Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 78-83).


CHAPITRE IX

EIGHTH STREET, NEW-YORK. — L’OISEAU ET LES MALLES. — LE POISSON ET LES LUNETTES. — L’ORDRE AMÉRICAIN. — SCANDALE HEARST



Août. Margaret propose que, par économie, nous allions vivre chez elle. Il me faut retomber dans une rue et laisser mes regrets sur ma tour. Après trois jours de démarches elle trouve de quoi payer l’hôtel Nobleton. Nous partons dans un camion sous la pluie, avec mes malles de théâtre et un petit moineau dans une immense volière — cadeau encombrant donné par Allen et qu’il juge un porte-bonheur. Le camion pas assez vaste, on construisit avec les bagages un mausolée. On allait hisser au sommet l’énorme cage quand Allen intervint impérieusement :

« — Impossible !… l’oiseau serait trempé… mieux vaut sacrifier une malle que d’exposer l’oiseau… »

Mais Monique a l’idée de sacrifier le dîner et de prendre un taxi avec l’oiseau… On hèle un chauffeur… la cage est trop large pour la portière, le chauffeur refuse d’ouvrir son auto, le camionneur exaspéré nous dépose sur le trottoir et s’en va. Margaret et moi nous réfugions sous un porche. Allen s’exalte :

« — Qu’importe l’orage ! pourvu que l’oiseau soit confortable. Appelons un autre chauffeur qui ouvrira son taxi. »

Ils partirent en voiture découverte, protègeant avec des manteaux la cage posée par terre dans leurs jambes. Ils arrivent avant nous à Eighth street. Je monte l’escalier, épuisée, mais dans l’appartement je suis accueillie par un de mes axiomes préférés que Monique a eu le temps d’épingler sur le mur noir : « — Tout est bien, il suffit d’être maître de soi ». Nous rions tellement que nous ne pouvons plus avancer.


Sainte Monique, disent ceux qui connaissent Monique. Mais j’ajoute bien vite : nulle rigueur, nulle petitesse dans cette sainteté. Pour moi sa définition exacte est « ma nourrice de Contes de Fées ». Cela n’implique rien de matériel, rien de ménager si ce n’est de grandes tartes à la crème givrées de sucre. C’est un être que l’on ne rencontre que dans les livres illustrés en couleur, un être dont les pas et la voix ne font aucun bruit et qui m’apporte toujours son assentiment.

Monique aime à rire — on rit beaucoup dans notre trio. Elle a de l’humour dans l’inconscient : une fois, dans une période de famine, je me vis forcée d’inviter à déjeûner un businessman. Après un long débat nous décidâmes qu’un beau poisson pour trois personnes serait d’un effet certain ; mais nous avions si peu d’argent, c’était compliqué. Monique s’en alla angoissée. Elle revint enchantée — un poisson superbe, et pour rien, une vraie occasion. Elle disparut dans la cuisine avec son trésor, puis je la vis repartir affairée pour emprunter à une voisine un plat assez vaste.

À l’heure du repas un coup de téléphone — le monsieur s’excusait, une affaire grave… Je pensais que nous allions manger du poisson pendant une semaine, Monique entra : sur l’énorme plat, bien au milieu, trônait un poisson, gros comme une sardine. Monique serrait les lèvres pour ne pas rire : « — Tu comprends, mon chéri, à travers mes lunettes il était énorme… maintenant, eh bien ! c’est autre chose… »

En regardant vivre Margaret à Eighth Street j’ai pensé souvent à cette réflexion de Montaigne :

« — C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. »

Elle est plus instantanée que les autres personnes. Pour elle il n’y a pas de voyage à faire entre voir, parler et agir. Elle est là tout de suite comme si toutes les minutes de sa vie avaient servi à cet exercice : la promptitude des réflexes et leur justesse.

Du « Bon petit Diable » à « Don Quichotte », de « Sophie » à « Jeanne d’Arc », je peux classer les gens que je connais ; je ne peux pas classer Margaret. Quand elle est arrivée d’Amérique en France avec moi, j’entendis sans cesse cette exclamation « — Alors, on ne peut jamais dire ce qu’on pense dans ce pays ! » Elle fâchait les gens surtout par sa man : ère d’entrer directement dans la conversation pour y jeter un argument juste mais sans complaisance. Elle n’avait aucune notion de la pédale sourde que crée la vieille courtoisie française où l’on veut que les compliments même arrivent du fond d’un corridor précédés des formules « Permettez-moi de vous dire », etc. J’aime qu’elle garde les habitudes simples de son pays.

Je ne connais pas d’être plus libre, plus franc, plus exposé, et en même temps plus nativement mystérieux. Cette créature si raffinée a gardé des mouvements primitifs — il y a le minimum d’espace entre ce qu’elle sent et ce qu’elle montre. Sa réaction est intacte. Elle n’a que des gestes actifs. Elle ne tourne pas pour rien dans une pièce. Elle ne tombe pas sur une chaise, elle s’assied, elle ne bavarde pas, elle parle. Elle ne parle du temps que pour le louer — pluie ou soleil, chaud ou froid sont accueillis avec un égal enchantement. Elle n’admet pas de s’occuper de sa santé. Jamais un manteau sur le bras. Toujours les deux mains libres. Porter un objet est un crime.

Margaret peint sur vie comme on peint sur toile. Elle n’arrange pas seulement l’appartement, les tables, les chaises, les choses, elle prépare les jours. Chacun doit s’emboiter dans la semaine comme un objet dans son écrin. Le pratique, l’utile y tiennent le minimum de place, ou, si elle peut y arriver, elle les maquille avec son imagination au point d’en faire des agréments. Quand tout est en ordre, elle ne fait plus qu’un avec ce qui est autour d’elle. Les branches d’arbres du jardin ont l’air d’avoir passé par ses mains avant d’orner le ciel. Entrer dans sa chambre c’est entrer dans un accord. Chaque chose joue sa partie. Elle dit : « Le matin dans mon lit, je me sens chef d’orchestre. »

Jusqu’à notre vie commune je pensais que les tables étaient des objets destinés à en supporter d’autres. Avec moi, elles disparaissent sous des montagnes de livres et de paperasses. Pour Margaret, leur sens véritable est de ne rien faire. Ce sont des surfaces polies, glissantes, luisantes, sortes de miroirs opaques reflétant les plafonds et les choses qui s’aventurent au-dessus de leur inutilité sacrée. Surfaces rondes ou carrées qui ne sont que des leitmotive de couleurs… une manière de préciser à l’œil le ton dominant de la pièce. Elle ne dort pas sans avoir rétabli l’ordre. Elle a un centimètre dans l’œil. Près de son lit, ses mules côte à côte sont comme deux montures attelées et prêtes à partir. Chaque pièce est un tableau qui ne peut bouger de son cadre imaginaire.

Quand je la rencontrai elle ne possédait que deux costumes mille fois reprisés et nettoyés comme ses gants et ses bas. Par n’importe quel temps elle faisait ses courses à pied avec des escarpins vernis, mais sa tenue était si intacte et chic qu’elle semblait toujours sortir d’une auto de luxe. J’étais intéressée par son allure aérienne, ses vibrations légères et le ravissement subtil qui orne toujours sa beauté. Il y a chez elle un contraste si rare — sans effort, elle semble heureuse même quand elle est triste. Cette gaie légèreté émane d’un être sérieux et chargé de convictions. C’est une disposition d’humeur qui draine un esprit avide et naturellement grave. La souffrance lui fait peur, mais elle ignore les plaintes. Elle est lâche et brave à la fois. Chez bien des gens les défauts sont doublés de la qualité correspondante, cependant la doublure est si mal ajustée que les désagréments s’étalent sans pudeur…

Margaret participe de tout ce qu’on ne voit pas, elle communie avec les arbres, les ciels. Elle est animée d’un souffle de vie universel. Ses adorables vibrations de joie sont encore plus intenses dans les jours de fête.

L’âme remplace la jeunesse. Peu à peu Margaret s’est avancée jusqu’au bord de ma vie, si colorée, si vivace qu’il n’y a pas de différence apparente. Elle a recouvert le corps de printemps, mais je suis seule à savoir tout ce qu’elle m’a donné en secret.


La date de publication du Sunday American arriva. L’avocat Ernst, secondé par Bob, attaqua le journal à coups de papier timbré. La direction se dérobait. Les agents de Hearst voulaient éviter le procès. Finalement Ernst proposa une transaction : pour rembourser les avances que j’avais reçues, la publication aurait lieu en partie, mais à condition qu’aucune épithète injurieuse, aucun mot blessant ne serait accolé au nom de Maeterlinck. On s’abstiendrait également d’ajouter des infamies sur la France et sur les Français. Les épreuves seraient soumises à mon avocat. Peu de temps après, Margaret les corrigea. Mon texte était respecté.

Après une année de drames avec le groupe Hearst tout semblait se conclure avec une simplicité qui aurait dû me faire suspecter une nouvelle trappe. Mais je ne voyais aucune possibilité de traîtrise et sans aucune crainte, le jour de la publication, je me rendis au New York American pour voir les premiers numéros.


Je tournais au coin de la rue où se trouve la prison Hearst. Des morceaux de papier déchiquetés traînaient dans le ruisseau et sur le trottoir — rouges, comme trempés dans le sang. Devant la porte ouverte une procession de voitures à bras était arrêtée. Chacune était coiffée de deux immenses affiches posées en sandwich. Des colonnes s’élevaient autour de la porte, elles étaient formées par des piles d’affiches. Des hommes sortaient en courant, empoignant des paquets, ils se précipitaient de tous côtés, criant en anglais des choses que je ne comprenais pas. D’autres, grimpés sur des échelles où s’accrochaient des pots de colle étalaient sur les murailles une étrange composition bariolée, où s’imposait l’écarlate en forme de cœur. Deux énormes cœurs étaient là, posés l’un sur l’autre. Une flèche noire les traversait, le sang éclaboussé coulait partout et sur deux noms écrits en caractères immenses — le sien et le mien. Au-dessus de l’ignoble allégorie et du titre de mes Mémoires on avait ajouté en lettres flamboyantes : « Twenty Years of Love, without Marriage » (Vingt ans d’amour sans mariage).

Mon avocat avait omis de contrôler l’affichage… Je l’avais obsédé par la seule crainte que Maeterlinck soit sali. Le journal se vengeait des difficultés que je lui avais imposées en rejetant le scandale sur moi seule.

Longtemps je demeurai là, étouffée, possédée par l’idée qui tournoyait devant mes yeux : c’était pour ça, pour ce résultat stupide et dégoûtant, pour ça que j’avais tant souffert.

Les hommes couraient toujours, les voitures partaient, les camions emportaient les échelles et les colleurs, le flot s’écoulait continuellement, je l’imaginais dans la ville, partout, dans les rues, crachant sur ma vie. Clouée contre le mur, je crispais mes deux mains jointes, comme si elles pouvaient contenir mon désespoir…