modestie si supérieure.

Mais on ne connaît pas Reynaldo Hahn quand on ne l’a pas entendu diriger du Mozart. Là, il y a pour moi un mystère — comment être si net et si estompé… irréductiblement solide et subtil comme un parfum.



Paul Dukas. Ramassé, tassé, concentré. Rien ne dépasse, rien ne s’offre et même le facies recule. La volonté maintient le regard au plan de l’œil. Un bloc carré est là, plein de probité, de loyauté sans failles. Dukas inspirait confiance immédiatement. Pourtant sa sensibilité, jamais visible, était soigneusement recouverte de placidité ; mais c’est le mystère des êtres rares : ce qu’ils dérobent se devine mieux que ce qu’ils montrent. Son cerveau spacieux voyait d’une manière personnelle toutes les questions. Avec lui, pas de cravate à renouer, aucun souci de la toilette, il portait un nœud papillon de la couleur de son costume, généralement bleu foncé. Rien d’inutile dans sa parole ni dans ses gestes, pas plus que dans sa musique. Il avait une retenue, une mesure parfaite, mais son énergie au piano me faisait penser à des millions de volts. J’ai dû l’agacer parfois avec mes emballements. Cependant notre accord, en principe, était absolu. Je me souviens d’un certain point d’orgue que je lui demandai ; il devait me donner le temps d’éclairer pour le public le personnage énigmatique d’Ariane. D’abord surpris — la mathématique de son écriture ne laissait rien au hasard — lorsque je lui exposai mes raisons il s’y rendit aussitôt, s’étonnant de n’y avoir pas songé.

Je lui demandai quel agrément on peut trouver dans certaines sonates qui sont pour moi de la vie congelée. Il me répond :

« — On a l’intérêt de suivre la construction et le même thème tourné et retourné de mille façons. »

« — Mais où est l’intérêt de cela ? Si un dessinateur retour nait son bonhomme en tous sens je le verrais en long, en large, en travers, la tête en bas, les pieds en l’air, et puis, après ? je n’appelle pas ça une création. Ce temps accéléré me fait l’effet d’un bavardage de vibrations. »

« — Alors vous n’aimez que la musique mélodique ? »

« — Pas du tout. J’adore par exemple le Sacre de Strawinsky. Il me fait voir tout le travail de la terre, la montée de la sève… je vois les bourgeons sortir. Pour moi c’est : création. »



Le chant pour le chant ne m’a jamais passionnée. C’est l’être que je cherche dans une voix, c’est l’être qui me préoccupe au delà du livre, l’être en toutes choses et derrière la vie « présentée »… présentée comme on dresse, au cirque, les animaux.

Une voix dans une salle, une cloche dans le ciel, c’est beau, mais je ne parle pas de cela. Je ne parle pas non plus du miracle mécanique des vocalises dans un gosier. Ici, je ne comprends pas et l’ennui me prend. J’aime mieux le rossignol. Pourtant s’il était isolé de sa saison, arbres et lunes, ou de ses premiers essais dans les crépuscules froids — surprise désassortie et quasi divine — je crois que je ne l’aimerais plus.

Je parle de la voix-miracle — unique expression d’une essence humaine. Seule issue pour l’esprit qui sait l’irréalité des mots, différents pour chacun. J’ai toujours regardé ma première vie, celle qu’on ne sait pas vivre, suivre le courant comme un bouchon sur l’eau, et ce courant était le flot des vibrations. Du jour où j’ai entendu ma voix, elle a passé devant moi. En face de l’amour, elle m’a fait prendre un double chemin pour n’être pas abandonnée. En Amérique, quand je n’avais pas de quoi vivre, elle a nourri ma vie et la sienne.


3

Le Dessin.


Mes yeux n’oublient rien de ce qu’ils ont aimé. Ce sont des musées. Je m’y promène quand je me repose ou que je suis malade. Ils sont pour moi des garanties de félicité. À cause de cela je n’ai jamais été ennuyée d’attendre quelqu’un ou de manquer un train. Je peux toujours partir où je veux sans bouger. Je n’ai pas besoin de feuilleter un illustré chez le dentiste, on peut prendre mon tour. Je ne connais pas cette sorte d’impatience matérielle. Mon musée est là, plus bourré à chaque minute. J’y vois des mains, des regards, une nuque, une plantation de cheveux, un sourire, une démarche et des mains, des mains, des façons de tenir un objet sans avoir l’air de le tenir, mains de peur, mains de pudeur…

Dans mon musée, je visite avec ferveur une section animale qui l’honore. Là, une certaine petite chatte, une surchatte est un bien-être perpétuel au regard. Elle n’a rien de ce que l’on appelle remarquable. Vêtue d’un petit tailleur gris et blanc, à peine rehaussé de noir, son apparence est modeste. Elle n’attire pas l’attention dans la rue, mais de quel charme elle emplit nos chambres ! On ne s’habitue pas à son attirance et à ses yeux. Ses yeux sont tristes en ce moment parce qu’elle vient de connaître l’amour. Jaunes ou verts dans la paix, ils devenaient gaîment en colère dans les jeux. À présent, ils ont une fixité inquiétante et une trop belle détresse. Questions sans réponses…

Dans mes musées, je trouve seulement — dans toute une vie — quatre personnes entières et vivantes. La musique de leur mouvement circule partout. Des siècles ne me donneraient pas trop de temps pour les regarder. Mes yeux ne se rassasient pas de ce qui leur plaît. La présence peut arriver, s’asseoir en face de moi et ne rien dire, si elle me plaît elle me comble.

Sur les quatre créatures choisies, trois ont disparu de la terre ; mais elles demeurent exactes dans mes yeux. Pour l’une c’est un élan, une marée dans le soleil du matin, quelque chose de si chatoyant que mon regard se trouble en l’abordant. Pour l’autre, des coins de bouche si divinement harmonisés aux coins des yeux, une expression si fondante qu’une avalanche de fruits accompagne son souvenir. La troisième créature est totale, elle arrive des pieds à la tête, et en quatre dimensions. J’entends par quatrième ce qu’on ne peut ni définir ni nommer et qui est l’essentiel d’un être. Ses apparitions s’épanchent en ordre et en harmonie de mes yeux à tout ce qui dépasse mon être et ma pensée. La dernière personne est celle qui n’est pas matériellement disparue et dont les multiples apparences se confondent, se partagent en moi les pays de vision et les pays de l’existence. Une réalité éperdument vivante, qui entoure sans le limiter le musée de mes yeux, y figurant souvent pour le magnifier, et en sortant aussi pour me contenter.

En revanche, il est naturel que mes yeux souffrent. Ils ne se fâchent pas devant un paysage qui leur déplaît, mais souvent en face des gens. Mon Dieu, mes yeux voudraient de la pudeur… un peu de gêne, une inquiétude. Pourquoi tant d’humains sont-ils contents de leurs défauts… pourquoi ne pas tenter de les arranger, de les mettre au moins au second plan ?

Mes parents me forçaient à sortir le samedi avec des bigoudis — le dimanche ça me faisait deux côtelettes de frisures de chaque côté de la tête. Alors j’avais choisi pour un de mes cadeaux de jour de l’an un parapluie dont le manche extravagant était énorme et d’une chinoiserie maladive. Tous les samedis je le tenais devant moi, et il faisait bouclier. On voyait la laideur du parapluie, on ne voyait pas la mienne. Je pardonnais à mes bigoudis à cause de mon chagrin. Mes yeux pardonneraient bien des petites horreurs si elles étaient modestes. Au contraire, on les arbore. C’est comme la vieillesse… avez-vous remarqué avec quel ton satisfait les gens disent « Hé ! hé ! c’est que je suis vieux maintenant ! » comme s’ils avaient trouvé ça tout seuls. Comme j’aime le mot de je ne sais plus quel personnage du xviiie, qui écrivait à soixante-quinze ans : « J’ai tout ce qu’il faut pour faire un vieillard, mais je ne suis pas un vieillard parce que je ne le veux pas. »


Mes yeux me fâchent de voir tout. Je voudrais pouvoir les boucher comme on se bouche les oreilles. Je cours après eux comme un gardien pour les empêcher d’enregistrer n’importe quoi. Pas de progrès sans discernement. Je ne veux pas de leur gourmandise. Du matin au soir ils se conduisent en Gargantua. C’est leur fonction naturelle. Mais je veille, et c’est moi qui ai ordonné leurs musées.

Si je dessine je vois mieux mon modèle quand il n’est pas là. Et quand je vois mal mon papier j’attrape mieux la ressemblance. Conditions parfaites pour moi si je veux faire une bonne charge : être fatiguée, avoir la nécessité du fou rire, et ne pas voir trop clair. Si le crayon ne marche pas bien, alors tout est favorable. Je mettrais sur le papier une image si formidablement vivante que j’en serais la première saisie. Je me lèverais, car je dessine sur mes genoux pour que mon papier mal soutenu m’agace, j’irais voir ce que j’ai fait dans la pleine lumière, et mon rire éclaterait. Je serais surprise, surprise, librement amusée comme s’il n’y avait rien de moi dans l’affaire : première condition pour être amusée. Qu’il s’agisse de charge, de croquis ou de portrait, je ne veux pas dire que je pense, cherche, réfléchis ou imagine, je vois seulement. Mais je vois de toutes mes forces. Quand je crois qu’un détail m’échappe j’ai une sensation physique comme si quelque chose pressait sur mon plexus. Sûrement mon plexus collabore, il est peut-être la chambre noire où se fait le développement de la plaque enregistrée.

Sur le paquebot l’Aquitania on organisait une fête au profit des marins : Paderewski était là ; le soir il donnerait un concert, je chanterais et, après, il y aurait une tombola… Le commandant cherchait des lots, quelques croquis de Paderewski auraient tout le succès désirable. J’hésitais, ne l’ayant jamais étudié de tout près. « Je vais lui demander de poser, » proposa le commandant. « Surtout pas ça ! » — et je courus m’enfermer dans ma cabine. Je tirai le rideau sur mon hublot, m’étendis sur mon lit et les yeux presque clos, laissant juste filtrer mon regard, je fis une dizaine de croquis d’un seul trait sans les étudier. Ressemblance absolue. Le lion était là. Il marchait en fauve, le pas était sourd et sournois, perdu dans une jungle de vibrations. Les deux mains pendaient comme désintéressées ; il allait au piano, les paupières pesantes atténuant la tranquille férocité des yeux.


Je peux dessiner un visage ami, non un visage aimé. Quelque chose me l’interdit. Le portrait est toujours moins beau que mon modèle, plus inconsistant. Il n’y a que des traces de ressemblance. Un obstacle me gêne… Il est dans mon cerveau : je crois que cet acte me semble un peu sacrilège… ce que j’aime ne peut pas être là — je ne peux pas mettre ma raison d’aimer sur le papier, je ne peux pas créer avec une ligne ce qui est en moi un monde.


Si, pour faire un dessin, c’est la lumière que je dois atténuer, pour écrire un poème, c’est le rythme de la vie qui doit battre plus sourdement. Dans l’état de santé rien ne se présente à mon esprit et je n’aurais jamais la prétention de vouloir écrire une poésie.

Des poètes disent que c’est un jeu. Pour moi c’est une peine qui s’en va de moi, puis revient, remonte pour redescendre, encore et toujours, sous de nouveaux aspects. Je n’y puis rien ; si je m’en mêlais je gâterais tout. Cela dépend encore d’une vision, je peux voir une souffrance comme une image tracée par mes nerfs. Elle se précise jusqu’au moment où il est nécessaire qu’elle tombe de mon être. D’autres se formeront, elles seront différentes, mais de même nature. C’est l’histoire d’un arbre à fruits.


4

Le Théâtre.


Jouer la comédie, qu’est-ce que c’est ? Se monter le cou, se lâcher, s’abandonner.

En entrant en scène, ravie, je sentais :

« — Quel bonheur, je vais me lâcher. »

Je n’ai jamais vu lâcher la vapeur d’une locomotive sans penser : voilà ce que je fais au théâtre — plus ou moins de force, quelque chose de judicieux qui intervient comme un frein dans une descente rapide et c’est tout. Pas d’autre secret. Donc j’ai été plus heureuse en jouant qu’en chantant. Excepté en chantant Carmen où la musique est tellement collée au personnage qu’elle augmente encore la fuite de l’échappement. Carmen, cigarettes et vibrations, œillades et coups de talons, poulain échappé. Exaltation ornée de cocardes et de ruades. Ruades jusqu’à la mort curieux exemple d’héroïsme sans le savoir. On voudrait davantage quand on chante Carmen… Le souvenir de mon sang chaud qui coule sur ma main me soulage encore. À l’Opéra de Bruxelles. Ce soir-là, mon ténor a pris un poignard vrai sur sa panoplie — assez du poignard de bois couvert de papier d’argent, assez de toute cette blague alors que nous jouons réellement tout les deux. Il veut le succès pour lui seul. La Carmen blonde qui brûle plus fort que lui, il n’en veut plus, et quand le moment arrivera de me frapper sur les marches des arènes il visera la poitrine franchement. Je n’ai rien su, rien compris, rien vu, mais à la suprême seconde, j’ai plaqué ma main droite sur ma poitrine, et ma main qui écrit aujourd’hui est décorée d’une marque blanche au poignet. Délicieuse, la chaleur du sang qui coulait, ça devait faire bien sur ma jupe de satin jaune d’or, tandis que José, les mains au ciel, hurlait sa splendide phrase :

« — C’est moi qui l’ai tuée… »

Les écoles de théâtre, les principes, toutes les méthodes — mensonges.

L’art est un état. Comme l’état de grâce fait les saints, l’état d’art fait l’artiste : un terrain qui produit ce que les autres terres ne produiront jamais. L’acte d’art est seulement une conséquence, conséquence infinie si elle provient d’une source authentique — rien, si elle naît d’un métier ou d’une ambition quelconque. Beaucoup de chanteurs sont des bourgeois qui crient. Ils crient plus ou moins bien, plus ou moins fort, mais qu’est-ce que ça vient faire dans la question d’art ? Être calé en harmonie — c’est faire de la cuisine sur un plan plus subtil. Toujours la différence entre faire et être.

Mes parents me permettaient ce qu’ils appelaient « les arts d’agrément », mais quand ils virent que cette singerie était pour moi un germe — maladie ou nécessité — ils supprimèrent le danger. Heureusement j’étais née perdue… ou sauvée… J’avais goûté sans comprendre à ce qui devait transformer mon existence jusqu’au bout. J’ignorais que c’était un défi au normal et qu’il faudrait le payer. D’ailleurs, si je l’avais su, rien ne m’eût semblé trop cher.

J’ai cru autrefois que le métier de l’acteur était la plus haute expression de l’art. Il me semblait contenir tous les autres — peinture, sculpture, poésie. Et je croyais que par l’art on pouvait arriver à ce qu’il y a de plus haut dans l’humain.

Je pense maintenant que l’art de l’acteur est le plus inférieur. Je me demande même si, lorsque l’église refusait abominablement d’inhumer les comédiens, ce refus atroce n’était pas le principe d’un fait dégénéré à travers le temps et les hommes, mais qui avait eu à son origine quelque fondement — naturellement sans relation avec l’application barbare que lui donnèrent les prêtres du grand siècle.

L’art de l’interprétation est la forme d’exhibition la plus vaine et la plus évidente. Pensais-je ainsi parce que je suis sortie de son emprise ? Non. Avais-je autrefois une illusion que j’ai maintenant perdue ? Non. Si demain j’avais l’occasion invraisemblable de jouer un rôle qui me plaise, j’avoue que je subirais un entraînement si puissant qu’il me serait difficile de ne pas y souscrire. Et c’est parce que les rouages de cette passion sont en mes cellules depuis toujours que je puis les examiner. Ces rouages sont vanité et appétit physique. C’est cet appétit si violent qui tire un artiste de son lit pour aller jouer malgré la souffrance. Physiquement, je ne suis guère endurante, pourtant j’ai enduré n’importe quelle torture sur les planches. Le pire mal aux dents était aboli par l’anesthésie de la scène. Une fois j’ai chanté un acte d’opéra avec un clou dans le pied. Le clou entrait plus profondément à chaque pas, et l’instinct ne me faisait pas épargner mes pas. La douleur intolérable fut tolérable jusqu’au moment où je m’évanouis en arrivant dans les coulisses. Ce n’était pas courage, énergie, volonté — non, il m’eût fallu plus de courage pour fuir et faire baisser le rideau. C’était la puissance d’un conditionnement : vivre la chose qui nous possède. Cette chose devient alors un besoin comme le poison pour l’intoxiqué. L’acteur reste désaxé dans la vie, il boîte moralement, n’étant pas lui-même et pas tout à fait un autre.

Si l’acteur en fonction est pareil à l’intoxiqué dans l’ivresse, qu’est-ce qui fait le contrôle indispensable ? L’automatisme. Presque perpétuel dans la vie, il l’est autant sur la scène. La Duse — phénomène d’identification — me racontait qu’elle ne descendait en scène qu’à la fin des dernières répétitions pour ne pas affaiblir ses émotions. Elle craignait l’automatisme et voulait au moins reculer le danger. Son personnage se construisait entièrement dans sa tête. Ainsi elle ménageait sa force et conservait ses impressions intactes.

On discute éternellement de la sincérité chez l’acteur. Elle ne peut être que relative. Donc elle n’est pas.

Talma, pour entrer en scène dans un état de colère, se jetait sur n’importe qui dans la coulisse. Il s’exaspérait, rugissait, rougissait et courait alors sur le plateau comme un insensé. Le public exultait d’une si parfaite, d’une si authentique sincérité.

Cette copie d’émotion, que je trouve répugnante, est le type même de la sincérité au théâtre. C’est cette fausse sincérité que Stanislaski cultivait dans son « théâtre d’art » à Moscou lorsque j’allai travailler avec lui la mise en scène de L’Oiseau Bleu. Il demandait à l’élève d’entrer en scène comme s’il était sous le coup d’une nouvelle terrible et de traduire cet état avec n’importe quels mots, simplement pour faire fonctionner les ressorts de son émotion. L’élève devait recommencer, aller jusqu’au paroxysme de son émotion sans s’occuper de ses paroles. Stanislaski faisait de l’être humain une dynamo chargée à bloc et obéissant au moindre commandement. Alors, j’admirais cette méthode de travail. Je vois aujourd’hui qu’elle résume exactement le mal que peut faire l’exercice de théâtre. Il joue avec des forces mystérieuses que l’on peut dire sacrées. On en sort psychiquement attaqué.

L’acteur est un filtre. Il est traversé par les œuvres qu’il incarne et qui le séparent de lui-même. L’art détourné de sa fonction originelle depuis des siècles, passe forcément par ce filtrage humain qui éloigne l’homme des sources de la vraie vie. Si je joue au théâtre je joue avec les plus profondes substances de mon organisme pour les employer à des fins puériles — animer des fantômes, leur prêter mon émotion et mon âme encore inachevée.

Si autrefois on m’avait dit que je m’affranchirais, un jour, de l’automatisme dans la vie — pour le bien, pour le développement de mon être — je n’aurais pu croire à un bonheur d’une telle qualité. J’aurais souhaité la fin de ma jeunesse, la fin de mon amour, toutes les fins pour arriver plus vite à un tel événement…

Chaliapine meurt en disant « — Dans quel théâtre suis-je ? » Une telle préoccupation au moment de quitter la vie a quelque chose de douloureusement tragique. Je ne conçois rien de plus terrifiant que ce sentiment d’entrer en scène en descendant au tombeau, comme s’il allait encore jouer un rôle… comme si sa mort même ne lui appartenait pas.


5

Souffrir.


… Finir avec ce qui est fini — c’est long et difficile.

Vous dites que E… a surmonté son chagrin en quelques mois. Je n’y crois pas. Il faut des années pour finir avec ce qui est fini. J’ai passé par toutes les stations inévitables qui suivent les drames du cœur — le choc et l’étourdissement, la vie renversée, l’uppercut sous le menton.

Puis l’après-choc et mon étonnement. Le refus de croire, l’indignation et la révolte, les contradictions du désir et de l’esprit. L’un veut combattre, se défendre, agir, l’autre ordonne de se taire, d’exhausser le problème.

Deux ans se sont écoulés. Mon réveil me montre ça et là des flaques d’indifférence. Je discerne dans mon corps et dans ma pensée l’éternel voyage de l’irréparable. Je suis en face de l’événement. Je le regarde. Je ne me lasse pas de le regarder. La nuit, en plein sommeil, il me fait encore sursauter. Mon imagination le copie, le recopie cent fois, mille fois, comme un disque qu’aucune volonté ne pourrait arrêter. Il tourne, et dans l’ombre déformante la caricature du drame m’apparaît. Je le vois infâme de bêtise. La bêtise était donc là, prête à me sauter dessus avec ses lâchetés, ses appétits misérables… vanité, argent, argent…

Les copies du choc se succèdent. Le temps passe. La prochaine station sera longue : c’est l’habitude qui, sûre d’elle, attendait son heure. Ma vie a donc recommencé puisque je m’aperçois à présent de ce qui me manque ? « Je faisais cela… il faisait cela… Je lui parlais ainsi, il me répondait ainsi… » Le corps est écartelé. Chaîne brisée des mouvements habituels qui souffrent à leur tour. Ils m’apprennent la nouvelle — nous l’apprenons par étapes de plus en plus précises. Souvenir par souvenir, mot par mot. Une douleur de racines arrachées. Quelque chose de si fortement terrestre que je ne peux plus tout à coup regarder une fleur ou un arbre. Mon corps est écrasé sous le poids des habitudes écrasées. Je me débats, je ne veux pas admettre l’esclavage des habitudes en déroutes. Mais je consens au supplice corporel qui resserre mes liens avec les forces de l’univers. Ici, je me sens petite et divinisée par ce qui me dépasse : la mort — ce qui était… ce qui n’est plus. C’est là que je dois travailler pour faire de ce qui m’advint un peu de connaissance.

Maintenant les années s’écouleront entre les dernières stations. Ce que je vivrai encore du drame ne sera pas moins intense, mais intermittent, coupé par un présent qui tend à monter et à submerger le passé.


6

Jalousie.


Vous me parlez de la jalousie ? Je ne connais que la jalousie animale — celle qui est muette. Ses manifestations sont absurdes et folles, mais non sans une certaine grandeur.

Hier, tout le jour, hantée par des souvenirs de jalousie. Je plains les gens qui n’ont pas connu ça. Elle m’a beaucoup appris ; elle m’a révélé que je suis liée à la terre, aux planètes, à l’univers.

Crime passionnel… Ils sont drôles, les jurés qui parlent de préméditation. Le mal est rapide ou lent — c’est tout. Ceux qui parlent ne sont pas jaloux. Ceux qui pleurent ne sentent rien. La jalousie dépasse nos bords. Pas de place pour un éclair. Tuer pour respirer…

J’étais dans un salon, ma main droite scellée au dossier d’une chaise. Je regardais à droite et… la chose se passait à gauche. Il parlait à sa maîtresse. Rien que des mots, mais j’étais tirée si violemment à gauche que je ne sentais plus la main qui me maintenait à droite. Mon corps devenu fer ne savait plus marcher. C’était un corps sans tête. Il fallait le tenir debout, mouvoir mes jambes l’une après l’autre… un, deux, marcher. Un escalier lumineux, une rampe de marbre blanc. Mes yeux voyaient sans voir, mes pieds descendirent. J’appuyai mon épaule contre le mur, mon bras glissa sur la rampe froide. Mon apparence descendait comme les autres. Un palier sous un lustre, puis encore des marches. On me parlait, mes lèvres répondaient. Lui était resté en arrière avec elle. Toutes mes cellules écoutaient. J’entendais ce que personne ne pouvait entendre. J’étais dans l’espace qui va de moi à la terre.


7

Passion.


Et vous voulez que je parle de la passion ? La passion qui entraîne tant de saletés dans son torrent a des délicatesses de génie. Elle est chez l’homme la seule manifestation de l’innocence. Ce qui est révoltant c’est de voir que toujours la réprobation s’attache aux récits de la passion. Excuser la passion — quelle horreur ! On dit qu’il faut plaindre, qu’il faut comprendre. La beauté est qu’il n’y a rien à comprendre mais seulement à regarder et à envier. Je serais désespérée de mourir sans avoir connu ce cyclone. Je le respecte. Passion : force de vitesse acquise. Une course insensée où l’on court après soi en croyant courir après un autre. C’est sa noblesse qu’aucune force humaine ne puisse l’arrêter.

Les ascètes, les missionnaires, les martyrs chrétiens l’ont connue. Ceux-là on les sublimise, c’est pourtant le même ressort qui fonctionne en faveur d’un autre humain — quels que soient leur cause et leur but. La passion est toujours immolation. Celui qui tue, celui qui est tué, sont également victimes.


La passion : une barre de fer dans le corps comme dans les instants de jalousie, mais un mal différent, moins intense puisque plus conscient : cuire à petit feu au lieu de cuire à grandes flammes. C’est la faim des sens, semblable à celle d’un estomac qui n’a pas à manger. Je ne savais pas que j’étais aussi physique. Une faim féroce. Une faim de bonheur, comme si je ne l’avais jamais connu. Une férocité d’avoir la chose heureuse sur laquelle le corps a compté. La vie physique de l’imagination est là. Si le bonheur souhaité est loin, inaccessible, c’est presque la paix. Mais être privé de celui qui est tout près, qui doit arriver, c’est mourir de faim devant une table somptueusement servie. Intolérable à mon tempérament…

La pleine lune est venue, un bateau s’est arrêté, sur le pont on jouait des valses. Soudain des étoiles ont glissé à travers le ciel. Pluie de lumières… Je ne pourrai jamais dire ce que je ressentais devant cet étalage insolent de splendeurs. C’était un outrage insupportable. J’ai voulu forcer mes yeux à regarder, mes oreilles à entendre, et je tenais mon corps, face au ciel, comme on tient un animal qui doit subir une opération.


La citation de Paul Valéry sur la volupté est répugnante. Je n’imagine pas cet homme amoureux ; son cerveau me plaît et je goûte beaucoup ses spéculations, mais qu’il est frigide et même dans le sens de l’amitié, il donne au compte-goutte.

La volupté est belle quand l’animal humain est beau et qu’il sait en jouer. Je n’aime pas la frénésie, toujours pleine de fausses notes ; mais la vraie passion quand elle garde de la mesure peut être admirable. Deux mots qui me semblent incompatibles — passion et mesure ? Pourtant, toutes les grandes choses en sont faites. Le débordement n’est jamais que du gâchis. La passion contrôlée est une symphonie à grand orchestre, une parfaite pensée de Pascal est taillée dans cette matière-là, et tous les chefs-d’œuvre des génies. C’est dans la création, dans ses fruits, que l’on distingue la grandeur de la passion. Dans la vie, elle dépasse l’être humain qui la porte. Presque toujours, il en fait une croix trop immense pour lui, il en meurt ou il en fait de la mort. Mais il faut regarder objectivement ce qui est au delà de l’homme pour ne pas rapetisser les matériaux que la nature nous offre. En vérité, l’être humain est trop faible devant sa passion, ce cadeau de flammes dont il devrait surgir purifié et dont il sort généralement amoindri. Dans ma vie j’ai vu peu de choses aussi étonnantes que Karamazoff au cinéma. C’était l’histoire d’un cyclone, l’humain était balayé, emporté ; il restait sur l’écran du malheur et une indicible innocence.


8

L’entente.


L’entente, je l’ai cherchée toute ma vie. Je savais que je ne pourrais jamais vivre complètement si je ne la trouvais pas.

Alors, comme tout le monde, j’ai pensé l’avoir trouvée. Comme tout le monde j’ai vu que je me trompais. Comme tout le monde j’ai révisé mon idée de l’entente, et — pas comme tout le monde, peut-être — j’ai compris pourquoi on ne la trouve pas facilement. J’avais voulu tout de suite ce que je concevais de plus rare. J’avais voulu m’assortir quand, moi, je n’existais pas encore.

D’abord, j’ai confondu l’entente avec l’amour. À vingt ans j’imaginais que rien ne pouvait unir deux êtres plus étroitement que de partager les mêmes idées, poètes, peintres, pays.

Plus tard, j’ai discerné que, pour l’entente, il n’est pas nécessaire d’être d’accord. Ni d’être amoureuse. L’entente amoureuse n’est qu’une entente de chimies. L’expérience d’amour ne laisse après elle que joie ou peine. L’entente est une sorte d’amour qui ne peut pas finir parce qu’elle veut l’existence de l’autre autant que la sienne. Je pense que c’est le seul lien humain qui ne se contente pas d’être sentiment. Il rejette tout ce qui peut subsister les yeux fermés, et tout ce qui est « impur ». Dans l’entente, le mensonge n’aurait pas de sens, il n’y a ni permissions ni défenses. L’entente est au-dessus des tolérances et des épreuves. Si elle avait un envers, elle serait plus somptueuse au dedans qu’au dehors. C’est un lien qui ne serait pas s’il n’était parfait.

On peut s’aimer sans se comprendre, être bons amis sans s’entendre. On ne peut pas avoir une réelle entente sans la double connaissance de soi et de l’autre. Il faut à la base une science humaine — type, catégorie, tendance. Je sais que je ne serai jamais comprise par la catégorie monde-matière. Je n’ai rien à faire avec ces solides amitiés qui se tiennent au plan quotidien que je déteste. Elles ont quelque chose d’un peu… concierge ; elles font de deux êtres des associés, elles doublent leur force, elles ne se surélèvent pas. De quelle valeur est le lien qui n’encourage pas deux personnes à s’entraider pour devenir deux êtres ?

Je regarde avec épouvante les gens qui vivent ensemble sans pouvoir s’entendre. On dit :

« — C’est naturel, le monde est ainsi. »

Moi, cela me surprend autant que les monstres à la foire.


Ma première entente fut faite d’une ivresse — la rencontre d’un poète. Le poète ne dit pas « C’est impossible » ou « C’est incroyable » parce qu’il porte en lui une croyance d’étoiles, parce qu’il mêle son imagination à toute la terre et que l’ombre de ses nuits est aussi claire que le clair de ses jours. Je ne me lassais pas d’admirer qu’en voyant il regardait, qu’en entendant il écoutait. Surtout je vivais d’être comprise. Pour la première fois un homme que je considérais comme un grand homme croyait en ma bonne foi.

Aurais-je pu m’entendre avec d’Annunzio, le magicien qui tombait de sa fenêtre par excitation ? Non, et je m’étonne qu’autour de lui, par ennui, les gens ne soient pas tombés en pluie par les autres fenêtres. Intéressée par lui en passant, j’aurais été excédée en demeurant. La non-vie me consterne autant dans le bouillonnement des mots que dans la glace du silence… là, au moins, je peux imaginer ce qui me plaît. Un homme passe, visage fermé comme le livre qu’il tient sous le bras, il peut m’émouvoir ; mais si l’homme passe en criant et gesticulant je n’ai qu’à fuir. À Gardone nous causions — d’Annunzio et moi ; lui en tunique grecque succinte, moi en longue robe et col fermé. En vérité lui seul parlait. J’évoquais dans la chambre à côté un catafalque accueillant, fait d’acajou clouté d’or.


L’entente ne se rêve pas. Elle n’accompagne pas le jeune amour avec ses roses, ses failles, ses vides, son charme, ses fins et sa fin. Ma recherche fut longue, difficile, le monde devenait désert, je tournais sur moi-même. Parfois mon imagination s’élançait, arrangeait, maquillait. Puis soudain je voyais clair — il n’y avait personne en face de moi, j’avais parlé toute seule. Maintenant je vis l’entente. Depuis plus de quinze ans je la regarde avec surprise et certitude. Elle est un résultat : collaboration à vivre. Recherche à deux en idées, en développement, en connaissance, appétit de mieux être, de mieux comprendre et de penser avec quelque réalité. Elle est ma preuve d’existence et ma mesure. Par elle j’apprends où je suis et peut-être qui je suis.

Je lis cette réflexion d’un philosophe : « Nous ne serons pas plus seuls dans la mort que dans la vie. » Je ne vois là qu’une grande impuissance. La solitude est toujours à la mesure du pouvoir de communication. Il y a beaucoup de vanité dans ce « sublime douloureux » de l’éternelle solitude. Bien des gens la revendiquent comme s’ils devaient emporter dans la tombe des puits de souffrance ignorées de l’humanité. Que verrait-on d’inconnu si l’on découvrait ces abîmes cachés qu’ils regrettent d’emporter dans la mort…

Quand un Pascal crie son exil, il est seul par rapport à son Dieu. L’homme qui déclare être seul dans la vie comme dans la mort ne croit pas à la divine communication. Cependant, il croit à la haine et à la perfidie.

Ceux-là qui nient l’entente dont je parle, sont-ils au balcon de la quatrième dimension pour juger de ce que je vis dans mes trois petites dimensions ? Ils acceptent le relatif en toutes choses, mais réclament l’absolu dans ce qu’ils ne comprennent pas. Ils croient mériter l’absolu et ne sont comme moi que des fantômes.


Mille choses peuvent empêcher l’entente entre deux êtres qui la désirent. Un vice peut l’empêcher — surtout un vice comme l’avarice ou l’indélicatesse. Un égoïsme trop sphérique, un relâchement dans l’élan, le vieillissement des cellules, des appétits sensuels, le manque de bonne foi ou le manque de distinction ou manque de ce sérieux léger que l’on souhaite et qui ne pèse pas. Obstacles tangibles à l’entente : les vibrations lourdes qui écrasent l’atmosphère ; un esprit vide et agité qui bavarde comme une grosses mouche bourdonne ; une légèreté pesante, semblable à un essaim de moucherons sur la route ; les gens qui éclaboussent en entrant dans une maison comme s’ils entraient dans l’eau ; les gens d’autorité redoutables, dont les paroles inutiles claquent comme la grêle sur une vitre ; les gens intelligents aux vibrations fortes mais qui ne peuvent pas dire un seul mot vrai, ou qui existent tellement à côté de tout qu’on se demande comment ils font pour monter en auto ou passer une porte… On essaye vainement de les traduire en vrai. Il y a les discoureurs aux vibrations impétueuses qui bousculent tout sur leur passage pour faire place à leurs discours. Il y a ceux qui n’ont pas de vibrations ; elles semblent couper au ras de leur silhouette comme des poils tondus. Il y a l’espèce chronomêtre qui croit tout savoir, tout régler ; et ceux qui frappent, qui piquent, qui mentent, jettent leur venin au hasard de leur bile — tandis que leurs émanations griffent et que leur bouche pleine de fiel garde un pli tortueux comme celle de Lugné Poe.

Dans mon journal de petite fille j’avais noté : « Les grandes idées sont des objets d’étagère, on ne s’en sert pas. Je m’en servirai ». J’ai tenu parole. L’idée de l’entente est la seconde des nécessités essentielles de l’homme. La première est l’espérance de trouver Dieu. La seconde est l’espérance d’établir une communication vraie avec un autre être.

Je sais à présent que personne ne peut créer une entente avec un être qui n’en souhaite aucune. Puis-je croire vraiment à l’entente malgré la chute retentissante de ma première recherche ? Certes. Il n’y avait rien d’étonnant dans cette chute. Je crois même plus fort aujourd’hui dans la possibilité de l’entente. Et cela non plus n’a rien d’étonnant, puisque je l’ai trouvée. Alors, une autre chute m’attend ? Non. Il est certain que non — nous sommes solidement attachées sur notre arbre de Noël… Ah ! si seulement nous pouvions y rester mille ans.


CHAPITRE II

VERS LE BUT



Me voici arrivée au point où nous arrivons tous et qui semble être le point négatif de l’existence. Les femmes ne font plus d’enfants et les hommes plus d’affaires. On se repose, on pense que l’on descend la côte (comme si jamais on l’avait montée). On déclare — avec un ton de satisfaction incompréhensible — que l’on se fait vieux, que la tâche est finie, que l’on n’est plus comme dans le temps, que c’est aux autres de vivre… et cette vie dont on parle s’étend à peu près de vingt à cinquante ans — encore en tirant dessus, et parce que la jeunesse des femmes est plus élastique aujourd’hui qu’à l’époque de Balzac. On juge que la vie s’achève quand je juge qu’elle est à peine. On voit l’existence en courbe alors qu’elle peut et doit être une ligne ascendante. Selon moi la vie commence à cinquante ans et après ne cesse de monter. Tout ce qui vaut la peine de vivre commence à ce moment là. C’est l’heure de vivre « autre chose ».

J’ai l’impression que toute ma vie je l’ai vécue pour mon particulier présent. Je dois avouer que je n’ai pas fini avec l’art et les clairs de lune, avec la musique et le printemps, et que je ne serai jamais insensible à tous les ravissements qui sont l’adorable écume de la terre. Mais apprendre à vivre demande un peu d’abdication. Il y a des changements de plan et de rang, et puis il y a des manières de regarder qui sont infinies et donnent aux bonheurs la place qu’ils méritent.

Colette m’écrivait en 19.., à propos de mon premier livre Le choix de la Vie : « Mais je ne vais plus oser te parler ! Tu dis : Nous ne perdons rien quand une triste vérité prend la place d’un beau rêve. Penserai-je jamais aussi noblement ? Non, je crois même que je regretterais. Pardonne-moi, il me manque, avec tant d’autres choses, le « besoin de la connaissance ». Ignorer à demi, craindre, dédaigner, désirer passionnément et sans activité, détester et maudire jusqu’aux coups de poing inclusivement, c’est le lot qu’il faut me laisser. J’ai été étonnée — pardon ! étonnée — de la force inépuisable qu’on devine en toi. Je te voudrais reine de quelque chose ou de quelque part, et les gens seraient épatés. »

Mais je ne suis pas de ces personnes pressées qui dès le début de la vie se jettent sur ce qu’elles ont entrevu. Je cherche, je doute, j’attends, cherche encore et doute encore. Ce cycle a recommencé toute ma vie jusqu’en 1924. Depuis, ma recherche a tourné au ralenti comme la bille de la roulette avant de s’arrêter, hésitant, se heurtant, revenant à son centre, puis s’immobilisant enfin définitivement en 1934.


C’était à New-York en 1924 que je rencontrai quelqu’un et quelque chose. Alors je commençai à penser : « il y a là une Vérité. »

Cette vérité je ne l’ai pas quittée depuis. Je l’ai étudiée, regardée parfois obliquement en essayant presque de la trahir, mais elle a triomphe de mes ruses, elle a continué son chemin, s’affirmant de plus en plus. Et maintenant — cela fait quinze ans — elle est devenue, pour moi : la vérité.

Le dire en un mot, en plusieurs mots — en mots infinis — serait l’anéantir. La vérité qui entrerait dans une formule ne serait rien. Je dirai simplement que ce que j’ai senti et compris, ce qu’elle a fait pour moi en transformant mes aspirations en une seule totale énergie. Je dirai non ce que j’espère, mais ce que j’ai appris à vouloir.

Je procéderai par élimination de systèmes, de croyances, de méthodes. J’exposerai quelques pages de mes notes et de mes impressions. Je le ferai sans aucun amour-propre et sans fausse honte. Je n’ignore pas le danger qu’il y a à parler des idées si ce n’est pour les nier. La négation est toujours saluée avec bienveillance et les spéculateurs qui n’offrent que des hypothèses semblent toujours respectables. L’hypothèse est une manière de ceinture de sauvetage pour l’esprit ; grâce à elle il flotte un peu plus loin avant de couler. Je n’ignore pas ce que ce mot recherche peut présenter de stupide, d’inutile, d’incomplet, d’erroné, de limité, d’excessif, de fébrile, d’hystérique, de prétentieux, de vain. La recherche semble vaniteuse, elle l’est cependant moins que de s’installer confortablement, les yeux fermés, dans une vie à laquelle on ne croit pas.

Au début il m’a semblé déchirant d’aborder à la vérité et de n’être plus jeune. Je suis tombée dans un désespoir profond. Mais voilà que le fait de travailler en moi dans une matière neuve et encore jamais éveillée, a ramené en mon être la jeunesse qui l’abandonnait. Un temps initial est devant mes yeux. Si aucun accident ne survient je saurai l’employer. Il m’apparaît comme le moule d’un gâteau de miel dont chaque alvéole attend d’être remplie.


1

Quelqu’un et Quelque chose.


Donc, en 1924, à New-York, je rencontrai quelqu’un et quelque chose.

On m’a demandé :

« — Est-il celui de Katherine Mansfield ? »

J’ai répondu Oui, pour l’apparence, Non, pour la réalité. Elle l’a vu « religieusement ». Je suis tentée de traduire « ordinairement ». Mal vu par elle, son mari, ses amis. Plus quelqu’un est grand, plus on le voit partiellement. Si j’arrive à le distinguer un peu, c’est que je l’étudie depuis longtemps.

Je pense qu’en effet Katherine Mansfield cherchait une vie spirituelle. Elle n’était pas pieuse, pourtant elle avait besoin d’un rachat. Elle qui était « pure », avait la préoccupation d’un système de pureté. Elle était pure, et ne le savait pas. Savoir est tout. C’est la faute de ce qu’elle cherchait qui, naturellement, fut ce qu’elle a trouvé. Elle cherchait une vie spirituelle — vie spirituelle dépouillée de religion. Ce n’est pas beaucoup. C’est le premier stade en dehors de l’enveloppement religieux. Ce n’est pas la peine.

Sa grandeur était de vouloir le vrai. Elle n’a pas vu que Gurdjieff lui offrait au delà… c’est-à-dire la connaissance. Évidemment, c’est la vie spirituelle mais ce n’est pas seulement cela. La vie spirituelle, c’est encore nous-mêmes. La connaissance est en dehors de nous-mêmes. Ce vrai dont elle avait un besoin magnifique restait trop attaché à la vie — à celle faite par les hommes ; là, le vrai et le faux n’ont pas beaucoup d’importance puisque les deux ne sont quand même que singeries. C’est plus loin que tout commence, là où il n’y a pas de démarcation entre vie corporelle, vie mentale et vie émotionnelle. Ces vies devraient fonctionner en même temps — c’est pourquoi elles furent créées. Mais nous les avons divisées par impuissance. Quand nous sentons, nous vivons mal ; quand nous pensons, nous ne sentons plus ; quand nous vivons, nous ne sentons ni ne pensons.

Je crois que le subconscient de Katherine, averti de sa mort prochaine, l’a précipitée vers une idée consolante et dépouillée de l’apparat religieux qui l’eût éloignée ; mais en vérité elle a puisé chez Gurdjieff une force religieuse qui lui a fait dire « Tout est bien », et lui a prêté une résignation. Or Gurdjieff n’est pas consolant. Il est mieux. Ce qu’il apporte est dur comme Jésus, si l’on retourne à sa source. Il n’y a pas de vérité complaisante. Je pense que la première condition pour approcher Gurdjieff est d’être en pleine santé. Il faut être en mesure de supporter les premiers chocs. Il y a surtout l’inconcevable torture de se sentir une terre que quelque chose commence à labourer. Tout à coup nos forces sont employées à un travail inconnu — impossible. Plus on l’entrevoit, plus on pense « Je ne pourrai pas ». Mais sont-ce bien nos forces qui sont sollicitées ? Non, nous ne nous en étions jamais servis, nous les ignorions. Ce sont des énergies réveillées par une nécessité nouvelle vers un but nouveau.


2

Le Château du Prieuré, Fontainebleau


C’est en juin 1924 que je m’installai à Fontainebleau-Avon pour la première fois afin de mieux connaître Gurdjieff. J’eus l’impression d’un géant qui avait choisi la plus petite porte sur le monde et se courbait en deux pour passer. Il était sur la terre comme dans un manteau trop étroit qu’il faisait éclater de tous côtés. Où était-il lui-même ? Beaucoup dans ses écrits, beaucoup dans sa parole, pas du tout dans la vie sociale — vaste blague qu’il malmenait, bourru, avec impatience.

Je ne m’étonnai pas qu’il soit peu connu et reconnu. Ni l’argent, ni « les relations » ne pouvaient ouvrir les portes de la forteresse construite autour de lui. J’ai vu au Prieuré des sourires sucrés et des mains tendues restant en panne. J’ai vu Gurdjieff se retourner, grommelant entre ses dents — « Argent sale ». Il créait tous les obstacles pour décourager immédiatement les badauds de l’esprit.

Je n’ai jamais pu m’arranger des méthodes aimables, accueillantes aux nombreux suffrages. Je n’y crois pas. Je m’en détournais toujours. Au contraire le climat de Gurdjieff me retenait — climat difficile, presque désespérant. Pour y demeurer il faut avoir une nécessité invincible « d’autre chose ».

Pendant les premières semaines au Prieuré, chaque jour, même chaque heure, affirmait mon adhésion. En écoutant la lecture de son manuscrit — énorme volume en neuf parties — j’étais satisfaite pour la première fois par une révision des valeurs humaines. Autour de lui mon silence décevait un peu. J’étais entièrement occupée à absorber, comme une plante qui aurait attendu de l’eau toute sa vie.

« — Je ne peux pas vous développer », disait Gurdjieff, je peux créer les conditions dans lesquelles vous pouvez vous développer vous-même. »

Ces conditions étaient dures, cependant ma plus grande détresse était de n’avoir pas connu plus tôt ce dur enseignement qui m’eût appris comment j’aurais pu vivre. Désespoir de tout instant, puisque tout instant me faisait prendre conscience d’une âme que je n’avais pas accomplie. Deux histoires pour chaque individu — lui et son ombre (c’est-à-dire son âme). L’apparence va et vient avec une forme, un nom, une situation. L’ombre — réalité qui n’existe que par la lumière — attend son heure et n’entre en scène qu’à la fin. Je me voyais comme nous tous, une machine à répétition ; et toujours j’avais aspiré à un état différent… Finir, finir avec cette vie si douce mais si nulle la vie humaine qui ne mène à rien quand elle ne mène pas à tout. Trop longtemps je m’étais reposée dans ce « moi » illusoire qui nous approuve perpétuellement. Il dit « oui » à toutes nos bêtises comme un magot chinois en porcelaine. C’est son geste compagnon.

Maintenant je travaillais à changer de chemin, et je ressentais un arrachement de la terre. Comment pouvais-je tenir encore à ce dont je ne tenais pas et n’avait jamais tenu ? J’ignorais donc la puissance des liens qui m’attachent à… rien — toute mon hérédité infusée en moi avec mon sang. Je me croyais différente de mes parents parce que je remplissais mes heures d’une autre manière. Qu’importe cela, ce n’était que le menu des jours comme le menu des repas.

Il me fallait réduire encore chaque question pour trouver la réponse. Réduire à un point, le pire peut-être… La question est la pierre jetée dans l’eau. On ne voit que des cercles à la surface, on répond aux cercles, non à la question. On ignore la pierre qui est tombée au fond de l’eau.

Tout en suivant la vie du Prieuré — les exercices, les lectures, les mouvements rythmiques — je travaillais au jardin. Alors, j’essayais de distinguer les étapes à franchir pour mon développement et je riais de moi, de ce pauvre humain qui osait écrire : Je veux être, je consacre ma vie à ce but. C’était aussi énorme que si j’avais dit : « Je travaille pour voler comme les oiseaux ». Le chemin va du tétard à l’oiseau… et je n’imaginais même pas le nombre des étapes. Je constatais seulement que chacune créait la suivante, et que rien au monde — livre, parole ou prophétie — ne me permettrait de soupçonner ce que serait cette étape suivante. Elle dépendrait essentiellement de mon organisme, elle ne pouvait m’être donnée que par le moi et avec le moi dont je prenais conscience davantage chaque jour.

Ce qui m’étonnait, ce n’était pas de comprendre — un peu — mais de voir tant de gens ne pas comprendre. J’avais parfois des secousses de conscience si fortes qu’une chaleur m’envahissait. Le sang frappait dans mes tempes, ma respiration s’arrêtait, j’avais peur… peur de quoi ?… De ne plus me reconnaître. Entre l’image inexistante qui avait été ma compagne, et celle nouvelle que j’entrevoyais, un brouillard s’étendait. Tout s’effaçait et je courais après moi haletante, désespérée avec l’angoisse de ne plus me trouver.

J’ai cru souvent que je tombais dans un abîme et une sorte de vertige m’a prise. J’aurais voulu fuir, me détourner de cette science qui exigeait trop de moi. Pourquoi cela me semblait-il criminel et pourquoi impossible ? Parce que la vérité entrevue ne se perd pas — si elle fut une seconde pressentie elle fait son chemin, elle se fait jour à n’importe quel prix. Et si l’on veut vivre « cela » (cette vérité), il est impossible de ne pas avoir été promis à « cela », et que tous les événements d’une vie n’aient pas concouru à cela depuis toujours. (Ici je ne trouve aucun mot pour définir ce dont je parle). Je me voyais comparable au poulet qui frappe pour sortir de sa coque. Ce qui est au delà est pour nous tous aussi différent que pour le poulet tout est différent au dehors. Je pense que tous les êtres sont également sans préparation possible « avant », sinon ce serait la négation de la vie neuve qui vient « après ».


3

L’Autre Vie.


Beaucoup de gens ont sûrement entrevu quelque science analogue à celle dont je parle, mais il n’y a rien là qui puisse apporter un avantage à la vie du monde. L’intelligence même y prend place au second plan. Pourquoi l’homme satisfait entrerait-il dans cette affaire ?

Pendant deux années j’ai vécu sans cesse au Prieuré. À Paris, ensuite, j’ai rencontré Gurdjieff plus rarement, mais j’ai continué à vivre selon ses principes et de plus en plus profondément j’ai incorporé sa doctrine. « Pourquoi désirez-vous la connaissance » ? me disait-on. Étrange question. On ne demande pas à un être « Pourquoi voulez-vous le bonheur » ? Connaissance pour moi est synonyme de bonheur, d’un bonheur certain.

Beaucoup d’amis m’ont submergée de questions et conseils. « Ne regardez jamais en vous-même, c’est fatal ! » ou « — Quoi faire de sa vie quand on a perdu toutes ses illusions ? » J’ai répondu : « C’est comme si un paysan déclarait : “On a arraché toutes les mauvaises herbes dans mon champ, que puis-je faire de ma terre à présent ?” »

Autrefois je pensais : « Il faut que notre nature soit labourée comme une terre. » Mais où est la charrue ? Et qui la dirigera ? Seuls, nous ne pouvons rien. Le laboureur est aussi indispensable que la semence.

Par la méthode Gurdjieff tout m’était indiqué, la charrue et le laboureur étaient prêts. À moi d’être prête. Désir, nécessité, préparation, réalisation — ici commence l’autre vie : ses efforts spéciaux, ses nouvelles lois, son évolution essentielle qui tend à changer même les chimies de l’organisme. C’est dur. J’ai vu des êtres s’arrêter à mi-chemin, renoncer ou bifurquer, devenir ennemis et s’enrôler dans quelque système prometteur qui place un paradis certain au bout de leur vie. Parfois ils retournaient à quelque religion, se déclarant tout à coup touchés par la grâce — grâce qui répondait généralement à leurs besoins les plus matériels et dans laquelle ils s’installent confortablement avec toutes leurs convenances comme pour faire un voyage. Ils prenaient alors pour le paradis un « aller simple » qui le plus souvent se transformait en « aller et retour ».

Je pense que la religion est à sa place dans un monastère où son égoïsme concentrique peut exister sans limites. Avec la vie elle boite, dans la société elle empoisonne… et quelle erreur de croire qu’il suffit de souffrir pour grandir. Alors notre planète serait couverte de saints et d’anges. À force de souffrir les uns meurent, les autres gâtifient, d’autres enragent, très peu se bonifient et progressent par la douleur. Il y faut une technique, la plus dure peut-être… J’avais toujours été croyante d’instinct, mais je ne pouvais accepter le Dieu que la religion proposait. Dieu converti en refuge alors qu’il doit être le divin aboutissement de l’âme qui le contient. Il n’est ni un refuge ni un espoir. Mais chaque être est le miroir du Dieu qu’il conçoit, et beaucoup sont des miroirs de poche.

Ma seule espérance était dans ma capacité d’efforts.


Au Prieuré j’ai traversé des heures d’un bonheur que je n’avais pas connu, mais en réalité j’ai vécu de désespoir en désespoir. Quelle était mon inquiétude ? Elle était totale. Je vivais le sens du mot « bouleversé ». J’avais l’impression d’être chassée de moi. J’étais plus dehors que les sans-gîte… plus dehors que les pauvres sur la neige. Désassortie depuis toujours, je ne savais plus approcher de quelqu’un. Alors qu’une lueur nouvelle m’éclairait je me sentais plus perdue que jamais. À chaque instant je touchais le fond de ma détresse — détresse bizarre à laquelle je ne participais pas complètement. L’essentiel restait à l’abri comme si ce rythme boiteux était ce qu’il me fallait supporter pour atteindre à ce que je voulais. Je croyais savoir mon néant. Depuis longtemps je croyais connaître ma vanité. Je voyais que ce jugement était encore une sorte de vanité. Je me regardais, je m’apprenais.

Les années passent vite quand elles ne laissent pas de traces matérielles. 1936 arrivait. Psychiquement je m’étais redressée. Je commençais à distinguer mal les morceaux de passé accrochés à mon être. Ils n’étaient plus entre ma vue et ma vie.

Les circonstances me permirent de voir Gurdjieff avec continuité jusqu’à la déclaration de guerre. De cette constante relation avec lui, de ce travail — de ce « développement » qu’aucun bien, aucun bonheur ne saurait pour moi égaler — je ne peux parler qu’en exposant quelques pages d’un journal que j’ai noté de temps en temps dans les longues nuits sans sommeil qui sont devenues mes nuits claires.

Je suis un peu effarée des interprétations absurdes que l’on peut donner aux efforts que relatent ce journal — faute à racheter, crime à expier, mortifications puériles, mysticisme faux — alors que mon but fut simplement d’éveiller et d’agrandir ce qui dormait encore en moi comme dans tous les humains. Je ne parlerai pas des principes de cette science. Je n’en ai pas le droit d’ailleurs. Je donnerai simplement quelques indications de ce que j’ai vécu et qui est, selon moi, le point d’arrivée de ma vie.


4

Fragment de Journal
(1936-1940)


Juin 1936. Toujours souffrances. Époque pénible. Appartement enfin trouvé, rue Casimir-Périer, entre l’église et les arbres.

Fin de mois merveilleuse, à cause de ma nouvelle rencontre avec Gurdjieff. Il est installé à Paris depuis quelque temps, j’ai décidé de lui parler : « Le temps passe pour moi et je ne fais pas de progrès. Je n’ai plus beaucoup de temps à vivre, voulez-vous me permettre de lire les nouvelles parties de votre manuscrit » ? Il me regarde longuement. Enfin il dit :

« — Vous avez encore du temps à vivre. Oui, venez déjeuner demain et vous lirez. »

Il murmure des mots que je ne comprends pas. Finalement je saisis :

« — Foie malade, tous les organes bloqués. » Il me regarde encore longuement, précisant — « Oui… je le ferai pour vous. »

Je voudrais crier mille mercis, mais je sais qu’il faut rester impassible, qu’il lit en moi. J’articule péniblement

« — Merci. »

Je déjeune avec lui, sa famille et quelques élèves. Après déjeuner il apporte son manuscrit et me montre une armoire dans une petite pièce à côté de la salle à manger. Il le laissera là à ma disposition. Je pourrai venir lire quand je voudrai.

Je vais donc chez lui presque tous les jours. Je lis avec concentration comme si ma vie dépendait de la difficile pensée qui sort de ces pages.


28 et 29 Juin. J’ai encore une forte crise du foie et du plexus[3].


Jeudi 16 Juillet. Je lui déclare que je suis changée, je n’ai pas souffert pendant deux semaines — cela ne m’est jamais arrivé en l’espace de vingt années. Heureux et pas étonné. Il affirme qu’il a voulu cela, qu’il a un but. Il répète pour la deuxième fois. « Vous êtes jeune » : J’ai compris plus tard que pour lui c’est une question de glandes. Il explique que je puis espérer… que le travail prendra cinq années. On ne peut rien atteindre si l’on ne mène pas de front l’esprit et le corps. C’est la foi qui draine la chair. Au Thibet, les prêtres sont des docteurs et vice versa.

Il dit aux personnes qui étudient sa science que mon cas l’intéresse :

« — Elle était candidate à la mort, elle est déjà candidate à la vie… » Au déjeuner il me regarde avec des yeux pleins de malice.

« — J’ai dit seulement lisez le livre, Madame, lisez le livre… »


22 Juillet. Éblouissement physique et moral lorsque chaque soir je peux m’étendre dans mon lit. Étonnement du corps qui redoute une souffrance qui ne vient pas. J’éprouve souvent une forte chaleur interne, agréable comme si je m’approchais d’un feu. Je dors sans agitation. Je crois à une sourde et bienfaisante perturbation. Ma pensée est comblée de reconnaissante surprise. Je comprends ce qui arrive, mais le vivre est surprenant.


27 Juillet. Hier, arrivée chez lui, fatiguée, me traînant. Lu le livre pendant deux heures. Après je suis partie légère et forte. Marché des kilomètres sans lassitude. Physiquement je vis un printemps, dans ce mois de juillet froid… Je me sens chargée comme une dynamo.



30 Juillet. Gurdjieff entre pendant que je lis. Je suis à la fin d’un chapitre sur les religions. Je lui dis mon exaltation avec aussi peu de mots et de gestes que possible — il n’aime pas les « manifestations ». Il est visiblement satisfait.

Il juge ma santé de mieux en mieux. Il ajoute :

« — Encore rien. Bientôt commencera autre chose. »


Août 1936. Plus jamais aucune souffrance. Je ne sens pas mes organes. Mon corps sait qu’il vit un miracle. Moralement je ne suis pas encore habituée à l’émerveillement. J’assiste à quelque chose d’immense qui se passe en moi. Notre cerveau n’est pas notre seul contrôle — certains organes enregistrent ce qui se passe en nous plus exactement que le cerveau. En ce moment j’ai l’impression d’avoir en moi une roue qui tourne continuellement, englobant tout mon corps des pieds à la tête, intérieurement et extérieurement. Roue mue par le soulagement des organes délivrés et par ma consciente volonté de recevoir ce qui m’est « envoyé ». C’est aussi la féerie de vivre une chose qui n’est pas héréditaire. Je ne pouvais pas la concevoir mais, l’ayant toujours subconsciemment cherchée, j’étais prête. Sans cela aucun résultat ne se serait produit.


Août 1936. Si j’arrive un peu à distinguer ce maître dans son ensemble, c’est que je le cherche et l’étudie depuis treize ans. L’humilité de Jésus était d’accord avec ses pieds nus, le désert, l’époque… Celle de Gurdjieff paraît une grimace, ou une blague. En vérité il me semble presque un messie — c’est-à-dire un messie sans spectateurs, sans cadre. Il « est », mais la cécité du monde civilisé en fait un annonciateur négatif. Il a pourtant quelques disciples. C’est assez pour assurer qu’il sera « vu » dans cent ou deux cents ans. L’humanité ne peut rien sans grossesse, l’humanité prend conscience de son état en grossissant. Il lui faut des siècles pour accoucher d’un messie.


27 Septembre 36. Depuis plusieurs mois on voit clairement l’inconscient des hommes fabriquer ce qu’ils appellent la fatalité : la guerre. Cela tout en déclarant sincèrement qu’ils ne veulent que la paix.

30 Septembre 36. Je vais étudier chaque jour son manuscrit. Je le considère comme l’événement authentique de ma vie.

Le temps de la destruction — la guerre — est proche. Cependant nous arrangeons notre appartement, de plus en plus adorable — à cause des cintres que j’ai fait mettre partout. Nous le perdrons : guerre au dehors ou au dedans… ou les deux.

Je suis angoissée à cause des forces qui me sont « rendues ». Depuis trois ans je m’accoutumais à l’idée de la mort. Maintenant désirs, élans, vouloirs m’assaillent.

28 Octobre 36. « Il » me fait toujours du bien, mais n’étant plus tendue par les souffrances perpétuelles, un relâchement se produit en moi. Et puis l’hiver arrive. Mon corps suit le bouleversement de la terre sous les couleurs pâles du froid. Les branches d’arbres vers le ciel ont des gestes mécaniques. L’organisme a ses mauvaises habitudes. Parce qu’il a souffert trop longtemps, il veut souffrir encore. Il est plus nerveux, plus sensible. Et je me sens glisser. J’ai des instants de découragement. Je tâche de ne pas l’admettre, mais c’est là quand même.


31 Octobre 36. Chez lui. J’ai expliqué mon état, ma détresse. Il savait… processus habituel.

Dès le début il m’avait dit :

« — Je puis empêcher les souffrances et par là préparer le terrain pour autre chose. »

Je sais qu’il s’agit d’un travail spécial pour que la vie psychique corresponde à la guérison physique. Mais, est-ce que j’ai la force de l’entreprendre ?

Il est entré dans son studio et je me suis mise à la lecture. Un instant plus tard, j’ai eu l’impression d’être habillée de vibrations. Je suis restée lisant, reposant, de deux heures à six heures. Le lendemain j’étais renouvelée.


Lundi 2 Novembre. Grande émotion. Quand je suis arrivée à son appartement, c’est lui-même qui m’a ouvert la porte. J’ai dit tout de suite : « Je suis dans un nouveau corps. » La lumière qui venait du petit salon l’éclairait complètement. Au lieu de se dérober, il se rejeta en arrière s’appuyant contre le mur. Alors, pour la première fois, il m’a laissé voir ce qu’il est véritablement… comme s’il avait arraché soudain les masques sous lesquels il a la devoir de se cacher. Son visage était empreint d’une charité qui embrassait le monde entier. Figée, debout en face de lui, je le voyais de toutes mes forces et j’éprouvais une gratitude si profonde, si douloureuse, qu’il a senti la nécessité de m’apaiser. Avec un regard inoubliable il a prononcé : « God helps me (Dieu m’aide). »

15 Novembre 36. Les efforts à faire sont infinis et presque sans espérance, mais croire enfin qu’une vérité existe, qu’elle est là, que l’on marche vers elle, est assez. Je comprends maintenant que le bonheur n’était rien, que les éblouissements de l’amour et de l’art n’étaient que d’agréables trompe-l’œil (il faudrait dire trompe-l’âme) suscités par un organisme avide de se manifester. Je constate que mon subconscient a vécu malgré moi comme un trésor au fond d’une cave. Il fallait bien vivre d’abord longtemps, longtemps, selon les lois habituelles…


20 Novembre 36. Une des plus grandes vertus de Gurdjieff est d’avoir su rendre accessible à l’entendement humain les vérités les plus impossibles à concevoir pour le cerveau de l’homme.


Fin Novembre 36. Après le dîner, il joue. Spectacle unique — Gurdjieff jouant sur son petit orgue. On voit la musique « passer » par lui. Il exécute, il n’est pas l’exécutant. Il est directement le moyen d’expression d’un « penser impersonnel » — serviteur parfait d’une idée. On voit vivre un homme — un cercle. On entend un langage qui emprunte à l’art son essence même pour s’ajuster exactement à une forme qu’il veut communiquer. Et quel regard extraordinaire — la richesse de son sourire — richesse de bonté, richesse de vérité.


25 Décembre 36. Réunion extraordinaire chez Gurdjieff. Autre âge — patriarche distribuant des trésors. Le petit appartement est plein — beaucoup de gens de sa famille, des amis de la famille, le concierge et sa famille, d’anciens vieux domestiques. L’arbre de Noël trop grand, trop haut, est plié contre le plafond et ses étoiles retombent.

La distribution commence avec un vrai cérémonial. Une cinquantaine de cartons à chapeaux numérotés occupe un coin de salon. Lui, debout devant une table, lunettes sur le nez, tient une liste et appelle un nom correspondant à un numéro. La personne s’approche. Dans chaque carton que l’on pose devant lui il ajoute un ou plusieurs billets de cent ou de mille francs. Puis il donne le carton, faisant un geste bref qui signifie « Pas de remerciements ». Il murmure : « Sauve-toi » et passe à un autre. La cérémonie continue ainsi de 9 heures à 10 heures. Un éditeur russe reçoit une robe de chambre, un docteur reçoit des vêtements de laine et un billet de mille francs. Au moment où Gurdjieff ajoute le billet dans le carton, S. dit :

« — Il va être heureux, celui-là. » Gurdjieff réplique en éclair

« — Pas vous ? »

À 10 heures on soupe. Dans chaque assiette il y a un quartier de mouton énorme, un pain russe fourré, des cornichons, des piments conservés dans le vinaigre… toutes choses dont j’ai horreur ; mais de superbes desserts sont étalés : gâteaux, fruits, crêmes, bonbons des mille et une nuits. À onze heures et demi nous partons, d’autres gens prennent nos places. La servante russe me dit :

« — Après une heure, jusqu’au jour, les pauvres se succéderont… ça sentira mauvais. »

Nous savons que pour lui un jeûne, plus ou moins long, suivra cette fête. Il compensera les largesses matérielles et accomplira le devoir.


28 Décembre 36. Résurrection qui commence en moi… toute puissance d’esprit. Question passionnante et primordiale pour moi — les morts successives et les recommencements perpétuels. La maladie dévore la vie ; la résurrection — addition de ce qui fut, de ce qui est, de ce qui sera — la dépasse.

Mon intelligence… non, je n’y crois pas, mais j’ai un principe de lucidité qui n’a jamais failli dans tous les désastres de l’existence. Avant mon expérience j’ai vu approcher le temps où ce principe allait rester seul en moi comme un drapeau sur une maison vide.


Mes notes de janvier jusqu’à décembre, 1937, exposent simplement les longs mois d’efforts, de découragement, d’exaltation, de chutes et d’ascensions connus par ceux qui ont suivi la route difficile de la connaissance.

Mais qu’est-ce que cela signifie ? « La route de la connaissance ? » On a entendu cette phrase toute sa vie sans qu’elle prenne jamais un sens précis.

Le cas est le même pour tout ce qui touche à cette histoire secrète de l’humanité dont Gurdjieff et quelques autres se disent les dépositaires. Mais sur quelle base précise repose cette science de l’âme ? Les philosophes se contentent de déclarer que « cette interprétation de l’univers, cette anthropocosmogénèse est la plus haute, la plus vaste, la plus admirable, la plus inattaquable qu’on ait jamais conçue ; elle déborde de toutes parts de l’imagination et la pensée de l’homme[4]… « Mais, ajoutent-ils, quelle influence une telle révélation aura-t-elle sur notre vie ? Qu’y transmettra-t-elle, quel élément apportera-t-elle à notre morale, à notre bonheur ? Sans doute fort peu de chose. Elle passera trop haut, elle ne descendra pas jusqu’à nous, elle ne nous touchera point, nous nous perdrons en son immensité et, au fond, sachant tout, nous ne serons ni plus heureux, ni plus savants que lorsque nous ne savions rien. » En même temps ils admettent que notre évolution morale retarde de plusieurs siècles sur notre évolution scientifique… et que c’est uniquement de celle-ci que dépendent le bonheur et l’avenir de l’homme.

On prétend que l’on trouve ce que l’on cherche entre quatre murs, par les livres. Que pourrait apporter cette recherche en fauteuil ? Tout le monde peut lire Hermès, Pythagore, Bouddha… et rester aveugle devant ces codes fermés sans que rien change en soi. Ce sont des enseignements spéciaux qui ne révèlent pas la substance qu’ils renferment.

L’homme a autre chose à faire que lire, admirer, spéculer. L’étude du « Connais-toi toi-même » exige un travail spécial et une vie qui se donne.

À ceux qui pensent que par le travail ils atteindraient à des résultats qui passeraient au-dessus de leur entendement on voudrait dire :

« — Commencez d’abord le travail. »

Tout travail impose les mêmes lois. La route qui apparaît verticale s’abaisse à mesure qu’on la monte.

Cette hésitation à donner sa vie est basée surtout, je crois, sur la peur. Toute initiation comporte une période de panique. Le premier gouffre est entre « savoir et incorporer ».

Je relève dans mon journal quelques fragments de cette époque pénible d’incorporation… Résurrection et chute se suivirent longtemps. Puis il y eut une longue, lente période d’égalisation sans laquelle on ne peut rien construire. Ce fut comme un niveau d’eau qui s’établissait apportant sa désolation féconde. Ni désespoir ni espoir. Je vivais sous un tunnel.


Journal : 10 octobre 37. Je sais que j’approche — moralement, psychiquement — des instants graves. Je sais l’équilibre qu’il faut maintenir dans les épreuves. Je sais la balance nécessaire entre les trois centres, et que le temps d’une vie ne suffirait pas à l’atteindre. Quelques lignes de Goethe me hantent constamment : « Point de chemin ! C’est le non frayé dans ce que nul ne peut fouler… Dans le lointain éternellement vide tu ne verras rien de solide pour te reposer. »

Je sais et je déteste mon angoisse. Si grande soit-elle, je la juge petite.

Mais j’ai peur. Peur de quoi ? De mille peurs qui n’ont pas toutes un nom. Ce sont mes parents, mes ancêtres qui ont peur en moi. Alors, pourquoi les écouter ? Je n’ai pas eu si peur devant la mort. C’était donc plus naturel ? Certes, oui.

D’autres avant moi ont fait ce que je veux faire. Mais cela n’apprend rien, car pour la première fois chaque être est lui-même, chaque expérience est neuve puisqu’elle s’ajuste à une vérité immuable. J’envie les impatients qui se sont précipités sans hésiter. Je ne crains pas cependant de me tromper. Ma confiance a suffi à me faire sortir de la vie du monde. J’ai déjà opposé à la vie facile bien des refus. Je vois à présent, devant ceux que je vois faire, qu’ils étaient peu de chose — peut-être même étaient-ils paresse, ennui des recommencements. Qu’y aura-t-il changé ? Impossible de savoir.

Aucun sacrifice n’est exigé, mais on ne peut élargir le temps. Il faut choisir. Une petite vie pour une grande vérité. C’est peu. Il faut payer. Le prix est d’autant plus élevé que l’expérience vaut davantage. J’ai honte de mon hésitation. Il me semble que je me marchande. Pourtant je veux discuter avec moi-même avant que ce moi-même ne m’appartienne plus. Vous avancerez dans les ténèbres sans rien savoir ; vous ne verrez pas de progrès. Paraître est aboli au profit d’être. Le moment le plus dur arrivera. Vous ne le saurez qu’en le vivant, en vous sentant perdu et sans secours. Le Maître vous regardera peiner, trébucher et ne dira rien. Sa parole fut :

« — Je ne peux pas vous développer. Je peux créer les conditions dans lesquelles vous pouvez vous développer vous-même. »


12 octobre 37. Le moment important est là. Je ne peux ignorer ce que l’on encourt. Je pense même que ce serait idiot de ne pas y penser. Pourtant ma conclusion est toujours la même : je préfère « tout » risquer que de me regarder glisser, ralentir, diminuer psychiquement, comprendre moins, entendre moins… Non, à aucun prix. Assez de souffrir, assez de lutter, assez de voir la mort en face, de plus en plus proche. NON, je risquerai.

On pourrait me dire : « Tu perds la raison. » De quelle raison parle-t-on ?

13 octobre 37. J’ai rêvé : je marchais des années, à la découverte d’une planète. À travers l’espace je suis arrivée. J’ai cru d’abord que les villes, les habitants, les choses étaient comme les nôtres. J’ai su bientôt que tout était différent. Les gens s’aimaient, ils ne parlaient pas. Les animaux parlaient.

J’eus une longue conversation avec un cheval blanc aussi grand qu’une cathédrale. Il m’expliqua sa vision de deux dimensions et ses épouvantes. Il comprit que je brûlais, alors il disposa sa crinière en pluie autour de mon corps pour me soulager. C’est lui qui m’annonça la célébration d’une fête telle qu’il n’y en a pas chez nous. Trois saisons avaient vaincu la quatrième. J’assistai au triomphal retour des troupes… les régiments des étés de tous les pays s’avançaient bannière en tête, encadrés de printemps mûrs et d’automnes à peine touchés. Ils avaient tué les hivers.

Ils ne portaient pas le bien et le mal à leurs côtés. Leurs chants étaient des cloches, leur rire était celui de la mer dans le soleil. Pour s’amuser en chemin ils avaient discipliné les fléaux, chassé la douleur, chassé la calomnie — infection des entrailles humaines. Mon compagnon disait :

« — Avec l’hiver ils ont tué l’inévitable. La mort ne sera plus qu’un résultat. La conséquence de n’avoir pas compris. »

Soudain un des hommes tomba de très haut sur le sol devant moi. Il s’ouvrit en deux. Il était vide.


18 octobre 37. Demain nous lui demanderons — Margaret et moi — si l’heure est venue de tenter les expériences personnelles.

Quand je commencerai « réellement » les épreuves, rien ne sera changé en apparence. J’aurai toujours mon nom que je n’aime pas, je serai habillée comme je le suis. Aucun signe ne sera fait, aucune promesse. J’irai demain et simplement je dirai « I will do » (Je veux faire). Ce ne sera pas « Je veux », ou « Je ferai » ; ce sera ces trois mots. Mais pour moi, pour moi seule, devant moi-même, ce sera le plus grand événement de ma vie. Quand je dirai cela j’apercevrai devant moi en esprit une succession d’arcanes dont je ne verrai pas la fin, et que je franchirai quoi qu’il advienne.

Pour ceux qui n’avaient jamais voulu et cherché toute leur vie, c’était presque facile. Mais pour moi c’est l’aboutissement périlleux de ce que j’ai toujours cherché, et cherché sans espoir. Ma fin, je croyais comme tout le monde, que ce serait ma mort. Maintenant arrive une fin avant la fin, une mort avant ma mort. Et cela, c’est pour gagner la vie.

Je ne peux pas écrire ces mots sans trembler : « I will do ».


19 octobre 37. Cinq heures du matin dans ma chambre, Casimir Périer. Le ciel est bleu opaque derrière les arbres encore printaniers, c’est heureux et calme. Mon Dieu ! pour quoi ai-je su que l’on peut vivre sur un plan autre que l’humain facile qui m’apparaît de plus en plus comme un lit de roses. Je l’aimais cette vie. Je l’avais enfin obtenue selon ma conception, tournée uniquement vers l’esprit et adoucie par de la tendresse parfaite sans jamais une ombre d’incompréhension. Jusqu’à quel point sera-t-elle modifiée par un sacrifice nouveau ? Je ne sais.

À onze heures Margaret et moi demandons au Maître de « commencer ».

19 octobre, soir. Il consent et nous donne rendez-vous pour demain, chez lui, à 13 heures.


20 octobre 37. Dès notre arrivée il explique à nouveau ce que nous savons — nécessité d’être décidées ; savoir que le travail sera de plus en plus dur ; pas trop tard encore pour dire : Non. Il ne parle pas des récompenses. La première pour moi est celle-ci : il veut que nous nous aidions réciproquement.


21 octobre 37. Temps divin au Luxembourg — tourbillons de feuilles mortes. J’ai commencé le nouveau travail expliqué par Gurdjieff d’une façon si claire, si totale que je l’ai compris sans savoir précisément les mots. Pour moi c’est une révélation toujours attendue — ce fait, ce geste tangible, réel, qui a dans mon être des répercussions infinies.

Autrefois, il y a peut-être quarante ans, j’écrivais à Maeterlinck :

« — Je ne sais si tu te rends compte de moi, je suis comparable à une bulle de savon qui flotte dans l’air et n’est attachée à rien de réel, même au fond de moi je sens que je ne suis pas. Un seul souci existe peut-être en ce vide, c’est mon insatisfaction de me voir ainsi. Comme si, pour changer, je devais accomplir quelque chose que j’ignore. Ça vient de très loin en moi, comme une idée perdue, un commandement auquel je ne peux pas donner de forme, et je cherche, je cherche… »

Aujourd’hui, une vie plus tard, alors que j’ai trouvé enfin ce qu’il fallait faire, je revois ces mots : « Comme si, pour changer, je devais accomplir quelque chose que j’ignore… »

11 heures du soir. En résumé, ce 21 octobre j’ai vécu quelques instants réels.


Fin décembre 37. Je vis trop fort, fatiguée, sommeil en papier.

Si à présent je voyais la mort approcher, je ne l’accepterais pas aussi facilement que je l’acceptais dans les lits de cliniques où j’ai passé des années. C’est que maintenant mon temps est lourd d’une substance vraie que je n’avais jamais soupçonnée.

Je dis à Gurdjieff :

« — J’ai presque peur — la vie monte en moi comme la mer. »

Il répète : « — C’est seulement un très petit commencement. »



CHAPITRE III

CONCLUSION



Le Phare — 1939.


Maintenant que j’assemble mes notes écrites pendant « mon changement de route », je suis frappée par un décalage essentiel que j’ai du mal à comprendre. Qu’est-ce que ces détresses, ce désespoir qui restèrent si loin de moi ? Ils se sont passés si loin de ma vie vécue qu’ils n’ont jamais eu de voix, pas un cri matériel. Pourquoi cette douleur quand moi je n’avais pas de douleur ? L’âme, cela se passe donc réellement ailleurs ? Je ne savais pas qu’elle dût tant souffrir pour s’enfanter. Elle est ma vie, comment peut-elle être si en dehors du mode de l’humain ?

J’ai une sorte d’effroi en écrivant ces lignes, dans le rayon électrique d’une lampe de poche, pour ne pas inquiéter celles qui pourraient apercevoir une lueur dans ma chambre et me croire malade. Je dormais après avoir rassemblé mes notes, cet après-midi et toute la soirée. C’était la nuit, trois heures du matin. Par la fenêtre la lune et son reflet dans l’eau arrivaient jusqu’à mon lit. Je dormais, ce fut comme une déchirure qui fendit mon sommeil en deux et cette idée parut : où se passe ce désespoir que j’ai écrit, alors que ma vie est si heureuse ? Le disque de ma lampe éclaire exactement mon carnet, j’entends la pulsation soyeuse d’un bateau qui passe, un reflet rouge se promène sur le plafond… Ainsi, j’ai subi pendant des années l’ombre d’une préoccupation pesante qui pourtant m’éclairait et découvrait à mon regard beaucoup de choses… Je ne comprends pas comment ce fut possible. Mon subconscient a donc sa vie propre qui ne se mêle en rien à la mienne ? La mienne pouvait être en paix quand la sienne traversait son drame personnel. Ce drame c’est comme un amour qui n’aurait pas de nom, pas de visage, et qui se débattrait perpétuellement pour prendre une forme, pour ÊTRE et donner l’être à quelqu’un… Ce quelqu’un c’était moi qui ne le savais pas.


Chalet Rose.


Le Cannet, Alpes Maritimes. Février 1941.

POSTFACE
par
MARGARET ANDERSON,
(Traduit de l’anglais par Monique Serrure.)



Un matin, c’était un des premiers jours de juin 1939, Georgette Leblanc alla consulter le docteur Edmond Gros à l’hôpital américain de Neuilly. Elle fut stupéfaite quand il insista sur la nécessité d’avoir une consultation immédiate avec le docteur de Martel. Son diagnostic, donné le lendemain, la rassura parce qu’il était faux. Il ne dit la vérité qu’à Monique et à moi.

Nous écoutions ce verdict comme si ces mots n’avaient pas de sens. Pour nous, Georgette Leblanc, dont la vie s’était déroulée « à travers des corridors de lumière sans fin et en chantant »[5], ne pouvait pas entrer dans un monde de ténèbres. Du reste ce n’était pas le moment de penser à notre propre tragédie, nous devions empêcher Georgette de connaître la sienne. Ce ne fut pas chose difficile, son don de ne croire qu’aux encouragements lui fit admettre sans hésitation la version du docteur : une tumeur bénigne qui devait être enlevée avant qu’elle ne devienne dangereuse. Toutefois elle s’opposa à une intervention immédiate et ce ne fut qu’en septembre aux premiers jours de la guerre que le docteur de Martel l’opéra.

Un mois plus tard nous partions pour Hendaye, d’où nous projetions de retourner à New York. Mais les visas étaient difficiles à obtenir et pendant que nous attendions, nous passions le temps à écrire, à causer, à nous promener au bord de la mer, discutant la dernière partie du manuscrit de Georgette : Vers le but. Le livre fut achevé au printemps jusqu’à la dernière page écrite au Phare. Mais elle n’était pas satisfaite de ce dernier chapitre. Comment décrire en quelques pages « l’eau vive » qu’elle avait reçue ?

Elle chercha à résoudre ce problème pendant les longues soirées où tombait cette pluie fine qui fait d’Hendaye le parfait village d’automne. Quand elle ne pouvait arriver à faire concorder ses mots avec sa pensée elle s’arrêtait et s’amusait à dessiner des caricatures pour son petit neveu de huit ans, Roland de Jouvenel. Elle avait commencé une série de dessins sur les aventures d’un ours polaire nommé Victor. Roland attendait l’épisode quotidien et jamais Georgette ne le déçut. Elle était assise à côté d’une petite cheminée dans notre petite villa tout près de la mer, et elle travaillait à son dessin avec le soin méticuleux qu’elle apportait à tous les produits de l’imagination. Monique et moi, nous entendions par moment son rire radieux éclater chaque fois que l’ours Victor la surprenait par ses attitudes malicieuses.

Le jour de Noël nous avions fait une longue promenade sur la plage, regardant les vagues se briser à nos pieds. Comment pouvait-elle être si gaie ? Comment pouvions-nous l’être ? À l’heure du thé, deux aimables voisines, qui elles aussi, cherchaient « la vie », sont venues. Elles avaient vécu toute leur existence à Bordeaux. Là, elles avaient entendu Georgette chanter, il y avait presque cinquante ans — jeune, belle et ardente. Maintenant, elles l’entendaient, encore belle et ardente, parler de Gurdjieff. Elle leur lut Vers le but et elles demandèrent si elles pourraient revenir et en entendre davantage.

En février, Georgette devint si faible que nous nous décidâmes à abandonner notre solitude pour nous rapprocher de Cannes et des amis. Ils nous trouvèrent un « chalet rose » au Cannet, perché sur la colline, parmi les mimosas, les oliviers, les pins au travers desquels la Méditerranée scintillait. Un médecin assura à Georgette que son opération avait parfaitement réussi. Il nous révéla qu’elle ne pourrait vraisemblablement survivre plus de six mois. Nous l’écoutâmes à peine, tellement nous étions sûres de son esprit et de sa vitalité.

Le printemps, l’été et l’automne passèrent sans que nous soyons alarmées. Georgette acheva la révision de son livre. Un dernier Noël se passa et un nouveau printemps, mais alors Georgette commença à sentir dans la main, puis dans le bras gauche, des douleurs qui ne devaient plus cesser. Ces douleurs augmentèrent progressivement, la main et le bras enflèrent démesurément ; en avril ils n’avaient plus forme humaine. Pour elle, ce phénomène était logiquement le résultat de l’opération, un trouble dans la circulation qui passerait.

Quand la morphine devint nécessaire, nous trouvâmes une protection même dans cette extrémité puisqu’une seule injection donnait à la malade le sommeil d’une nuit. Pendant le jour, elle souffrait parfois de douleurs intolérables. Pendant ces crises, nous marchions ensemble à travers la chambre jusqu’à ce qu’elle soit calmée. Elle inventa une technique spéciale pour soulager ses douleurs : une série de cris gutturaux pour un type de douleur, des cris perçants pour un autre. Pendant que nous marchions, nous criions ensemble ; alors, elle riait si violemment que la douleur disparaissait.

Quand je plaçais sur le phono le Chevalier à la Rose, elle se levait, entrait dans ma chambre et tourbillonnait au rythme des valses viennoises, son bras immobilisé, plié à angle droit. En septembre encore, elle insista pour aller au cinéma à Cannes, voir un film sur la vie de Tchaïkowsky. Après le film, nous marchions dans la rue d’Antibes, Georgette criait : « C’est à hurler de beauté ». Son exaltation était telle qu’elle remonta sans s’en apercevoir les 177 marches qui nous séparaient du Chalet Rose, le bras pesant, le souffle court, mais parlant toujours de Tchaïkowsky.

Dans les premiers jours d’octobre, après une courte promenade, elle rentra exténuée, ne pouvant pas rester debout. En s’appuyant contre la petite porte verte, elle laissa paraître pour la première fois qu’elle sentait son état désespéré. « Rien de ce qui touche les humains ne m’est plus sensible, dit elle. Je ne me sens plus comme un être vivant. Je suis déjà morte. Est-ce donc ainsi que l’on meurt ? »

Le 13 octobre, dix-huit mois après que le médecin se fût prononcé, elle était tellement malade et la nourriture était si rare, si difficile à trouver, qu’elle accepta d’entrer dans une clinique où elle pourrait obtenir un peu de lait, de poulet, des légumes. Elle y resta huit jours, s’affaiblissant tous les jours, et puis, elle voulut revenir au « Chalet Rose ». Quand elle fut rentrée dans sa chambre toute fleurie et qu’elle sut que Monique et moi ne pouvions l’entendre, elle dit à une voisine : « Comme je suis contente de revenir mourir ici ». Plus tard, cette nuit-là, elle dit : « Quel drame. Ma vie est finie et j’avais encore tant de belles choses à faire. »

Le jeudi matin, elle dit à Monique : « J’ai peur. » Elle fit une pause, puis : « Mon Dieu, me voulez-vous ? » Elle se tut de nouveau pendant près d’une heure et dit alors : « Je suis prête. » Dès cet instant, nous avons eu l’impression que ses jours n’étaient plus seulement les siens, mais qu’elle les partageait, comme elle l’a écrit dans La lutte avec la mort, avec une succession de cercles qui s’agrandissaient pour elle sur un autre plan. Ces jours étaient la reproduction exacte de cette répétition de la mort qu’elle avait décrite. Son drame devenait objectif dans le vrai sens du mot. C’était comme si elle essayait de toutes ses forces de « suivre cette suite impossible de son passage mystérieux ». Ceci était pour nous si évident que nous renoncions aux paroles d’amour et d’adieu. Nous avions compris qu’elle « voyait de très loin ceux qu’elle aimait le plus » et nous lui parlions seulement de notre compréhension. Elle nous avait montré comment vivre, elle nous montrait comment mourir.

Le vendredi matin elle commença à parler par symboles ou par chiffres, répétant sans cesse « un, deux, trois, quatre », accentuant toujours le quatre. Parfois elle répétait : « Moi, moi. » Nous savions qu’elle s’attachait au symbole ésotérique de l’octave et du « moi ». Comme elle l’avait écrit de son lit d’hôpital : « J’étais surtout absorbée par de grands travaux qui me semblaient urgents ».

Dans le courant de l’après-midi, plusieurs amis anciens, et des nouveaux, vinrent la voir. Elle était tout à fait lucide et les reçut comme si elle n’était pas malade en disant « contente » et puis « au revoir », offrant sa main à baiser. Son sourire était ineffable. Quand ils furent partis, nous lui parlâmes de Gurdjieff. Je lui rappelai qu’il avait dit qu’elle avait « beaucoup de courage » et qu’il l’avait appelée « amie ». Avec un visage transfiguré, elle dit : « Il a dit cela ? » puis elle fit cette dernière grande déclaration : « Alors… nous allons mourir sans mourir ».

Toute la journée du samedi, elle délira doucement, répétant ses symboles. À dix heures du soir, elle nous regarda avec des yeux clairs et dit : « Comment est-ce possible ? » Ces mots d’étonnement furent son suprême commentaire.

Le dimanche matin, elle nous sourit et nous dit : « Bonjour », avec un accent spécial sur le mot « bon ». À huit heures et demie ce soir-là, elle ouvrit ses yeux vers nous. Sa respiration était si faible que nous pouvions à peine l’entendre ; nous comprimes enfin qu’elle mourait. Et puis, sans un signe, sans un mouvement, sans un bruit, elle mourut. Elle avait simplement exhalé sa vie. C’était comme la mort d’une fleur ou d’une feuille qui « se détachait et, lentement, descendait en spirale, retournant à la terre ».



ULTIMA VERBA[6]

I

J’ai adoré seulement…


Mon Dieu, je ne suis qu’une chose
qui repose
entre vos mains.
Vous avez permis que je partage la vie de votre terre,
l’heureuse liberté des ciels
et la tendre violence des couleurs.
J’ai adoré seulement ceux qui sont venus me rejoindre là.

Vous avez permis que le monde des ombres reste fermé pour moi.

Sans comprendre ce qu’il fallait faire j’ai traversé les villes
où les hommes sont des morts ;
Mais plus loin, quand revint la jeune saison,
j’ai compris la grande humilité du vert
qui revêt durant le jour, les chemins, les forêts, les jardins.
J’ai adoré seulement ceux qui sont venus me rejoindre là…
et j’ai su tout cela, mon Dieu, parce que vous m’avez faite
comme une simple chose
qui repose
en vos mains.


II

Mais il y a l’amour

Au matin tous les oiseaux m’ennuyent —
ils font des arbres des salles de bal…
mais dans le jour qui s’en va
un seul cri léger, un chant qui se dit à peine
et se perd dans les ciels,
semble une mort douce et sourit dans les feuilles
qui s’éteignent.
Par ma fenêtre ouverte sur les vieux sapins noirs,
je suivais les mouvements lents de l’air
— premiers gestes d’une terre printanière ;
je regardais cette terre de fleurs et d’essais exemplaires,
j’imaginais que ses forces montaient et m’enlaçaient
comme une tendresse parente…
et je songeais, me croyant déjà rose, anémone ou jacinthe,
« Pourquoi ne pas mourir avec un sourire ? »


III

La vie des fenêtres.

Fenêtres qui m’ont vue,
partout où j’ai passé, j’ai gardé vos images —
cadres de paysages linéaires dans l’hiver,
touffus, confus, imaginaires dans l’excès des étés,
aquariums où vont et viennent mes songes,
pensées chercheuses, flèches coupant des rais de lumière,
fleurs, formes, fleuves, montagnes graves, glaciers blêmes…

Et voici l’arrivée des parfums — orangers, seringas, chèvre feuilles, jasmins —

ils entrent avec la nuit et se couchent, par couches,
dans l’air immobile de mon repos.

Quand je vois descendre en mon souvenir des théories de
fenêtres
je remercie les ciels qui, par elles, ont baigné mon être.
Ne tirez pas les rideaux, ne fermez pas les volets…
je refuse à l’avance l’ombre que l’usage étend
sur le corps abandonné, beauté désertée qui désire la clarté…
le mien, doux et sage serviteur de plaisir et de douleur,
ne veut jamais que des chants, des cloches, des rayons et des rires —
toutes les lumières d’une vie qu’à travers toutes choses
je n’ai cessé de bénir.


IV

Les deux ciels.

C’est l’heure où le ciel paraît hésiter
entre l’ombre et le jour.
Il se fond dans une blancheur molle
d’où naîtra bientôt son bleu d’avant-nuit.
Je regarde cette mathématique certaine
et son obéissance m’apaise…
obéissance immense qui m’invite sans comprendre
à subir ma peine.
Je baisse les yeux sur mon ciel.


NOTE BIBLIOGRAPHIQUE


Georgette Leblanc fut à la fois cantatrice, artiste dramatique, étoile de cinéma, poète, écrivain, sculpteur.

Voici la liste des ouvrages publiés de son vivant :

LE CHOIX DE LA VIE (Fasquelle).
NOS CHIENS, illustré par Georgette Leblanc (Fasquelle).
PÉLERINAGE AU PAYS DE MADAME BOVARY (Sansot).
SOUVENIRS (Grasset).
PRÉFACE AUX MORCEAUX CHOISIS DE MAETERLINCK (Nelson, Londres).
THE CHILDREN’S BLUE BIRD (Dodd Meade, New-York).
THE GIRL WHO FOUND THE BLUE BIRD (Dodd et Meade, New-York).
NOMBREUX ARTICLES : MALLARMÉ, OSCAR WILDE, SARAH BERNHARDT, DUSE, D’ANNUNZIO, ELLEN KELLER, etc.
ÉTUDE SUR LE CINÉMA (Mercure de France).
IMPRESSIONS D’AMÉRIQUE (Intransigeant et Comoedia).
VOYAGE EN ALLEMAGNE (Excelsior).

TABLE DES ILLUSTRATIONS


Georgette Leblanc dans « Thaïs » en 1896 
 64
Georgette Leblanc et René Maupré dans « Pelléas et Mélisande » à Saint Wandrille (Document appartenant à Mlle Monique Serrure
 65
Georgette Leblanc au moment de son départ pour l’Amérique (Photo Joublin
 80
Georgette Leblanc quitte New-York (1924) (Document appartenant à Mlle Monique Serrure
 81
Georgette Leblanc dans « L’Inhumaine », film de Marcel Lherbier (Document appartenant à M. Marcel Lherbier
 144
Georgette Leblanc par Marcel Lherbier (Document appartenant à M. Marcel Lherbier
 145
Georgette Leblanc à Paris (Document appartenant à Mlle Monique Serrure
 160
Dernière photo de Georgette Leblanc avec Monique Serrure au Cannet en novembre 1940 (Document appartenant à Mlle Monique Serrure
 161


TABLE DES MATIÈRES



PREMIÈRE ROUE


DEUXIÈME ROUE


TROISIÈME ROUE
 117
 121
       III. — 
 127
       IV. — 
 136
       V. — 
 150
       VI. — 
 152


QUATRIÈME ROUE
  
1. L’état d’art 
 165
  
2. Chant 
 169
  
3. Dessin 
 177
  
4. Théâtre 
 181
  
5. Souffrir 
 185
  
6. Jalousie 
 186
  
7. Passion 
 187
  
8. L’entente 
 189
Chap. II. — 
  
1. Quelqu’un et quelque chose 
 196
  
2. Le Château du Prieuré, Fontainebleau 
 198
  
3. L’Autre vie 
 201
  
4. Fragment de journal (1936-1940) 
 203
Chap. III. — 
  
Le phare 
 216


 218


ACHEVÉ D’IMPRIMER SUR LES PRESSES
DE L’IMPRIMERIE CHANTENAY À PARIS
NO D’ORDRE 288, EN JUIN 1947,
POUR J. B. JANIN, ÉDITEUR
À PARIS-VIe, RUE HAUTEFEUILLE, 4.
O. P. L. 11.0241. NO D’ÉDITION 142
DÉPOT LÉGAL : 3e TRIMESTRE 1947.
IMPRIMÉ EN FRANCE.

  1. Quand je fus près d’achever La machine à courage, je demandai à la Société des Gens de Lettres de constituer un arbitrage. On reconnut le bien-fondé de ma requête et le contrat qui me liait à Grasset pour plusieurs années fut annulé.
  2. Cf. Vers le But, p. 000.
  3. Ce fut la dernière.
  4. Maeterlinck : « Les Sentiers dans la Montagne ».
  5. I think continually of those who were truly great,
    Who, from the womb, remembered the soul’s history
    Through corridors of light where the hours are suns,
    Endless and singing...

    Stephen Spender.
  6. Ces derniers poèmes furent écrits par Georgette Leblanc au Cannet en 1941 quelques jours avant sa mort. Les trois premières lignes

    « Mon Dieu, je ne suis qu’une chose
    qui repose
    entre vos mains. »

    ont été gravées sur sa tombe.