Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 127-135).


CHAPITRE III

BERNARD GRASSET : UNE PRÉFACE.



Pendant ces quatre années je fus comme une automobile qui ferait du cent cinquante à l’heure dans un garage fermé.

Subconsciemment je commençais à me rendre compte que je fuyais quelque chose, je n’étais pas encore en état de commencer une nouvelle vie. Je fuyais devant un mal que je ne parvenais pas à guérir parce que je ne le comprenais plus. Un ami me disait :

― « Vous ne retrouverez l’équilibre qu’en étudiant honnêtement ce que vous avez vécu et en essayant de l’écrire ».

Il avait raison, mais je savais que cela me serait affreusement pénible, et je retardai le plus longtemps possible de me mettre à l’ouvrage.

Qu’est-ce qui me tirait en arrière comme deux forces attachées à mes omoplates ? J’avais l’impression d’être une radio consciente qui, après avoir été longtemps branchée sur certaines ondes, serait soudain privée de fonctionnement.

Dix ans, depuis que ma vie avait été coupée en deux… J’ai un cœur au ralenti. Je ne connais pas l’oubli et je n’y crois pas. L’animal à quatre pattes n’oublie pas et l’animal humain non plus ; mais celui-là ne veut pas en avoir l’air. Certains voudraient enterrer le souvenir et il les hante. Les autres le dénigrent, d’autres rient par-dessus.

Rien de tout cela n’est vrai.

On ne peut taxer d’oubli ceux qui oublient organiquement comme ils digèrent. Tout en eux est momentané. Il y a les natures-salsifis qui traînent leur passé après elles sans le savoir. Il y a ceux qui entretiennent le désarroi apparent de leur peine. Ils s’y accrochent pour excuser leur paresse à revivre. Il y a encore les faux inconsolables dont on admire l’âme arrêtée comme une pendule. Les sympathies leur font un socle. Dans tous les cas ― vrai ou faux ou inconscient ― l’oubli me semble être une invention de poète.


Dès que je commençai d’écrire mes souvenirs, on me demanda pourquoi je ne changeais pas les noms. Je n’y ai jamais songé puisque je n’avais aucune révélation à divulguer. Tous les faits étaient publics. Je ne violais donc aucun mystère mais un principe admis depuis toujours par la morale courante : on peut écrire n’importe quoi sur les pauvres morts qui ne peuvent se défendre, mais on ne doit rien dire sur les vivants qui sont là pour protester. Comment légitimer une telle aberration ? Je trouve indigne d’accabler les morts dans leur tombe. On les tue une seconde fois et lâchement.

Malheureusement Bernard Grasset, dans sa détestable introduction à mes « Souvenirs », lança une idée de revendication qui comportait de ces mots-bouées auxquels la calomnie s’accroche. Cette introduction déformatrice fut placée, sans mon autorisation, au seuil de mon livre. Le fait me blessa gravement, bien qu’il ne fût pas très grave en soi. Je sentais qu’il y avait là un sacrilège.

Était-ce l’amour, mon amour abaissé par un esprit blagueur ? Non, en l’exposant je l’avais exposé aux jugements faciles. Pour moi il y avait là autre chose de plus original, quelque chose à la fois organique et regardé.


Chaque vie commence avec le même choix devant elle ― suivre ses parents ou ses songes. Comme tout artiste je suis née plus près de mes songes que du monde. Les songes nous ont promis à toutes les catastrophes. Mais on ne nous a pas dit ce que nous gagnerions. On l’ignore. Cela restera notre somptueux secret ― secret qui dépend de l’enjeu et de la totalité de nos risques.

Formée par les songes et leur langage, quelle combinaison aide l’artiste à se créer, dans le monde-matière, la vie supernormale qui est son oxygène ? Pas de substitution ni de fausse optique, comme on le croit. Seulement une disposition naturelle ― acquiescement à un soleil que la terre ne peut lui dérober.

Malgré l’imprécision des songes et la grâce qui en descendent, j’avais eu besoin de donner une certaine forme à ma vie secrète, je l’aimais assez largement pour ne pas la limiter tout à fait à ma personnalité et à ses troubles ; j’avais essayé de la construire, de la ciseler, comme un objet et selon mes conceptions.

Cela m’indiquait la nature exacte du choc que j’avais reçu en lisant la préface de Grasset. Le vrai conflit entre lui et moi était plus loin que ses pages, il était dans la qualité de l’être qui les avait écrites. Indifférentes ou élogieuses, elles auraient toujours porté sa marque, son conditionnement, et les tendances personnelles d’un homme fait pour les « week-ends amours ». Il y a du coq dans l’opinion de Grasset quand il déclare que le couple en question n’était pas apte à l’amour. Je n’ai aucun mépris pour ce robuste volatile, mais il n’a jamais symbolisé à lui seul le divin amour auquel l’homme puisse atteindre.

C’est de l’horreur que j’éprouve pour la vulgarité d’âme qui transparaît sous les grandes phrases de cette préface. Que m’importe son fatras littéraire et que pour mieux me desservir elle ose me démentir. Ce qui me révolte c’est l’atmosphère basse de ces pages. Que les récits de ma vie s’y trouvent associés m’impose une gêne qui va jusqu’à la répugnance.


L’histoire de cette préface est longue. J’en exposerai les principaux faits brièvement. Un fait est ennuyeux quand il n’est pas exaltant. Ici, il est laid et terriblement normal.

« La Muette », automne 1930.

Grasset me propose d’écrire une préface pour mon livre « Souvenirs ». J’accepte. Il me remet certaines pages de mon manuscrit annotées de sa propre main. Elles attestent envers Maeterlinck une animosité grossière. Je proteste. « — Je n’userai pas de ces notes, déclare Grasset, laissez le génie faire son œuvre, vous la jugerez quand je vous la présenterai ».

Longtemps après il me lit trois pages de « son œuvre ». Je remercie par lettre et fais de graves restrictions verbalement — il me posait en revendicatrice, rien n’était plus loin de la volonté de mon livre.


Le 3 mars 1931. Grasset me donne enfin rendez-vous chez lui pour me communiquer les épreuves de son Introduction. Je lis… J’interdis.

J’allai chez mon avocat, Moro-Giafferi, et fus stupéfaite de le trouver plus au courant que moi-même de ma situation. Il donnait raison à Grasset et tentait de me convaincre. Sa grande habitude de manier le vide créait des arguments pour Grasset.

« — Mais vous ne connaissez pas le livre. Je n’ai rien revendiqué ! Je n’ai pas d’amertume, je ne veux pas être présentée en femme vengeresse, c’est idiot ! »

La figure qui était gravement tendue en face de moi subitement se frisa en chou, la bouche s’arrondit, les mains offrirent leurs paumes.

« — Voyons, Madame, ne faut-il pas présenter les choses avec un peu d’habileté. Un livre doit aguicher son lecteur. Le mot est un peu gros (il le souligna d’une main très dix-huitième) mais il faut voir la réalité telle qu’elle est — cette préface n’est pas gravée sur votre tombeau. Ce qui vous offense fera marcher la vente. »

Moro-Giafferi a pour lui ses acharnements, mais, pour les écouter, je ne suis pas un jury idéal. J’entendais sa voix dont il joue en virtuose, je regardais sa bouche aux volutes Louis XVI, et je comprenais qu’il me distinguait mal à travers le brouillard de son importance. Il partageait l’opinion de mon éditeur parce qu’ils ont tous deux la même ampleur commerciale, l’un avec son bruit, l’autre avec sa maison d’édition.

Je partais quand il m’arrêta d’un grand geste — coup de théâtre indispensable au prétoire.

« ― Madame, je dois vous dire que le livre est achevé d’imprimer depuis hier. Quant à la préface… la voici. »

Il prit sur son bureau des épreuves décorées d’une longue dédicace… au grand Maître… avec les grands remerciements de l’éditeur…

C’est ainsi que j’appris par Moro-Giafferi la publication de mon livre.

La dernière page indique : Achevé d’imprimer le 3 mars 1931. Le jour même où Grasset m’invitait à prendre connaissance de ses pages. Pour empêcher la vente j’engageai la lutte à coups de papier timbré. Grasset riposta par des comptes : les frais d’édition et trente mille francs de dommages-intérêts. De plus il déclarait garder mon manuscrit et publier tout de suite son Introduction en plaquette.

Je m’informai de la loi. Ma position était mauvaise ― j’avais signé le « bon à tirer », assurée par Grasset qu’il s’agissait seulement du livre, non de la préface. On me posait toujours les mêmes questions :

« ― Aviez-vous autorisé que votre livre soit préfacé ? »

« ― Oui. »

« ― Aviez-vous stipulé que la préface entière devait vous être soumise avant la publication ? »

« ― Oui. »

« ― Par écrit ? »

« ― Non… Je ne pouvais pas douter… »

« ― Alors, rien à faire ».


Ma révolte se soulevait jusqu’à faire trembler ma vie… et toute ma raison y collaborait. C’était l’horreur de voir dégrader ce que j’avais vu grand. À chaque instant, seule, dans ma chambre, je rougissais.

Tous les poètes ont exprimé leur amour. Voilé ou non, il est visible. On peut détester l’art qui le présente, mais qui oserait cracher à la face d’un poète vivant la négation de son amour… qui oserait en défigurer la qualité même s’il semble invraisemblable ou absurde ? Au tribunal de Londres, quand l’infame jury parlait à Wilde de l’amour « qui n’ose pas dire son nom », il n’aurait pas dit « l’amour qui n’est pas ».


Je ne ferai pas ici la critique de cette préface. Un écolier en relèverait les contradictions insensées. Chaque déclaration de Grasset montre sa mauvaise foi. Elle est à bascule, employée selon les besoins d’une cause incroyable ― celle d’un éditeur qui veut condamner son auteur…

Je m’efforçai de relire les épreuves. Je lisais du bout des yeux. Comment admettre que mes intentions, mes sentiments soient travestis par un Grasset ? Vanité de ma part ? Non. Ma vanité est plus grande que cela. Trois choses ont une grandeur constante ―la vie, l’amour, la mort.

Sans argent, je ne voyais pas d’issue : mon livre serait confisqué et Grasset publierait « son œuvre » avec fracas… Forcée d’accepter, je signai mon consentement à la vente. J’écrivis en regard de mes dédicaces « Prière de juger ce livre sur ce qu’il contient, non sur l’introduction ». J’appris ensuite que tous les exemplaires signés ainsi avaient été détruits sur l’ordre de Grasset.


Quatre jours de neige.

On m’avait priée de venir pour mon service de presse. Puisque j’avais admis la situation, j’en suivais le mécanisme.

Il neigeait. La forêt entourait le château d’un décor de marbre. Les arbres des allées cavalières élevaient des portiques solides sur le ciel. L’automobile avançait avec un bruit de mica. Je regardais sans voir ― impression de vide qui succède aux chutes. Mon être dépeuplé n’était que parois sensibles et sonores. Une fois de plus, avec mon angoisse, la neige légère tombait… et un autre jour de neige m’apparaissait… C’était dans une rue de Paris, cinq ans plus tôt. Je descendais d’un taxi contre un trottoir, et sur le trottoir passait, tout près, à la pointe de ma cape de fourrure, un être que je n’avais jamais revu depuis « les siècles » d’une séparation définitive. Restée sur place, sans respiration, j’avais eu vraiment l’impression que mon sang s’écoulait à mes pieds. Lui, s’était arrêté plus loin à la montre d’un libraire. Je l’avais rejoint. Grâce à la reliure foncée des livres, la vitre reflétait son visage. Je le voyais comme dans une eau immobile… J’aurais voulu dire « Comment vas-tu ?… » pour qu’il entende : « Qu’est devenue ta vie… celle qu’on ne voit pas ?… » Mais longtemps nous restâmes côte à côte lui, sans voir, et moi… voyant trop. Voyant si bien, que je le laissai partir, craignant qu’il ne réponde : « Très bien… et vous ? »


Chez Grasset, je passai vite entre les colonnes de paquets, mais au premier étage, je fus arrêtée ― des liasses de bandes étaient sur une table. Imprimées noir sur vert elles criaient aux passants : « Une femme donna et se prit à le regretter. »

Devant le bureau vitré où j’écrivais mes dédicaces, des écrivains passaient. Certains me faisaient leurs condoléances pour la catastrophe de l’introduction :

« — Mais vous avez tort, » disait Jacques Chardonne, « la préface, ça ne fait rien. Moi, j’étais opposé à l’idée de votre livre, mais je l’ai ouvert et tout de suite je l’ai aimé. »


De ma cage de verre je voyais le dos de Grasset. Un bout de cigarette éteinte dépassait le profil perdu. On prétend qu’il a un dos intimidant… c’est un dos plein de certitude. Celle d’un « sous-off. », dont il a le commandement sec.

Il entra.

« — Tous mes auteurs me dédicacent un exemplaire de luxe », me dit-il.

Je refuse, il insiste :

« — Vous n’avez qu’à écrire « à ce salaud de Grasset » ou « à l’ignoble Grasset qui… »

Comme je ne réponds pas, il change d’attitude.

« — Écoutez, Georgette Leblanc, je n’imaginais pas que vous seriez si contrariée, pourtant vous ne m’avez pas attendu pour vous laisser rouler… vous devriez avoir l’habitude d’être roulée ! »

Nos relations finirent sur ce trait délicat.

Les humains sont des rouleurs ou des roulés. Rouler mange le temps et il y faut un œil de poule attaché au sol. Les roulés sont les heureux. Ils ont liberté, fantaisie, joie, amour et par-dessus tout, illusion. Dans cette affaire Grasset il eût suffi d’agir en grande personne. Elles portent leur vanité en bouclier. « ― À moi, X… on ne fait pas ça. » Et c’est vrai qu’on les respecte comme les défenses affichées sur les murs.


Chez Grasset, toujours la neige tourniquait dans la cour étroite. La nuit d’avant j’avais eu un cauchemar. Il obsédait ma fièvre. Dans une immense piscine grouillaient des morceaux d’intérieurs humains. Pêle-mêle des organes débordaient d’une eau pleine de sang. De ces formes informes montaient une clameur et une odeur. Les voix étaient mauvaises et l’air abominable. Maintenant, dans un vertige, ma fatigue déroulait les événements… des flèches m’entouraient marquant les descentes rapides. Des poteaux indicateurs montraient le vide. Je voyais mon passé en cascades : enfance, rêves, père, mère, éveil, volonté, illusions, le grand amour taillé sur un patron inhabituel, mon livre qui le racontait, et cette introduction, autre cauchemar qui bafouait mes sentiments… J’imaginais un champ d’épaules brutalement soulevées. « ― Après tout, ce n’est que l’amour d’une femme qu’on enterre ». Pas même cela, « un amour en papier » écrira un critique, car cette femme a noirci pas mal de pages… » On se réunira au domicile mortuaire après la cérémonie… Comment ! elle a osé croire qu’il y a du divin dans l’homme, elle a voulu donner à ce divin plus de place qu’aux instincts… elle a cru que la communion de deux esprits ne peut être atteinte par aucun acte, par aucune sottise… elle a cru… que n’a-t-elle cru, mon Dieu ! Devant une personne qui ne comprend rien aux lois et encore moins aux hommes, un palliatif s’imposait. Avec cette introduction bourgeoise, on pouvait lever les bras bien haut en « camarades ». Il fallait se retrouver, se sentir les coudes ― ce chien à chien de l’humanité.

Non, il n’y avait pas d’amour, là où il n’y avait ni sacrement, ni scènes, ni volonté de propriété. Qu’est-ce qu’un amour qui ne ferme pas la main sur sa proie ?

« Amour en papier », a dit un critique, suivant la route indiquée par mon éditeur dans sa préface. Seigneur ! Ai-je pu donner l’illusion d’avoir comblé la distance qu’il y a entre vie et poésie… aimer comme dans un poème sans que le dessein de l’amour déroge au dessin du poète… précieuse louange pour moi qui regarde la poésie comme une idéale représentation de la vie[1].


  1. Quand je fus près d’achever La machine à courage, je demandai à la Société des Gens de Lettres de constituer un arbitrage. On reconnut le bien-fondé de ma requête et le contrat qui me liait à Grasset pour plusieurs années fut annulé.