Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 67-77).


CHAPITRE VIII

NOTRE « FIRE ESCAPE ». — WALL STREET ET LES AVOCATS. — MA GUERRE AVEC HEARST. — LES SKY-SCRAPERS. — ICEBERGS IMMOBILES. — ROULETTE GÉANTE. — LA MISÈRE EN AMÉRIQUE. — L’ARTISTE EN CAGE.



À plusieurs reprises le Sunday American m’avait fait pressentir que j’aurais un papier à signer. Pendant une attaque de grippe, lorsque j’étais dans un état à demi conscient — 40 de fièvre — Véral et Read, armés de bonbons, gâteaux et pots de fleurs, trouvèrent le moment choisi pour extorquer ma signature. Monique, qui possède un anglais de salon, ne comprit rien à ce papier commercial ; croyant ce que les deux hommes lui affirmaient, elle n’eut qu’une seule pensée — que je signe et qu’on me laisse en paix. Le lendemain j’appris la vérité — j’avais signé le bon à tirer, augmenté de phrases habiles et embrouillées par lesquelles j’acceptais la traduction du Sunday American et les changements faits par la direction, dans le but de donner « à cette publication un succès sensationnel ».


La vilenie du Sunday American me rendit encore plus malade. À travers la brume du délire je devinais Margaret et Monique autour de moi — deux visages, une seule angoisse. Pour la première fois, en de courts instants de lucidité, j’eus la notion de ce que serait ma vie au milieu de ces deux créatures si différentes et pourtant semblables dans l’amour qu’elles m’accordaient. Je ne dis rien cependant, ayant pour habitude de laisser autour de moi les grandes choses se fermer, se faire ou se défaire selon les lois qu’elles portent en elles. Bientôt entre nous trois l’unité allait s’établir pour nous donner une existence adorable et spacieuse.


L’Hôtel Commodore fait partie de la Gare du Grand Central. Du soir au matin arrivaient les voyageurs. C’était un bruit de cataractes quand les baignoires s’emplissaient partout et continuellement.

À cette époque je ne pouvais m’étendre — d’atroces douleurs au plexus me retenaient assise. J’appelais ça « passer la nuit en cocher ». Je bénissais les moments où la fatigue me faisait tomber à droite, à gauche, en avant, comme un jouet cassé… C’étaient mes seuls moments de repos. Il fallut quitter la Commodore pour goûter au moins le silence.

Dans la 73e rue, une maison basse et, sur le côté, une étroite tour blanche semblable à un objet en biscuit. J’avais souhaité vivre là au sommet de la tour de Nobleton Hôtel. Justement au 15e étage deux pièces étaient libres et le prix très modeste. C’était lilliputien, mais quand j’aperçus dans la chambre une porte s’ouvrant sur le « fire escape », quand je sus qu’il conduisait à la terrasse dont j’aurais seule la jouissance, tout devint irrésistible.

Nous montâmes l’escalier en nous cramponnant à la rampe. Chaque marche faite de plusieurs tiges de fer disposées horizontalement trace une portée de musique sur le vide. Un regard qui s’attarderait en bas, un pied qui s’arrêterait en point d’orgue, ce serait le vertige. Il était six heures. Sur la terrasse, l’air un peu mouillé avait ralenti ses vibrations. Il flottait autour de nous, telle une présence tranquille. La valeur du ciel était renversée — par milliards ses étoiles s’éveillaient sur la terre. Broadway figurait la Voie Lactée mais avec une traîne multicolore. Les cubes superposés que forment les buildings n’étaient que lumières, et là-bas, au fond de l’horizon, des rayons de clarté glissaient de tous côtés sur l’Hudson. J’avais hâte d’être là suspendue comme dans une nacelle de ballon.

Aucune de nos malles ne put entrer chez nous. On les laissa à la cave et nous allâmes vivre là-haut comme pour une expédition. Puis ce fut un autre problème — le piano envoyé par Marjorie était trop grand pour l’ascenseur. Il fallut le découper comme un poulet.

Margaret et Allen apportèrent des présents accumulés par leurs amis : réchaud électrique, casseroles, vaisselle, couverts… et des fleurs, des fleurs.


Les discussions avec le Sunday American s’étaient arrêtées. Véral, Gordon et Read, forts de la signature qu’ils m’avaient extorquée, attendaient le moment où le journal aurait la place de publier mes Mémoires. J’avais déclaré que je prenais un avocat. Mais qui serait prêt à batailler avec une puissance comme celle de Hearst ?


Le sommet de notre tour était une cure d’altitude. Dans son espace limité des mirages surgissaient, inattendus, selon le temps et les heures. C’est de là que je déambulais chaque jour pour me rendre au bas de la ville, à Wall Street, dans le quartier des avocats.

À cette époque, au mois de mai, un plafond de feu descend sur les rues. Les rayons du soleil sur l’asphalte mitraillent les passants, des gens tombent morts, les squares mal tenus sont semés de dormeurs. Et mon accoutrement m’accablait. Je n’avais pu acheter un costume d’après-midi. Une sorte de burnous cachait ma robe de velours sombre et sur ma tête un grand chapeau de drap blanc ondulait lourdement. Il ne supportait plus le nettoyage, nous avions imaginé de le saupoudrer de farine. À la moindre brise, il exhalait de légers nuages. Je riais ou je rougissais selon mon humeur. Partout où j’entrais on voulait d’abord me débarrasser de mon manteau. J’alléguais que je n’avais pas chaud malgré une température de 40 degrés à l’ombre. Mais on est gentil dans les offices des businessmen à New-York — il y a partout ce quelque chose de neuf, d’intact qui signale le matin d’une race. Une chaine de sourires m’accompagnait de bureaux en bureaux. Je savais que l’on allait mettre mon dossier dans un tiroir où il subirait le sort des affaires que l’on préfère éviter. Cependant, après chaque station, je marchais avec un nouveau courage, réconfortée par des paroles amicales. Je les rapportais à Monique qui m’attendait en raccommodant pour la N-ième fois mes robes du soir, dans notre appartement brûlant sous son couvercle de zinc.

En vain je retournais à Wall Street et trois semaines plus tard, quand je n’avais pas obtenu un geste de mon avocat, je reprenais mon dossier. J’allais à une nouvelle adresse trouver un nouveau Maître recommandé par de nouveaux amis. C’étaient les mêmes sourires, les mêmes attentes, les mêmes espoirs, la même totale inertie. Aucun avocat ne déclarait franchement qu’il ne se souciait pas de se mesurer avec Hearst.

Un jour, j’allai voir Élisabeth Marbury, rencontrée autrefois à Paris. Elle me conseilla de retirer ma plainte contre le Sunday American et d’écrire des articles. Elle fut d’ailleurs très aimable. Mais comment une grosse femme pouvait-elle être si tranchante…


Je faisais toutes ces démarches automatiquement, ma pensée restait fixée vers la nuit que je passerais sur ma tour. Nuits souveraines malgré leurs étoiles reléguées. Elles me faisaient songer à beaucoup d’autres bien différentes : celles qui dessinaient les ogives d’un cloître que j’aimais, celles qui s’étendaient infinies, nues et noires sur les champs…

Parfois j’attendais l’aube pour voir dans la brume du jour encore endormi les buildings apparaître lentement comme une armée d’icebergs immobiles.

Alors je me moquais un peu de ma guerre dérisoire avec Hearst — lutte d’une fourmi avec un trop gros fétu de paille. En dépit de Hearst et de tout je me sentais libre essentiellement. Je savais qu’une vie nouvelle — faite de ce que j’avais vécu, appris et voulu — se préparait en moi. Je savais qu’au sortir de l’aventure insensée qui me retenait, j’allais être prête bientôt pour un nouveau monde où l’adaptation requise ne serait pas un amoindrissement, où la fausse réalité que l’on m’avait toujours opposée disparaîtrait enfin devant une vraie réalité. Ce ne serait pas tout de suite encore, mais chaque mois, chaque année me rapprocherait de ce pourquoi j’étais née.



Notes d’un journal

Fin mars… Toujours la lutte, toujours le cercle dont je ne peux sortir. Sans cesse quelque proposition arrive — cinéma, concerts, articles, conférences, mais le même scandale à la base.


Que de choses, que de choses ! Quelle roue de foire gigantesque et vertigineuse ! Je ne me reconnais pas et n’ai point le souci de me reconnaître. Je joue ma vie à la table d’une géante roulette et vais simplement au bout de mes forces. Je suis consciente d’une seule chose : les amitiés qui nourrissent mon présent, et la guerre que je soutiens pour défendre mon passé.


Pourquoi Miss Marbury qui connaît l’esprit français m’a-t-elle conseillé d’abandonner la bataille avec le Sunday American ? Est-elle donc si convaincue de ma défaite ? Dans ce cas, j’ai répondu que je combattrais quand même. On ne lutte pas seulement pour gagner… Elle m’a dit : « La chance est l’art de saisir la fortune qui passe. » Oui, mais il faut être attentif au dehors et le dehors m’ennuie. Nous sommes mal ensemble. Le premier avocat consulté avec Allen m’avait répondu en riant :

« — Vous libérer ? je me garderais bien de vous rendre un aussi mauvais service. Prenez la fortune que l’on vous offre et tout ira bien ».


Malgré tout, j’ai trois raisons graves pour ne pas partir : rester pour débuter, rester pour recommencer ma vie, rester pour ne pas rentrer dans le noir.


Je pense souvent — et c’est comme un refrain dans ma tête « Je suis venue pour avoir une autre vie que là-bas ; une autre, faite d’activité et du travail que j’aime, une autre, pour voir s’éloigner le passé, et voilà qu’un bizarre problème me fut posé et que je le vis difficilement pour satisfaire ma conscience. Mais qui sait s’il ne vaut pas mieux vivre tant de misères que d’avoir des succès au théâtre, qui sait si cela ne m’apprend pas beaucoup plus, qui sait si je ne suis pas heureuse de vivre tant de malheurs au seul bénéfice d’un principe que je trouve juste. L’important est de se sentir exister et la faim me fait sentir sans cesse mon existence.


Nous cachons la pire vérité à Margaret. Elle n’a pas même toujours son café du matin. Quelques mécènes comme Otto Kahn aident parfois sa revue, mais elle ne garde rien pour elle. Allen vit aussi sans argent. Ils sont tous deux des machines à courage.


Grâce à mes amis j’ai parfois des heures de détente. Quand on reçoit deux sous en Amérique on fait une fête. On se rassemble autour d’une table où une seule fleur trône. Des petits cadeaux sont échangés, touchants à force d’être humbles, mais toujours enveloppés avec grande recherche. Le cadeau est dans la surprise du premier aspect.


Il ne me déplaît pas d’être totalement pauvre, puisque l’argent, je ne pourrais en avoir que par une compromission quelconque. Mais nous sommes souvent lasses de n’avoir jamais que juste assez de nourriture pour ne pas mourir, jamais assez pour apaiser notre faim.


Ce qui me fâche, c’est que le besoin de manger ne prend pas seulement mes forces, il attache mon esprit, mon imagination. C’est une obsession morale autant que physique.


Je ne dors guère. Toutes les nuits, assise sur mon lit, je réfléchis au moyen de me libérer. J’imagine conduire ma vie comme une voiture au milieu d’une jungle inextricable. En vérité je parviens seulement à ne pas verser.


Je vis tout cela dans le demi-sommeil étrange qui naît d’un estomac à peu près vide. J’ai pris l’habitude de cette pesanteur à la nuque, de ce voile sur les yeux, de cette raideur des muscles du cou soutenant une tête soudain trop lourde, prête à rouler sur sa base.


Nuit atroce. Ma force ne me permet plus de souffrir impunément. Mes nerfs restent exaspérés. J’assiste à ma misère toute la nuit.

Parfois la curiosité me retient la nuit sur ma tour pour regarder les aspects fantastiques de la cité. C’est toujours autre chose, et toujours extraordinaire. L’obscurité m’apparaît à peine à travers les nappes de vives couleurs qui l’emplissent. Mais ces nappes mouvantes laissent parfois voir de grands trous pleins d’étoiles pâlies. À l’aube une fraîcheur traversée de souffles glacés. Une pureté adorable.


On enregistre lentement, inconsciemment, l’atmosphère d’une race. Elle me semble devenir presque tangible dans ces aurores que je goûte sur ma tour. Une certaine vapeur est dans l’air, une odeur si jeune, si fraîche, un peu mouillée. Elle ne vient pas de la mer. Odeur des matins de New-York… je sens que j’aime vraiment ce pays… Je revois le réveil de la City, tardif et soudain, rejoignant le ciel, installé d’un seul coup, seulement à 8 heures 1/2, et si différent du réveil peu à peu dans le Paris matinal — à 4 heures déjà quelques pas, à 5 heures les grosses voitures, à 6 heures toute la ville se prépare et elle s’ouvre, à 6 heures 1/2, elle se met en action.


Pensé au plan de la ville — logique : une colonne vertébrale. Les buildings dans le ciel, pourquoi pas ? Il y a toujours de la place là-haut. C’est d’accord avec la sève de la race.


Le rythme de la vie est celui de la foire. Des attractions m’emportent, me précipitent, et le fond du précipice me fait rebondir en l’air. Quand je crois saisir quelque chose, rien n’arrive ; quand je désespère, un nouveau mirage se présente. Dans aucun pays, dans aucun milieu en Europe, on ne peut imaginer une telle vie. Est-ce l’influence de l’air si léger, si électrisé ? Rien ne pèse, et rien n’est sérieux, on réfléchit peu et pas de la même façon que chez nous. Il semble que l’on réfléchisse pour s’affranchir toujours plus, jamais pour subir, hésiter, revenir sur ses pas. On est porté, allégé, poussé en avant.


Particularité de la misère en Amérique — les pauvres sont tout de même des messieurs et des dames. Ils sont soignés, propres, c’est beaucoup plus triste.


Je vais voir la maison d’Edgar Allan Poe. Si touchant. Adorable vieux bungalow dans un jardin. Un petit coin de paix et de poésie respecté au milieu des buildings modernes qui s’élèvent tout autour et de rues sillonnées de tramways. Une vieille femme fait visiter les deux petites pièces dont on a gardé le mobilier désuet. Sur la haute cheminée de la cuisine salle-à-manger, un corbeau noir empaillé : — « C’était son corbeau », dit la vieille.


Est-ce plus de charmes, plus d’intelligence, plus de bonté qui me font aimer le caractère américain. J’analyse souvent mon contentement auprès de ces femmes et même auprès de ces hommes envahis de timidité dès qu’on leur parle. C’est leur façon de vivre avec tempérament. Chez nous, on ne voit pas le tempérament. Il sert l’œuvre ou l’action comme un rouage. En Amérique c’est une évidence, c’est l’indispensable. Ils sont tous des tempéraments, et pas seulement des tempéraments-serviteurs. J’ai vu des milliardaires « piaffer », exploser, s’enivrer de vie comme des artistes.

Je regarde deux Américains s’aborder — deux enfants, se cognent gaîment comme la balle et la raquette.


Je crois à l’avenir de l’Amérique parce que ce peuple a conscience de sa jeunesse et prend ce qu’il y a de mieux dans les autres pays.


Avril. Événement surprenant… Véral vient m’annoncer qu’il veut briser son contrat avec moi. Contrit, gêné, il explique qu’il renonce à ses grands projets et part pour l’Europe avec un businessman. « — Je regrette, dit-il, mais les événements sont plus forts que moi. » Qu’est-ce qui n’est pas plus fort que lui. Je pris le papier qui nous liait pour cinq ans et le déchirai avec empressement. C’était une première libération. Sur le seuil il me tint ce discours :

« — Je suis certain que vous aurez le succès que vous méritez, et puisque vous êtes si bonne, quand je serai loin je compte que vous m’enverrez ma part sur toutes vos affaires : » Ainsi se termina cet engagement burlesque.


Évidemment, une autre à ma place aurait su se dégager plus tôt de cette absurde et vulgaire situation. Mais le but pour moi n’est pas plus important que tout ce qui m’intéresse en route. Il faut le savoir pour admettre tous les pièges dans lesquels j’ai trébuché. Et puis, il y a bien des choses qui ne m’atteignent pas. J’ai un destin paratonnerre, il attire les grands chocs et ne sent pas les petits. Destin orgueilleux. Qu’importe si les passants dans la rue ne lèvent pas le nez assez haut pour le voir.

Chez l’artiste la pire situation matérielle est comme une cage de fer. Sa vie réelle passe à travers les barreaux.


Je rencontre Abel Gance et nous sommes amis au premier regard. Il est de la race des poètes et se débat, lui aussi, avec la race business. Il me donne son ami Bob qui découvrira pour moi un avocat :

« — Si Bob ne vous sauve pas, personne ne vous sauvera. »

Bob, terre-neuve humain, plonge dans l’océan de la chicane, il en rapporte un grand avocat, Maître Ernst, qui a des raisons personnelles pour haïr William Randolph Hearst. Avec toute sa foi il entre dans le combat pour me libérer.