Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 136-149).


CHAPITRE IV

LUTTE AVEC LA MORT



C’est dans cette dernière aventure, la lutte avec la mort ou avec les dieux que j’ai trouvé ce que j’allais chercher dans ma lutte avec les hommes, sur l’autre continent : un nouveau sens de la vie.

Il était cinq heures du soir, le 8 janvier 1934, quand on m’a emportée dans des couvertures. L’escalier de l’hôtel est vieux, il y a une lourde rampe, des coudes brusques, des angles aigus. Je me sentais très verticale. Je n’avais pas peur, j’entrais dans cet état de maladie qui est un état de fatalisme confiant. Plus responsable de rien, on a la foi… foi en quoi, pourquoi ? D’abord parce qu’on vit et que l’on ne connaît pas autre chose, aussi parce que l’on existe sur une ligne simple qui n’est déjà plus vivre. La ligne tremble. On la distingue mieux.

Dans l’auto de la famille, la tempête claquait contre les vitres. Mes amies suivaient dans une autre voiture.

Qu’est-ce que je sentais ? Presque rien. Je me répétais que c’était une grande maladie, que l’on me conduisait dans une clinique, que peut-être… mais j’avais toujours la même foi et cet abandon, comme si, ne me dirigeant plus, d’autres directions meilleures allaient intervenir.

Quand on ouvrit la portière, je remarquai que la pluie tombait devant les phares comme au cinéma. Des raies blanches aussi grosses que des dents de fourchette, et serré, serré. Une infirmière attendait sur le seuil dans la clarté. Des hommes vinrent me prendre, me déposer sur une civière. On me monta. Verticale et légère, j’étais un paquet qui glissait sur les brancards. Mes mains se crispaient autour. Ce ne fut qu’un étage. Tout de suite à droite, c’était la chambre. La chambre… Ma pensée interrogeait. Pour ne pas l’entendre, je m’appliquai à voir. Une pièce grande peinte en gris intact. Une table, des chaises, un fauteuil. Deux fenêtres, dont une au-dessus de la cheminée. Un lit étroit et long, sans défaillance, comme de la pierre polie.

Ici mon contrôle se brisa. Je ne m’évanouis pas pourtant, car je l’aurais su, en partant et en revenant. Je commençais à subir cette intermittence que la santé ne peut pas comprendre ― une chaîne dont beaucoup d’anneaux sont cachés. L’ombre les recouvre. On ne sait pas, on ne sait rien. Il était sûrement tard quand je vis que j’étais dans le lit, que Margaret me tenait les mains. Elle n’était pas surprise, ni moi. Sans doute j’avais parlé automatiquement. Mon apparence m’avait exactement copiée. Cette copie avait entretenu notre illusion.

Ainsi j’entrais dans un temps qui n’avait plus la mesure des hommes. Il se réduisait aux instants brefs d’une lucidité pleine de fantastique. C’est la première chose que je sus quand j’entendis par hasard que j’étais à la clinique depuis la veille. Pour moi, une ou deux heures à peine avaient passé. Pas de temps, plus de distance. Deux dimensions… hauteur, largeur. Je savais que le docteur se tenait au bout de mon lit mais je ne voyais aucune distance entre moi et lui. J’avais le sentiment que je pourrais prendre tout dans mes mains d’une façon tangible, comme le noyé saisit une perche. L’été d’avant j’avais vu sur les routes bavaroises les signes qui avertissent du danger les automobilistes. Une énorme main noire, avec l’index en bas indique les précipices. Maintenant la main était là dans ma chambre et je pouvais la toucher. La vie était plate comme une image.


La première nuit Margaret pleurait son impuissance. Personne ne répondait à ses appels. Elle sonnait, sonnait pour avoir du secours. Les Américaines en général ne savent rien du corps. Pour Margaret qui a l’esprit le plus aigu, l’organisme est quelque chose d’aussi simple qu’un sac où l’on peut entasser tous les bonbons qui sont sur la table.

Il n’y avait pas de garde libre à la clinique. On téléphona dans Paris.

Pour moi tout devenait immense et capital. L’énergie inemployée ― celle de toutes les morts partielles ― centuplait ce qui vivait encore. Je parcourais à toute vitesse des mondes neufs. La chaufferie de mon imagination oscillait entre 0 ou des chiffres fous. À zéro il paraît que je soupirais « Je ne peux plus ». Mais dans les autres moments je songeais violemment que la maladie est un phénomène singulier : un regard sans distance, une tête sans mesure.

On introduisit quelqu’un, une voix dit « Voilà votre garde, Madame ». Une personne habillée de toile bleue. Des mains rouges qui tenaient une ampoule et une seringue. Un des doigts emmailloté de blanc devint grand comme un bâton d’agent de police. Ses yeux qui divergeaient se mirent l’un sur l’autre, n’en firent plus qu’un énorme. De longues dents se montrèrent dans un sourire bête… Cadichon… La piqure lente me tortura. J’eus la force de protester furieusement :

« ― Une Danoise », gémit l’infirmière-chef attirée par mes cris, « une Danoise qui a tous ses brevets. »

« ― Non, c’est un âne des Batignolles… je n’en veux pas. »

On téléphona en vain. C’était la grande saison de la maladie. Je dus supporter l’âne cyclope pendant deux jours.


Mon docteur, Maurice Delort, cet homme intrépide qui agit avec la mort comme s’il n’y croyait pas, me disait à chaque visite :

« ― Je ne peux rien sans vous, on ne peut rien pour le malade qui s’abandonne. J’ai besoin de vous, ne nous lâchez pas. »

Sur son ordre je surgis du fatalisme de la première heure. Il avait sûrement raison. Et les événements me servirent en me donnant des préoccupations que la fièvre exagérait. L’intérêt passionné peut retenir la vie dans le réseau des nerfs ― telle une chose prise au filet. De ces heures près de la mort je garde un souvenir d’activité extrême. Je me sentais en pleine action ― action menée uniquement par la volonté du corps qui veut vivre. Il jouait le premier rôle, le grand, le seul. Et moi, je suivais, sans en perdre une seconde ni une ombre, ce drame essentiel. J’y assistais avec émerveillement. Les cellules combattaient… mais qui donc combattait ? Ici, je déchiffre sur mon carnet : « Je ne savais pas que le corps était si intelligent. J’ai nettement conscience d’une défaite ― celle du capitaine qui est le “moi”. Il n’est plus. Mais la machinerie lutte pour sauver le navire. »

Je sentais cela. Je le sentais et je m’étonnais… c’est donc ça, « vivre ». Quelque chose auquel nous participons très peu. Il ne m’étonne plus que nous ne comprenions pas. Saurions-nous davantage si nous surprenions le jeu des machines, si nous arrivions même à le surveiller… oui, sûrement, nous approcherions de l’état « d’être » que nous ne connaissons pas.


Je crois que c’était le deuxième soir. Un petit homme noir est venu par la fenêtre, sautant dans la chambre sur un rythme de fleur qui danse. Il m’a fait des offres de service. Je n’ai pas compris. D’autres soirs, il a passé rapide d’une fenêtre à l’autre avec un air moqueur. Maintenant que je suis dans le pays particulier de la maladie, je comprends que ce petit homme est un maître de ballet. Il faudrait une danse de cellules toutes neuves pour lutter contre la danse des microbes et leur rythme d’absolu.


… Incrustés dans l’air solidifié par la ferveur, trois peupliers montent comme trois prières.


… Mais je vois que des racines humaines tentent de retourner en terre.


Au pied de mon lit se tenaient le docteur Maurice Delort, son maître et son associé. J’ai réellement vu le dynamisme de ces trois êtres agissant sur le mien, pour le rappeler à la vie.


Je connais maintenant un silence surprenant. Comme si la vie elle-même était couverte de neige. Le silence de la santé est bruyant en comparaison de celui-là… silence doublé de tout ce que nous n’entendons pas. Je sais à présent la différence. Ce silence de neige me recouvre aussi. Il adhère à mes lents mouvements. Je sais qu’il est fait de toutes les secondes mortes de mon temps. Elles tombent sur moi depuis des jours.

Quand parfois l’ouïe me revient pour un instant, le silence glisse de moi en avalanche, je surgis et je vais partout à la suite d’un entendement si lucide que c’est de la télévision.

Je « vois » la vieille de quatre-vingts ans qui est dans la chambre au-dessus de la mienne. Petite et grise, elle dit son chapelet tout bas quand on la pose sur un fauteuil ; et je vois la dernière accouchée dans l’annexe, ses cheveux noirs en maigres mèches accompagnent ses cris et s’agitent autour de sa pâleur…

J’ai dit cela tout haut, ma garde n’a répondu sèchement comme on ferme les portes :

« ― Madame, votre infirmière ne devrait pas dire ce qui se passe dans les autres chambres. »


Ce matin j’ai regardé ma main droite longuement comme quelque chose qui ne m’appartenait déjà plus. Elle était étendue sur le lit ― objet d’ivoire ou presse-papier de marbre ; je ne savais plus son poids. J’ai demandé à l’infirmière de me retirer ma bague. Trop vivante pour la main, elle était un trait d’union terrestre.


Je vais partir en abandonnant ce qui me fut prêté — visage restant sur une image ainsi que le corps qui me portait ; les pieds qui marchaient sur la terre pour aller sans vraie raison d’un point à un autre, croyant à la nécessité du mouvement. Mon esprit s’en ira seul, sans bagages, pour recommencer avec les saisons sa saison humaine. Je tâcherai d’être lucide pour me reprendre au point exact où je me perds aujourd’hui, pour laisser le moins d’espace possible entre moi et moi… Suivre, tenter cet impossible de suivre son mystérieux passage… puisque mon « noyau » va s’envelopper d’une chair nouvelle et prendre une apparence que je ne soupçonne pas. Une apparence qui va brouiller mes cartes… Cette idée me fait peur. Elle accélère mon sang. Je le sens courir dans mes veines à toute vitesse comme l’eau des jardins de Grenade qui fuit en des berceaux de porcelaine bleue et blanche.


Toute ma vie, j’ai ressenti l’épouvante d’être dans un corps. Un corps qui me quitterait à son heure, comme le fruit son arbre.

Souvent je pensais : mon corps me trahira. Quand mon esprit apercevra la vérité dont il a besoin, il verra, reconnaîtra, voudra saisir et tout s’évanouira parce que mon intelligence humaine sera impuissante à me suivre dans un autre monde.


Je me demande maintenant si je me faisais une idée bien exacte de la mort. Est-ce possible tant que l’on est en vie ? J’étais surtout absorbée par de grands travaux qui me semblaient urgents. L’un d’eux était un écheveau emmêlé, écheveau interminable qui commençait au bout de ma vision, avant ma venue au monde. Il était emmêlé loin de moi par des gens que je ne connaissais pas. Des générations avaient croisé les fils. Tout était noué, embrouillé, je travaillais de toute ma fièvre pour tâcher de saisir un fil. Il me fallait savoir d’où je venais, repérer quelque chose sur mon essence pour savoir peut-être où j’irais… J’avais perdu la notion du temps, je n’étais plus sûre du commencement et de la fin des jours. L’étendue noire que l’on appelle nuit, pour moi, les séparait imparfaitement.

Une pensée m’obsède : je suis une vivante comme des milliers de vivants. Et cela, ce miracle, ne veut pas dire grand-chose. J’ai joué à vivre comme tout le monde. Comme les autres j’ai cru souffrir, aimer, penser. Un peu plus, un peu moins, nous croyons tous à la réalité de nos bonheurs et de nos tortures. J’ai erré dans l’air comme une bulle de savon. J’ai fait des efforts à contre-vie, sans comprendre ce qu’il y avait à faire.


Comment prétendre à la survie quand nous n’avons pas connu la vie ?


Chacun de nous est enfermé dans un cercle qu’il recommence à l’infini… mais il y a de l’espoir en spirale.


J’ai vu ma vie comme une portée de musique qui n’aurait que trois lignes au lieu de cinq. Esprit, émotion, physique. Cela formait un air que je cherchais à suivre, des images que par instants j’apercevais. Sur les trois lignes tendues comme des fils télégraphiques sur un ciel, il y avait des noires, des blanches, des rondes, des pauses et des points d’orgue. Mon cœur faisait les pauses. Je cherchais à classer mes souvenirs sur les trois lignes.

Trois lignes pour toute une vie.



On dit qu’au moment de mourir on revoit toute son existence. Une fois j’ai eu conscience d’être très mal. Cela dura quelques minutes ou quelques heures. Des souvenirs ont passé devant mes yeux. C’était un film dont la moitié de la bande était complètement voilée à la base. Je ne voyais que le haut des événements comme on voit une ville sur laquelle un brouillard épais s’est couché… on ne distingue que les tours, les clochers, les paratonnerres, tout ce qui dépasse. La bande se déroula ainsi depuis mon enfance jusqu’à ce jour. J’aurais voulu voir des personnages… impossible. Ils étaient ensevelis dans l’ombre.

Une seule tête surgissait ou plutôt je voyais les rayons qu’elle dégageait et je les reconnaissais. C’était le seul Être réel que j’aie rencontré. Le seul qui m’ait répondu :

« — J’essaye d’être un homme. »

Cet esprit a marqué si profondément le mien que maintenant il y a deux époques dans ma vie ― ce qui fut avant et après lui[1].


Si je renais ce sera pour moi le moment de vivre. Mon corps ne sera plus entre moi et le monde. Ce corps de femme tellement plus évident que l’esprit qui l’anime.


Dans Opium, Cocteau écrit : « Un arbre doit souffrir de la sève et ne pas sentir la chute des feuilles ».

Mourir est plus facile que l’on ne croit. Si l’on ne souffre pas trop, c’est une réduction de vie progressive au bénéfice de l’esprit. Le corps s’en va, l’esprit se simplifie. Plus de littérature. Nous voilà pour la première fois en face de la réalité. Toute notre vie nous avons couru après, sans commerce entre elle et nous. Cette mort n’est pas effrayante comme on l’imagine. C’est quelque chose de nouveau que nous ne soupçonnions pas dans l’état d’existence. Nous sommes dépouillés de clichés. Depuis « Papa » et « Maman » jusqu’au dernier mot avertisseur « maladie », tout ce qui fut artifice, moyen, habitude, mécanisme, est aboli.

Ce quelque chose de nouveau que j’entrevoyais difficilement, il serait sacrilège de le définir par des mots… ils en trahiraient la vérité. Si quelques mots flottent malgré tout dans cette substance neuve, ils perdent leur sens habituel. Je sais que je faisais tout le temps un grand effort pour comprendre. L’idée de « comprendre » m’absorbait tellement qu’elle me faisait égoïste. Je voyais de très loin les êtres que j’aime le plus.

Ce sont des jours dont je me souviens avec une crainte respectueuse. Ils n’étaient déjà plus à moi seule, et tandis qu’autour de mon lit les chers êtres voyaient mon souffle se précipiter, une succession de cercles s’agrandissait pour moi sur un autre plan. Je me reporte souvent à ces heures avec une curiosité qui n’est pas tout à fait pareille aux curiosités de la terre. Je tente d’y retourner pour retrouver des enseignements que ma santé revenue déchiffre mal. En somme ce fut pour moi la répétition générale de la mort. La « Première » se présentera sans doute autrement, mais la fin du dernier tableau sera pareille.

Je suis émue en pensant cela comme si Dieu m’avait fait un cadeau particulier. Certainement je ne regarde plus la vie de la même façon depuis cette incursion à la pointe du connaissable. J’étais simplement surprise de ne voir là rien de conforme à la vision des poètes et des philosophes.


Mon corps était comme le manteau doux qu’une femme abandonne sur le lit. Je savais qu’il mourait. Mais moi je n’abandonnais pas ma volonté qui restait follement tendue… Des flèches étaient lancées. Je ne savais pas si elles tombaient du côté de la mort ou du côté où j’étais encore.


J’étais déjà en dehors du petit cercle qui renferme bonheur ou malheur, plaisir ou larmes. Je n’avais pas à dire adieu à ce qui est pour moi : amour. C’était trop essentiel pour mourir avec mon corps. Tant que je vivais ce corps avait participé à la fête d’amour comme un invité de marque, un invité qui croit même que sans sa présence rien ne serait. Cependant il n’était pas la fête, il n’en était que l’expression fulgurante et humaine. Maintenant l’invité allait périr avec le périssable. Tous les sens et la féerie de leur vertige disparaissaient. Mais l’approche de la mort ne pouvait les rompre nettement et leurs effilochures traînaient depuis les cieux jusqu’à mon lit.


Je vois la transposition des choses qui restent immuables.


Je cherche à comprendre, je ne peux pas, mais je sais. Il y a là une vérité qui fait la vie réelle. Je l’ai eue… Tout le monde l’a eue. Mais… peut-être quelques-uns seulement… Il y a sur la cheminée une corbeille de violettes de Parme. Elle est devant une vitre, mais un store de bois est descendu derrière, seulement en bas je devine le jour ― ce miracle. Je pense à tous les gens qui marchent dans le jour pour le chercher… mais pour chercher quoi ? Des objets, des personnes, entendre, regarder, parler. Tout est mystérieux. Comment faire, mon Dieu, pour commencer à vivre ? Si je parviens à la rive, ce sera encore la même ― j’aurai encore mon nom et avec lui les habitudes de mon être, celles que je ne peux pas distinguer.

Je serai une apparence parmi toutes les apparences humaines. Je sais ce qu’il faut faire. Je vois la faille dans tous les systèmes proposés autrefois — ils parlent des mots, ils vont aux mots, ils restent des mots. Je sais maintenant qu’il faut « incorporer » ce que l’on veut apprendre. Intéresser les muscles. Passer d’abord par la science inconsciente de l’organisme. Autrement rien ne tient.


Je pensais que je « pouvais » mourir, que j’avais eu beaucoup de choses grandes dans ma vie… Ici se dressait un « mais » qui occupait tout l’espace de mon esprit : je n’avais rien fait avec moi-même.

Je regarde un pétale de la tulipe qui est là, près de mon lit. Presque détaché, il va tomber. Je sais ce qu’il est et pourquoi il va tomber, je sais… mais je ne puis savoir pourquoi je suis, et si je suis. Vais-je tomber comme le pétale ou n’est-ce pas mon heure ? Si ce n’est pas mon heure, je dois faire quelque chose de la grâce qui m’est accordée.

Au moment d’aller me coucher, enfant, je demandais un quart d’heure de plus et s’il m’était accordé je me disais : « Qu’est-ce que je dois faire pour remplir ce cadeau… le cadeau d’un instant. » Alors mes yeux s’accrochaient à tout avec une ardeur vide. J’étais gênée de ma gêne, je m’occupais à n’importe quoi pour la cacher. Ma préoccupation ― « Je dois » ― était si importante que je ne savais à quoi l’appliquer. Et j’ai traversé la vie dominée par cet ordre inemployé, cherchant toujours sa vraie fonction comme si j’avais tenu en main un instant réel dont je ne savais pas me servir. Maintenant, une suprême fois, je l’entends, je cherche.

Cette nuit, un moment de panique. Tout à coup une émotion qui coupe en deux, sépare le corps du haut en bas. Une idée-foudre est entrée avec la vision de l’irréparable. Une souffrance déchirante. En même temps, le refus organique de croire à la fin. Je suis bouclier devant elle, solide comme le fer, je ne veux pas l’admettre. Je ne sais rien et chaque pore de ma peau m’apprend l’horreur que je ne sais pas. Je me rappelle toutes les fois que j’ai souffert. Maintenant tous les morceaux de malheurs sont cousus ensemble, c’est l’addition. Dans un grand effort j’ai étendu le bras pour tirer un mouchoir sur les heures lumineuses de ma pendule, mais lucidement, je sais l’heure quand même. Elle est celle qui devait arriver. Celle qui fait ombre derrière les plus heureuses. Celle qui attend son heure. Celle de la vie. L’heure qui finit est la seule qui compte.

Chaque minute contient une existence entière. C’est une armée en mouvement qui marche sur moi. Elle arrive.



… Pour moi, se confirme un système, ou méthode, ou simplement « moyen » de connaître, de développer notre mécanisme physique, psychique et mental. Méthode qui laisse toute liberté à croyances, religions et mode de vie. Elle ne s’adresse qu’au phénomène qui est vivre, et que nous ignorons tous. Seuls les prophètes ont su ce que c’était. Ils ont connu leur vie, la vie et vivre. Nous serions parfaits, tels des arbres humains, si le savoir arrivait jusqu’au bout de nos branches. Mais, dans sa sphère, l’arbre se conduit mieux que nous.


Entre ma vie et ma mort, il y aurait pour moi toute la différence, mais en fait aucune différence. Et c’est la même chose pour les « grands du monde » qui ne sont grands que pour le monde. Ils n’apportent pas leur contribution au potentiel de l’Univers.

Si je dois guérir, je jure d’aller plus loin qu’avant. Ce serment paraît enfantin. C’est la seule chose grave, la seule qui compte.

Je ne me connais pas le droit de sortir du danger comme j’y suis entrée, j’ai eu le cadeau de vivre sans le savoir, et sans le savoir j’ai vécu mon idée de la jeunesse, de la beauté, de la santé, du succès, de l’amour, du bonheur. Et c’est comme un esprit de justice qui a tout arraché de mes bras pour me forcer à comprendre… Vais-je comprendre plus loin ? Je le crois. Il s’agit de me le prouver.

Le bonheur que l’on a cherché et trouvé n’est rien. On fut heureux de le vivre, pourtant il a effacé la vie. Le terrain même du bonheur est illusion. Il n’en reste plus rien. Joies, jouissances, plaisirs se jettent dans le vide. Une histoire géographique — le grossissement d’un fleuve qui se perd dans la mer.


… Sauver sa vie. Sauver quoi ? Un bonheur ? Une gloire ? Et quand ce serait même une œuvre ? Ce ne serait pas assez. Cependant je veux vivre.

Il faudrait savoir pourquoi. Pour quel but ? Et, s’il y a un but ? Oui, je le crois.

Comment puis-je aimer tant la vie et la juger telle qu’elle est — monstrueuse humainement, inutile essentiellement. C’est que toute ma foi proteste en écrivant ces mots… Je sais qu’elle pourrait être un instrument miraculeux entre les mains d’un maître.



J’observais de toutes les forces de ma fièvre ce qui constituait mon noyau, que je ne voulais pas entièrement périssable. Je travaillais à le détacher de mon corps. J’aurais voulu pouvoir l’arracher et le jeter moi-même à son recommencement tout proche, pour que les risques du corps finissant ne l’atteignent pas.

« Votre tête marche tout le temps, » dit mon infirmière.

Je sais bien que si ma tête me quittait ce serait la fin. Je ne tiens plus à la vie que par une flamme : la passion.

Pour déplacer ma jambe droite je dois la prendre à deux mains et la soulever comme une branche cassée. Demain peut-être mes mains n’en auront plus la force.

Je ne vois presque plus ce que j’adore. J’ai entendu dire par l’infirmière : « Il est midi ». Moi, je parlais à la nuit. Elle est simple, sans lune, sans ornements. Sur la terre les fleurs se reposaient d’être sans couleurs. Je les devinais à leurs parfums endormis.


Dans une nuit de fièvre j’écrivis deux poèmes :

CARTE POSTALE.

Échappés de Chartres dans la nuit du vingt janvier 1934,
les anges-mains sont venus pour me chercher.
Ils pouvaient prendre la route du ciel
mais ils ont préféré la voiture Citroën.
Tu sais que le monde ne voit rien d’essentiel
et cela facilite grandement la vie des anges.

Par paires — ils étaient vingt-quatre ―
ils se tenaient en couronne autour de mon lit,
mains en forme de palme,
doigts attachés comme des secrets,
tous légèrement poussés dans le même sens
par la même brise de grâce
garniture de petites nageoires
surgissant d’une écharpe de plis éternels.

À leur question, j’ai répondu ―
« Je voudrais simplement voir du côté de la mort ;
quand j’y suis allée l’autre jour,
je n’avais plus les yeux ouverts. »
Ils m’ont couché sur un lit
où les baldaquins de pierre
sont ordonnés pour l’éternité.
Je suis devenue plate comme une image
et nous sommes partis à travers les nuages.

MALADIE

Mon corps s’en est allé
de l’autre côté de la rue
dans le bureau de postes des Saints Pères.
Simplement, il est entré.
En hommage pour la magie des lettres divines
qui sans cesse viennent
(poésie, douceur, prévoyance)
je tenais par un anneau le grand lustre de Venise
qui dort dans un coin d’une chambre familiale.
Je l’accrochai au-dessus des employés
dont les crânes luisaient
et qui devinrent des grape-fruits miraculeux.

Le lustre fut souple, long, flexible
comme les saules qui se balancent
sur les tombes d’Agathe ou d’Amélie.
Et tout à coup il s’est mis à tourner,
envoyant sur moi, de l’autre côté de la rue,
ses pétales précieux dont chacun renfermaient
une savante inscription.

Le lendemain, c’était déjà l’été.
Le lustre portait des fleurs épanouies ―
lettres, promesses réalisées au printemps.
La bénédiction dura plusieurs jours,
toujours des pétales tournaient
sur les autobus et les gens qui passaient.

Le plein été du lustre dura plusieurs jours,
mais tout sombra dans la nuit.

Seigneur, je ne savais pas
qu’il était si facile de mourir.
Pourquoi ne m’avoir pas accordé
votre haute collaboration ?


  1. Cf. Vers le But, p. 000.