Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 36-43).


CHAPITRE III

FILM TRAGIQUE. — LES DERVICHES TOURNEURS. — LE GRAND AIR DONNE DE L’APPÉTIT. — « UP ! UP ! PLEASE. » — « L’OISEAU D’OR. » — CINQ DOLLARS AU CENTRAL PARK. — Monna Vanna AU MANHATTAN OPERA.



À partir de ce moment la vie se déroula comme un film tragique. J’avais tout attendu des gens qui m’entouraient, j’apprenais qu’ils attendaient tout de moi. Le scandale préparé avec mes Mémoires n’était que le premier d’une série. En m’y refusant, je bloquais le reste.

Véral cherchait en vain un capitaliste, répétant sans pudeur :

« — Nous ne sommes pas trois à mourir de faim, mais six, car je dois penser à ma femme et à mes enfants. »

Pendant ce temps mon manuscrit passait de main en main à la direction, où l’on prétendait « examiner la question ». Ne pourrait-on faire quelque effort des deux côtés, pour se mettre d’accord ? J’ajoutais vainement des histoires de théâtre, des anecdotes « plaisantes ». On voulait toujours ce que je ne voulais pas. Chaque jour Véral venait avec un nouveau projet ou un nouvel échec… cinéma, théâtres, concerts. Il m’emmenait en hâte pour convaincre et… je ne savais pas l’anglais ; pour conquérir… et je n’avais pas une seule robe d’après-midi. Sûre de trouver à New-York des costumes tailleur, je n’avais emporté que des toilettes de soirée. Cependant on aime les Françaises. Je trouvais des sympathies, mais où trouver de l’argent ?

L’agitation de New-York crée des tourbillons, les gens sans argent sont perdus. S’ils résistent au vertige, ils tournent et tourbillonnent sans arrêt. Ces derviches tourneurs devaient fatalement me tendre la main et inconsciemment je commençais mon mouvement de rotation.

… On espère un capital pour monter Pelléas et Mélisande en anglais. Je travaille des nuits entières et — quand je sais le rôle, pas d’argent pour monter la pièce… Une dame veut organiser des concerts français. Elle possède une salle et connaît un milliardaire turc. Mon manager se précipite chez lui et n’en sort plus. Quand il passe en coup de vent, il exulte. Ses poches sont bourrées de cigares, il engraisse et nous fait des promesses nourrissantes. Celui qu’il nomme Ali-Baba n’aime que la France et fera tout pour moi. Mais un soir la dame organisatrice arrive affolée. Elle vient de voir la demeure d’Ali-Baba cernée par des policemen. C’était un escroc. Pourtant ces quelques jours de vie abondante ont ranimé l’énergie de mon manager.

« — Ma chère, ne pensez pas à la nourriture. Songez aux pauvres qui n’ont pas de feu. Vous avez chaud et votre appartement est payé… »

Nous ne sortons plus. Le grand air donne de l’appétit. Je remarque en Monique des signes d’épuisement qui me désespèrent… Un soir, tandis que nous dînons d’un verre de lait et d’une pomme, on téléphone. C’est de Philadelphie — une firme de cinéma est disposée à m’engager. On parle d’une grosse somme.

« — Pour tourner quoi ? » dis-je.

« — Votre vie avec un homme célèbre. Tout pour vous, tout contre lui. »

Je raccroche… Je retrouve un Russe rencontré un peu partout au cours de mes tournées. La litanie habituelle commence.

« — Ma chère amie, moi, dans un mois je vous aurai libérée. Après, que voulez-vous ? Un théâtre, une salle de concerts ? Écrire des articles ? Faire des conférences ? du cinéma ? Que les directeurs sont bêtes donc de n’avoir pas encore présenté au public une artiste telle que vous ! »

« — Merci, merci, mon cher, on verra » !…

Véral retrouve un ami, agent de cinéma, qui a « des sentiments français » et qui conformera un scénario à mes idées. L’ami aux « sentiments français » me comprend. Malheureusement, je le comprends aussi — malgré un nez décisif il a des yeux en pénitence sous un front trop haut et une expression de chien sage. Je vois tout de suite qu’il ne pourra rien faire. Mais il envoie chez moi plusieurs « producers ». En face de cinq gros hommes à gros cigares je m’assois, je me lève, je ris, je souris, je tire avec résignation les ficelles de ma marionnette jusqu’à ce qu’on me dise « Stop ». Cependant ils ne partent pas, ils parlent entre eux et semblent embarrassés. Alors je ne connaissais pas encore la gêne spéciale de l’homme américain — pesante et puérile, grave et enfantine. Soudain le plus gros, qui paraît le plus important, allonge sa canne vers le bas de ma jupe et avec un sourire qu’il veut aimable.

— « Up ! Up ! please ». À cette époque les jupes descendaient assez bas et je sais le rôle que jouent les jambes sur l’écran américain. Alors il leur faut encore quelque chose. Cette fois c’est un gros doigt timide qui s’avance vers moi. Une voix interroge :

« — Corset ? »

Avant que j’aie pu répondre négativement, le doigt fonce sur mon plexus solaire pour s’assurer de sa liberté. Tout va très bien. Il n’y a plus qu’à chercher l’argent.


Depuis longtemps j’avais brisé la consigne de l’incognito. Je fréquentais des amis auxquels j’avais d’abord caché ma venue.

Ceux-là qui comprenaient mon point de vue ne voyaient pas de solution. Les conseils que je recevais n’étaient pas encourageants. Le journal pouvait me traîner indéfiniment.

« — Par le Sunday American vous êtes liée à une force formidable. Vous n’en sortirez pas. »

« — En Amérique tout est différent, faites fortune et ne vous inquiétez pas du reste… »

Ou encore :

« — Ne luttez pas davantage. Quatre mois sans rien faire à New-York, vous êtes déjà perdue. »

Certes, si je voulais être « raisonnable », répétait Véral, et me plier à la psychologie de la presse Hearst, on obtiendrait vite le capital introuvable ; mais puisqu’il devait compter sur mon « inconcevable entêtement », il allait chercher encore une autre issue… Et l’on me fit connaître les fameux music-halls appelés vaudevilles — établissements gigantesques et innombrables qui existent dans toutes les grandes villes des États-Unis.

« — J’ai en vue un vrai poète qui vous fera un sketch, déclare Véral, et l’on me propose deux cents dollars par jour pendant un an. » J’accepte sous condition de connaître le sketch. On résiste. J’insiste. On refuse. Je ne cède pas. Finalement je lis le chef-d’œuvre :

Le titre est « L’Oiseau d’Or ». La scène représente un cabinet de travail dans une abbaye :

Au lever du rideau l’acteur, grimé de façon à rappeler les traits d’un poète célèbre, médite à sa table de travail. En vain il implore le plafond, l’inspiration ne vient pas. La porte s’ouvre et je parais, vêtue d’or. Pour encourager le génie, je prends des poses plastiques, mais le poète trempe sa plume dans l’encre et n’écrit rien. Je disparais. Alors survient une jeune servante écourtée dont le nom est Cerisette — nom d’apéritif destiné à exciter l’inspiration. Elle se précipite vers une armoire dont elle retire une bouteille et un verre. Elle fait boire le poète, qui retrempe sa plume dans l’encrier et couvre plusieurs feuillets. D’un œil il suit son travail, de l’autre les trémoussements de la jeune personne. C’est la résurrection du génie. À ce moment je reviens, encore en statue d’or. Je symbolise cette fois le renoncement, en portant un petit sac de voyage. Le trio échange quelques gestes dramatiques, puis l’action se précipite. Entre un sac de voyage et une bouteille, l’homme titube, tandis que descendent au fond de la scène des échelons lumineux que gravit la fée « Oiseau d’or » en chantant un hymne de paix. Le couple se dirige vers une alcôve laissant apercevoir un divan flanqué d’un bar. Le rideau tombe.

Cette ordure devait remplir quinze minutes.

Découragé par ma colère, mon manager commence à douter de ses possibilités.


Chassée de mon lit atroce, je dors dans un fauteuil… Sans cesse blessée, secouée, submergée, comprimée… Tout est fait pour m’exaspérer, me lasser, me décourager. Mais je résiste et je bénis le vertige qui m’empêche de penser… On me déclare que ma conduite est une « faillite » épouvantable pour le groupe des agents Hearst. On cesse de me voir et les calomnies commencent :

« — Elle ne veut pas travailler, elle n’est capable de rien. »

Je décide de me révolter. Mon manager sent une atmosphère qu’il ne connaît pas. Je le menace. Il me défie de trouver une issue. Mais étant en mauvaise posture, il me suppose des armes que je n’ai pas. Je le mets en demeure d’arranger tout et lui déclare que je vais agir…

Une heure après je marche dans le Central Park qui se trouve au bout de la rue que nous habitons. Les gens passent vite, le nez rouge, la chaleur du souffle visible dans l’air froid, les mains enfoncées dans les poches. Un rassemblement m’arrête — deux hommes armés d’un filet poursuivent un pigeon blessé pour le soigner. L’instant me semble propice. On vient, on regarde, on s’attroupe. Je guette les pardessus chics. Je sors un album de mon manteau et je commence… Le monsieur bien mis risque un œil sur mon croquis. Je sais la puérilité de ces vieux Américains graves. J’oublie les rides, j’arrondis les joues. Roméo à lunettes, il est ridicule mais il s’intéresse davantage et, spontanément :

« — How much ?  »

« — Je ne sais pas. »

Il cherche dans son portefeuille, examine ma fourrure et demande ma signature. Je rougis, il n’insiste pas, remercie et part, laissant en mes mains un billet de cinq dollars. Ce billet restera toujours devant mes yeux, couvrant tout New-York de son importance…

Ce même soir nous achevions de dîner — un vrai dîner, avec du jambon et des nouilles. Monique me regardait inquiète. Quand n’était-elle pas inquiète, la chère amie qui partageait mes angoisses avec tant de douceur. J’allais au Chicago Opera.

« — Mon Dieu ! » soupira-t-elle, tu vas entendre Monna Vanna !

Je répondis vaguement :

« — Pourquoi pas ? »

En vérité mon aventure de l’après-midi avait réveillé mon audace. Je me sentais libre pour la première fois depuis mon arrivée.

Je n’étais pas encore sortie seule le soir et je redoutais d’affronter l’autobus en costume de soirée. J’enroulai autour de mon cou une étole de chinchilla qui me cachait le visage jusqu’au bout du nez, et je partis en riant pour rassurer Monique. Mais tout se passa bien. Les autobus de la cité, surtout ceux de la Fifth avenue, sont un moyen de locomotion familial. Sur l’impériale, en été, on voit même des messieurs en smoking et des dames en grande toilette.

À l’Opéra je n’eus qu’à demander la baignoire de Madame Hammerstein, directrice du Manhattan Opera House depuis la mort de son mari, Oscar Hammerstein. Au moment où je frappais au numéro indiqué, la porte de la baignoire voisine s’ouvrit. Un jeune homme parut sur le seuil. Je répondis à son salut sans comprendre, Madame Hammerstein me présentait à ses invités et me faisait asseoir au premier rang à côté d’elle. Mary Garden était déjà en scène. J’attendais avec intérêt sa création.

Dès le rideau baissé le jeune garçon qui m’avait saluée s’introduisit. Il se nomma, Allen Tanner. Il parlait un français imaginé par lui, mais je compris qu’il m’avait rencontrée quelques années avant quand j’étais à l’Opéra de Boston. Au premier regard on pouvait voir que la nature s’était trompée après avoir assemblé tous les éléments essentiels à la plus délicate féminité. Un visage sensible et nerveux, deux longues mains fines dont il semblait avoir conscience perpétuellement. Il m’expliqua qu’il était pianiste et ne vivait que « dans son piano ».

Le rideau se leva sur la tente de Prinzivalle, l’admirable Muratore. Mon jeune ami se retira, emportant mon adresse. Je repris ma place avec moins de tristesse. J’écoutais, je regardais tout en pensant à l’action pour laquelle j’étais venue…

Sur la scène, aucun souvenir ne me troublait. Garden enveloppée de voiles légers ne me rappelait pas Monna Vanna. Parfois je fermais les yeux, reposée par les vibrations.

Soudain la fin de l’acte me saisit, c’était le charivari des cloches, des clameurs, des cris triomphants, de tous les bruits artificiels tant de fois réglés par moi-même dans les coulisses de tous les pays.

Et j’étais là, immobile, figée. J’entendis la voix de Madame Hammerstein :

« — Voulez-vous venir féliciter Garden ? »

« — Certes… »

Je mis de la poudre et me levai automatiquement.


La loge de Garden était pleine de monde. À travers les épaules et les têtes j’apercevais par instants le bandeau qui encerclait sa beauté hardie. Tout à coup la foule les sépara.

« — Georgette Leblanc ! How do you do ?  » Avec son geste de franchise caractéristique elle me tendait la main, souriante, sympathique.

« — Comment trouvez-vous l’orchestre et les décors ? et les costumes ? et l’interprétation ? Ce n’est pas la première fois que vous venez à New-York ?… Aoh ! je joue Thaïs la semaine prochaine, il faudra revenir… il faudra revenir… au revoir !… Très heureuse de vous avoir revue ! »

J’étais sortie déjà, je marchais à contre-flot au milieu des vagues de gens qui se précipitaient. Dans l’antichambre, une haute glace me renvoyait mon image plus grande que moi, elle me sembla tenir ma vie morte entre ses bras.

Je me dirigeai du côté de Muratore. Il me vit par-dessus la foule et dans un grand geste :

« — Place à Monna Vanna ! »

Puis :

« — Comment ne vous a-t-on pas encore entendue à New-York ? Que faites-vous ? Quel est votre manager ?

Au nom de Hearst, il bondit :

« — Hélas ! si je ne partais pas ces jours-ci, comme j’aimerais à vous tirer de là ! »

La fin du troisième acte arriva. Je devais faire le geste pour lequel j’étais venue. La poitrine de Madame Hammerstein soulevait un étalage de perles et de diamants. Son visage était bon, ses yeux très doux.

La foule sortit. Madame Hammerstein et moi nous nous tenions dans la salle éteinte, au bas du grand escalier. Je disais ma situation. Elle me serrait les mains. J’abordai la question difficile… je ne pouvais plus lutter sans argent, voudrait-elle m’acheter mon chinchilla ?

Elle se laissa tomber sur les premières marches de l’escalier, la tête dans les mains, pleurant à grands sanglots, murmurant sa détresse… son théâtre hypothéqué, ses dettes, ses créanciers, la recette saisie chaque soir, ses vrais bijoux remplacés par des faux, dans son appartement plus de meubles, rien à manger, elle ne songeait plus qu’à se tuer — elle n’imaginait pas que l’on pût vivre sans luxe…

Ce fut moi qui la consolai…

Quelque temps après, j’appris qu’elle s’était tuée.


Chez moi, Monique m’attendait angoissée. Au bruit de l’ascenseur elle ouvrit la porte. Véral se tenait derrière elle, pâle et nerveux.

« — J’étais trop inquiet pour partir avant votre retour. »

« — Que craigniez-vous donc ? Les roues de l’autobus ou l’attraction de l’Hudson ? »