Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 27-35).


CHAPITRE II

WILLIAM RANDOLPH HEARST ET le Sunday American. — INCOGNITO. — L’HIPPODROME. — LE FEU QUOTIDIEN. — LE « SENSATIONNEL INDISPENSABLE. »



Le journal qui devait publier mes « Souvenirs », le Sunday-American de Hearst, hebdomadaire illustré, était un de ces étonnants journaux du dimanche, si volumineux qu’il faut les porter à pleins bras.

Véral m’emmena visiter l’établissement. Il occupait plusieurs « blocks » dans un quartier populeux. Une façade si longue que l’on n’en voyait pas la fin, des fenêtres toutes petites, des rues sombres. J’eus l’impression de prison. Nous entrâmes directement par l’imprimerie — région infernale où la chaleur, le bruit, les faces humaines ruisselantes, tout m’invitait à la fuite. Plusieurs escaliers de fer montaient en vrilles dans les salles. Je me précipitai dans le premier venu pour chercher l’air et la paix. En haut, c’était moins noir, moins chaud, mais aussi laid et aussi sale.

Véral me présenta tous les rédacteurs du journal, mais quand je demandai si je ne verrais pas le directeur, William Randolph Hearst, on se mit à rire très fort — on ne connaît pas le rire modéré en Amérique. Jamais le directeur ne venait au journal, il avait d’ailleurs plusieurs journaux et vivait dans plusieurs pays à la fois.

À partir de ce jour, les collaborateurs du Sunday, amis de Véral, se dirent les miens. Ils étaient aussi intéressés que lui à la réussite. J’étais le gâteau dont chacun s’attribuait une part à l’avance — celui-ci avait des capitaux dans une firme de cinéma et celui-là dans des théâtres de vaudeville. L’un travaillait à un scénario pour moi, un autre écrivait un sketch pour ma tournée de music-hall.

Le correcteur du journal, Monsieur Read, allait bientôt jouer le premier rôle dans mes affaires. C’était un homme de quarante ans qui en paraissait soixante. Il avait une tête de renard pelé, une peau jaune minutieusement plissée, des vêtements trop larges pour ses épaules trop maigres. Ses yeux pâles et ennuyés semblaient deux vitres devant une pluie perpétuelle. Dans les grands moments de sa vie, la pluie semblait s’arrêter et un petit rayon de soleil jaune filtrait entre ses paupières. Il suivait les offices le dimanche avec sa femme, vaste créature aux pieds plats, habillée de satin noir et ornée de jais. Il y avait aussi Mr. et Mrs. Smith — lui, bipède sautillant et futé, elle massive, péremptoire et d’aplomb comme un quadrupède. Mr. Gordon (rédacteur en chef), sanglier d’aspect et de caractère, complétait le groupe par lequel je fus entourée avec de chaudes protestations.

On ne voulait qu’une chose — mon bonheur.


On est très familier en Amérique. Toujours en bras de chemise aussi bien moralement que physiquement. On échange tout de suite les prénoms, on s’embrasse, on prodigue les « Darling » et les « Dearest ». Je fus immédiatement « le cher Georges », parfois « le grand Georges » quand on envisageait mon triomphe commercial, et souvent « le petit Georges » parce que les cœurs débordaient. Au reste, ils n’étaient pas méchants, ils étaient simplement des gens de business.

Gais et satisfaits, ils parlaient souvent à la fois — Read toujours sournois, Smith léger, Gordon grognant ses rires. Les deux dames trompetaient sur un mode aigu. Véral répandu dans un fauteuil, coupait ses phrases en lançant des anneaux de fumée vers le plafond. Il promenait sur tout le monde un regard enchanté. Sa part dans tous mes engagements était de trente pour cent. Chaque fois qu’il prélevait au Sunday American une avance pour moi sur mon paiement futur, il prenait son pourcentage et n’en demandait pas plus, c’était un sage.

Je me sentais là comme dans un coin du jardin d’acclimatation, moins l’estime que j’éprouve pour l’intégrité de la vie animale.


Ils me conduisirent dans les restaurants chics, dans les théâtres et les music-halls. Je devais mettre mes plus grandes toilettes. Alors on observait l’impression qu’elles produisaient et l’on parlait affaires. Il fallait bien manger un peu du gâteau en imagination.

Un soir que l’on avait particulièrement bien dîné avec les amis des amis, nous allâmes souper après le théâtre dans un restaurant où l’on servait du vin dans des tasses pour tromper la surveillance des agents de la prohibition. Un groupe de nègres se trémoussait sur une estrade en poussant des cris aigus. C’était la grande noce. Elle se prolongea tard dans la nuit.

À la fin, chacun vint me remercier. J’étais un peu surprise… quand Véral me glissa à l’oreille :

« — C’est vous qui payez ce soir. »

« — Mais… »

« — Vous comprenez que vous ne pouvez pas toujours être l’invitée, alors, j’ai pris au journal le nécessaire. »

Si j’avais eu quelque méfiance, j’aurais compris. Mais à cette époque je vivais dans une sorte de léthargie. J’allais, je venais, je parlais, ni heureuse, ni malheureuse. J’avançais sans savoir vers quoi, attendant que viennent les sources d’une existence réelle. Les gens qui s’occupaient de mes affaires avaient beau jeu — j’étais ailleurs. Je pensais simplement :

« — Que me veut la vie toute puissante ? Pourquoi suis-je maintenant comme une terre d’hiver ?… Et quand viendra la germination ? » Je gardais ma foi. Foi qui ne reposait sur rien, phénomène organique dont je ne savais ni l’ordre, ni les lois, mais je croyais en sa force, elle me porterait, me grandirait.

Je connaissais quelques personnes à New-York. Cependant je m’abstins de leur téléphoner.

« — Aussi longtemps que vous n’aurez pas débuté, disait Véral, ne signalez pas votre présence. Contentez-vous des personnes que je vous amène et qui savent nos plans. »

Chaque jour je sortais seule au hasard. Je regardais. Mes journées se passaient à regarder. Dans les magasins, dans les musées, surtout à la public library où l’on obtient un livre en deux secondes.

J’allais partout où ma curiosité me poussait. Une fois j’aperçus au delà d’une porte un large escalier de fer qui semblait public. Je m’y engageai, un agent me dit des mots que je ne compris pas, mais il souriait, c’était assez. Je montai des étages et des étages sans fin, et tout en haut je me vis au dernier rang d’un immense amphithéâtre, sans doute 80 ou 90 mètres de profondeur. Au fond de cet entonnoir je devinais des ruisseaux brillants de clowns, de chevaux, de drapeaux, une fantasmagorie étincelante. Une musique que je sentais violente m’arrivait presque morte. Mais ce qui me retenait étaient les parois de l’abîme ; parois vivantes, faites de mains claquantes et de bouches hurlantes. Je distinguais là pour la première fois l’enthousiasme de la race américaine, cette race panachée faite de ce qui est le plus audacieux, le plus tonique parmi les autres pays.

J’étais trop loin pour m’amuser du spectacle, au milieu des pompiers, des oranges et des peanuts, mais combien il me plaisait de voir cette ébullition de forces dans quoi je me jetterais bientôt. Certes, je la mesurais à une manifestation enfantine et je ne savais pas ce qu’elle serait simplement soulevée par une chose d’art.

Je gardais donc mon jugement lorsque intervint dans ces arènes délirantes un silence total et frémissant, fait de tous les souffles retenus. Il me fit penser à celui d’une forêt, la nuit, quand on surprend soudain la respiration de la terre. On avait un peu baissé la brutalité des projecteurs. Alors j’aperçus, arrivant sur l’estrade au milieu du cirque, une fragile silhouette noire. Une voix translucide s’éleva. Un chant paisible, lent, dont les notes ravissantes ressemblaient aux fusées qui se répandent très haut en bulles multicolores. Une paix religieuse s’établit. J’attendais, mais je savais déjà quelle serait la réaction. Elle dépassa mon attente. Des premiers rangs, tout en bas — de la zone des places chères, et du cœur même de la corolle géante — montait un chœur de cris fous, désordonnés. La femme rappelée sans cesse, revenait saluer inlassablement… Sans le savoir, j’avais fait la connaissance du fameux Hippodrome de la City.

Ce jour-là, je rentrai toute ravivée par la confiance.


Le temps passe vite que l’on n’emploie pas. Mes journées, seulement illustrées par de menues découvertes, s’écoulaient comme des heures. À mes velléités d’inquiétude, Véral répondait en fataliste : « La date de vos débuts est écrite ! » Il comptait même pour peu de chose que la traduction de mes Mémoires fût encore inachevée.

La paix se refermait sur nous.


Je suppléai au moins en partie à l’irritante obscurité dans laquelle il nous fallait vivre.

À New-York toutes les maisons sont coiffées de plat, elles forment des terrasses toujours accessibles. La nôtre était noire, entourée de vieilles cheminées, encombrée de larges réservoirs, on ne pouvait y marcher sans se prendre les pieds dans des kilomètres de tuyaux de caoutchouc, toujours prêts à lutter contre les incendies quotidiens. Cependant elle me ravissait. J’y montais le matin de bonne heure, quand les fumées s’élèvent droites ; j’y montais l’après-midi, quand les fumées languissent. Monique m’y accompagnait avec un panier, nous y prenions le thé. Je regrettais le crépuscule. Dans les villes américaines l’éclat du jour avant sa chute est remplacé par de folles lumières. En vain j’essayais de saisir les instants qui séparent le jour de la nuit. Sur mes genoux, mon livre ouvert était encore en pleine clarté quand des routes d’argent et d’or sillonnaient les cieux, jetant sur mes pages des lueurs obliques et fulgurantes. Alors nous descendions l’étroit escalier de fer qui nous menait à l’ascenseur.


Un matin, au petit jour, le janitor frappa à toutes les portes, hurlant — « Au feu ! Descendez ! » L’ascenseur fonctionnait frénétiquement. Les gens se bousculaient, je tombai. On me déposa dans la rue. J’oubliai ma souffrance en regardant le décor théâtral des pompiers américains — leitmotiv de la vie new-yorkaise. Plusieurs fois par jour un sinistre est signalé. Avec une surfièvre, une survitesse, le cortège fantasmagorique, traînant un matériel proportionné aux gratte-ciel, coupe la ville comme un bolide. On devine des centaines d’hommes en uniformes éclatants, des casques brillants, des cuivres, une cargaison étincelante. C’est à la fois guerrier, beau et joyeux. Pas de morts, grâce aux terrasses qui se succèdent. Des passerelles sont jetées et des échelles tendues. Tout est prêt comme un spectacle bien réglé. Qu’importe que le mobilier soit brûlé ou noyé — il y a les dommages-intérêts et le feu purificateur est béni. Les enfants américains, businessmen en herbe, pourraient modifier leur Pater :

« — Donnez-nous aujourd’hui notre feu quotidien. »

Je gardai de ma chute une entorse et restai couchée vingt et un jour.


J’étais encore sur une chaise longue quand on me prévint que la traduction était finie. Le jour même Véral et Read vinrent ensemble — de petits changements s’imposaient.

Pourquoi prenaient-ils un air si grave ? Je me mis à rire.

« Je changerai ce que vous voudrez, indiquez-moi ce que je dois faire. »

« — Impossible, s’écria Read, vous ne pouvez pas comprendre les exigences de l’esprit américain. Il faut nous laisser absolument libres. »

Pour la première fois, je vis s’allumer dans ses yeux un petit rayon jaune. En même temps j’entendis ma propre voix comme à travers une cloison.

« — Si vous ne me montrez pas vos changements, rien ne paraîtra. J’ai exigé que pas un mot ne serait changé sans mon consentement… On m’a promis de se conformer à ma volonté, vous ne me forcerez pas…

Véral protestait, la mine bouleversée.

« — Vous n’y songez pas, ma chère… comment pouvez-vous penser… comment pourrions-nous vous déplaire… nous sommes prêts à faire n’importe quel sacrifice pour vous éviter une peine… »

« — Je ne demande rien. J’exige mes droits… »

Read avait repris son expression lasse. La pluie de l’ennui tombait de nouveau devant ses petits yeux roux.

Ils me quittèrent piteux, mais promettant de me soumettre les changements nécessaires.


Tous les jours Véral téléphonait :

« — Je suis là, ma chère, dormez en paix ! Votre situation est excellente, je fais savoir en sourdine que vous êtes à New-York, le mystère vous entoure, la curiosité s’éveille. »

Nous vivions modestement, mais les frais indispensables étaient lourds. La négresse coûtait plus d’un dollar par jour. Le sourire du janitor lui rapportait un dollar par appartement — ce qui élevait à soixante dollars par mois les appointements de ce personnage. Le blanchissage qui revenait chaque semaine neigeux, gaufré, étoilé de bleu comme un trousseau de province, coûtait très cher. Mon manager puisait pour nous, à la caisse du journal, une soixantaine de dollars par semaine.


Brusquement Véral « oublia » de nous apporter de l’argent. Monique lui téléphona :

« — Voilà deux semaines que nous sommes sans ressources… »

« — Vous avez fait des notes chez les fournisseurs ? Aucune importance, je vous apporterai cinq cents dollars après-demain et vous réglerez tout à la fois, c’est bien plus simple. »

Cet après-demain ne vint jamais. Il nous fallut encore réduire notre nourriture, supprimer nos moindres frais et attendre de jour en jour. Les cinq cents dollars n’arrivaient pas. Quand Véral reparut enfin, il était satisfait, comme d’habitude, mais n’apportait rien.

« — Le journal refuse de continuer ses avances. Je n’ai rien à vous remettre. »

C’était si simple dans sa voix et si inconcevable dans ma pensée que je ne comprenais pas. Il répéta, martelant ses syllabes :

« — Le journal refuse de continuer ses avances. »

« — Mais j’ai un contrat, Hearst n’a qu’à publier et me payer ! »

« — Si nous étions libres, ce serait fait depuis longtemps, mais puisque vous n’admettez pas le point de vue du journal c’est impossible. Ça peut traîner indéfiniment, des années… »

« — Quoi ? Comment ? »

« — Oui, on peut renoncer à vous publier si vous ne cédez pas. Alors vous n’aurez plus qu’à rembourser le journal pour libérer votre manuscrit. »

Autour de ma gorge un cercle se rétrécissait. Hearst avait acheté mon manuscrit pour quatre mille dollars payables après la publication, mais son contrat ne fixait aucun délai pour cette publication. Un autre contrat pour ces concerts ou du cinéma me permettrait de rembourser le Sunday American. J’étais engagée par Véral pour cinq années… Mais qu’y avait-il de vrai dans tout ce qu’il prétendait préparer ? Que pouvait-il faire, étant insolvable et connu comme tel. Dans l’immeuble qu’il habitait, on l’avait affirmé à Monique… Maintenant je comprenais toutes leurs comédies et pourquoi ils voulaient ma réclusion…

Mon manager ne s’emballait pas, il supplia.

« — Vous refusez une fortune ! On ne refuse pas une fortune ! »

Si l’affaire était perdue, il perdait sa part.


Read et Véral vinrent protester ensemble. Ce qu’ils appelaient le « sensationnel indispensable à l’appétit du lecteur américain » c’était ce que nous appelions, nous, le plus vulgaire scandale. J’avais été unie pendant vingt ans à un poète célèbre, il fallait le salir avec subtilité, l’accuser des pires vilenies, inventer sur lui des histoires propres à choquer la morale américaine et la prohibition. Il fallait accepter le scandale franco-belge qui avait été préparé avant ma venue et qui dictait leurs actes depuis mon arrivée.

Il ne me restait que le droit de refuser les combinaisons de Hearst et de sa bande. C’était mon unique pouvoir, mais j’en userais jusqu’au bout, quoi qu’il puisse m’en coûter.

« — Réfléchissez ! Prenez garde ! Soyez raisonnable ! Vous ne comprenez pas le business américain. Avec cette affaire-là nous tenons des millions. »

« — Je ne céderai jamais. Ce serait trop triste si, avec une histoire si belle et si haute, je ne faisais qu’une affaire. »

Ils partirent enfin, Read sournois et sinistre, Véral courbé, misérable. Dans notre salon, noir à trois heures, Monique me tenait les mains et se pressait contre mon épaule.

« — Qu’allons-nous devenir, ma chérie ? »

Nous étions perdues sur un îlot de ténèbres. Je répondis :

« — Ils céderont, tu verras. »

Pourtant je n’espérais guère.


Maintenant je savais à quel géant j’étais liée. William Randolph Hearst était une puissance formidable. Il possédait alors d’innombrables journaux et magazines, dont trois en Angleterre, plusieurs postes d’émission de radio, des syndicats de presse, des compagnies de cinéma, d’énormes propriétés immobilières à New-York, au Mexique et, en Californie, des mines d’or et des richesses artistiques incalculables. Son palais de San Siméon était une splendeur — il se trouvait au milieu d’un domaine de cent vingt mille hectares et était relié par des fils privés aux salles de rédaction de tous ses journaux. Avec Rockefeller et Ford il constituait le trio le plus considérable des rois américains.