Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 57-60).


CHAPITRE VI

HÔTEL COMMODORE. — LES JOURNALISTES ET L’AMOUR. — POITRINE ALLÉGORIQUE. — PURITANISME ET MIRACLES. — UN MAÎTRE EN VIBRATIONS.



La lutte recommença dans un cadre différent. J’avais aperçu un jour l’étonnant capharnaüm que l’on appelle Commodore Hôtel, le plus nouveau à cette époque. Mille chambres, autant de salles de bain. On nous proposa au 21e étage une chambre faisant salon avec deux petits lits cachés dans une alcôve. Traverser le hall, trouver l’ascenseur du 21e fut un voyage. Ce hall semblait un village artificiel. Face à face, des petites boutiques formaient de longues avenues. De grands palmiers dans des baquets vernis accompagnaient ces routes de velours sans air ni ciel. Du Congolais à l’Esquimau on coudoyait toutes les races dans ce pays de soie et de canapés en peluche. Un bruit de ruche géante, toutes les voix se dépassent pour s’entendre. Aussi, tant de cigares, tant de cigarettes en action, que notre passage déchirait une atmosphère opaque.

La chambre avec son immense fenêtre enchanta mes poumons. Rien n’en bornait la vue sur un champ de toits et de cheminées. Mais tant de clarté nécessitait des fleurs… De nos cinq cents dollars, après nos dettes payées, il n’en restait que cent cinquante… Je rentrai, pressant sur mon cœur trois petits pots de tulipes rouges.

Dans ma chambre, une dame attendait — l’air d’une vieille demoiselle provinciale de 1900. Ses cheveux disposés en saucisses bien rangées servaient de piédestal à un petit chapeau coquin. D’un vert agressif il projetait en avant une aigrette et, sur le côté, une rose. Sous un tailleur chocolat orné de soutaches, un corset impitoyable maintenait horizontalement une poitrine allégorique. Cette personne plantureuse qui aurait dû me présenter une corne d’abondance, tenait un petit rouleau de papier qu’elle tortillait nerveusement à l’abri du balcon de son opulence.

Elle se nomma et m’expliqua dans un français parfait avec une voix ingénue :

« — Je suis Miss Watson du New York World, un des grands quotidiens de New-York. Venue pour vous interviewer. »

Ici elle fit une pause, rougit un peu et déclara :

— « Je fais surtout des interviews sur l’amour, vous comprenez, c’est ma spécialité. Voici mon questionnaire. »

Elle eut un petit rire jubilant, mit son lorgnon et lut :

1 — Comment distingue-t-on le vrai ou le faux amour ?

2 — Est-ce qu’un homme doit avoir deux amours dans sa vie pour acquérir l’expérience de l’amour ?

3 — Un seul amour est-il « suffisant », s’il est vraiment sincère ?

4 — L’amour entre deux adolescents peut-il conduire à quelque chose ?

5 — L’amour des adolescents ne fait-il pas de bons mariages ?

6 — Qu’est-ce qu’on doit faire si l’on aime sans être aimé ?

7 — Faut-il condamner ou admettre la jalousie ?

8 — Que doit faire la victime d’amour — l’être abandonné ?

9 — Pourquoi l’amour ne dure-t-il pas toujours ?

10 — Est-ce qu’une femme peut aimer après vingt-cinq ans ?

11 — Que peut devenir le cœur brisé ?

12 — Qu’est-ce qu’un grand amour ?

13 — Qu’est-ce qui fait un grand amant ?

J’assistais à un spectacle d’une candeur si inconcevable que je n’avais pas même envie de rire.

Je sus bientôt que Jane Watson n’avait pas, comme elle le prétendait, le monopole des interviews sur l’amour, mais pour les reporters américains, la Française a résolu tous les problèmes amoureux. Au bout de leurs questions définitives, les reporters attendent un verdict définitif.

On entoure l’amour d’une sournoise considération. De braves dames déclarent :

« — Avant mon mariage, je ne savais rien ; mais après, oh ! après, je savais tout… »

Et leur regard englobe l’univers. Des personnes soi-disant libres murmurent en parlant d’un flirt :

« — Savez-vous jusqu’où ils vont ? »

Et il semble à leur intonation qu’elles touchent à un monde rempli d’énigmes impénétrables.

Une jeune mariée me fit ses confidences :

« — Je suis une artiste et je me suis mariée pour mon art. »

« — Ah !… »

« — Oui, je joue du violon. Mon professeur m’a dit :

« — Ça ne peut pas aller mieux tant que vous ne connaîtrez pas la vie. Il faut vous marier ».

« — ?… »

— « Alors je me suis mariée. Maintenant mon jeu est tout changé, je connais la vie. »

Je la regardai — cheveux courts, visage en pomme, joues rondes, poitrine plate, petit nez mal poudré, voix acide d’adolescente qui a trop grandi, ardeur d’enfant devant une boutique de bonbons. Évidemment cette jeune personne avait été le théâtre d’une révélation.

Le jeune mari s’approcha. — « Hello ! hello ! » Et d’une main lourde il frappait à petits coups sur l’épaule de son épouse. Un beau garçon bien taillé pour les sports, trop haut, trop large, avec une de ces paires de bras trop longs qui ne savent pas quoi faire quand ils n’ont rien à faire. C’était bien là le héros magicien. Une nuit dans ses bras et le cosmos n’a plus de secrets.

Avec Allen je rencontre un maître de technique vocale, William Vilonat — un énorme et curieux homme qui semble tout en vibrations ; sa tête souriante, est ronde, comme une boule posée sur une bouée. Il flotte au lieu de marcher.

Il m’a entendue dans « Ariane » et sait exactement pourquoi et à quelle place j’empêche ma voix d’être immatérielle. Quelque chose semble attaché… influence de la tragédie, excès de nervosité. Il me donnera totale la libération que je cherche et avec sa technique ma voix sera plus souple et plus proche de ma pensée. Je ne paierai rien, mais il demande ma parole de ne pas chanter en public avant son autorisation, il ne sait pas s’il me faudra des mois ou des années pour posséder sa méthode. Je donne ma parole avec joie. Chaque jour je recommence avec lui l’A. B. C. de la voix. Mon esprit adopte les lois nouvelles qu’il trouve justes, mais je ne puis les imposer tout de suite aux muscles habitués à donner à la voix un concours dont elle doit s’affranchir.

Il me fallut seulement sept mois… j’étais prête à consacrer des années à cette étude. On ignore trop souvent la part de divin que réellement contient la voix humaine. Beaucoup de belles voix sont perdues après quelques années d’exercice. Nées dans l’espace, faites pour lui, elles sont peu à peu étouffées par une vie uniquement matérielle. Pour cela on comprend pourquoi certaines voix restent toutes jeunes dans un corps qui vieillit. Les voix qui s’en vont avec le temps sont « matière ». Celles qui sont esprit restent dans l’être aussi longtemps que la vie.