La Machine à courage/10
DEUXIÈME ROUE
CHAPITRE PREMIER
BERNARDSVILLE, NEW-JERSEY. — LES PUTOIS. — GEORGES ANTHEIL. — LA VIE DE L’EXTASE. — ÉPUISÉS DE GRÂCE. — MA VIE DANS UNE CAVE.
Après ce que j’avais vécu à New-York il me fallait des
arbres, de l’air, de l’herbe, toute la santé de la terre pour
retrouver la mienne.
À nous quatre nous avions au total 75 cents, et huit dollars étaient nécessaires pour aller à Bernardsville, New Jersey, où il y avait des propriétés à louer. Margaret se chargea d’emprunter l’argent chez quelque boutiquier de la Sixième avenue, convaincue d’en trouver un qui avancerait huit dollars sans autre garantie que sa parole. Dans une drugstore (pharmacie étonnante où l’on vend de tout — des chaussures au roastbeef et des chemises au chocolate-sodas) un monsieur, entendant sa demande au directeur, offrit simplement les huit dollars, heureux de faire plaisir à quelqu’un. Elle dut insister pour avoir sa carte.
Nous arrivâmes à Bernardsville — collines, pelouses, fleurs et forêts.
Un agent nous attendait et nous fit visiter des propriétés à 600 dollars par mois. Nos refus pleins de critiques augmentèrent son estime. Tout à coup l’auto s’engagea dans une longue avenue de cyprès. Tout au fond, une maison blanche, gaie et vaste ; un jardin de roses, un vieux parc, puis des collines boisées qui montent en gammes bleues vers le ciel : — « Cent cinquante dollars par mois, pour la fin de saison, dit le propriétaire, mais le grand ennui c’est qu’il n’y a que quatre chambres de domestiques… »
Le lendemain Dodd m’avança 100 dollars pour une nouvelle traduction de mon manuscrit, et un mont-de-piété fournit le reste du premier mois de location.
Quand nous entrâmes dans la maison d’Harmony Road, nous étions de nouveau sans un sou. Mais le soleil qui entrait avec nous éclairait une Victoire de Samothrace au fond de l’antichambre. Elle nous sembla un présage de la fortune qui nous attendait… En attendant, il fallait vivre, et personne n’avait un vêtement assez chic pour aller faire du bluff au village. Finalement, ce fut le village qui vint à nous. La principale épicerie téléphonait sollicitant « l’honneur de servir les nouveaux locataires de Mr. M. », Allen passa une commande colossale. Ensuite tous les fournisseurs se mirent à notre disposition, depuis le loueur d’autos jusqu’aux loueurs de pianos. Deux jours après nous avions un Steinway.
Maintenant, il nous restait à faire vivre dans les imaginations du village un personnel fictif, comme Anatole France avait créé le jardinier Putois. Quand les livreurs déposèrent la commande, ils ne virent aucun domestique dans la cuisine, mais des tapis violemment secoués par les fenêtres témoignaient de présences invisibles.
Notre premier soir à Bernardsville nous réunit sous le porche principal. On avait fait des coupes dans le bois tout autour de la propriété pour donner aux yeux des horizons. Par les trouées je devinais très loin des collines d’un bleu gris comme d’épaisses fumées couchées dans la vallée. La lune rouge montait au bout de l’allée de cyprès. La perspective rapprochait leurs silhouettes de longues larmes qui, tout au fond, semblaient toucher la grosse lune.
Nous avions entendu faire l’éloge d’un jeune compositeur, Georges Antheil, élève préféré d’Ernest Bloch. Allen lui écrivit notre désir de le connaître. Il répondit :
— « Je viendrai avec plaisir puisque vous êtes intéressés “in the modern musics”. À cause de ce pluriel nous attendîmes sa visite avec impatience.
Un étonnant petit bonhomme arriva, carré d’épaules et bas sur pattes, avec un visage encore fleuri de puberté. Il portait en lui cette assurance qui n’est pas un effet de la sottise, mais au contraire la marque d’une précoce conscience de soi. La disproportion du corps et de la tête, l’expression fixe et intense du regard, la préoccupation visible de la pensée retenue ailleurs, tout en cet être indiquait l’exception. J’eus l’impression du génie.
Georges Antheil tendit la main à chacun de nous, sans curiosité, comme s’il nous avait quittés la veille. Puis apercevant dans le salon un piano, il se précipita. Pendant deux grandes heures, surpris, ravis, nous l’écoutâmes. Ce fut son explication, sa raison d’être là. Il nous exposait sa force, sa nature et ses ambitions. Puis il nous raconta le drame de son existence — drame toujours répété de ceux qui veulent vivre au milieu d’une famille qui a fini de vivre ou n’a jamais vécu. Ce fut pour nous son adoption.
Quand il jouait son visage se métamorphosait, il n’était plus rouge et laid. Une blancheur égale descendait sur ses traits qui prenaient un style presque classique. Il nous dit avec simplicité qu’au reçu de notre lettre, il avait déclaré à ses parents qu’il allait vivre avec nous. Il avait emporté ce qu’il possédait dans une valise de carton qui tentait d’imiter le serpent — des manuscrits, du papier à musique, des crayons, de l’encre de Chine et des règles. Au milieu de ces trésors, une chemise et quelques chaussettes dépareillées. Comme il n’avait ni pyjama ni robe de chambre, Georges s’octroya un de nos peignoirs de bain et une paire de sandales.
Il travaillait presque jour et nuit, ne s’interrompant que si la fatigue et le sommeil le dominaient. Il ne semblait jamais manger. Nous nous étonnions quand Allen, qui s’occupait des provisions, s’aperçut qu’un sac de pommes vertes était presque vide et que les boîtes de « baked beans » manquaient dans l’office. La chambre de Georges ouvrait sur un petit escalier qui aboutissait à la cuisine. Dans son cabinet de toilette s’entassaient des bouteilles d’alcool de menthe. Évidemment Georges Antheil simplifiait son existence. Nous fûmes rassurés sur son immatérialité.
Sa manière de composer au piano nous amusa beaucoup moins. Il choisissait un thème de cinq ou six notes, il le répétait insatiablement et sans discontinuer pendant des heures. Il semblait s’hypnotiser avec certaines vibrations, puis, tout à coup, il courait à sa chambre et se remettait à écrire jusqu’au lendemain.
Chacun travaillait de son côté toute la journée. C’est seulement à six heures que nous nous retrouvions sur la terrasse pour le thé. Nous nous installions sur les pelouses vertes qui tournaient au jaune par manque d’entretien. La mécanique du travail, pas encore arrêtée, nous lançait dans des discussions. Nous étions comme des étudiants libres qui étudieraient par amour, pour vivre plus et mieux. C’était l’échange que j’avais toujours souhaité. J’étais habituée à me dire, à me jeter tout entière comme une balle contre un mur. Le mur recevait et la balle me revenait. C’est le lot de ceux qui se prodiguent sans discernement.
À neuf heures nous dînions et ensuite commençaient ce que nous appelions nos grandes heures. Elles se prolongeaient tard dans la nuit. Je chantai Mélisande avec Allen, dont la voix de bronze faisait vivre un Pelléas que je n’entendis jamais au théâtre. Georges jouait son Ballet Mécanique, qui eut l’honneur d’être sifflé au théâtre des Champs-Élysées à Paris en 1925. Allen jouait du Bach, du Chopin, sa transposition du Poème de l’Extase de Scriabine. Il vivait au piano plus que dans la vie. Margaret obtenait des sonorités à elle, sa personnalité s’exposait dans sa manière. Quelquefois, exténuée par les vibrations, elle posait sa belle tête au bord de la fenêtre. Coiffée de lune, elle dormait comme un ange dans son auréole.
Quand je retourne à ces moments rares, deux impressions dépassent les autres — une soirée chaude, noire, possédée par la vie des fleurs, où les plus profondes pages de Bach me furent presque une découverte. Et un autre soir dédié au Chevalier à la rose de Richard Strauss. Je me souviens de l’adorable valse comme d’un arrêt dans le temps. Exquise déchirure de la trame dans laquelle nos existences sont tissées. Un cercle se forme dans la mémoire. Une flaque de lumière est au centre et là les personnages tournent, tournent, épuisés de vertige et de grâce.
Vers deux heures du matin on soupait. C’était le moment des histoires, des rires ; c’était le moment où Bob, invité de week-end, se lançait dans des airs de flûte pour satisfaire ses rêves de poète. Ses effets de lyrisme s’éparpillaient piteusement dans la grande nuit. Mark Turbyfill, jeune moderne, lisait son dernier poème : « — Conversation is in Heaven » (« La conversation est dans le ciel »). Puis la voix de cloche d’Allen entonnait un hymne d’adieu. Dans le silence des nuits nous n’entendions plus que le chant doux et ouaté d’une chouette.
Les saisons vont vite en Amérique. Le mois de septembre nous avait déjà donné un bel automne tout habillé de couleurs à la Véronèse, mais nous savions que demain peut-être l’hiver allait le rattraper parce que c’est une terre de soudaineté où la nature avance par bonds. Les arbres retenaient encore leurs couleurs panachées quand le froid arriva tout d’un coup avec une neige fine et dure.
Les fournisseurs avaient cessé leur générosité et nous nous trouvâmes tout à coup dans une forêt d’impossibles. Impossible de partir sans payer nos dettes. Impossible de rentrer à New-York sans argent. Impossible de rester ici sans chauffage. Impossible d’acheter du charbon, et rien que des radiateurs dans la maison.
Monique avait remarqué dans une des caves, un poêle à bois auprès d’une grande table à repasser. Le jour plongeait du haut des murailles par une rangée de vasistas qui montraient au dehors une bordure de terre et la base de quelques troncs d’arbres. Une grosse lampe électrique descendait au-dessus de la table. Pourquoi ne pas vivre là en attendant les événements. Chaque soir les salles de bain et nos lits nous accueilleraient, chaque matin la vie reprendrait dans la cave. Le poêle serait notre chauffage central et notre fourneau… D’ailleurs, les provisions étaient peu abondantes — du quaker oats, du maïs, quelques boîtes de conserves, restes de nos splendeurs.
L’installation fut rapide — chaises et chaises longues, carpette, table à thé, guéridon chargé de livres, quelque vaisselle cachée derrière un paravent, une provision de bois, le piano. Et maintenant, dit Allen, il faut faire « le charme ». Il disposa deux candélabres sur la grande table, un foulard fleuri autour de la lampe et des feuillages dans un vase. Le poêle ronflait, on prit le thé — ce fut l’inauguration de ma nouvelle demeure dans la cave d’Harmony road.
Allen et Margaret rentrèrent à New-York pour chercher quelque engagement — concert ou soirée qui me permettrait de liquider la situation et de partir. Pour moi, il fallait rester dans la maison — et garder le téléphone — sans rien payer. J’allai voir notre propriétaire. J’expliquai le miracle que j’attendais pour me délivrer. Je le sentis si sympathique que je racontai toute la vérité de nos malheurs, nos comédies pour venir à la campagne, nos ruses pour y vivre. Il me serra les mains, accorda ce que je demandais et me souhaita un « good luck » pénétré.
J’étais heureuse, et j’ai fortement vécu dans cette cave. Les semaines passent très vite quand elles sont nues. Notre solitude était totale. La neige la préservait en étouffant même les cris des bêtes qui parvenaient faiblement jusqu’à nous. Pas de cloches, pas d’oiseaux, pas d’autres mouvement que celui des flocons doux qui semblaient mourir de leur chute muette et pourtant élargissaient d’heure en heure la bande blanche qui bordait nos fenêtres. Je les regardais assise à ma table, le nez en l’air, lisant ou écrivant. J’attendais sans impatience la sonnerie du téléphone qui retentirait au-dessus de nous, dans la grande maison vide, et nous délivrerait.
C’est en regardant la neige tomber dans le cadre noir de nos vasistas que pour la première fois j’écrivis des poèmes. Il m’apparut pour la première fois que ce n’était pas précisément de la littérature, mais une nécessité grave et très véridique, parce que ne prétendant pas à l’être. Je remémorais des poèmes de Rimbaud, d’Apollinaire, de Jean Cocteau et à travers la beauté transparaissaient les émotions particulières à chaque organisme. Je ne voyais pas le geste, l’événement comme dans les autobiographies, je surprenais le mécanisme profond de l’individu. À partir de ce jour, j’aimai la poésie réellement. Elle m’apparut comme une expression qui prend sa place entre soi-même et le langage.
Chaque jour, à neuf heures, je retrouvais Monique agenouillée devant le poêle qu’elle activait. Sa robe de laine marron, son châle sur les épaules, ses bandeaux noirs déjà ordonnés comme deux petits rideaux relevés en rond pour montrer sa figure — paysage de paix et de bonté.
À cette première heure un peu de soleil glissait en biais sur nos murailles mais toujours le ciel nous manquait. Nous sortions pour le voir quand la neige s’arrêtait un instant, mais, encore, elle occupait le ciel. L’espace n’avait ni formes ni couleurs. Nous revenions vite à notre cellule. Ma journée commençait. Je savais qu’elle serait intacte, c’était assez pour la sentir en moi comme une coulée de béatitude. Alors, un matin, entre les quatre murs de pierre grise et le sol, pavé de dalles sombres, une image de printemps, quelques lignes vertes vinrent au bout de mon crayon, comme jaillit une première couleur toute fraîche sur la palette…
Printemps
Accrochés au flanc du grand arbre, leur père,
les enfants feuilles s’agitent imperceptiblement.
Trop jeunes pour avoir une opinion,
Ils ne peuvent qu’approuver la brise
qui les interroge doucement
en ce matin de printemps.
Je savais que je n’écrivais rien d’important avec ces petites choses, mais si l’on n’avait dit qu’il y avait là simplement pour moi une nouvelle façon de jouer avec les mots, j’eusse été offensée jusqu’aux os. Je savais que cela se passait tout contre ma poitrine, je ne voulais rien savoir d’autre. Bon ou mauvais ne m’importait pas. C’était ailleurs. Un nouveau bien m’était venu. Plus tard je sus que je ne peux le ressentir à mon gré. Je le goûte seulement quand je suis souffrante, enfiévrée ou en détresse.