Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 117-120).


CHAPITRE PREMIER

PARIS. ― « SHADOW-BOXING. »



Je rentrai en France avec du New-York dans les cellules. Jamais adaptée, j’étais maintenant désassortie. J’avais perdu le sens de l’impossible. Autrefois j’allais dans les rues avec des chapeaux catafalques, à présent mes vues plus amples ne s’arrêtaient plus à moi, j’avais faim du gratte-ciel. On me disait que j’avais un drôle d’air. Cet air-là, c’était l’exotisme qu’on adore là-bas. On se maquille en lignes montantes, parce que c’est « sophisticated », sourcils et coin d’œil sont escarpés.

Je parlais mal l’anglais mais j’en rapportais l’accent. Mon français était émaillé de mots-véhicules, bourrés de sens et de nuances.

Beaucoup de défauts américains tombaient à pic avec ma nature, au point que je crois n’avoir pas été influencée mais retrempée en moi-même comme si le temps et la France m’avaient peu à peu déteinte — et que feraient le temps et les habitudes sinon cela ? Le verbe réagir est tout-puissant dans mon existence. En Amérique, on réagit comme on respire. Les Américains n’ont rien sur les épaules, rien entre la pensée et le geste.

À mon retour je croyais circuler dans une forêt pétrifiée. Malheureusement cette impression juste ne pénétrait pas jusqu’à mon illusionnisme et pendant longtemps je boxai avec des ombres.

Je commençai ma campagne par le théâtre des Champs-Élysées ― cadre idéal ― que mon ami Hébertot dirigeait. J’allai le trouver et lui exposai mon projet. Hébertot travaillait, il se déplia nonchalamment et sourit au complet devant mon enthousiasme. Il commença par approuver, ensuite vint la procession des « mais » ― les habitudes… le quartier… etc, et surtout… mon projet était un peu grand… un peu grand. C’était pourtant simple. Il s’agissait tout bonnement de réunir les deux continents : six mois de concerts internationaux ― un mois tout entier consacré aux nouveautés créées dans la saison de New-York par l’admirable société du « Guild » ; un autre mois consacré à Philadelphia Orchestra ; chaque semaine une conférence sur l’art et les poètes nouveaux nés ; ensuite six mois d’un théâtre d’art également international. Je rêvais de monter du très moderne français, puis Dostoïewski, de l’Archibatcheff et des jeunes russes. Je voulais tenter un Macbeth en smoking J’aurais représenté Les Exilés de James Joyce, des Allemands, des Irlandais, etc.

« La réussite ne fera pas la traversée », conclut Hébertot, « c’est trop grand, trop grand ». Bref, notre terre commune, la Normandie, nous offrit un sujet de conversation moins vaste.

Je cornai mon plan à travers tous les théâtres de Paris. « Un peu grand » était la conclusion inévitable et les lamentations s’écoulaient : « Pas d’auteurs, pas d’élite, pas de public ».

J’abordai des théâtres plus petits, je réduisis encore mes projets, mais partout des craintes, des restrictions. Les gratte-ciel de mon imagination dégringolaient à vue d’œil. J’allai voir Astruc et proposai une série de concerts spéciaux. L’idée lui plut, mais j’avais quitté la France juste après la guerre, dix années d’absence au total ; le relancement s’imposait… un bref calcul sur papier et Astruc redressa son intelligent visage de héron. Il demandait cent mille francs de publicité.


À la fin de mes recherches, je m’aperçus que le printemps de Paris et toutes ses grâces étaient arrivés. Pour la première fois je les vis comme de merveilleux fonds de tableau. De tous côtés des décors m’attendaient. Pourquoi ne pas planter une tente dans le bois de Boulogne ? Je me précipitai dans les ministères. Par miracle j’obtins quelques autorisations, mais les orages survinrent dans le ciel et un vent de pessimisme souffla dans les têtes.

Je fis la connaissance de Prampolini ― un esprit chasseur, des yeux qui découvrent, un caractère persévérant, un italianisme surchauffé. Tout de suite nous fûmes associés. Cherchant à deux, nous ne doutions pas de trouver une combinaison. Puisque la terre était hostile, je décidai de trouver un toit. Prampolini acquiesça et nous partîmes le nez en l’air. Ici un obstacle imprévu nous attendait. Nous trouvions des gens approbateurs mais il fallait consulter l’architecte, et quand il arpentait son toit, il le déclarait inapte à porter une foule.

Puisqu’il fallait redescendre, une cave s’imposait. Nous en trouvâmes une splendide dans l’île Saint-Louis ― des voûtes, des colonnes, quelque chose comme une salle du Mont Saint Michel — paix, sécurité, silence, tout était propice. Mais le cas n’avait pas été prévu dans les baux de location.

Je remontai à la surface. Alors ma hantise des buildings était un peu usée et le hasard nous fit visiter l’adorable maison de Balzac. Petite, mais prolongée de son jardin… Pourquoi ne pas y animer certains de ses contes ? Le comité demeura invisible. La dame gardienne ne voulut rien entendre.

Restaient l’eau et le ciel. Prampolini découvrit un vieux bateau, défroque de l’exposition des Arts Décoratifs. Son propriétaire voyageait. Trois mois plus tard, le refus nous parvint. La vieille coque était vendue pour un casino.

Pendant des mois nous allâmes encore dans les rues comme dans un musée de splendeurs prêtes à vivre. De la Sainte Chapelle aux étangs de St Cloud nous tremblions de « ce qu’on pourrait faire »… Le mystère de la Passion sur le parvis de Notre Dame ?… mais les autorités s’indignèrent. Alors le Musée de Cluny me retint secrètement. J’y passai des journées à établir des plans stratégiques comme j’en avais fait pour St.-Wandrille. J’en fis la confidence au gardien qui m’objecta timidement le trafic du boulevard St Germain. Je trouvai que c’était peu de chose ― interdiction du passage pour les soirées, palissades contre la curiosité des piétons… J’avais perdu le sens des obstacles, mon état mental était inquiétant ― j’allai jusqu’à mettre au service de mon imagination certains jardins de ministères…

À ce moment critique nous découvrîmes la merveille désirée ― le toit d’un immense garage pour mille automobiles nous offrait une étendue riche d’air et d’horizon. Le propriétaire, un homme d’affaires ― barbe, ventre et regard importants ― acquiesçait en principe. J’expliquai le projet ― club, théâtre, salle de musique, jardins, bassin et jet d’eau. Pour conquérir tout à fait Monsieur D… je parlai de cinéma et de salon de jeu. Il trouva l’idée très viable.

Nous commençâmes les plans, Prampolini et moi. Un architecte imaginatif nous tomba du ciel qui était proche. Ce furent des mois épiques. Un deuxième printemps était né pendant nos recherches. Nous le passâmes sur le toit qui dominait la ville. Là je possédais Paris comme j’avais possédé New-York avec Margaret et Allen dans les nuits sur notre toit de la 73e rue.

Chaque jour, pris en sandwich entre le soleil et son reflet sur le sol du tort, nous nous installions par terre et nos plans grandissaient. Ils furent terminés à l’automne. Nous avions travaillé de longs mois sans souci du capital. Il était important et j’avoue que pour le découvrir nous fûmes sans ardeur. Notre imagination était repue.

Plusieurs hommes d’affaires furent consultés en vain, et peu de temps après l’affaire et moi étions vaincues par le bon sens.

Le gros propriétaire, son garage et ses mille voitures, l’architecte et nos plans se volatilisèrent en un instant. Prampolini partit pour l’Italie. J’allai donner en Belgique des conférences-concerts. À Paris je créai des matinées que j’appelai « Concerts Express » — brefs, souvent recommencés, comme des cinés documentaires. Je donnai ensuite un grand concert Salle Gaveau, fait des chefs d’œuvre de toutes les époques, « De Bach au Jazz ». Mais je n’avais pas d’argent pour continuer mes entreprises.